VOLTAIRE

(1694 - 1778)


TRAITE SUR LA TOLERANCE

(1763)


Voltaire - Tolrance 1
Page de titre du Trait sur la Tolrance
Institut et Muse Voltaire, Genve, CH.

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Voltaire - Tolrance 2
Premire page du Trait sur la Tolrance
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TRAITE
SUR LA
TOLERANCE,
A L'OCCASION DE LA MORT DE JEAN CALAS


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CHAPITRE I

HISTOIRE ABREGEE DE LA MORT DE JEAN CALAS

     Le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un des plus singuliers vnements qui mritent l'attention de notre ge et de la postrit. On oublie bientt cette foule de morts qui a pri dans des batailles sans nombre, non seulement parce que c'est la fatalit invitable de la guerre, mais parce que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner la mort leurs ennemis, et n'ont point pri sans se dfendre. L o le danger et l'avantage sont gaux, l'tonnement cesse, et la piti mme s'affaiblit; mais si un pre de famille innocent est livr aux mains de l'erreur, ou de la passion, ou du fanatisme; si l'accus n'a de dfense que sa vertu: si les arbitres de sa vie n'ont risquer en l'gorgeant que de se tromper; s'ils peuvent tuer impunment par un arrt, alors le cri public s'lve, chacun craint pour soi-mme, on voit que personne n'est en sret de sa vie devant un tribunal rig pour veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se runissent pour demander vengeance.

     Il s'agissait, dans cette trange affaire, de religion, de suicide, de parricide; il s'agissait de savoir si un pre et une mre avaient trangl leur fils pour plaire Dieu, si un frre avait trangl son frre, si un ami avait trangl son ami, et si les juges avaient se reprocher d'avoir fait mourir sur la roue un pre innocent, ou d'avoir pargn une mre, un frre, un ami coupables.

     Jean Calas, g de soixante-huit ans, exerait la profession de ngociant Toulouse depuis plus de quarante annes, et tait reconnu de tous ceux qui ont vcu avec lui pour un bon pre. Il tait protestant, ainsi que sa femme et tous ses enfants, except un, qui avait abjur l'hrsie, et qui le pre faisait une petite pension. Il paraissait si loign de cet absurde fanatisme qui rompt tous les liens de la socit qu'il approuva la conversion de son fils Louis Calas, et qu'il avait depuis trente ans chez lui une servante zle catholique, laquelle avait lev tous ses enfants.

     Un des fils de Jean Calas, nomm Marc-Antoine, tait un homme de lettres: il passait pour un esprit inquiet, sombre, et violent. Ce jeune homme, ne pouvant russir ni entrer dans le ngoce, auquel il n'tait pas propre, ni tre reu avocat, parce qu'il fallait des certificats de catholicit qu'il ne put obtenir, rsolut de finir sa vie, et fit pressentir ce dessein un de ses amis; il se confirma dans sa rsolution par la lecture de tout ce qu'on a jamais crit sur le suicide.

     Enfin, un jour, ayant perdu son argent au jeu, il choisit ce jour-l mme pour excuter son dessein. Un ami de sa famille et le sien, nomm Lavaisse, jeune homme de dix-neuf ans, connu par la candeur et la douceur de ses moeurs, fils d'un avocat clbre de Toulouse, tait arriv de Bordeaux la veille (Note 1); il soupa par hasard chez les Calas. Le pre, la mre, Marc-Antoine leur fils an, Pierre leur second fils, mangrent ensemble. Aprs le souper on se retira dans un petit salon: Marc-Antoine disparut; enfin, lorsque le jeune Lavaisse voulut partir, Pierre Calas et lui, tant descendus, trouvrent en bas, auprs du magasin, Marc-Antoine en chemise, pendu une porte, et son habit pli sur le comptoir; sa chemise n'tait pas seulement drange; ses cheveux taient bien peigns: il n'avait sur son corps aucune plaie, aucune meurtrissure (Note 2).

     On passe ici tous les dtails dont les avocats ont rendu compte: on ne dcrira point la douleur et le dsespoir du pre et de la mre; leurs cris furent entendus des voisins. Lavaisse et Pierre Calas, hors d'eux-mmes, coururent chercher des chirurgiens et la justice.

     Pendant qu'ils s'acquittaient de ce devoir, pendant que le pre et la mre taient dans les sanglots et dans les larmes, le peuple de Toulouse s'attroupe autour de la maison. Ce peuple est superstitieux et emport; il regarde comme des monstres ses frres qui ne sont pas de la mme religion que lui. C'est Toulouse qu'on remercia Dieu solennellement de la mort de Henri III, et qu'on fit serment d'gorger le premier qui parlerait de reconnatre le grand, le bon Henri IV. Cette ville solennise encore tous les ans, par une procession et par des feux de joie, le jour o elle massacra quatre mille citoyens hrtiques, il y a deux sicles. En vain six arrts du conseil ont dfendu cette odieuse fte, les Toulousains l'ont toujours clbre comme les jeux floraux.

     Quelque fanatique de la populace s'cria que Jean Calas avait pendu son propre fils Marc-Antoine. Ce cri, rpt, fut unanime en un moment; d'autres ajoutrent que le mort devait le lendemain faire abjuration; que sa famille et le jeune Lavaisse l'avaient trangl par haine contre la religion catholique: le moment d'aprs on n'en douta plus; toute la ville fut persuade que c'est un point de religion chez les protestants qu'un pre et une mre doivent assassiner leur fils ds qu'il veut se convertir.

     Les esprits une fois mus ne s'arrtent point. On imagina que les protestants du Languedoc s'taient assembls la veille; qu'ils avaient choisi, la pluralit des voix, un bourreau de la secte; que le choix tait tomb sur le jeune Lavaisse; que ce jeune homme, en vingt-quatre heures, avait reu la nouvelle de son lection, et tait arriv de Bordeaux pour aider Jean Calas, sa femme, et leur fils Pierre, trangler un ami, un fils, un frre.

     Le sieur David, capitoul de Toulouse, excit par ces rumeurs et voulant se faire valoir par une prompte excution, fit une procdure contre les rgles et les ordonnances. La famille Calas, la servante catholique, Lavaisse, furent mis aux fers.

     On publia un monitoire non moins vicieux que la procdure. On alla plus loin: Marc-Antoine Calas tait mort calviniste, et s'il avait attent sur lui-mme, il devait tre tran sur la claie; on l'inhuma avec la plus grande pompe dans l'glise Saint-Etienne, malgr le cur, qui protestait contre cette profanation.

     Il y a, dans le Languedoc, quatre confrries de pnitents, la blanche, la bleue, la grise, et la noire. Les confrres portent un long capuce, avec un masque de drap perc de deux trous pour laisser la vue libre: ils ont voulu engager M. le duc de Fitz-James, commandant de la province, entrer dans leurs corps, et il les a refuss. Les confrres blancs firent Marc-Antoine Calas un service solennel, comme un martyr. Jamais aucune Eglise ne clbra la fte d'un martyr vritable avec plus de pompe; mais cette pompe fut terrible. On avait lev au-dessus d'un magnifique catafalque un squelette qu'on faisait mouvoir, et qui reprsentait Marc-Antoine Calas, tenant d'une main une palme, et de l'autre la plume dont il devait signer l'abjuration de l'hrsie, et qui crivait en effet l'arrt de mort de son pre.

     Alors il ne manqua plus au malheureux qui avait attent sur soi-mme que la canonisation: tout le peuple le regardait comme un saint; quelques-uns l'invoquaient, d'autres allaient prier sur sa tombe, d'autres lui demandaient des miracles, d'autres racontaient ceux qu'il avait faits. Un moine lui arracha quelques dents pour avoir des reliques durables. Une dvote, un peu sourde, dit qu'elle avait entendu le son des cloches. Un prtre apoplectique fut guri aprs avoir pris de l'mtique. On dressa des verbaux de ces prodiges. Celui qui crit cette relation possde une attestation qu'un jeune homme de Toulouse est devenu fou pour avoir pri plusieurs nuits sur le tombeau du nouveau saint, et pour n'avoir pu obtenir un miracle qu'il implorait.

     Quelques magistrats taient de la confrrie des pnitents blancs. Ds ce moment la mort de Jean Calas parut infaillible.

     Ce qui surtout prpara son supplice, ce fut l'approche de cette fte singulire que les Toulousains clbrent tous les ans en mmoire d'un massacre de quatre mille huguenots; l'anne 1762 tait l'anne sculaire. On dressait dans la ville l'appareil de cette solennit: cela mme allumait encore l'imagination chauffe du peuple; on disait publiquement que l'chafaud sur lequel on rouerait les Calas serait le plus grand ornement de la fte; on disait que la Providence amenait elle-mme ces victimes pour tre sacrifies notre sainte religion. Vingt personnes ont entendu ces discours, et de plus violents encore. Et c'est de nos jours! et c'est dans un temps o la philosophie a fait tant de progrs! et c'est lorsque cent acadmies crivent pour inspirer la douceur des moeurs! Il semble que le fanatisme, indign depuis peu des succs de la raison, se dbatte sous elle avec plus de rage.

     Treize juges s'assemblrent tous les jours pour terminer le procs. On n'avait, on ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille; mais la religion trompe tenait lieu de preuve. Six juges persistrent longtemps condamner Jean Calas, son fils, et Lavaisse, la roue, et la femme de Jean Calas au bcher. Sept autres plus modrs voulaient au moins qu'on examint. Les dbats furent ritrs et longs. Un des juges, convaincu de l'innocence des accuss et de l'impossibilit du crime, parla vivement en leur faveur: il opposa le zle de l'humanit au zle de la svrit; il devint l'avocat public des Calas dans toutes les maisons de Toulouse, o les cris continuels de la religion abuse demandaient le sang de ces infortuns. Un autre juge, connu par sa violence, parlait dans la ville avec autant d'emportement contre les Calas que le premier montrait d'empressement les dfendre. Enfin l'clat fut si grand qu'ils furent obligs de se rcuser l'un et l'autre; ils se retirrent la campagne.

     Mais, par un malheur trange, le juge favorable aux Calas eut la dlicatesse de persister dans sa rcusation, et l'autre revint donner sa voix contre ceux qu'il ne devait point juger: ce fut cette voix qui forma la condamnation la roue, car il n'y eut que huit voix contre cinq, un des six juges opposs ayant la fin, aprs bien des contestations, pass au parti le plus svre.

     Il semble que quand il s'agit d'un parricide et de livrer un pre de famille au plus affreux supplice, le jugement devrait tre unanime, parce que les preuves d'un crime si inou (Note 3) devraient tre d'une vidence sensible tout le monde: le moindre doute dans un cas pareil doit suffire pour faire trembler un juge qui va signer un arrt de mort. La faiblesse de notre raison et l'insuffisance de nos lois se font sentir tous les jours; mais dans quelle occasion en dcouvre-t-on mieux la misre que quand la prpondrance d'une seule voix fait rouer un citoyen? Il fallait, dans Athnes, cinquante voix au-del de la moiti pour oser prononcer un jugement de mort. Qu'en rsulte-t-il? Ce que nous savons trs inutilement, que les Grecs taient plus sages et plus humains que nous.

     Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis longtemps les jambes enfles et faibles, et seul trangl et pendu un fils g de vingt-huit ans, qui tait d'une force au-dessus de l'ordinaire; il fallait absolument qu'il et t assist dans cette excution par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse, et par la servante. Ils ne s'taient pas quitts un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition tait encore aussi absurde que l'autre: car comment une servante zle catholique aurait-elle pu souffrir que des huguenots assassinassent un jeune homme lev par elle pour le punir d'aimer la religion de cette servante? Comment Lavaisse serait-il venu exprs de Bordeaux pour trangler son ami dont il ignorait la conversion prtendue? Comment une mre tendre aurait-elle mis les mains sur son fils? Comment tous ensemble auraient-ils pu trangler un jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appel tout le voisinage, sans des coups ritrs, sans des meurtrissures, sans des habits dchirs.

     Il tait vident que, si le parricide avait pu tre commis, tous les accuss taient galement coupables, parce qu'ils ne s'taient pas quitts d'un moment; il tait vident qu'ils ne l'taient pas; il tait vident que le pre seul ne pouvait l'tre; et cependant l'arrt condamna ce pre seul expirer sur la roue.

     Le motif de l'arrt tait aussi inconcevable que tout le reste. Les juges qui taient dcids pour le supplice de Jean Calas persuadrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait rsister aux tourments, et qu'il avouerait sous les coups des bourreaux son crime et celui de ses complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu tmoin de son innocence, et le conjura de pardonner ses juges.

     Ils furent obligs de rendre un second arrt contradictoire avec le premier, d'largir la mre, son fils Pierre, le jeune Lavaisse, et la servante; mais un des conseillers leur ayant fait sentir que cet arrt dmentait l'autre, qu'ils se condamnaient eux-mmes, que tous les accuss ayant toujours t ensemble dans le temps qu'on supposait le parricide, l'largissement de tous les survivants prouvait invinciblement l'innocence du pre de famille excut, ils prirent alors le parti de bannir Pierre Calas son fils. Ce bannissement semblait aussi inconsquent, aussi absurde que tout le reste: car Pierre Calas tait coupable ou innocent du parricide; s'il tait coupable, il fallait le rouer comme son pre; s'il tait innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais les juges, effrays du supplice du pre et de la pit attendrissante avec laquelle il tait mort, imaginrent de sauver leur honneur en laissant croire qu'ils faisaient grce au fils, comme si ce n'et pas t une prvarication nouvelle de faire grce; et ils crurent que le bannissement de ce jeune homme pauvre et sans appui, tant sans consquence, n'tait pas une grande injustice, aprs celle qu'ils avaient eu le malheur de commettre.

     On commena par menacer Pierre Calas, dans son cachot, de le traiter comme son pre s'il n'abjurait pas sa religion. C'est ce que ce jeune homme (Note 4) atteste par serment.

     Pierre Calas, en sortant de la ville, rencontra un abb convertisseur qui le fit rentrer dans Toulouse; on l'enferma dans un couvent de dominicains, et l on le contraignit remplir toutes les fonctions de la catholicit: c'tait en partie ce qu'on voulait, c'tait le prix du sang de son pre; et la religion, qu'on avait cru venger, semblait satisfaite.

     On enleva les filles la mre; elles furent enfermes dans un couvent. Cette femme, presque arrose du sang de son mari, ayant tenu son fils an mort entre ses bras, voyant l'autre banni, prive de ses filles, dpouille de tout son bien, tait seule dans le monde, sans pain, sans esprance, et mourante de l'excs de son malheur. Quelques personnes, ayant examin mrement toutes les circonstances de cette aventure horrible, en furent si frappes qu'elles firent presser la dame Calas, retire dans une solitude, d'oser venir demander justice au pied du trne. Elle ne pouvait pas alors se soutenir, elle s'teignait; et d'ailleurs, tant ne Anglaise, transplante dans une province de France ds son jeune ge, le nom seul de la ville de Paris l'effrayait. Elle s'imaginait que la capitale du royaume devait tre encore plus barbare que celle du Languedoc. Enfin le devoir de venger la mmoire de son mari l'emporta sur sa faiblesse. Elle arriva Paris prte d'expirer. Elle fut tonne d'y trouver de l'accueil, des secours, et des larmes.

     La raison l'emporte Paris sur le fanatisme, quelque grand qu'il puisse tre, au lieu qu'en province le fanatisme l'emporte presque toujours sur la raison.

     M. de Beaumont, clbre avocat du parlement de Paris, prit d'abord sa dfense, et dressa une consultation qui fut signe de quinze avocats. M. Loiseau, non moins loquent, composa un mmoire en faveur de la famille. M. Mariette, avocat au conseil, dressa une requte juridique qui portait la conviction dans tous les esprits.

     Ces trois gnreux dfenseurs des lois et de l'innocence abandonnrent la veuve le profit des ditions de leurs plaidoyers (Note 5). Paris et l'Europe entire s'murent de piti, et demandrent justice avec cette femme infortune. L'arrt fut prononc par tout le public longtemps avant qu'il pt tre sign par le conseil.

     La piti pntra jusqu'au ministre, malgr le torrent continuel des affaires, qui souvent exclut la piti, et malgr l'habitude de voir des malheureux, qui peut endurcir le coeur encore davantage. On rendit les filles la mre. On les vit toutes les trois, couvertes d'un crpe et baignes de larmes, en faire rpandre leurs juges.

     Cependant cette famille eut encore quelques ennemis, car il s'agissait de religion. Plusieurs personnes, qu'on appelle en France dvotes (Note 6), dirent hautement qu'il valait mieux laisser rouer un vieux calviniste innocent que d'exposer huit conseillers de Languedoc convenir qu'ils s'taient tromps: on se servit mme de cette expression: "Il y a plus de magistrats que de Calas"; et on infrait de l que la famille Calas devait t tre immole l'honneur de la magistrature. On ne songeait pas que l'honneur des juges consiste, comme celui des autres hommes, rparer leurs fautes. On ne croit pas en France que le pape, assist de ses cardinaux, soit infaillible: on pourrait croire de mme que huit juges de Toulouse ne le sont pas. Tout le reste des gens senss et dsintresss disaient que l'arrt de Toulouse sera t cass dans toute l'Europe, quand mme des considrations particulires empcheraient qu'il ft cass dans le conseil.

     Tel tait l'tat de cette tonnante aventure, lorsqu'elle a fait natre des personnes impartiales, mais sensibles, le dessein de prsenter au public quelques rflexions sur la tolrance, sur l'indulgence, sur la commisration, que l'abb Houtteville appelle dogme monstrueux, dans sa dclamation ampoule et errone sur des faits, et que la raison appelle l'apanage de la nature.

     Ou les juges de Toulouse, entrans par le fanatisme de la populace, ont fait rouer un pre de famille innocent, ce qui est sans exemple; ou ce pre de famille et sa femme ont trangl leur fils an, aids dans ce parricide par un autre fils et par un ami, ce qui n'est pas dans la nature. Dans l'un ou dans l'autre cas, l'abus de la religion la plus sainte a produit un grand crime. Il est donc de l'intrt du genre humain d'examiner si la religion doit tre charitable ou barbare.


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CHAPITRE II

CONSEQUENCES DU SUPPLICE DE JEAN CALAS

     Si les pnitents blancs furent la cause du supplice d'un innocent, de la ruine totale d'une famille, de sa dispersion et de l'opprobre qui ne devrait tre attach qu' l'injustice, mais qui l'est au supplice; si cette prcipitation des pnitents blancs clbrer comme un saint celui qu'on aurait d traner sur la claie, suivant nos barbares usages, a fait rouer un pre de famille vertueux; ce malheur doit sans doute les rendre pnitents en effet pour le reste de leur vie; eux et les juges doivent pleurer, mais non pas avec un long habit blanc et un masque sur le visage qui cacherait leurs larmes.

     On respecte toutes les confrries: elles sont difiantes; mais quelque grand bien qu'elles puissent faire l'Etat, gale-t-il ce mal affreux qu'elles ont caus? Elles semblent institues par le zle qui anime en Languedoc les catholiques contre ceux que nous nommons huguenots. On dirait qu'on a fait voeu de har ses frres, car nous avons assez de religion pour har et perscuter, et nous n'en avons pas assez pour aimer et pour secourir. Et que serait-ce si ces confrries taient gouvernes par des enthousiastes, comme l'ont t autrefois quelques congrgations des artisans et des messieurs, chez lesquels on rduisait en art et en systme l'habitude d'avoir des visions, comme le dit un de nos plus loquents et savants magistrats? Que serait-ce si on tablissait dans les confrries ces chambres obscures, appeles chambres de mditation, o l'on faisait peindre des diables arms de cornes et de griffes, des gouffres de flammes, des croix et des poignards, avec le saint nom de Jsus au-dessus du tableau? Quel spectacle dans des yeux dj fascins, et pour des imaginations aussi enflammes que soumises leurs directeurs!

     Il y a eu des temps, on ne le sait que trop, o des confrries ont t dangereuses. Les frrots, les flagellants, ont caus des troubles. La Ligue commena par de telles associations. Pourquoi se distinguer ainsi des autres citoyens? S'en croyait-on plus parfait? Cela mme est une insulte au reste de la nation. Voulait-on que tous les chrtiens entrassent dans la confrrie? Ce serait un beau spectacle que l'Europe en capuchon et en masque, avec deux petits trous ronds au-devant des yeux! Pense-t-on de bonne foi que Dieu prfre cet accoutrement un justaucorps? Il y a bien plus: cet habit est un uniforme de controversistes, qui avertit les adversaires de se mettre sous les armes; il peut exciter une espce de guerre civile dans les esprits, et elle finirait peut-tre par de funestes excs si le roi et ses ministres n'taient aussi sages que les fanatiques sont insenss.

     On sait assez ce qu'il en a cot depuis que les chrtiens disputent sur le dogme: le sang a coul, soit sur les chafauds, soit dans les batailles, ds le IV e sicle jusqu' nos jours. Bornons-nous ici aux guerres et aux horreurs que les querelles de la Rforme ont excites, et voyons quelle en a t la source en France. Peut-tre un tableau raccourci et fidle de tant de calamits ouvrira les yeux de quelques personnes peu instruites, et touchera des coeurs bien faits.


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CHAPITRE III

IDEE DE LA REFORME DU XVI e SIECLE

     Lorsqu' la renaissance des lettres les esprits commencrent s'clairer, on se plaignit gnralement des abus; tout le monde avoue que cette plainte tait lgitime.

     Le pape Alexandre VI avait achet publiquement la tiare, et ses cinq btards en partageaient les avantages. Son fils, le cardinal duc de Borgia, fit prir, de concert avec le pape son pre, les Vitelli, les Urbino, les Gravina, les Oliveretto, et cent autres seigneurs, pour ravir leurs domaines. Jules II, anim du mme esprit, excommunia Louis XII, donna son royaume au premier occupant; et lui-mme, le casque en tte et la cuirasse sur le dos, mit feu et sang une partie de l'Italie. Lon X, pour payer ses plaisirs, trafiqua des indulgences comme on vend des denres dans un march public. Ceux qui s'levrent contre tant de brigandages n'avaient du moins aucun tort dans la morale. Voyons s'ils en avaient contre nous dans la politique.

     Ils disaient que Jsus-Christ n'ayant jamais exig d'annates ni de rserves, ni vendu des dispenses pour ce monde et des indulgences pour l'autre, on pouvait se dispenser de payer un prince tranger le prix de toutes ces choses. Quand les annates, les procs en cour de Rome, et les dispenses qui subsistent encore aujourd'hui, ne nous coteraient que cinq cent mille francs par an, il est clair que nous avons pay depuis Franois Ier, en deux cent cinquante annes, cent vingt-cinq millions; et en valuant les diffrents prix du marc d'argent, cette somme en compose une d'environ deux cent cinquante millions d'aujourd'hui. On peut donc convenir sans blasphme que les hrtiques, en proposant l'abolition de ces impts singuliers dont la postrit s'tonnera, ne faisaient pas en cela un grand mal au royaume, et qu'ils taient plutt bons calculateurs que mauvais sujets. Ajoutons qu'ils taient les seuls qui sussent la langue grecque, et qui connussent l'Antiquit. Ne dissimulons point que, malgr leurs erreurs, nous leur devons le dveloppement de l'esprit humain, longtemps enseveli dans la plus paisse barbarie.

     Mais comme ils niaient le purgatoire, dont on ne doit pas douter, et qui d'ailleurs rapportait beaucoup aux moines; comme ils ne rvraient pas des reliques qu'on doit rvrer, mais qui rapportaient encore davantage; enfin comme ils attaquaient des dogmes trs respects (Note 7), on ne leur rpondit d'abord qu'en les faisant brler. Le roi, qui les protgeait et les soudoyait en Allemagne, marcha dans Paris la tte d'une procession aprs laquelle on excuta plusieurs de ces malheureux; et voici quelle fut cette excution. On les suspendait au bout d'une longue poutre qui jouait en bascule sur un arbre debout; un grand feu tait allum sous eux, on les y plongeait, et on les relevait alternativement: ils prouvaient les tourments de la mort par degrs, jusqu' ce qu'ils expirassent par le plus long et le plus affreux supplice que jamais ait invent la barbarie.

     Peu de temps avant la mort de Franois Ier, quelques membres du parlement de Provence, anims par des ecclsiastiques contre les habitants de Mrindol et de Cabrires, demandrent au roi des troupes pour appuyer l'excution de dix-neuf personnes de ce pays condamnes par eux; ils en firent gorger six mille, sans pardonner ni au sexe, ni la vieillesse, ni l'enfance; ils rduisirent trente bourgs en cendres. Ces peuples, jusqu'alors inconnus, avaient tort, sans doute, d'tre ns Vaudois; c'tait leur seule iniquit. Ils taient tablis depuis trois cents ans dans des dserts et sur des montagnes qu'ils avaient rendus fertiles par un travail incroyable. Leur vie pastorale et tranquille retraait l'innocence attribue aux premiers ges du monde. Les villes voisines n'taient connues d'eux que par le trafic des fruits qu'ils allaient vendre, ils ignoraient les procs et la guerre; ils ne se dfendirent pas: on les gorgea comme des animaux fugitifs qu'on tue dans une enceinte (Note 8).

     Aprs la mort de Franois Ier, prince plus connu cependant par ses galanteries et par ses malheurs que par ses cruauts, le supplice de mille hrtiques, surtout celui du conseiller au parlement Dubourg, et enfin le massacre de Vassy, armrent les perscuts, dont la secte s'tait multiplie la lueur des bchers et sous le fer des bourreaux; la rage succda la patience; ils imitrent les cruauts de leurs ennemis: neuf guerres civiles remplirent la France de carnage; une paix plus funeste que la guerre produisit la Saint-Barthlmy, dont il n'y avait aucun exemple dans les annales des crimes.

     La Ligue assassina Henri III et Henri IV, par les mains d'un frre jacobin et d'un monstre qui avait t frre feuillant. Il y a des gens qui prtendent que l'humanit, l'indulgence, et la libert de conscience, sont des choses horribles; mais, en bonne foi, auraient-elles produit des calamits comparables?


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CHAPITRE IV

SI LA TOLERANCE EST DANGEREUSE,
ET CHEZ QUELS PEUPLES ELLE EST PERMISE

     Quelques-uns ont dit que si l'on usait d'une indulgence paternelle envers nos frres errants qui prient Dieu en mauvais franais, ce serait leur mettre les armes la main; qu'on verrait de nouvelles batailles de Jarnac, de Moncontour, de Coutras, de Dreux, de Saint-Denis, etc.: c'est ce que j'ignore, parce que je ne suis pas un prophte; mais il me semble que ce n'est pas raisonner consquemment que de dire: "Ces hommes se sont soulevs quand je leur ai fait du mal: donc ils se soulveront quand je leur ferai du bien."

     J'oserais prendre la libert d'inviter ceux qui sont la tte du gouvernement, et ceux qui sont destins aux grandes places, vouloir bien examiner mrement si l'on doit craindre en effet que la douceur produise les mmes rvoltes que la cruaut a fait natre; si ce qui est arriv dans certaines circonstances doit arriver dans d'autres; si les temps, l'opinion, les moeurs, sont toujours les mmes.

     Les huguenots, sans doute, ont t enivrs de fanatisme et souills de sang comme nous; mais la gnration prsente est-elle aussi barbare que leurs pres? Le temps, la raison qui fait tant de progrs, les bons livres, la douceur de la socit, n'ont-ils point pntr chez ceux qui conduisent l'esprit de ces peuples? et ne nous apercevons-nous pas que presque toute l'Europe a chang de face depuis environ cinquante annes?

     Le gouvernement s'est fortifi partout, tandis que les moeurs se sont adoucies. La police gnrale, soutenue d'armes nombreuses toujours existantes, ne permet pas d'ailleurs de craindre le retour de ces temps anarchiques, o des paysans calvinistes combattaient des paysans catholiques enrgiments la hte entre les semailles et les moissons.

     D'autres temps, d'autres soins. Il serait absurde de dcimer aujourd'hui la Sorbonne parce qu'elle prsenta requte autrefois pour faire brler la Pucelle d'Orlans; parce qu'elle dclara Henri III dchu du droit de rgner, qu'elle l'excommunia, qu'elle proscrivit le grand Henri IV. On ne recherchera pas sans doute les autres corps du royaume, qui commirent les mmes excs dans ces temps de frnsie: cela serait non seulement injuste; mais il y aurait autant de folie qu' purger tous les habitants de Marseille parce qu'ils ont eu la peste en 1720.

     Irons-nous saccager Rome, comme firent les troupes de Charles Quint, parce que Sixte Quint, en 1585, accorda neuf ans d'indulgence tous les Franais qui prendraient les armes contre leur souverain? Et n'est-ce pas assez d'empcher Rome de se porter jamais des excs semblables?

     La fureur qu'inspirent l'esprit dogmatique et l'abus de la religion chrtienne mal entendue a rpandu autant de sang, a produit autant de dsastres, en Allemagne, en Angleterre, et mme en Hollande, qu'en France: cependant aujourd'hui la diffrence des religions ne cause aucun trouble dans ces Etats; le juif, le catholique, le grec, le luthrien, le calviniste, l'anabaptiste, le socinien, le mennonite, le morave, et tant d'autres, vivent en frres dans ces contres, et contribuent galement au bien de la socit.

     On ne craint plus en Hollande que les disputes d'un Gomar (Note 9) sur la prdestination fassent trancher la tte au grand pensionnaire. On ne craint plus Londres que les querelles des presbytriens et des piscopaux, pour une liturgie et pour un surplis, rpandent le sang d'un roi sur un chafaud (Note 10). L'Irlande peuple et enrichie ne verra plus ses citoyens catholiques sacrifier Dieu pendant deux mois ses citoyens protestants, les enterrer vivants, suspendre les mres des gibets, attacher les filles au cou de leurs mres, et les voir expirer ensemble; ouvrir le ventre des femmes enceintes, en tirer les enfants demi forms, et les donner manger aux porcs et aux chiens; mettre un poignard dans la main de leurs prisonniers garrotts, et conduire leurs bras dans le sein de leurs femmes, de leurs pres, de leurs mres, de leurs filles, s'imaginant en faire mutuellement des parricides, et les damner tous en les exterminant tous. C'est ce que rapporte Rapin-Thoiras, officier en Irlande, presque contemporain; c'est ce que rapportent toutes les annales, toutes les histoires d'Angleterre, et ce qui sans doute ne sera jamais imit. La philosophie, la seule philosophie, cette soeur de la religion, a dsarm des mains que la superstition avait si longtemps ensanglantes; et l'esprit humain, au rveil de son ivresse, s'est tonn des excs o l'avait emport le fanatisme.

     Nous-mmes, nous avons en France une province opulente o le luthranisme l'emporte sur le catholicisme. L'universit d'Alsace est entre les mains des luthriens; ils occupent une partie des charges municipales: jamais la moindre querelle religieuse n'a drang le repos de cette province depuis qu'elle appartient nos rois. Pourquoi? C'est qu'on n'y a perscut personne. Ne cherchez point gner les coeurs, et tous les coeurs seront vous.

     Je ne dis pas que tous ceux qui ne sont point de la religion du prince doivent partager les places et les honneurs de ceux qui sont de la religion dominante. En Angleterre, les catholiques, regards comme attachs au parti du prtendant, ne peuvent parvenir aux emplois: ils payent mme double taxe; mais ils jouissent d'ailleurs de tous les droits des citoyens.

     On a souponn quelques vques franais de penser qu'il n'est ni de leur honneur ni de leur intrt d'avoir dans leur diocse des calvinistes, et que c'est l le plus grand obstacle la tolrance; je ne le puis croire. Le corps des vques, en France, est compos de gens de qualit qui pensent et qui agissent avec une noblesse digne de leur naissance; ils sont charitables et gnreux, c'est une justice qu'on doit leur rendre; ils doivent penser que certainement leurs diocsains fugitifs ne se convertiront pas dans les pays trangers, et que, retourns auprs de leurs pasteurs, ils pourraient tre clairs par leurs instructions et touchs par leurs exemples: il y aurait de l'honneur les convertir, le temporel n'y perdrait pas, et plus il y aurait de citoyens, plus les terres des prlats rapporteraient.

     Un vque de Varmie, en Pologne, avait un anabaptiste pour fermier, et un socinien pour receveur; on lui proposa de chasser et de poursuivre l'un, parce qu'il ne croyait pas la consubstantialit, et l'autre, parce qu'il ne baptisait son fils qu' quinze ans: il rpondit qu'ils seraient ternellement damns dans l'autre monde, mais que, dans ce monde-ci, ils lui taient trs ncessaires.

     Sortons de notre petite sphre, et examinons le reste de notre globe. Le Grand Seigneur gouverne en paix vingt peuples de diffrentes religions; deux cent mille Grecs vivent avec scurit dans Constantinople; le muphti mme nomme et prsente l'empereur le patriarche grec; on y souffre un patriarche latin. Le sultan nomme des vques latins pour quelques les de la Grce (Note 11), et voici la formule dont il se sert: "Je lui commande d'aller rsider vque dans l'le de Chio, selon leur ancienne coutume et leurs vaines crmonies." Cet empire est rempli de jacobites, de nestoriens, de monothlites; il y a des cophtes, des chrtiens de Saint-Jean, des juifs, des gubres, des banians. Les annales turques ne font mention d'aucune rvolte excite par aucune de ces religions.

     Allez dans l'Inde, dans la Perse, dans la Tartarie, vous y verrez la mme tolrance et la mme tranquillit. Pierre le Grand a favoris tous les cultes dans son vaste empire; le commerce et l'agriculture y ont gagn, et le corps politique n'en a jamais souffert.

     Le gouvernement de la Chine n'a jamais adopt, depuis plus de quatre mille ans qu'il est connu, que le culte des noachides, l'adoration simple d'un seul Dieu: cependant il tolre les superstitions de F. et une multitude de bonzes qui serait dangereuse si la sagesse des tribunaux ne les avait pas toujours contenus.

     Il est vrai que le grand empereur Young-tching, le plus sage et le plus magnanime peut-tre qu'ait eu la Chine, a chass les jsuites; mais ce n'tait pas parce qu'il tait intolrant, c'tait, au contraire, parce que les jsuites l'taient. Ils rapportent eux-mmes, dans leurs Lettres curieuses, les paroles que leur dit ce bon prince: "Je sais que votre religion est intolrante; je sais ce que vous avez fait aux Manilles et au Japon; vous avez tromp mon pre, n'esprez pas me tromper moi-mme." Qu'on lise tout le discours qu'il daigna leur tenir, on le trouvera le plus sage et le plus clment des hommes. Pouvait-il, en effet, retenir des physiciens d'Europe qui, sous le prtexte de montrer des thermomtres et des olipyles la cour, avaient soulev dj un prince du sang? Et qu'aurait dit cet empereur, s'il avait lu nos histoires, s'il avait connu nos temps de la Ligue et de la conspiration des poudres?

     C'en tait assez pour lui d'tre inform des querelles indcentes des jsuites, des dominicains, des capucins, des prtres sculiers, envoys du bout du monde dans ses Etats: ils venaient prcher la vrit, et ils s'anathmatisaient les uns les autres. L'empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs trangers; mais avec quelle bont les renvoya-t-il! quels soins paternels n'eut-il pas d'eux pour leur voyage et pour empcher qu'on ne les insultt sur la route! Leur bannissement mme fut un exemple de tolrance et d'humanit.

     Les Japonais (Note 12) taient les plus tolrants de tous les hommes: douze religions paisibles taient tablies dans leur empire; les jsuites vinrent faire la treizime, mais bientt, n'en voulant pas souffrir d'autre, on sait ce qui en rsulta: une guerre civile, non moins affreuse que celle de la Ligue, dsola ce pays. La religion chrtienne fut noye enfin dans des flots de sang; les Japonais fermrent leur empire au reste du monde, et ne nous regardrent que comme des btes farouches, semblables celles dont les Anglais ont purg leur le. C'est en vain que le ministre Colbert, sentant le besoin que nous avions des Japonais, qui n'ont nul besoin de nous, tenta d'tablir un commerce avec leur empire: il les trouva inflexibles.

     Ainsi donc notre continent entier nous prouve qu'il ne faut ni annoncer ni exercer l'intolrance.

     Jetez les yeux sur l'autre hmisphre; voyez la Caroline, dont le sage Locke fut le lgislateur: il suffit de sept pres de famille pour tablir un culte public approuv par la loi; cette libert n'a fait natre aucun dsordre. Dieu nous prserve de citer cet exemple pour engager la France l'imiter! on ne le rapporte que pour faire voir que l'excs le plus grand o puisse aller la tolrance n'a pas t suivi de la plus lgre dissension; mais ce qui est trs utile et trs bon dans une colonie naissante n'est pas convenable dans un ancien royaume.

     Que dirons-nous des primitifs, que l'on a nomms quakers par drision, et qui, avec des usages peut-tre ridicules, ont t si vertueux et ont enseign inutilement la paix au reste des hommes? Ils sont en Pennsylvanie au nombre de cent mille; la discorde. la controverse, sont ignores dans l'heureuse patrie qu'ils se sont faite, et le nom seul de leur ville de Philadelphie, qui leur rappelle tout moment que les hommes sont frres, est l'exemple et la honte des peuples qui ne connaissent pas encore la tolrance.

     Enfin cette tolrance n'a jamais excit de guerre civile; l'intolrance a couvert la terre de carnage. Qu'on juge maintenant entre ces deux rivales, entre la mre qui veut qu'on gorge son fils, et la mre qui le cde pourvu qu'il vive!

     Je ne parle ici que de l'intrt des nations; et en respectant, comme je le dois, la thologie, je n'envisage dans cet article que le bien physique et moral de la socit. Je supplie tout lecteur impartial de peser ces vrits, de les rectifier, et de les tendre. Des lecteurs attentifs, qui se communiquent leurs penses, vont toujours plus loin que l'auteur (Note 13).


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CHAPITRE V

COMMENT LA TOLERANCE PEUT ETRE ADMISE

     J'ose supposer qu'un ministre clair et magnanime, un prlat humain et sage, un prince qui sait que son intrt consiste dans le grand nombre de ses sujets, et sa gloire dans leur bonheur, daigne jeter les yeux sur cet crit informe et dfectueux: il y supple par ses propres lumires; il se dit lui-mme: Que risquerai-je voir la terre cultive et orne par plus de mains laborieuses, les tributs augments, l'Etat plus florissant?

     L'Allemagne serait un dsert couvert des ossements des catholiques, vangliques, rforms, anabaptistes, gorgs les uns par les autres, si la paix de Westphalie n'avait pas procur enfin la libert de conscience.

     Nous avons des juifs Bordeaux, Metz, en Alsace; nous avons des luthriens, des molinistes, des jansnistes: ne pouvons-nous pas souffrir et contenir des calvinistes peu prs aux mmes conditions que les catholiques sont tolrs Londres? Plus il y a de sectes, moins chacune est dangereuse; la multiplicit les affaiblit; toutes sont rprimes par de justes lois qui dfendent les assembles tumultueuses, les injures, les sditions, et qui sont toujours en vigueur par la force coactive.

     Nous savons que plusieurs chefs de famille, qui ont lev de grandes fortunes dans les pays trangers, sont prts retourner dans leur patrie; ils ne demandent que la protection de la loi naturelle, la validit de leurs mariages, la certitude de l'tat de leurs enfants, le droit d'hriter de leurs pres, la franchise de leurs personnes; point de temples publics, point de droit aux charges municipales, aux dignits: les catholiques n'en ont ni Londres ni en plusieurs autres pays. Il ne s'agit plus de donner des privilges immenses, des places de sret une faction, mais de laisser vivre un peuple paisible, d'adoucir des dits autrefois peut-tre ncessaires, et qui ne le sont plus. Ce n'est pas nous d'indiquer au ministre ce qu'il peut faire; il suffit de l'implorer pour des infortuns.

     Que de moyens de les rendre utiles, et d'empcher qu'ils ne soient jamais dangereux! La prudence du ministre et du conseil, appuye de la force, trouvera bien aisment ces moyens, que tant d'autres nations emploient si heureusement.

     Il y a des fanatiques encore dans la populace calviniste; mais il est constant qu'il y en a davantage dans la populace convulsionnaire. La lie des insenss de Saint-Mdard est compte pour rien dans la nation, celle des prophtes calvinistes est anantie. Le grand moyen de diminuer le nombre des maniaques, s'il en reste, est d'abandonner cette maladie de l'esprit au rgime de la raison, qui claire lentement, mais infailliblement, les hommes. Cette raison est douce, elle est humaine, elle inspire l'indulgence, elle touffe la discorde, elle affermit la vertu, elle rend aimable l'obissance aux lois, plus encore que la force ne les maintient. Et comptera-t-on pour rien le ridicule attach aujourd'hui l'enthousiasme par tous les honntes gens? Ce ridicule est une puissante barrire contre les extravagances de tous les sectaires. Les temps passs sont comme s'ils n'avaient jamais t. Il faut toujours partir du point o l'on est, et de celui o les nations sont parvenues.

     Il a t un temps o l'on se crut oblig de rendre des arrts contre ceux qui enseignaient une doctrine contraire aux catgories d'Aristote, l'horreur du vide, aux quiddits, et l'universel de la part de la chose. Nous avons en Europe plus de cent volumes de jurisprudence sur la sorcellerie, et sur la manire de distinguer les faux sorciers des vritables. L'excommunication des sauterelles et des insectes nuisibles aux moissons a t trs en usage, et subsiste encore dans plusieurs rituels. L'usage est pass; on laisse en paix Aristote, les sorciers et les sauterelles. Les exemples de ces graves dmences, autrefois si importantes, sont innombrables: il en revient d'autres de temps en temps; mais quand elles ont fait leur effet, quand on en est rassasi, elles s'anantissent. Si quelqu'un s'avisait aujourd'hui d'tre carpocratien, ou eutychen, ou monothlite, monophysite, nestorien, manichen, etc., qu'arriverait-il? On en rirait, comme d'un homme habill l'antique, avec une fraise et un pourpoint.

     La nation commenait entrouvrir les yeux lorsque les jsuites Le Tellier et Doucin fabriqurent la bulle Unigenitus, qu'ils envoyrent Rome: ils crurent tre encore dans ces temps d'ignorance o les peuples adoptaient sans examen les assertions les plus absurdes. Ils osrent proscrire cette proposition, qui est d'une vrit universelle dans tous les cas et dans tous les temps: "La crainte d'une excommunication injuste ne doit point empcher de faire son devoir." C'tait proscrire la raison, les liberts de l'Eglise gallicane, et le fondement de la morale; c'tait dire aux hommes: Dieu vous ordonne de ne jamais faire votre devoir, ds que vous craindrez l'injustice. On n'a jamais heurt le sens commun plus effrontment. Les consulteurs de Rome n'y prirent pas garde. On persuada la cour de Rome que cette bulle tait ncessaire, et que la nation la dsirait; elle fut signe, scelle, et envoye: on en sait les suites; certainement, si on les avait prvues, on aurait mitig la bulle. Les querelles ont t vives; la prudence et la bont du roi les ont enfin apaises.

     Il en est de mme dans une grande partie des points qui divisent les protestants et nous: il y en a quelques-uns qui ne sont d'aucune consquence; il y en a d'autres plus graves, mais sur lesquels la fureur de la dispute est tellement amortie que les protestants eux-mmes ne prchent aujourd'hui la controverse en aucune de leurs glises.

     C'est donc ce temps de dgot, de satit, ou plutt de raison, qu'on peut saisir comme une poque et un gage de la tranquillit publique. La controverse est une maladie pidmique qui est sur sa fin, et cette peste, dont on est guri, ne demande plus qu'un rgime doux. Enfin l'intrt de l'Etat est que des fils expatris reviennent avec modestie dans la maison de leur pre: l'humanit le demande, la raison le conseille, et la politique ne peut s'en effrayer.


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CHAPITRE VI

SI L'INTOLERANCE EST DE DROIT NATUREL
ET DE DROIT HUMAIN

     Le droit naturel est celui que la nature indique tous les hommes. Vous avez lev votre enfant, il vous doit du respect comme son pre, de la reconnaissance comme son bienfaiteur. Vous avez droit aux productions de la terre que vous avez cultive par vos mains. Vous avez donn et reu une promesse, elle doit tre tenue.

     Le droit humain ne peut tre fond en aucun cas que sur ce droit de nature; et le grand principe, le principe universel de l'un et de l'autre, est, dans toute la terre: "Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te ft." Or on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait dire un autre: "Crois ce que je crois, et ce que tu ne peux croire, ou tu priras." C'est ce qu'on dit en Portugal, en Espagne, Goa. On se contente prsent, dans quelques autres pays, de dire: "Crois, ou je t'abhorre; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai; monstre, tu n'as pas ma religion, tu n'as donc point de religion: il faut que tu sois en horreur tes voisins, ta ville, ta province."

     S'il tait de droit humain de se conduire ainsi, il faudrait donc que le Japonais dtestt le Chinois, qui aurait en excration le Siamois; celui-ci poursuivrait les Gangarides, qui tomberaient sur les habitants de l'Indus; un Mogol arracherait le coeur au premier Malabare qu'il trouverait; le Malabare pourrait gorger le Persan, qui pourrait massacrer le Turc: et tous ensemble se jetteraient sur les chrtiens, qui se sont si longtemps dvors les uns les autres.

     Le droit de l'intolrance est donc absurde et barbare: c'est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne dchirent que pour manger, et nous nous sommes extermins pour des paragraphes.


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CHAPITRE VII

SI L'INTOLERANCE A ETE CONNUE DES GRECS

     Les peuples dont l'histoire nous a donn quelques faibles connaissances ont tous regard leurs diffrentes religions comme des noeuds qui les unissaient tous ensemble: c'tait une association du genre humain. Il y avait une espce de droit d'hospitalit entre les dieux comme entre les hommes. Un tranger arrivait-il dans une ville, il commenait par adorer les dieux du pays. On ne manquait jamais de vnrer les dieux mme de ses ennemis. Les Troyens adressaient des prires aux dieux qui combattaient pour les Grecs.

     Alexandre alla consulter dans les dserts de la Libye le dieu Ammon, auquel les Grecs donnrent le nom de Zeus, et les Latins, de Jupiter, quoique les uns et les autres eussent leur Jupiter et leur Zeus chez eux. Lorsqu'on assigeait une ville, on faisait un sacrifice et des prires aux dieux de la ville pour se les rendre favorables. Ainsi, au milieu mme de la guerre, la religion runissait les hommes, et adoucissait quelquefois leurs fureurs, si quelquefois elle leur commandait des actions inhumaines et horribles.

     Je peux me tromper; mais il me parat que de tous les anciens peuples polics, aucun n'a gn la libert de penser. Tous avaient une religion; mais il me semble qu'ils en usaient avec les hommes comme avec leurs dieux: ils reconnaissaient tous un dieu suprme, mais ils lui associaient une quantit prodigieuse de divinits infrieures; ils n'avaient qu'un culte, mais ils permettaient une foule de systmes particuliers.

     Les Grecs, par exemple, quelque religieux qu'ils fussent, trouvaient bon que les picuriens niassent la Providence et l'existence de l'me. Je ne parle pas des autres sectes, qui toutes blessaient les ides saines qu'on doit avoir de l'Etre crateur, et qui toutes taient tolres.

     Socrate, qui approcha le plus prs de la connaissance du Crateur, en porta, dit-on, la peine, et mourut martyr de la Divinit; c'est le seul que les Grecs aient fait mourir pour ses opinions. Si ce fut en effet la cause de sa condamnation, cela n'est pas l'honneur de l'intolrance, puisqu'on ne punit que celui qui seul rendit gloire Dieu, et qu'on honora tous ceux qui donnaient de la Divinit les notions les plus indignes. Les ennemis de la tolrance ne doivent pas, mon avis, se prvaloir de l'exemple odieux des juges de Socrate.

     Il est vident d'ailleurs qu'il fut la victime d'un parti furieux anim contre lui. Il s'tait fait des ennemis irrconciliables des sophistes, des orateurs, des potes, qui enseignaient dans les coles, et mme de tous les prcepteurs qui avaient soin des enfants de distinction. Il avoue lui-mme, dans son discours rapport par Platon, qu'il allait de maison en maison prouver ces prcepteurs qu'ils n'taient que des ignorants. Cette conduite n'tait pas digne de celui qu'un oracle avait dclar le plus sage des hommes. On dchana contre lui un prtre et un conseiller des Cinq-cents, qui l'accusrent; j'avoue que je ne sais pas prcisment de quoi, je ne vois que du vague dans son Apologie; on lui fait dire en gnral qu'on lui imputait d'inspirer aux jeunes gens des maximes contre la religion et le gouvernement. C'est ainsi qu'en usent tous les jours les calomniateurs dans le monde; mais il faut dans un tribunal des faits avrs, des chefs d'accusation prcis et circonstancis: c'est ce que le procs de Socrate ne nous fournit point; nous savons seulement qu'il eut d'abord deux cent vingt voix pour lui. Le tribunal des Cinq-cents possdait donc deux cent vingt philosophes: c'est beaucoup; je doute qu'on les trouvt ailleurs. Enfin la pluralit fut pour la cigu; mais aussi songeons que les Athniens, revenus eux-mmes, eurent les accusateurs et les juges en horreur; que Mlitus, le principal auteur de cet arrt, fut condamn mort pour cette injustice; que les autres furent bannis, et qu'on leva un temple Socrate. Jamais la philosophie ne fut si bien venge ni tant honore. L'exemple de Socrate est au fond le plus terrible argument qu'on puisse allguer contre l'intolrance. Les Athniens avaient un autel ddi aux dieux trangers, aux dieux qu'ils ne pouvaient connatre. Y a-t-il une plus forte preuve non seulement d'indulgence pour toutes les nations, mais encore de respect pour leurs cultes?

     Un honnte homme, qui n'est ennemi ni de la raison, ni de la littrature, ni de la probit, ni de la patrie, en justifiant depuis peu la Saint-Barthlmy, cite la guerre des Phocens, nomme la guerre sacre, comme si cette guerre avait t allume pour le culte, pour le dogme, pour des arguments de thologie; il s'agissait de savoir qui appartiendrait un champ: c'est le sujet de toutes les guerres. Des gerbes de bl ne sont pas un symbole de croyance; jamais aucune ville grecque ne combattit pour des opinions. D'ailleurs, que prtend cet homme modeste et doux? Veut-il que nous fassions une guerre sacre?


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CHAPITRE VIII

SI LES ROMAINS ONT ETE TOLERANTS

     Chez les anciens Romains, depuis Romulus jusqu'aux temps o les chrtiens disputrent avec les prtres de l'empire, vous ne voyez pas un seul homme perscut pour ses sentiments. Cicron douta de tout, Lucrce nia tout; et on ne leur en fit pas le plus lger reproche. La licence mme alla si loin que Pline le Naturaliste commence son livre par nier un Dieu, et par dire qu'il en est un, c'est le soleil. Cicron dit, en parlant des enfers: "Non est anus tam excors quae credat, il n'y a pas mme de vieille imbcile pour les croire." Juvnal dit: "Nec pueri credunt (satire II, vers 152); les enfants n'en croient rien." On chantait sur le thtre de Rome:

Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.

(SENEQUE, Troade; choeur la fin du second acte.)

Rien n'est aprs la mort, la mort mme n'est rien.

Abhorrons ces maximes, et, tout au plus, pardonnons-les un peuple que les vangiles n'clairaient pas: elles sont fausses, elles sont impies; mais concluons que les Romains taient trs tolrants, puisqu'elles n'excitrent jamais le moindre murmure.

     Le grand principe du snat et du peuple romain tait: "Deorum offensae diis curae; c'est aux dieux seuls se soucier des offenses faites aux dieux." Ce peuple roi ne songeait qu' conqurir, gouverner et policer l'univers. Ils ont t nos lgislateurs, comme nos vainqueurs; et jamais Csar, qui nous donna des fers, des lois, et des jeux, ne voulut nous forcer quitter nos druides pour lui, tout grand pontife qu'il tait d'une nation notre souveraine.

     Les Romains ne professaient pas tous les cultes, ils ne donnaient pas tous la sanction publique; mais ils les permirent tous. Ils n'eurent aucun objet matriel de culte sous Numa, point de simulacres, point de statues; bientt ils en levrent aux dieux majorum gentium, que les Grecs leur firent connatre. La loi des douze tables, Deos peregrinos ne colunto, se rduisit n'accorder le culte public qu'aux divinits suprieures approuves par le snat. Isis eut un temple dans Rome, jusqu'au temps o Tibre le dmolit, lorsque les prtres de ce temple, corrompus par l'argent de Mundus, le firent coucher dans le temple, sous le nom du dieu Anubis, avec une femme nomme Pauline. Il est vrai que Josphe est le seul qui rapporte cette histoire; il n'tait pas contemporain, il tait crdule et exagrateur. Il y a peu d'apparence que, dans un temps aussi clair que celui de Tibre, une dame de la premire condition et t assez imbcile pour croire avoir les faveurs du dieu Anubis.

     Mais que cette anecdote soit vraie ou fausse, il demeure certain que la superstition gyptienne avait lev un temple Rome avec le consentement public. Les Juifs y commeraient ds le temps de la guerre punique; ils y avaient des synagogues du temps` d'Auguste, et ils les conservrent presque toujours, ainsi que dans Rome moderne. Y a-t-il un plus grand exemple que la tolrance tait regarde par les Romains comme la loi la plus sacre du droit des gens?

     On nous dit qu'aussitt que les chrtiens parurent, ils furent perscuts par ces mmes Romains qui ne perscutaient personne. Il me parat vident que ce fait est trs faux; je n'en veux pour preuve que saint Paul lui-mme. Les Actes des aptres nous apprennent que (Note 14), saint Paul tant accus par les Juifs de vouloir dtruire la loi mosaque par Jsus-Christ, saint Jacques proposa saint Paul de se faire raser la tte, et d'aller se purifier dans le temple avec quatre Juifs, "afin que tout le monde sache que tout ce qu'on dit de vous est faux, et que vous continuez garder la loi de Mose".

     Paul, chrtien, alla donc s'acquitter de toutes les crmonies judaques pendant sept jours; mais les sept jours n'taient pas encore couls quand des Juifs d'Asie le reconnurent; et, voyant qu'il tait entr dans le temple, non seulement avec des Juifs, mais avec des Gentils, ils crirent la profanation: on le saisit, on le mena devant le gouverneur Flix, et ensuite on s'adressa au tribunal de Festus. Les Juifs en foule demandrent sa mort; Festus leur rpondit (Note 15): "Ce n'est point la coutume des Romains de condamner un homme avant que l'accus ait ses accusateurs devant lui, et qu'on lui ait donn la libert de se dfendre."

     Ces paroles sont d'autant plus remarquables dans ce magistrat romain qu'il parat n'avoir eu nulle considration pour saint Paul, n'avoir senti pour lui que du mpris: tromp par les fausses lumires de sa raison, il le prit pour un fou; il lui dit lui-mme qu'il tait en dmence (Note 16): Multae te litterae ad insaniam convertunt. Festus n'couta donc que l'quit de la loi romaine en donnant sa protection un inconnu qu'il ne pouvait estimer.

     Voil le Saint-Esprit lui-mme qui dclare que les Romains n'taient pas perscuteurs, et qu'ils taient justes. Ce ne sont pas les Romains qui se soulevrent contre saint Paul, ce furent les Juifs. Saint Jacques, frre de Jsus, fut lapid par l'ordre d'un Juif saducen, et non d'un Romain. Les Juifs seuls lapidrent saint Etienne (Note 17); et lorsque saint Paul gardait les manteaux des excuteurs, certes il n'agissait pas en citoyen romain.

     Les premiers chrtiens n'avaient rien sans doute dmler avec les Romains; ils n'avaient d'ennemis que les Juifs, dont ils commenaient se sparer. On sait quelle haine implacable portent tous les sectaires ceux qui abandonnent leur secte. Il y eut sans doute du tumulte dans les synagogues de Rome. Sutone dit, dans la Vie de Claude (chap. XXV): Judaeos, impulsore Christo assidue tumultuantes, Roma expulit. Il se trompait, en disant que c'tait l'instigation de Christ: il ne pouvait pas tre instruit des dtails d'un peuple aussi mpris Rome que l'tait le peuple juif; mais il ne se trompait pas sur l'occasion de ces querelles. Sutone crivait sous Adrien, dans le second sicle; les chrtiens n'taient pas alors distingus des Juifs aux yeux des Romains. Le passage de Sutone fait voir que les Romains, loin d'opprimer les premiers chrtiens, rprimaient alors les Juifs qui les perscutaient. Ils voulaient que la synagogue de Rome et pour ses frres spars la mme indulgence que le snat avait pour elle, et les Juifs chasss revinrent bientt aprs; ils parvinrent mme aux honneurs, malgr les lois qui les en excluaient: c'est Dion Cassius et Ulpien qui nous l'apprennent (Note 18). Est-il possible qu'aprs la ruine de Jrusalem les empereurs eussent prodigu des dignits aux Juifs, et qu'ils eussent perscut, livr aux bourreaux et aux btes, des chrtiens qu'on regardait comme une secte de Juifs?

     Nron, dit-on, les perscuta. Tacite nous apprend qu'ils furent accuss de l'incendie de Rome, a qu'on les abandonna la fureur du peuple. S'agissait-il de leur croyance dans une telle accusation? non, sans doute. Dirons-nous que les Chinois que les Hollandais gorgrent, il y a quelques annes, dans les faubourgs de Batavia, furent immols la religion? Quelque envie qu'on ait de se tromper, il est impossible d'attribuer l'intolrance le dsastre arriv sous Nron quelques malheureux demi-juifs et demi-chrtiens (Note 19).


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CHAPITRE IX

DES MARTYRS

     Il y eut dans la suite des martyrs chrtiens. Il est bien difficile de savoir prcisment pour quelles raisons ces martyrs furent condamns; mais j'ose croire qu'aucun ne le fut, sous les premiers Csars, pour sa seule religion: on les tolrait toutes; comment aurait-on pu rechercher et poursuivre des hommes obscurs, qui avaient un culte particulier, dans le temps qu'on permettait tous les autres?

     Les Titus, les Trajan, les Antonins, les Dcius, n'taient pas des barbares: peut-on imaginer qu'ils auraient priv les seuls chrtiens d'une libert dont jouissait toute la terre? Les aurait-on seulement os accuser d'avoir des mystres secrets, tandis que les mystres d'Isis, ceux de Mithra, ceux de la desse de Syrie, tous trangers au culte romain, taient permis sans contradiction? Il faut bien que la perscution ait eu d'autres causes, et que les haines particulires, soutenues par la raison d'Etat, aient rpandu le sang des chrtiens.

     Par exemple, lorsque saint Laurent refuse au prfet de Rome, Cornelius Secularis, l'argent des chrtiens qu'il avait en sa garde, il est naturel que le prfet et l'empereur soient irrits: ils ne savaient pas que saint Laurent avait distribu cet argent aux pauvres, et qu'il avait fait une oeuvre charitable et sainte; ils le regardrent comme un rfractaire, et le firent prir (Note 20).

     Considrons le martyre de saint Polyeucte. Le condamna-t-on pour sa religion seule? Il va dans le temple, o l'on rend aux dieux des actions de grces pour la victoire de l'empereur Dcius; il y insulte les sacrificateurs, il renverse et brise les autels et les statues: quel est le pays au monde o l'on pardonnerait un pareil attentat? Le chrtien qui dchira publiquement l'dit de l'empereur Diocltien, et qui attira sur ses frres la grande perscution dans les deux dernires annes du rgne de ce prince, n'avait pas un zle selon la science, et il tait bien malheureux d'tre la cause du dsastre de son parti. Ce zle inconsidr, qui clata souvent et qui fut mme condamn par plusieurs Pres de l'Eglise, a t probablement la source de toutes les perscutions.

     Je ne compare point sans doute les premiers sacramentaires aux premiers chrtiens: je ne mets point l'erreur ct de la vrit; mais Farel, prdcesseur de Jean Calvin, fit dans Arles la mme chose que saint Polyeucte avait faite en Armnie. On portait dans les rues la statue de saint Antoine l'ermite en procession; Farel tombe avec quelques-uns des siens sur les moines qui portaient saint Antoine, les bat, les disperse, et jette saint Antoine dans la rivire. Il mritait la mort, qu'il ne reut pas, parce qu'il eut le temps de s'enfuir. S'il s'tait content de crier ces moines qu'il ne croyait pas qu'un corbeau et apport la moiti d'un pain saint Antoine l'ermite, ni que saint Antoine et eu des conversations avec des centaures et des satyres, il aurait mrit une forte rprimande, parce qu'il troublait l'ordre; mais si le soir, aprs la procession, il avait examin paisiblement l'histoire du corbeau, des centaures, et des satyres, on n'aurait rien eu lui reprocher.

     Quoi! les Romains auraient souffert que l'infme Antinos ft mis au rang des seconds dieux, et ils auraient dchir, livr aux btes, tous ceux auxquels on n'aurait reproch que d'avoir paisiblement ador un juste! Quoi! ils auraient reconnu un Dieu suprme (Note 21), un Dieu souverain, matre de tous les dieux secondaires, attest par cette formule: Deus optimus maximus; et ils auraient recherch ceux qui adoraient un Dieu unique!

     Il n'est pas croyable que jamais il y eut une inquisition contre les chrtiens sous les empereurs, c'est--dire qu'on soit venu chez eux les interroger sur leur croyance. On ne troubla jamais sur cet article ni Juif, ni Syrien, ni Egyptien, ni bardes, ni druides, ni philosophes. Les martyrs furent donc ceux qui s'levrent contre les faux dieux. C'tait une chose trs sage, trs pieuse de n'y pas croire; mais enfin si, non contents d'adorer un Dieu en esprit et en vrit, ils clatrent violemment contre le culte reu, quelque absurde qu'il pt tre, on est forc d'avouer qu'eux-mmes taient intolrants.

     Tertullien, dans son Apologtique, avoue (Note 22) qu'on regardait les chrtiens comme des factieux: l'accusation tait injuste, mais elle prouvait que ce n'tait pas la religion seule des chrtiens qui excitait le zle des magistrats. Il avoue (Note 23) que les chrtiens refusaient d'orner leurs portes de branches de laurier dans les rjouissances publiques pour les victoires des empereurs: on pouvait aisment prendre cette affectation condamnable pour un crime de lse-majest.

     La premire svrit juridique exerce contre les chrtiens fut celle de Domitien; mais elle se borna un exil qui ne dura pas une anne: "Facile coeptum repressit, restitutis etiam quos relegaverat", dit Tertullien (chap. V). Lactance, dont le style est si emport, convient que, depuis Domitien jusqu' Dcius, l'Eglise fut tranquille et florissante (Note 24). Cette longue paix, dit-il, fut interrompue quand cet excrable animal Dcius opprima l'Eglise: "Exstitit enim post annos plurimos exsecrabile animal Decius, qui vexaret Ecclesiam." (Apol., chap. IV.)

     On ne veut point discuter ici le sentiment du savant Dodwell sur le petit nombre des martyrs; mais si les Romains avaient tant perscut la religion chrtienne, si le snat avait fait mourir tant d'innocents par des supplices inusits, s'ils avaient plong des chrtiens dans l'huile bouillante, s'ils avaient expos des filles toutes nues aux btes dans le cirque, comment auraient-ils laiss en paix tous les premiers vques de Rome? Saint Irne ne compte pour martyr parmi ces voques que le seul Tlesphore, dans l'an 139 de l're vulgaire, et on n'a aucune preuve que ce Tlesphore ait t mis mort. Zphirin gouverna le troupeau de Rome pendant dix-huit annes, et mourut paisiblement l'an 219. Il est vrai que, dans les anciens martyrologes, on place presque tous les premiers papes; mais le mot de martyre n'tait pris alors que suivant sa vritable signification: martyre voulait dire tmoignage, et non pas supplice.

     Il est difficile d'accorder cette fureur de perscution avec la libert qu'eurent les chrtiens d'assembler cinquante-six conciles que les crivains ecclsiastiques comptent dans les trois premiers sicles.

     Il y eut des perscutions; mais si elles avaient t aussi violentes qu'on le dit, il est vraisemblable que Tertullien, qui crivit avec tant de force contre le culte reu, ne serait pas mort dans son lit. On sait bien que les empereurs ne lurent pas son Apologtique; qu'un crit obscur, compos en Afrique, ne parvient pas ceux qui sont chargs du gouvernement du monde; mais il devait tre connu de ceux qui approchaient le proconsul d'Afrique: il devait attirer beaucoup de haine l'auteur; cependant il ne souffrit point le martyre.

     Origne enseigna publiquement dans Alexandrie, et ne fut point mis mort. Ce mme Origne, qui parlait avec tant de libert aux paens et aux chrtiens, qui annonait Jsus aux uns, qui niait un Dieu en trois personnes aux autres, avoue expressment, dans son troisime livre contre Celse, "qu'il y a eu trs peu de martyrs, et encore de loin loin. Cependant, dit-il, les chrtiens ne ngligent rien pour faire embrasser leur religion par tout le monde; ils courent dans les villes, dans les bourgs, dans les villages".

     Il est certain que ces courses continuelles pouvaient tre aisment accuses de sdition par les prtres ennemis; et pourtant ces missions sont tolres, malgr le peuple gyptien, toujours turbulent, sditieux et lche: peuple qui avait dchir un Romain pour avoir tu un chat, peuple en tout temps mprisable, quoi qu'en disent les admirateurs des pyramides (Note 25).

     Qui devait plus soulever contre lui les prtres et le gouvernement que saint Grgoire Thaumaturge, disciple d'Origne? Grgoire avait vu pendant la nuit un vieillard envoy de Dieu, accompagn d'une femme resplendissante de lumire: cette femme tait la sainte Vierge, et ce vieillard tait saint Jean l'vangliste. Saint Jean lui dicta un symbole que saint Grgoire alla prcher. Il passa, en allant Nocsare, prs d'un temple o l'on rendait des oracles et o la pluie l'obligea de passer la nuit; il y fit plusieurs signes de croix. Le lendemain le grand sacrificateur du temple fut tonn que les dmons, qui lui rpondaient auparavant, ne voulaient plus rendre d'oracles; il les appela: les diables vinrent pour lui dire qu'ils ne viendraient plus; ils lui apprirent qu'ils ne pouvaient plus habiter ce temple, parce que Grgoire y avait pass la nuit, et qu'il y avait fait des signes de croix.

     Le sacrificateur fit saisir Grgoire, qui lui rpondit: "Je peux chasser les dmons d'o je veux, et les faire entrer o il me plaira. - Faites-les donc rentrer dans mon temple", dit le sacrificateur. Alors Grgoire dchira un petit morceau d'un volume qu'il tenait la main, et y traa ces paroles: "Grgoire Satan: Je te commande de rentrer dans ce temple." On mit ce billet sur l'autel: les dmons obirent, et rendirent ce jour-l leurs oracles comme l'ordinaire; aprs quoi ils cessrent, comme on le sait.

     C'est saint Grgoire de Nysse qui rapporte ces faits dans la vie de saint Grgoire Thaumaturge. Les prtres des idoles devaient sans doute tre anims contre Grgoire, et, dans leur aveuglement, le dfrer au magistrat: cependant leur plus grand ennemi n'essuya aucune perscution.

     Il est dit dans l'histoire de saint Cyprien qu'il fut le premier vque de Carthage condamn la mort. Le martyre de saint Cyprien est de l'an 258 de notre re: donc pendant un trs long temps aucun vque de Carthage ne fut immol pour sa religion. L'histoire ne nous dit point quelles calomnies s'levrent contre saint Cyprien, quels ennemis il avait, pourquoi le proconsul d'Afrique fut irrit contre lui. Saint Cyprien crit Cornlius, vque de Rome: "Il arriva depuis peu une motion populaire Carthage, et on cria par deux fois qu'il fallait me jeter aux lions." Il est bien vraisemblable que les emportements du peuple froce de Carthage furent enfin cause de la mort de Cyprien; et il est bien sr que ce ne fut pas l'empereur Gallus qui le condamna de si loin pour sa religion, puisqu'il laissait en paix Corneille, qui vivait sous ses yeux.

     Tant de causes secrtes se mlent souvent la cause apparente, tant de ressorts inconnus servent perscuter un homme, qu'il est impossible de dmler dans les sicles postrieurs la source cache des malheurs des hommes les plus considrables, plus forte raison celle du supplice d'un particulier qui ne pouvait tre connu que par ceux de son parti.

     Remarquez que saint Grgoire Thaumaturge et saint Denis, vque d'Alexandrie, qui ne furent point supplicis, vivaient dans le temps de saint Cyprien. Pourquoi, tant aussi connus pour le moins que cet vque de Carthage, demeurrent-ils paisibles? Et pourquoi saint Cyprien fut-il livr au supplice? N'y a-t-il pas quelque apparence que l'un succomba sous des ennemis personnels et puissants, sous la calomnie, sous le prtexte de la raison d'Etat, qui se joint si souvent la religion, et que les autres eurent le bonheur d'chapper la mchancet des hommes?

     Il n'est gure possible que la seule accusation de christianisme ait fait prir saint Ignace sous le clment et juste Trajan, puisqu'on permit aux chrtiens de l'accompagner et de le consoler, quand on le conduisit Rome (Note 26). Il y avait eu souvent des sditions dans Antioche, ville toujours turbulente, o Ignace tait vque secret des chrtiens: peut-tre ces sditions, malignement imputes aux chrtiens innocents, excitrent l'attention du gouvernement, qui fut tromp, comme il est trop souvent arriv.

     Saint Simon, par exemple, fut accus devant Sapor d'tre l'espion des Romains. L'histoire de son martyre rapporte que le roi Sapor lui proposa d'adorer le soleil; mais on sait que les Perses ne rendaient point de culte au soleil: ils le regardaient comme un emblme du bon principe, d'Oromase, ou Orosmade, du Dieu crateur qu'ils reconnaissaient.

     Quelque tolrant que l'on puisse tre, on ne peut s'empcher de sentir quelque indignation contre ces dclamateurs qui accusent Diocltien d'avoir perscut les chrtiens depuis qu'il fut sur le trne; rapportons-nous-en Eusbe de Csare: son tmoignage ne peut tre rcus; le favori, le pangyriste de Constantin, l'ennemi violent des empereurs prcdents, doit en tre cru quand il les justifie. Voici ses paroles (Note 27): "Les empereurs donnrent longtemps aux chrtiens de grandes marques de bienveillance; ils leur confirent des provinces; plusieurs chrtiens demeurrent dans le palais; ils pousrent mme des chrtiennes. Diocltien prit pour son pouse Prisca, dont la fille fut femme de Maximien Galre, etc."

     Qu'on apprenne donc de ce tmoignage dcisif ne plus calomnier; qu'on juge si la perscution excite par Galre, aprs dix-neuf ans d'un rgne de clmence et de bienfaits, ne doit pas avoir sa source dans quelque intrigue que nous ne connaissons pas.

     Qu'on voie combien la fable de la lgion thbaine ou thbenne, massacre, dit-on, tout entire pour la religion, est une fable absurde. Il est ridicule qu'on ait fait venir cette lgion d'Asie par le grand Saint-Bernard; il est impossible qu'on l'et appele d'Asie pour venir apaiser une sdition dans les Gaules, un an aprs que cette sdition avait t rprime; il n'est pas moins impossible qu'on ait gorg six mille hommes d'infanterie et sept cents cavaliers dans un passage o deux cents hommes pourraient arrter une arme entire. La relation de cette prtendue boucherie commence par une imposture vidente: "Quand la terre gmissait sous la tyrannie de Diocltien, le ciel se peuplait de martyrs." Or cette aventure, comme or l'a dit, est suppose en 286, temps o Diocltien favorisait le plus les chrtiens, et o l'empire romain fut le plus heureux. Enfin ce qui devrait pargner toutes ces discussions, c'est qu'il n'y eut jamais de lgion thbaine: les Romains taient trop fiers et trop senss pour composer une lgion de ces Egyptiens qui ne servaient Rome que d'esclaves, Verna Canopi: c'est comme s'ils avaient eu une lgion juive. Nous avons les noms des trente-deux lgions qui faisaient les principales forces de l'empire romain; assurment la lgion thbaine ne s'y trouve pas. Rangeons donc ce conte avec les vers acrostiches des sibylles qui prdisaient les miracles de Jsus-Christ, et avec tant de pices supposes qu'un faux zle prodigua pour abuser la crdulit.


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CHAPITRE X

DU DANGER DES FAUSSES LEGENDES
ET DE LA PERSECUTION

     Le mensonge en a trop longtemps impos aux hommes; il est temps qu'on connaisse le peu de vrits qu'on peut dmler travers ces nuages de fables qui couvrent l'histoire romaine depuis Tacite et Sutone, et qui ont presque toujours envelopp les annales des autres nations anciennes.

     Comment peut-on croire, par exemple, que les Romains, ce peuple grave et svre de qui nous tenons nos lois, aient condamn des vierges chrtiennes, des filles de qualit, la prostitution? C'est bien mal connatre l'austre dignit de nos lgislateurs, qui punissaient si svrement les faiblesses des vestales. Les Actes sincres de Ruinart rapportent ces turpitudes; mais doit-on croire aux Actes de Ruinart comme aux Actes des aptres? Ces Actes sincres disent, aprs Bollandus, qu'il y avait dans la ville d'Ancyre sept vierges chrtiennes, d'environ soixante et dix ans chacune, que le gouverneur Thodecte les condamna passer par les mains des jeunes gens de la ville; mais que ces vierges ayant t pargnes, comme de raison, il les obligea de servir toutes nues aux mystres de Diane, auxquels pourtant on n'assista jamais qu'avec un voile. Saint Thodote, qui, la vrit, tait cabaretier, mais qui n'en tait pas moins zl, pria Dieu ardemment de vouloir bien faire mourir ces saintes filles, de peur qu'elles ne succombassent la tentation. Dieu l'exaua; le gouverneur les fit jeter dans un lac avec une pierre au cou: elles apparurent aussitt Thodote, et le prirent de ne pas souffrir que leurs corps fussent mangs des poissons; ce furent leurs propres paroles.

     Le saint cabaretier et ses compagnons allrent pendant la nuit au bord du lac gard par des soldats; un flambeau cleste marcha toujours devant eux, et quand ils furent au lieu o taient les gardes, un cavalier cleste, arm de toutes pices, poursuivit ces gardes la lance la main. Saint Thodote retira du lac les corps des vierges: il fut men devant le gouverneur, et le cavalier cleste n'empcha pas qu'on ne lui trancht la tte. Ne cessons de rpter que nous vnrons les vrais martyrs, mais qu'il est difficile de croire cette histoire de Bollandus et de Ruinart.

     Faut-il rapporter ici le conte du jeune saint Romain? On le jeta dans le feu, dit Eusbe, et des Juifs qui taient prsents insultrent Jsus-Christ qui laissait brler ses confesseurs, aprs que Dieu avait tir Sidrach, Misach, et Abdenago, de la fournaise ardente. A peine les Juifs eurent-ils parl que saint Romain sortit triomphant du bcher: l'empereur ordonna qu'on lui pardonnt, et dit au juge qu'il ne voulait rien avoir dmler avec Dieu; tranges paroles pour Diocltien! Le juge, malgr l'indulgence de l'empereur, commanda qu'on coupt la langue saint Romain, et, quoiqu'il et des bourreaux, il fit faire cette opration par un mdecin. Le jeune Romain, n bgue, parla avec volubilit ds qu'il eut la langue coupe. Le mdecin essuya une rprimande, et, pour montrer que l'opration tait faite selon les rgles de l'art, il prit un passant et lui coupa juste autant de langue qu'il en avait coup saint Romain, de quoi le passant mourut sur-le-champ: car, ajoute savamment l'auteur, l'anatomie nous apprend qu'un homme sans langue ne saurait vivre. En vrit, si Eusbe a crit de pareilles fadaises, si on ne les a point ajoutes ses crits, quel fond peut-on faire sur son Histoire?

     On nous donne le martyre de sainte Flicit et de ses sept enfants, envoys, dit-on, la mort par le sage et pieux Antonin, sans nommer l'auteur de la relation.

     Il est bien vraisemblable que quelque auteur plus zl que vrai a voulu imiter l'histoire des Maccabes. C'est ainsi que commence la relation: "Sainte Flicit tait romaine, elle vivait sous le rgne d'Antonin"; il est clair, par ces paroles, que l'auteur n'tait pas contemporain de sainte Flicit. Il dit que le prteur les jugea sur son tribunal dans le champ de Mars; mais le prfet de Rome tenait son tribunal au Capitole, et non au champ de Mars, qui, aprs avoir servi tenir les comices, servait alors aux revues des soldats, aux courses, aux jeux militaires: cela seul dmontre la supposition.

     Il est dit encore qu'aprs le jugement, l'empereur commit diffrents juges le soin de faire excuter l'arrt: ce qui est entirement contraire toutes les formalits de ces temps-l et celles de tous les temps.

     Il y a de mme un saint Hippolyte, que l'on suppose tran par des chevaux, comme Hippolyte, fils de Thse. Ce supplice ne fut jamais connu des anciens Romains, et la seule ressemblance du nom a fait inventer cette fable.

     Observez encore que dans les relations des martyres, composes uniquement par les chrtiens mmes, on voit presque toujours une foule de chrtiens venir librement dans la prison du condamn, le suivre au supplice, recueillir son sang, ensevelir son corps, faire des miracles avec les reliques. Si c'tait la religion seule qu'on et perscute, n'aurait-on pas immol ces chrtiens dclars qui assistaient leurs frres condamns, et qu'on accusait d'oprer des enchantements avec les restes des corps martyriss? Ne les aurait-on pas traits comme nous avons trait les vaudois, les albigeois, les hussites, les diffrentes sectes des protestants? Nous les avons gorgs, brls en foule, sans distinction ni d'ge ni de sexe. Y a-t-il, dans les relations avres des perscutions anciennes, un seul trait qui approche de la Saint-Barthlmy et des massacres d'Irlande? Y en a-t-il un seul qui ressemble la fte annuelle qu'on clbre encore dans Toulouse, fte cruelle, fte abolissable jamais, dans laquelle un peuple entier remercie Dieu en procession, et se flicite d'avoir gorg, il y a deux cents ans, quatre mille de ses concitoyens?

     Je le dis avec horreur, mais avec vrit: c'est nous, chrtiens, c'est nous qui avons t perscuteurs, bourreaux, assassins! Et de qui? de nos frres. C'est nous qui avons dtruit cent villes, le crucifix ou la Bible la main, et qui n'avons cess de rpandre le sang et d'allumer des bchers, depuis le rgne de Constantin jusqu'aux fureurs des cannibales qui habitaient les Cvennes: fureurs qui, grces au ciel, ne subsistent plus aujourd'hui.

     Nous envoyons encore quelquefois la potence de pauvres gens du Poitou, du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons pendu, depuis 1745, huit personnages de ceux qu'on appelle prdicants ou ministres de l'Evangile, qui n'avaient d'autre crime que d'avoir pri Dieu pour le roi en patois, et d'avoir donn une goutte de vin et un morceau de pain lev quelques paysans imbciles. On ne sait rien de cela dans Paris, o le plaisir est la seule chose importante, o l'on ignore tout ce qui se passe en province et chez les trangers. Ces procs se font en une heure, et plus vite qu'on ne juge un dserteur. Si le roi en tait instruit, il ferait grce.

     On ne traite ainsi les prtres catholiques en aucun pays protestant. Il y a plus de cent prtres catholiques en Angleterre et en Irlande; on les connat, on les a laisss vivre trs paisiblement dans la dernire guerre.

     Serons-nous toujours les derniers embrasser les opinions saines des autres nations? Elles se sont corriges: quand nous corrigerons-nous? Il a fallu soixante ans pour nous faire adopter ce que Newton avait dmontr; nous commenons peine oser; sauver la vie nos enfants par l'inoculation; nous ne pratiquons que depuis trs peu de temps les vrais principes de l'agriculture; quand commencerons-nous pratiquer les vrais principes de l'humanit? et de quel front pouvons-nous reprocher aux paens d'avoir fait des martyrs, tandis que nous avons t coupables de la mme cruaut dans les mmes circonstances?

     Accordons que les Romains ont fait mourir une multitude de chrtiens pour leur seule religion: en ce cas, les Romains ont t trs condamnables. Voudrions-nous commettre la mme injustice? Et quand nous leur reprochons d'avoir perscut, voudrions-nous tre perscuteurs?

     S'il se trouvait quelqu'un assez dpourvu de bonne foi, ou assez fanatique, pour me dire ici: Pourquoi venez-vous dvelopper nos erreurs et nos fautes? pourquoi dtruire nos faux miracles et nos fausses lgendes? Elles sont l'aliment de la pit de plusieurs personnes; il y a des erreurs ncessaires; n'arrachez pas du corps un ulcre invtr qui entranerait avec lui la destruction du corps, voici ce que je lui rpondrais.

     Tous ces faux miracles par lesquels vous branlez la foi qu'on doit aux vritables, toutes ces lgendes absurdes que vous ajoutez aux vrits de l'Evangile, teignent la religion dans les coeurs; trop de personnes qui veulent s'instruire, et qui n'ont pas le temps de s'instruire assez, disent: Les matres de ma religion m'ont tromp, il n'y a donc point de religion; il vaut mieux se jeter dans les bras de la nature que dans ceux de l'erreur; j'aime mieux dpendre de la loi naturelle que des inventions des hommes. D'autres ont le malheur d'aller encore plus loin: ils voient que l'imposture leur a mis un frein, et ils ne veulent pas mme du frein de la vrit, ils penchent vers l'athisme; on devient dprav parce que d'autres ont t fourbes et cruels.

     Voil certainement les consquences de toutes les fraudes pieuses et de toutes les superstitions. Les hommes d'ordinaire ne raisonnent qu' demi; c'est un trs mauvais argument que de dire: Voragine, l'auteur de La Lgende dore, et le jsuite Ribadeneira, compilateur de La Fleur des saints, n'ont dit que des sottises: donc il n'y a point de Dieu; les catholiques ont gorg un certain nombre de huguenots, et les huguenots leur tour ont assassin un certain nombre de catholiques: donc il n'y a point de Dieu; on s'est servi de la confession, de la communion, et de tous les sacrements, pour commettre les crimes les plus horribles: donc il n'y a point de Dieu. Je conclurais au contraire: donc il y a un Dieu qui, aprs cette vie passagre, dans laquelle nous l'avons tant mconnu, et tant commis de crimes en son nom, daignera nous consoler de tant d'horribles malheurs: car, considrer les guerres de religion, les quarante schismes des papes, qui ont presque tous t sanglants; les impostures, qui ont presque toutes t funestes; les haines irrconciliables allumes par les diffrentes opinions; voir tous les maux qu'a produits le faux zle, les hommes ont eu longtemps leur enfer dans cette vie.


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CHAPITRE XI

ABUS DE L'INTOLERANCE

     Mais quoi! sera-t-il permis chaque citoyen de ne croire que sa raison, et de penser ce que cette raison claire ou trompe lui dictera? Il le faut bien (Note 28), pourvu qu'il ne trouble point l'ordre: car il ne dpend pas de l'homme de croire ou de ne pas croire, mais il dpend de lui de respecter les usages de sa patrie; et si vous disiez que c'est un crime de ne pas croire la religion dominante, vous accuseriez donc vous-mme les premiers chrtiens vos pres, et vous justifieriez ceux que vous accusez de les avoir livrs aux supplices.

     Vous rpondez que la diffrence est grande, que toutes les religions sont les ouvrages des hommes, et que l'Eglise catholique, apostolique et romaine, est seule l'ouvrage de Dieu. Mais en bonne foi, parce que notre religion est divine doit-elle rgner par la haine, par les fureurs, par les exils, par l'enlvement des biens, les prisons, les tortures, les meurtres, et par les actions de grces rendues Dieu pour ces meurtres? Plus la religion chrtienne est divine, moins il appartient l'homme de la commander; si Dieu l'a faite, Dieu la soutiendra sans vous. Vous savez que l'intolrance ne produit que des hypocrites ou des rebelles: quelle funeste alternative! Enfin voudriez-vous soutenir par des bourreaux la religion d'un Dieu que des bourreaux ont fait prir, et qui n'a prch que la douceur et la patience?

     Voyez, je vous prie, les consquences affreuses du droit de l'intolrance. S'il tait permis de dpouiller de ses biens, de jeter dans les cachots, de tuer un citoyen qui, sous un tel degr de latitude, ne professerait pas la religion admise sous ce degr, quelle exception exempterait les premiers de l'Etat des mmes peines? La religion lie galement le monarque et les mendiants: aussi plus de cinquante docteurs ou moines ont affirm cette horreur monstrueuse qu'il tait permis de dposer, de tuer les souverains qui ne penseraient pas comme l'Eglise dominante; et les parlements du royaume n'ont cess de proscrire ces abominables dcisions d'abominables thologiens (Note 29).

     Le sang de Henri le Grand fumait encore quand le parlement de Paris donna un arrt qui tablissait l'indpendance de la couronne comme une loi fondamentale. Le cardinal Duperron, qui devait la pourpre Henri le Grand, s'leva, dans les tats de 1614, contre l'arrt du parlement, et le fit supprimer. Tous les journaux du temps rapportent les termes dont Duperron se servit dans ses harangues: "Si un prince se faisait arien, dit-il, on serait bien oblig de le dposer."

     Non assurment, monsieur le cardinal. On veut bien adopter votre supposition chimrique qu'un de nos rois, ayant lu l'histoire des conciles et des pres, frapp d'ailleurs de ces paroles: Mon pre est plus grand que moi, les prenant trop la lettre et balanant entre le concile de Nice et celui de Constantinople, se dclart pour Eusbe de Nicomdie: je n'en obirai pas moins mon roi, je ne me croirai pas moins li par le serment que je lui ai fait; et si vous osiez vous soulever contre lui, et que je fusse un de vos juges, je vous dclarerais criminel de lse-majest.

     Duperron poussa plus loin la dispute, et je l'abrge. Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir ces chimres rvoltantes; je me bornerai dire, avec tous les citoyens, que ce n'est point parce que Henri IV fut sacr Chartres qu'on lui devait obissance, mais parce que le droit incontestable de la naissance donnait la couronne ce prince, qui la mritait par son courage et par sa bont.

     Qu'il soit donc permis de dire que tout citoyen doit hriter, par le mme droit, des biens de son pre, et qu'on ne voit pas qu'il mrite d'en tre priv, et d'tre tran au gibet, parce qu'il sera du sentiment de Ratram contre Paschase Ratbert, et de Brenger contre Scot.

     On sait que tous nos dogmes n'ont pas toujours t clairement expliqus et universellement reus dans notre Eglise. Jsus-Christ ne nous ayant point dit comment procdait le Saint-Esprit, l'Eglise latine crut longtemps avec la grecque qu'il ne procdait que du Pre: enfin elle ajouta au symbole qu'il procdait aussi du Fils. Je demande si, le lendemain de cette dcision, un citoyen qui s'en serait tenu au symbole de la veille et t digne de mort? La cruaut, l'injustice, seraient-elles moins grandes de punir aujourd'hui celui qui penserait comme on pensait autrefois? Etait-on coupable, du temps d'Honorius Ier, de croire que Jsus n'avait pas deux volonts?

     Il n'y a pas longtemps que l'immacule conception est tablie: les dominicains n'y croient pas encore. Dans quel temps les dominicains commenceront-ils mriter des peines dans ce monde et dans l'autre?

     Si nous devons apprendre de quelqu'un nous conduire dans nos disputes interminables, c'est certainement des aptres et des vanglistes. Il y avait de quoi exciter un schisme violent entre saint Paul et saint Pierre. Paul dit expressment dans son Eptre aux Galates qu'il rsista en face Pierre parce que Pierre tait rprhensible, parce qu'il usait de dissimulation aussi bien que Barnab, parce qu'ils mangeaient avec les Gentils avant l'arrive de Jacques, et qu'ensuite ils se retirrent secrtement, et se sparrent des Gentils de peur d'offenser les circoncis. "Je vis, ajoute-t-il, qu'ils ne marchaient pas droit selon l'Evangile; je dis Cphas: Si vous, Juif, vivez comme les Gentils, et non comme les Juifs, pourquoi obligez-vous les Gentils judaser?"

     C'tait l un sujet de querelle violente. Il s'agissait de savoir si les nouveaux chrtiens judaseraient ou non. Saint Paul alla dans ce temps-l mme sacrifier dans le temple de Jrusalem. On sait que les quinze premiers vques de Jrusalem furent des Juifs circoncis, qui observrent le sabbat, et qui s'abstinrent des viandes dfendues. Un vque espagnol ou portugais qui se ferait circoncire, et qui observerait le sabbat, serait brl dans un autodaf. Cependant la paix ne fut altre, pour cet objet fondamental, ni parmi les aptres, ni parmi les premiers chrtiens.

     Si les vanglistes avaient ressembl aux crivains modernes, ils avaient un champ bien vaste pour combattre les uns contre les autres. Saint Matthieu compte vingt-huit gnrations depuis David jusqu' Jsus; saint Luc en compte quarante et une, et ces gnrations sont absolument diffrentes. On ne voit pourtant nulle dissension s'lever entre les disciples sur ces contrarits apparentes, trs bien concilies par plusieurs Pres de l'Eglise. La charit ne fut point blesse, la paix fut conserve. Quelle plus grande leon de nous tolrer dans nos disputes, et de nous humilier dans tout ce que nous n'entendons pas!

     Saint Paul, dans son Eptre quelques juifs de Rome convertis au christianisme, emploie toute la fin du troisime chapitre dire que la seule foi glorifie, et que les oeuvres ne justifient personne. Saint Jacques, au contraire, dans son Eptre aux douze tribus disperses par toute la terre, chapitre II, ne cesse de dire qu'on ne peut tre sauv sans les oeuvres. Voil ce qui a spar deux grandes communions parmi nous, et ce qui ne divisa point les aptres.

     Si la perscution contre ceux avec qui nous disputons tait une action sainte, il faut avouer que celui qui aurait fait tuer le plus d'hrtiques serait le plus grand saint du paradis. Quelle figure y ferait un homme qui se serait content de dpouiller ses frres, et de les plonger dans des cachots, auprs d'un zl qui en aurait massacr des centaines le jour de la Saint-Barthlmy? En voici la preuve.

     Le successeur de saint Pierre et son consistoire ne peuvent errer; ils approuvrent, clbrrent, consacrrent, l'action de la Saint-Barthlmy: donc cette action tait trs sainte; donc de deux assassins gaux en pit, celui qui aurait ventr vingt-quatre femmes grosses huguenotes doit tre lev en gloire du double de celui qui n'en aura ventr que douze. Par la mme raison, les fanatiques des Cvennes devaient croire qu'ils seraient levs en gloire proportion du nombre des prtres, des religieux, et des femmes catholiques qu'ils auraient gorgs. Ce sont l d'tranges titres pour la gloire ternelle.


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CHAPITRE XII

SI L'INTOLERANCE FUT DE DROIT DIVIN DANS LE JUDAISME,
ET SI ELLE FUT TOUJOURS MISE EN PRATIQUE

     On appelle, je crois, droit divin les prceptes que Dieu a donns lui-mme. Il voulut que les Juifs mangeassent un agneau cuit avec des laitues, et que les convives le mangeassent debout, un bton la main, en commmoration du Phas; il ordonna que la conscration du grand prtre se ferait en mettant du sang son oreille droite, sa main droite et son pied droit, coutumes extraordinaires pour nous, mais non pas pour l'Antiquit; il voulut qu'on charget le bouc Hazazel des iniquits du peuple; il dfendit qu'on se nourrt (Note 30) de poissons sans cailles, de porcs, de livres, de hrissons, de hiboux, de griffons, d'ixions, etc.

     Il institua les ftes, les crmonies. Toutes ces choses, qui semblaient arbitraires aux autres nations, et soumises au droit positif, l'usage, tant commandes par Dieu mme, devenaient un droit divin pour les Juifs, comme tout ce que Jsus-Christ, fils de Marie, fils de Dieu, nous a command, est de droit divin pour nous.

     Gardons-nous de rechercher ici pourquoi Dieu a substitu une loi nouvelle celle qu'il avait donne Mose, et pourquoi il avait command Mose plus de choses qu'au patriarche Abraham, et plus Abraham qu' No (Note 31). Il semble qu'il daigne se proportionner aux temps et la population du genre humain: c'est une gradation paternelle; mais ces abmes sont trop profonds pour notre dbile vue. Tenons-nous dans les bornes de notre sujet; voyons d'abord ce qu'tait l'intolrance chez les Juifs.

     Il est vrai que, dans l'Exode, les Nombres, le Lvitique, le Deutronome, il y a des lois trs svres sur le culte, et des chtiments plus svres encore. Plusieurs commentateurs ont de la peine concilier les rcits de Mose avec les passages de Jrmie et d'Amos, et avec le clbre discours de saint Etienne, rapport dans les Actes des aptres. Amos dit (Note 32) que les Juifs adorrent toujours dans le dsert Moloch, Rempham, et Kium. Jrmie dit expressment (Note 33) que Dieu ne demanda aucun sacrifice leurs pres quand ils sortirent d'Egypte. Saint Etienne, dans son discours aux Juifs, s'exprime ainsi: "Ils adorrent l'arme du ciel (Note 34); ils n'offrirent ni sacrifices ni hosties dans le dsert pendant quarante ans; ils portrent le tabernacle du dieu Moloch, et l'astre de leur dieu Rempham."

     D'autres critiques infrent du culte de tant de dieux trangers que ces dieux furent tolrs par Mose, et ils citent en preuves ces paroles du Deutronome (Note 35): "Quand vous serez dans la terre de Chanaan, vous ne ferez point comme nous faisons aujourd'hui, o chacun fait ce qui lui semble bon (Note 36)."

     Ils appuient leur sentiment sur ce qu'il n'est parl d'aucun acte religieux du peuple dans le dsert: point de pque clbre, point de pentecte, nulle mention qu'on ait clbr la fte des tabernacles, nulle prire publique tablie; enfin la circoncision, ce sceau de l'alliance de Dieu avec Abraham, ne fut point pratique.

     Ils se prvalent encore de l'histoire de Josu. Ce conqurant dit aux Juifs (Note 37): "L'option vous est donne: choisissez quel parti il vous plaira, ou d'adorer les dieux que vous avez servis dans le pays des Amorrhens, ou ceux que vous avez reconnus en Msopotamie." Le peuple rpond: "Il n'en sera pas ainsi, nous servirons Adona." Josu leur rpliqua: "Vous avez choisi vous-mmes; tez donc du milieu de vous les dieux trangers." Ils avaient donc eu incontestablement d'autres dieux qu'Adona sous Mose.

     Il est trs inutile de rfuter ici les critiques qui pensent que le Pentateuque ne fut pas crit par Mose; tout a t dit ds longtemps sur cette matire; et quand mme quelque petite partie des livres de Mose aurait t crite du temps des juges ou des pontifes, ils n'en seraient pas moins inspirs et moins divins.

     C'est assez, ce me semble, qu'il soit prouv par la sainte Ecriture que, malgr la punition extraordinaire attire aux Juifs par le culte d'Apis, ils conservrent longtemps une libert entire: peut-tre mme que le massacre que fit Mose de vingt-trois mille hommes pour le veau rig par son frre lui fit comprendre qu'on ne gagnait rien par la rigueur, et qu'il fut oblig de fermer les yeux sur la passion du peuple pour les dieux trangers.

     Lui-mme (Note 38) semble bientt transgresser la loi qu'il a donne. Il a dfendu tout simulacre, cependant il rige un serpent d'airain. La mme exception la loi se trouve depuis dans le temple de Salomon: ce prince fait sculpter douze boeufs qui soutiennent le grand bassin du temple; des chrubins sont poss dans l'arche; ils ont une tte d'aigle et une tte de veau; et c'est apparemment cette tte de veau mal faite, trouve dans le temple par des soldats romains, qui fit croire longtemps que les Juifs adoraient un ne.

     En vain le culte des dieux trangers est dfendu; Salomon est paisiblement idoltre. Jroboam, qui Dieu donna dix parts du royaume, fait riger deux veaux d'or, et rgne vingt-deux ans, en runissant en lui les dignits de monarque et de pontife. Le petit royaume de Juda dresse sous Roboam des autels trangers et des statues. Le saint roi Asa ne dtruit point les hauts lieux (Note 39). Le grand prtre Urias rige dans le temple, la place de l'autel des holocaustes, un autel du roi de Syrie (Note 40). On ne voit, en un mot, aucune contrainte sur la religion. Je sais que la plupart des rois juifs s'exterminrent, s'assassinrent les uns les autres; mais ce fut toujours pour leur intrt, et non pour leur croyance.

     Il est vrai (Note 41) que parmi les prophtes il y en eut qui intressrent le ciel leur vengeance: Elie fit descendre le feu cleste pour consumer les prtres de Baal; Elise fit venir des ours pour dvorer quarante-deux petits enfants qui l'avaient appel tte chauve; mais ce sont des miracles rares, et des faits qu'il serait un peu dur de vouloir imiter.

     On nous objecte encore que le peuple juif fut trs ignorant et trs barbare. Il est dit (Note 42) que, dans la guerre qu'il fit aux Madianites (Note 43), Mose ordonna de tuer tous les enfants mles et toutes les mres, et de partager le butin. Les vainqueurs trouvrent dans le camp 675000 brebis, 72000 boeufs, 61000 nes, et 32000 jeunes filles; ils en firent le partage, et turent tout le reste. Plusieurs commentateurs mme prtendent que trente-deux filles furent immoles au Seigneur: "Cesserunt in partem Domini triginta duae animae."

     En effet, les Juifs immolaient des hommes la Divinit, tmoin le sacrifice de Jepht (Note 44), tmoin le roi Agag (Note 45) coup en morceaux par le prtre Samuel. Ezchiel mme leur promet, pour les encourager, qu'ils mangeront de la chair humaine: "Vous mangerez, dit-il, le cheval et le cavalier; vous boirez le sang des princes." Plusieurs commentateurs appliquent deux versets de cette prophtie aux Juifs mmes, et les autres aux animaux carnassiers. On ne trouve, dans toute l'histoire de ce peuple, aucun trait de gnrosit, de magnanimit, de bienfaisance; mais il s'chappe toujours, dans le nuage de cette barbarie si longue et si affreuse, des rayons d'une tolrance universelle.

     Jepht, inspir de Dieu, et qui lui immola sa fille, dit aux Ammonites (Note 46): "Ce que votre dieu Chamos vous a donn ne vous appartient-il pas de droit? Souffrez donc que nous prenions la terre que notre Dieu nous a promise." Cette dclaration est prcise: elle peut mener bien loin; mais au moins elle est une preuve vidente que Dieu tolrait Chamos. Car la sainte Ecriture ne dit pas: Vous pensez avoir droit sur les terres que vous dites vous avoir t donnes par le dieu Chamos; elle dit positivement: "Vous avez droit, tibi jure debentur"; ce qui est le vrai sens de ces paroles hbraques: Otho thirasch.

     L'histoire de Michas et du lvite, rapporte aux XVII e et XVIII e chapitres du livre des Juges est bien encore une preuve incontestable de la tolrance et de la libert la plus grande, admise alors chez les Juifs. La mre de Michas, femme fort riche d'Ephram, avait perdu onze cents pices d'argent; son fils les lui rendit: elle voua cet argent au Seigneur, et en fit faire des idoles; elle btit une petite chapelle. Un lvite desservit la chapelle, moyennant dix pices d'argent, une tunique, un manteau par anne, et sa nourriture; et Michas s'cria (Note 47): "C'est maintenant que Dieu me fera du bien, puisque j'ai chez moi un prtre de la race de Lvi."

     Cependant six cents hommes de la tribu de Dan, qui cherchaient s'emparer de quelque village dans le pays, et s'y tablir, mais n'ayant point de prtre lvite avec eux, et en ayant besoin pour que Dieu favorist leur entreprise, allrent chez Michas, et prirent son phod, ses idoles, et son lvite, malgr les remontrances de ce prtre, et malgr les cris de Michas et de sa mre. Alors ils allrent avec assurance attaquer le village nomm Las, et y mirent tout feu et sang selon leur coutume. Ils donnrent le nom de Dan Las, en mmoire de leur victoire; ils placrent l'idole de Michas sur un autel; et, ce qui est bien plus remarquable, Jonathan, petit-fils de Mose, fut le grand prtre de ce temple, o l'on adorait le Dieu d'Isral et l'idole de Michas.

     Aprs la mort de Gdon, les Hbreux adorrent Baal-brith pendant prs de vingt ans, et renoncrent au culte d'Adona, sans qu'aucun chef, aucun juge, aucun prtre, crit vengeance. Leur crime tait grand, je l'avoue; mais si cette idoltrie mme fut tolre, combien les diffrences dans le vrai culte ont-elles d l'tre!

     Quelques-uns donnent pour une preuve d'intolrance que le Seigneur lui-mme ayant permis que son arche ft prise par les Philistins dans un combat, il ne punit les Philistins qu'en les frappant d'une maladie secrte ressemblant aux hmorrodes, en renversant la statue de Dagon, et en envoyant une multitude de rats dans leurs campagnes; mais, lorsque les Philistins, pour apaiser sa colre, eurent renvoy l'arche attele de deux vaches qui nourrissaient leurs veaux, et offert Dieu cinq rats d'or, et cinq anus d'or, le Seigneur fit mourir soixante et dix anciens d'Isral et cinquante mille hommes du peuple pour avoir regard l'arche. On rpond que le chtiment du Seigneur ne tombe point sur une croyance, sur une diffrence dans le culte, ni sur aucune idoltrie.

     Si le Seigneur avait voulu punir l'idoltrie, il aurait fait prir tous les Philistins qui osrent prendre son arche, et qui adoraient Dagon; mais il fit prir cinquante mille soixante et dix hommes de son peuple, uniquement parce qu'ils avaient regard son arche, qu'ils ne devaient pas regarder: tant les lois, les moeurs de ce temps, l'conomie judaque, diffrent de tout ce que nous connaissons; tant les voies inscrutables de Dieu sont au-dessus des ntres. "La rigueur exerce, dit le judicieux dom Calmet, contre ce grand nombre d'hommes ne paratra excessive qu' ceux qui n'ont pas compris jusqu' quel point Dieu voulait tre craint et respect parmi son peuple, et qui ne jugent des vues et des desseins de Dieu qu'en suivant les faibles lumires de leur raison."

     Dieu ne punit donc pas un culte tranger, mais une profanation du sien, une curiosit indiscrte, une dsobissance, peut-tre mme un esprit de rvolte. On sent bien que de tels chtiments n'appartiennent qu' Dieu dans la thocratie judaque. On ne peut trop redire que ces temps et ces moeurs n'ont aucun rapport aux ntres.

     Enfin lorsque, dans les sicles postrieurs, Naaman l'idoltre demanda Elise s'il lui tait permis de suivre son roi (Note 48) dans le temple de Remnon, et d'y adorer avec lui, ce mme Elise, qui avait fait dvorer les enfants par les ours, ne lui rpondit-il pas: Allez en paix?

     Il y a bien plus; le Seigneur ordonna Jrmie de se mettre des cordes au cou, des colliers (Note 49), et des jougs, de les envoyer aux roitelets ou melchim de Moab, d'Ammon, d'Edom, de Tyr, de Sidon; et Jrmie leur fait dire par le Seigneur: "J'ai donn toutes vos terres Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur (Note 50)." Voil un roi idoltre dclar serviteur de Dieu et son favori.

     Le mme Jrmie, que le melk ou roitelet juif Sdcias avait fait mettre au cachot, ayant obtenu son pardon de Sdcias, lui conseille, de la part de Dieu, de se rendre au roi de Babylone (Note 51): "Si vous allez vous rendre ses officiers, dit-il, votre me vivra." Dieu prend donc enfin le parti d'un roi idoltre; il lui livre l'arche, dont la seule vue avait cot la vie cinquante mille soixante et dix Juifs; il lui livre le Saint des saints, et le reste du temple, qui avait cot btir cent huit mille talents d'or, un million dix-sept mille talents en argent, et dix mille drachmes d'or, laisss par David et ses officiers pour la construction de la maison du Seigneur: ce qui, sans compter les deniers employs par Salomon, monte la somme de dix-neuf milliards soixante-deux millions, ou environ, au cours de ce jour. Jamais idoltrie ne fut plus rcompense. Je sais que ce compte est exagr, qu'il y a probablement erreur de copiste; mais rduisez la somme la moiti, au quart, au huitime mme, elle vous tonnera encore. On n'est gure moins surpris des richesses qu'Hrodote dit avoir vues dans le temple d'Ephse. Enfin les trsors ne sont rien aux yeux de Dieu, et le nom de son serviteur, donn Nabuchodonosor, est le vrai trsor inestimable.''

     Dieu (Note 52) ne favorise pas moins le Kir, ou Koresh, ou Kosros, que nous appelons Cyrus; il l'appelle son christ, son oint, quoiqu'il ne ft pas oint, selon la signification commune de ce mot, et qu'il suivt la religion de Zoroastre; il l'appelle son pasteur, quoiqu'il ft usurpateur aux yeux des hommes: il n'y a pas dans toute la sainte Ecriture une plus grande marque de prdilection.

     Vous voyez dans Malachie que "du levant au couchant le nom de Dieu est grand dans les nations, et qu'on lui offre partout des oblations pures". Dieu a soin des Ninivites idoltres comme des Juifs; il les menace, et il leur pardonne. Melchisdech, qui n'tait point juif, tait sacrificateur de Dieu. Balaam, idoltre, tait prophte. L'Ecriture nous apprend donc que non seulement Dieu tolrait tous les autres peuples, mais qu'il en avait un soin paternel: et nous osons tre intolrants!


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CHAPITRE XIII

EXTREME TOLERANCE DES JUIFS

     Ainsi donc, sous Mose, sous les juges, sous les rois, vous voyez toujours des exemples de tolrance. Il y a bien plus (Note 53): Mose dit plusieurs fois que "Dieu punit les pres dans les enfants jusqu' la quatrime gnration"; cette menace tait ncessaire un peuple qui Dieu n'avait rvl ni l'immortalit de l'me, ni les peines et les rcompenses dans une autre vie. Ces vrits ne lui furent annonces ni dans le Dcalogue, ni dans aucune loi du Lvitique et du Deutronome. C'taient les dogmes des Perses, des Babyloniens, des Egyptiens, des Grecs, des Crtois; mais ils ne constituaient nullement la religion des Juifs. Mose ne dit point: "Honore ton pre et ta mre, si tu veux aller au ciel"; mais: "Honore ton pre et ta mre, afin de vivre longtemps sur la terre." Il ne les menace que de maux corporels (Note 54), de la gale sche, de la gale purulente, d'ulcres malins dans les genoux et dans le gras des jambes, d'tre exposs aux infidlits de leurs femmes, d'emprunter usure des trangers, et de ne pouvoir prter usure; de prir de famine, et d'tre obligs de manger leurs enfants; mais en aucun lieu il ne leur dit que leurs mes immortelles subiront des tourments aprs la mort, ou goteront des flicits. Dieu, qui conduisait lui-mme son peuple, le punissait ou le rcompensait immdiatement aprs ses bonnes ou ses mauvaises actions. Tout tait temporel, et c'est une vrit dont Warburton abuse pour prouver que la loi des Juifs tait divine (Note 55): parce que Dieu mme tant leur roi, rendant justice immdiatement aprs la transgression ou l'obissance, n'avait pas besoin de leur rvler une doctrine qu'il rservait au temps o il ne gouvernerait plus son peuple. Ceux qui, par ignorance, prtendent que Mose enseignait l'immortalit de l'me, tent au Nouveau Testament un de ses plus grands avantages sur l'Ancien. Il est constant que la loi de Mose n'annonait que des chtiments temporels jusqu' la quatrime gnration. Cependant, malgr l'nonc prcis de cette loi, malgr cette dclaration expresse de Dieu qu'il punirait jusqu' la quatrime gnration, Ezchiel annonce tout le contraire aux Juifs, et leur dit (Note 56) que le fils ne portera point l'iniquit de son pre; il va mme jusqu' faire dire Dieu qu'il leur avait donn (Note 57) "des prceptes qui n'taient pas bons" (Note 58).

     Le livre d'Ezchiel n'en fut pas moins insr dans le canon des auteurs inspirs de Dieu: il est vrai que la synagogue n'en permettait pas la lecture avant l'ge de trente ans, comme nous l'apprend saint Jrme; mais c'tait de peur que la jeunesse n'abust des peintures trop naves qu'on trouve dans les chapitres XVI et XXIII du libertinage des deux soeurs Oolla et Ooliba. En un mot, son livre fut toujours reu, malgr sa contradiction formelle avec Mose.

     Enfin (Note 59), lorsque l'immortalit de l'me fut un dogme reu, ce qui probablement avait commenc ds le temps de la captivit de Babylone, la secte des saducens persista toujours croire qu'il n'y avait ni peines ni rcompenses aprs la mort, et que la facult de sentir et de penser prissait avec nous, comme la force active, le pouvoir de marcher et de digrer. Ils niaient l'existence des anges. Ils diffraient beaucoup plus des autres Juifs que les protestants ne diffrent des catholiques; ils n'en demeurrent pas moins dans la communion de leurs frres: on vit mme des grands prtres de leur secte.

     Les pharisiens croyaient la fatalit (Note 60) et la mtempsycose (Note 61). Les essniens pensaient que les mes des justes allaient dans les les fortunes (Note 62), et celles des mchants dans une espce de Tartare. Ils ne faisaient point de sacrifices; ils s'assemblaient entre eux dans une synagogue particulire. En un mot, si l'on veut examiner de prs le judasme, on sera tonn de trouver la plus grande tolrance au milieu des horreurs les plus barbares. C'est une contradiction, il est vrai; presque tous les peuples se sont gouverns par des contradictions. Heureuse celle qui amne des moeurs douces quand on a des lois de sang!


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CHAPITRE XIV

SI L'INTOLERANCE
A ETE ENSEIGNEE PAR JESUS-CHRIST

     Voyons maintenant si Jsus-Christ a tabli des lois sanguinaires, s'il a ordonn l'intolrance, s'il fit btir les cachots de l'Inquisition, s'il institua les bourreaux des autodaf.

     Il n'y a, si je ne me trompe, que peu de passages dans les Evangiles dont l'esprit perscuteur ait pu infrer que l'intolrance, la contrainte, sont lgitimes. L'un est la parabole dans laquelle le royaume des cieux est compar un roi qui invite des convives aux noces de son fils; ce monarque leur fait dire par ses serviteurs (Note 63): "J'ai tu mes boeufs et mes volailles; tout est prt, venez aux noces." Les uns, sans se soucier de l'invitation, vont leurs maisons de campagne, les autres leur ngoce; d'autres outragent les domestiques du roi, et les tuent. Le roi fait marcher ses armes contre ces meurtriers, et dtruit leur ville; il envoie sur les grands chemins convier au festin tous ceux qu'on trouve: un d'eux s'tant mis table sans avoir mis la robe nuptiale est charg de fers, et jet dans les tnbres extrieures.

     Il est clair que cette allgorie ne regardant que le royaume des cieux, nul homme assurment ne doit en prendre le droit de garrotter ou de mettre au cachot son voisin qui serait venu souper chez lui sans avoir un habit de noces convenable, et je ne connais dans l'histoire aucun prince qui ait fait pendre un courtisan pour un pareil sujet; il n'est pas non plus craindre que, quand l'empereur, ayant tu ses volailles, enverra ses pages des princes de l'empire pour les prier souper, ces princes tuent ces pages. L'invitation au festin signifie la prdication du salut; le meurtre des envoys du prince figure la perscution contre ceux qui prchent la sagesse et la vertu.

     L'autre (Note 64) parabole est celle d'un particulier qui invite ses amis un grand souper, et lorsqu'il est prt de se mettre table, il envoie son domestique les avertir. L'un s'excuse sur ce qu'il a achet une terre, et qu'il va la visiter: cette excuse ne parat pas valable, ce n'est pas pendant la nuit qu'on va voir sa terre; un autre dit qu'il a achet cinq paires de boeufs, et qu'il les doit prouver: il a le mme tort que l'autre, on n'essaye pas des boeufs l'heure du souper; un troisime rpond qu'il vient de se marier, et assurment son excuse est trs recevable. Le pre de famille, en colre, fait venir son festin les aveugles et les boiteux, et, voyant qu'il reste encore des places vides, il dit son valet: "Allez dans les grands chemins et le long des haies, et contraignez les gens d'entrer."

     Il est vrai qu'il n'est pas dit expressment que cette parabole soit une figure du royaume des cieux. On n'a que trop abus de ces paroles: Contrains-les d'entrer; mais il est visible qu'un seul valet ne peut contraindre par la force tous les gens qu'il rencontre venir souper chez son matre; et d'ailleurs, des convives ainsi forcs ne rendraient pas le repas fort agrable. Contrains-les d'entrer ne veut dire autre chose, selon les commentateurs les plus accrdits, sinon: priez, conjurez, pressez, obtenez. Quel rapport, je vous prie, de cette prire et de ce souper la perscution?

     Si on prend les choses la lettre, faudra-t-il tre aveugle, boiteux, et conduit par force, pour tre dans le sein de l'Eglise? Jsus dit dans la mme parabole: "Ne donnez dner ni vos amis ni vos parents riches"; en a-t-on jamais infr qu'on ne dot point en effet dner avec ses parents et ses amis ds qu'ils ont un peu de fortune?

     Jsus-Christ, aprs la parabole du festin, dit (Note 65): "Si quelqu'un vient moi, et ne hait pas son pre, sa mre, ses frres, ses soeurs, et mme sa propre me, il ne peut tre mon disciple, etc. Car qui est celui d'entre vous qui, voulant btir une tour, ne suppute pas auparavant la dpense?" Y a-t-il quelqu'un, dans le monde, assez dnatur pour conclure qu'il faut har son pre et sa mre? Et ne comprend-on pas aisment que ces paroles signifient: Ne balancez pas entre moi et vos plus chres affections?

     On cite le passage de saint Matthieu (Note 66): "Qui n'coute point l'Eglise soit comme un paen et comme un receveur de la douane"; cela ne dit pas absolument qu'on doive perscuter les paens et les fermiers des droits du roi: ils sont maudits, il est vrai, mais ils ne sont point livrs au bras sculier. Loin d'ter ces fermiers aucune prrogative de citoyen, on leur a donn les plus grands privilges; c'est la seule profession qui soit condamne dans L'Ecriture, et c'est la plus favorise par les gouvernements. Pourquoi donc n'aurions-nous pas pour nos frres errants autant d'indulgence que nous prodiguons de considration nos frres les traitants?

     Un autre passage dont on a fait un abus grossier est celui de saint Matthieu et de saint Marc, o il est dit que Jsus, ayant faim le matin, approcha d'un figuier o il ne trouva que des feuilles, car ce n'tait pas le temps des figues: il maudit le figuier qui se scha aussitt.

     On donne plusieurs explications diffrentes de ce miracle; mais y en a-t-il une seule qui puisse autoriser la perscution? Un figuier n'a pu donner des figues vers le commencement de mars, on l'a sch: est-ce une raison pour faire scher nos frres de douleur dans tous les temps de l'anne? Respectons dans l'criture tout ce qui peut faire natre des difficults dans nos esprits curieux et vains, mais n'en abusons pas pour tre durs et implacables.

     L'esprit perscuteur, qui abuse de tout, cherche encore sa justification dans l'expulsion des marchands chasss du temple, et dans la lgion de dmons envoye du corps d'un possd dans le corps de deux mille animaux immondes. Mais qui ne voit que ces deux exemples ne sont autre chose qu'une justice que Dieu daigne faire lui-mme d'une contravention la loi? C'tait manquer de respect la maison du Seigneur que de changer son parvis en une boutique de marchands. En vain le sanhdrin et les prtres permettaient ce ngoce pour la commodit des sacrifices: le Dieu auquel on sacrifiait pouvait sans doute, quoique cach sous la figure humaine, dtruire cette profanation; il pouvait de mme punir ceux qui introduisaient dans le pays des troupeaux entiers dfendus par une loi dont il daignait lui-mme tre l'observateur. Ces exemples n'ont pas le moindre rapport aux perscutions sur le dogme. Il faut que l'esprit d'intolrance soit appuy sur de bien mauvaises raisons, puisqu'il cherche partout les plus vains prtextes.

     Presque tout le reste des paroles et des actions de Jsus-Christ prche la douceur, la patience, l'indulgence. C'est le pre de famille qui reoit l'enfant prodigue; c'est l'ouvrier qui vient la dernire heure, et qui est pay comme les autres; c'est le samaritain charitable; lui-mme justifie ses disciples de ne pas jener; il pardonne la pcheresse; il se contente de recommander la fidlit la femme adultre; il daigne mme condescendre l'innocente joie des convives de Cana, qui, tant dj chauffs de vin, en demandent encore: il veut bien faire un miracle en leur faveur, il change pour eux l'eau en vin.

     Il n'clate pas mme contre Judas, qui doit le trahir il ordonne Pierre de ne se jamais servir de l'pe; il rprimande. les enfants de Zbde, qui, l'exemple d'Elie, voulaient faire descendre le feu du ciel sur une ville qui n'avait pas voulu le loger.

     Enfin il meurt victime de l'envie. Si l'on ose comparer le sacr avec le profane, et un Dieu avec un homme, sa mort, humainement parlant, a beaucoup de rapport avec celle de Socrate. Le philosophe grec prit par la haine des sophistes, des prtres, et des premiers du peuple: le lgislateur des chrtiens succomba sous la haine des scribes, des pharisiens, et des prtres. Socrate pouvait viter la mort, et il ne le voulut pas: Jsus-Christ s'offrit volontairement. Le philosophe grec pardonna non seulement ses calomniateurs et ses juges iniques, mais il les pria de traiter un jour ses enfants comme lui-mme, s'ils taient assez heureux pour mriter leur haine comme lui: le lgislateur des chrtiens, infiniment suprieur, pria son pre de pardonner ses ennemis.

     Si Jsus-Christ sembla craindre la mort, si l'angoisse qu'il ressentit fut si extrme qu'il en eut une sueur mle de sang, ce qui est le symptme le plus violent et le plus rare, c'est qu'il daigna s'abaisser toute la faiblesse du corps humain, qu'il avait revtu. Son corps tremblait, et son me tait inbranlable; il nous apprenait que la vraie force, la vraie grandeur, consistent supporter des maux sous lesquels notre nature succombe. Il y a un extrme courage courir la mort en la redoutant.

     Socrate avait trait les sophistes d'ignorants, et les avait convaincus de mauvaise foi: Jsus, usant de ses droits divins, traita les scribes (Note 67) et les pharisiens d'hypocrites, d'insenss, d'aveugles, de mchants, de serpents, de race de vipres.

     Socrate ne fut point accus de vouloir fonder une secte nouvelle: on n'accusa point Jsus-Christ d'en avoir voulu introduire une (Note 68). Il est dit que les princes des prtres et tout le conseil cherchaient un faux tmoignage contre Jsus pour le faire prir.

     Or, s'ils cherchaient un faux tmoignage, ils ne lui reprochaient donc pas d'avoir prch publiquement contre la loi. Il fut en effet soumis la loi de Mose depuis son enfance jusqu' sa mort. On le circoncit le huitime jour, comme tous les autres enfants. S'il fut depuis baptis dans le Jourdain, c'tait une crmonie consacre chez les Juifs, comme chez tous les peuples de l'Orient. Toutes les souillures lgales se nettoyaient par le baptme; c'est ainsi qu'on consacrait les prtres: on se plongeait dans l'eau la fte de l'expiation solennelle, on baptisait les proslytes.

     Jsus observa tous les points de la loi: il fta tous les jours de sabbat; il s'abstint des viandes dfendues; il clbra toutes les ftes, et mme, avant sa mort, il avait clbr la pque; on ne l'accusa ni d'aucune opinion nouvelle, ni d'avoir observ aucun rite tranger. N Isralite, il vcut constamment en Isralite.

     Deux tmoins qui se prsentrent l'accusrent d'avoir dit (Note 69): "qu'il pourrait dtruire le temple et le rebtir en trois jours". Un tel discours tait incomprhensible pour les Juifs charnels; mais ce n'tait pas une accusation de vouloir fonder une nouvelle secte.

     Le grand prtre l'interrogea, et lui dit: "Je vous commande par le Dieu vivant de nous dire si vous tes le Christ fils de Dieu." On ne nous apprend point ce que le grand prtre entendait par fils de Dieu. On se servait quelquefois de cette expression pour signifier un juste (Note 70), comme on employait les mots de fils de Blial pour signifier un mchant. Les Juifs grossiers n'avaient aucune ide du mystre sacr d'un fils de Dieu, Dieu lui-mme venant sur la terre.

     Jsus lui rpondit: "Vous l'avez dit; mais je vous dis que vous verrez bientt le fils de l'homme assis la droite de la vertu de Dieu, venant sur les nues du ciel."

     Cette rponse fut regarde par le sanhdrin irrit comme un blasphme. Le sanhdrin n'avait plus le droit du glaive; ils traduisirent Jsus devant le gouverneur romain de la province, et l'accusrent calomnieusement d'tre un perturbateur du repos public, qui disait qu'il ne fallait pas payer le tribut Csar, et qui de plus se disait roi des Juifs. Il est donc de la plus grande vidence qu'il fut accus d'un crime d'Etat.

     Le gouverneur Pilate, ayant appris qu'il tait Galilen, le renvoya d'abord Hrode, ttrarque de Galile. Hrode crut qu'il tait impossible que Jsus pt aspirer se faire chef de parti, et prtendre la royaut; il le traita avec mpris, et le renvoya Pilate, qui eut l'indigne faiblesse de le condamner pour apaiser le tumulte excit contre lui-mme, d'autant plus qu'il avait essuy dj une rvolte des Juifs, ce que nous apprend Josphe. Pilate n'eut pas la mme gnrosit qu'eut depuis le gouverneur Festus.

     Je demande prsent si c'est la tolrance ou l'intolrance qui est de droit divin? Si vous voulez ressembler Jsus-Christ, soyez martyrs, et non pas bourreaux.


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CHAPITRE XV

TEMOIGNAGES CONTRE L'INTOLERANCE

     C'est une impit d'ter, en matire de religion, la libert aux hommes, d'empcher qu'ils ne fassent choix d'une divinit: aucun homme, aucun dieu, ne voudrait d'un service forc. (Apologtique, ch. XXIV.)

     Si on usait de violence pour la dfense de la foi, les vques s'y opposeraient. (Saint HILAIRE, liv. Ier.)

     La religion force n'est plus religion: il faut persuader, et non contraindre. La religion ne se commande point. (JACTANCE, liv. III.)

     C'est une excrable hrsie de vouloir attirer par la force, par les coups, par les emprisonnements, ceux qu'on n'a pu convaincre par la raison. (Saint ATHANASE, liv. Ier.)

     Rien n'est plus contraire la religion que la contrainte. (Saint JUSTIN, martyr, liv. V.)

     Perscuterons-nous ceux que Dieu tolre? dit saint Augustin, avant que sa querelle avec les donatistes l'et rendu trop svre.

     Qu'on ne fasse aucune violence aux Juifs. (Quatrime concile de Tolde, cinquante-sixime canon.)

     Conseillez, et ne forcez pas. (Lettre de saint Bernard.)

     Nous ne prtendons point dtruire les erreurs par la violence. (Discours du clerg de France Louis XIII.)

     Nous avons toujours dsapprouv les voies de rigueur. (Assemble du clerg, 11 auguste 1560.)

     Nous savons que la foi se persuade et ne se commande point. (FLECHIER, vque de Nmes, lettre 19.)

     On ne doit pas mme user de termes insultants. (L'vque Du BELLAI, dans une Instruction pastorale.)

     Souvenez-vous que les maladies de l'me ne se gurissent point par contrainte et par violence. (Le cardinal LE CAMUS, Instruction pastorale de 1688.)

     Accordez tous la tolrance civile. (FENELON, archevque de Cambrai, au duc de Bourgogne.)

     L'exaction force d'une religion est une preuve vidente que l'esprit qui la conduit est un esprit ennemi de la vrit. (DIROIS, docteur de Sorbonne, livre VI, chap. IV.)

     La violence peut faire des hypocrites; on ne persuade point quand on fait retentir partout les menaces. (TILLEMONT, Histoire ecclsiastique, tome VI.)

     Il nous a paru conforme l'quit et la droite raison de marcher sur les traces de l'ancienne Eglise, qui n'a point us de violence pour tablir et tendre la religion. (Remontrance du parlement de Paris Henri II.)

     L'exprience nous apprend que la violence est plus capable d'irriter que de gurir un mal qui a sa racine dans l'esprit, etc. (DE THOU, Eptre ddicatoire Henri IV.)

     La foi ne s'inspire pas coups d'pe. (CERISIERS, Sur les rgnes de Henri IV et de Louis XIII.)

     C'est un zle barbare que celui qui prtend planter la religion dans les coeurs, comme si la persuasion pouvait tre l'effet de la contrainte. (BOULAINVILLIERS, Etat de la France.)

     Il en est de la religion comme de l'amour: le commandement n'y peut rien, la contrainte encore moins; rien de plus indpendant que d'aimer et de croire. (AMELOT DE LA HOUSSAIE, sur les Lettres du cardinal d'Ossat.)

     Si le ciel vous a assez aims pour vous faire voir la vrit, il vous a fait une grande grce; mais est-ce aux enfants qui ont l'hritage de leur pre, de har ceux qui ne l'ont pas eu? (Esprit des Lois, liv. XXV.)

     On pourrait faire un livre norme, tout compos de pareils passages. Nos histoires, nos discours, nos sermons, nos ouvrages de morale, nos catchismes, respirent tous, enseignent tous aujourd'hui ce devoir sacr de l'indulgence. Par quelle fatalit, par quelle inconsquence dmentirions-nous dans la pratique une thorie que nous annonons tous les jours? Quand nos actions dmentent notre morale, c'est que nous croyons qu'il y a quelque avantage pour nous faire le contraire de ce que nous enseignons; mais certainement il n'y a aucun avantage perscuter ceux qui ne sont pas de notre avis, et nous en faire har. Il y a donc, encore une fois, de l'absurdit dans l'intolrance. Mais, dira-t-on, ceux qui ont intrt gner les consciences ne sont point absurdes. C'est eux que s'adresse le chapitre suivant.


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CHAPITRE XVI

DIALOGUE ENTRE UN MOURANT
ET UN HOMME QUI SE PORTE BIEN

     Un citoyen tait l'agonie dans une ville de province; un homme en bonne sant vint insulter ses derniers moments, et lui dit:

     Misrable! pense comme moi tout l'heure: signe cet crit, confesse que cinq propositions sont dans un livre que ni toi ni moi n'avons jamais lu; sois tout l'heure du sentiment de Lanfranc contre Brenger, de saint Thomas contre saint Bonaventure; embrasse le second concile de Nice contre le concile de Francfort; explique-moi dans l'instant comment ces paroles: "Mon Pre est plus grand que moi" signifient expressment: "Je suis aussi grand que lui."

     Dis-moi comment le Pre communique tout au Fils, except la paternit, ou je vais faire jeter ton corps la voirie; tes enfants n'hriteront point de toi, ta femme sera prive de sa dot, et ta famille mendiera du pain, que mes pareils ne lui donneront pas.

     LE MOURANT.

     J'entends peine ce que vous me dites; les menaces que vous me faites parviennent confusment mon oreille, elles troublent mon me, elles rendent ma mort affreuse. Au nom de Dieu, ayez piti de moi.

     LE BARBARE.

     De la piti! je n'en puis avoir si tu n'es pas de mon avis en tout.

     LE MOURANT.

     Hlas! vous sentez qu' ces derniers moments tous mes sens sont fltris, toutes les portes de mon entendement sont fermes, mes ides s'enfuient, ma pense s'teint. Suis-je en tat de disputer?

     LE BARBARE.

     H bien, si tu ne peux pas croire ce que je veux, dis que tu le crois, et cela me suffit.

     LE MOURANT.

     Comment puis-je me parjurer pour vous plaire? Je vais paratre dans un moment devant le Dieu qui punit le parjure.

     LE BARBARE.

     N'importe; tu auras le plaisir d'tre enterr dans un cimetire, et ta femme, tes enfants, auront de quoi vivre. Meurs en hypocrite; l'hypocrisie est une bonne chose: c'est, comme on dit, un hommage que le vice rend la vertu. Un peu d'hypocrisie, mon ami, qu'est-ce que cela cote?

     LE MOURANT.

     Hlas! vous mprisez Dieu, ou vous ne le reconnaissez pas, puisque vous me demandez un mensonge l'article de la mort, vous qui devez bientt recevoir votre jugement de lui, et qui rpondrez de ce mensonge.

     LE BARBARE.

     Comment, insolent! je ne reconnais point de Dieu!

     LE MOURANT.

     Pardon, mon frre, je crains que vous n'en connaissiez pas. Celui que j'adore ranime en ce moment mes forces pour vous dire d'une voix mourante que, si vous croyez en Dieu, vous devez user envers moi de charit. Il m'a donn ma femme et mes enfants, ne les faites pas prir de misre. Pour mon corps, faites-en ce que vous voudrez: je vous l'abandonne; mais croyez en Dieu, je vous en conjure.

     LE BARBARE.

     Fais, sans raisonner, ce que je t'ai dit; je le veux, je te l'ordonne.

     LE MOURANT.

     Et quel intrt avez-vous me tant tourmenter?

     LE BARBARE.

     Comment! quel intrt? Si j'ai ta signature, elle me vaudra un bon canonicat.

     LE MOURANT.

     Ah! mon frre! voici mon dernier moment; je meurs, je vais prier Dieu qu'il vous touche et qu'il vous convertisse.

     LE BARBARE.

     Au diable soit l'impertinent, qui n'a point sign! Je vais signer pour lui et contrefaire son criture (Note 71).

     La lettre suivante est une confirmation de la mme morale.


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CHAPITRE XVII

LETTRE ECRITE AU JESUITE LE TELLIER,
PAR UN BENEFICIER, LE 6 MAI 1714

          MON REVEREND PERE,

     J'obis aux ordres que Votre Rvrence m'a donns de lui prsenter les moyens les plus propres de dlivrer Jsus et sa Compagnie de leurs ennemis. Je crois qu'il ne reste plus que cinq cent mille huguenots dans le royaume, quelques-uns disent un million, d'autres quinze cent mille; mais en quelque nombre qu'ils soient, voici mon avis, que je soumets trs humblement au vtre, comme je le dois.

     1 Il est ais d'attraper en un jour tous les prdicants et de les pendre tous la fois dans une mme place, non seulement pour l'dification publique, mais pour la beaut du spectacle.

     2 Je ferais assassiner dans leurs lits tous les pres et mres, parce que si on les tuait dans les rues, cela pourrait causer quelque tumulte; plusieurs mme pourraient se sauver, ce qu'il faut viter sur toute chose. Cette excution est un corollaire ncessaire de nos principes: car, s'il faut tuer un hrtique, comme tant de grands thologiens le prouvent, il est vident qu'il faut les tuer tous.

     3 Je marierais le lendemain toutes les filles de bons catholiques, attendu qu'il ne faut pas dpeupler trop l'Etat aprs la dernire guerre; mais l'gard des garons de quatorze et quinze ans, dj imbus de mauvais principes, qu'on ne peut se flatter de dtruire, mon opinion est qu'il faut les chtrer tous, afin que cette engeance ne soit jamais reproduite. Pour les autres petits garons, ils seront levs dans vos collges, et on les fouettera jusqu' ce qu'ils sachent par coeur les ouvrages de Sanchez et de Molina.

     4 Je pense, sauf correction, qu'il en faut faire autant tous les luthriens d'Alsace, attendu que, dans l'anne 1704, j'aperus deux vieilles de ce pays-l qui riaient le jour de la bataille d'Hochstedt.

     5 L'article des jansnistes paratra peut-tre un peu plus embarrassant: je les crois au nombre de six millions au moins; mais un esprit tel que le vtre ne doit pas s'en effrayer. Je comprends parmi les jansnistes tous les parlements, qui soutiennent si indignement les liberts de l'Eglise gallicane. C'est Votre Rvrence de peser, avec sa prudence ordinaire, les moyens de vous soumettre tous ces esprits revches. La conspiration des poudres n'eut pas le succs dsir, parce qu'un des conjurs eut l'indiscrtion de vouloir sauver la vie son ami; mais, comme vous n'avez point d'ami, le mme inconvnient n'est point craindre: il vous sera fort ais de faire sauter tous les parlements du royaume avec cette invention du moine Schwartz, qu'on appelle pulvis pyrius. Je calcule qu'il faut, l'un portant l'autre, trente-six tonneaux de poudre pour chaque parlement, et ainsi, en multipliant douze parlements par trente-six tonneaux, cela ne compose que quatre cent trente-deux tonneaux, qui, cent cus pice, font la somme de cent vingt-neuf mille six cents livres: c'est une bagatelle pour le rvrend pre gnral.

     Les parlements une fois sauts, vous donnerez leurs charges vos congrganistes, qui sont parfaitement instruits des lois du royaume.

     6 Il sera ais d'empoisonner M. le cardinal de Noailles, qui est un homme simple, et qui ne se dfie de rien.

     Votre Rvrence emploiera les mmes moyens de conversion auprs de quelques vques rnitents; leurs vchs seront mis entre les mains des jsuites, moyennant un bref du pape: alors tous les vques tant du parti de la bonne cause, et tous les curs tant habilement choisis par les vques, voici ce que je conseille, sous le bon plaisir de Votre Rvrence.

     7 Comme on dit que les jansnistes communient au moins Pques, il ne serait pas mal de saupoudrer les hosties de la drogue dont on se servit pour faire justice de l'empereur Henri VII. Quelque critique me dira peut-tre qu'on risquerait, dans cette opration, de donner aussi la mort-aux-rats aux molinistes: cette objection est forte; mais il n'y a point de projet qui n'ait des inconvnients, point de systme qui ne menace ruine par quelque endroit. Si on tait arrte par ces petites difficults, on ne viendrait jamais bout de rien; et d'ailleurs, comme il s'agit de procurer le plus grand bien qu'il soit possible, il ne faut pas se scandaliser si ce grand bien entrane aprs lui quelques mauvaises suites, qui ne sont de nulle considration.

     Nous n'avons rien nous reprocher: il est dmontr que tous les prtendus rforms, tous les jansnistes, sont dvolus l'enfer; ainsi nous ne faisons que hter le moment o ils doivent entrer en possession.

     Il n'est pas moins clair que le paradis appartient de droit aux molinistes: donc, en les faisant prir par mgarde et sans aucune mauvaise intention, nous acclrons leur joie; nous sommes dans l'un et l'autre cas les ministres de la Providence.

     Quant ceux qui pourraient tre un peu effarouchs du nombre, Votre Paternit pourra leur faire remarquer que depuis les jours florissants de l'Eglise jusqu' 1707, c'est--dire depuis environ quatorze cents ans, la thologie a procur le massacre de plus de cinquante millions d'hommes; et que je ne propose d'en trangler, ou gorger, ou empoisonner, qu'environ six millions cinq cent mille.

     On nous objectera peut-tre encore que mon compte n'est pas juste, et que je viole la rgle de trois: car, dira-t-on, si en quatorze cents ans il n'a pri que cinquante millions d'hommes pour des distinctions, des dilemmes et des antilemmes thologiques, cela ne fait par anne que trente-cinq mille sept cent quatorze personnes avec fraction, et qu'ainsi je tue six millions quatre cent soixante-quatre mille deux cent quatre-vingt-cinq personnes de trop avec fraction pour la prsente anne.

     Mais, en vrit, cette chicane est bien purile; on peut mme dire qu'elle est impie: car ne voit-on pas, par mon procd, que je sauve la vie tous les catholiques jusqu' la fin du monde? On n'aurait jamais fait, si on voulait rpondre toutes les critiques. Je suis avec un profond respect de Votre Paternit,

     Le trs humble, trs dvot et trs doux R...,

     natif d'Angoulme, prfet de la Congrgation.

     Ce projet ne put tre excut, parce que le P. Le Tellier y trouva quelques difficults, et que Sa Paternit fut exile l'anne suivante. Mais comme il faut examiner le pour et le contre, il est bon de rechercher dans quels cas on pourrait lgitimement suivre en partie les vues du correspondant du P. Le Tellier. Il parat qu'il serait dur d'excuter ce projet dans tous ses points; mais il faut voir dans quelles occasions on doit rouer ou pendre, ou mettre aux galres les gens qui ne sont pas de notre avis: c'est l'objet de l'article suivant.


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CHAPITRE XVIII

SEULS CAS OU L'INTOLERANCE
EST DE DROIT HUMAIN

     Pour qu'un gouvernement ne soit pas en droit de punir les erreurs des hommes, il est ncessaire que ces erreurs ne soient pas des crimes; elles ne sont des crimes que quand elles troublent la socit: elles troublent cette socit, ds qu'elles inspirent le fanatisme; il faut donc que les hommes commencent par n'tre pas fanatiques pour mriter la tolrance.

     Si quelques jeunes jsuites, sachant que l'Eglise a les rprouvs en horreur, que les jansnistes sont condamns par une bulle, qu'ainsi les jansnistes sont rprouvs, s'en vont brler une maison des Pres de l'Oratoire parce que Quesnel l'oratorien tait jansniste, il est clair qu'on sera bien oblig de punir ces jsuites.

     De mme, s'ils ont dbit des maximes coupables, si leur institut est contraire aux lois du royaume, on ne peut s'empcher de dissoudre leur compagnie, et d'abolir les jsuites pour en faire des citoyens: ce qui au fond est un mal imaginaire, et un bien rel pour eux, car o est le mal de porter un habit court au lieu d'une soutane, et d'tre libre au lieu d'tre esclave? On rforme la paix des rgiments entiers, qui ne se plaignent pas: pourquoi les jsuites poussent-ils de si hauts cris quand on les rforme pour avoir la paix?

     Que les cordeliers, transports d'un saint zle pour la vierge Marie, aillent dmolir l'glise des jacobins, qui pensent que Marie est ne dans le pch originel, on sera oblig alors de traiter les cordeliers peu prs comme les jsuites.

     On en dira autant des luthriens et des calvinistes. Ils auront beau dire: Nous suivons les mouvements de notre conscience, il vaut mieux obir Dieu qu'aux hommes; nous sommes le vrai troupeau, nous devons exterminer les loups; il est vident qu'alors ils sont loups eux-mmes.

     Un des plus tonnants exemples de fanatisme a t une petite secte en Danemark, dont le principe tait le meilleur du monde. Ces gens-l voulaient procurer le salut ternel leurs frres; mais les consquences de ce principe taient singulires. Ils savaient que tous les petits enfants qui meurent sans baptme sont damns, et que ceux qui ont le bonheur de mourir immdiatement aprs avoir reu le baptme jouissent de la gloire ternelle: ils allaient gorgeant les garons et les filles nouvellement baptiss qu'ils pouvaient rencontrer; c'tait sans doute leur faire le plus grand bien qu'on pt leur procurer: on les prservait la fois du pch, des misres de cette vie, et de l'enfer; on les envoyait infailliblement au ciel. Mais ces gens charitables ne considraient pas qu'il n'est pas permis de faire un petit mal pour un grand bien; qu'ils n'avaient aucun droit sur la vie de ces petits enfants; que la plupart des pres et mres sont assez charnels pour aimer mieux avoir auprs d'eux leurs fils et leurs filles que de les voir gorger pour aller en paradis, et qu'en un mot, le magistrat doit punir l'homicide, quoiqu'il soit fait bonne intention.

     Les Juifs sembleraient avoir plus de droit que personne de nous voler et de nous tuer: car bien qu'il y ait cent exemples de tolrance dans l'Ancien Testament, cependant il y a aussi quelques exemples et quelques lois de rigueur. Dieu leur a ordonn quelquefois de tuer les idoltres, et de ne rserver que les filles nubiles: ils nous regardent comme idoltres, et, quoique nous les tolrions aujourd'hui, ils pourraient bien, s'ils taient les matres, ne laisser au monde que nos filles.

     Ils seraient surtout dans l'obligation indispensable d'assassiner tous les Turcs, cela va sans difficult: car les Turcs possdent le pays des Ethens, des Jbusens, des Amorrhens, Jersnens, Hvens, Aracens, Cinens, Hamatens, Samarens: tous ces peuples furent dvous l'anathme; leur pays, qui tait de plus de vingt-cinq lieues de long, fut donn aux Juifs par plusieurs pactes conscutifs; ils doivent rentrer dans leur bien; les mahomtans en sont les usurpateurs depuis plus de mille ans.

     Si les Juifs raisonnaient ainsi aujourd'hui, il est clair qu'il n'y aurait d'autre rponse leur faire que de les mettre aux galres.

     Ce sont peu prs les seuls cas o l'intolrance parat raisonnable.


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CHAPITRE XIX

RELATION D'UNE DISPUTE DE CONTROVERSE A LA CHINE

     Dans les premires annes du rgne du grand empereur Kang-hi, un mandarin de la ville de Kanton entendit de sa maison un grand bruit qu'on faisait dans la maison voisine: il s'informa si l'on ne tuait personne; on lui dit que c'tait l'aumnier de la compagnie danoise, un chapelain de Batavia, et un jsuite qui disputaient; il les fit venir, leur fit servir du th et des confitures, et leur demanda pourquoi ils se querellaient.

     Le jsuite lui rpondit qu'il tait bien douloureux pour lui, qui avait toujours raison, d'avoir affaire des gens qui avaient toujours tort; que d'abord il avait argument avec la plus grande retenue, mais qu'enfin la patience lui avait chapp.

     Le mandarin leur fit sentir, avec toute la discrtion possible, combien la politesse est ncessaire dans la dispute, leur dit qu'on ne se fchait jamais la Chine, et leur demanda de quoi il s'agissait.

     Le jsuite lui rpondit: "Monseigneur, je vous en fais juge; ces deux messieurs refusent de se soumettre aux dcisions du concile de Trente."

     - "Cela m'tonne, dit le mandarin." Puis se tournant vers les deux rfractaires: "Il me parat, leur dit-il, messieurs, que vous devriez respecter les avis d'une grande assemble: je ne sais pas ce que c'est que le concile de Trente; mais plusieurs personnes sont toujours plus instruites qu'une seule. Nul ne doit croire qu'il en sait plus que les autres, et que la raison n'habite que dans sa tte; c'est ainsi que l'enseigne notre grand Confucius; et si vous m'en croyez, vous ferez trs bien de vous en rapporter au concile de Trente."

     Le Danois prit alors la parole, et dit: "Monseigneur parle avec la plus grande sagesse; nous respectons les grandes assembles comme nous le devons; aussi sommes-nous entirement de l'avis de plusieurs assembles qui se sont tenues avant celle de Trente.

     - Oh! si cela est ainsi, dit le mandarin, je vous demande pardon, vous pourriez bien avoir raison. Ca, vous tes donc du mme avis, ce Hollandais et vous, contre ce pauvre jsuite?

     - Point du tout, dit le Hollandais; cet homme-ci a des opinions presque aussi extravagantes que celles de ce jsuite, qui fait ici le doucereux avec vous; il n'y a pas moyen d'y tenir.

     - Je ne vous conois pas, dit le mandarin; n'tes-vous pas tous trois chrtiens? Ne venez-vous pas tous trois enseigner le christianisme dans notre empire? Et ne devez-vous pas par consquent avoir les mmes dogmes?

     - Vous voyez, monseigneur, dit le jsuite; ces deux gens-ci sont ennemis mortels, et disputent tous deux contre moi: il est donc vident qu'ils ont tous les deux tort, et que la raison n'est que de mon ct.

     - Cela n'est pas si vident, dit le mandarin; il se pourrait faire toute force que vous eussiez tort tous trois; je serais curieux de vous entendre l'un aprs l'autre."

     Le jsuite fit alors un assez long discours, pendant lequel le Danois et le Hollandais levaient les paules; le mandarin n'y comprit rien. Le Danois parla son tour; ses deux adversaires le regardrent en piti, et le mandarin n'y comprit pas davantage. Le Hollandais eut le mme sort. Enfin ils parlrent tous trois ensemble, ils se dirent de grosses injures. L'honnte mandarin eut bien de la peine mettre le hol, et leur dit: "Si vous voulez qu'on tolre ici votre doctrine, commencez par n'tre ni intolrants ni intolrables."

     Au sortir de l'audience, le jsuite rencontra un missionnaire jacobin; il lui apprit qu'il avait gagn sa cause, l'assurant que la vrit triomphait toujours. Le jacobin lui dit: "Si j'avais t l, vous ne l'auriez pas gagne; je vous aurais convaincu de mensonge et d'idoltrie." La querelle s'chauffa; le jacobin et le jsuite se prirent aux cheveux. Le mandarin, inform du scandale, les envoya tous deux en prison. Un sous-mandarin dit au juge: "Combien de temps Votre Excellence veut-elle qu'ils soient aux arrts? - Jusqu' ce qu'ils soient d'accord, dit le juge. - Ah! dit le sous-mandarin, ils seront donc en prison toute leur vie. - H bien! dit le juge, jusqu' ce qu'ils se pardonnent. - Ils ne se pardonneront jamais, dit l'autre; je les connais. - H bien donc! dit le mandarin, jusqu' ce qu'ils fassent semblant de se pardonner."


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CHAPITRE XX

S'IL EST UTILE D'ENTRETENIR LE PEUPLE
DANS LA SUPERSTITION

     Telle est la faiblesse du genre humain, et telle est sa perversit, qu'il vaut mieux sans doute pour lui d'tre subjugu par toutes les superstitions possibles, pourvu qu'elles ne soient point meurtrires, que de vivre sans religion. L'homme a toujours eu besoin d'un frein, et quoiqu'il ft ridicule de sacrifier aux faunes, aux sylvains, aux naades, il tait bien plus raisonnable et plus utile d'adorer ces images fantastiques de la Divinit que de se livrer l'athisme. Un athe qui serait raisonneur, violent et puissant, serait un flau aussi funeste qu'un superstitieux sanguinaire.

     Quand les hommes n'ont pas de notions saines de la Divinit, les ides fausses y supplent, comme dans les temps malheureux on trafique avec de la mauvaise monnaie, quand on n'en a pas de bonne. Le paen craignait de commettre un crime, de peur d'tre puni par les faux dieux; le Malabare craint d'tre puni par sa pagode. Partout o il y a une socit tablie, une religion est ncessaire; les lois veillent sur les crimes connus, et la religion sur les crimes secrets.

     Mais lorsqu'une fois les hommes sont parvenus embrasser une religion pure et sainte, la superstition devient non seulement inutile, mais trs dangereuse. On ne doit pas chercher nourrir de gland ceux que Dieu daigne nourrir de pain.

     La superstition est la religion ce que l'astrologie est l'astronomie, la fille trs folle d'une mre trs sage. Ces deux filles ont longtemps subjugu toute la terre.

     Lorsque, dans nos sicles de barbarie, il y avait peine deux seigneurs fodaux qui eussent chez eux un Nouveau Testament, il pouvait tre pardonnable de prsenter des fables au vulgaire, c'est--dire ces seigneurs fodaux, leurs femmes imbciles, et aux brutes leurs vassaux; on leur faisait croire que saint Christophe avait port l'enfant Jsus du bord d'une rivire l'autre; on les repaissait d'histoires de sorciers et de possds; ils imaginaient aisment que saint Genou gurissait de la goutte, et que sainte Claire gurissait les yeux malades. Les enfants croyaient au loup-garou, et les pres au cordon de saint Franois. Le nombre des reliques tait innombrable.

     La rouille de tant de superstitions a subsist encore quelque temps chez les peuples, lors mme qu'enfin la religion fut pure. On sait que quand M. de Noailles, vque de Chlons, fit enlever et jeter au feu la prtendue relique du saint nombril de Jsus-Christ, toute la ville de Chlons lui fit un procs; mais il eut autant de courage que de pit, et il parvint bientt faire croire aux Champenois qu'on pouvait adorer Jsus-Christ en esprit et en vrit, sans avoir son nombril dans une glise.

     Ceux qu'on appelait jansnistes ne contriburent pas peu draciner insensiblement dans l'esprit de la nation la plupart des fausses ides qui dshonoraient la religion chrtienne. On cessa de croire qu'il suffisait de rciter l'oraison des trente jours la vierge Marie pour obtenir tout ce qu'on voulait et pour pcher impunment.

     Enfin la bourgeoisie a commenc souponner que ce n'tait pas sainte Genevive qui donnait ou arrtait la pluie, mais que c'tait Dieu lui-mme qui disposait des lments. Les moines ont t tonns que leurs saints ne fissent plus de miracles; et si les crivains de la Vie de saint Franois Xavier revenaient au monde, ils n'oseraient pas crire que ce saint ressuscita neuf morts, qu'il se trouva en mme temps sur mer et sur terre, et que son crucifix tant tomb dans la mer, un cancre vint le lui rapporter.

     Il en a t de mme des excommunications. Nos historiens nous disent que lorsque le roi Robert eut t excommuni par le pape Grgoire V, pour avoir pous la princesse Berthe sa commre, ses domestiques jetaient par les fentres les viandes qu'on avait servies au roi, et que la reine Berthe accoucha d'une oie en punition de ce mariage incestueux. On doute aujourd'hui que les matres d'htel d'un roi de France excommuni jetassent son dner par la fentre, et que la reine mt au monde un oison en pareil cas.

     S'il y a quelques convulsionnaires dans un coin d'un faubourg, c'est une maladie pdiculaire dont il n'y a que la plus vile populace qui soit attaque. Chaque jour la raison pntre en France, dans les boutiques des marchands comme dans les htels des seigneurs. Il faut donc cultiver les fruits de cette raison, d'autant plus qu'il est impossible de les empcher d'clore. On ne peut gouverner la France, aprs qu'elle a t claire par les Pascal, les Nicole, les Arnauld, les Bossuet, les Descartes, les Gassendi, les Bayle, les Fontenelle, etc., comme on la gouvernait du temps des Garasse et des Menot.

     Si les matres d'erreurs, je dis les grands matres, si longtemps pays et honors pour abrutir l'espce humaine, ordonnaient aujourd'hui de croire que le grain doit pourrir pour germer; que la terre est immobile sur ses fondements, qu'elle ne tourne point autour du soleil; que les mares ne sont pas un effet naturel de la gravitation, que l'arc-en-ciel n'est pas form par la rfraction et la rflexion des rayons de la lumire, etc., et s'ils se fondaient sur des passages mal entendus de la sainte Ecriture pour appuyer leurs ordonnances, comment seraient-ils regards par tous les hommes instruits? Le terme de btes serait-il trop fort? Et si ces sages matres se servaient de la force et de la perscution pour faire rgner leur ignorance insolente, le terme de btes farouches serait-il dplac?

     Plus les superstitions des moines sont mprises, plus les vques sont respects, et les curs considrs; ils ne font que du bien, et les superstitions monacales ultramontaines feraient beaucoup de mal. Mais de toutes les superstitions, la plus dangereuse, n'est-ce pas celle de har son prochain pour ses opinions? Et n'est-il pas vident qu'il serait encore plus raisonnable d'adorer le saint nombril, le saint prpuce, le lait et la robe de la vierge Marie, que de dtester et de perscuter son frre?


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CHAPITRE XXI

VERTU VAUT MIEUX QUE SCIENCE

     Moins de dogmes, moins de disputes; et moins de disputes, moins de malheurs: si cela n'est pas vrai, j'ai tort.

     La religion est institue pour nous rendre heureux dans cette vie et dans l'autre. Que faut-il pour tre heureux dans la vie venir? tre juste.

     Pour tre heureux dans celle-ci, autant que le permet la misre de notre nature, que faut-il? tre indulgent.

     Ce serait le comble de la folie de prtendre amener tous les hommes penser d'une manire uniforme sur la mtaphysique. On pourrait beaucoup plus aisment subjuguer l'univers entier par les armes que subjuguer tous les esprits d'une seule ville.

     Euclide est venu aisment bout de persuader tous les hommes les vrits de la gomtrie: pourquoi? parce qu'il n'y en a pas une qui ne soit un corollaire vident de ce petit axiome: deux et deux font quatre. Il n'en est pas tout fait de mme dans le mlange de la mtaphysique et de la thologie.

     Lorsque l'vque Alexandre et le prtre Arios ou Arius commencrent disputer sur la manire dont le Logos tait une manation du Pre, l'empereur Constantin leur crivit d'abord ces paroles rapportes par Eusbe et par Socrate: "Vous tes de grands fous de disputer sur des choses que vous ne pouvez entendre."

     Si les deux partis avaient t assez sages pour convenir que l'empereur avait raison, le monde chrtien n'aurait pas t ensanglant pendant trois cents annes.

     Qu'y a-t-il en effet de plus fou et de plus horrible que de dire aux hommes: "Mes amis, ce n'est pas assez d'tre des sujets fidles, des enfants soumis, des pres tendres, des voisins quitables, de pratiquer toutes les vertus, de cultiver l'amiti, de fuir l'ingratitude, d'adorer Jsus-Christ en paix: il faut encore que vous sachiez comment on est engendr de toute ternit; et si vous ne savez pas distinguer l'omousion dans l'hypostase, nous vous dnonons que vous serez brls jamais; et, en attendant, nous allons commencer par vous gorger"?

     Si on avait prsent une telle dcision un Archimde, un Posidonius, un Varron, un Caton, un Cicron, qu'auraient-ils rpondu?

     Constantin ne persvra point dans sa rsolution d'imposer silence aux deux partis: il pouvait faire venir les chefs de l'ergotisme dans son palais; il pouvait leur demander par quelle autorit ils troublaient le monde: "Avez-vous les titres de la famille divine? Que vous importe que le Logos soit fait ou engendr, pourvu qu'on lui soit fidle, pourvu qu'on prche une bonne morale, et qu'on la pratique si on peut? J'ai commis bien des fautes dans ma vie, et vous aussi; vous tes ambitieux, et moi aussi; l'empire m'a cot des fourberies et des cruauts; j'ai assassin presque tous mes proches; je m'en repens: je veux expier mes crimes en rendant l'empire romain tranquille, ne m'empchez pas de faire le seul bien qui puisse faire oublier mes anciennes barbaries; aidez-moi finir mes jours en paix." Peut-tre n'aurait-il rien gagn sur les disputeurs; peut-tre fut-il flatt de prsider un concile en long habit rouge, la tte charge de pierreries.

     Voil pourtant ce qui ouvrit la porte tous ces flaux qui vinrent de l'Asie inonder l'Occident. Il sortit de chaque verset contest une furie arme d'un sophisme et d'un poignard, qui rendit tous les hommes insenss et cruels. Les Huns, les Hrules, les Goths et les Vandales, qui survinrent, firent infiniment moins de mal, et le plus grand qu'ils firent fut de se prter enfin eux-mmes ces disputes fatales.


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CHAPITRE XXII

DE LA TOLERANCE UNIVERSELLE

     Il ne faut pas un grand art, une loquence bien recherche, pour prouver que des chrtiens doivent se tolrer les uns les autres. Je vais plus loin: je vous dis qu'il faut regarder tous les hommes comme nos frres. Quoi! mon frre le Turc? mon frre le Chinois? le Juif? le Siamois? Oui, sans doute; ne sommes-nous pas tous enfants du mme pre, et cratures du mme Dieu?

     Mais ces peuples nous mprisent; mais ils nous traitent d'idoltres! H bien! je leur dirai qu'ils ont grand tort. Il me semble que je pourrais tonner au moins l'orgueilleuse opinitret d'un iman ou d'un talapoin, si je leur parlais peu prs ainsi:

     "Ce petit globe, qui n'est qu'un point, roule dans l'espace, ainsi que tant d'autres globes; nous sommes perdus dans cette immensit. L'homme, haut d'environ cinq pieds, est assurment peu de chose dans la cration. Un de ces tres imperceptibles dit quelques-uns de ses voisins, dans l'Arabie ou dans la Cafrerie: "Ecoutez-moi, car le Dieu de tous ces mondes m'a clair: il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la terre, mais il n'y a que ma fourmilire qui soit chre Dieu; toutes les autres lui sont en horreur de toute ternit; elle sera seule heureuse, et toutes les autres seront ternellement infortunes."

     Ils m'arrteraient alors, et me demanderaient quel est le fou qui a dit cette sottise. Je serais oblig de leur rpondre: "C'est vous-mmes." Je tcherais ensuite de les adoucir; mais cela serait bien difficile.

     Je parlerais maintenant aux chrtiens, et j'oserais dire, par exemple, un dominicain inquisiteur pour la foi: "Mon frre, vous savez que chaque province d'Italie a son jargon, et qu'on ne parle point Venise et Bergame comme Florence. L'Acadmie de la Crusca a fix la langue; son dictionnaire est une rgle dont on ne doit pas s'carter, et la Grammaire de Buonmattei est un guide infaillible qu'il faut suivre; mais croyez-vous que le consul de l'Acadmie, et en son absence Buonmattei, auraient pu en conscience faire couper la langue tous les Vnitiens et tous les Bergamasques qui auraient persist dans leur patois?"

     L'inquisiteur me rpond: "Il y a bien de la diffrence; il s'agit ici du salut de votre me: c'est pour votre bien que le directoire de l'Inquisition ordonne qu'on vous saisisse sur la dposition d'une seule personne, ft-elle infme et reprise de justice; que vous n'ayez point d'avocat pour vous dfendre; que le nom de votre accusateur ne vous soit pas seulement connu; que l'inquisiteur vous promette grce, et ensuite vous condamne; qu'il vous applique cinq tortures diffrentes, et qu'ensuite vous soyez ou fouett, ou mis aux galres, ou brl en crmonie (Note 72). Le P. Ivonet, le docteur Cuchalon, Zanchinus, Campegius, Roias, Felynus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus, y sont formels et cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction."

     Je prendrais la libert de lui rpondre: "Mon frre, peut-tre avez-vous raison; je suis convaincu du bien que vous voulez me faire; mais ne pourrais-je pas tre sauv sans tout cela?"

     Il est vrai que ces horreurs absurdes ne souillent pas tous les jours la face de la terre; mais elles ont t frquentes, et on en composerait aisment un volume beaucoup plus gros que les vangiles qui les rprouvent. Non seulement il est bien cruel de perscuter dans cette courte vie ceux qui ne pensent pas comme nous, mais je ne sais s'il n'est pas bien hardi de prononcer leur damnation ternelle. Il me semble qu'il n'appartient gure des atomes d'un moment, tels que nous sommes, de prvenir ainsi les arrts du Crateur. Je suis bien loin de combattre cette sentence: "Hors de l'Eglise point de salut"; je la respecte, ainsi que tout ce qu'elle enseigne, mais, en vrit, connaissons-nous toutes les voies de Dieu et toute l'tendue de ses misricordes? N'est-il pas permis d'esprer en lui autant que de le craindre? N'est-ce pas assez d'tre fidles l'Eglise? Faudra-t-il que chaque particulier usurpe les droits de la Divinit, et dcide avant elle du sort ternel de tous les hommes?

     Quand nous portons le deuil d'un roi de Sude, ou de Danemark, ou d'Angleterre, ou de Prusse, disons-nous que nous portons le deuil d'un rprouv qui brle ternellement en enfer? Il y a dans l'Europe quarante millions d'habitants qui ne sont pas de l'Eglise de Rome, dirons-nous chacun d'eux: "Monsieur, attendu que vous tes infailliblement damn, je ne veux ni manger, ni contracter, ni converser avec vous?"

     Quel est l'ambassadeur de France qui, tant prsent l'audience du Grand Seigneur, se dira dans le fond de son coeur: Sa Hautesse sera infailliblement brle pendant toute l'ternit, parce qu'elle est soumise la circoncision? S'il croyait rellement que le Grand Seigneur est l'ennemi mortel de Dieu, et l'objet de sa vengeance, pourrait-il lui parler? devrait-il tre envoy vers lui? Avec quel homme pourrait-on commercer, quel devoir de la vie civile pourrait-on jamais remplir, si en effet on tait convaincu de cette ide que l'on converse avec des rprouvs?

     O sectateurs d'un Dieu clment! si vous aviez un coeur cruel; si, en adorant celui dont toute la loi consistait en ces paroles: "Aimez Dieu et votre prochain", vous aviez surcharg cette loi pure et sainte de sophismes et de disputes incomprhensibles; si vous aviez allum la discorde, tantt pour un mot nouveau, tantt pour une seule lettre de l'alphabet; si vous aviez attach des peines ternelles l'omission de quelques paroles, de quelques crmonies que d'autres peuples ne pouvaient connatre, je vous dirais, en rpandant des larmes sur le genre humain: "Transportez-vous avec moi au jour o tous les hommes seront jugs, et o Dieu rendra chacun selon ses oeuvres."

     "Je vois tous les morts des sicles passs et du ntre comparatre en sa prsence. Etes-vous bien srs que notre Crateur et notre Pre dira au sage et vertueux Confucius, au lgislateur Solon, Pythagore, Zaleucus, Socrate, Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, Titus, les dlices du genre humain, Epicitte, tant d'autres hommes, les modles des hommes: Allez, monstres, allez subir des chtiments infinis en intensit et en dure; que votre supplice soit ternel comme moi! Et vous, mes bien-aims, Jean Chtel, Ravaillac, Damiens, Cartouche, etc., qui tes morts avec les formules prescrites, partagez jamais ma droite mon empire et ma flicit."

     Vous reculez d'horreur ces paroles; et, aprs qu'elles me sont chappes, je n'ai plus rien vous dire.


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CHAPITRE XXIII

PRIERE A DIEU

     Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse; c'est toi, Dieu de tous les tres, de tous les mondes et de tous les temps: s'il est permis de faibles cratures perdues dans l'immensit, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, toi qui as tout donn, toi dont les dcrets sont immuables comme ternels, daigne regarder en piti les erreurs attaches notre nature; que ces erreurs ne fassent point nos calamits. Tu ne nous as point donn un coeur pour nous har, et des mains pour nous gorger; fais que nous nous aidions mutuellement supporter le fardeau d'une vie pnible et passagre; que les petites diffrences entre les vtements qui couvrent nos dbiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insenses, entre toutes nos conditions si disproportionnes nos yeux, et si gales devant toi; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appels hommes ne soient pas des signaux de haine et de perscution; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te clbrer supportent ceux qui se contentent de la lumire de ton soleil; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne dtestent pas ceux qui disent la mme chose sous un manteau de laine noire; qu'il soit gal de t'adorer dans un jargon form d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, et qui possdent quelques fragments arrondis d'un certain mtal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie: car tu sais qu'il n'y a dans ces vanits ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir.

     Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frres! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exerce sur les mes, comme ils ont en excration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible. Si les flaux de la guerre sont invitables, ne nous hassons pas, ne nous dchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence bnir galement en mille langages divers, depuis Siam jusqu' la Californie, ta bont qui nous a donn cet instant.


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CHAPITRE XXIV

POST-SCRIPTUM

     Tandis qu'on travaillait cet ouvrage, dans l'unique dessein de rendre les hommes plus compatissants et plus doux, un autre homme crivait dans un dessein tout contraire: car chacun a son opinion. Cet homme faisait imprimer un petit code de perscution, intitul l'Accord de la religion et de l'humanit (c'est une faute de l'imprimeur: lisez de l'inhumanit).

     L'auteur de ce saint libelle s'appuie sur saint Augustin, qui, aprs avoir prch la douceur, prcha enfin la perscution, attendu qu'il tait alors le plus fort, et qu'il changeait souvent d'avis. Il cite aussi l'vque de Meaux, Bossuet, qui perscuta le clbre Fnelon, archevque de Cambrai, coupable d'avoir imprim que Dieu vaut bien la peine qu'on l'aime pour lui-mme.

     Bossuet tait loquent, je l'avoue; l'vque d'Hippone, quelquefois inconsquent, tait plus disert que ne sont les autres Africains, je l'avoue encore; mais je prendrai la libert de dire l'auteur de ce saint libelle, avec Armande, dans Les Femmes savantes:

          Quand sur une personne on prtend se rgler,

          C'est par les beaux cts qu'il lui faut ressembler.

          (Acte I, scne 1)

     Je dirai l'vque d'Hippone: Monseigneur, vous avez chang d'avis, permettez-moi de m'en tenir votre premire opinion; en vrit, je la crois meilleure.

     Je dirai l'vque de Meaux: Monseigneur, vous tes un grand homme: je vous trouve aussi savant, pour le moins, que saint Augustin, et beaucoup plus loquent; mais pourquoi tant tourmenter votre confrre, qui tait aussi loquent que vous dans un autre genre, et qui tait plus aimable?

     L'auteur du saint libelle sur l'inhumanit n'est ni un Bossuet ni un Augustin; il me parait tout propre faire un excellent inquisiteur: je voudrais qu'il ft Goa la tte de ce beau tribunal. Il est, de plus, homme d'Etat, et il tale de grands principes de politique. "S'il y a chez vous, dit-il, beaucoup d'htrodoxes, mnagez-les, persuadez-les; s'il n'y en a qu'un petit nombre, mettez en usage la potence et les galres, et vous vous en trouverez fort bien"; c'est ce qu'il conseille, la page 89 et 90.

     Dieu merci, je suis bon catholique, je n'ai point craindre ce que les huguenots appellent le martyre; mais si cet homme est jamais premier ministre, comme il parat s'en flatter dans son libelle, je l'avertis que je pars pour l'Angleterre le jour qu'il aura ses lettres patentes.

     En attendant, je ne puis que remercier la Providence de ce qu'elle permet que les gens de son espce soient toujours de mauvais raisonneurs. Il va jusqu' citer Bayle parmi les partisans de l'intolrance: cela est sens et adroit; et de ce que Bayle accorde qu'il faut punir les factieux et les fripons, notre homme en conclut qu'il faut perscuter feu et sang les gens de bonne foi qui sont paisibles.

     Presque tout son livre est une imitation de l'Apologie de la Saint-Barthlmy. C'est cet apologiste ou son cho. Dans l'un ou dans l'autre cas, il faut esprer que ni le matre ni le disciple ne gouverneront l'Etat.

     Mais s'il arrive qu'ils en soient les matres, je leur prsente de loin cette requte, au sujet de deux lignes de la page 93 du saint libelle:

     "Faut-il sacrifier au bonheur du vingtime de la nation le bonheur de la nation entire?"

     Suppos qu'en effet il y ait vingt catholiques romains en France contre un huguenot, je ne prtends point que le huguenot mange les vingt catholiques; mais aussi pourquoi ces vingt catholiques mangeraient-ils ce huguenot, et pourquoi empcher ce huguenot de se marier? N'y a-t-il pas des vques, des abbs, des moines, qui ont des terres en Dauphin, dans le Gvaudan, devers Agde, devers Carcassonne? Ces vques, ces abbs, ces moines, n'ont-ils pas des fermiers qui ont le malheur de ne pas croire la transsubstantiation? N'est-il pas de l'intrt des vques, des abbs, des moines et du public, que ces fermiers aient de nombreuses familles? N'y aura-t-il que ceux qui communieront sous une seule espce qui il sera permis de faire des enfants? En vrit cela n'est ni juste ni honnte.

     "La rvocation de l'dit de Nantes n'a point autant produit d'inconvnients qu'on lui en attribue", dit l'auteur.

     Si en effet on lui en attribue plus qu'elle n'en a produit, on exagre, et le tort de presque tous les historiens est d'exagrer; mais c'est aussi le tort de tous les controversistes de rduire rien le mal qu'on leur reproche. N'en croyons ni les docteurs de Paris ni les prdicateurs d'Amsterdam.

     Prenons pour juge M. le comte d'Avaux, ambassadeur en Hollande depuis 1685 jusqu'en 1688. Il dit, page, 181, tome V, qu'un seul homme avait offert de dcouvrir plus de vingt millions que les perscuts faisaient sortir de France. Louis XIV rpond M. d'Avaux: "Les avis que je reois tous les jours d'un nombre infini de conversions ne me laissent plus douter que les plus opinitres ne suivent l'exemple des autres."

     On voit, par cette lettre de Louis XIV, qu'il tait de trs bonne foi sur l'tendue de son pouvoir. On lui disait tous les matins: Sire, vous tes le plus grand roi de l'univers; tout l'univers fera gloire de penser comme vous ds que vous aurez parl. Pellisson, qui s'tait enrichi dans la place de premier commis des finances; Pellisson, qui avait t trois ans la Bastille comme complice de Fouquet; Pellisson, qui de calviniste tait devenu diacre et bnficier, qui faisait imprimer des prires pour la messe et des bouquets Iris, qui avait obtenu la place des conomats et de convertisseur; Pellisson, dis-je, apportait tous les trois mois une grande liste d'abjurations sept ou huit cus la pice, et faisait accroire son roi que, quand il voudrait, il convertirait tous les Turcs au mme prix. On se relayait pour le tromper; pouvait-il rsister la sduction?

     Cependant le mme M. d'Avaux mande au roi qu'un nomm Vincent maintient plus de cinq cents ouvriers auprs d'Angoulme, et que sa sortie causera du prjudice: tome V, page..

     Le mme M. d'Avaux parle de deux rgiments que le prince d'Orange fait dj lever par les officiers franais rfugis; il parle de matelots qui dsertrent de trois vaisseaux pour servir sur ceux du prince d'Orange. Outre ces deux rgiments, le prince d'Orange forme encore une compagnie de cadets rfugis, commands par deux capitaines, page 240. Cet ambassadeur crit encore, le 9 mai 1686, M. de Seignelai, "qu'il ne peut lui dissimuler la peine qu'il a de voir les manufactures de France s'tablir en Hollande, d'o elles ne sortiront jamais".

     Joignez tous ces tmoignages ceux de tous les intendants du royaume en 1699, et jugez si la rvocation de l'dit de Nantes n'a pas produit plus de mal que de bien, malgr l'opinion du respectable auteur de l'Accord de la religion et de l'inhumanit.

     Un marchal de France connu par son esprit suprieur disait, il y a quelques annes: "Je ne sais pas si la dragonnade a t ncessaire; mais il est ncessaire de n'en plus faire."

     J'avoue que j'ai cru aller un peu trop loin, quand j'ai rendu publique la lettre du correspondant du P. Le Tellier, dans laquelle ce congrganiste propose des tonneaux de poudre. Je me disais moi-mme: On ne m'en croira pas, on regardera cette lettre comme une pice suppose. Mes scrupules heureusement ont t levs quand j'ai lu dans l'Accord de la religion et de l'inhumanit, page 149, ces douces paroles:

     "L'extinction totale des protestants en France n'affaiblirait pas plus la France qu'une saigne n'affaiblit un malade bien constitu."

     Ce chrtien compatissant, qui a dit tout l'heure que les protestants composent le vingtime de la nation, veut donc qu'on rpande le sang de cette vingtime partie, et ne regarde cette opration que comme une saigne d'une palette! Dieu nous prserve avec lui des trois vingtimes!

     Si donc cet honnte homme propose de tuer le vingtime de la nation, pourquoi l'ami du P. Le Tellier n'aurait-il pas propos de faire sauter en l'air, d'gorger et d'empoisonner le tiers? Il est donc trs vraisemblable que la lettre au P. Le Tellier a t rellement crite.

     Le saint auteur finit enfin par conclure que l'intolrance est une chose excellente, "parce qu'elle n'a pas t, dit-il, condamne expressment par Jsus-Christ". Mais Jsus-Christ n'a pas condamn non plus ceux qui mettraient le feu aux quatre coins de Paris; est-ce une raison pour canoniser les incendiaires?

     Ainsi donc, quand la nature fait entendre d'un ct sa voix douce et bienfaisante, le fanatisme, cet ennemi de la nature, pousse des hurlements; et lorsque la paix se prsente aux hommes, l'intolrance forge ses armes. O vous, arbitre des nations, qui avez donn la paix l'Europe, dcidez entre l'esprit pacifique et l'esprit meurtrier!


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CHAPITRE XXV

SUITE ET CONCLUSION

     Nous apprenons que le 7 mars 1763, tout le conseil d'Etat assembl Versailles, les ministres d'Etat y assistant, le chancelier y prsidant, M. de Crosne, matre des requtes, rapporta l'affaire des Calas avec l'impartialit d'un juge, l'exactitude d'un homme parfaitement instruit, l'loquence simple et vraie d'un orateur homme d'Etat, la seule qui convienne dans une telle assemble. Une foule prodigieuse de personnes de tout rang attendait dans la galerie du chteau la dcision du conseil. On annona bientt au roi que toutes les voix, sans en excepter une, avaient ordonn que le parlement de Toulouse enverrait au conseil les pices du procs, et les motifs de son arrt qui avait fait expirer Jean Calas sur la roue. Sa Majest approuva le jugement du conseil.

     Il y a donc de l'humanit et de la justice chez les hommes, et principalement dans le conseil d'un roi aim et digne de l'tre. L'affaire d'une malheureuse famille de citoyens obscurs a occup Sa Majest, ses ministres, le chancelier et tout le conseil, et a t discute avec un examen aussi rflchi que les plus grands objets de la guerre et de la paix peuvent l'tre. L'amour de l'quit, l'intrt du genre humain, ont conduit tous les juges. Grces en soient rendues ce Dieu de clmence, qui seul inspire l'quit et toutes les vertus!

     Nous attestons que nous n'avons jamais connu ni cet infortun Calas que les huit juges de Toulouse firent prir sur les indices les plus faibles, contre les ordonnances de nos rois, et contre les lois de toutes les nations; ni son fils Marc-Antoine, dont la mort trange a jet ces huit juges dans l'erreur; ni la mre, aussi respectable que malheureuse; ni ses innocentes filles, qui sont venues avec elle de deux cents lieues mettre leur dsastre et leur vertu au pied du trne.

     Ce Dieu sait que nous n'avons t anims que d'un esprit de justice, de vrit, et de paix, quand nous avons crit ce que nous pensons de la tolrance, l'occasion de Jean Calas, que l'esprit d'intolrance a fait mourir.

     Nous n'avons pas cru offenser les huit juges de Toulouse en disant qu'ils se sont tromps, ainsi que tout le conseil l'a prsum: au contraire, nous leur avons ouvert une voie de se justifier devant l'Europe entire. Cette voie est d'avouer que des indices quivoques et les cris d'une multitude insense ont surpris leur justice; de demander pardon la veuve, et de rparer, autant qu'il est en eux, la ruine entire d'une famille innocente, en se joignant ceux qui la secourent dans son affliction. Ils ont fait mourir le pre injustement: c'est eux de tenir lieu de pre aux enfants, suppos que ces orphelins veuillent bien recevoir d'eux une faible marque d'un trs juste repentir. Il sera beau aux juges de l'offrir, et la famille de la refuser.

     C'est surtout au sieur David, capitoul de Toulouse, s'il a t le premier perscuteur de l'innocence, donner l'exemple des remords. Il insulta un pre de famille mourant sur l'chafaud. Cette cruaut est bien inoue; mais puisque Dieu pardonne, les hommes doivent aussi pardonner qui rpare ses injustices.

     On m'a crit du Languedoc cette lettre du 20 fvrier 1763.

     "Votre ouvrage sur la tolrance me parat plein d'humanit et de vrit; mais je crains qu'il ne fasse plus de mal que de bien la famille des Calas. Il peut ulcrer les huit juges qui ont opin la roue; ils demanderont au parlement qu'on brle votre livre, et les fanatiques (car il y en a toujours) rpondront par des cris de fureur la voix de la raison, etc."

...............................................................................................................

     Voici ma rponse:

     "Les huit juges de Toulouse peuvent faire brler mon livre, s'il est bon; il n'y a rien de plus ais: on a bien brl les Lettres provinciales, qui valaient sans doute beaucoup mieux; chacun peut brler chez lui les livres et papiers qui lui dplaisent.

     "Mon ouvrage ne peut faire ni bien ni mal aux Calas, que je ne connais point. Le conseil du roi, impartial et ferme, juge suivant les lois, suivant l'quit, sur les pices, sur les procdures, et non sur un crit qui n'est point juridique, et dont le fond est absolument tranger l'affaire qu'il juge.

     "On aurait beau imprimer des in-folio pour ou contre les huit juges de Toulouse, et pour ou contre la tolrance, ni le conseil, ni aucun tribunal ne regardera ces livres comme des pices du procs.

     "Cet crit sur la tolrance est une requte que l'humanit prsente trs humblement au pouvoir et la prudence. Je sme un grain qui pourra un jour produire une moisson. Attendons tout du temps, de la bont du roi, de la sagesse de ses ministres, et de l'esprit de raison qui commence rpandre partout sa lumire.

     "La nature dit tous les hommes: Je vous ai tous fait natre faibles et ignorants, pour vgter quelques minutes sur la terre, et pour l'engraisser de vos cadavres. Puisque vous tes faibles, secourez-vous; puisque vous tes ignorants, clairez-vous et supportez-vous. Quand vous seriez tous du mme avis, ce qui certainement n'arrivera jamais, quand il n'y aurait qu'un seul homme d'un avis contraire, vous devriez lui pardonner: car c'est moi qui le fais penser comme il pense. Je vous ai donn des bras pour cultiver la terre, et une petite lueur de raison pour vous conduire; j'ai mis dans vos coeurs un germe de

compassion pour vous aider les uns les autres supporter la vie. N'touffez pas ce germe, ne le corrompez pas, apprenez qu'il est divin, et ne substituez pas les misrables fureurs de l'cole la voix de la nature.

     "C'est moi seule qui vous unis encore malgr vous par vos besoins mutuels, au milieu mme de vos guerres cruelles si lgrement entreprises, thtre ternel des fautes, des hasards, et des malheurs. C'est moi seule qui, dans une nation, arrte les suites funestes de la division interminable entre la noblesse et la magistrature, entre ces deux corps et celui du clerg, entre le bourgeois mme et le cultivateur. Ils ignorent tous les bornes de leurs droits; mais ils coutent tous malgr eux, la longue, ma voix qui parle leur coeur. Moi seule je conserve l'quit dans les tribunaux, o tout serait livr sans moi l'indcision et aux caprices, au milieu d'un amas confus de lois faites souvent au hasard et pour un besoin passager, diffrentes entre elles de province en province, de ville en ville, et presque toujours contradictoires entre elles dans le mme lieu. Seule je peux inspirer la justice, quand les lois n'inspirent que la chicane. Celui qui m'coute juge toujours bien; et celui qui ne cherche qu' concilier des opinions qui se contredisent est celui qui s'gare.

     "Il y a un difice immense dont j'ai pos le fondement de mes mains: il tait solide et simple, tous les hommes pouvaient y entrer en sret; ils ont voulu y ajouter les ornements les plus bizarres, les plus grossiers, et les plus inutiles; le btiment tombe en ruine de tous les cts; les hommes en prennent les pierres, et se les jettent la tte; je leur crie: Arrtez, cartez ces dcombres funestes qui sont votre ouvrage, et demeurez avec moi en paix dans l'difice inbranlable qui est le mien."


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ARTICLE NOUVELLEMENT AJOUTE,
DANS LEQUEL ON REND COMPTE
DU DERNIER ARRET RENDU
EN FAVEUR DE LA FAMILLE DES CALAS.

     Depuis le 7 mars 1763 jusqu'au jugement dfinitif, il se passa encore deux annes: tant il est facile au fanatisme d'arracher la vie l'innocence, et difficile la raison de lui faire rendre justice. Il fallut essuyer des longueurs invitables, ncessairement attaches aux formalits. Moins ces formalits avaient t observes dans la condamnation de Calas, plus elles devaient l'tre rigoureusement par le conseil d'Etat. Une anne entire ne suffit pas pour forcer le parlement de Toulouse faire parvenir au conseil toute la procdure, pour en faire l'examen, pour le rapporter. M. de Crosne fut encore charg de ce travail pnible. Une assemble de prs de quatre-vingts juges cassa l'arrt de Toulouse, et ordonna la rvision entire du procs.

     D'autres affaires importantes occupaient alors presque tous les tribunaux du royaume. On chassait les jsuites; on abolissait leur socit en France: ils avaient t intolrants et perscuteurs; ils furent perscuts leur tour.

     L'extravagance des billets de confession, dont on les crut les auteurs secrets, et dont ils taient publiquement les partisans, avait dj ranim contre eux la haine de la nation. Une banqueroute immense d'un de leurs missionnaires, banqueroute que l'on crut en partie frauduleuse, acheva de les perdre. Ces seuls mots de missionnaires et de banqueroutiers, si peu faits pour tre joints ensemble, portrent dans tous les esprits l'arrt de leur condamnation. Enfin les ruines de Port-Royal et les ossements de tant d'hommes clbres insults par eux dans leurs spultures, et exhums au commencement du sicle par des ordres que les jsuites seuls avaient dicts, s'levrent tous contre leur crdit expirant. On peut voir l'histoire de leur proscription dans l'excellent livre intitul Sur la Destruction des jsuites en France, ouvrage impartial, parce qu'il est d'un philosophe, crit avec la finesse et l'loquence de Pascal, et surtout avec une supriorit de lumires qui n'est pas offusque, comme dans Pascal, par des prjugs qui ont quelquefois sduit de grands hommes.

     Cette grande affaire, dans laquelle quelques partisans des jsuites disaient que la religion tait outrage, et o le plus grand nombre la croyait venge, fit pendant plusieurs mois perdre de vue au public le procs des Calas; mais le roi ayant attribu au tribunal qu'on appelle les requtes de l'htel le jugement dfinitif, le mme public, qui aime passer d'une scne l'autre, oublia les jsuites, et les Calas saisirent toute son attention.

     La chambre des requtes de l'htel est une cour souveraine compose de matres des requtes, pour juger les procs entre les officiers de la cour et les causes que le roi leur renvoie. On ne pouvait choisir un tribunal plus instruit de l'affaire: c'taient prcisment les mmes magistrats qui avaient jug deux fois les prliminaires de la rvision, et qui taient parfaitement instruits du fond et de la forme. La veuve de Jean Calas, son fils, et le sieur de Lavaisse, se remirent en prison: on fit venir du fond du Languedoc cette vieille servante catholique qui n'avait pas quitt un moment ses matres et sa matresse, dans le temps qu'on supposait, contre toute vraisemblance, qu'ils tranglaient leur fils et leur frre. On dlibra enfin sur les mmes pices qui avaient servi condamner Jean Calas la roue, et son fils Pierre au bannissement.

     Ce fut alors que parut un nouveau mmoire de l'loquent M. de Beaumont, et un autre du jeune M. de Lavaisse, si injustement impliqu dans cette procdure criminelle par les juges de Toulouse, qui, pour comble de contradiction, ne l'avaient pas dclar absous. Ce jeune homme fit lui-mme un factum qui fut jug digne par tout le monde de paratre ct de celui de M. de Beaumont. Il avait le double avantage de parler pour lui-mme et pour une famille dont il avait partag les fers. Il n'avait tenu qu' lui de briser les siens et de sortir des prisons de Toulouse, s'il avait voulu seulement dire qu'il avait quitt un moment les Calas dans le temps qu'on prtendait que le pre et la mre avaient assassin leur fils. On l'avait menac du supplice; la question et la mort avaient t prsentes ses yeux; un mot lui aurait pu rendre sa libert: il aima mieux s'exposer au supplice que de prononcer ce mot, qui aurait t un mensonge. Il exposa tout ce i     dtail dans son factum, avec une candeur si noble, si simple, si loigne de toute ostentation, qu'il toucha tous ceux qu'il ne voulait que convaincre, et qu'il se fit admirer sans prtendre la rputation.

     Son pre, fameux avocat, n'eut aucune part cet ouvrage: il se vit tout d'un coup gal par son fils, qui n'avait jamais suivi le barreau.

     Cependant les personnes de la plus grande considration venaient en foule dans la prison de Mme Calas, o ses filles s'taient renfermes avec elle. On s'y attendrissait jusqu'aux larmes. L'humanit, la gnrosit, leur prodiguaient des secours. Ce qu'on appelle la charit ne leur en donnait aucun. La charit, qui d'ailleurs est si souvent mesquine et insultante, est le partage des dvots, et les dvots tenaient encore contre les Calas.

     Le jour arriva (9 mars 1765) o l'innocence triompha pleinement. M. de Baquencourt ayant rapport toute la procdure, et ayant instruit l'affaire jusque dans les moindres circonstances, tous les juges, d'une voix unanime, dclarrent la famille innocente, tortionnairement et abusivement juge par le parlement de Toulouse. Ils rhabilitrent la mmoire du pre. Ils permirent la famille de se pourvoir devant qui il appartiendrait pour prendre ses juges partie, et pour obtenir les dpens, dommages et intrts que les magistrats toulousains auraient d offrir d'eux-mmes.

     Ce fut dans Paris une joie universelle: on s'attroupait dans les places publiques, dans les promenades; on accourait pour voir cette famille si malheureuse et si bien justifie; on battait des mains en voyant passer les juges, on les comblait de bndictions. Ce qui rendait encore ce spectacle plus touchant, c'est que ce jour, neuvime mars, tait le jour mme o Calas avait pri par le plus cruel supplice (trois ans auparavant).

     Messieurs les matres des requtes avaient rendu la famille Calas une justice complte, et en cela ils n'avaient fait que leur devoir. Il est un autre devoir, celui de la bienfaisance, plus rarement rempli par les tribunaux, qui semblent se croire faits pour tre seulement quitables. Les matres des requtes arrtrent qu'ils criraient en corps Sa Majest pour la supplier de rparer par ses dons la ruine de la famille. La lettre fut crite. Le roi y rpondit en faisant dlivrer trente-six mille livres la mre et aux enfants; et de ces trente-six mille livres, il y en eut trois mille pour cette servante vertueuse qui avait constamment dfendu la vrit en dfendant ses matres.

     Le roi, par cette bont, mrita, comme par tant d'autres actions, le surnom que l'amour de la nation lui a donn. Puisse cet exemple servir inspirer aux hommes la tolrance, sans laquelle le fanatisme dsolerait la terre, ou du moins l'attristerait toujours! Nous savons qu'il ne s'agit ici que d'une seule famille, et que la rage des sectes en a fait prir des milliers; mais aujourd'hui qu'une ombre de paix laisse reposer toutes les socits chrtiennes, aprs des sicles de carnage, c'est dans ce temps de tranquillit que le malheur des Calas doit faire une plus grande impression, peu prs comme le tonnerre qui tombe dans la srnit d'un beau jour. Ces cas sont rares, mais ils arrivent, et ils sont l'effet de cette sombre superstition qui porte les mes faibles imputer des crimes quiconque ne pense pas comme elles.


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NOTES DE VOLTAIRE

     Note 1 12 octobre 1761.

     Note 2 On ne lui trouva, aprs le transport du cadavre l'htel de ville, qu'une petite gratignure au bout du nez, et une petite tache sur la poitrine, cause par quelque inadvertance dans le transport du corps.

     Note 3 Je ne connais que deux exemples de pres accuss dans l'histoire d'avoir assassin leurs fils pour la religion:

     Le premier est du pre de sainte Barbara, que nous nommons sainte Barbe. Il avait command deux fentres dans sa salle de bains; Barbe, en son absence, en fit une troisime en l'honneur de la sainte Trinit; elle fit, du bout du doigt, le signe de la croix sur des colonnes de marbre, et ce signe se grava profondment dans les colonnes. Son pre, en colre, courut aprs elle l'pe la main; mais elle s'enfuit travers une montagne qui s'ouvrit pour elle. Le pre fit le tour de la montagne, et rattrapa sa fille; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d'un nuage blanc; enfin son pre lui trancha la tte. Voil ce que rapporte la Fleur des saints.

     Le second exemple est le prince Hermngilde. Il se rvolta contre le roi son pre, lui donna bataille en 584, fut vaincu et tu par un officier: on en a fait un martyr, parce que son pre tait arien.

     Note 4 Un jacobin vint dans mon cachot, et me menaa du mme genre de mort si je n'abjurais pas: c'est ce que j'atteste devant Dieu. 23 juillet 1762. PIERRE CALAS.

     Note 5 On les a contrefaits dans plusieurs villes, et la dame Calas a perdu le fruit de cette gnrosit.

     Note 6 Dvot vient du mot latin devotus. Les devoti de l'ancienne Rome taient ceux qui se dvouaient pour le salut de la rpublique: c'taient les Curtius, les Decius.

     Note 7 Ils renouvelaient le sentiment de Brenger sur l'Eucharistie; ils niaient qu'un corps pt tre en cent mille endroits diffrents, mme par la toute-puissance divine; ils niaient que les attributs pussent subsister sans sujet; ils croyaient qu'il tait absolument impossible que ce qui est pain et vin aux yeux, au got, l'estomac, ft ananti dans le moment mme qu'il existe; ils soutenaient toutes ces erreurs, condamnes autrefois dans Brenger. Ils se fondaient sur plusieurs passages des premiers Pres de l'Eglise, et surtout de saint Justin, qui dit expressment dans son dialogue contre Tryphon: "L'oblation de la fine farine... est la figure de l'eucharistie que Jsus-Christ nous ordonne de faire en mmoire de sa Passion."
grec
     (Page 119, Edit. Londinensis, 1719, in-8.)

     Ils appelaient tout ce qu'on avait dit dans les premiers sicles contre le culte des reliques; ils citaient ces paroles de Vigilantius: "Est-il ncessaire que vous respectiez ou mme que vous adoriez une vile poussire? Les mes des martyrs animent-elles encore leurs cendres? Les coutumes des idoltres se sont introduites dans l'Eglise: on commence allumer des flambeaux en plein midi. Nous pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres; mais aprs la mort, quoi servent ces prires?"

     Mais ils ne disaient pas combien saint Jrme s'tait lev contre ces paroles de Vigilantius. Enfin ils voulaient tout rappeler aux temps apostoliques, et ne voulaient pas convenir que, l'Eglise s'tant tendue et fortifie, il avait fallu ncessairement tendre et fortifier sa discipline: ils condamnaient les richesses, qui semblaient pourtant ncessaires pour soutenir la majest du culte.

     Note 8 Le vridique et respectable prsident de Thou parle ainsi de ces hommes si innocents et si infortuns: "Homines esse qui trecentis circiter abhinc annis asperum et incultum solum vectigale a dominis acceperint, quod improbo labore et assiduo cultu frugum ferax et aptum pecori reddiderint; patientissimos eos laboris et inediae, a litibus abhorrentes, erga egenos munificos, tributa principi et sua jura dominis sedulo et summa fide pendere; Dei cultum assiduis precibus et morum innocentia prae se ferre, caeterum raro divorum templa adire, nisi si quando ad vicina suis finibus oppida mercandi aut negotiorum causa divertant; quo si quandoque pedem inferant, non Dei divorumque statuis advolvi, nec oereos eis aut donoria ulla ponere; non sacerdotes ab eis rogari ut pro se aut propinquorum manibus rem divinam faciant: non cruce frontem insignire uti aliorum moris est; cum coelum intonat, non se lustrali aqua aspergere, sed sublatis in coelum oculis Dei opem implorare; non religionis ergo peregre proficisci, non per vias ante crucium simulacra caput aperire; sacra alio ritu et populari lingua celebrare; non denique pontifici aut episcopis honorem deferre, sed quosdam e suo numero delectos pro antistitibus et doctoribus habere. Haec uti ad Franciscum relata VI id. feb., anni, etc." (THUANI, Hist., lib. VI.)

     Mme de Cental, qui appartenait une partie des terres ravages, et sur lesquelles on ne voyait que les cadavres de ses habitants, demanda justice au roi Henri II, qui la renvoya au parlement de Paris. L'avocat gnral de Provence, nomm Gurin, principal auteur des massacres, fut seul condamn perdre la tte. De Thou dit qu'il porta seul la peine des autres coupables, quod aulicorum favore destitueretur, parce qu'il n'avait pas d'amis la cour.

     Note 9 Franois Gomar tait un thologien protestant; il soutint, contre Arminius son collgue, que Dieu a destin de toute ternit la plus grande partie des hommes tre brls ternellement: ce dogme infernal fut soutenu, comme il devait l'tre, par la perscution. Le grand pensionnaire Barneveldt, qui tait du parti contraire Gomar, eut la tte tranche l'ge de soixante-douze ans, le 13 mai 1619, "pour avoir contrist au possible l'Eglise de Dieu".

     Note 10 Un dclamateur, dans l'apologie de la rvocation de l'dit de Nantes, dit en parlant de l'Angleterre: "Une fausse religion devait produire ncessairement de tels fruits; il en restait un mrir, ces insulaires le recueillent, c'est le mpris des nations." Il faut avouer que l'auteur prend bien mal son temps pour dire que les Anglais sont mprisables et mpriss de toute la terre. Ce n'est pas, ce me semble, lorsqu'une nation signale sa bravoure et sa gnrosit, lorsqu'elle est victorieuse dans les quatre parties du monde, qu'on est bien reu dire qu'elle est mprisable et mprise. C'est dans un, chapitre sur l'intolrance qu'on trouve ce singulier passage; ceux qui prchent l'intolrance mritent d'crire ainsi. Cet abominable livre, qui semble fait par le fou de Verberie, est d'un homme sans mission: car quel pasteur crirait ainsi? La fureur est pousse dans ce livre jusqu' justifier la Saint-Barthlmy. On croirait qu'un tel ouvrage, rempli de si affreux paradoxes, devrait tre entre les mains de tout le monde, au moins par sa singularit; cependant peine est-il connu.

     Note 11 Voyez Rycaut.

     Note 12 Voyez Kempfer et toutes les relations du Japon.

     Note 13 M. de La Bourdonnaie, intendant de Rouen, dit que la manufacture de chapeaux est tombe Caudebec et Neuchtel par la fuite des rfugis. M. Foucaut, intendant de Caen, dit que le commerce est tomb de moiti dans la gnralit. M. de Maupeou, intendant de Poitiers, dit que la manufacture de droguet est anantie. M. de Bezons, intendant de Bordeaux, se plaint que le commerce de Clrac et de Nrac ne subsiste presque plus. M. de Miromnil, intendant de Touraine, dit que le commerce de Tours est diminu de dix millions par anne; et tout cela, par la perscution. (Voyez les Mmoires des intendants, en 1698.) Comptez surtout le nombre des officiers de terre et de mer, et des matelots, qui ont t obligs d'aller servir contre la France, et souvent avec un funeste avantage, et voyez si l'intolrance n'a pas caus quelque mal l'Etat.

     On n'a pas ici la tmrit de proposer des vues des ministres dont on connat le gnie et les grands sentiments, et dont le coeur est aussi noble que la naissance: ils verront assez que le rtablissement de la marine demande quelque indulgence pour les habitants de nos ctes.

     Note 14 Chapitres XXI et XXIV.

     Note 15 Actes, chapitre XXV, v. 16.

     Note 16 Actes, chapitre XXVI v. 24.

     Note 17 Quoique les Juifs n'eussent pas le droit du glaive depuis qu'Archlas avait t relgu chez les Allobroges, et que la Jude tait gouverne en province de l'empire, cependant les Romains fermaient souvent les yeux quand les Juifs exeraient le jugement du zle, c'est--dire quand, dans une meute subite, ils lapidaient par zle celui qu'ils croyaient avoir blasphm.

     Note 18 Ulpianus, Digest., lib. I, tit. II. "Eis qui judaicam superstitionem sequuntur honores adipisci permiserunt, etc."

     Note 19 Tacite dit (Annales, XV, 44): "Quos per flagitia invisos vulgus christianos appellabat."

     Il tait bien difficile que le nom de chrtien ft dj connu Rome: Tacite crivait sous Vespasien et sous Domitien; il parlait des chrtiens comme on en parlait de son temps. J'oserais dire que ces mots odio humani generis convicti pourraient bien signifier, dans le style de Tacite, convaincus d'tre has du genre humain, autant que convaincus de har le genre humain.

     En effet, que faisaient Rome ces premiers missionnaires? Ils tchaient de gagner quelques mes, ils leur enseignaient la morale la plus pure; ils ne s'levaient contre aucune puissance; l'humilit de leur coeur tait extrme comme celle de leur tat et de leur situation; peine taient-ils connus; peine taient-ils spars des autres Juifs: comment le genre humain, qui les ignorait, pouvait-il les har? Et comment pouvaient-ils tre convaincus de dtester le genre humain?

     Lorsque Londres brla, on en accusa les catholiques; mais c'tait aprs des guerres de religion, c'tait aprs la conspiration des poudres, dont plusieurs catholiques, indignes de l'tre, avaient t convaincus.

     Les premiers chrtiens du temps de Nron ne se trouvaient pas assurment dans les mmes termes. Il est trs difficile de percer dans les tnbres de l'histoire; Tacite n'apporte aucune raison du soupon qu'on eut que Nron lui-mme et voulu mettre Rome en cendres. On aurait t bien mieux fond de souponner Charles II d'avoir brl Londres: le sang du roi son pre, excut sur un chafaud aux yeux du peuple qui demandait sa mort, pouvait au moins servir d'excuse Charles II; mais Nron n'avait ni excuse, ni prtexte, ni intrt. Ces rumeurs insenses peuvent tre en tout pays le partage du peuple: nous en avons entendu de nos jours d'aussi folles et d'aussi injustes.

     Tacite, qui connat si bien le naturel des princes, devait connatre celui du peuple, toujours vain, toujours outr dans ses opinions violentes et passagres, incapable de rien voir, et capable de tout dire, de tout croire, et de tout oublier.

     Philon (De Virtutibus, et Legatione ad Caium) dit que "Sjan les perscuta sous Tibre, mais qu'aprs la mort de Sjan l'empereur les rtablit dans tous leurs droits". Ils avaient celui des citoyens romains, tout mpriss qu'ils taient des citoyens romains; ils avaient part aux distributions de bl; et mme, lorsque la distribution se faisait un jour de sabbat, on remettait la leur un autre jour: c'tait probablement en considration des sommes d'argent qu'ils avaient donnes l'Etat, car en tout pays ils ont achet la tolrance, et se sont ddommags bien vite de ce qu'elle avait cot.

     Ce passage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu'on envoya quatre mille Juifs ou Egyptiens en Sardaigne, et que si l'intemprie du climat les et fait prir, c'et t une perte lgre, vile damnum (Annales, II, 85).

     J'ajouterai cette remarque que Philon regarde Tibre comme un prince sage et juste. Je crois bien qu'il n'tait juste qu'autant que cette justice s'accordait avec ses intrts; mais le bien que Philon en dit me fait un peu douter des horreurs que Tacite et Sutone lui reprochent. Il ne me parait point vraisemblable qu'un vieillard infirme, de soixante et dix ans, se soit retir dans l'le de Capre pour s'y livrer des dbauches recherches, qui sont t peine dans la nature, et qui taient mme inconnues t la jeunesse de Rome la plus effrne; ni Tacite ni Sutone n'avaient connu cet empereur; ils recueillaient avec plaisir des bruits populaires. Octave, Tibre, et leurs successeurs, avaient t odieux, parce qu'ils rgnaient sur un peuple qui devait tre libre: les historiens se plaisaient les diffamer, et on croyait ces historiens sur leur parole parce qu'alors on manquait de mmoires, de journaux du temps, de documents: aussi les historiens ne citent personne; on ne pouvait les contredire; ils diffamaient qui ils voulaient, et dcidaient leur gr du jugement de la postrit. C'est au lecteur sage de voir jusqu' quel point on doit se dfier de la vracit des historiens, quelle crance on doit avoir pour des faits publics attests par des auteurs graves, ns dans une nation claire, et quelles bornes on doit mettre sa crdulit sur des anecdotes que ces mmes auteurs rapportent sans aucune preuve.

     Note 20 Nous respectons assurment tout ce que 1'Eglise rend respectable; nous invoquons les saints martyrs, mais en rvrant saint Laurent, ne peut on pas douter que saint Sixte lui ait dit: Vous me suivrez dans trois jours; que dans ce court intervalle le prfet de Rome lui ait fait demander l'argent des chrtiens; que le diacre Laurent ait eu le temps de faire assembler tous les pauvres de la ville; qu'il ait march devant le prfet pour le mener l'endroit o taient ces pauvres; qu'on lui ait fait son procs; qu'il ait subi la question; que le prfet ait command un forgeron un gril assez grand pour y rtir un homme; que le premier magistrat de Rome ait assist lui-mme cet trange supplice; que saint Laurent sur ce gril ait dit: "Je suis assez cuit d'un ct, fais moi retourner de l'autre si tu veux me manger?" Ce gril n'est gure dans le gnie des Romains; et comment se peut-il faire qu'aucun auteur paen n'ait parl d'aucune de ces aventures?

     Note 21 Il n'y a qu' ouvrir Virgile pour voir que les Romains reconnaissaient un Dieu suprme, souverain de tous les tres clestes.

     ... O! qui res hominumque deumque

     Aeternis regis imperiis, et fulmine terres.

     (Aen., I, 233-34.)

     O pater, o hominum divumque aeterna potestas, etc.

     (Aen., X, 18.)

     Horace s'exprime bien plus fortement:

     Unde nil majus generatur ipso,

     Nec viget quidquam simile, aut secundum.

     (Lib. I, od. XII, 17-18.)

     On ne chantait autre chose que l'unit de Dieu dans les mystres auxquels presque tous les Romains taient initis. Voyez le bel hymne d'Orphe; lisez la lettre de Maxime de Madaure saint Augustin, dans laquelle il dit "qu'il n'y a que des imbciles qui puissent ne pas reconnatre un Dieu souverain". Longinien tant paen crit au mme saint Augustin que Dieu "est unique, incomprhensible, ineffable"; Lactance lui-mme, qu'on ne peut accuser d'tre trop indulgent, avoue, dans son livre V (Divin. Institut., c. III), que "les Romains soumettent tous les dieux au Dieu suprme; illos subjicit et mancipat Deo". Tertullien mme, dans son Apologtique (c. XXIV), avoue que tout l'empire reconnaissait un Dieu matre du monde, dont la puissance et la majest sont infinies, principem mundi, perfectoe potentioe et majestatis. Ouvrez surtout Platon, le matre de Cicron dans la philosophie, vous y verrez "qu'il n'y a qu'un Dieu; qu'il faut l'adorer, l'aimer, travailler lui ressembler par la saintet et par la justice". Epictte dans les fers, Marc-Antoine sur le trne, disent la mme chose en cent endroits.

     Note 22 Chapitre XXXIX.

     Note 23 Chapitre XXXV.

     Note 24 Chapitre III.

     Note 25 Cette assertion doit tre prouve. Il faut convenir que, depuis que l'histoire a succd la fable, on ne voit dans les Egyptiens qu'un peuple aussi lche que superstitieux. Cambyse s'empare de l'Egypte par une seule bataille; Alexandre y donne des lois sans essuyer un seul combat, sans qu'aucune ville ose attendre un sige; les Ptolmes s'en emparent sans coup frir; Csar et Auguste la subjuguent aussi aisment, Omar prend toute l'Egypte en une seule campagne; les Mamelucks, peuple de la Colchide et des environs du mont Caucase, en sont les matres aprs Omar; ce sont eux, et non les Egyptiens, qui dfont l'arme de saint Louis, et qui prennent ce roi prisonnier. Enfin, les Mamelucks tant devenus Egyptiens, c'est--dire mous, lches, inappliqus, volages, comme les habitants naturels de ce climat, ils passent en trois mois sous le joug de Slim Ier, qui fait pendre leur soudan, et qui laisse cette province annexe l'empire des Turcs, jusqu' ce que d'autres barbares s'en emparent un jour.

     Hrodote rapporte que, dans les temps fabuleux, un roi gyptien nomm Ssostris sortit de son pays dans le dessein formel de conqurir l'univers: il est visible qu'un tel dessein n'est digne que de Picrochole ou de don Quichotte, et sans compter que le nom de Ssostris n'est point gyptien, on peut mettre cet vnement, ainsi que tous les faits antrieurs, au rang des Mille et Une Nuits. Rien n'est plus commun chez les peuples conquis que de dbiter des fables sur leur ancienne grandeur, comme, dans certains pays, certaines misrables familles se font descendre d'antiques souverains. Les prtres d'Egypte contrent Hrodote que ce roi qu'il appelle Ssostris tait all subjuguer la Colchide: c'est comme si l'on disait qu'un roi de France partit de la Touraine pour aller subjuguer la Norvge.

     On a beau rpter tous ces contes dans mille et mille volumes, ils n'en sont pas plus vraisemblables; il est bien plus naturel que les habitants robustes et froces du Caucase, les Colchidiens, et les autres Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l'Asie, aient pntr jusqu'en Egypte; et si les prtres de Colchos rapportrent ensuite chez eux la mode de la circoncision, ce n'est pas une preuve qu'ils aient t subjugus par les Egyptiens. Diodore de Sicile rapporte que tous les rois vaincus par Ssostris venaient tous les ans du fond de leurs royaumes lui apporter leurs tributs, et que Ssostris se servait d'eux comme de chevaux de carrosse, qu'il les faisait atteler son char pour aller au temple. Ces histoires de Gargantua sont tous les jours fidlement copies. Assurment ces rois taient bien bons de venir de si loin servir ainsi de chevaux.

     Quant aux pyramides et aux autres antiquits, elles ne prouvent autre chose que l'orgueil et le mauvais got des princes d'Egypte, ainsi que l'esclavage d'un peuple imbcile, employant ses bras, qui taient son seul bien, satisfaire la grossire ostentation de ses matres. Le gouvernement de ce peuple, dans les temps mmes que l'on vante si fort, parat absurde et tyrannique; on prtend que toutes les terres appartenaient leurs monarques. C'tait bien de pareils esclaves conqurir le monde!

     Cette profonde science des prtres gyptiens est encore un des plus normes ridicules de l'histoire ancienne, c'est--dire de la fable. Des gens qui prtendaient que dans le cours d'onze mille annes le soleil s'tait lev deux fois au couchant, et couch deux fois au levant, en recommenant son cours, taient sans doute, bien au-dessous de l'auteur de l'Almanach de Lige. La religion de ces prtres, qui gouvernaient l'Etat, n'tait pas comparable celle des peuples les plus sauvages de l'Amrique: on sait qu'ils adoraient des crocodiles, des singes, des chats, des oignons; et il n'y a peut-tre aujourd'hui dans toute la terre que le culte du grand lama qui soit aussi absurde.

     Leurs arts ne valent gure mieux que leur religion; il n'y a pas une seule ancienne statue gyptienne qui soit supportable, et tout ce qu'ils ont eu de bon a t fait dans Alexandrie, sous les Ptolmes et sous les Csars, par des artistes de Grce: ils ont eu besoin d'un Grec pour apprendre la gomtrie.

     L'illustre Bossuet s'extasie sur le mrite gyptien, dans son Discours sur l'Histoire universelle adress au fils de Louis XIV. Il peut blouir un jeune prince; mais il contente bien peu les savants: c'est une trs loquente dclamation, mais un historien doit tre plus philosophe qu'orateur. Au reste, on ne donne cette rflexion sur les Egyptiens que comme une conjecture: quel autre nom peut-on donner tout ce qu'on dit de l'Antiquit?

     Note 26 On ne rvoque point en doute la mort de saint Ignace; mais qu'on lise la relation de son martyre, un homme de bon sens ne sentira-t-il pas quelques doutes s'lever dans son esprit? L'auteur inconnu de cette relation dit que "Trajan crut qu'il manquerait quelque chose sa gloire s'il ne soumettait son empire le dieu des chrtiens". Quelle ide! Trajan tait-il un homme qui voult triompher des dieux? Lorsque Ignace parut devant l'empereur, ce prince lui dit: "Qui es-tu, esprit impur?" Il n'est gure vraisemblable qu'un empereur ait parl un prisonnier, et qu'il l'ait condamn lui-mme; ce n'est pas ainsi que les souverains en usent. Si Trajan fit venir Ignace devant lui il ne lui demanda pas: Qui es-tu? il le savait bien. Ce mot esprit impur a-t-il pu tre prononc par un homme comme Trajan? Ne voit-on pas que c'est une expression d'exorciste, qu'un chrtien met dans la bouche d'un empereur? Est-ce l, bon Dieu! le style de Trajan?

     Peut-on imaginer qu'Ignace lui ait rpondu qu'il se nommait Thophore, parce qu'il portait Jsus dans son coeur, et que Trajan et dissert avec lui sur Jsus-Christ? On fait dire Trajan, la fin de la conversation: "Nous ordonnons qu'Ignace, qui se glorife de porter en lui le crucifi, sera mis aux fers, etc." Un sophiste ennemi des chrtiens, pouvait appeler Jsus-Christ le crucifi; mais il n'est gure probable que, dans un arrt, on se ft servi de ce terme. Le supplice de la croix tait si usit chez les Romains qu'on ne pouvait, dans le style des lois, dsigner par le crucifi l'objet du culte des chrtiens; et ce n'est pas ainsi que les lois et les empereurs prononcent leurs jugements.

     On fait ensuite crire une longue lettre par saint Ignace aux chrtiens de Rome: "Je vous cris, dit-il, tout enchan que je suis." Certainement, s'il lui fut permis d'crire aux chrtiens de Rome, ces chrtiens n'taient donc pas recherchs; Trajan n'avait donc pas dessein de soumettre leur Dieu son empire; ou si ces chrtiens taient sous le flau de la perscution, Ignace commettait une trs grande imprudence en leur crivant: c'tait les exposer, les livrer, c'tait se rendre leur dlateur.

     Il semble que ceux qui ont rdig ces actes devaient avoir plus d'gards aux vraisemblances et aux convenances. Le martyre de saint Polycarpe fait natre plus de doutes. Il est dit qu'une voix cria du haut du ciel: Courage, Polycarpe! que les chrtiens l'entendirent, mais que les autres n'entendirent rien: il est dit que quand on eut li Polycarpe au poteau, et que le bcher fut en flammes, ces flammes s'cartrent de lui, et formrent un arc au-dessus de sa tte; qu'il en sortit une colombe; que le saint, respect par le feu, exhala une odeur d'aromate qui embauma toute l'assemble, mais que celui dont le feu n'osait approcher ne put rsister au tranchant du glaive. Il faut avouer qu'on doit pardonner ceux qui trouvent dans ces histoires plus de pit que de vrit.

     Note 27 Histoire ecclsiastique, liv. VIII.

     Note 28 Voyez l'excellente Lettre de Locke sur la tolrance.

     Note 29 Le jsuite Busembaum, comment par le jsuite Lacroix, dit "qu'il est permis de tuer un prince excommuni par le pape, dans quelque pays qu'on trouve ce prince, parce que l'univers appartient au pape, et que celui qui accepte cette commission fait une oeuvre charitable". C'est cette proposition, invente dans les petites maisons de l'enfer, qui a le plus soulev toute la France contre les jsuites. On leur a reproch alors plus que jamais ce dogme, si souvent enseign par eux, et si souvent dsavou. Ils ont cru se justifier en montrant peu prs les mmes dcisions dans saint Thomas et dans plusieurs jacobins (voyez, si vous pouvez, la Lettre d'un homme du monde un thologien, sur saint Thomas; c'est une brochure de jsuite, de 1762). En effet, saint Thomas d'Aquin, docteur anglique, interprte de la volont divine (ce sont ses titres), avance qu'un prince apostat perd son droit la couronne, et qu'on ne doit plus lui obir; que l'Eglise peut le punir de mort (livre II,,part. 2, quest. 12); qu'on n'a tolr 1'empereur Julien que parce qu'on n'tait pas le plus fort (livre II, part. 2, quest. 12); que de droit on doit tuer tout hrtique (livre II, part. 2, quest. 11 et 12); que ceux qui dlivrent le peuple d'un prince qui gouverne tyranniquement sont trs louables, etc. etc. On respecte fort l'ange de l'cole; mais si, dans les temps de Jacques Clment, son confrre, et du feuillant Ravaillac, il tait venu soutenir en France de telles propositions, comment aurait-on trait l'ange de l'cole?

     Il faut avouer que Jean Gerson, chancelier de l'Universit, alla encore plus loin que saint Thomas, et le cordelier Jean Petit, infiniment plus loin que Gerson. Plusieurs cordeliers soutinrent les horribles thses de Jean Petit. Il faut avouer que cette doctrine diabolique du rgicide vient uniquement de la folle ide o ont t longtemps presque tous les moines que le pape est un Dieu en terre, qui peut disposer son gr du trne et de la vie des rois. Nous avons t en cela fort au-dessous de ces Tartares qui croient le grand-lama immortel: il leur distribue sa chaise perce; ils font scher ces reliques, les enchssent, et les baisent dvotement. Pour moi, j'avoue que j'aimerais mieux, pour le bien de la paix, porter mon cou de telles reliques que de croire que le pape ait le moindre droit sur le temporel des rois, ni mme sur le mien, en quelque cas que ce puisse tre.

     Note 30 Deutronome, ch. XIV.

     Note 31 Dans l'ide que nous avons de faire sur cet ouvrage quelques notes utiles, nous remarquerons ici qu'il est dit que Dieu fait une alliance avec No et avec tous les animaux; et cependant il permet No de manger de tout ce qui a vie et mouvement; il excepte seulement le sang, dont il ne permet pas qu'on se nourrisse. Dieu ajoute (Gense, IX, 5) "qu'il tirera vengeance de tous les animaux qui ont rpandu le sang de l'homme".

     On peut infrer de ces passages et de plusieurs autres ce que toute l'Antiquit a toujours pens jusqu' nos jours, et ce que tous les hommes senss pensent, que les animaux ont quelque connaissance. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres et avec les pierres, qui n'ont point de sentiment; mais il en fait un avec les animaux, qu'il a daign douer d'un sentiment souvent plus exquis que le ntre, et de quelques ides ncessairement attaches ce sentiment. C'est pourquoi il ne veut pas qu'on ait la barbarie de se nourrir de leur sang, parce qu'en effet le sang est la source de la vie, et par consquent du sentiment. Privez un animal de tout son sang, tous ses organes restent sans action. C'est donc avec trs grande raison que l'Ecriture dit en cent endroits que l'me, c'est--dire ce qu'on appelait l'me sensitive, est dans le sang; et cette ide si naturelle a t celle de tous les peuples.

     C'est sur cette ide qu'est fonde la commisration que nous devons avoir pour les animaux. Des sept prceptes des Noachides, admis chez les Juifs, il y en a un qui dfend de manger le membre d'un animal en vie. Ce prcepte prouve que les hommes avaient eu la cruaut de mutiler les animaux pour manger leurs membres coups, et qu'ils les laissaient vivre pour se nourrir successivement des parties de leurs corps. Cette coutume subsista en effet chez quelques peuples barbares, comme on le voit par les sacrifices de l'le de Chio, Bacchus Omadios, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les animaux nous servent de pture, recommande donc quelque humanit envers eux. Il faut convenir qu'il y a de la barbarie les faire souffrir; il n'y a certainement que l'usage qui puisse diminuer en nous l'horreur naturelle d'gorger un animal que nous avons nourri de nos mains. Il y a toujours eu des peuples qui s'en sont fait un grand scrupule: ce scrupule dure encore dans la presqu'le de l'Inde; toute la secte de Pythagore, en Italie et en Grce, s'abstint constamment de manger de la chair. Porphyre, dans son livre de l'Abstinence, reproche son disciple de n'avoir quitt sa secte que pour se livrer son apptit barbare.

     Il faut, ce me semble, avoir renonc la lumire naturelle, pour oser avancer que les btes ne sont que des machines. Il y a une contradiction manifeste convenir que Dieu a donn aux btes tous les organes du sentiment, et soutenir qu'il ne leur a point donn de sentiment.

     Il me parat encore qu'il faut n'avoir jamais observ les animaux pour ne pas distinguer chez eux les diffrentes voix du besoin, de la souffrance, de la joie, de la crainte, de l'amour, de la colre, et de toutes leurs affections; il serait bien trange qu'ils exprimassent si bien ce qu'ils ne sentiraient pas.

     Cette remarque peut fournir beaucoup de rflexions aux esprits exercs sur le pouvoir et la bont du Crateur, qui daigne accorder la vie, le sentiment, les ides, la mmoire, aux tres que lui-mme a organiss de sa main toute-puissante. Nous ne savons ni comment ces organes se sont forms, ni comment ils se dveloppent, ni comment on reoit la vie, ni par quelles lois les sentiments, les ides, la mmoire, la volont, sont attachs cette vie: a dans cette profonde et ternelle ignorance, inhrente notre nature, nous disputons sans cesse, nous nous perscutons les uns les autres, comme les taureaux qui se battent avec leurs cornes sans savoir pourquoi et comment ils ont des cornes.

     Note 32 Amos, ch. V, v. 26.

     Note 33 Jrm., ch. VII, v. 22.

     Note 34 Act., ch. VII, v. 42-43.

     Note 35 Deutr., ch. XII, v. 8.

     Note 36 Plusieurs crivains conclurent tmrairement de ce passage que le chapitre concernant le veau d'or (qui n'est autre chose que le dieu Apis) a t ajout aux livres de Mose, ainsi que plusieurs autres chapitres.

     Aben-Hezra fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait t rdig du temps des rois. Wollaston, Collins, Tindal, Shaftesbury, Bolingbroke, et beaucoup d'autres, ont allgu que l'art de graver ses penses sur la pierre polie, sur la brique, sur le plomb ou sur le bois, tait alors la seule manire d'crire ils disent que du temps de Mose les Chaldens et les Egyptiens n'crivaient pas autrement; qu'on ne pouvait alors graver que d'une manire trs abrge, et en hiroglyphes, la substance des choses qu'on voulait transmettre la postrit, et non pas des histoires dtailles; qu'il n'tait pas possible de graver de gros livres dans un dsert o l'on changeait si souvent de demeure, o l'on n'avait personne qui pt ni fournir les vtements, ni les tailler, ni mme raccommoder les sandales, et o Dieu fut oblig de faire un miracle de quarante annes (Deutronome, VIII, 5) pour conserver les vtements et les chaussures de son peuple. Ils disent qu'il n'est pas vraisemblable qu'on et tant de graveurs de caractres, lorsqu'on manquait des arts les plus ncessaires, et qu'on ne pouvait mme faire du pain; et si on leur dit que les colonnes du tabernacle taient d'airain, et les chapiteaux d'argent massif, ils rpondent que l'ordre a pu en tre donn dans le dsert, mais qu'il ne fut excut que dans des temps plus heureux.

     Ils ne peuvent concevoir que ce peuple pauvre ait demand un veau d'or massif (Exode, XXXII, 1) pour l'adorer au pied de la montagne mme o Dieu parlait Mose, au milieu des foudres et des clairs que ce peuple voyait (Exode, XIX, 18-19), et au son de la trompette cleste qu'il entendait. Ils s'tonnent que la veille du jour mme o Mose descendit de la montagne, tout ce peuple se soit adress au frre de Mose pour avoir ce veau d'or massif. Comment Aaron le jeta-t-il en fonte en un seul jour (Exode, XXXII, 4)? comment ensuite Moise le rduisit-il en poudre (Exode, XXXII, 20)? Ils disent qu'il est impossible tout artiste de faire en moins de trois mois une statue d'or, et que, pour la rduire en poudre qu'on puisse avaler, l'art de la chimie la plus savante ne suffit pas: ainsi la prvarication d'Aaron et l'opration de Mose aurait t deux miracles.

     L'humanit, la bont du coeur, qui les trompent, les empchent de croire que Mose ait fait gorger vingt-trois mille personnes (Exode, XXXII, 28) pour expier ce pch; ils n'imaginent pas que vingt-trois mille hommes se soient ainsi laisss massacrer par des lvites, moins d'un troisime miracle. Enfin ils trouvent tranges qu'Aaron, le plus coupable de tous, ait t rcompens du crime dont les autres taient si horriblement punis (Exode, XXXIII, 19; et Lvitique, VIII, 2), et qu'il ait t fait grand prtre, tandis que les cadavres de vingt-trois mille de ses frres sanglants taient entasss au pied de l'autel o il allait sacrifier.

     Ils font les mmes difficults sur les vingt-quatre mille Isralites massacrs par l'ordre de Mose (Nombres, XXV, 9), pour expier la faute d'un seul qu'on avait surpris avec une fille madianite. On voit tant de rois juifs, et surtout Salomon, pouser impunment des trangres que ces critiques ne peuvent admettre que l'alliance d'une Madianite ait t un si grand crime: Ruth tait Moabite, quoique sa famille ft originaire de Bethlem; la sainte Ecriture l'appelle toujours Ruth la Moabite: cependant elle alla se mettre dans le lit de Booz par le conseil de sa mre; elle en reut six boisseaux d'orge, l'pousa ensuite, et fut l'aeule de David. Rahab tait non seulement trangre, mais une femme publique; la Vulgate ne lui donne d'autre titre que celui de meretrix (Josu, VI, 17); elle pousa Salmon, prince de Juda; et c'est encore de ce Salmon que David descend. On regarde mme Rahab comme la figure de l'Eglise chrtienne: c'est le sentiment de plusieurs Pres, et surtout d'Origne dans sa septime homlie sur Josu.

     Bethsabe, femme d'Urie, de laquelle David eut Salomon, tait Ethenne. Si vous remontez plus haut, le patriarche Juda pousa une femme chananenne; ses enfants eurent pour femme Thamar de la race d'Aram: cette femme, avec laquelle Juda commit, sans l savoir, un inceste, n'tait pas de la race d'Isral.

     Ainsi notre Seigneur Jsus-Christ daigna s'incarner chez les Juifs dans une famille dont cinq trangres taient la tige, pour faire voir que les nations trangres auraient part son hritage.

     Le rabbin Aben-Hezra fut, comme on l'a dit, le premier qui osa prtendre que le Pentateuque avait t rdig longtemps aprs Mose: il se fonde sur plusieurs passages. "Le Chananen (Gense IX, 6) tait alors dans ce pays. La montagne de Moria (II. Paralip., III, 1), appele la montagne de Dieu. Le lit de Og, roi de Bazan, se voit encore en Rabath, et il appela tout ce pays de Bazan les villages de Jar, jusqu'aujourd'hui. Il ne s'est jamais vu de prophte en Isral comme Mose. Ce sont ici les rois qui ont rgn en Edom (Gense, XXXVI, 31) avant qu'aucun roi rgnt sur Isral." Il prtend que ces passages o il est parl de choses arrives aprs Moise, ne peuvent tre de Mose. On rpond ces objections que ces passages sont des notes ajoutes longtemps aprs par les copistes.

     Newton, de qui d'ailleurs on ne doit prononcer le nom qu'avec respect, mais qui a pu se tromper puisqu'il tait homme, attribue, dans son introduction ses commentaires sur Daniel et sur saint Jean, les livres de Mose, de Josu, et des Juges, des auteurs sacrs trs postrieurs: il se fonde sur le chap. XXXVI de la Gense; sur quatre chapitres des Juges, XVII, XVIII, XIX, XXI; sur Samuel, chap. VIII sur les Chroniques, chap. II; sur le livre de Ruth, chap. IV, en effet, si dans le chap. XXXVI de la Gense il est parl des rois, s'il en est fait mention dans les livres des Juges, si dans le livre de Ruth il est parl de David, il semble que tous ces livres aient t rdigs du temps des rois. C'est aussi le sentiment de quelques thologiens, la tte desquels est le fameux Leclerc. Mais cette opinion n'a qu'un petit nombre de sectateurs dont la curiosit sonde ces abmes. Cette curiosit, sans doute, n'est pas au rang des devoirs de l'homme. Lorsque les savants et les ignorants, les princes et les bergers paratront aprs cette courte vie devant le matre de l'ternit, chacun de nous alors voudra tre juste, humain, compatissant, gnreux; nul ne se vantera d'avoir su prcisment en quelle anne le Pentateuque fut crit, et d'avoir dml le texte de notes qui taient en usage chez les scribes. Dieu ne nous demandera pas si nous avons pris parti pour les Massortes contre le Talmud, si nous n'avons jamais pris un caph pour un beth, un yod pour un va, un daleth pour un res: certes, il nous jugera sur nos actions, et non sur l'intelligence de la langue hbraque. Nous nous en tenons fermement la dcision de l'Eglise, selon le devoir raisonnable d'un fidle.

     Finissons cette note par un passage important du Lvitique, livre compos aprs l'adoration du veau d'or. Il ordonna aux Juifs de ne plus adorer les velus, "les boucs, avec lesquels mme ils ont commis des abominations infmes". On ne sait si cet trange culte venait d'Egypte, patrie de la superstition et du sortilge; mais on croit que la coutume de nos prtendus sorciers d'aller au sabbat, d'y adorer un bouc, et de s'abandonner avec lui des turpitudes inconcevables, dont l'ide fait horreur, est venue des anciens Juifs: en effet, ce furent eux qui enseignrent dans une partie de l'Europe la sorcellerie. Quel peuple! Une si trange infamie semblait mriter un chtiment pareil celui que le veau d'or leur attira, et pourtant le lgislateur se contente de leur faire une simple dfense. On ne apporte ici ce fait que pour faire connatre la nation juive: il faut que la bestialit ait t commune chez elle, puisqu'elle est la seule nation connue chez qui les lois aient t forces de prohiber un crime qui n'a t souponn ailleurs par aucun lgislateur.

     Il est croire que dans les fatigues et dans la pnurie que les Juifs avaient essuyes dans les dserts de Pharan, d'Oreb, et de Cads-Barn, l'espce fminine, plus faible que l'autre, avait succomb. Il faut bien qu'en effet les Juifs manquassent de filles, puisqu'il leur est toujours ordonn, quand ils s'emparent d'un bourg ou d'un village, soit gauche, soit droite du lac Asphaltite, de tuer tout, except les filles nubiles.

     Les Arabes qui habitent encore une partie de ces dserts stipulent toujours, dans les traits qu'ils font avec les caravanes, qu'on leur donnera des filles nubiles. Il est vraisemblable que les jeunes gens, dans ce pays affreux, poussrent la dpravation de la nature humaine jusqu' s'accoupler avec des chvres, comme on le dit de quelques bergers de la Calabre.

     Il reste maintenant savoir si ces accouplements avaient produit des monstres, et s'il y a quelque fondement aux anciens contes des satyres, des faunes, des centaures, et des minotaures; I'histoe le dit, la physique ne nous a pas encore clair sur cet article monstrueux.

     Note 37 Josu, chap. XXIV, v. 15 et suiv.

     Note 38 Nomb., chap. XXI, v. 9.

     Note 39 Rois, liv. III, chap. XV, v. 14; ibid., chap. XXII, v. 44.

     Note 40 Rois, liv. IV, chap. XVI.

     Note 41 Ibid., liv. III, chap. XVIII, V. 38 et 40; ibid., liv. IV, chap. II, v. 24.

     Note 42 Nomb., chap. XXXI.

     Note 43 Madian n'tait point compris dans la terre promise: c'est un petit canton de l'Idume, dans l'Arabie Ptre; il commence vers le septentrion au torrent d'Arnon, et finit au torrent de Zared, au milieu des rochers, et sur le rivage oriental du lac Asphaltite. Ce pays est habit aujourd'hui par une petite horde d'Arabes: il peut avoir huit lieues ou environ de long, et un peu moins en largeur.

     Note 44 Il est certain par le texte (Juges, XI, 39) que Jepht immola sa fille. "Dieu n'approuve pas ces dvouements, dit dom Calmet dans sa Dissertation sur le voeu de Jepht; mais lorsqu'on les a faits, il veut qu'on les excute, ne ft-ce que pour punir ceux qui les faisaient, ou pour rprimer la lgret qu'on aurait eue les faire, si on n'en avait pas craint l'excution." Saint Augustin et presque tous les Pres condamnent l'action de Jepht: il est vrai que l'Ecriture (Juges, XI, 29) dit qu'il fut rempli de l'esprit de Dieu; et saint Paul, dans son Eptre aux Hbreux, chap. XI (verset 32), fait l'loge de Jepht; il le place avec Samuel et David.

     Saint Jrme, dans son Eptre Julien, dit: "Jepht immola sa fille au Seigneur, et c'est pour cela que l'aptre le compte parmi les saints." Voil de part et d'autre des jugements sur lesquels il ne nous est pas permis de porter le ntre; on doit craindre mme d'avoir un avis.

     Note 45 On peut regarder la mort du roi Agag comme un vrai sacrifice. Sal avait fait ce roi des Amalcites prisonnier de guerre, et l'avait reu composition; mais le prtre Samuel lui avait ordonn de ne rien pargner; il lui avait dit en propres mots (I. Rois, XV, 3): "Tuez tout, depuis l'homme jusqu' la femme, jusqu'aux petits enfants, et ceux qui sont encore la mamelle.

     "Samuel coupa le roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, Galgal.

     "Le zle dont ce prophte tait anim, dit dom Calmet, lui mit l'pe en main dans cette occasion pour venger la gloire du Seigneur et pour confondre Sal."

     On voit, dans cette fatale aventure, un dvouement, un prtre, une victime: c'tait donc un sacrifice.

     Tous les peuples dont nous avons l'histoire ont sacrifi des hommes la Divinit, except les Chinois. Plutarque (Quest. rom. LXXXII) rapporte que les Romains mme en immolrent du temps de la rpublique.

     On voit, dans les Commentaires de Csar (De Bello gall., I, XXIV), que les Germains allaient immoler les otages qu'il leur avait donns, lorsqu'il dlivra ces otages par sa victoire.

     J'ai remarqu ailleurs que cette violation du droit des gens envers les otages de Csar, et ces victimes humaines immoles, pour comble d'horreur, par la main des femmes, dment un peu le pangyrique que Tacite fait des Germains, dans son trait De Moribus Germanorum. Il parat que, dans ce trait, Tacite songe plus faire la satire des Romains que l'loge des Germains, qu'il ne connaissait pas.

     Disons ici en passant que Tacite aimait encore mieux la satire que la vrit. Il veut rendre tout odieux, jusqu'aux actions indiffrentes, et sa malignit nous plat presque autant que son style, parce que nous aimons la mdisance et l'esprit.

     Revenons aux victimes humaines. Nos pres en immolaient aussi bien que les Germains: c'est le dernier degr de la stupidit de notre nature abandonne elle-mme, et c'est un des fruits de la faiblesse de notre jugement. Nous dmes: Il faut offrir Dieu ce qu'on a de plus prcieux et de plus beau; nous n'avons rien de plus prcieux que nos enfants; il faut donc choisir les plus beaux et les plus jeunes pour les sacrifier la Divinit.

     Philon dit que, dans la terre de Chanaan, on immolait quelquefois ses enfants avant que Dieu et ordonn Abraham de lui sacrifier son fils unique Isaac, pour prouver sa foi.

     Sanchoniathon, cit par Eusbe, rapporte que les Phniciens sacrifiaient dans les grands dangers le plus cher de leurs enfants, et qu'Ilus immola son fils Jhud peu prs dans le temps que Dieu mit la foi d'Abraham l'preuve. Il est difficile de percer dans les tnbres de cette antiquit; mais il n'est que trop vrai que ces horribles sacrifices ont t presque partout en usage; les peuples ne s'en sont dfaits qu' mesure qu'ils se sont polics: la politesse amne l'humanit.

     Note 46 Juges, chap. XI, v. 24.

     Note 47 Juges, chap. XVII, verset dernier.

     Note 48 Rois, liv. IV, ch. V, v. 18 et 19.

     Note 49 Ceux qui sont peu au fait des usages de l'Antiquit, et qui ne jugent que d'aprs ce qu'ils voient autour d'eux, peuvent tre tonns de ces singularits; mais il faut songer qu'alors dans l'Egypte, et dans une grande partie de l'Asie, la plupart des choses s'exprimaient par des figures, des hiroglyphes, des signes, des types.

     Les prophtes, qui s'appelaient les voyants chez les Egyptiens et chez les Juifs, non seulement s'exprimaient en allgories, mais ils figuraient par des signes les vnements qu'ils annonaient. Ainsi Isae, le premier des quatre grands prophtes juifs, prend un rouleau (chap. VIII), et y crit: "Shas bas, butinez vite"; puis il s'approche de la prophtesse. Elle conoit, et met au monde un fils qu'il appelle Maher-Salas-Has-bas: c'est une figure des maux que les peuples d'Egypte et d'Assyrie feront aux Juifs.

     Ce prophte dit (VII, 15, 16, 18, 20): "Avant que l'enfant soit en ge de manger du beurre et du miel, et qu'il sache rprouver le mauvais et choisir le bon, la terre dteste par vous sera dlivre des deux rois; le Seigneur sifflera aux mouches d'Egypte et aux abeilles d'Assur; le Seigneur prendra un rasoir de louage, et en rasera toute la barbe et les poils des pieds du roi d'Assur."

     Cette prophtie des abeilles, de la barbe, et du poil des pieds rass, ne peut tre entendue que par ceux qui savent que c'tait la coutume d'appeler les essaims au son du flageolet ou de quelque autre instrument champtre; que le plus grand affront qu'on pt faire un homme tait de lui couper la barbe; qu'on appelait le poil des pieds, le poil du pubis; que l'on ne rasait ce poil que dans les maladies immondes, comme celle de la lpre. Toutes ces figures si trangres notre style ne signifient autre chose sinon que le Seigneur, dans quelques annes, dlivrera son peuple d'oppression.

     Le mme Isae (chap. XX) marche tout nu, pour marquer que le roi d'Assyrie emmnera d'Egypte et d'Ethiopie une foule de captifs qui n'auront pas de quoi couvrir leur nudit.

     Ezchiel (chap. IV et suiv.) mange le volume de parchemin qui lui est prsent; ensuite il couvre son pain d'excrments, et demeure couch sur son ct gauche trois cent quatre-vingt-dix jours, et sur le ct droit quarante jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, et pour signifier les annes que devait durer la captivit. Il se charge de chanes, qui figurent celles du peuple; il coupe ses cheveux et sa barbe, et les partage en trois parties: le premier tiers dsigne ceux qui doivent prir dans la ville; le second, ceux qui seront mis mort autour des murailles; le troisime, ceux qui doivent tre emmens Babylone.

     Le prophte Ose (chap. III) s'unit une femme adultre, qu'il achte quinze pices d'argent et un chomer et demi d'orge: "Vous m'attendrez, lui dit-il, plusieurs jours, et pendant ce temps nul homme n'approchera de vous: c'est l'tat o les enfants d'Isral seront longtemps sans rois, sans princes, sans sacrifice, sans autel, sans phod." En un mot, les nabis, les voyants, les prophtes, ne prdisent presque jamais sans figurer par un signe la chose prdite.

     Jrmie ne fait donc que se conformer l'usage, en se liant de cordes, et en se mettant des colliers et des jougs sur le dos, pour signifier l'esclavage de ceux auxquels il envoie ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-l sont comme ceux d'un ancien monde, qui diffre en tout du nouveau: la vie civile, les lois, la manire de faire la guerre, les crmonies de la religion, tout est absolument diffrent. Il n'y a mme qu' ouvrir Homre et le premier livre d'Hrodote pour se convaincre que nous n'avons aucune ressemblance avec les peuples de la Haute Antiquit, et que nous devons nous dfier de notre jugement quand nous cherchons comparer leurs moeurs avec les ntres.

     La nature mme n'tait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Les magiciens avaient sur elle un pouvoir qu'ils n'ont plus: ils enchantaient les serpents, ils voquaient les morts, etc. Dieu envoyait des songes, et des hommes les expliquaient. Le don de prophtie tait commun. On voyait des mtamorphoses telles que celles de Nabuchodonosor chang en boeuf, de la femme de Loth en statue de sel, de cinq villes en un lac bitumineux.

     Il y avait des espces d'hommes qui n'existent plus. La race de gants Rpham, Enim, Nphilim, Enacim, a disparu. Saint Augustin, au liv. V de La Cit de Dieu, dit avoir vu la dent d'un ancien gant grosse comme cent de nos molaires. Ezchiel (XXVII, II) parle des pygmes Gamadim, hauts d'une coude, qui combattaient au sige de Tyr: et en presque tout cela les auteurs sacrs sont d'accord avec les profanes. Les maladies et les remdes n'taient point les mmes que de nos jours: les possds taient guris avec la racine nomme barad, enchsse dans un anneau qu'on leur mettait sous le nez.

     Enfin tout cet ancien monde tait si diffrent du ntre qu'on ne peut en tirer aucune rgle de conduite; et si, dans cette Antiquit recule, les hommes s'taient perscuts et opprims tour tour au sujet de leur culte, on ne devrait pas imiter cette cruaut sous la loi de grce.

     Note 50 Jrm., chap. XXVII, v. 6.

     Note 51 Jrmie, chap. XXVIII, v. 17.

     Note 52 Isae, ch. XLIV et XLV.

     Note 53 Exode, chap. XX, v. 5.

     Note 54 Deutronome, XXVIII.

     Note 55 Il n'y a qu'un seul passage dans les lois de Moise d'o l'on pt conclure qu'il tait instruit de l'opinion rgnante chez les Egyptiens, que l'me ne meurt point avec le corps; ce passage est trs important, c'est dans le chapitre XVIII du Deutronome: "Ne consultez point les devins qui prdisent par l'inspection des nues, qui enchantent les serpents, qui consultent l'esprit de Python, les voyants, les connaisseurs qui interrogent les morts et leur demandent la vrit."

     Il parat, par ce passage, que si l'on voquait les mes des morts, ce sortilge prtendu supposait la permanence des mes. Il se peut aussi que les magiciens dont parle Mose, n'tant que des trompeurs grossiers, n'eussent pas une ide distincte du sortilge qu'ils croyaient oprer. Ils faisaient accroire qu'ils foraient des morts parler, qu'ils les remettaient, par leur magie, dans l'tat o ces corps avaient t de leur vivant, sans examiner seulement si l'on pouvait infrer ou non de leurs oprations ridicules le dogme de l'immortalit de l'me. Les sorciers n'ont jamais t philosophes, ils ont t toujours des jongleurs qui jouaient devant des imbciles.

     On peut remarquer encore qu'il est bien trange que le mot de Python se trouve dans le Deutronome, longtemps avant que ce mot grec pt tre connu des Hbreux: aussi le Python n'est point dans l'hbreu, dont nous n'avons aucune traduction exacte.

     Cette langue a des difficults insurmontables: c'est un mlange de phnicien, d'gyptien, de syrien, et d'arabe; et cet ancien mlange est trs altr aujourd'hui. L'hbreu n'eut jamais que deux modes aux verbes, le prsent et le futur: il faut deviner les autres modes par le sens. Les voyelles diffrentes taient souvent exprimes par les mmes caractres; ou plutt ils n'exprimaient pas les voyelles, et les inventeurs des points n'ont fait qu'augmenter la difficult. Chaque adverbe a vingt significations diffrentes. Le mme mot est pris en des sens contraires.

     Ajoutez cet embarras la scheresse et la pauvret du langage: les Juifs, privs des arts, ne pouvaient exprimer ce qu'ils ignoraient. En un mot, l'hbreu est au grec ce que le langage d'un paysan est celui d'un acadmicien.

     Note 56 Ezchiel, chap. XVIII, v. 20.

     Note 57 Ibid., ch. XX, v. 25.

     Note 58 Le sentiment d'Ezchiel prvalut enfin dans la synagogue; mais il y eut des Juifs qui, en croyant aux peines ternelles, croyaient aussi que Dieu poursuivait sur les entants les iniquits des pres: aujourd'hui ils sont punis, par-del la cinquantime gnration, et ont encore les peines ternelles craindre. On demande comment les descendants des Juifs, qui n'taient pas complices de la mort de Jsus-Christ, ceux qui tant dans Jrusalem n'y eurent aucune part, et ceux qui taient rpandus sur le reste de la terre, peuvent tre temporellement punis dans leurs enfants, aussi innocents que leurs pres. Cette punition temporelle, ou plutt cette manire d'exister diffrente des autres peuples, et de faire le commerce sans avoir de patrie, peut n'tre point regarde comme un chtiment en comparaison des peines ternelles qu'ils s'attirent par leur incrdulit, et qu'ils peuvent viter par une conversion sincre.

     Note 59 Ceux qui ont voulu trouver dans le Pentateuque la doctrine de l'enfer et du paradis, tels que nous les concevons, se sont trangement abuss: leur erreur n'est fonde que sur une vaine dispute de mots; la Vulgate ayant traduit le mot hbreu, sheol, la fosse, par infernum, et le mot latin infernum ayant t traduit en franais par enfer, on s'est servi de cette quivoque pour faire croire que les anciens Hbreux avaient la notion de l'Ads et du Tartare des Grecs, que les autres nations avaient connus auparavant sous d'autres noms.

     Il est rapport au chapitre XVI des Nombres (31-33) que la terre ouvrit sa bouche sous les tentes de Cor, de Dathan, et d'Abiron, qu'elle les dvora avec leurs tentes et leur substance, et qu'ils furent prcipits vivants dans la spulture, dans le souterrain: il n'est certainement question dans cet endroit ni des mes de ces trois Hbreux, ni des tourments de l'enfer, ni d'une punition ternelle.

     Il est trange que, dans le Dictionnaire encyclopdique, au mot ENFER, on dise que les anciens Hbreux en ont reconnu la ralit; si cela tait, ce serait une contradiction insoutenable dans le Pentateuque. Comment se pourrait-il faire que Mose et parl dans un passage isol et unique des peines aprs la mort, et qu'il n'en et point parl dans ses lois? On cite le trente-deuxime chapitre du Deutronome (versets 21-24), mais on le tronque; le voici entier: "Ils m'ont provoqu en celui qui n'tait pas Dieu, et ils m'ont irrit dans leur vanit; et moi je les provoquerai dans celui qui n'est pas peuple, et je les irriterai dans la nation insense. Et il s'est allum un feu dans ma fureur, et il brlera jusqu'au fond de la terre; il dvorera la terre jusqu' son germe, et il brlera les fondements des montagnes; et j'assemblerai sur eux les maux, et je remplirai mes flches sur eux; ils seront consums par la faim, les oiseaux les dvoreront par des morsures amres; je lcherai sur eux les dents des btes qui se tranent avec fureur sur la terre, et des serpents."

     Y a-t-il le moindre rapport entre ces expressions et l'ide des punitions infernales telles que nous les concevons? Il semble plutt que ces paroles n'aient t rapportes que pour faire voir videmment que notre enfer tait ignor des anciens Juifs.

     L'auteur de cet article cite encore le passage de Job, au chap. XXIV (15-19). "L'oeil de l'adultre observe l'obscurit, disant: L'oeil ne me verra point, et il couvrira son visage; il perce les maisons dans les tnbres, comme il l'avait dit dans le jour, et ils ont ignor la lumire; si l'aurore apparat subitement, ils la croient l'ombre de la mon, et ainsi ils marchent dans les tnbres comme dans la lumire; il est lger sur la surface de l'eau; que sa part soit maudite sur la terre, qu'il ne marche point par la voie de la vigne, qu'il passe des eaux de neige une trop grande chaleur; et ils ont pch jusqu'au tombeau"; ou bien: "le tombeau a dissip ceux qui pchent", ou bien (selon les Septante), "leur pch a t rappel en mmoire".

     Je cite les passages entiers, et littralement, sans quoi il est toujours impossible de s'en former une ide vraie.

     Y a-t-il l, je vous prie, le moindre mot dont on puisse conclure que Mose avait enseign aux Juifs la doctrine claire et simple des peines et des rcompenses aprs la mort?

     Le livre de Job n'a nul rapport avec les lois de Moise. De plus, il est trs vraisemblable que Job n'tait point juif; c'est l'opinion de saint Jrme dans ses questions hbraques sur la Gense. Le mot Sathan, qui est dans Job (I, 1, 6, 12), n'tait point connu des Juifs, et vous ne le trouvez jamais dans le Pentateuque. Les Juifs n'apprirent ce nom que dans la Chalde, ainsi que les noms de Gabriel et de Raphal, inconnus avant leur esclavage Babylone. Job est donc cit ici trs mal propos.

     On rapporte encore le chapitre dernier d'Isae (23, 24): "Et de mois en mois, et de sabbat en sabbat, toute chair viendra m'adorer, dit le Seigneur; et ils sortiront, et ils verront la voirie les cadavres de ceux qui ont prvariqu; leur ver ne mourra point, leur feu ne s'teindra point, et ils seront exposs aux yeux de toute chair jusqu' satit."

     Certainement, s'ils sont jets la voirie, s'ils sont exposs la vue des passants jusqu' satit, s'ils sont mangs des vers, cela ne veut pas dire que Mose enseigna aux Juifs le dogme de l'immortalit de l'me; et ces mots: Le feu ne s'teindra point, ne signifient pas que des cadavres qui sont exposs la vue du peuple subissent les peines ternelles de l'enfer.

     Comment peut-on citer un passage Isae pour prouver que les Juifs du temps de Mose avaient reu le dogme de l'immortalit de l'me? Isae prophtisait, selon la computation hbraque, l'an du monde 3380. Moise vivait vers l'an 2500; il s'est coul huit sicles entre l'un et l'autre. C'est une insulte au sens commun, ou une pure plaisanterie, que d'abuser ainsi de la permission de citer, et de prtendre prouver qu'un auteur a eu une telle opinion, par un passage d'un auteur venu huit cents ans aprs, et qui n'a point parl de cette opinion. Il est indubitable que l'immortalit de l'me, les peines et les rcompenses aprs la mort, sont annonces, reconnues, constates dans le Nouveau Testament, et il est indubitable qu'elles ne se trouvent en aucun endroit du Pentateuque; et c'est ce que le grand Arnauld dit nettement et avec force dans son apologie de Port-Royal.

     Les Juifs, en croyant depuis l'immortalit de l'me, ne furent point clairs sur sa spiritualit; ils pensrent, comme presque toutes les autres nations, que l'me est quelque chose de dli, d'arien, une substance lgre, qui retenait quelque apparence du corps qu'elle avait anim; c'est ce qu'on appelle les ombres, les mnes des corps. Cette opinion fut celle de plusieurs Pres de l'Eglise. Tertullien, dans son chapitre XXII de l'Ame, s'exprime ainsi: "Definimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, substantia simplicem. - Nous dfinissons l'me ne du souffle de Dieu, immortelle, corporelle, figure, simple dans sa substance."

     Saint Irne dit, dans son liv. II, chap. XXXIV: "Incorporales sunt animae quantum ad comparationem mortalium corporum. - Les mes sont incorporelles en comparaison des corps mortels." Il ajoute que "Jsus-Christ a enseign que les mes conservent les images du corps, - caracterem corporum in quo adoptantur, etc." On ne voit pas que Jsus-Christ ait jamais enseign cette doctrine, et il est difficile de deviner le sens de saint Irne.

     Saint Hilaire est plus formel et plus positif dans son commentaire sur saint Matthieu: il attribue nettement une substance corporelle l'me: "Corpoream naturae suae substantiam sortiuntur."

     Saint Ambroise, sur Abraham, liv. II, chap. VIII, prtend qu'il n'y a rien de dgag de la matire, si ce n'est la substance de la Sainte Trinit.

     On pourrait reprocher ces hommes respectables d'avoir une mauvaise philosophie; mais il est croire qu'au fond leur thologie tait fort saine, puisque, ne connaissant pas la nature incomprhensible de l'me, ils l'assuraient immortelle, et la voulaient chrtienne.

     Nous savons que l'me est spirituelle, mais nous ne savons point du tout ce que c'est qu'esprit. Nous connaissons trs imparfaitement la matire, et il nous est impossible d'avoir une ide distincte de ce qui n'est pas matire. Trs peu instruits de ce qui touche nos sens, nous ne pouvons rien connatre par nous-mmes de ce qui est au-del des sens. Nous transportons quelques paroles de notre langage ordinaire dans les abmes de la mtaphysique et de la thologie, pour nous donner quelque lgre ide des choses que nous ne pouvons ni concevoir ni exprimer; nous cherchons nous tayer de ces mots, pour soutenir, s'il se peut, notre faible entendement dans ces rgions ignores.

     Ainsi nous nous servons du mot esprit, qui rpond souffle, et vent, pour exprimer quelque chose qui n'est pas matire; et ce mot souffle, vent, esprit, nous ramenant malgr nous l'ide d'une substance dlie et lgre, nous en retranchons encore ce que nous pouvons, pour parvenir concevoir la spiritualit pure; mais nous ne parvenons jamais une notion distincte: nous ne savons mme ce que nous disons quand nous prononons le mot substance; il veut dire, la lettre, ce qui est dessous, et par cela mme il nous avertit qu'il est incomprhensible: car qu'est-ce en effet que ce qui est dessous? La connaissance des secrets de Dieu n'est pas le partage de cette vie. Plongs ici dans des tnbres profondes, nous nous battons les uns contre les autres, et nous frappons au hasard au milieu de cette nuit, sans savoir prcisment pour quoi nous combattons.

     Si l'on veut bien rflchir attentivement sur tout cela, il n'y a point d'homme raisonnable qui ne conclt que nous devons avoir de l'indulgence pour les opinions des autres, et en mriter.

     Toutes ces remarques ne sont point trangres au fond de la question, qui consiste savoir si les hommes doivent se tolrer: car si elles prouvent combien on s'est tromp de part et d'autre dans tous les temps, elles prouvent aussi que les hommes ont d, dans tous les temps, se traiter avec indulgence.

     Note 60 Le dogme de la fatalit est ancien et universel: vous le trouver toujours dans Homre. Jupiter voudrait sauver la vie son fils Sarpdon; mais le destin l'a condamn la mort: Jupiter ne peut qu'obir. Le destin tait, chez les philosophes, ou l'enchanement ncessaire des causes et des effets ncessairement produits par la nature, ou ce mme enchanement ordonn par la Providence: ce qui est bien plus raisonnable. Tout le systme de la fatalit est contenu dans ce vers d'Annaeus Snque (pt. CVII):

     Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

     On est toujours convenu que Dieu gouvernait l'univers par des lois ternelles, universelles, immuables: cette vrit fut la source de toutes ces disputes inintelligibles sur la libert, parce qu'on n'a jamais dfini la libert, jusqu' ce que le sage Locke soit venu; il a prouv que la libert est le pouvoir d'agir. Dieu donne ce pouvoir; et l'homme, agissant librement selon les ordres ternels de Dieu, est une des roues de la grande machine du monde. Toute l'Antiquit disputa sur la libert, mais personne ne perscuta sur ce sujet jusqu' nos jours. Quelle horreur absurde d'avoir emprisonn, exil pour cette dispute, un Arnauld, un Sacy, un Nicole, et tant d'autres qui ont t la lumire de la France!

     Note 61 Le roman thologique de la mtempsycose vient de l'Inde, dont nous avons reu beaucoup plus de fables qu'on ne croit communment. Ce dogme est expliqu dans l'admirable quinzime livre des Mtamorphoses d'Ovide. Il a t reu presque dans toute la terre; il a t toujours combattu; mais nous ne voyons point qu'aucun prtre de l'Antiquit ait jamais fait donner une lettre de cachet un disciple de Pythagore.

     Note 62 Ni les anciens Juifs, ni les Egyptiens, ni les Grecs leurs contemporains, ne croyaient que l'me de l'homme allt dans le ciel aprs sa mort. Les Juifs pensaient que la lune et le soleil taient quelques lieues au-dessus de nous, dans le mme cercle, et que le firmament tait une vote paisse et solide qui soutenait le poids des eaux, lesquelles s'chappaient par quelques ouvertures. Le palais des dieux, chez les anciens Grecs, tait sur le mont Olympe. La demeure des hros aprs la mort tait, du temps d'Homre, dans une le au-del de l'Ocan, et c'tait l'opinion des essniens.

     Depuis Homre, on assigna des plantes aux dieux, mais il n'y avait pas plus de raison aux hommes de placer un dieu dans la lune qu'aux habitants de la lune de mettre un dieu dans la plante de la terre. Junon et Iris n'eurent d'autres palais que les nues; il n'y avait pas l o reposer son pied. Chez les Sabens, chaque dieu eut son toile; mais une toile tant un soleil, il n'y a pas moyen d'habiter l, moins d'tre de la nature du feu. C'est donc une question fort inutile de demander ce que les anciens pensaient du ciel: la meilleure rponse est qu'ils ne pensaient pas.

     Note 63 Saint Matthieu, chap. XXII, v. 4.

     Note 64 Saint Luc, chap. XIV.

     Note 65 Saint Luc, chap. XIV, v. 26 et suiv.

     Note 66 Saint Matthieu, chap. XVIII, v. 17.

     Note 67 Saint Matthieu, chap. XXIII.

     Note 68 Ibid., chap. XXVI, v. 59.

     Note 69 Matthieu, chap. XXVI, v. 61.

     Note 70 Il tait en effet trs difficile aux Juifs, pour ne pas dire impossible, de comprendre, sans une rvlation particulire, ce mystre ineffable de l'incarnation du Fils de Dieu, Dieu lui-mme. La Gense (chap. VI) appelle fils de Dieu les fils des hommes puissants: de mme, les grands cdres, dans les psaumes (LXXIX, 11), sont appels les cdres de Dieu. Samuel (I. Rois, XVI, 15) dit qu'une frayeur de Dieu tomba sur le peuple, c'est--dire une grande frayeur; un grand vent, un vent de Dieu; la maladie de Sal, mlancolie de Dieu. Cependant il parat que les Juifs entendirent la lettre que Jsus se dit fils de Dieu dans le sens propre; mais s'ils regardrent ces mots comme un blasphme, c'est peut-tre encore une preuve de l'ignorance o ils taient du mystre de l'incarnation, et de Dieu, fils de Dieu, envoy sur la terre pour le salut des hommes.

     Note 71 Lorsqu'on crivait ainsi, en 1762, l'ordre des jsuites n'tait pas aboli en France. S'ils avaient t malheureux, l'auteur les aurait assurment respects. Mais qu'on se souvienne jamais qu'ils n'ont t perscuts que parce qu'ils avaient t perscuteurs; et que leur exemple fasse trembler ceux qui, tant plus intolrants que les jsuites, voudraient opprimer un jour leurs concitoyens qui n'embrasseraient pas leurs opinions dures et absurdes. [Note ajoute en 1771]

     Note 72 Voyez l'excellent livre intitul Le Manuel de l'Inquisition.

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     Avec notre sincre reconnaissance envers Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Muse Voltaire et Secrtaire de la Socit Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents.

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