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Version 1.1, Aout 1999

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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------

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<IDENT pucelle>
<IDENT_AUTEURS voltaire>
<IDENT_COPISTES surcoufj>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE  La Pucelle d'Orlans (1762)>
<GENRE prose>
<AUTEUR Voltaire>
<COPISTE Jol Surcouf>
<NOTESPROD>
TITRE : _La Pucelle d'Orlans_
AUTEUR : VOLTAIRE (Franois-Marie Arouet, dit), 1694 -1778.
DATE : 1762 (1re dition)

DITION UTILISEE POUR CETTE COPIE :  
" Oeuvres compltes de Voltaire ", tome 5, p. 255-453. 
dition de Ch. Lahure et Cie. Paris, Hachette, 1859.

DATE DE LA COPIE : 6 fvrier 1999.

COPISTE : Jol Surcouf (Laval, France)
joel.surcouf@wanadoo.fr

REMARQUES : ne sont reproduites ici ni la prface 
de " Dom Apuleius Risorius, bndictin " (p. 252-254),
ni les notes de bas de page, ni les variantes (p. 453-507)
qui accompagnent l'dition Hachette de 1859.

Les passages en italiques sont prcds et suivis 
d'un caractre de soulignement 
(exemple : " Crie _hosanna_, saute, gigote, et tombe ").
</NOTESPROD>



----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER pucelle1 --------------------------------


Voltaire

LA PUCELLE D'ORLANS


CHANT PREMIER

Argument.- Amours honntes de Charles VII et d'Agns Sorel.
Sige d'Orlans par les Anglais. Apparition de saint Denys, etc.

Vous m'ordonnez de clbrer des saints :
Ma voix est faible, et mme un peu profane.
Il faut pourtant vous chanter cette Jeanne
Qui fit, dit-on, des prodiges divins.
Elle affermit, de ses pucelles mains,
Des fleurs de lys la tige gallicane,
Sauva son roi de la rage anglicane,
Et le fit oindre au matre-autel de Reims.
Jeanne montra sous fminin visage,
Sous le corset et sous le cotillon,
D'un vrai Roland le vigoureux courage.
J'aimerais mieux, le soir pour mon usage,
Une beaut douce comme un mouton ;
Mais Jeanne d'Arc eut un coeur de lion :
Vous le verrez, si lisez cet ouvrage.
Vous tremblerez de ses exploits nouveaux ;
Et le plus grand de ses rares travaux
Fut de garder un an son pucelage.

O Chapelain, toi dont le violon,
De discordante et gothique mmoire,
Sous un archet maudit par Apollon,
D'un ton si dur a racl son histoire ;
Vieux Chapelain, pour l'honneur de ton art,
Tu voudrais bien me prter ton gnie :
Je n'en veux point ; c'est pour la Motte-Houdart,
Quand l'Iliade est par lui travestie.

Le bon roi Charle, au printemps de ses jours,
Au temps de Pque, en la cit de Tours,
A certain bal (ce prince aimait la danse)
Avait trouv, pour le bien de la France,
Une beaut nomme Agns Sorel.
Jamais l'Amour ne forma rien de tel.
Imaginez de Flore la jeunesse,
La taille et l'air de la nymphe des bois,
Et de Vnus la grce enchanteresse,
Et de l'Amour le sduisant minois,
L'art d'Arachn, le doux chant des sirnes :
Elle avait tout ; elle aurait dans ses chanes
Mis les hros, les sages, et les rois.
La voir, l'aimer, sentir l'ardeur naissante
Des doux dsirs, et leur chaleur brlante,
Lorgner Agns, soupirer et trembler,
Perdre la voix en voulant lui parler,
Presser ses mains d'une main caressante,
Laisser briller sa flamme impatiente,
Montrer son trouble, en causer son tour,
Lui plaire enfin, fut l'affaire d'un jour.
Princes et rois vont trs-vite en amour.
Agns voulut, savante en l'art de plaire,
Couvrir le tout des voiles du mystre,
Voiles de gaze, et que les courtisans
Percent toujours de leurs yeux malfaisants.

Pour colorer comme on put cette affaire,
Le roi fit choix du conseiller Bonneau,
Confident sr, et trs-bon Tourangeau :
Il eut l'emploi qui certes n'est pas mince,
Et qu' la cour, o tout se peint en beau,
Nous appelons tre l'ami du prince,
Mais qu' la ville, et surtout en province,
Les gens grossiers ont nomm maquereau.
Monsieur Bonneau, sur le bord de la Loire,
tait seigneur d'un fort joli chteau.
Agns un soir s'y rendit en bateau,
Et le roi Charle y vint la nuit noire.
On y soupa ; Bonneau servit boire ;
Tout fut sans faste, et non pas sans apprts.
Festins des Dieux, vous n'tes rien auprs !
Nos deux amants, pleins de trouble et de joie,
Ivres d'amour, leurs dsirs en proie,
Se renvoyaient des regards enchanteurs,
De leurs plaisirs brlants avant-coureurs.
Les doux propos, libres sans indcence,
Aiguillonnaient leur vive impatience.
Le prince en feu des yeux la dvorait ;
Contes d'amour d'un air tendre il faisait,
Et du genou le genou lui serrait.

Le souper fait, on eut une musique
Italienne, en genre chromatique ;
On y mla trois diffrentes voix
Aux violons, aux fltes, aux hautbois.
Elles chantaient l'allgorique histoire
De ces hros qu'Amour avait dompts,
Et qui, pour plaire de tendres beauts,
Avaient quitt les fureurs de la gloire.
Dans un rduit cette musique tait,
Prs de la chambre o le bon roi soupait.
La belle Agns, discrte et retenue,
Entendait tout, et d'aucuns n'tait vue.

Dj la lune est au haut de son cours :
Voil minuit ; c'est l'heure des amours.
Dans une alcve artistement dore,
Point trop obscure, et point trop claire,
Entre deux draps que la Frise a tissus,
D'Agns Sorel les charmes sont reus.
Prs de l'alcve une porte est ouverte,
Que dame Alix, suivante trs-experte,
En s'en allant oublia de fermer.

O vous, amants, vous qui savez aimer,
Vous voyez bien l'extrme impatience
Dont ptillait notre bon roi de France !
Sur ses cheveux, en tresse retenus,
Parfums exquis sont dj rpandus.
Il vient, il entre au lit de sa matresse ;
Moment divin de joie et de tendresse !
Le coeur leur bat ; l'amour et la pudeur
Au front d'Agns font monter la rougeur.
La pudeur passe, et l'amour seul demeure.
Son tendre amant l'embrasse tout l'heure.
Ses yeux ardents, blouis, enchants,
Avidement parcourent ses beauts.
Qui n'en serait en effet idoltre ?

Sous un cou blanc qui fait honte l'albtre
Sont deux ttons spars, faits au tour,
Allant, venant, arrondis par l'Amour ;
Leur boutonnet a la couleur des roses.
Tton charmant, qui jamais ne reposes,
Vous invitiez les mains vous presser,
L'oeil vous voir, la bouche vous baiser.
Pour mes lecteurs tout plein de complaisance,
J'allais montrer leurs yeux baudis
De ce beau corps les contours arrondis ;
Mais la vertu qu'on nomme biensance
Vient arrter mes pinceaux trop hardis.
Tout est beaut, tout est charme dans elle.
La volupt, dont Agns a sa part,
Lui donne encore une grce nouvelle ;
Elle l'anime : amour est un grand fard,
Et le plaisir embellit toute belle.

Trois mois entiers, nos deux jeunes amants
Furent livrs ces ravissements.
Du lit d'amour ils vont droit la table.
Un djeuner, restaurant dlectable,
Rend leurs sens leur premire vigueur ;
Puis pour la chasse pris de mme ardeur,
Ils vont tous deux, sur des chevaux d'Espagne,
Suivre cent chiens jappant dans la campagne.
A leur retour, on les conduit aux bains.
Ptes, parfums, odeurs de l'Arabie,
Qui font la peau douce, frache et polie,
Sont prodigus sur eux pleines mains.

Le dner vient : la dlicate chre,
L'oiseau du Phase et le coq de bruyre,
De vingt ragots l'apprt dlicieux,
Charment le nez, le palais et les yeux.
Du vin d'A la mousse ptillante,
Et du Tokai la liqueur jaunissante,
En chatouillant les fibres des cerveaux,
Y porte un feu qui s'exhale en bons mots
Aussi brillants que la liqueur lgre
Qui monte et saute, et mousse au bord du verre :
L'ami Bonneau d'un gros rire applaudit
A son bon roi qui montre de l'esprit.
Le dner fait, on digre, on raisonne,
On conte, on rit, on mdit du prochain,
On fait brailler des vers matre Alain,
On fait venir des docteur de Sorbonne,
Des perroquets, un singe, un arlequin.
Le soleil baisse ; une troupe choisie
Avec le roi court la comdie,
Et, sur la fin de ce fortun jour,
Le couple heureux s'enivre encore d'amour.

Plongs tous deux dans l'excs des dlices,
Ils paraissaient en goter les prmices.
Toujours heureux et toujours plus ardents,
Point de soupons, encor moins de querelles,
Nulle langueur ; et l'Amour et le Temps
Auprs d'Agns ont oubli leurs ailes.
Charles souvent disait entre ses bras,
En lui donnant des baisers tout de flamme :
" Ma chre Agns, idole de mon me,
Le monde entier ne vaut point vos appas.
Vaincre et rgner, ce n'est rien que folie.
Mon parlement me bannit aujourd'hui ;
Au fier Anglais la France est asservie :
Ah ! qu'il soit roi, mais qu'il me porte envie ;
J'ai votre coeur, je suis plus roi que lui. "

Un tel discours n'est pas trop hroque ;
Mais un hros, quand il tient dans un lit
Matresse honnte, et que l'amour le pique,
Peut s'oublier, et ne sait ce qu'il dit.

Comme il menait cette joyeuse vie,
Tel qu'un abb dans sa grasse abbaye,
Le prince anglais, toujours plein de furie,
Toujours aux champs, toujours arm, bott,
Le pot en tte, et la dague au ct,
Lance en arrt, la visire hausse,
Foulait aux pieds la France terrasse.
Il marche, il vole, il renverse en son cours
Les murs pais, les menaantes tours,
Rpand le sang, prend l'argent, taxe, pille,
Livre aux soldats et la mre et la fille,
Fait violer des couvents de nonnains,
Boit le muscat des pres bernadins,
Frappe en cus l'or qui couvre les saints,
Et, sans respect pour Jsus ni Marie,
De mainte glise il fait mainte curie :
Ainsi qu'on voit dans une bergerie
Des loups sanglants de carnage altrs,
Et sous leurs dents les troupeaux dchirs,
Tandis qu'au loin, couch dans la prairie,
Colin s'endort sur le sein d'grie,
Et que son chien prs d'eux est occup
A se saisir des restes du soup.

Or, du plus haut du brillant apoge,
Sjour des saints, et fort loin de nos yeux,
Le bon Denys, prcheur de nos aeux,
Vit les malheurs de la France afflige,
L'tat horrible o l'Anglais l'a plonge,
Paris aux fers, et le roi trs-chrtien
Baisant Agns, et ne songeant rien.
Ce bon Denys est patron de la France,
Ainsi que Mars fut le saint des Romains,
Ou bien Pallas chez les Athniens.
Il faut pourtant en faire diffrence ;
Un saint vaut mieux que tous les dieux paens.

" Ah ! par mon chef, dit-il, il n'est pas juste
De voir ainsi tomber l'empire auguste
O de la foi j'ai plant l'tendard :
Trne des lis, tu cours trop de hasard ;
Sang des Valois, je ressens tes misres.
Ne souffrons pas que les superbes frres
De Henri cinq, sans droit et sans raison,
Chassent ainsi le fils de la maison.
J'ai, quoique saint, et Dieu me le pardonne,
Aversion pour la race bretonne :
Car, si j'en crois le livre des destins,
Un jour ces gens raisonneurs et mutins
Se gausseront des saintes dcrtales,
Dchireront les romaines annales,
Et tous les ans le pape brleront.
Vengeons de loin ce sacrilge affront :
Mes chers Franais seront tous catholiques ;
Ces fiers Anglais seront tous hrtiques :
Frappons, chassons ces dogues britanniques :
Punissons-les, par quelque nouveau tour,
De tout le mal qu'ils doivent faire un jour. "

Des Gallicans ainsi parlait l'aptre,
De maudissons lardant sa patentre ;
Et cependant que tout seul il parlait,
Dans Orlans un conseil se tenait.
Par les Anglais cette ville bloque
Au roi de France allait tre extorque.
Quelques seigneurs et quelques conseillers,
Les uns pdants et les autres guerriers,
Sur divers tons dplorant leur misre,
Pour leur refrain disaient : " Que faut-il faire ? "
Poton, La Hire et le brave Dunois,
S'criaient tous en se mordant les doigts :
" Allons, amis, mourons pour la patrie ;
Mais aux Anglais vendons cher notre vie. "
Le Richemont criait tout haut : " Par Dieu,
Dans Orlans il faut mettre le feu ;
Et que l'Anglais, qui pense ici nous prendre,
N'ait rien de nous que fume et que cendre. "

Pour La Trimouille, il disait : " C'est en vain
Que mes parents me firent Poitevin ;
J'ai dans Milan laiss ma Dorothe ;
Pour Orlans, hlas ! je l'ai quitte.
Je combattrai, mais je n'ai plus d'espoir :
Faut-il mourir, ciel ! sans la revoir ! "
Le prsident Louvet, grand personnage,
Au maintien grave, et qu'on et pris pour sage,
Dit : " Je voudrais que pralablement
Nous fissions rendre arrt de parlement
Contre l'Anglais, et qu'en ce cas norme
Sur toute chose on procdt en forme. "
Louvet tait un grand clerc ; mais hlas !
Il ignorait son triste et piteux cas :
S'il le savait, sa gravit prudente
Procderait contre sa prsidente.
Le grand Talbot, le chef des assigeants,
Brle pour elle, et rgne sur ses sens :
Louvet l'ignore ; et sa mle loquence
N'a pour objet que de venger la France.
Dans ce conseil de sages, de hros,
On entendait les plus nobles propos ;
Le bien public, la vertu les inspire :
Surtout l'adroit et l'loquent La Hire
Parla longtemps, et pourtant parla bien ;
Ils disaient d'or, et ne concluaient rien.

Comme ils parlaient, on vit par la fentre
Je ne sais quoi dans les airs apparatre.
Un beau fantme au visage vermeil,
Sur un rayon dtach du soleil,
Des cieux ouverts fend la vote profonde.
Odeur de saint se sentait la ronde.
Le farfadet dessus son chef avait
A deux pendants une mitre pointue
D'or et d'argent, sur le sommet fendue ;
Sa dalmatique au gr des vents flottait,
Son front brillait d'une sainte aurole,
Son cou pench laissait voir son tole,
Sa main portait ce bton pastoral
Qui fut jadis lituus augural.
A cet objet qu'on discernait fort mal,
Voil d'abord monsieur de La Trimouille,
Paillard dvot, qui prie et s'agenouille,
Le Richemont, qui porte un coeur de fer,
Blasphmateur, jureur impitoyable,
Haussant la voix, dit que c'tait le diable
Qui leur venait du fin fond de l'enfer ;
Que ce serait chose trs-agrable
Si l'on pouvait parler Lucifer.
Matre Louvet s'encourut au plus vite
Chercher un pot tout rempli d'eau bnite.
Poton, La Hire et Dunois bahis,
Ouvrent tous trois de grands yeux baubis.
Tous les valets sont couchs sur le ventre.
L'objet approche, et le saint fantme entre
Tout doucement port sur son rayon,
Puis donne tous sa bndiction.
Soudain chacun se signe et se prosterne.

Il les relve avec un air paterne ;
Puis il leur dit : " Ne faut vous effrayer ;
Je suis Denys, et saint de mon mtier.
J'aime la Gaule, et l'ai catchise,
Et ma bonne me est trs-scandalise
De voir Charlot, mon filleul tant aim,
Dont le pays en cendre est consum,
Et qui s'amuse, au lieu de le dfendre,
A deux ttons qu'il ne cesse de prendre.
J'ai rsolu d'assister aujourd'hui
Les bons Franais qui combattent pour lui.
Je veux finir leur peine et leur misre.
Tout mal, dit-on, gurit par son contraire.
Or si Charlot veut, pour une catin,
Perdre la France et l'honneur avec elle,
J'ai rsolu, pour changer son destin,
De me servir des mains d'une pucelle.
Vous, si d'en haut vous dsirez les biens,
Si vos coeurs sont et franais et chrtiens,
Si vous aimez le roi, l'tat, l'glise,
Assistez-moi dans ma sainte entreprise ;
Montrez le nid o nous devons chercher
Ce vrai phnix que je veux dnicher. "

Ainsi parla le vnrable sire.
Quand il eut fait, chacun se prit rire.
Le Richemont, n plaisant et moqueur,
Lui dit : " Ma foi, mon cher prdicateur,
Monsieur le saint, ce n'tait pas la peine
D'abandonner le cleste domaine
Pour demander ce peuple mchant
Ce beau joyau que vous estimez tant.
Quand il s'agit de sauver une ville,
Un pucelage est une arme inutile.
Pourquoi d'ailleurs le prendre en ce pays ?
Vous en avez tant dans le paradis !
Rome et Lorette ont cent fois moins de cierges
Que chez les saints il n'est l-haut de vierges.
Chez les Franais, hlas ! il n'en est plus.
Tous nos moutiers sont sec l-dessus.
Nos francs archers, nos officiers, nos princes,
Ont ds longtemps dgarni les provinces.
Ils ont tous fait, en dpit de vos saints,
Plus de btards encor que d'orphelins.
Monsieur Denys, pour finir nos querelles,
Cherchez ailleurs, s'il vous plat, des pucelles. "

Le saint rougit de ce discours brutal ;
Puis aussitt il remonte cheval
Sur son rayon, sans dire une parole,
Pique des deux, et par les airs s'envole,
Pour dterrer, s'il peut, ce beau bijou,
Qu'on tient si rare, et dont il semble fou.
Laissons aller : et tandis qu'il se perche
Sur l'un des traits qui vont porter le jour,
Ami lecteur, puissiez-vous en amour
Avoir le bien de trouver ce qu'il cherche !


CHANT II

Argument.- Jeanne, arme par saint Denys, va trouver Charles VII Tours ;
ce qu'elle fit en chemin, et comment elle eut son brevet de pucelle.

Heureux cent fois qui trouve un pucelage !
C'est un grand bien ; mais de toucher un coeur
Est, mon sens, le plus cher avantage.
Se voir aim, c'est l le vrai bonheur.
Qu'importe, hlas ! d'arracher une fleur ?
C'est l'amour nous cueillir la rose.
De trs-grands clercs ont gt par leur glose
Un si beau texte ; ils ont cru faire voir
Que le plaisir n'est point dans le devoir.
Je veux contre eux faire un jour un beau livre ;
J'enseignerai le grand art de bien vivre ;
Je montrerai qu'en rglant nos dsirs,
C'est du devoir que viennent nos plaisirs.
Dans cette honnte et savante entreprise,
Du haut des cieux saint Denys m'aidera ;
Je l'ai chant, sa main me soutiendra.
En attendant, il faut que je vous dise
Quel fut l'effet de sa sainte entremise.

Vers les confins du pays champenois,
O cent poteaux, marqus de trois merlettes,
Disaient aux gens : " En Lorraine vous tes, "
Est un vieux bourg, peu fameux autrefois ;
Mais il mrite un grand nom dans l'histoire,
Car de lui vient le salut et la gloire
Des fleurs de lis et du peuple gaulois.
De Domremi chantons tous le village ;
Faisons passer son beau nom d'ge en ge.

O Domremi ! tes pauvres environs
N'ont ni muscats, ni pches, ni citrons,
Ni mine d'or, ni bon vin qui nous damne ;
Mais c'est toi que la France doit Jeanne.
Jeanne y naquit : certain cur du lieu,
Faisant partout des serviteurs Dieu,
Ardent au lit, table, la prire,
Moine autrefois, de Jeanne fut le pre ;
Une robuste et grasse chambrire
Fut l'heureux moule o ce pasteur jeta
Cette beaut, qui les Anglais dompta.
Vers les seize ans, en une htellerie
On l'engagea pour servir l'curie,
A Vaucouleurs ; et dj de son nom
La renomme remplissait le canton.
Son air est fier, assur, mais honnte ;
Ses grands yeux noirs brillent fleur de tte ;
Trente-deux dents d'une gale blancheur
Sont l'ornement de sa bouche vermeille,
Qui semble aller de l'une l'autre oreille,
Mais bien borde et vive en sa couleur,
Apptissante, et frache par merveille.
Ses ttons bruns, mais fermes comme un roc,
Tentent la robe, et le casque, et le froc.
Elle est active, adroite, vigoureuse,
Et d'une main potele et nerveuse
Soutient fardeaux, verse cent brocs de vin,
Sert le bourgeois, le noble, et le robin ;
Chemin faisant, vingt soufflets distribue
Aux tourdis dont l'indiscrte main
Va ttonnant sa cuisse ou gorge nue ;
Travaille et rit du soir jusqu'au matin,
Conduit chevaux, les panse, abreuve, trille ;
Et les pressant de sa cuisse gentille,
Les monte cru comme un soldat romain.

O profondeur ! divine sagesse !
Que tu confonds l'orgueilleuse faiblesse
De tous ces grands si petits tes yeux !
Que les petits sont grands quand tu le veux !
Ton serviteur Denys le bienheureux
N'alla rder au palais des princesses,
N'alla chez vous, mesdames les duchesses ;
Denys courut, amis, qui le croirait ?
Chercher l'honneur, o ? dans un cabaret.

Il tait temps que l'aptre de France
Envers sa Jeanne ust de diligence.
Le bien public tait en grand hasard.
De Satanas la malice est connue ;
Et, si le saint ft arriv plus tard
D'un seul moment, la France tait perdue.
Un cordelier qu'on nommait Grisbourdon,
Avec Chandos arriv d'Albion,
tait alors dans cette htellerie ;
Il aimait Jeanne autant que sa patrie.
C'tait l'honneur de la pnaillerie ;
De tous cts allant en mission ;
Prdicateur, confesseur, espion ;
De plus, grand clerc en la sorcellerie,
Savant dans l'art en gypte sacr,
Dans ce grand art cultiv chez les mages,
Chez les Hbreux, chez les antiques sages,
De nos savants dans nos jours ignor.
Jours malheureux ! tout est dgnr.

En feuilletant ses livres de cabale,
Il vit qu'aux siens Jeanne serait fatale,
Qu'elle portait dessous son court jupon
Tout le destin d'Angleterre et de France.
Encourag par la noble assistance
De son gnie, il jura son cordon,
Son Dieu, son diable, et saint Franois d'Assise
Qu' ses vertus Jeanne serait soumise,
Qu'il saisirait ce beau palladion.
Il s'criait en faisant l'oraison :
" Je servirai ma patrie et l'glise ;
Moine et Breton, je dois faire le bien
De mon pays, et plus encor le mien. "

Au mme temps un ignorant, un rustre,
Lui disputait cette conqute illustre :
Cet ignorant valait un cordelier,
Car vous saurez qu'il tait muletier ;
Le jour, la nuit, offrant sans fin, sans terme,
Son lourd service et l'amour le plus ferme.
L'occasion, la douce galit,
Faisaient pencher Jeanne de son ct ;
Mais sa pudeur triomphait de la flamme
Qui par les yeux se glissait dans son me.
Le Grisbourdon vit sa naissante ardeur :
Mieux qu'elle encore il lisait dans son coeur.
Il vint trouver ce rival si terrible ;
Puis il lui tint ce discours trs-plausible :

" Puissant hros, qui passez au besoin
Tous les mulets commis votre soin,
Vous mritez, sans doute, la pucelle ;
Elle a mon coeur comme elle a tous vos voeux ;
Rivaux ardents, nous nous craignons tous deux,
Et comme vous je suis amant fidle.
, partageons, et, rivaux sans querelle,
Ttons tous deux de ce morceau friand
Qu'on pourrait perdre en se le disputant.
Conduisez-moi vers le lit de la belle ;
J'voquerai le dmon du dormir ;
Ses doux pavots vont soudain l'assoupir ;
Et tour tour nous veillerons pour elle. "

Incontinent le pre au grand cordon
Prend son grimoire, voque le dmon
Qui de Morphe eut autrefois le nom.
Ce pesant diable est maintenant en France :
Vers le matin, lorsque nos avocats
Vont s'enrouer commenter Cujas,
Avec messieurs il ronfle l'audience ;
L'aprs-dne il assiste aux sermons
Des apprentis dans l'art de Massillon,
A leur trois points, leurs citations
Aux lieux communs de leur belle loquence ;
Dans le parterre il vient biller le soir.

Aux cris du moine il monte en son char noir,
Par deux hiboux tran dans la nuit sombre.
Dans l'air il glisse, et doucement fend l'ombre.
Les yeux ferms, il arrive en billant,
Se met sur Jeanne, et ttonne, et s'tend ;
Et secouant son pavot narcotique,
Lui souffle au sein vapeur soporifique.
Tel on nous dit que le moine Girard,
En confessant la gentille Cadire,
Insinuait de son souffle paillard
De diabloteaux une ample fourmilire.

Nos deux galants, pendant ce doux sommeil,
Aiguillonns du dmon du rveil,
Avaient de Jeanne t la couverture.
Dj trois ds, roulant sur son beau sein,
Vont dcider, au jeu de saint Guilain,
Lequel des deux doit tenter l'aventure,
Le moine gagne ; un sorcier est heureux :
Le Grisbourdon se saisit des enjeux ;
Il fond sur Jeanne. O soudaine merveille !
Denys arrive, et Jeanne se rveille.
O Dieu ! qu'un saint fait trembler tout pcheur !
Nos deux rivaux se renversent de peur.
Chacun d'eux fuit, emportant dans le coeur
Avec la crainte un dsir de mal faire.
Vous avez vu, sans doute, un commissaire
Cherchant de nuit un couvent de Vnus ;
Un jeune essaim de tendrons demi-nus
Saute du lit, s'esquive, se drobe
Aux yeux hagards du noir pdant en robe :
Ainsi fuyaient mes paillards confondus.

Denys s'avance et rconforte Jeanne,
Tremblante encor de l'attentat profane ;
Puis il lui dit : " Vase d'lection,
Le Dieu des rois, par tes mains innocentes,
Veut des Franais venger l'oppression,
Et renvoyer dans les champs d'Albion
Des fiers Anglais les cohortes sanglantes.
Dieu fait changer, d'un souffle tout-puissant,
Le roseau frle en cdre du Liban,
Scher les mers, abaisser les collines,
Du monde entier rparer les ruines.
Devant tes pas la foudre grondera ;
Autour de toi la terreur volera,
Et tu verras l'ange de la victoire
Ouvrir pour toi les sentiers de la gloire.
Suis-moi, renonce tes humbles travaux ;
Viens placer Jeanne au nombre des hros. "

A ce discours terrible et pathtique,
Trs-consolant et trs-thologique,
Jeanne tonne, ouvrant un large bec,
Crut quelque temps que l'on lui parlait grec.
La grce agit : cette augustine grce
Dans son esprit porte un jour efficace.
Jeanne sentit dans le fond de son coeur
Tous les lans d'une sublime ardeur.
Non, ce n'est plus Jeanne la chambrire ;
C'est un hros, c'est une me guerrire.
Tel un bourgeois humble, simple, grossier,
Qu'un vieux richard a fait son hritier,
En un palais fait changer sa chaumire :
Son air honteux devient dmarche fire ;
Les grands surpris admirent sa hauteur,
Et les petits l'appellent monseigneur.

Telle plutt cette heureuse grisette
Que la nature ainsi que l'art forma
Pour le b ou bien pour l'Opra,
Qu'une maman avise et discrte
Au noble lit d'un fermier leva,
Et que l'Amour, d'une main plus adrte,
Sous un monarque entre deux draps plaa.
Sa vive allure est un vrai port de reine,
Ses yeux fripons s'arment de majest,
Sa voix a pris le ton de souveraine,
Et sur son rang son esprit s'est mont.

Or pour hter leur auguste entreprise,
Jeanne et Denys s'en vont droit l'glise.
Lors apparut dessus le matre autel
(Fille de Jean ! quelle fut ta surprise !)
Un beau harnois tout frais venu du ciel.
Des arsenaux du terrible empyre,
En cet instant, par l'archange Michel
La noble armure avait t tire.
On y voyait l'armet de Dbora ;
Ce clou pointu, funeste Sisara ;
Le caillou rond, dont un berger fidle
De Goliath entama la cervelle ;
Cette mchoire avec quoi combattit
Le fier Samson qui ses cordes rompit
Lorsqu'il se vit vendu par sa donzelle ;
Le coutelet de la belle Judith,
Cette beaut si galamment perfide,
Qui, pour le ciel saintement homicide,
Son cher amant massacra dans son lit.
A ces objets la sainte merveille,
De cette armure est bientt habille ;
Elle vous prend et casque et corselet,
Brassards, cuissards, baudrier, gantelet,
Lance, clou, dague, pieu, caillou, mchoire,
Marche, s'essaye, et brle pour la gloire.

Toute hrone a besoin d'un coursier ;
Jeanne en demande au triste muletier :
Mais aussitt un ne se prsente,
Au beau poil gris, la voix clatante,
Bien trill, sell, brid, ferr,
Portant arons avec chanfrein dor,
Caracolant, du pied frappant la terre,
Comme un coursier de Thrace ou d'Angleterre.

Ce beau grison deux ailes possdait
Sur son chine, et souvent s'en servait.
Ainsi Pgase, au haut des deux collines,
Portait jadis neuf pucelles divines ;
Et l'hippogriffe, la lune volant,
Portait Astolphe au pays de saint Jean.
Mon cher lecteur veut connatre cet ne,
Qui vint alors offrir sa croupe Jeanne :
Il le saura, mais dans un autre chant.
Je l'avertis cependant qu'il rvre
Cet ne heureux qui n'est pas sans mystre.

Sur son grison Jeanne a dj saut ;
Sur son rayon Denys est remont :
Tous deux s'en vont vers les rives de Loire
Porter au roi l'espoir de la victoire.
L'ne tantt trotte d'un pied lger,
Tantt s'lve et fend les champs de l'air.
Le cordelier, toujours plein de luxure,
Un peu remis de sa triste aventure,
Usant enfin de ses droits de sorcier,
Change en mulet le pauvre muletier,
Monte dessus, chevauche, pique et jure
Qu'il suivra Jeanne au bout de la nature.
Le muletier, en son mulet cach,
Bt sur le dos, crut gagner au march ;
Et du vilain l'me terrestre et crasse
A peine vit qu'elle et chang de place.

Jeanne et Denys s'en allaient donc vers Tours
Chercher ce roi plong dans les amours.
Prs d'Orlans comme ensemble ils passrent,
L'ost des Anglais de nuit ils traversrent.
Ces fiers Bretons, ayant bu tristement,
Cuvaient leur vin, dormaient profondment.
Tout tait ivre, et goujats et vedettes ;
On n'entendait ni tambours ni trompettes :
L'un dans sa tente tait couch tout nu,
L'autre ronflait sur son page tendu.

Alors Denys, d'une voix paternelle,
Tint ces propos tout bas la pucelle :
" Fille de bien, tu sauras que Nisus,
tant un soir aux tentes de Turnus,
Bien second de son cher Euryale,
Rendit la nuit aux Rutulois fatale.
Le mme advint au quartier de Rhsus,
Quand la valeur du preux fils de Tyde,
Par la nuit noire et par Ulysse aide,
Sut envoyer, sans danger, sans effort,
Tant de Troyens du sommeil la mort.
Tu peux jouir de semblable victoire.
Parle, dis-moi, veux-tu de cette gloire ? "
Jeanne lui dit : " Je n'ai point lu l'histoire ;
Mais je serais de courage bien bas,
De tuer gens qui ne combattent pas. "
Disant ces mots, elle avise une tente
Que les rayons de la lune brillante
Faisaient paratre ses yeux blouis
Tente d'un chef ou d'un jeune marquis.
Cent gros flacons remplis d'un vin exquis
Sont tout auprs. Jeanne avec assurance
D'un grand pt prend les vastes dbris,
Et boit six coups avec monsieur Denys,
A la sant de son bon roi de France.

La tente tait celle de Jean Chandos,
Fameux guerrier, qui dormait sur le dos.
Jeanne saisit sa redoutable pe,
Et sa culotte en velours dcoupe.
Ainsi jadis David, aim de Dieu,
Ayant trouv Sal en certain lieu,
Et lui pouvant ter trs-bien la vie,
De sa chemise il lui coupa partie,
Pour faire voir tous les potentats
Ce qu'il put faire et ce qu'il ne fit pas.
Prs de Chandos tait un jeune page
De quatorze ans, mais charmant pour son ge,
Lequel montrait deux globes faits au tour,
Qu'on aurait pris pour ceux du tendre Amour.
Non loin du page tait une critoire,
Dont se servait le jeune homme aprs boire,
Quand tendrement quelques vers il faisait
Pour la beaut qui son coeur sduisait.
Jeanne prend l'encre, et sa main lui dessine
Trois fleurs de lis juste dessous l'chine ;
Prsage heureux du bonheur des Gaulois,
Et monument de l'amour de ses rois.
Le bon Denys voyait, se pmant d'aise,
Les lis franais sur une fesse anglaise.

Qui fut penaud le lendemain matin ?
Ce fut Chandos, ayant cuv son vin ;
Car s'veillant, il vit sur ce beau page
Les fleurs de lis. Plein d'une juste rage,
Il crie alerte, il croit qu'on le trahit ;
A son pe il court auprs du lit ;
Il cherche en vain, l'pe est disparue ;
Point de culotte ; il se frotte la vue,
Il gronde, il crie, et pense fermement
Que le grand diable est entr dans le camp.

Ah ! qu'un rayon de soleil, et qu'un ne,
Cet ne ail qui sur son dos Jeanne,
Du monde entier feraient bientt le tour !
Jeanne et Denys arrivent la cour.
Le doux prlat sait par exprience
Qu'on est railleur cette cour de France.
Il se souvient des propos insolents
Que Richemont lui tint dans Orlans,
Et ne veut plus pareille aventure
D'un saint vque exposer la figure.
Pour son honneur il prit un nouveau tour ;
Il s'affubla de la triste encolure
Du bon Roger, seigneur de Baudricour,
Preux chevalier et ferme catholique,
Hardi parleur, loyal et vridique ;
Malgr cela, pas trop mal la cour.

" Eh ! jour de dieu ! dit-il, parlant au prince,
Vous languissez au fond d'une province,
Esclave roi, par l'Amour enchan !
Quoi ! votre bras indignement repose !
Ce front royal, ce front n'est couronn
Que de tissus et de myrte et de rose !
Et vous laissez vos cruels ennemis,
Rois dans la France et sur le trne assis !
Allez mourir, ou faites la conqute
De vos tats ravis par ces mutins :
Le diadme est fait pour votre tte,
Et les lauriers n'attendent que vos mains.
Dieu, dont l'esprit allume mon courage ;
Dieu, dont ma voix annonce le langage,
De sa faveur est prt vous couvrir.
Osez le croire, osez vous secourir :
Suivez du moins cette auguste amazone ;
C'est votre appui, c'est le soutien du trne ;
C'est par son bras que le matre des rois
Veut rtablir nos princes et nos lois.
Jeanne avec vous chassera la famille
De cet Anglais si terrible et si fort :
Devenez homme ; et, si c'est votre sort
D'tre jamais men par une fille,
Fuyez au moins celle qui vous perdit,
Qui votre coeur dans ses bras amollit ;
Et, digne enfin de ce secours trange,
Suivez les pas de celle qui vous venge. "

L'amant d'Agns eut toujours dans le coeur,
Avec l'amour, un trs-grand fond d'honneur.
Du vieux soldat le discours pathtique
A dissip son sommeil lthargique,
Ainsi qu'un ange, un jour, du haut des airs,
De sa trompette branlant l'univers,
Rouvrant la tombe, animant la poussire,
Rappellera les morts la lumire.
Charle veill, Charle bouillant d'ardeur,
Ne lui rpond qu'en s'criant : " Aux armes ! "
Les seuls combats ses yeux ont des charmes.
Il prend sa pique, il brle de fureur.

Bientt aprs la premire chaleur
De ces transports o son me est en proie,
Il voulut voir si celle qu'on envoie
Vient de la part du diable ou du Seigneur,
Ce qu'il doit croire, et si ce grand prodige
Est en effet ou miracle ou prestige.
Donc se tournant vers la fire beaut,
Le roi lui dit d'un ton de majest
Qui confondrait tout autre fille qu'elle :
" Jeanne, coutez : Jeanne, tes-vous pucelle ? "
Jeanne lui dit : " O grand sire, ordonnez
Que mdecins, lunettes sur le nez,
Matrones, clercs, pdants, apothicaires,
Viennent sonder ces fminins mystres ;
Et si quelqu'un se connat cela,
Qu'il trousse Jeanne, et qu'il regarde l. "

A sa rponse et sage et mesure,
Le roi vit bien qu'elle tait inspire.
" Or sus, dit-il, si vous en savez tant,
Fille de bien, dites-moi dans l'instant
Ce que j'ai fait cette nuit ma belle ;
Mais parlez net. -- Rien du tout, " lui dit-elle.
Le roi surpris soudain s'agenouilla,
Cria tous haut : " Miracle ! " et se signa.
Incontinent la cohorte fourre,
Bonnet en tte, Hippocrate la main,
Vint observer le pur et noble sein
De l'amazone leurs regards livre :
On la met nue, et monsieur le doyen,
Ayant le tout considr trs-bien,
Dessus, dessous, expdie la belle
En parchemin un brevet de pucelle.

L'esprit tout fier de ce brevet sacr,
Jeanne soudain d'un pas dlibr
Retourne au roi, devant lui s'agenouille,
Et, dployant la superbe dpouille,
Que sur l'Anglais elle a prise en passant :
" Permets, dit-elle, mon matre puissant !
Que, sous tes lois, la main de ta servante
Ose ranger la France gmissante.
Je remplirai les oracles divins :
J'ose tes yeux jurer par mon courage,
Par cette pe, et par mon pucelage,
Que tu seras huil bientt Reims :
Tu chasseras les anglaises cohortes
Qui d'Orlans environnent les portes.
Viens accomplir tes augustes destins ;
Viens, et de Tours abandonnant la rive,
Ds ce moment souffre que je te suive. "

Les courtisans, autour d'elle presss,
Les yeux au ciel et vers Jeanne adresss,
Battent des mains, l'admirent, la secondent.
Cent cris de joie son discours rpondent.
Dans cette foule il n'est point de guerrier
Qui ne voult lui servir d'cuyer,
Porter sa lance, et lui donner sa vie ;
Il n'en est point qui ne soit possd
Et de la gloire, et de la noble envie
De lui ravir ce qu'elle a tant gard.
Prt partir, chaque officier s'empresse :
L'un prend cong de sa vieille matresse ;
L'un, sans argent, va droit l'usurier ;
L'autre son hte, et compte sans payer.
Denys a fait dployer l'oriflamme.
A cet aspect, le roi Charles s'enflamme
D'un noble espoir sa valeur gal.
Cet tendard aux ennemis fatal,
Cette hrone, et cet ne aux deux ailes,
Tout lui promet des palmes immortelles.

Denys voulut, en partant de ces lieux,
Des deux amants pargner les adieux.
On et vers des larmes trop amres,
On et perdu des heures toujours chres.
Agns dormait, quoiqu'il ft un peu tard :
Elle tait loin de craindre un tel dpart.
Un songe heureux, dont les erreurs la frappent,
Lui retraait des plaisirs qui s'chappent.
Elle croyait tenir entre ses bras
Le cher amant dont elle est souveraine ;
Songe flatteur, tu trompais ses appas :
Son amant fuit, et saint Denys l'entrane.
Tel dans Paris un mdecin prudent
Force au rgime un malade gourmand,
A l'apptit se montre inexorable,
Et sans piti le fait sortir de table.

Le bon Denys eut peine arrach
Le roi de France son charmant pch,
Qu'il courut vite son ouaille chre,
A sa pucelle, sa fille guerrire.
Il reprit son air de bienheureux,
Son ton dvot, ses plats et courts cheveux,
L'anneau bnit, la crosse pastorale,
Ses gants, sa croix, sa mitre piscopale.

" Va, lui dit-il, sers la France et son roi ;
Mon oeil bnin sera toujours sur toi.
Mais au laurier du courage hroque
Joins le rosier de la vertu pudique.
Je conduirai tes pas dans Orlans.
Lorsque Talbot, le chef des mcrants,
Le coeur saisi du dmon de luxure,
Croira tenir sa prsidente impure,
Il tombera sous ton robuste bras.
Punis son crime, et ne l'imite pas.
Sois jamais dvote avec courage.
Je pars, adieu ; pense ton pucelage. "
La belle fit un serment solennel ;
Et son patron repartit pour le ciel.



CHANT III

Argument.- Description du palais de la sottise. Combat vers Orlans.
Agns se revt de l'armure pour aller trouver son amant :
elle est prise par les Anglais, et sa pudeur souffre beaucoup.

Ce n'est le tout d'avoir un grand courage,
Un coup d'oeil ferme au milieu des combats,
D'tre tranquille l'aspect du carnage,
Et de conduire un monde de soldats ;
Car tout cela se voit en tous climats,
Et tour tour ils ont cet avantage.
Qui me dira si nos ardents Franais
Dans ce grand art, l'art affreux de la guerre,
Sont plus savants que l'intrpide Anglais ?
Si le Germain l'emporte sur l'Ibre ?
Tous ont vaincu, tous ont t dfaits.
Le grand Cond fut vaincu par Turenne :
Le fier Villars fut battu par Eugne ;
De Stanislas le vertueux support,
Ce roi soldat, don Quichotte du Nord,
Dont la valeur a paru plus qu'humaine,
N'a-t-il pas vu, dans le fond de l'Ukraine,
A Pultava tous ses lauriers fltris
Par un rival, objet de ses mpris ?

Un beau secret serait, mon avis,
De bien savoir blouir le vulgaire,
De s'tablir un divin caractre ;
D'en imposer aux yeux des ennemis ;
Car les Romains, qui tout fut soumis,
Domptaient l'Europe au milieu des miracles.
Ce ciel pour eux prodigua les oracles.
Jupiter, Mars, Pollux, et tous les dieux,
Guidaient leur aigle et combattaient pour eux.
Le grand Bacchus, qui mit l'Asie en cendre,
L'antique Hercule, et le fier Alexandre,
Pour mieux rgner sur les peuples conquis,
De Jupiter ont pass pour les fils :
Et l'on voyait les princes de la terre
A leurs genoux redouter le tonnerre,
Tomber du trne, et leur offrir des voeux.

Denys suivit ces exemples fameux ;
Il prtendit que Jeanne la Pucelle
Chez les Anglais passt mme pour telle,
Et que Bedfort, et l'amoureux Talbot,
Et Tirconel, et Chandos l'indvot,
Crussent la chose, et qu'ils vissent dans Jeanne
Un bras divin fatal tout profane.

Pour russir en ce hardi dessein,
Il s'en va prendre un vieux bndictin,
Non tel que ceux dont le travail immense
Vient d'enrichir les libraires de France ;
Mais un prieur engraiss d'ignorance,
Et n'ayant lu que son missel latin :
Frre Lourdis fut le bon personnage
Qui fut choisi pour ce nouveau voyage.

Devers la lune o l'on tient que jadis
tait plac des fous le paradis,
Sur les confins de cet abme immense,
O le Chaos, et l'rbe, et la Nuit,
Avant le temps de l'univers produit,
Ont exerc leur aveugle puissance,
Il est un vaste et caverneux sjour,
Peu caress des doux rayons du jour,
Et qui n'a rien qu'une lumire affreuse,
Froide, tremblante, incertaine et trompeuse :
Pour toute toile on a des feux follets ;
L'air est peupl de petits farfadets.
De ce pays la reine est la Sottise.
Ce vieil enfant porte une barbe grise,
il de travers, et bouche la Danchet.
Sa lourde main tient pour sceptre un hochet.
De l'Ignorance elle est, dit-on, la fille.
Prs de son trne est sa sotte famille,
Le fol Orgueil, l'Opinitret,
Et la Paresse, et la Crdulit.
Elle est servie, elle est flatte en reine ;
On la croirait en effet souveraine :
Mais ce n'est rien qu'un fantme impuissant,
Un Chilpric, un vrai roi fainant.
La Fourberie est son ministre avide.
Tout est rgl par ce maire perfide ;
Et la Sottise est son digne instrument.
Sa cour plnire est son gr fournie
De gens profonds en fait d'astrologie,
Srs de leur art, tout moment dus,
Dupes, fripons, et partant toujours crus.

C'est l qu'on voit les matres d'alchimie
Faisant de l'or et n'ayant pas un sou,
Les roses-croix, et tout ce peuple fou
Argumentant sur la thologie.
Le gros Lourdis, pour aller en ces lieux,
Fut donc choisi parmi tous ses confrres.
Lorsque la nuit couvrait le front des cieux
D'un tourbillon de vapeurs non lgres,
Envelopp dans le sein du repos,
Il fut conduit au paradis des sots.
Quand il y fut, il ne s'tonna gures :
Tout lui plaisait, et mme en arrivant
Il crut encore tre dans son couvent.

Il vit d'abord la suite emblmatique
Des beaux tableaux de ce sjour antique.
Cacodmon, qui ce grand temple orna,
Sur la muraille plaisir griffonna
Un long tableau de toutes nos sottises,
Traits d'tourdi, pas de clerc, balourdises,
Projets mal faits, plus mal excuts,
Et tous les mois du Mercure vants.
Dans cet amas de merveilles confuses,
Parmi ces flots d'imposteurs et de buses,
On voit surtout un superbe cossais ;
Lass est son nom ; nouveau roi des Franais,
D'un beau papier il porte un diadme,
Et sur son front il est crit systme ;
Environn de grands ballots de vent,
Sa noble main les donne tout venant :
Prtres, catins, guerriers, gens de justice,
Lui vont porter leur or par avarice.

Ah ! quel spectacle ! ah ! vous tes donc l,
Tendre Escobar, suffisant Molina,
Petit Doucin, dont la main pateline
Donne baiser une bulle divine
Que Le Tellier lourdement fabriqua,
Dont Rome mme en secret se moqua,
Et qui chez nous est la noble origine
De nos partis, de nos divisions,
Et qui, pis est, de volumes profonds,
Remplis, dit-on, de poisons hrtiques,
Tous poisons froids, et tous soporifiques.

Les combattants, nouveaux Bellrophons,
Dans cette nuit, monts sur des Chimres,
Les yeux bands cherchent leurs adversaires ;
De longs sifflets leur servent de clairon ;
Et, dans leur docte et sainte frnsie,
Ils vont frappant grands coups de vessie.
Ciel ! que d'crits, de disquisitions,
De mandements, et d'explications,
Que l'on explique encor, peur de s'entendre !

O chroniqueur des hros du Scamandre,
Toi qui jadis des grenouilles, des rats,
Si doctement as chant les combats,
Sors du tombeau, viens clbrer la guerre,
Que pour la bulle on fera sur la terre !
Le jansniste, esclave du destin,
Enfant perdu de la grce efficace,
Dans ses drapeaux porte un Saint-Augustin,
Et pour plusieurs il marche avec audace.
Les ennemis s'avancent tout courbs
Dessus le dos de cent petits abbs.

Cessez, cessez, discordes civiles !
Tout va changer : place, place, imbciles !
Un grand tombeau sans ornement, sans art,
Est lev non loin de saint Mdard.
L'esprit divin, pour clairer la France,
Sous cette tombe enferme sa puissance ;
L'aveugle y court, et d'un pas chancelant,
Aux Quinze-Vingts retourne en ttonnant.
Le boiteux vient clopinant sur la tombe,
Crie hosanna, saute, gigote, et tombe.
Le sourd approche, coute, et n'entend rien.
Tout aussitt, de pauvres gens de bien
D'aise pms, vrais tmoins du miracle,
Du bon Pris baisent le tabernacle.
Frre Lourdis, fixant ses deux gros yeux,
Voit ce saint oeuvre, en rend grces aux cieux,
Joint les deux mains, et riant d'un sot rire,
Ne comprend rien, et toute chose admire.

Ah ! le voici ce savant tribunal,
Moiti prlats et moiti monacal ;
D'inquisiteurs une troupe sacre
Est l pour Dieu de sbires entoure.
Ces saints docteurs, assis en jugement,
Ont pour habits plumes de chat-huant ;
Oreilles d'ne ornent leur tte auguste,
Et, pour peser le juste avec l'injuste,
Le vrai, le faux, balance est dans leurs mains.
Cette balance a deux larges bassins ;
L'un tout combl, contient l'or qu'ils escroquent,
Le bien, le sang des pnitents qu'ils croquent ;
Dans l'autre sont bulles, brefs, oremus,
Beaux chapelets, scapulaires, agnus.
Aux pieds bnits de la docte assemble
Voyez-vous pas le pauvre Galile,
Qui tout contrit leur demande pardon,
Bien condamn pour avoir eu raison ?

Murs de Loudun ! quel nouveau feu s'allume ?
C'est un cur que le bcher consume :
Douze faquins ont dclar sorcier
Et fait griller messire Urbain Grandier.

Galiga, ma chre marchale,
Du parlement paul de maint pair,
La compagnie ignorante et vnale
Te fait chauffer un feu brillant et clair,
Pour avoir fait pacte avec Lucifer.
Ah ! qu'aux savants notre France est fatale !
Qu'il y fait bon croire au pape, l'enfer,
Et se borner savoir son Pater !
Je vois plus loin cet arrt authentique
Pour Aristote et contre l'mtique.

Venez, venez, mon beau pre Girard,
Vous mritez un grand article part.
Vous voil donc, mon confesseur de fille,
Tendre dvot qui prchez la grille !
Que dites-vous des pnitents appas
De ce tendron converti dans vos bras ?
J'estime fort cette douce aventure.
Tout est humain, Girard, en votre fait ;
Ce n'est pas l pcher contre nature :
Que de dvots en ont encor plus fait !
Mais, mon ami, je ne m'attendais gure
De voir entrer le diable en cette affaire.
Girard, Girard, tous vos accusateurs,
Jacobin, carme, et faiseur d'criture,
Juges, tmoins, ennemis, protecteurs,
Aucun de vous n'est sorcier, je vous jure.

Lourdis enfin voit nos vieux parlements
De vingt prlats brler les mandements,
Et par arrt exterminer la race
D'un certain fou qu'on nomme saint Ignace ;
Mais, leur tour, eux-mmes on les proscrit :
Quesnel en pleure, et saint Ignace en rit.
Paris s'meut leur destin tragique,
Et s'en console l'Opra-Comique.

O toi, Sottise ! grosse dit,
De qui les flancs tout ge ont port
Plus de mortels que Cyble fconde
N'avait jadis donn de dieux au monde,
Qu'avec plaisir ton grand oeil hbt
Voit tes enfants dont ma patrie abonde !
Sots traducteurs, et sots compilateurs,
Et sots auteurs, et non moins sots lecteurs.
Je t'interroge, suprme puissance !
Daigne m'apprendre, en cette foule immense,
De tes enfants qui sont les plus chris,
Les plus fconds en lourds et plats crits,
Les plus constants broncher comme braire
A chaque pas dans la mme carrire :
Ah ! je connais que tes soins les plus doux
Sont pour l'auteur du Journal de Trvoux.

Tandis qu'ainsi Denys notre bon pre
Devers la lune en secret prparait
Contre l'Anglais cet innocent mystre,
Une autre scne en ce moment s'ouvrait
Chez les grands fous du monde sublunaire.
Charle est dj parti pour Orlans,
Ses tendards flottent au gr des vents.
A ses cts, Jeanne, le casque en tte,
Dj de Reims lui promet la conqute.
Voyez-vous pas ses jeunes cuyers,
Et cette fleur de loyaux chevaliers ?
La lance au poing, cette troupe environne
Avec respect notre sainte amazone.
Ainsi l'on voit le sexe masculin
A Fontevrauld servir le fminin.
Le sceptre est l dans les mains d'une femme,
Et pre Anselme est bni par madame.

La belle Agns, en ces cruels moments,
Ne voyant plus son amant qu'elle adore,
Cde aux chagrins dont l'excs la dvore ;
Un froid mortel s'empare de ses sens :
L'ami Bonneau, toujours plein d'industrie,
En cent faons la rappelle la vie.
Elle ouvre encor ses yeux, ces doux vainqueurs,
Mais ce n'est plus que pour verser des pleurs ;
Puis, sur Bonneau se penchant d'un air tendre :
" C'en est donc fait, dit-elle, on me trahit.
O va-t-il donc ? que veut-il entreprendre ?
tait-ce l le serment qu'il me fit,
Lorsqu' sa flamme il me fit condescendre ?
Toute la nuit il faudra donc m'tendre,
Sans mon amant, seule, au milieu d'un lit ?
Et cependant cette Jeanne hardie,
Non des Anglais, mais d'Agns ennemie,
Va contre moi lui prvenir l'esprit.
Ciel ! que je hais ces cratures fire,
Soldats en jupe, hommasses chevalires,
Du sexe mle affectant la valeur,
Sans possder les agrments du ntre,
A tous les deux prtendant faire honneur,
Et qui ne sont ni de l'un ni de l'autre ! "
Disant ces mots, elle pleure et rougit,
Frmit de rage, et de douleur gmit.
La jalousie en ses yeux tincelle ;
Puis, tout coup, d'une ruse nouvelle
Le tendre Amour lui fournit le dessein.

Vers Orlans elle prend son chemin,
De dame Alix et de Bonneau suivie.
Agns arrive en une htellerie,
O dans l'instant, lasse de chevaucher,
La fire Jeanne avait t coucher.
Agns attend qu'en ce logis tout dorme,
Et cependant subtilement s'informe
O couche Jeanne, o l'on met son harnois ;
Puis dans la nuit se glisse en tapinois,
De Jean Chandos prend la culotte, et passe
Ses cuisses entre, et l'aiguillette lace ;
De l'amazone elle prend la cuirasse.
Le dur acier, forg pour les combats,
Presse et meurtrit ses membres dlicats.
L'ami Bonneau la soutient sous les bras.

La belle Agns dit alors voix basse :
" Amour, Amour, matre de tous mes sens,
Donne la force cette main tremblante,
Fais-moi porter cette armure pesante,
Pour mieux toucher l'auteur de mes tourments.
Mon amant veut une fille guerrire,
Tu fais d'Agns un soldat pour lui plaire :
Je le suivrai ; qu'il permette aujourd'hui
Que ce soit moi qui combatte pour lui ;
Et si jamais la terrible tempte
Des dards anglais veut menacer sa tte,
Qu'ils tombent tous sur ces tristes appas ;
Qu'il soit du moins sauv par mon trpas ;
Qu'il vive heureux ; que je meure pme
Entre ses bras, et que je meure aime ! "
Tandis qu'ainsi cette belle parlait,
Et que Bonneau ses armes lui mettait,
Le roi Charlot trois milles tait.

La tendre Agns prtend l'heure mme,
Pendant la nuit aller voir ce qu'elle aime.
Ainsi vtue et pliant sous le poids,
N'en pouvant plus, maudissant son harnois,
Sur un cheval elle s'en va juche,
Jambe meurtrie, et la fesse corche.
Le gros Bonneau, sur un Normand mont,
Va lourdement, et ronfle son ct.
Le tendre Amour, qui craint tout pour la belle,
La voit partir et soupire pour elle.

Agns peine avait gagn chemin
Qu'elle entendit devers un bois voisin
Bruit de chevaux et grand cliquetis d'armes.
Le bruit redouble ; et voici des gendarmes,
Vtus de rouge ; et, pour comble de maux,
C'taient les gens de monsieur Jean Chandos.
L'un deux s'avance, et demande : " Qui vive ? "
A ce grand cri, notre amante nave,
Songeant au roi, rpondit sans dtour :
Je suis Agns ; vive France et l'Amour ! "
A ces deux noms, que le ciel quitable
Voulut unir du noeud le plus durable,
On prend Agns et son gros confident ;
Ils sont tous deux mens incontinent
A ce Chandos, qui terrible en sa rage,
Avait jur de venger son outrage,
Et de punir les brigands ennemis
Qui sa culotte et son fer avaient pris.

Dans ce moment o la main bienfaisante
Du doux sommeil laisse nos yeux ouverts,
Quand les oiseaux reprennent leurs concerts,
Qu'on sent en soi sa vigueur renaissante,
Que les dsirs, pres des volupts,
Sont par les sens dans notre me excits ;
Dans ce moment, Chandos, on te prsente
La belle Agns, plus belle et plus brillante
Que le soleil aux bords de l'Orient.
Que sentis-tu, Chandos, en t'veillant,
Lorsque tu vis cette nymphe si belle
A tes cts, et tes grgues sur elle ?

Chandos, press d'un aiguillon bien vif,
La dvorait de son regard lascif.
Agns en tremble, et l'entend qui marmotte
Entre les dents : " Je raurai ma culotte ! "
A son chevet d'abord il la fait seoir.
" Quittez, dit-il, ma belle prisonnire,
Quittez ce poids d'une armure trangre. "
Ainsi parlant, plein d'ardeur et d'espoir,
Il la dcasque, il vous la dcuirasse.
La belle Agns se dfend avec grce ;
Elle rougit d'une aimable pudeur,
Pensant Charle, et soumise au vainqueur.
Le gros Bonneau, que le Chandos destine
Au digne emploi de chef de sa cuisine,
Va dans l'instant mriter cet honneur ;
Des boudins blancs il tait l'inventeur,
Et tu lui dois, nation franaise,
Pts d'anguille et gigots la braise.

" Monsieur Chandos, hlas ! que faites-vous ?
Disait Agns d'un ton timide et doux.
-- Pardieu, dit-il (tout hros anglais jure),
Quelqu'un m'a fait une sanglante injure.
Cette culotte est mienne ; et je prendrai
Ce qui fut mien o je le trouverai. "
Parler ainsi, mettre Agns toute nue,
C'est mme chose ; et la belle perdue
Tout en pleurant tait entre ses bras,
Et lui disait : " Non, je n'y consens pas. "

Dans l'instant mme, un horrible fracas
Se fait entendre, on crie : " Alerte, aux armes ! "
Et la trompette, organe du trpas,
Sonne la charge, et porte les alarmes.
A son rveil, Jeanne, cherchant en vain
L'affublement du harnois masculin,
Son bel armet ombrag de l'aigrette,
Et son haubert, et sa large braguette,
Sans raisonner saisit soudainement
D'un cuyer le dur accoutrement,
Monte cheval sur son ne, et s'crie :
" Venez venger l'honneur de la patrie. "
Cent chevaliers s'empressent sur ses pas,
Ils sont suivis de six cent vingt soldats.

Frre Lourdis, en ce moment de crise,
Du beau palais, o rgne la Sottise,
Est descendu chez les Anglais guerriers,
Environn d'atomes tout grossiers,
Sur son gros dos portant balourderies,
Oeuvres de moine, et belles neries.
Ainsi bt, sitt qu'il arriva,
Sur les Anglais sa robe il secoua,
Son ample robe ; et dans leur camp versa
Tous les trsors de sa crasse ignorance,
Trsors communs au bon pays de France.
Ainsi des nuits la noire dit,
Du haut d'un char d'bne marquet,
Rpand sur nous les pavots et les songes,
Et nous endort dans le sein des mensonges.


CHANT IV

Argument.- Jeanne et Dunois combattent les Anglais. Ce qui leur arrive
dans le chteau d'Hermaphrodix.


Si j'tais roi, je voudrais tre juste,
Dans le repos maintenir mes sujets,
Et tous les jours de mon empire auguste
Seraient marqus par de nouveaux bienfaits.
Que si j'tais contrleur des finances,
Je donnerais quelques beaux esprits,
Par-ci, par-l, de bonnes ordonnances :
Car, aprs tout, leur travail vaut son prix.
Que si j'tais archevque Paris,
Je tcherais avec le moliniste
D'apprivoiser le rude jansniste.
Mais si j'aimais une jeune beaut,
Je ne voudrais m'loigner d'auprs d'elle,
Et chaque jour une fte nouvelle,
Chassant l'ennui de l'uniformit,
Tiendrait son coeur en mes fers arrt.
Heureux amants, que l'absence est cruelle !
Que de danger on essuie en amour !
On risque, hlas ! ds qu'on quitte sa belle,
D'tre cocu deux ou trois fois par jour.

Le preux Chandos peine avait la joie
De s'baudir sur sa nouvelle proie,
Que tout coup Jeanne de rang en rang
Porte la mort, et fait couler le sang.
De Dbora la redoutable lance
Perce Dildo si fatal la France,
Lui qui pilla les trsors de Clairvaux,
Et viola les soeurs de Fontevraux.
D'un coup nouveau les deux yeux elle crve
A Fonkinar, digne d'aller en Grve.
Cet impudent, n dans les durs climats
De l'Hibernie, au milieu des frimas,
Depuis trois ans faisait l'amour en France,
Comme un enfant de Rome ou de Florence.
Elle terrasse et milord Halifax,
Et son cousin l'impertinent Borax,
Et Midarblou qui renia son pre,
Et Bartonay qui fit cocu son frre.
A son exemple on ne voit chevalier,
Il n'est gendarme, il n'est bon cuyer,
Qui dix Anglais n'enfile de sa lance.
La mort les suit, la terreur les devance :
On croyait voir en ce moment affreux
Un dieu puissant qui combat avec eux.

Parmi le bruit de l'horrible tempte,
Frre Lourdis criait pleine tte :
" Elle est pucelle, Anglais, frmissez tous ;
C'est saint Denys qui l'arme contre vous ;
Elle est pucelle, elle a fait des miracles ;
Contre son bras vous n'avez point d'obstacles ;
Vite genoux, excrments d'Albion,
Demandez-lui sa bndiction. "
Le fier Talbot, cumant de colre,
Incontinent fait empoigner le frre ;
On vous le lie, et le moine content,
Sans s'mouvoir, continuait criant :
" Je suis martyr ; Anglais, il faut me croire ;
Elle est pucelle ; elle aura la victoire. "

L'homme est crdule, et dans son faible coeur
Tout est reu ; c'est une molle argile.
Mais que surtout il parat bien facile
De nous surprendre et de nous faire peur !
Du bon Lourdis le discours extatique
Fit plus d'effet sur le coeur des soldats
Que l'amazone et sa troupe hroque
N'en avaient fait par l'effort de leurs bras.
Ce vieil instinct qui fait croire aux prodiges,
L'esprit d'erreur, le trouble, les vertiges,
La froide crainte et les illusions,
On fait tourner la tte des Bretons.
De ces Bretons la nation hardie
Avait alors peu de philosophie ;
Maints chevaliers taient des esprits lourds :
Les beaux esprits ne sont que de nos jours.

Le preux Chandos, toujours plein d'assurance,
Criait aux siens : " Conqurants de la France,
Marchez droite. " Il dit, et dans l'instant
On tourne gauche, et l'on fuit en jurant.
Ainsi jadis dans ces plaines fcondes
Que de l'Euphrate environnent les ondes,
Quand des humains l'orgueil capricieux
Voulut btir prs des votes des cieux,
Dieu, ne voulant d'un pareil voisinage,
En cent jargons transmua leur langage.
Sitt qu'un d'eux boire demandait,
Pltre ou mortier d'abord on lui donnait ;
Et cette gent, de qui Dieu se moquait,
Se spara, laissant l son ouvrage.

On sait bientt aux remparts d'Orlans
Ce grand combat contre les assigeants :
La renomme y vole tire-d'aile,
Et va prnant le nom de la Pucelle.
Vous connaissez l'imptueuse ardeur
De nos Franais ; ces fous sont pleins d'honneur :
Ainsi qu'au bal ils vont tous aux batailles.
Dj Dunois la gloire des btards,
Dunois qu'en Grce on aurait pris pour Mars,
Et La Trimouille, et La Hire, et Saintrailles,
Et Richemont, sont sortis des murailles,
Croyant dj chasser les ennemis,
Et criant tous : " O sont-ils ? o sont-ils ? "

Ils n'taient pas bien loin :car prs des portes
Sire Talbot, homme de trs-grand sens,
Pour s'opposer l'ardeur de nos gens,
En embuscade avait mis dix cohortes.

Sire Talbot a depuis plus d'un jour
Jur tout haut par saint George et l'Amour
Qu'il entrerait dans la ville assige.
Son me tait vivement partage :
Du gros Louvet la superbe moiti
Avait pour lui plus que de l'amiti ;
Et ce hros, qu'un noble espoir enflamme,
Veut conqurir et la ville et sa dame.

Nos chevaliers peine ont fait cent pas,
Que ce Talbot leur tombe sur les bras ;
Mais nos Franais ne s'tonnrent pas.
Champs d'Orlans, noble et petit thtre
De ce combat terrible, opinitre,
Le sang humain dont vous ftes couverts
Vous engraissa pour plus de cent hivers.
Jamais les champs de Zama, de Pharsale,
De Malplaquet la campagne fatale,
Clres lieux, couverts de tant de morts
N'ont vu tenter de plus hardis efforts.
Vous eussiez vu les lances hrisses,
L'une sur l'autre en cent tronons casses ;
Les cuyers, les chevaux renverss,
Dessus leurs pieds dans l'instant redresss ;
Le feu jaillir des coups de cimeterre,
Et du soleil redoubler la lumire ;
De tous cts voler, tomber bas,
paules, nez, mentons, pieds, jambes, bras.

Du haut des cieux les anges de la guerre,
Le fier Michel, et l'exterminateur,
Et des Persans le grand flagellateur,
Avaient les yeux attachs sur la terre,
Et regardaient ce combat plein d'horreur.

Michel alors prit la vaste balance
O dans le ciel on pse les humains ;
D'une main sre il pesa les destins
Et les hros d'Angleterre et de France.
Nos chevaliers, pess exactement,
Lgers de poids par malheur se trouvrent :
Du grand Talbot les destins l'emportrent :
C'tait du ciel un secret jugement.
Le Richemont se voit incontinent
Perc d'un trait de la hanche la fesse ;
Le vieux Saintraille, au dessus du genou ;
Le beau La Hire, ah ! je n'ose dire o ;
Mais que je plains sa gentille matresse !
Dans un marais La Trimouille enfonc
Ne put sortir qu'avec un bras cass :
Donc la ville il fallut qu'ils revinssent
Tout clops, et qu'au lit ils se tinssent.
Voil comment ils furent bien punis,
Car ils s'taient moqus de saint Denys.

Comme il lui plat, Dieu fait justice ou grce ;
Quesnel l'a dit, nul ne peut en douter :
Or il lui plut le btard excepter
Des tourdis dont il punit l'audace.
Un chacun d'eux, laidement ajust,
S'en retournait sur un brancard port,
En maugrant et Jeanne et la fortune.
Dunois, n'ayant gratignure aucune,
Pousse aux Anglais, plus prompt que les clairs :
Il fend leurs rangs, se fait jour travers,
Passe, et se trouve aux lieux o la Pucelle
Fait tout tomber, o tout fuit devant elle.
Quand deux torrents, l'effroi des laboureurs,
Prcipits du sommet des montagnes,
Mlent leurs flots, assemblent leurs fureurs,
Ils vont noyer l'espoir de nos campagnes :
Plus dangereux taient Jeanne et Dunois,
Unis ensemble, et frappant la fois.

Dans leur ardeur si bien ils s'emportrent,
Si rudement les Anglais ils chassrent,
Que de leurs gens bientt ils s'cartrent.
La nuit survint ; Jeanne et l'autre hros,
N'entendant plus ni Franais ni Chandos,
Font tous deux halte en criant : " Vive France ! "
Au coin d'un bois o rgnait le silence.
Au clair de lune ils cherchent le chemin.
Ils viennent, vont, tournent, le tout en vain ;
Enfin rendus, ainsi que leur monture,
Mourants de faim, et lasss de chercher,
Ils maudissaient la fatale aventure
D'avoir vaincu sans savoir o coucher.
Tel un vaisseau sans voile, sans boussole,
Tournoie au gr de Neptune et d'ole.

Un certain chien, qui passa tout auprs,
Pour les sauver sembla venir exprs ;
Le chien approche, il jappe, il leur fait fte ;
Virant sa queue, et portant haut sa tte,
Devant eux marche ; et se tournant cent fois,
Il paraissait leur dire en son patois :
" Venez par-l, messieurs, suivez-moi vite ;
Venez, vous dis-je, et vous aurez bon gte. "
Nos deux hros entendirent fort bien,
Par ces faons ce que voulait ce chien ;
Ils suivent donc, guids par l'esprance,
Et priant Dieu pour le bien de la France,
Et se faisant tous deux de temps en temps
Sur leur exploits, de trs-beaux compliments.
Du coin lascif d'une vive prunelle,
Dunois lorgnait malgr lui la Pucelle ;
Mais il savait qu' son bijou cach
De tout l'tat le sort est attach,
Et qu' jamais la France est ruine,
Si cette fleur se cueille avant l'anne.
Il touffait noblement ses dsirs,
Et prfrait l'tat ses plaisirs.
Et cependant, quand la rouet mal sre
De l'ne saint faisait clocher l'allure,
Dunois ardent, Dunois officieux
De son bras droit retenait la guerrire,
Et Jeanne d'Arc, en clignotant des yeux
De son bras gauche tendu par derrire
Serrait aussi ce hros vertueux :
Dont il advint, tandis qu'ils chevauchrent,
Que trs-souvent leurs bouches se touchrent,
Pour se parler tous les deux de plus prs
De la patrie et de ses intrts.

On m'a cont, ma belle Konismare,
Que Charles douze, en son humeur bizarre,
Vainqueur des rois et vainqueur de l'amour,
N'osa t'admettre sa brutale cour :
Charles craignit de te rendre les armes ;
Il se sentit, il vita tes charmes.
Mais tenir Jeanne et ne point y toucher,
Se mettre table, avoir faim sans manger,
Cette victoire tait cent fois plus belle.
Dunois ressemble Robert d'Arbrisselle,
A ce grand saint qui se plus coucher
Entre les bras de deux nonnes fessues,
A caresser quatre cuisses dodues,
Quatre tetons, et le tout sans pcher.

Au point du jour apparut leur vue
Un beau palais d'une vaste tendue :
De marbre blanc tait bti le mur ;
Une dorique et longue colonnade
Porte un balcon form de jaspe pur ;
De porcelaine tait la balustrade.
Nos paladins, enchants, blouis,
Crurent entrer tout droit en paradis.
Le chien aboie : aussitt vingt trompettes
Se font entendre, et quarante estafiers,
A pourpoints d'or, brillantes braguettes,
Viennent s'offrir nos deux chevaliers.
Trs-galamment deux jeunes cuyers
Dans le palais par la main les conduisent ;
Dans des bains d'or filles les introduisent
Honntement ; puis lavs, essuys,
D'un djeuner amplement festoys,
Dans de beaux lits brods ils se couchrent,
Et jusqu'au soir en hros ils ronflrent.

Il faut savoir que le matre et seigneur
De ce logis, digne d'un empereur,
tait le fils de l'un de ces gnies,
Des vastes cieux habitants ternels,
De qui souvent les grandeurs infinies
S'humanisaient chez les faibles mortels.
Or cet esprit, mlant sa chair divine
Avec la chair d'une bndictine,
En avait eu le seigneur Hermaphrodix,
Grand ncromant, et le trs-digne fils
De cet incube et de la mre Alix.
Le jour qu'il eut quatorze ans accomplis,
Son gniteur, descendant de sa sphre,
Lui dit : " Enfant, tu me dois la lumire ;
Je viens te voir, tu peux former des voeux ;
Souhaite, parle, et je te rends heureux. "
Hermaphrodix, n trs-voluptueux,
Et digne en tout de sa noble origine,
Dit : " Je me sens de race bien divine,
Car je rassemble en moi tous les dsirs,
Et je voudrais avoir tous les plaisirs.
De volupts rassasiez mon me ;
Je veux aimer comme homme et comme femme,
tre la nuit du sexe fminin,
Et tout le jour du sexe masculin. "
L'incube dit : " Tel sera ton destin ; "
Et ds ce jour la ribaude figure
Jouit des droits de sa double nature :
Ainsi Platon, le confident des dieux,
A prtendu que nos premiers aeux,
D'un pur limon ptri des mains divines
Ns tous parfaits et nomms androgynes,
galement des deux sexes pourvus,
Se suffisaient par leurs propres vertus.

Hermaphrodix tait bien au-dessus :
Car se donner du plaisir soi-mme,
Ce n'est pas l le sort le plus divin ;
Il est plus beau d'en donner au prochain,
Et deux deux est le bonheur suprme.
Ses courtisans disaient que tout tour
C'tait Vnus, c'tait le tendre Amour :
De tous cts ils luis cherchaient des filles,
Des bacheliers ou des veuves gentilles.

Hermaphrodix avait oubli net
De demander un don plus ncessaire,
Un don sans quoi nul plaisir n'est parfait,
Un don charmant ; eh quoi ? celui de plaire.
Dieu, pour punir cet effrn paillard,
Le fit plus laid que Samuel Bernard ;
Jamais ses yeux ne firent de conqutes ;
C'est vainement qu'il prodiguait les ftes,
Les longs repas, les danses, les concerts ;
Quelquefois mme il composait des vers.
Mais quand un jour il tenait une belle,
Et quand la nuit sa vanit femelle
Se soumettait quelque audacieux,
Le ciel alors trahissait tous ses voeux ;
Il recevait pour toutes embrassades,
Mpris, dgots, injures, rebuffades :
Le juste ciel lui faisait bien sentir
Que les grandeurs ne sont pas du plaisir.
" Quoi ! disait-il, la moindre chambrire
Tient son galant tendu sur son sein ;
Un lieutenant trouve une conseillre ;
Dans un moutier un moine a sa nonnain :
Et moi, gnie, et riche, et souverain,
Je suis le seul dans la machine ronde
Priv d'un bien dont jouit tout le monde ! "
Lors il jura, par les quatre lments,
Qu'il punirait les garons et les belles
Qui n'auraient pas pour lui des sentiments,
Et qu'il ferait des exemples sanglants
Des coeurs ingrats, et surtout des cruelles.

Il recevait en roi les survenants ;
Et de Saba la reine basane,
Et Thalestris dans la Perse amene,
Avaient reu des moins riches prsents
Des deux grands rois qui brlrent pour elles,
Qu'il n'en faisait aux chevaliers errants,
Aux bacheliers, aux gentes demoiselles.
Mais si quelqu'un d'un esprit trop rtif
Manquait pour lui d'un peu de complaisance,
S'il lui faisait la moindre rsistance,
Il tait sr d'tre empal tout vif.

Le soir venu, monseigneur tant femme,
Quatre huissiers de la part de madame,
Viennent prier notre aimable btard
De vouloir bien descendre sur le tard
Dans l'entre-sol, tandis qu'en compagnie
Jeanne soupait avec crmonie.
Le beau Dunois tout parfum descend
Au cabinet o le souper l'attend.
Tel que jadis la soeur de Ptolme,
De tout plaisir noblement affame,
Sut en donner ces Romains fameux,
A ces hros fiers et voluptueux,
Au grand Csar, au brave ivrogne Antoine ;
Tel que moi-mme en ai fait chez un moine,
Vainqueur heureux de ses pesants rivaux,
Quand on l'lut roi tondu de Clairvaux ;
Ou tel encore, aux votes ternelles,
Si l'on en croit frre Orphe et Nason,
Et frre Homre, Hsiode, Platon,
Le dieu des dieux, patron des infidles,
Loin de Junon soupe avec Sml,
Avec Isis, Europe, ou Dana ;
Les plats sont mis sur la table divine
Des belles mains de la tendre Euphrosine,
Et de Thalie, et de la jeune gl,
Qui, comme on sait, sont l-haut les trois Grces,
Dont nos pdants suivent si peu les traces ;
Le doux nectar est servi par Hb,
Et par l'enfant du fondateur du Troie,
Qui dans Ida par un aigle enlev
De son seigneur en secret fait la joie :
Ainsi soupa madame Hermaphrodix
Avec Dunois, juste entre neuf et dix.

Madame avait prodigu la parure :
Les diamants surchargeaient sa coiffure ;
Son gros cou jaune, et ses deux bras carrs,
Sont de rubis, de perles entours ;
Elle en tait encor plus effroyable.
Elle le presse au sortir de la table :
Dunois trembla pour la premire fois.
Des chevaliers c'tait le plus courtois :
Il et voulu de quelque politesse
Payer au moins les soins de son htesse ;
Et du tendron contemplant la laideur,
Il se disait : " J'en aurai plus d'honneur. "
Il n'en eut point : le plus brillant courage
Peut quelquefois essuyer cet outrage.
Hermaphrodix, en son affliction,
Eut pour Dunois quelque compassion ;
Car en secret son me tait flatte
De grands efforts du triste champion.
Sa probit, sa bonne intention
Fut cette fois pour le fait rpute.
" Demain, dit-elle, on pourra vous offrir
Votre revanche. Allez, faites en sorte
Que votre amour sur vos respects l'emporte,
Et soyez prt, seigneur, mieux servir. "

Dj du jour la belle avant-courrire
De l'orient entr'ouvrait la barrire :
Or vous savez que cet instant prfix
En cavalier changeait Hermaphrodix.
Alors brlant d'une flamme nouvelle
Il s'en va droit au lit de la Pucelle,
Les rideaux tire, et lui fourrant au sein
Sans compliment son impudente main,
Et lui donnant un baiser immodeste,
Attente en matre sa pudeur cleste :
Plus il s'agite, et plus il devint laid.
Jeanne, qu'anime une chrtienne rage,
D'un bras nerveux lui dtache un soufflet
A poing ferm sur son vilain visage.
Ainsi j'ai vu, dans mes fertiles champs,
Sur un pr vert, une de mes cavales,
Au poil de tigre, aux taches ingales,
Aux pieds lgers, aux jarrets bondissants,
Rprimander d'une fire ruade
Un bourriquet de sa croupe amoureux,
Qui dans sa lourde et grossire embrassade
Dressait l'oreille, et se croyait heureux.
Jeanne en cela fit sans doute une faute ;
Elle devait des gards son hte.
De la pudeur je prends les intrts ;
Cette vertu n'est point chez moi bannie :
Mais quand un prince, et surtout un gnie,
De vous baiser a quelque douce envie,
Il ne faut pas lui donner des soufflets.
Le fils d'Alix, quoiqu'il ft des plus laids,
N'avait point vu de femme assez hardie
Pour l'oser battre en son propre palais.
Il crie, on vient ; ses pages, ses valets,
Gardes, lutins, ses ordres sont prts :
L'un d'eux lui dit que la fire Pucelle
Envers Dunois n'tait pas si cruelle.
O calomnie ! affreux poison des cours,
Discours malins, faux rapports, mdisance,
Serpents maudits, sifflerez-vous toujours
Chez les amants comme la cour de France ?

Notre tyran, doublement outrag,
Sans nul dlai voulut tre veng.
Il pronona la sentence fatale :
" Allez, dit-il, amis, qu'on les empale. "
On obit ; on fit incontinent
Tous les apprts de ce grand chtiment.
Jeanne et Dunois, l'honneur de la patrie,
S'en vont mourir au printemps de leur vie.
Le beau btard est garrott tout nu,
Pour tre assis sur un bton pointu.
Au mme instant, une troupe profane
Mne au poteau la belle et fire Jeanne ;
Et ses soufflets, ainsi que ses appas,
Seront punis par un affreux trpas.
De sa chemise aussitt dpouille,
De coups de fouet en passant flagelle,
Elle est livre aux cruels empaleurs.
Le beau Dunois, soumis leurs fureurs,
N'attendant plus que son heure dernire,
Faisait Dieu sa dvote prire ;
Mais une oeillade imprieuse et fire
De temps en temps tonnait les bourreaux,
Et ses regards disaient : " C'est un hros. "
Mais quand Dunois eut vu son hrone,
Des fleurs de lis vengeresse divine,
Prte subir cette effroyable mort,
Il dplora l'inconstance du sort :
De la Pucelle il parcourait les charmes ;
Et regardant les funestes apprts
De ce trpas, il rpandit des larmes,
Que pour lui-mme il ne versa jamais.

Non moins superbe et non moins charitable,
Jeanne, aux frayeurs toujours impntrable,
Languissamment le beau btard lorgnait,
Et pour lui seul son grand coeur gmissait.
Leur nudit, leur beaut, leur jeunesse,
En dpit d'eux rveillaient leur tendresse.
Ce feu si doux, si discret, et si beau,
Ne s'chappait qu'au bord de leur tombeau ;
Et cependant l'animal amphibie,
A son dpit joignant la jalousie,
Faisait aux siens l'effroyable signal
Qu'on empalt le couple dloyal.

Dans ce moment, une voix de tonnerre,
Qui fit trembler et les airs et la terre,
Crie : " Arrtez, gardez-vous d'empaler,
N'empalez pas. " Ces mots font reculer
Les fiers licteurs. On regarde, on avise
Sous le portail un grand homme d'glise,
Coiff d'un froc, les reins ceints d'un cordon :
On reconnut le pre Grisbourdon.
Ainsi qu'un chien dans la fort voisine,
Ayant senti d'une adroite narine
Le doux fumet, et tous ces petits corps
Sortant au loin de quelque cerf dix-corps,
Il le poursuit d'une course lgre,
Et sans le voir, par l'odorat men,
Franchit fosss, se glisse en la bruyre,
Par d'autres cerfs il n'est point dtourn :
Ainsi le fils de saint Franois d'Assise,
Port toujours par son lourd muletier,
De la Pucelle a suivi le sentier,
Courant sans cesse, et ne lchant point prise.

En arrivant, il cria : " Fils d'Alix,
Au nom du diable, et par les eaux du Styx,
Par le dmon, qui fut ton digne pre,
Par le psautier de soeur Alix ta mre,
Sauve le jour l'objet de mes voeux ;
Regarde-moi, je viens payer pour deux.
Si ce guerrier et si cette pucelle
Ont mrit ton indignation,
Je tiendrai lieu de ce couple rebelle ;
Tu sais quelle est ma rputation.
Tu vois de plus cet animal insigne,
Ce mien mulet, de me porter si digne ;
Je t'en fais don, c'est pour toi qu'il est fait ;
Et tu diras : " Tel moine, tel mulet. "
Laissons aller ce gendarme profane ;
Qu'on le dlie, et qu'on nous laisse Jeanne ;
Nous demandons tous deux pour digne prix
Cette beaut dont nos coeurs sont pris. "

Jeanne coutait cet horrible langage
En frmissant : sa foi, son pucelage,
Ses sentiments d'amour et de grandeur,
Plus que la vie taient chers son coeur.
La grce encor, du ciel ce don suprme,
Dans son esprit combattait Dunois mme.
Elle pleurait, elle implorait les cieux,
Et, rougissant d'tre ainsi toute nue,
De temps en temps fermant ses tristes yeux,
Ne voyant point, croyait n'tre point vue.

Le bon Dunois tait dsespr ;
" Quoi ! disait-il, ce pendard dclotr
Aura ma Jeanne, et perdra ma patrie !
Tout va cder ce sorcier impie !
Tandis que moi, discret jusqu' ce jour,
Modestement, je cachais mon amour ! "

Et cependant l'offre honnte et polie
De Grisbourdon fit un trs-bon effet
Sur les cinq sens, sur l'me du gnie.
Il s'adoucit, il parut satisfait.
" Ce soir, dit-il, vous et votre mulet
Tenez-vous prts : je cde, je pardonne
A ces Franais ; je vous les abandonne. "

Le moine gris possdait le bton
Du bon Jacob, l'anneau de Salomon,
Sa clavicule, et la verge enchante
Des conseillers-sorciers de Pharaon,
Et le balais sur qui parut monte
Du preux Sal la sorcire dente,
Quand dans Endor ce prince imprudent
Elle fit voir l'me d'un revenant.
Le cordelier en savait tout autant ;
Il fit un cercle, et prit de la poussire,
Que sur la bte il jeta par derrire,
En lui disant ces mots toujours puissants
Que Zoroastre enseignait aux Persans.
A ces grands mots dits en langue du diable,
O grand pouvoir ! merveille ineffable !
Notre mulet sur deux pieds se dressa,
Sa tte oblongue en ronde se changea,
Ses longs crins noirs petits cheveux devinrent,
Sous son bonnet ses oreilles se tinrent.
Ainsi jadis ce sublime empereur
Dont Dieu punit le coeur dur et superbe,
Devenu boeuf, et sept ans nourri d'herbe,
Redevint homme, et n'en fut pas meilleur.

Du cintre bleu de la cleste sphre,
Denys voyait avec des yeux de pre
De Jeanne d'Arc le dplorable cas ;
Il et voulu s'lancer ici-bas,
Mais il tait lui-mme en embarras.
Denys s'tait attir sur les bras
Par son voyage une fcheuse affaire.
Saint George tait le patron d'Angleterre ;
Il se plaignit que monsieur saint Denys,
Sans aucun ordre et sans aucun avis,
A ses Bretons et fait ainsi la guerre.
George et Denys, de propos en propos,
Piqus au vif, en vinrent aux gros mots.
Les saints anglais ont dans leur caractre
Je ne sais quoi de dur et d'insulaire :
On tient toujours un peu de son pays.
En vain notre me est dans le paradis ;
Tout n'est pas pur, et l'accent de province
Ne se perd point, mme la cour du prince.

Mais il est temps, lecteur, de m'arrter ;
Il faut fournir une longue carrire ;
J'ai peu d'haleine, et je dois vous conter
L'vnement de tout ce grand mystre ;
Dire comment ce noeud se dbrouilla,
Ce que fit Jeanne, et ce qui se passa
Dans les enfers, au ciel, et sur la terre.


CHANT V

Argument.- Le cordelier Grisbourdon, qui avait voulu violer Jeanne,
est en enfer trs-justement. Il raconte son aventure aux diables.


O mes amis ! vivons en bons chrtiens !
C'est le parti, croyez-moi, qu'il faut prendre.
A son devoir il faut enfin se rendre.
Dans mon printemps j'ai hant des vauriens ;
A leurs dsirs ils se livraient en proie,
Souvent au bal, jamais dans le saint lieu,
Soupant, couchant chez des filles de joie,
Et se moquant des serviteurs de Dieu.
Qu'arrive-t-il ? la Mort, la Mort fatale,
Au nez camard, la tranchante faux,
Vient visiter nos diseurs de bons mots ;
La Fivre ardente, la marche ingale,
Fille du Styx, huissire d'Atropos,
Porte le trouble en leurs petits cerveaux :
A leur chevet une garde, un notaire,
Viennent leur dire : " Allons, il faut partir ;
O voulez-vous, monsieur, qu'on vous enterre ? "
Lors un tardif et faible repentir
Sort regret de leur mourante bouche.
L'un son aide appelle saint Martin,
L'autre saint Roch, l'autre sainte Mitouche.
On psalmodie, on braille du latin,
On les asperge, hlas ! le tout en vain.
Aux pieds du lit se tapit le malin,
Ouvrant la griffe ; et lorsque l'me chappe
Du corps chtif, au passage il la happe,
Puis vous la porte au fin fond des enfers,
Digne sjour de ces esprits pervers.

Mon cher lecteur, il est temps de te dire,
Qu'un jour Satan, seigneur du sombre empire,
A ses vassaux donnait un grand rgal.
Il tait fte au manoir infernal :
On avait fait une norme recrue,
Et les dmons buvaient la bienvenue
D'un certain pape, et d'un gros cardinal,
D'un roi du Nord, de quatorze chanoines,
Trois intendants, deux conseillers, vingt moines,
Tous frais venus du sjour des mortels,
Et dvolus aux brasiers ternels.
Le roi cornu de la huaille noire
Se dridait au milieu de ses pairs ;
On s'enivrait du nectar des enfers,
On fredonnait quelques chansons boire,
Lorsqu' la porte il s'lve un grand cri :
" Ah ! bonjour donc, vous voil, vous voici ;
C'est lui, messieurs, c'est le grand missaire ;
C'est Grisbourdon, notre fal ami ;
Entrez, entrez, et chauffez-vous ici :
Et bras dessus et bras dessous, beau pre,
Beau Grisbourdon, docteur de Lucifer,
Fils de Satan, aptre de l'enfer ! "
On vous l'embrasse, on le baise, on le serre ;
On vous le porte, en moins d'un tour de main,
Toujours bais, vers le lieu du festin.

Satan se lve et lui dit : " Fils du diable,
O des frapparts ornement vritable,
Certes sitt je n'esprais te voir ;
Chez les humains tu m'tais ncessaire.
Qui mieux que toi peuplait notre manoir ?
Par toi la France tait mon sminaire ;
En te voyant, je perd tout mon espoir.
Mais du destin la volont soit faite !
Bois avec nous, et prend place ma droite. "

Le cordelier, plein d'une sainte horreur,
Baise genoux l'ergot de son seigneur ;
Puis d'un air morne il jette au loin la vue
Sur cette vaste et brlante tendue,
Sjour de feu qu'habitent pour jamais
L'affreuse Mort, les Tourments, les Forfaits ;
Trne ternel, o sied l'esprit immonde,
Abme immense o s'engloutit le monde ;
Spulcre o gt la docte antiquit,
Esprit, amour, savoir, grce, beaut,
Et cette foule immortelle, innombrable,
D'enfants du ciel, crs tous pour le diable.
Tu sais, lecteur, qu'en ces feux dvorants
Les meilleurs rois sont avec les tyrans.
Nous y plaons Antonin, Marc-Aurle ;
Ce bon Trajan, des princes le modle ;
Ce doux Titus, l'amour de l'univers ;
Les deux Catons, ces flaux des pervers ;
Ce Scipion, matre de son courage,
Lui qui vainquit et l'amour et Carthage.
Vous y grillez, docte et savant Platon,
Divin Homre, loquent Cicron ;
Et vous, Socrate, enfant de la sagesse,
Martyr de Dieu dans la profane Grce ;
Juste Aristide, et vertueux Solon :
Tous malheureux morts sans confession.

Mais ce qui plus tonna Grisbourdon,
Ce fut de voir en la chaudire grande
Certains quidams, saints ou rois, dont le nom
Orne l'histoire, et pare la lgende.
Un des premiers tait le roi Clovis.
Je vois d'abord mon lecteur qui s'tonne
Qu'un si grand roi, qui tout son peuple a mis
Dans le chemin du benot paradis,
N'ait pu jouir du salut qu'il nous donne.
Ah ! qui croirait qu'un premier roi chrtien
Ft en effet damn comme un paen ?
Mais mon lecteur se souviendra trs-bien.
Qu'tre lav de cette eau salutaire
Ne suffit pas, quand le coeur est gt.
Or ce Clovis, dans le crime empt
Portait un coeur inhumain, sanguinaire ;
Et saint Remi ne put laver jamais
Ce Roi des Francs, gangren de forfaits.

Parmi ces grands, ces souverains du monde,
Ensevelis dans cette nuit profonde,
On discernait le fameux Constantin.
" Est-il bien vrai ? criait avec surprise
Le moine gris : rigueur ! destin !
Quoi ! ce hros fondateur de l'glise,
Qui de la terre a chass les faux dieux,
Est descendu dans l'enfer avec eux ? "
Lors Constantin dit ces propres paroles :
" J'ai renvers le culte des idoles ;
Sur les dbris de leurs temples fumants,
Au Dieu du ciel j'ai prodigu l'encens :
Mais tous mes soins pour sa grandeur suprme
N'eurent jamais d'autre objet que moi-mme ;
Les saints autels n'taient mes regards
Qu'un marchepied du trne de Csars.
L'ambition, les fureurs, les dlices,
taient mes dieux, avaient mes sacrifices.
L'or des chrtiens, leurs intrigues, leur sang,
Ont ciment ma fortune et mon rang.
Pour conserver cette grandeur si chre,
J'ai massacr mon malheureux beau-pre.
Dans les plaisirs et dans le sang plong,
Faible et barbare, en ma fureur jalouse,
Ivre d'amour, et de soupons rong,
Je fis prir mon fils et mon pouse.
O Grisbourdon, ne sois plus tonn
Si comme toi Constantin est damn ! "

Le rvrend de plus en plus admire
Tous les secrets du tnbreux empire.
Il voit partout de grands prdicateurs,
Riches prlats, casuistes, docteurs,
Moines d'Espagne, et nonnains d'Italie.
De tous les rois il voit les confesseurs,
De nos beauts il voit les directeurs :
Le paradis ils ont eu dans leur vie.
Il aperut dans le fond d'un dortoir
Certain frocard moiti blanc, moiti noir,
Portant crinire en cuelle arrondie.
Au fier aspect de cet animal pie,
Le cordelier, riant d'un ris malin,
Se dit tout bas : " Cet homme est jacobin.
Quel est ton nom ? " lui cria-t-il soudain.
L'ombre rpond d'un ton mlancolique :
" Hlas ! mon fils, je suis saint Dominique. "

A ce discours, cet auguste nom,
Vous eussiez vu reculer Grisbourdon ;
Il se signait, il ne pouvait le croire.
" Comment, dit-il, dans la caverne noire
Un si grand saint, un aptre, un docteur !
Vous de la foi le sacr promoteur,
Homme de Dieu, prcheur vanglique,
Certes ! ici la grce est en dfaut,
Vous dans l'enfer ainsi qu'un hrtique !
Certes ici la grce est en dfaut.
Pauvres humains, qu'on est tromp l-haut !
Et puis allez, dans vos crmonies,
De tous les saints chanter les litanies ! "

Lors repartit, avec un ton dolent,
Notre Espagnol au manteau noir et blanc :
" Ne songeons plus aux vains discours des hommes ;
De leurs erreurs qu'importe le fracas ?
Infortuns, tourments o nous sommes,
Lous, fts o nous ne sommes pas :
Tel sur la terre a plus d'une chapelle,
Qui dans l'enfer rtit bien tristement ;
Et tel au monde on damne impunment,
Qui dans les cieux a la vie ternelle.
Pour moi, je suis dans la noire squelle
Trs-justement, pour avoir autrefois
Perscut ces pauvres albigeois.
Je n'tais pas envoy pour dtruire,
Et je suis cuit pour les avoir fait cuire. "

Oh ! quand j'aurais une langue de fer,
Toujours parlant je ne pourrais suffire,
Mon cher lecteur, te nombrer et dire
Combien de saints on rencontre en enfer.

Quand des damns la cohorte rtie
Eut assez fait au fils de saint Franois
Tous les honneurs de leur triste patrie,
Chacun cria d'une commune voix :
" Cher Grisbourdon, conte-nous, conte, conte,
Qui t'a conduit vers une fin si prompte ;
Conte-nous donc par quel tonnant cas
Ton me dure est tombe ici bas.
-- Messieurs, dit-il, je ne m'en dfends pas ;
Je vous dirai mon trange aventure ;
Elle pourra vous tonner d'abord :
Mais il ne faut me taxer d'imposture ;
On ne ment plus sitt que l'on est mort.

" J'tais l haut, comme on sait, votre aptre ;
Et, pour l'honneur du froc et pour le vtre,
Je concluais l'exploit le plus galant
Que jamais moine ait fait hors du couvent.
Mon muletier, ah l'animal insigne !
Ah le grand homme ! ah quel rival condigne !
Mon muletier, ferme dans son devoir,
D'Hermaphrodix avait pass l'espoir.
J'avais aussi pour ce monstre femelle,
Sans vanit, prodigu tout mon zle ;
Le fils d'Alix, ravi d'un tel effort,
Nous laissait Jeanne en vertu de l'accord.
Jeanne la forte, et Jeanne la rebelle,
Perdait bientt ce grand nom de Pucelle ;
Entre mes bras elle se dbattait ,
Le muletier par-dessous la tenait ;
Hermaphrodix de bon coeur ricanait.

" Mais croirez-vous ce que je vais vous dire ?
L'air s'entr'ouvrit, et du haut de l'empire
Qu'on nomme ciel (lieux o ni vous ni moi
N'irons jamais, et vous savez pourquoi),
Je vis descendre, fatale merveille !
Cet animal qui porte longue oreille,
Et qui jadis Balaam parla,
Quand Balaam sur la montagne alla.
Quel terrible ne ! il portait une selle
D'un beau velours, et sur l'aron d'icelle
tait un sabre deux larges tranchants :
De chaque paule il lui sortait une aile
Dont il volait, et devanait les vents.
A haute voix alors s'cria Jeanne :
" Dieu soit lou ! voici venir mon ne. "
A ce discours, je fus transi d'effroi ;
L'ne l'instant ses quatre genoux plie,
Lve sa queue et sa tte polie,
Comme disant Dunois : " Monte moi. "
Dunois le monte, et l'animal s'envole
Sur notre tte, et passe, et caracole.
Dunois, planant le cimeterre en main,
Sur moi chtif fondit d'un vol soudain.
Mon cher Satan, mon seigneur souverain,
Ainsi, dit-on, lorsque tu fis la guerre
Imprudemment au matre du tonnerre,
Tu vis sur toi s'lancer saint Michel,
Vengeur fatal des injures du ciel.

" Rduit alors dfendre ma vie,
J'eus mon recours la sorcellerie.
Je dpouillai d'un nerveux cordelier
Le sourcil noir et le visage altier :
Je pris la mine et la forme charmante
D'une beaut douce, frache, innocente ;
De blonds cheveux se jouaient sur mon sein ;
De gaze fine une toffe brillante
Fit entrevoir une gorge naissante.
J'avais tout l'art du sexe fminin :
Je composais mes yeux et mon visage ;
On y voyait cette navet
Qui toujours trompe, et qui toujours engage.
Sous ce vernis un air de volupt
Et des humains rendu fou le plus sage.
J'eusse amolli le coeur le plus sauvage ;
Car j'avais tout, artifice et beaut.
Mon paladin en parut enchant.
J'allais prir ; ce hros invincible
Avait lev son braquemart terrible ;
Son bras tais demi descendu,
Et Grisbourdon se croyait pourfendu.
Dunois regarde, il s'meut, il s'arrte.
Qui de Mduse et vu jadis la tte
tait en roc mu soudainement :
Le beau Dunois changea bien autrement.
Il avait l'me avec les yeux frappe ;
Je vis tomber sa redoutable pe :
Je vis Dunois sentir mon aspect
Beaucoup d'amour et beaucoup de respect.
Qui n'aurait cru que j'eusse eu la victoire ?
Mais voici bien le pis de mon histoire.

" Le muletier, qui pressait dans ses bras
De Jeanne d'Arc les robustes appas,
En me voyant si gentille et si belle,
Brla soudain d'une flamme nouvelle.
Hlas ! mon coeur ne le souponnait pas
De convoiter des charmes dlicats.
Un coeur grossier connatre l'inconstance !
Il lcha prise, et j'eus la prfrence.
Il quitte Jeanne ; ah ! funeste beaut !
A peine Jeanne est-elle en libert,
Qu'elle aperut le brillant cimeterre
Qu'avait Dunois laiss tomber par terre,
Du fer tranchant sa dextre se saisit ;
Et, dans l'instant que le rustre infidle
Quittait pour moi la superbe Pucelle,
Par le chignon Jeanne d'Arc m'abattit,
Et, d'un revers, la nuque me fendit.
Depuis ce temps, je n'ai nulle nouvelle
Du muletier, de Jeanne la cruelle,
D'Hermaphrodix, de l'ne, de Dunois.
Puissent-ils tous tre empals cent fois !
Et que le ciel, qui confond les coupables,
Pour mon plaisir les donne tous les diables ! "
Ainsi parlait le moine avec aigreur,
Et tout l'enfer en rit d'assez bon coeur.


CHANT VI

Argument.- Aventure d'Agns et de Monrose.
Temple de la Renomme. Aventure tragique de Dorothe.

Quittons l'enfer, quittons ce gouffre immonde,
O Grisbourdon brle avec Lucifer :
Dressons mon vol aux campagnes de l'air,
Et revoyons ce qui se passe au monde.
Ce monde, hlas ! est bien un autre enfer.
Je vois partout l'innocente proscrite,
L'homme de bien fltri par l'hypocrite ;
L'esprit, le got, les beaux-arts perdus,
Sont envols, ainsi que les vertus ;
Une rampante et lche politique
Tient lieu de tout, est le mrite unique ;
Le zle affreux des dangereux dvots
Contre le sage arme la main des sots ;
Et l'intrt, ce vil roi de la terre,
Pour qui l'on fait et la paix et la guerre,
Triste et pensif, auprs d'un coffre-fort
Vend le plus faible aux crimes du plus fort.
Chtifs mortels, insenss et coupables,
De tant d'horreurs quoi bon vous noircir ?
Ah, malheureux ! qui pchez sans plaisir,
Dans vos erreurs soyez plus raisonnables ;
Soyez au moins des pcheurs fortuns ;
Et, puisqu'il faut que vous soyez damns,
Damnez-vous donc par des fautes aimables,

Agns Sorel sut en user ainsi.
On ne lui peut reprocher en sa vie
Que les douceurs d'une tendre folie.
Je lui pardonne, et je pense qu'aussi
Dieu tout clment aura pris piti d'elle :
En paradis tout saint n'est point pucelle ;
Le repentir est vertu du pcheur.

Quand Jeanne d'Arc dfendait son honneur,
Et que du fil de sa cleste pe
De Grisbourdon la tte fut tranche,
Notre ne ail, qui dessus son harnois
Portait en l'air le chevalier Dunois,
Conut alors le caprice profane
De l'loigner, et de l'ter Jeanne.
Quelle raison en avait-il ? L'amour,
Le tendre amour, et la naissante envie
Dont en secret son me tait saisie.
L'ami lecteur apprendra quelque jour
Quel trait de flamme, et quel ide hardie
Pressait dj ce hros d'Arcadie.
L'animal saint eut donc la fantaisie
De s'envoler devers la Lombardie ;
Le bon Denys en secret conseilla
Cette escapade sa monture aile.
Vous demandez, lecteur, pourquoi cela.
C'est que Denys lut dans l'me trouble
De son bel ne et de son beau btard.
Tous deux brlaient d'un feu qui tt ou tard
Aurait pu nuire la cause commune,
Perdre la France, et Jeanne, et sa Fortune.
Denys pensa que l'absence et le temps
Les guriraient de leurs amours naissants.
Denys encore avait en cette affaire
Un autre but, une bonne oeuvre faire.
Craignez, lecteur, de blmer ses desseins ;
Et respectez tout ce que font les saints.

L'ne cleste, o Denys met sa gloire,
S'envola donc loin des rives de Loire,
Droit vers le Rhne, et Dunois stupfait
A tire d'aile est port comme un trait.
Il regardait de loin son hrone,
Qui, toute nue, et le fer la main,
Le coeur mu d'une fureur divine,
Rouge de sang se frayait un chemin.
Hermaphrodix veut l'arrter en vain ;
Ses farfadets, son peuple arien,
En cent faons volent sur son passage ;
Jeanne s'en moque, et passe avec courage.
Lorsqu'en un bois quelque jeune imprudent
Voit une ruche, et, s'approchant, admire
L'art tonnant de ce palais de cire ;
De toutes parts en essaim bourdonnant
Sur mon badaud s'en vient fondre avec rage,
Un peuple ail lui couvre le visage :
L'homme piqu court tort, travers ;
De ses deux mains il frappe, il se dmne,
Dissipe, tue, crase par centaine
Cette canaille habitante des airs.
C'tait ainsi que la Pucelle fire
Chassait au loin cette foule lgre.

A ses genoux le chtif muletier,
Craignant pour soi le sort du cordelier,
Tremble et s'crie : " O Pucelle ! ma mie !
Dans l'curie autrefois tant servie !
Quelle furie ! pargne au moins ma vie ;
Que les honneurs ne changent point tes moeurs !
Tu vois mes pleurs, ah, Jeanne ! je me meurs. "

Jeanne rpond : " Faquin, je te fais grce ;
Dans ton vil sang, de fange tout charg,
Ce fer divin ne sera point plong.
Vgte encor, et que ta lourde masse
Ait l'instant l'honneur de me porter :
Je ne te puis en mulet translater ;
Mais ne m'importe ici de ta figure ;
Homme ou mulet, tu seras ma monture.
Dunois m'a pris l'ne qui fut pour moi,
Et je prtends le retrouver en toi.
, qu'on se courbe ". Elle dit, et la bte
Baisse l'instant sa chauve et lourde tte,
Marche des mains, et Jeanne sur son dos
Va dans les champs affronter les hros.
Pour le gnie, il jura par son pre
De tourmenter toujours les bons Franais ;
Son coeur navr pencha vers les Anglais ;
Il se promit, dans dans sa juste colre,
De se venger du tour qu'on lui jouait,
De bien punir tout Franais indiscret
Qui pour son dam passerait sur sa terre.
Il fait btir au plus vite un chteau
D'un got bizarre, et tout fait nouveau,
Un labyrinthe, un pige o sa vengeance
Veut attraper les hros de la France.

Mais que devint la belle Agns Sorel ?
Vous souvient-il de son trouble cruel ?
Comme elle fut interdite, perdue,
Quand Jean Chandos l'embrassait toute nue ?
Ce Jean Chandos s'lana de ses bras
Trs-brusquement, et courut aux combats.
La belle Agns crut sortir d'embarras.
De son danger encor toute surprise,
Elle jurait de n'tre jamais prise
A l'avenir en un semblable cas.
Au bon roi Charle elle jurait tout bas
D'aimer toujours ce roi qui n'aime qu'elle,
De respecter ce tendre et doux lien,
Et de mourir plutt qu'tre infidle :
Mais il ne faut jamais jurer de rien.

Dans ce fracas, dans ce trouble effroyable,
D'un camp surpris tumulte insparable,
Quand chacun court, officier et soldat,
Que l'un s'enfuit et que l'autre combat,
Que les valets, fripons suivant l'arme,
Pillent le camp, de peur des ennemis :
Parmi les cris, la poudre et la fume,
La belle Agns, se voyant sans habits,
Du grand Chandos entre en la garde-robe ;
Puis avisant chemise, mules, robe,
Saisit le tout en tremblant et sans bruit ;
Mme elle prend jusqu'au bonnet de nuit.
Tout vint point : car de bonne fortune
Elle aperut une jument bai-brune,
Bride la bouche et selle sur le dos,
Que l'on devait amener Chandos.
Un cuyer, vieil ivrogne intrpide,
Tout en dormant la tenait par la bride.
L'adroite Agns s'en va subtilement
Oter la bride l'cuyer dormant ;
Puis, se servant de certaine escabelle,
Y pose un pied, monte, se met en selle,
Pique et s'en va, croyant gagner les bois,
Pleine de crainte et de joie la fois.
L'ami Bonneau court pied dans la plaine,
En maudissant sa pesante bedaine,
Ce beau voyage, et la guerre, et la cour,
Et les Anglais, et Sorel, et l'amour.

Or de Chandos le trs-fidle page
(Monrose tait le nom du personnage),
Qui revenait ce matin d'un message,
Voyant de loin tout ce qui se passait,
Cette jument qui vers le bois courait,
Et de Chandos la robe et le bonnet,
Devinant mal ce que ce pouvait tre,
Crut fermement que c'tait son cher matre,
Qui loin du camp demi-nu s'enfuyait.
pouvant de l'trange aventure,
D'un coup de fouet il hte sa monture,
Galope, et crie : " Ah, mon matre ! ah, seigneur !
Vous poursuit-on ? Charlot est-il vainqueur ?
O courez-vous ? Je vais partout vous suivre :
Si vous mourez, je cesserai de vivre. "
Il dit, et vole, et le vent emportait
Lui, son cheval, et tout ce qu'il disait.

La belle Agns, qui se croit poursuivie,
Court dans le bois, au pril de sa vie ;
Le page y vole, et plus elle s'enfuit,
Plus notre Anglais avec ardeur la suit.
La jument bronche, et la belle perdue,
Jetant un cri dont retentit la nue,
Tombe ct sur la terre tendue.
Le page arrive, aussi prompt que les vents ;
Mais il perdit l'usage de ses sens,
Quand cette robe ouverte et voltigeante
Lui dcouvrit une beaut touchante,
Un sein d'albtre, et les charmants trsors
Dont la nature enrichissait son corps.

Bel Adonis, telle fut ta surprise,
Quand la matresse et de Mars et d'Anchise,
Du haut des cieux, le soir, au coin d'un bois,
S'offrit toi pour la premire fois.
Vnus sans doute avait plus de parure ;
Une jument n'avait point renvers
Son corps divin, de fatigue harass ;
Bonnet de nuit n'tait point sa coiffure ;
Son cul d'ivoire tait sans meurtrissure :
Mais Adonis, ces attraits tout nus,
Balancerait entre Agns et Vnus.
Le jeune Anglais se sentit l'me atteinte
D'un feu ml de respect et de crainte ;
Il prend Agns, et l'embrasse en tremblant :
" Hlas ! dit-il, seriez-vous point blesse ? "
Agns sur lui tourne un oeil languissant,
Et d'une voix timide, embarrasse,
En soupirant elle lui parle ainsi :
" Qui que tu sois qui me poursuis ici,
Si tu n'as point un coeur n pour le crime,
N'abuse point du malheur qui m'opprime ;
Jeune tranger, conserve mon honneur,
Sois mon appui, sois mon librateur. "
Elle ne put en dire davantage :
Elle pleura, dtourna son visage,
Triste, confuse, et tout bas promettant
D'tre fidle au bon roi son amant.
Monrose mu fut un temps en silence ;
Puis il lui dit d'un ton tendre et touchant :
" O de ce monde adorable ornement,
Que sur les coeurs vous avez de puissance !
Je suis vous, comptez sur mon secours ;
Vous disposez de mon coeur, de mes jours,
De tout mon sang ; ayez tant d'indulgence
Que d'accepter que j'ose vous servir :
Je n'en veux point une autre rcompense ;
C'est tre heureux que de vous secourir. "
Il tire alors un flacon d'eau des carmes ;
Sa main timide en arrose ses charmes,
Et les endroits de roses et de lis
Qu'avaient la selle et la chute meurtris.
La belle Agns rougissait sans colre,
Ne trouvait point sa main trop tmraire,
Et le lorgnait sans bien savoir pourquoi,
Jurant toujours d'tre fidle au roi.
Le page ayant employ sa bouteille
" Rare beaut, dit-il, je vous conseille
De cheminer jusques au bourg voisin :
Nous marcherons par ce petit chemin.
Dedans ce bourg nul soldat ne demeure ;
Nous y serons avant qu'il soit une heure
J'ai de l'argent ; et l'on vous trouvera
Et coiffe, et jupe, et tout ce qu'il faudra
Pour habiller avec plus de dcence
Une beaut digne d'un roi de France. "

La dame errante approuva son avis ;
Monrose tait si tendre et si soumis,
tait si beau, savait tel point vivre,
Qu'on ne pouvait s'empcher de le suivre.

Quelque censeur, interrompant le fil
De mon discours, dira : " Mais se peut-il
Qu'un tourdi, qu'un jeune homme, qu'un page,
Ft prs d'Agns respectueux et sage,
Qu'il ne prt point la moindre libert ? "
Ah ! laissez l vos censures rigides ;
Ce page aimait ; et, si la volupt
Nous rend hardis, l'amour nous rend timides.

Agns et lui marchaient donc vers ce bourg,
S'entretenant de beaux propos d'amour,
D'exploits de guerre et de chevalerie,
De vieux romans pleins de galanterie.
Notre cuyer, de cent pas en cent pas,
S'approchait d'elle, et baisait ses beaux bras,
Le tout d'un air respectueux et tendre ;
La belle Agns ne savait s'en dfendre :
Mais rien de plus ; ce jeune homme de bien
Voulait beaucoup, et ne demandait rien.
Dedans le bourg ils sont entrs peine,
Dans un logis son cuyer la mne
Bien fatigue : Agns entre deux draps
Modestement repose ses appas.
Monrose court, et va tout hors d'haleine
Chercher partout pour dignement servir,
Alimenter, chauffer, coiffer, vtir
Cette beaut dj sa souveraine.
Charmant enfant dont l'amour et l'honneur
Ont pris plaisir diriger le coeur,
O sont les gens, dont la sagesse gale
Les procds de ton me loyale ?

Dans ce logis (je ne puis le nier)
De Jean Chandos logeait un aumnier.
Tout aumnier est plus hardi qu'un page :
Le sclrat, inform du voyage
Du beau Monrose et de la belle Agns,
Et trop instruit que dans son voisinage
A quatre pas reposaient tant d'attraits,
Press soudain de son dsir infme,
Les yeux ardents, le sang rempli de flamme,
Le corps en rut, de luxure enivr,
Entre en jurant comme un dsespr,
Ferme la porte, et les deux rideaux tire.
Mais, cher lecteur, il convient de te dire
Ce que faisait en ce mme moment
Le beau Dunois sur son ne volant.

Au haut des airs, o les Alpes chenues
Portent leur tte, et divisent les nues,
Vers ce rocher fendu par Annibal,
Fameux passage aux Romains si fatal,
Qui voit le ciel s'arrondir sur sa tte,
Et sous ses pieds se former la tempte,
Est un palais de marbre transparent,
Sans toit ni porte, ouvert tout venant.
Tous les dedans sont des glaces fidles ;
Si que chacun qui passe devant elles,
Ou belle ou laide, ou jeune homme ou barbon,
Peut se mirer tant qu'il lui semble bon.

Mille chemins mnent devers l'empire
De ces beaux lieux, o si bien l'on se mire ;
Mais ces chemins sont tous bien dangereux ;
Il faut franchir des abmes affreux.
Tel, bien souvent, sur ce nouvel Olympe
Est arriv sans trop savoir par o ;
Chacun y court ; et tandis que l'un grimpe,
Il en est cent qui se cassent le cou.

De ce palais la superbe matresse
Est cette vieille et bavarde desse,
La Renomme, qui dans tous les temps
Le plus modeste a donn quelque encens.
Le sage dit que son coeur la mprise ;
Qu'il hait l'clat que lui donne un grand nom,
Que la louange est pour l'me un poison :
Le sage ment, et dit une sottise.

La Renomme est donc en ces hauts lieux.
Les courtisans dont elle est entoure,
Prince, pdants, guerriers, religieux,
Cohorte vaine, et de vent enivre,
Vont tous priant, et criant genoux :
" O Renomme ! puissante desse
Qui savez tout, et qui parlez sans cesse,
Par charit, parlez un peu de nous ! "

Pour contenter leurs ardeurs indiscrtes,
La Renomme a toujours deux trompettes :
L'une, sa bouche applique propos,
Va clbrant les exploits des hros ;
L'autre est au cul, puisqu'il faut vous le dire ;
C'est celle-l qui sert nous instruire
De ce fatras de volumes nouveaux,
Productions de plumes mercenaires,
Et du Parnasse insectes phmres,
Qui l'un par l'autre clipss tour tour,
Faits en un mois, prissent en un jour,
Ensevelis dans le fond des collges,
Rongs des vers, eux et leurs privilges.

Un vil ramas de prtendus auteurs,
Du vrai gnie infmes dtracteurs,
Guyon, Frron, La Beaumelle, Nonnotte,
Et ce rebut de la troupe bigote,
Ce Savatier, de la fraude instrument,
Qui vend sa plume, et ment pour de l'argent,
Tous ces marchands d'opprobre et de fume
Osent pourtant chercher la Renomme ;
Couverts de fange, ils ont la vanit
De se montrer la divinit.
A coups de fouet chasss du sanctuaire,
A peine encore ils ont vu son derrire.

Gentil Dunois, sur ton non mont,
En ce beau lieu tu te vis transport.
Ton nom fameux, qu'avec justice on fte,
tait corn par la trompette honnte.
Tu regardas ces miroirs si polis
O quelle joie enchantait tes esprits !
Car tu voyais dans ces glaces brillantes
De tes vertus les peintures vivantes ;
Non seulement des siges, des combats,
Et ces exploits qui font tant de fracas,
Mais des vertus encor plus difficiles ;
Des malheureux, de tes bienfaits chargs,
Te bnissant au sein de leurs asiles ;
Des gens de bien la cour protgs ;
Des orphelins de leurs tuteurs vengs.
Dunois ainsi, contemplant son histoire,
Se complaisait jouir de sa gloire.
Son ne aussi, s'amusant se voir,
Se pavanait de miroir en miroir.

On entendit, dessus ces entrefaites,
Sonner en l'air une des deux trompettes ;
Elle disait : " Voici l'horrible jour
O dans Milan la sentence est dicte ;
On va brler la belle Dorothe :
Pleurez, mortels, qui connaissez l'amour.
-- Qui ? dit Dunois ; qu'elle est donc cette belle ?
Qu'a-t-elle fait ? pourquoi la brle-t-on ?
Passe, aprs tout, si c'est une laidron ;
Mais dans le feu mettre un jeune tendron,
Par tous les saints, c'est chose trop cruelle !
Les Milanais ont donc perdu l'esprit ? "
Comme il parlait, la trompette reprit :
" O Dorothe, pauvre Dorothe !
En feu cuisant tu vas tre jete,
Si la valeur d'un chevalier loyal
Ne te recout de ce brasier fatal. "

A cet avis, Dunois sentit dans l'me
Un prompt dsir de secourir la dame ;
Car vous savez que, sitt qu'il s'offrait
Occasion de marquer son courage,
Venger un tort, redresser quelque outrage,
Sans raisonner ce hros y courait.
" Allons, dit-il son ne fidle,
Vole Milan, vole o l'honneur t'appelle ".
L'ne aussitt ses deux ailes tend ;
Un chrubin va moins rapidement.
On voit dj la ville o la justice
Arrangeait tout pour cet affreux supplice.
Dans la grand'place on lve un bcher ;
Trois cents archers, gens cruels et timides,
Du mal d'autrui monstres toujours avides,
Rangent le peuple, empchent d'approcher.
On voit partout le beau monde aux fentres,
Attendant l'heure, et dj larmoyant ;
Sur un balcon, l'archevque et ses prtres
Observent tout d'un oeil ferme et content.

Quatre alguazils amnent Dorothe
Nue en chemise, et de fers garrotte.
Le dsespoir et la confusion,
Le juste excs de son affliction,
Devant ses yeux rpandent un nuage ;
Des pleurs amers inondent son visage.
Elle entrevoit, d'un oeil mal assur,
L'affreux poteau pour la mort prpar ;
Et ses sanglots se faisant un passage :
" O mon amant ! toi qui dans mon coeur
Rgnes encor en ces moments d'horreur !... "
Elle ne put en dire davantage ;
Et, bgayant le nom de son amant,
Elle tomba sans voix, sans mouvement,
Le front jauni d'une pleur mortelle :
Dans cet tat elle tait encor belle.

Un sclrat, nomm Sacrogorgon,
De l'archevque infme champion,
La dague au poing vers le bcher s'avance,
Le chef arm de fer et d'impudence,
Et dit tout haut : " Messieurs, je jure Dieu
Que Dorothe a mrit le feu.
Est-il quelqu'un qui prenne sa querelle ?
Est-il quelqu'un qui combatte pour elle ?
S'il en est un, que cet audacieux
Ose l'instant se montrer mes yeux ;
Voici de quoi lui fendre la cervelle. "
Disant ces mots il marche firement,
Branlant en l'air un braquemart tranchant,
Roulant les yeux, tordant sa laide bouche.
On frmissait son aspect farouche,
Et dans la ville il n'tait cuyer
Qui Dorothe ost justifier ;
Sacrogorgon venait de les confondre :
Chacun pleurait et nul n'osait rpondre.
Le fier prlat, du haut de son balcon,
Encourageait le cruel champion.

Le beau Dunois, qui planait sur la place,
Fut si touch de l'insolente audace
De ce pervers ; et Dorothe en pleurs
tait si belle au sein de tant d'horreurs,
Son dsespoir la rendait si touchante
Qu'en la voyant il la crut innocente.
Il saute terre, et d'un ton lev :
" C'est moi, dit-il, face de rprouv,
Qui viens ici montrer par mon courage
Que Dorothe est vertueuse et sage,
Et que tu n'es qu'un fanfaron brutal,
Suppt du crime, et menteur dloyal.
Je veux d'abord savoir de Dorothe
Quelle noirceur lui peut tre impute,
Quel est son cas, et par quel guet-apen
On fait brler les belles Milan. "
Il dit : le peuple, la surprise en proie,
Poussa des cris d'esprance et de joie.
Sacrogorgon, qui se mourait de peur,
Fit comme il put semblant d'avoir du coeur.
Le fier prlat, sous sa mine hypocrite,
Ne peut cacher le trouble qui l'agite.

A Dorothe alors le beau Dunois
S'en vint parler d'un air humble et courtois.
Les yeux baisss, la belle lui raconte,
En soupirant, son malheur et sa honte.
L'ne divin, sur l'glise perch,
De tout ce cas paraissait fort touch ;
Et de Milan les dvotes familles
Bnissaient Dieu, qui prend piti des filles.


CHANT VII

Argument.- Comment Dunois sauva Dorothe,
condamne la mort par l'inquisition.

Lorsque autrefois, au printemps de mes jours,
Je fus quitt par ma belle matresse,
Mon tendre coeur fut navr de tristesse,
Et je pensai renoncer aux amours :
Mais d'offenser par le moindre discours
Cette beaut que j'avais encense,
De son bonheur oser troubler le cours,
Un tel forfait n'entra dans ma pense.
Gner un coeur, ce n'est pas ma faon.
Que si je traite ainsi les infidles,
Vous comprenez, plus forte raison,
Que je respecte encor plus les cruelles.
Il est affreux d'aller perscuter
Un tendre coeur que l'on n'a pu dompter.
Si la matresse objet de votre hommage
Ne peut pour vous des mmes feux brler,
Cherchez ailleurs un plus doux esclavage,
On trouve assez de quoi se consoler ;
Ou bien buvez, c'est un parti si sage.
Et plt Dieu qu'en un cas tout pareil
Le tonsur qu'Amour rendit barbare,
Cet oppresseur d'une beaut si rare,
Se ft servi d'un aussi bon conseil !

Dj Dunois la belle afflige
Avait rendu le courage et l'espoir :
Mais avant tout il convenait savoir
Les attentats dont elle tait charge.
" O vous, dit-elle en baissant ses beaux yeux,
Ange divin qui descendez des cieux,
Vous qui venez prendre ici ma dfense,
Vous savez bien quelle est mon innocence ! "
Dunois reprit : " Je ne suis qu'un mortel ;
Je suis venu par une trange allure,
Pour vous sauver d'un trpas si cruel.
Nul dans les coeurs ne lit que l'ternel.
Je crois votre me et vertueuse et pure ;
Mais dites-moi, pour Dieu, votre aventure. "

Lors Dorothe, en essuyant les pleurs
Dont le torrent son beau visage mouille,
Dit : " L'amour seul a fait tous mes malheurs.
Connaissez-vous monsieur de La Trimouille ?
-- Oui, dit Dunois, c'est mon meilleur ami ;
Peu de hros ont une me aussi belle ;
Mon roi n'a point de guerrier plus fidle,
L'Anglais n'a point de plus fier ennemi ;
Nul chevalier n'est plus digne qu'on l'aime.
-- Il est trop vrai, dit-elle, c'est lui-mme ;
Il ne s'est pas coul plus d'un an
Depuis le jour qu'il a quitt Milan.
C'est en ces lieux qu'il m'avait adore ;
Il le jurait, et j'ose tre assure
Que son grand coeur est toujours enflamm,
Qu'il m'aime encor, car il est trop aim.
-- Ne doutez point, dit Dunois, de son me ;
Votre beaut vous rpond de sa flamme.
Je le connais ; il est, ainsi que moi,
A ses amours fidle comme au roi. "

L'autre reprit : " Ah ! monsieur, je vous croi.
O jour heureux o je le vis paratre,
O des mortels il tait mes yeux
Le plus aimable et le plus vertueux,
O de mon coeur il se rendit le matre !
Je l'adorais avant que ma raison
Et pu savoir si je l'aimais ou non.

" Ce fut, monsieur, moment dlectable !
Chez l'archevque, o nous tions table,
Que ce hros, plein de sa passion,
Me fit, me fit sa dclaration.
Ah ! j'en perdis la parole et la vue
Mon sang brla d'une ardeur inconnue :
Du tendre amour j'ignorais le danger,
Et de plaisir je ne pouvais manger.
Le lendemain il me rendit visite :
Elle fut courte, il prit cong trop vite.
Quand il partit, mon coeur le rappelait ;
Mon tendre coeur aprs lui s'envolait.
Le lendemain, il eut un tte--tte
Un peu plus long, mais non pas moins honnte.
Le lendemain il en reut le prix,
Par deux baisers sur mes lvres ravis.
Le lendemain il osa davantage ;
Il me promit la foi de mariage.
Le lendemain il fut entreprenant ;
Le lendemain il me fit un enfant.
Que dis-je ? hlas ! faut-il que je raconte
De point en point mes malheurs et ma honte.
Sans que je sache, digne chevalier,
A quel hros j'ose me confier ? "

Le chevalier, par pure obissance,
Dit, sans vanter ses faits ni sa naissance :
" Je suis Dunois. " C'tait en dire assez.
" Dieu, reprit-elle, Dieu, qui m'exaucez,
Quoi, vos bonts font voler mon aide
Ce grand Dunois, ce bras qui tout cde !
Ah ! qu'on voit bien d'o vous tenez le jour,
Charmant btard, coeur noble, me sublime !
Le tendre Amour me faisait sa victime ;
Mon salut vient d'un enfant de l'Amour.
Le ciel est juste, et l'espoir me ranime.

" Vous saurez donc, brave et gentil Dunois,
Que mon amant, au bout de quelques mois,
Fut oblig de partir pour la guerre,
Guerre funeste, et maudite Angleterre !
Il couta la voix de son devoir.
Mon tendre amour tait au dsespoir.
Un tel tat vous est connu sans doute,
Et vous savez, monsieur, ce qu'il en cote.
Ce fier devoir fit seul tous nos malheurs ;
Je l'prouvais en rpandant des pleurs :
Mon coeur tait forc de se contraindre,
Et je mourais, mais sans pouvoir me plaindre.
Il me donna le prsent amoureux
D'un bracelet fait de ses blonds cheveux,
Et son portrait qui, trompant son absence,
M'a fait cent fois retrouver sa prsence.
Un cher crit surtout il me laissa,
Que de sa main le ferme Amour traa.
C'tait, monsieur, une juste promesse,
Un sr garant de sa sainte tendresse :
On y lisait : Je jure par l'Amour,
Par les plaisirs de mon me enchante,
De revenir bientt en cette cour,
Pour pouser ma chre Dorothe.

Las ! il partit, il porta sa valeur
Dans Orlans. Peut-tre il est encore
Dans ces remparts o l'appela l'honneur.
Ah ! s'il savait quels maux et quelle horreur
Sont, loin de lui, le prix de mon ardeur !
Non, juste ciel ! il vaut mieux qu'il l'ignore.

" Il partit donc ; et moi je m'en allai,
Loin des soupons d'une ville indiscrte,
Chercher aux champs une sombre retraite,
Conforme aux soins de mon coeur dsol.
Mes parents morts, libre dans ma tristesse,
Cache au monde, et fuyant tous les yeux,
Dans le secret le plus mystrieux
J'ensevelis mes pleurs et ma grossesse.
Mais par malheur, hlas ! je suis la nice
De l'archevque... " A ces funestes mots,
Elle sentit redoubler ses sanglots.
Puis vers le ciel tournant ses yeux en larmes :
" J'avais, dit-elle, en secret mis au jour
Le tendre fruit de mon furtif amour ;
Avec mon fils consolant mes alarmes,
De mon amant j'attendais le retour.
A l'archevque il prit en fantaisie
De venir voir quelle espce de vie
Menait sa nice au fond de ses forts
Pour ma campagne il quitta son palais.
Il fut touch de mes faibles attraits :
Cette beaut, prsent cher et funeste,
Ce don fatal, qu'aujourd'hui je dteste,
Pera son coeur des plus dangereux traits.
Il s'expliqua : ciel ! que je fus surprise !
Je lui parlai des devoirs de son rang,
De son tat, des noeuds sacrs du sang :
Je remontrai l'horreur de l'entreprise ;
Elle outrageait la nature et l'glise.
Hlas ! j'eus beau lui parler de devoir,
Il s'entta d'un chimrique espoir.
Il se flattait que mon coeur indocile
D'aucun objet ne s'tait prvenu,
Qu'enfin l'amour ne m'tait point connu,
Que son triomphe en serait plus facile ;
Il m'accablait de ses soins fatigants,
De ses dsirs rebuts et pressants.

" Hlas ! un jour, que toute ma tristesse
Je relisais cette douce promesse,
Que de mes pleurs je mouillais cet crit,
Mon cruel oncle en lisant me surprit.
Il se saisit, d'une main ennemie,
De ce papier qui contenait ma vie :
Il lut ; il vit dans cet crit fatal
Tous mes secrets, ma flamme, et son rival.
Son me alors, jalouse et forcene,
A ses dsirs fut plus abandonne.
Toujours alerte, et toujours m'piant,
Il sut bientt que j'avais un enfant.
Sans doute un autre en et perdu courage.
Mais l'archevque en devint plus ardent ;
Et se sentant sur moi cet avantage :
" Ah ! me dit-il, n'est-ce donc qu'avec moi
" Que vous avez la fureur d'tre sage ?
" Et vos faveurs seront le seul partage
" De l'tourdi qui ravit votre foi !
" Osez-vous bien me faire rsistance ?
" Y pensez-vous ? Vous ne mritez pas
" Le fol amour que j'ai pour vos appas :
" Cdez sur l'heure, ou craignez ma vengeance. "
Je me jetai tremblante ses genoux ;
J'attestai Dieu, je rpandis des larmes.
Lui, furieux d'amour et de courroux,
En cet tat me trouva plus de charmes.
Il me renverse, et va me violer ;
A mon secours il fallut appeler :
Tout son amour soudain se tourne en rage.
D'un oncle, ciel, souffrir un tel outrage !
De coups affreux il meurtrit mon visage.
On vient au bruit ; mon oncle au mme instant
Joint son crime un crime encor plus grand :
" Chrtiens, dit-il, ma nice est une impie ;
" Je l'abandonne, et je l'excommunie :
" Un hrtique, un damn suborneur,
" Publiquement a fait son dshonneur ;
" L'enfant qu'ils ont est un fruit d'adultre.
" Que Dieu confonde et le fils et la mre
" Et puisqu'ils ont ma maldiction,
" Qu'ils soient livrs l'inquisition ! "

" Il ne fit point une menace vaine ;
Et dans Milan le tratre arrive peine,
Qu'il fait agir le grand inquisiteur.
On me saisit, prisonnire on m'entrane
Dans des cachots, o le pain de douleur
tait ma seule et triste nourriture :
Lieux souterrains, lieux d'une nuit obscure,
Sjour des morts, et tombeau des vivants !
Aprs trois jours on me rend la lumire,
Mais pour la perdre au milieu des tourments.
Vous les voyez, ces brasiers dvorants
C'est l qu'il faut expirer vingt ans.
Voil mon lit mon heure dernire !
C'est-l, c'est-l, sans votre bras vengeur,
Qu'on m'arrachait la vie avec l'honneur !
Plus d'un guerrier aurait, selon l'usage,
Pris ma dfense, et pour moi combattu ;
Mais l'archevque enchane leur vertu :
Contre l'glise ils n'ont point de courage.
Qu'attendre, hlas ! d'un coeur italien ?
Ils tremblent tous l'aspect d'une tole ;
Mais un Franais n'est alarm de rien,
Et braverait le pape au Capitole. "

A ces propos, Dunois piqu d'honneur,
Plein de piti pour la belle accuse,
Plein de courroux pour son perscuteur,
Brlait dj d'exercer sa valeur,
Et se flattait d'une victoire aise.
Bien surpris fut de se voir entour
De cent archers, dont la cohorte fire
L'investissait noblement par derrire.
Un cuistre en robe, avec bonnet carr,
Criait d'un ton de vrai miserere :

" On fait savoir, de par la sainte glise,
Par monseigneur, pour la gloire de Dieu,
A tous chrtiens que le ciel favorise,
Que nous venons de condamner au feu
Cet tranger, ce champion profane,
De Dorothe infme chevalier,
Comme infidle, hrtique, et sorcier ;
Qu'il soit brl sur l'heure avec son ne. "

Cruel prlat, Busiris en soutane,
C'tait, perfide, un tour de ton mtier ;
Tu redoutais le bras de ce guerrier ;
Tu t'entendais avec le saint-office
Pour opprimer, sous le nom de justice,
Quiconque et pu lever le voile affreux
Dont tu cachais ton crime tous les yeux.

Tout aussitt l'assassine cohorte,
Du saint-office abominable escorte,
Pour se saisir du superbe Dunois,
Deux pas avance, et recule de trois ;
Puis marche encor ; puis se signe, et s'arrte.
Sacrogorgon, qui tremblait leur tte,
Leur crie : " Allons, il faut vaincre ou prir ;
De ce sorcier tchons de nous saisir. "
Au milieu d'eux les diacres de la ville,
Les sacristains arrivent la file :
L'un tient un pot, et l'autre un goupillon ;
Ils font leur ronde, et de leur eau sale
Benotement aspergent l'assemble.
On exorcise, on maudit le dmon ;
Et le prlat, toujours l'me trouble,
Donne partout sa bndiction.

Le grand Dunois, non sans motion,
Voit qu'on le prend pour envoy du diable :
Lors saisissant de son bras redoutable
Sa grande pe, et de l'autre montrant
Un chapelet, catholique instrument,
De son salut cher et sacr garant :
" Allons, dit-il, venez moi, mon ne. "
L'ne descend, Dunois monte, et soudain
Il va frappant, en moins d'un tour de main,
De ces croyants la cohorte profane.
Il perce l'un le sternum et le bras ;
Il atteint l'autre l'os qu'on nomme atlas ;
Qui voit tomber son nez et sa mchoire,
Qui son oreille, et qui son humrus ;
Qui pour jamais s'en va dans la nuit noire,
Et qui s'enfuit disant ses oremus.
L'ne, au milieu du sang et du carnage,
Du paladin seconde le courage ;
Il vole, il rue, il mord, il foule aux pieds
Ce tourbillon de faquins effrays.
Sacrogorgon, abaissant sa visire,
Toujours jurant, s'en allait en arrire ;
Dunois le joint, l'atteint l'os pubis ;
Le fer sanglant lui sort par le coccix :
Le vilain tombe, et le peuple s'crie :
" Bni soit Dieu ! le barbare est sans vie. "

Le sclrat encor se dbattait
Sur la poussire, et son coeur palpitait,
Quand le hros lui dit : " Ame tratresse,
L'enfer t'attend ; crains le diable, et confesse
Que l'archevque est un coquin mitr,
Un ravisseur, un parjure avr ;
Que Dorothe est l'innocence mme,
Qu'elle est fidle au tendre amant qu'elle aime,
Et que tu n'es qu'un sot et qu'un fripon.
-- Oui, monseigneur, oui, vous avez raison :
Je suis un sot, la chose est par trop claire,
Et votre pe a prouv cette affaire. "
Il dit : son me alla chez le dmon.
Ainsi mourut le fier Sacrogorgon.

Dans l'instant mme, o ce bravache infme
A Belzbuth rendait sa vilaine me,
Devers la place arrive un cuyer,
Portant salade avec lance dore :
Deux postillons la jaune livre
Allaient devant. C'tait chose assure
Qu'il arrivait quelque grand chevalier.
A cet objet, la belle Dorothe,
D'tonnement et d'amour transporte :
" Ah, Dieu puissant ! se mit-elle crier,
Serait-ce lui ! serait-il bien possible !
A mes malheurs le ciel est trop sensible. "

Les Milanais, peuple trs-curieux,
Vers l'cuyer avaient tourn les yeux.

Eh ! cher lecteur, n'tes vous pas honteux
De ressembler ce peuple volage,
Et d'occuper vos yeux et votre esprit
Du changement qui dans Milan se fit ?
Est-ce donc l le but de mon ouvrage ?
Songez, lecteurs, aux remparts d'Orlans,
Au roi de France, aux cruels assigeants,
A la Pucelle, l'illustre amazone,
La vengeresse et du peuple et du trne,
Qui, sans jupon, sans pourpoint ni bonnet,
Parmi les champs comme un centaure allait,
Ayant en Dieu sa plus ferme esprance,
Comptant sur lui plus que sur sa vaillance,
Et s'adressant monsieur saint Denys,
Qui cabalait alors en paradis
Contre saint George en faveur de la France.

Surtout, lecteur, n'oubliez point Agns,
Ayez l'esprit tout plein de ses attraits :
Tout honnte homme, mon gr, doit s'y plaire.
Est-il quelqu'un si morne et si svre,
Que pour Agns il soit sans intrt ?

Et franchement dites-moi, s'il vous plat,
Si Dorothe au feu fut condamne ;
Si le Seigneur, du haut du firmament,
Sauva le jour cette infortune :
Semblable cas advient trs-rarement.
Mais que l'objet o votre coeur s'engage,
Pour qui vos pleurs ne peuvent s'essuyer,
Soit dans les bras d'un robuste aumnier,
Ou semble pris pour quelque jeune page,
Cet accident peut tre est plus commun ;
Pour l'amener ne faut miracle aucun.
Je l'avouerai, j'aime toute aventure
Qui tient de prs l'humaine nature ;
Car je suis homme, et je me fais honneur
D'avoir ma part aux humaines faiblesses ;
J'ai dans mon temps possd des matresses.
Et j'aime encor retrouver mon coeur.



CHANT VIII

Argument.- Comment le charmant La Trimouille rencontra un Anglais
Notre-Dame de Lorette, et ce qui s'ensuivit avec sa Dorothe.

Que cette histoire est sage, intressante !
Comme elle forme et l'esprit et le coeur !
Comme on y voit la vertu triomphante,
Des chevaliers le courage et l'honneur,
Les droits des rois, des belles la pudeur !
C'est un jardin dont tout le tour m'enchante
Par sa culture et sa varit.
J'y vois surtout l'aimable chastet,
Des belles fleurs la fleur la plus brillante,
Comme un lis blanc que le ciel a plant,
Levant sans tache une tte clatante.
Filles, garons, lisez assidment
De la vertu ce divin rudiment :
Il fut crit par notre abb Trithme,
Savant Picard, de son sicle ornement ;
Il prit Agns et Jeanne pour son thme.
Que je l'admire, et que je me sais gr
D'avoir toujours hautement prfr
Cette lecture honnte et profitable
A ce fatras d'insipides romans
Que je vois natre et mourir tous les ans,
De cerveaux creux avortons languissants !
De Jeanne d'Arc l'histoire vritable
Triomphera de l'envie et du temps.
Le vrai me plat, le vrai seul est durable.

De Jeanne d'Arc cependant, cher lecteur,
En ce moment je ne puis rendre compte ;
Car Dorothe, et Dunois son vengeur,
Et La Trimouille, objet de son ardeur,
Ont de grands droits ; et j'avouerai sans honte
Qu'avec raison vous vouliez tre instruit
Des beaux effets que leur amour produit.

Prs d'Orlans vous avez souvenance
Que La Trimouille, ornement du Poitou,
Pour son bon roi signalant sa vaillance,
Dans un foss fut plong jusqu'au cou.
Ses cuyers tirrent avec peine,
Du sale fond de la fangeuse arne,
Notre hros, en cent endroits froiss,
Un bras dmis, le coude fracass.
Vers les remparts de la ville assige
On reportait sa figure afflige ;
Mais de Talbot les efforts vigilants
Avaient ferm les chemins d'Orlans.
On transporta, de crainte de surprise,
Mon paladin par de secrets dtours,
Sur un brancard, en la cit de Tours,
Cit fidle, au roi Charles soumise.
Un charlatan, arriv de Venise,
Adroitement remit son radius,
Dont le pivot rejoignit l'humrus.
Son cuyer lui fit bientt connatre
Qu'il ne pouvait retourner vers son matre,
Que les chemins taient ferms pour lui.
Le chevalier, fidle sa tendresse,
Se rsolut, dans son cuisant ennui,
D'aller au moins rejoindre sa matresse.

Il courut donc, travers cent hasards,
Au beau pays conquis par les Lombards.
En arrivant aux portes de la ville,
Le Poitevin est entour, heurt.
Press des flots d'une foule imbcile,
Qui d'un pas lourd, et d'un oeil hbt,
Court Milan des campagnes voisines ;
Bourgeois, manants, moines, bndictines,
Mres, enfants ; c'est un bruit, un concours,
Un chamaillis ; chacun se prcipite ;
On tombe, on crie : " Arrivons, entrons vite :
Nous n'aurons pas tels plaisirs tous les jours. "

Le paladin sut bientt quelle fte
Allait chmer ce bon peuple lombard,
Et quel spectacle ses yeux on apprte.
" Ma Dorothe ! ciel ! " Il dit, et part ;
Et son coursier, s'lanant sur la tte
Des curieux, le porte en quatre bonds
Dans les faubourgs, dans la ville, la place
O du btard la gnreuse audace
A dissip tous ces monstres flons ;
O Dorothe, interdite, perdue,
Osait peine encor lever la vue.
L'abb Trithme, avec tout son talent,
N'et pu jamais nous faire la peinture
De la surprise et du saisissement,
Et des transports dont cette me si pure
Fut pntre en voyant son amant.
Quel coloris, quel pinceau pourrait rendre
Ce doux mlange et si vif et si tendre,
L'impression d'un reste de douleur,
La douce joie o se livrait son coeur,
Son embarras, sa pudeur, et sa honte,
Que par degrs la tendresse surmonte ?
Son La Trimouille, ardent, ivre d'amour,
Entre ses bras la tient longtemps serre,
Faible, attendrie, encor tout plore ;
Il embrassait, il baisait tour tour
Le grand Dunois, et sa matresse, et l'ne.

Tout le beau sexe, aux fentres pench,
Battait des mains, de tendresse touch ;
On voyait fuir tous les gens soutane
Sur les dbris du bcher renvers,
Qui dans le sang nage au loin dispers,
Sur ces dbris le btard intrpide
De Dorothe affermissant les pas,
A l'air, le port, et le maintien d'Alcide,
Qui, sous ses pieds enchanant le trpas,
Le triple chien, et la triple Eumnide,
Remit Alceste son dolent poux,
Quoique en secret il ft un peu jaloux.

Avec honneur la belle Dorothe
Fut en litire son logis porte,
Des deux hros noblement escorte.
Le lendemain, le btard gnreux
Vint prs du lit du beau couple amoureux.
" Je sens, dit-il, que je suis inutile
Aux doux plaisirs que vous gotez tous deux
Il me convient de sortir de la ville ;
Jeanne et mon roi me rappellent prs d'eux ;
Il faut les joindre, et je sens trop que Jeanne
Doit regretter la perte de son ne.
Le grand Denys, le patron de nos lois,
M'a cette nuit prsent sa figure :
J'ai vu Denys tout comme je vous vois.
Il me prta sa divine monture,
Pour secourir les dames et les rois :
Denys m'enjoint de revoir ma patrie.
Grces au ciel, Dorothe est servie ;
Je dois servir Charles sept son tour.
Gotez les fruits de votre tendre amour.
A mon bon roi je vais donner ma vie ;
Le temps me presse, et mon ne m'attend.

-- Sur mon cheval je vous suis l'instant,
Lui rpliqua l'aimable La Trimouille.
La belle dit : " C'est aussi mon projet ;
Un dsir vif ds longtemps me chatouille
De contempler la cour de Charles sept,
Sa cour si belle, en hros si fconde,
Sa tendre Agns, qui gouverne son coeur,
Sa fire Jeanne, en qui valeur abonde.
Mon cher amant, mon cher librateur,
Me conduiraient jusques au bout du monde.
Mais sur le point d'tre cuite en ce lieu,
En rcitant ma prire secrte,
Je fis tout bas la Vierge un beau voeu
De visiter sa maison de Lorette,
S'il lui plaisait de me tirer du feu.
Tout aussitt la mre du bon Dieu
Vous dputa sur votre ne cleste ;
Vous me sauvez de ce bcher funeste,
Je vis par vous : mon voeu doit se tenir,
Sans quoi la Vierge a droit de me punir.

-- Votre discours est trs-juste et trs-sage,
Dit La Trimouille ; et ce plerinage
Est mes yeux un devoir bien sacr ;
Vous permettrez que je sois du voyage.
J'aime Lorette, et je vous conduirai.
Allez, Dunois, par la plaine toile,
Fendez les airs, volez aux champs de Blois ;
Nous vous joindrons avant qu'il soit un mois.
Et vous, madame, Lorette appele,
Venez remplir votre voeu si pieux ;
Moi j'en fais un digne de vos beaux yeux :
C'est de prouver toute heure, en tous lieux,
A tout venant, par l'pe et la lance,
Que vous devez avoir la prfrence
Sur toute fille ou femme de renom ;
Que nulle n'est et si sage et si belle. "
Elle rougit. Cependant le grison
Frappe du pied, s'lve sur son aile,
Plane dans l'air, et, laissant l'horizon,
Porte Dunois vers les sources du Rhne.

Le Poitevin prend le chemin d'Ancne
Avec sa dame, un bourdon dans la main,
Portant tous deux chapeau de plerin,
Bien relev de coquilles bnies.
A leur ceinture un rosaire pendait
De beaux grains d'or et de perles unies.
Le paladin souvent le rcitait,
Disait Ave : la belle rpondait
Par des soupirs et par des litanies ;
Et je tous aime tait le doux refrain
Des oremus qu'ils chantaient en chemin.
Ils vont Parme, Plaisance, Modne,
Dans Urbino, dans la tour de Csne,
Toujours logs dans de trs-beaux chteaux
De princes, ducs, comtes, et cardinaux.
Le paladin eut partout l'avantage
De soutenir que dans le monde entier
Il n'est beaut plus aimable et plus sage
Que Dorothe ; et nul n'osa nier
Ce qu'avanait un si grand personnage :
Tant les seigneurs de tout ce beau canton
Avaient d'gards et de discrtion.

Enfin ports sur les boids du Musne,
Prs Ricanate en la Marche d'Ancne,
Les plerins virent briller de loin
Cette maison de la sainte Madone,
Ces murs divins de qui le ciel prend soin ;
Murs convoits des avides corsaires,
Et qu'autrefois des anges tutlaires
Firent voler dans les plaines des airs,
Comme un vaisseau qui fend le sein des mers.
A Loretto les anges s'arrtrent ;
Les murs sacrs d'eux-mmes se fondrent ;
Et ce que l'art a de plus prcieux,
De plus brillant, de plus industrieux,
Fut employ depuis par les saints pres,
Matres du monde, et du ciel grands vicaires,
A l'ornement de ces augustes lieux.
Les deux amants de cheval descendirent,
D'un coeur contrit deux genoux se mirent ;
Puis chacun d'eux, pour accomplir son voeu,
Offrit des dons pleins de magnificence,
Tous accepts avec reconnaissance
Par la Madone et les moines du lieu.

Au cabaret les deux amants dnrent ;
Et ce fut l qu' table ils rencontrrent
Un brave Anglais, fier, dur, et sans souci,
Qui venait voir la sainte Vierge aussi
Par passe-temps, se moquant dans son me
Et de Lorette, et de sa Notre-Dame :
Parfait Anglais, voyageant sans dessein,
Achetant cher de modernes antiques,
Regardant tout avec un air hautain,
Et mprisant les saints et leurs reliques.
De tout Franais c'est l'ennemi mortel,
Et son nom est Christophe d'Arondel.
Il parcourait tristement l'Italie ;
Et se sentant fort sujet l'ennui,
Il amenait sa matresse avec lui,
Plus ddaigneuse encor, plus impolie,
Parlant fort peu, mais belle, faite au tour,
Douce la nuit, insolente le jour,
A table, au lit, par caprice emporte,
Et le contraire en tout de Dorothe.
Le beau baron, du Poitou l'ornement,
Lui fit d'abord un petit compliment,
Sans recevoir aucune repartie ;
Puis il parla de la vierge Marie ;
Puis il conta comme il avait promis,
Chez les Lombards, monsieur saint Denys,
De soutenir en tout lieu la sagesse
Et la beaut de sa chre matresse.
" Je crois, dit-il au ddaigneux Breton,
Que votre dame est noble et d'un grand nom,
Qu'elle est surtout aussi sage que belle ;
Je crois encor, quoiqu'elle n'ait rien dit,
Que dans le fond elle a beaucoup d'esprit :
Mais Dorothe est fort au-dessus d'elle,
Vous l'avouerez ; on peut, sans l'abaisser,
Au second rang dignement la placer. "

Le fier Anglais, ce discours honnte,
Le regarda des pieds jusqu' la tte.
" Pardieu, dit-il, il m'importe fort peu
Que vous ayez Denys fait un voeu ;
Et peu me chaut que votre damoiselle
Soit sage ou folle, et soit ou laide ou belle
Chacun se doit contenter de son bien
Tout uniment, sans se vanter de rien.
Mais puisqu'ici vous avez l'impudence
D'oser prtendre quelque prfrence
Sur un Anglais, je vous enseignerai
Votre devoir, et je vous prouverai
Que tout Anglais, en affaires pareilles,
A tout Franais donne sur les oreilles ;
Que ma matresse, en figure, en couleur,
En gorge, en bras, cuisses, taille, rondeur,
Mme en sagesse, en sentiments d'honneur,
Vaut cent fois mieux que votre plerine ;
Et que mon roi (dont je fais peu de cas),
Quand il voudra, saura bien mettre bas
Et votre matre, et sa grosse hrone.
-- Eh bien ! reprit le noble Poitevin,
Sortons de table, prouvons-nous soudain ;
A vos dpens je soutiendrai peut-tre
Mon tendre amour, mon pays, et mon matre.
Mais comme il faut tre toujours courtois,
De deux combats je vous laisse le choix,
Soit cheval, soit pied ; l'un et l'autre
Me sont gaux : mon choix suivra le vtre.
-- A pied, mordieu ! dit le rude Breton ;
Je n'aime point qu'un cheval ait la gloire
De partager ma peine et ma victoire.
Point de cuirasse, et point de morion ;
C'est, mon sens, une arme de poltron ;
Il fait trop chaud, j'aime combattre l'aise.
Je veux tout nu vous soutenir ma thse :
Nos deux beauts jugeront mieux des coup.

-- Trs-volontiers, " dit d'un ton noble et doux
Le beau Franais. Sa chre Dorothe
Frmit de crainte ce dfi cruel,
Quoique en secret son me ft flatte
D'tre l'objet d'un si noble duel.
Elle tremblait que Christophe Arondel
Ne transpert de quelque coup mortel
La douce peau de son cher La Trimouille,
Que de ses pleurs tendrement elle mouille.
La dame anglaise animait son Anglais
D'un coup d'oeil fier et sr de ses attraits.
Elle n'avait jamais vers de larmes ;
Son coeur altier se plaisait aux alarmes ;
Et les combats des coqs de son pays
Avaient t ses passe-temps chris.
Son nom tait Judith de Rosamore,
Cher Bristol, et que Cambridge honore.

Voil dj nos braves paladins
Dans un champ clos, prs d'en venir aux mains :
Tous deux charms, dans leurs nobles querelle
De soutenir leur patrie et leurs belles.
La tte haute, et le fer de droit fil,
Le bras tendu, le corps en son profil,
En tierce, en quarte, ils joignent leurs pes,
L'une par l'autre tout moment frappes.
C'est un plaisir de les voir se baisser,
Se relever, reculer, avancer,
Parer, sauter, se mnager des feintes,
Et se porter les plus rudes atteintes.
Ainsi l'on voit dans une belle nuit,
Sous le lion ou sous la canicule,
Tout l'horizon qui s'enflamme et qui brle
De mille feux dont notre oeil s'blouit :
Un clair passe, un autre clair le suit.

Le Poitevin adresse une apostrophe
Droit au menton du superbe Christophe ;
Puis en arrire il saute allgrement,
Toujours en garde ; et Christophe l'instant
Engage en tierce, et, serrant la mesure,
Au ferrailleur inflige une blessure
Sur une cuisse ; et de sang empourpr
Ce bel ivoire est teint et bigarr.

Ils s'acharnaient cette noble escrime,
Voulant mourir pour jouir de l'estime
De leur matresse, et pour bien dcider
Quelle beaut doit l'autre cder ;
Lorsqu'un bandit des tats du saint-pre
Avec sa troupe entra dans ces cantons
Pour s'acquitter de ses dvotions.

Le sclrat se nommait Martinguerre,
Voleur de jour, voleur de nuit, corsaire,
Mais saintement la Vierge attach,
Et sans manquer rcitant son rosaire,
Pour tre pur et net de tout pch.
Il aperut sur le pr les deux belles,
Et leurs chevaux, et leurs brillantes selles,
Et leurs mulets chargs d'or et d'agnus.
Ds qu'il les vit, on ne les revit plus.
Il vous enlve et Judith Rosamore,
Et Dorothe, et le bagage encore,
Mulets, chevaux, et part comme un clair.

Les champions tenaient toujours en l'air,
A poing ferm, leurs brandissantes lames,
Et ferraillaient pour l'honneur de ces dames.
Le Poitevin s'avise le premier
Que sa matresse est comme disparue.
Il voit de loin courir son cuyer ;
Il s'bahit, et son arme pointue
Reste en sa main sans force et sans effet.
Sire Arondel demeure stupfait.
Tous deux restaient la prunelle effare,
Bouche bante, et la mine gare,
L'un contre l'autre. " Oh ! oh ! dit le Breton,
Dieu me pardonne, on nous a pris nos belles ;
Nous nous donnons cent coups d'estramaon
Trs-sottement ; courons vite aprs elles,
Reprenons-les, et nous nous rebattrons
Pour leurs beaux yeux quand nous les trouverons. "
L'autre en convient, et, diffrant la fte,
En bons amis ils se mettent en qute
De leur matresse. A peine ils font cent pas,
Que l'un s'crie : " Ah ! la cuisse ! ah ! le bras ! "
L'autre criait la poitrine et la tte ;
Et n'ayant plus ces esprits animaux
Qui vont au coeur et qui font les hros,
Ayant perdu cette ardeur enflamme
Avec leur sang au combat consume,
Tous deux meurtris, faibles, et languissants,
Sur le gazon tombent en mme temps
Et de leur sang ils rougissent la terre.
Leurs cuyers, qui suivaient Martinguerre,
Vont sa piste, et gagnent le pays.
Les deux hros, sans valets, sans habits,
Et sans argent, tendus dans la plaine,
Manquant de tout, croyaient leur fin prochaine ;
Lorsqu'une vieille, en passant vers ces lieux,
Les voyant nus, s'approcha plus prs d'eux,
Et eut piti, les fit sur des civires
Porter chez elle, et par des restaurants
En moins de rien leur rendit tous leurs sens,
Leur coloris, et leurs forces premires.

La bonne vieille, en ce lieu respect,
Est en odeur qu'on dit de saintet.
Devers Ancne il n'est point de bate,
Point d'me sainte en qui la grce clate
Par des bienfaits plus signals, plus grands.
Elle prdit la pluie et le beau temps ;
Elle gurit les blessures lgres
Avec de l'huile et de saintes prires ;
Elle a parfois converti des mchants.

Les paladins la vieille contrent
Leur aventure, et conseil demandrent.
La dcrpite alors se recueillit,
Pria Marie, ouvrit la bouche, et dit :
" Allez en paix, aimez tous deux vos belles,
Mais que ce soit bonne intention ;
Et gardez-vous de vous tuer pour elles.
Les doux objets de votre affection
Sont maintenant des preuves rudes ;
Je plains leurs maux et vos sollicitudes.
Habillez-vous ; prenez des chevaux frais,
Ne manquez pas le chemin qu'il faut prendre ;
Le ciel par moi daigne ici vous apprendre,
Pour les trouver, qu'il faut courir aprs. "

Le Poitevin admira l'nergie
De ce discours ; et le Breton pensif,
Lui dit : " Je crois votre prophtie,
Nous poursuivrons le voleur fugitif,
Quand nous aurons retrouv des montures,
Et des pourpoints, et surtout des armures. "
La vieille dit : " On vous en fournira. "
Un circoncis par bonheur tait l,
Enfant barbu d'Isc et de Juda,
Dont la belle me, servir empresse,
Faisait fleurir la gent dprpuce.
Le digne Hbreu leur prta galamment
Deux mille cus quarante pour cent,
Selon les us de la race bnite
En Canaan par Mose conduite ;
Et le profit que le Juif s'arrogea
Entre la sainte et lui se partagea.



CHANT IX

Argument.- Comment La Trimouille et sire Arondel retrouvrent leurs matresses en Provence,
et du cas trange advenu dans la Sainte-Baume.


Deux chevaliers qui se sont bien battus,
Soit cheval, soit la noble escrime,
Avec le sabre ou de longs fers pointus,
De pied en cap tout couverts ou tout nus,
Ont l'un pour l'autre une secrte estime ;
Et chacun d'eux exalte les vertus
Et les grands coups de son digne adversaire,
Lorsque surtout il n'est plus en colre.
Mais s'il advient, aprs ce beau conflit,
Quelque accident, quelque triste fortune,
Quelque misre tous les deux commune,
Incontinent le malheur les unit :
L'amiti nat de leurs destins contraires,
Et deux hros perscuts sont frres.
C'est ce qu'on vit dans le cas si cruel
De La Trimouille et du triste Arondel.
Cet Arondel reut de la nature
Une me altire, indiffrente et dure ;
Mais il sentit ses entrailles d'airain
Se ramollir pour le doux Poitevin :
Et La Trimouille, en se laissant surprendre
A ces beaux noeuds qui forment l'amiti,
Suivit son got ; car son coeur est n tendre.
" Que je me sens, dit-il, fortifi,
Mon cher ami, par votre courtoisie !
Ma Dorothe, hlas ! me fut ravie ;
Vous m'aiderez, au milieu des combats,
A retrouver la trace de ses pas,
A dlivrer ce que mon coeur adore ;
J'affronterai les plus cruels trpas
Pour vous nantir de votre Rosamore. "

Les deux amants, les deux nouveaux amis,
Partent ensemble, et, sur un faux avis,
Marchent en hte, et tirent vers Livourne.
Le ravisseur d'un autre ct tourne
Par un chemin justement oppos.
Tandis qu'ainsi le couple se fourvoie,
Au sclrat rien ne fut plus ais
Que d'enlever sa noble et riche proie.
Il la conduit bientt en sret.
Dans un chteau des chemins cart,
Prs de la mer, entre Rome et Gate,
Masure affreuse, excrable retraite,
O l'insolence et la rapacit,
La gourmandise et la malpropret,
L'emportement de l'ivresse bruyante,
Les dmls, les combats qu'elle enfante,
La dgotante et sale impuret
Qui de l'amour teint les tendres flammes,
Tous les excs des plus vilaines mes,
Font voir l'oeil ce qu'est le genre humain
Lorsqu' lui-mme il est livr sans frein.
Du Crateur image si parfaite.
Or voil donc comme vous tes faite !

En arrivant, le corsaire effront
Se met table, et fait placer les belles
Sans compliment chacune son ct,
Mange, dvore, et boit leur sant.
Puis il leur dit : " Voyez, mesdemoiselles,
Qui de vous deux couche avec moi la nuit.
Tout m'est gal, tout m'est bon, tout me duit ;
Poil blond, poil noir, Anglaise, Italienne,
Petite ou grande, infidle ou chrtienne,
Il ne m'importe ; et buvons. " A ces mots,
La rougeur monte l'aimable visage
De Dorothe, elle clate en sanglots ;
Sur ses beaux yeux il se forme un nuage,
Qui tombe en pleurs sur ce nez fait au tour,
Sur ce menton o l'on dit que l'Amour
Lui fit un creux, la caressant un jour ;
Dans la tristesse elle est ensevelie.
Judith l'Anglaise, un moment recueillie,
Et regardant le corsaire inhumain,
D'un air de tte et d'un souris hautain :
" Je veux, dit-elle, avoir ici la joie
Sur le minuit de me voir votre proie ;
Et l'on saura ce qu'avec un bandit
Peut une Anglaise alors qu'elle est au lit. "
A ce propos le brave Martinguerre
D'un gros baiser la barbouille, et lui dit :
" J'aimai toujours les filles d'Angleterre.
Il la rebaise, et puis vide un grand verre,
En vide un autre, et mange, et boit, et rit,
Et chante, et jure ; et sa main effronte
Sans nul gard se porte impudemment
Sur Rosamore, et puis sur Dorothe.
Celle-ci pleure ; et l'autre firement,
Sans s'mouvoir, sans changer de visage,
Laisse tout faire au rude personnage.
Enfin de table il sort en bgayant,
Le pied mal sr, mais l'oeil tincelant,
Avertissant, d'un geste de corsaire,
Qu'on soit fidle aux marchs convenus ;
Et, rayonnant des prsents de Bacchus,
Il se prpare aux combats de Cythre.

La Milanaise, avec des yeux confus,
Dit l'Anglaise : " Oserez-vous, ma chre,
Du sclrat consommer le dsir ?
Mrite-t-il qu'une beaut si fire
S'abaisse au point de donner du plaisir ?
-- Je prtends bien lui donner autre chose,
Dit Rosamore ; on verra ce que j'ose :
Je sais venger ma gloire et mes appas ;
Je suis fidle au chevalier que j'aime.
Sachez que Dieu, par sa bont suprme,
M'a fait prsent de deux robustes bras,
Et que Judith est mon nom de baptme.
Daignez m'attendre en cet indigne lieu,
Laissez-moi faire, et surtout priez Dieu. "
Puis elle part, et va la tte haute
Se mettre au lit ct de son hte.

La nuit couvrait d'un voile tnbreux
Les toits pourris de ce repaire affreux ;
Des malandrins la grossire cohue
Cuvait son vin, dans la grange tendue ;
Et Dorothe, en ces moments d'horreur,
Demeurait seule, et se mourait de peur.

Le boucanier, dans la grosse partie
Par o l'on pense, tait tout offusqu
De la vapeur des raisins d'Italie.
Moins l'amour qu'au sommeil provoqu,
Il va pressant d'une main engourdie
Les fiers appas dont son coeur est piqu ;
Et la Judith, prodiguant ses tendresses,
L'enveloppait, par de fausses caresses,
Dans les filets que lui tendait la mort.
Le dissolu, lass d'un tel effort,
Bille un moment, tourne la tte, et dort.

A son chevet pendait le cimeterre
Qui fit longtemps redouter Martinguerre.
Notre Bretonne aussitt le tira,
En invoquant Judith et Dbora,
Jahel, Aod, et Simon nomm Pierre,
Simon Barjone aux oreilles fatal,
Qu' surpasser l'hrone s'apprte.
Puis empoignant les crins de l'animal
De sa main gauche, et soulevant la tte,
La tte lourde, et le front engourdi
Du mcrant qui ronfle appesanti,
Elle s'ajuste, et sa droite leve
Tranche le cou du brave dbauch.
De sang, de vin la couche est abreuve ;
Le large tronc, de son chef dtach,
Rougit le front de la noble hrone
Par trente jets de liqueur purpurine.
Notre amazone alors saute du lit,
Portant en main cette tte sanglante,
Et va trouver sa compagne tremblante,
Qui dans ses bras tombe et s'vanouit,
Puis reprenant ses sens et son esprit :
" Ah ! juste Dieu ! quelle femme vous tes !
Quelle action ! quel coup, et quel danger !
O fuirons-nous ? si sur ces entrefaites
Quelqu'un s'veille, on va nous gorger.
-- Parlez plus bas, rpliqua Rosamore ;
Ma mission n'est pas finie encore ;
Prenez courage, et marchez avec moi. "
L'autre reprit courage avec effroi.

Leurs deux amants, errant toujours loin d'elles,
Couraient partout sans avoir rien trouv.
A Gne enfin l'un et l'autre arriv,
Ayant par terre en vain cherch leurs belles,
S'en vont par mer, la merci des flots,
Des deux objets qui troublent leur repos
Aux quatre vents demander des nouvelles.
Ces quatre vents les portent tour tour,
Tantt au bord de cet heureux sjour
O des chrtiens le pre apostolique
Tient humblement les clefs du paradis ;
Tantt au fond du golfe Adriatique,
O le vieux doge est l'poux de Tthys ;
Puis devers Naple, au rivage fertile,
O Sannazar est trop prs de Virgile,
Ces dieux mutins, prompts, ails, et joufflus,
Qui ne sont plus les enfants d'Orithye,
Sur le dos bleu des flots qu'ils ont mus,
Les font voguer ces gouffres connus,
O l'onde amre autrefois engloutie
Par la Charybde, aujourd'hui ne l'est plus ;
O de nos jours on ne peut plus entendre
Les hurlements des dogues de Scylla ;
O les gants crass sous l'Etna
Ne jettent plus la flamme avec la cendre ;
Tant l'univers avec le temps changea !
Le couple errant, non loin de Syracuse,
Va saluer la fontaine Arthuse,
Qui dans son sein, tout couvert de roseaux,
De son amant ne reoit plus les eaux.
Ils ont bientt dcouvert le rivage
O florissaient Augustin et Carthage ;
Sjour affreux, dans nos jours infect
Par les fureurs et la rapacit
Des musulmans, enfants de l'ignorance.
Enfin le ciel conduit nos chevaliers
Aux doux climats de la belle Provence.

L, sur les bords couronns d'oliviers,
On voit les tours de Marseille l'antique,
Beau monument d'un vieux peuple ionique.
Noble cit, grecque et libre autrefois,
Tu n'as plus rien de ce double avantage ;
Il est plus beau de servir sous nos rois,
C'est, comme on sait, un bienheureux partage.
Mais tes confins possdent un trsor
Plus merveilleux, plus salutaire encor.
Chacun connat la belle Magdeleine,
Qui de son temps ayant servi l'Amour,
Servit le ciel tant sur le retour,
Et qui pleura sa vanit mondaine.
Elle partit des rives du Jourdain
Pour s'en aller au pays de Provence,
Et se fessa longtemps par pnitence,
Au fond d'un creux du roc de Maximin.
Depuis ce temps un baume tout divin
Parfume l'air qu'en ces lieux on respire.
Plus d'une fille, et plus d'un plerin,
Grimpe au rocher, pour abjurer l'empire
Du dieu d'amour, qu'on nomme esprit malin.

On tient qu'un jour la pnitente juive,
Prte mourir, requit une faveur
De Maximin, son pieux directeur.
" Obtenez-moi, si jamais il arrive
Que sur mon roc une paire d'amants
En rendez-vous viennent passer leur temps,
Leurs feux impurs dans tous les deux s'teignent ;
Qu'au mme instant ils s'vitent, se craignent,
Et qu'une forte et vive aversion
Soit de leurs coeurs la seule passion. "
Ainsi parla la sainte aventurire.
Son confesseur exaua sa prire.
Depuis ce temps, ces lieux sanctifis
Vous font har les gens que vous aimiez.

Les paladins, ayant bien vu Marseilles,
Son port, sa rade, et toutes les merveilles
Dont les bourgeois rebattaient leurs oreilles,
Furent requis de visiter le roc,
Ce roc fameux, surnomm Sainte-Baume,
Tant clbr chez la gent porte-froc,
Et dont l'odeur parfumait le royaume.
Le beau Franais y va par piti,
Le fier Anglais par curiosit.
En gravissant ils virent prs du dme
Sur les degrs dans ce roc pratiqus,
Des voyageurs prier appliqus.
Dans cette troupe taient deux voyageuses
L'une genoux, mains jointes, cou tendu ;
L'autre debout, et des plus ddaigneuses.

O doux objets ! moment inattendu !
Ils ont tous deux reconnu leurs matresses !
Les voil donc, pcheurs et pcheresses
Dans ce parvis si funeste aux amours.
En peu de mots l'Anglaise leur raconte
Comment son bras, par le divin secours,
Sur Martinguerre a su venger sa honte.
Elle eut le soin, dans ce pril urgent,
De se saisir d'une bourse assez ronde
Qu'avait le mort, attendu que l'argent
Est inutile aux gens de l'autre monde.
Puis franchissant, dans l'horreur de la nuit,
Les murs mal clos de cet affreux rduit,
Le sabre au poing, vers la prochaine rive
Elle a conduit sa compagne craintive,
Elle a mont sur un lger esquif ;
Et rveillant matelots, capitaine,
En bien payant, le couple fugitif
A navigu sur la mer de Tyrrhne.
Enfin des vents le sort capricieux,
Ou bien le ciel qui fait tout pour le mieux,
Les met tous quatre aux pieds de Magdeleine.

O grand miracle ! vertu souveraine !
A chaque mot que prononait Judith,
De son amant le grand coeur s'affadit :
Ciel ! quel dgot, et bientt quelle haine
Succde aux traits du plus charmant amour !
Il est pay d'un semblable retour.
Ce La Trimouille, qui sa Dorothe
Parut longtemps plus belle que le jour,
La trouve laide, imbcile, affecte,
Gauche, maussade, et lui tourne le dos.
La belle en lui voyait le roi des sots,
Le dtestait, et dtournait la vue ;
Et Magdeleine, au milieu d'une nue,
Gotait en paix la satisfaction
D'avoir produit cette conversion.

Mais Magdeleine, hlas ! fut bien due :
Car elle obtint des saints du paradis
Que tout amant venu dans son logis
N'aimerait plus l'objet de ses faiblesses
Tant qu'il serait dans ses rochers bnis ;
Mais dans ses voeux la sainte avait omis
De stipuler que les amants guris
Ne prendraient pas de nouvelles matresses.
Saint Maximin ne prvit point le cas ;
Dont il advint que l'Anglaise infidle
Au Poitevin tendit ses deux beaux bras,
Et qu'Arondel jouit des doux appas
De Dorothe, et fut enchant d'elle.
L'abb Trithme a mme prtendu
Que Magdeleine, ce troc imprvu,
Du haut des cieux s'tait mise sourire.
On peut le croire, et la justifier.
La vertu plat : mais, malgr son empire,
On a du got pour son premier mtier.

Il arriva que les quatre parties
De Sainte-Baume peine taient sorties,
Que le miracle alors n'opra plus.
Il n'a d'effet que dans l'auguste enceinte,
Et dans le creux de cette roche sainte.
Au bas du mont, La Trimouille confus
D'avoir ha quelque temps Dorothe,
Rendant justice ses touchants attraits.
La retrouva plus tendre que jamais,
Plus que jamais elle s'en vit fte ;
Et Dorothe, en proie sa douleur,
Par son amour expia son erreur
Entre les bras du hros qu'elle adore.
Sire Arondel reprit sa Rosamore,
Dont le courroux fut bientt dsarm.
Chacun aima comme il avait aim ;
Et je puis dire encor que Magdeleine
En les voyant leur pardonna sans peine.

Le dur Anglais, l'aimable Poitevin,
Ayant chacun leur hrone en croupe,
Vers Orlans prirent leur droit chemin,
Tous deux brlant de rejoindre leur troupe,
Et de venger l'honneur de leur pays.
Discrets amants, gnreux ennemis,
Ils voyageaient comme de vrais amis,
Sans dsormais se faire de querelles,
Ni pour leurs rois, ni mme pour leurs belles.



CHANT X

Argument.- Agns Sorel poursuivie par l'aumnier de Jean Chandos.
Regrets de son amant, etc. Ce qui advint la belle Agns dans un couvent.


Eh quoi ! toujours clouer une prface
A tous mes chants ! la morale me lasse ;
Un simple fait cont navement,
Ne contenant que la vrit pure,
Narr succinct, sans frivole ornement,
Point trop d'esprit, aucun raffinement,
Voil de quoi dsarmer la censure.
Allons au fait, lecteur, tout rondement,
C'est mon avis. Tableau d'aprs nature,
S'il est bien fait, n'a besoin de bordure.

Le bon roi Charle, allant vers Orlans,
Enflait le coeur de ses fiers combattants,
Les remplissait de joie et d'esprance,
Et relevait le destin de la France.
Il ne parlait que d'aller aux combats,
Il talait une fire allgresse ;
Mais en secret il soupirait tout bas,
Car il tait absent de sa matresse.
L'avoir laisse, avoir pu seulement
De son Agns s'carter un moment,
C'tait un trait d'une vertu suprme,
C'tait quitter la moiti de soi-mme.

Lorsqu'il se fut au logis renferm,
Et qu'en son coeur il eut un peu calm
L'emportement du dmon de la gloire,
L'autre dmon qui prside l'amour
Vint ses sens s'expliquer son tour ;
Il plaidait mieux : il gagna la victoire.
D'un air distrait, le bon prince couta
Tous les propos dont on le tourmenta :
Puis en sa chambre en secret il alla,
O, d'un coeur triste et d'une main tremblante,
Il crivit une lettre touchante,
Que de ses pleurs tendrement il mouilla ;
Pour les scher Bonneau n'tait pas l.
Certain butor, gentilhomme ordinaire,
Fut dpch, charg du doux billet.
Une heure aprs, douleur trop amre !
Notre courrier rapporte le poulet.
Le roi, saisi d'une alarme mortelle,
Lui dit : " Hlas ! pourquoi donc reviens-tu ?
Quoi ! mon billet ?... -- Sire, tout est perdu ;
Sire, armez-vous de force et de vertu.
Les Anglais... Sire... ah ! tout est confondu ;
Sire... ils ont pris Agns et la Pucelle. "

A ce propos dit sans mnagement,
Le roi tomba, perdit tout sentiment,
Et de ses sens il ne reprit l'usage
Que pour sentir l'effet de son tourment.
Contre un tel coup quiconque a du courage
N'est pas, sans doute, un vritable amant :
Le roi l'tait ; un tel vnement
Le transperait de douleur et de rage.
Ses chevaliers perdirent tous leurs soins
A l'arracher sa douleur cruelle ;
Charles fut prt d'en perdre la cervelle :
Son pre, hlas ! devint fou pour bien moins.
" Ah ! cria-t-il, que l'on m'enlve Jeanne,
Mes chevaliers, tous mes gens soutane,
Mon directeur et le peu de pays
Que m'ont laiss mes destins ennemis !
Cruels Anglais, te-moi plus encore,
Mais laissez-moi ce que mon coeur adore.
Amour, Agns, monarque malheureux !
Que fais-je ici, m'arrachant les cheveux ?
Je l'ai perdue, il faudra que j'en meure ;
Je l'ai perdue, et pendant que je pleure,
Peut-tre, hlas ! quelque insolent Anglais
A son plaisir subjugue ses attraits,
Ns seulement pour des baisers franais.
Une autre bouche tes lvres charmantes
Pourrait ravir ces faveurs si touchantes !
Une autre main caresser tes beauts !
Un autre.... ciel ! que de calamits !
Et qui sait mme, en ce moment terrible,
A leurs plaisirs si tu n'es pas sensible ?
Qui sait, hlas ! si ton temprament
Ne trahit pas ton malheureux amant ? "
Le triste roi, de cette incertitude
Ne pouvant plus souffrir l'inquitude,
Va sur ce cas consulter les docteurs,
Ncromanciens, devins, sorboniqueurs,
Juifs, jacobins, quiconque savait lire.
" Messieurs, dit-il, il convient de me dire
Si mon Agns est fidle sa foi,
Si pour moi seul sa belle me soupire :
Gardez-vous bien de tromper votre roi ;
Dites-moi tout ; de tout il faut m'instruire. "
Eux bien pays consultrent soudain
En grec, hbreu, syriaque, latin :
L'un du roi Charle examine la main,
L'autre en carr dessine une figure ;
Un autre observe et Vnus, et Mercure ;
Un autre va, son psautier parcourant,
Disant amen, et tout bas murmurant ;
Cet autre-ci regarde au fond d'un verre,
Et celui-l fait des cercles terre :
Car c'est ainsi que dans l'antiquit
On a toujours cherch la vrit.
Aux yeux du prince ils travaillent, ils suent ;
Puis, louant Dieu, tous ensemble ils concluent
Que ce grand roi peut dormir en repos,
Qu'il est le seul, parmi tous les hros,
A qui le ciel, par sa grce infinie,
Daigne octroyer une fidle amie ;
Qu'Agns est sage, et fuit tous les amants :
Puis fiez-vous messieurs les savants !

Cet aumnier terrible, inexorable,
Avait saisi le moment favorable :
Malgr les cris, malgr les pleurs d'Agns,
Il triomphait de ses jeunes attraits,
Il ravissait des plaisirs imparfaits ;
Transports grossiers, volupt sans tendresse,
Triste union sans douceur, sans caresse,
Plaisirs honteux qu'Amour ne connat pas :
Car qui voudrait tenir entre ses bras
Une beaut qui dtourne la bouche,
Qui de ses pleurs inonde votre couche ?
Un honnte homme a bien d'autres dsirs :
Il n'est heureux qu'en donnant des plaisirs.
Un aumnier n'est pas si difficile ;
Il va piquant sa monture indocile,
Sans s'informer si le jeune tendron
Sous son empire a du plaisir ou non.

Le page aimable, amoureux et timide,
Qui dans le bourg tait all courir,
Pour dignement honorer et servir
La dit qui de son sort dcide,
Revint enfin. Las ! il revint trop tard.
Il entre, il voit le damn de frappart,
Qui, tout en feu, dans sa brutale joie
Se dmenait et dvorait sa proie.
Le beau Monrose, cet objet fatal,
Le fer en main, vole sur l'animal.
Du chapelain l'impudique furie
Cde au besoin de dfendre sa vie ;
Du lit il saute, il empoigne un bton,
Il s'en escrime, il accole le page.
Chacun des deux est brave champion ;
Monrose est plein d'amour et de courage,
Et l'aumnier de luxure et de rage.

Les gens heureux qui gotent dans les champs
La douce paix fruit des jours innocents,
Ont vu souvent, prs de quelque bocage,
Un loup cruel, affam de carnage,
Qui de ses dents dchire la toison
Et boit le sang d'un malheureux mouton.
Si quelque chien, l'oreille courte,
Au coeur superbe, la gueule endente,
Vient comme un trait, tout prt guerroyer,
Incontinent l'animal carnassier
Laisse tomber de sa gueule cumante
Sur le gazon la victime innocente ;
Il court au chien, qui, sur lui s'lanant,
A l'ennemi livre un combat sanglant ;
Le loup mordu, tout bouillant de colre,
Croit trangler son superbe adversaire ;
Et le mouton, palpitant auprs d'eux,
Fait pour le chien de trs-sincres voeux.
C'tait ainsi que l'aumnier nerveux,
D'un coeur farouche et d'un bras formidable,
Se dbattait contre le page aimable ;
Tandis qu'Agns, demi-morte de peur,
Restait au lit, digne prix du vainqueur.

L'hte et l'htesse, et toute la famille,
Et les valets, et la petite fille,
Montent au bruit ; on se jette entre-deux :
On fit sortit l'aumnier scandaleux ;
Et contre lui chacun fut pour le page :
Jeunesse et grce ont partout l'avantage.
Le beau Monrose eut donc la libert
De rester seul auprs de sa beaut ;
Et son rival, hardi dans sa dtresse,
Sans s'tonner alla chanter sa messe.

Agns honteuse, Agns au dsespoir
Qu'un sacristain ce point l'et pollue,
Et plus encor qu'un beau page l'et vue
Dans le combat indignement vaincue,
Versait des pleurs, et n'osait plus le voir.
Elle et voulu que la mort la plus prompte
Fermt ses yeux et termint sa honte ;
Elle disait, dans son grand dsarroi,
Pour tout discours : " Ah ! monsieur, tuez-moi.
-- Qui, vous, mourir ! lui rpondit Monrose ;
Je vous perdrais ! ce prtre en serait cause !
Ah ! croyez-moi, si vous aviez pch,
Il faudrait vivre et prendre patience :
Est-ce nous deux de faire pnitence ?
D'un vain remords votre coeur est touch,
Divine Agns : quelle erreur est la vtre,
De vous punir pour le pch d'un autre ! "
Si son discours n'tait pas loquent,
Ses yeux l'taient ; un feu tendre et touchant
Insinuait la belle attendrie
Quelque dsir de conserver la vie.

Fallut dner : car malgr nos chagrins
(Chtif mortel, j'en ai l'exprience),
Les malheureux ne font point abstinence ;
En enrageant on fait encor bombance ;
Voil pourquoi tous ces auteurs divins,
Ce bon Virgile, et ce bavard Homre,
Que tout savant, mme en billant, rvre,
Ne manquent point, au milieu des combats,
L'occasion de parler d'un repas.
La belle Agns dna donc tte tte,
Prs de son lit, avec ce page honnte.
Tous deux d'abord, galement honteux,
Sur leur assiette arrtaient leurs beaux yeux ;
Puis enhardis tous deux se regardrent,
Et puis enfin tous deux ils se lorgnrent.

Vous savez bien que dans la fleur des ans,
Quand la sant brille dans tous vos sens,
Qu'un bon dner fait couler dans vos veines
Des passions les semences soudaines,
Tout votre coeur cde au besoin d'aimer ;
Vous vous sentez doucement enflammer
D'une chaleur bnigne et ptillante ;
La chair est faible, et le diable vous tente.

Le beau Monrose, en ces temps dangereux
Ne pouvant plus commander ses feux,
Se jette aux pieds de la belle plore :
" O cher objet ! matresse adore !
C'est moi seul dsormais de mourir ;
Ayez piti d'un coeur soumis et tendre :
Quoi ! mon amour ne saurait obtenir
Ce qu'un barbare a bien os vous prendre !
Ah ! si le crime a pu le rendre heureux,
Que devez-vous l'amour vertueux !
C'est lui qui parle, et vous devez l'entendre. "
Cet argument paraissait assez bon ;
Agns sentit le poids de la raison.
Une heure pourtant elle osa se dfendre ;
Elle voulut reculer son bonheur,
Pour accorder le plaisir et l'honneur,
Sachant trs-bien qu'un peu de rsistance
Vaut encor mieux que trop de complaisance.
Monrose enfin, Monrose fortun
Eut tous les droits d'un amant couronn ;
Du vrai bonheur il eut la jouissance.
Du prince Anglais la gloire et la puissance
Ne s'tendait que sur des rois vaincus,
Le fier Henri n'avait pris que la France,
Le lot du page tait bien au-dessus.

Mais que la joie est trompeuse et lgre !
Que le bonheur est chose passagre !
Le charmant page peine avait got
De ce torrent de pure volupt,
Que des Anglais arrive une cohorte.
On monte, on entre, on enfonce la porte.
Couple enivr de caresses d'amour,
C'est l'aumnier qui vous joua ce tour.
Le douce Agns, de crainte vanouie,
Avec Monrose est aussitt saisie ;
C'est Chandos on prtend les mener.
A quoi Chandos va-t-il les condamner ?
Tendres amants, vous craignez sa vengeance ;
Vous savez trop par votre exprience,
Que cet Anglais est sans compassion.
Dans leurs beaux yeux est la confusion ;
Le dsespoir les presse et les dvore ;
Et cependant ils se lorgnaient encore :
Ils rougissaient de s'tre faits heureux ;
A Jean Chandos que diront-ils tous deux ?
Dans le chemin advint que de fortune
Ce corps anglais rencontra sur la brune
Vingt chevaliers qui pour Charles tenaient,
Et qui de nuit en ces quartiers rdaient,
Pour dcouvrir si l'on avait nouvelle
Touchant Agns, et touchant la Pucelle.

Quand deux mtins, deux coqs et deux amants,
Nez contre nez, se rencontrent aux champs ;
Lorsqu'un suppt de la grce efficace
Trouve un cou tors de l'cole d'Ignace ;
Quand un enfant de Luther ou Calvin
Voit par hasard un prtre ultramontain,
Sans perdre temps un grand combat commence,
A coups de gueule, ou de plume, ou de lance.
Semblablement les gendarmes de France,
Tout du plus loin qu'ils virent les Bretons,
Fondent dessus, lgers comme faucons.
Les gens anglais sont gens qui se dfendent ;
Mille beaux coups se donnent et se rendent.
Le fier coursier qui notre Agns portait
Etait actif, jeune, fringant comme elle ;
Il se cabrait, il ruait, il tournait ;
Aprs allait, sautillant sur la selle.
Bientt au bruit des cruels combattants
Il s'effarouche, il prend le mord aux dents.
Agns en vain veut d'une main timide
Le gouverner dans sa course rapide ;
Elle est trop faible : il lui fallut enfin
A son cheval remettre son destin.

Le beau Monrose, au fort de la mle,
Ne peut savoir o sa nymphe est alle ;
Le coursier vole aussi prompt que le vent ;
Et sans relche ayant couru six mille,
Il s'arrta dans un vallon tranquille
Tout vis--vis la porte d'un couvent.
Un bois tait prs de ce monastre :
Auprs du bois une onde vive et claire
Fuit et revient, et par de longs dtours
Parmi des fleurs, elle poursuit son cours.
Plus loin s'lve une colline verte,
A chaque automne enrichie et couverte
Des doux prsents dont No nous dota,
Lorsqu' la fin son grand coffre il quitta,
Pour rparer du genre humain la perte,
Et que, lass du spectacle de l'eau,
Il fit du vin par un art tout nouveau.
Flore et Pomone, et la fconde haleine
Des doux zphyrs parfument ces beaux champs ;
Sans se lasser, l'oeil charm s'y promne.
Le paradis de nos premiers parents
N'avait point eu de vallons plus riants,
Plus fortuns ; et jamais la nature
Ne fut plus belle, et plus riche et plus pure.
L'air qu'on respire en ces lieux carts
Porte la paix dans les coeurs agits,
Et, des chagrins calmant l'inquitude,
Fait aux mondains aimer la solitude.

Au bord de l'onde Agns se reposa,
Sur le couvent ses deux beaux yeux fixa,
Et de ses sens le trouble s'apaisa.
C'tait, lecteur, un couvent de nonnettes.
" Ah ! dit Agns, adorables retraites !
Lieux o le ciel a vers ses bienfaits !
Sjour heureux d'innocence et de paix !
Hlas ! du ciel la faveur infinie
Peut-tre ici me conduit tout exprs,
Pour y pleurer les erreurs de ma vie.
De chastes soeurs, pouses de leur Dieu,
De leurs vertus embaument ce beau lieu ;
Et moi, fameuse entre les pcheresses,
J'ai consum mes jours dans les faiblesses. "
Agns ainsi, parlant haute voix,
Sur le portail aperut une croix :
Elle adora, d'humilit profonde,
Ce signe heureux du salut de ce monde ;
Et, se sentant quelque componction,
Elle comptait s'en aller confesse ;
Car de l'amour la dvotion
Il n'est qu'un pas ; l'un et l'autre est faiblesse.

Or du moutier la vnrable abbesse
Depuis deux jours tait alle Blois,
Pour du couvent y soutenir les droits.
Ma soeur Besogne avait en son absence
Du saint troupeau la bnigne intendance.
Elle accourut au plus vite au parloir,
Puis fit ouvrir pour Agns recevoir.
" Entrez, dit-elle, aimable voyageuse ;
Quel bon patron, quelle fte joyeuse
Peut amener aux pieds de nos autels
Cette beaut dangereuse aux mortels ?
Seriez-vous point quelque ange ou quelque sainte
Qui des hauts cieux abandonne l'enceinte,
Pour ici-bas nous faire la faveur
De consoler les filles du Seigneur ? "

Agns rpond : " C'est pour moi trop d'honneur.
Je suis, ma soeur, une pauvre mondaine ;
De grands pchs mes beaux jours sont ourdis ;
Et si jamais je vais en paradis,
Je n'y serais qu'auprs de Magdeleine.
De mon destin le caprice fatal,
Dieu, mon bon ange, et surtout mon cheval,
Ne sais comment, en ces lieux m'ont porte.
De grands remords mon me est agite ;
Mon coeur n'est point dans le crime endurci ;
J'aime le bien, j'en ai perdu la trace,
Je la retrouve, et je sens que la grce
Pour mon salut veut que je couche ici. "

Ma soeur Besogne, avec douceur prudente,
Encouragea la belle pnitente :
Et, de la grce exaltant les attraits,
Dans sa cellule elle conduit Agns ;
Cellule propre et bien illumine,
Pleine de fleurs, et galamment orne,
Lit ample et doux : on dirait que l'Amour
A de ses mains arrang ce sjour.
Agns tout bas louant la Providence,
Vit qu'il est doux de faire pnitence.

Aprs souper (car je n'omettrai point
Dans mes rcits ce noble et digne point),
Besogne dit la belle trangre :
" Il est nuit close, et vous savez, ma chre,
Que c'est le temps o les esprits malins
Rdent partout, et vont tenter les saints.
Il nous faut faire une oeuvre profitable ;
Couchons ensemble, afin que si le diable
Veut contre nous faire ici quelque effort,
Nous trouvant deux, le diable en soit moins fort. "
La dame errante accepta la partie :
Elle se couche, et croit faire oeuvre pie,
Croit qu'elle est sainte, et que le ciel l'absout ;
Mais son destin la poursuivait partout.

Puis-je au lecteur raconter sans vergogne
Ce que c'tait que cette soeur Besogne ?
Il faut le dire, il faut tout publier.
Ma soeur Besogne tait un bachelier
Qui d'un Hercule eut la force en partage
Et d'Adonis le gracieux visage,
N'ayant encor que vingt ans et demi,
Blanc comme lait, et frais comme rose.
La dame abbesse, en personne avise,
En avait fait depuis peu son ami.
Soeur bachelier vivait dans l'abbaye,
En cultivant son ouaille jolie :
Ainsi qu'Achille, en fille dguis,
Chez Lycomde tait favoris
Des doux baisers de sa Didamie.

La pnitente tait peine au lit,
Avec sa soeur, soudain elle sentit
Dans la nonnain mtamorphose trange.
Assurment elle gagnait au change.
Crier, se plaindre, veiller le couvent,
N'aurait t qu'un scandale imprudent.
Souffrir en paix, soupirer et se taire,
Se rsigner est tout ce qu'on peut faire ;
Puis rarement en telle occasion
On a le temps de la rflexion.
Quand soeur Besogne sa fureur claustrale
(Car on se lasse) eut mis quelque intervalle,
La belle Agns, non sans contrition,
Fit en secret cette rflexion :
" C'est donc en vain que j'eus toujours en tte
Le beau projet d'tre une femme honnte ;
C'est donc en vain que l'on fait ce qu'on peut :
N'est pas toujours femme de bien qui veut. "


CHANT XI

Argument.- Les Anglais violent le couvent :
combat de saint George, patron d'Angleterre,
contre saint Denys, patron de la France.


Je vous dirai, sans harangue inutile,
Que le matin nos deux charmants reclus,
Lasss tous deux des plaisirs dfendus,
S'abandonnaient, l'un vers l'autre tendus,
Au doux repos d'une ivresse tranquille.

Un bruit affreux drange leur sommeil.
De tous cts le flambeau de la guerre,
L'horrible mort claire leur rveil ;
Prs du couvent le sang couvrait la terre.
Cet escadrons de malandrins anglais
Avait battu cet escadron franais.
Ceux-ci s'en vont au travers de la plaine,
Le fer en main ; ceux-l volent aprs,
Frappant, tuant, criant tous hors d'haleine :
" Mourez sur l'heure, ou rendez-nous Agns. "
Mais aucun d'eux n'en savait de nouvelles.
Le vieux Colin, pasteur de ces cantons,
Leur dit : " Messieurs, en gardant mes moutons,
Je vis hier le miracle des belles
Qui vers le soir entrait en ce moutier. "
Lors les Anglais se mirent crier :
" Ah ! c'est Agns, n'en doutons point, c'est elle ;
Entrons, amis. " La cohorte cruelle
Saute l'instant dessus ces murs bnis :
Voil les loups au milieu des brebis.

Dans le dortoir, de cellule en cellule,
A la chapelle, la cave, en tout lieu,
Ces ennemis des servantes de Dieu
Attaquent tout sans honte et sans scrupule.
Ah ! soeur Agns, soeur Marton, soeur Ursule,
O courez-vous, levant les mains aux cieux,
Le trouble au sein, la mort dans vos beaux yeux ?
O fuyez-vous, colombes gmissantes ?
Vous embrassez, interdites, tremblantes,
Ce saint autel, asile redout,
Sacr garant de votre chastet.
C'est vainement, dans ce pril funeste,
Que vous criez votre poux cleste :
A ses yeux mme, ces mmes autels,
Tendre troupeau, vos ravisseurs cruels
Vont profaner la foi pure et sacre,
Qu'innocemment votre bouche a jure.

Je sais qu'il est des lecteurs bien mondains,
Gens sans pudeur, ennemis des nonnains,
Mauvais plaisants, de qui l'esprit frivole
Ose insulter aux filles qu'on viole :
Laissons-les dire. Hlas ! mes chres soeurs,
Qu'il est affreux pour de si jeunes coeurs,
Pour des beauts si simples, si timides,
De se dbattre en des bras homicides ;
De recevoir les baisers dgotants
De ces flons de carnage fumants,
Qui, d'un effort dtestable et farouche,
Les yeux en feu, le blasphme la bouche,
Mlant l'outrage avec la volupt,
Vous font l'amour avec frocit ;
De qui l'haleine horrible, empoisonne,
La barbe dure, et la main forcene,
Le corps hideux, le bras noir et sanglant,
Semblent donner la mort en caressant,
Et qu'on prendrait dans leurs fureurs tranges,
Pour des dmons qui violent des anges !

Dj le crime, aux regards effronts,
A fait rougir ces pudiques beauts.
Soeur Rebondi, si dvote et si sage,
Au fier Shipunk est tombe en partage ;
Le dur Barclay, l'incrdule Warton,
Sont tous les deux aprs soeur Amidon.
On pleure, on prie, on jure, on presse, on cogne.
Dans le tumulte on voyait soeur Besogne
Se dbattant contre Bard et Parson :
Ils ignoraient que Besogne est garon,
Et la pressaient sans entendre raison.
Aimable Agns, dans la troupe afflige
Vous n'tiez pas pour tre nglige ;
Et votre sort, objet charmant et doux,
Est jamais de pcher malgr vous.
Le chef sanglant de la gent sacrilge,
Hardi vainqueur, vous presse et vous assige,
Et les soldats, soumis dans leur fureur,
Avec respect lui cdaient cet honneur.

Le juste ciel, en ses dcrets svres,
Met quelquefois un terme nos misres.
Car dans le temps que messieurs d'Albion
Avaient plac l'abomination
Tout au milieu de la sainte Sion,
Du haut des cieux, le patron de la France,
Le bon Denys, propice l'innocence,
Crut chapper aux soupons inquiets
Du fier saint George, ennemi des Franais.
Du Paradis il vint en diligence.
Mais, pour descendre au terrestre sjour,
Plus ne monta sur un rayon du jour ;
Sa marche alors aurait paru trop claire.
Il s'en alla vers le dieu du mystre ;
Dieu sage et fin, grand ennemi du bruit,
Qui partout vole et ne va que de nuit ;
Il favorise (et certes c'est dommage)
Force fripons, mais il conduit le sage :
Il est sans cesse l'glise, la cour ;
Au temps jadis il a guid l'Amour.
Il mit d'abord au milieu d'un nuage
Le bon Denys ; puis il fit le voyage
Par un chemin solitaire, cart,
Parlant tout bas, et marchant de ct.

Des bons Franais le protecteur fidle
Non loin de Blois rencontra la Pucelle,
Qui sur le dos de son gros muletier
Gagnait pays par un petit sentier,
En priant Dieu qu'une heureuse aventure
Lui ft enfin retrouver son armure.
Tout du plus loin que saint Denys la vit,
D'un ton bnin le bon patron lui dit :
" O ma Pucelle, vierge destine
A protger les filles et les rois,
Viens secourir la pudeur aux abois,
Viens rprimer la rage forcene,
Viens ; que ce bras vengeur des fleurs de lis
Soit le sauveur de mes tendrons bnis :
Vois ce couvent, le temps presse, on viole ;
Viens, ma Pucelle ! " Il dit, et Jeanne y vole.
Le cher patron, lui servant d'cuyer,
A coup de fouet htait le muletier.

Vous voici, Jeanne, au milieu des infmes
Qui tourmentaient ces vnrables dames.
Jeanne tait nue ; un Anglais impudent
Vers cet objet tourne soudain la tte ;
Il la convoite ; il pense fermement
Qu'elle venait pour tre de la fte.
Vers elle il court, et sur sa nudit
Il va cherchant la sale volupt.
On lui rpond d'un coup de cimeterre
Droit sur le nez. L'infme roule terre,
Jurant ce mot des Franais rvr,
Mot nergique, au plaisir consacr,
Mot que souvent le profane vulgaire
Indignement prononce en sa colre.

Jeanne, ses pieds foulant son corps sanglant,
Criait tout haut ce peuple mchant :
" Cessez, cruels ; cessez, troupe profane ;
O violeurs, craignez Dieu, craignez Jeanne ! "
Ces mcrants, au grand oeuvre attachs,
N'coutaient rien, sur leurs nonnains juchs :
Tels des nons broutent des fleurs naissantes
Malgr les cris du matre et des servantes.
Jeanne, qui voit leurs impudents travaux,
De grande horreur saintement transporte,
Invoquant Dieu, de Denys assiste,
Le fer en main, vole de dos en dos,
De nuque en nuque, et d'chine en chine,
Frappant, perant de sa pique divine,
Pourfendant l'un alors qu'il commenait ;
Dpchant l'autre alors qu'il finissait,
Et moissonnant la cohorte flonne ;
Si que chacun fut perc sur sa nonne,
Et perdant l'me au fort de son dsir,
Allait au diable en mourant de plaisir.

Isc Warton, dont la lubrique rage
Avait press son dtestable ouvrage,
Ce dur Warton fut le seul cuyer
Qui de sa nonne osa se dlier,
Et droit en pied, reprenant son armure
Attendit Jeanne, et changea de posture.

O vous, grand saint, protecteur de l'tat,
Bon saint Denys, tmoin de ce combat,
Daignez redire ma muse fidle
Ce qu' vos yeux fit alors ma Pucelle.
Jeanne d'abord frmit, s'merveilla :
" Mon cher Denys ! mon saint ! que vois-je l ?
Mon corselet, mon armure cleste,
Ce beau prsent que tu m'avais donn,
Brille mes yeux au dos de ce damn !
Il a mon casque, il a ma soubreveste. "
Il tait vrai ; la Jeanne avait raison :
La belle Agns, en troquant de jupon,
De cette armure en secret habille,
Par Jean Chandos fut bientt dpouille.
Isc Warton, cuyer de Chandos,
Prit cette armure et s'en couvrit le dos.

O Jeanne d'Arc ! fleur des hrones !
Tu combattais pour des armes divines,
Pour ton grand roi si longtemps outrag,
Pour la pudeur de cent bndictines,
Pour saint Denys de leur honneur charg.
Denys la voit qui donne avec audace
Cent coups de sabre sa propre cuirasse,
A son armet d'une aigrette ombrag.
Au mont Etna, dans leur forge brlante,
Du noir Vulcain les borgnes compagnons
Font retentir l'enclume tincelante
Sous des marteaux moins pesants et moins prompts,
En prparant au matre du tonnerre
Son gros canon trop brav sur la terre.

Le fier Anglais, de fer enharnach,
Recule un pas ; son me est stupfaite,
Quand il se voit si rudement touch
Par une jeune et fringante brunette.
La voyant nue, il sentit des remords ;
Sa main tremblait de blesser ce beau corps.
Il se dfend, et combat en arrire,
De l'ennemie admirant les trsors,
Et se moquant de sa vertu guerrire.

Saint Georges alors du sein du paradis,
Ne voyant plus son confrre Denys,
Se douta bien que le saint de la France
Portait aux siens sa divine assistance.
Il promenait ses regards inquiets
Dans les recoins du cleste palais.
Sans balancer aussitt il demande
Son beau cheval connu dans la Lgende.
Le cheval vint ; George le bien mont,
La lance au poing, et le sabre au ct,
Va parcourant cet effroyable espace
Que des humains veut mesurer l'audace ;
Ces cieux divers, ces globes lumineux
Que fait tourner Ren le songe-creux
Dans un amas de subtile poussire,
Beaux tourbillons que l'on ne prouve gure,
Et que Newton, rveur bien plus fameux,
Fait tournoyer sans boussole et sans guide
Autour du rien, tout au travers du vide.

George, enflamm de dpit et d'orgueil,
Franchit ce vide, arrive en un clin d'oeil
Devers les lieux arross par la Loire,
O saint Denys croyait chanter victoire.
Ainsi l'on voit dans la profonde nuit
Une comte, en sa longue carrire,
tinceler d'une horrible lumire :
On voit sa queue, et le peuple frmit ;
Le pape en tremble, et la terre tonne
Croit que les vins vont manquer cette anne.

Tout du plus loin que saint George aperut
Monsieur Denys, de colre, il s'mut ;
Et, brandissant sa lance meurtrire,
Il dit ces mots dans le vrai got d'Homre :
" Denys, Denys ! rival faible et hargneux,
Timide appui d'un parti malheureux,
Tu descends donc en secret sur la terre
Pour gorger mes hros d'Angleterre !
Crois-tu changer les ordres du destin,
Avec ton ne et ton bras fminin ?
Ne crains-tu pas que ma juste vengeance
Punisse enfin, toi, ta fille, et la France ?
Ton triste chef, branlant sur ton cou tors,
S'est vu dj spar de ton corps :
Je veux t'ter, aux yeux de ton glise,
Ta tte chauve en son lieu mal remise,
Et t'envoyer vers les murs de Paris,
Digne patron des badauds attendris,
Dans ton faubourg, o l'on chme ta fte,
Tenir encor et rebaiser ta tte. "

Le bon Denys, levant les mains aux cieux,
Lui rpondit d'un ton tendre et pieux :
" O grand saint George, mon puissant confrre
Veux-tu toujours couter ta colre ?
Depuis le temps que nous sommes au ciel,
Ton coeur dvot est tout ptri de fiel.
Nous faudra-t-il, bienheureux que nous sommes,
Saints enchsss, tant fts chez les hommes,
Nous qui devons l'exemple aux nations,
Nous dcrier par nos divisions ?
Veux-tu porter une guerre cruelle
Dans le sjour de la paix ternelle ?
Jusques quand les saints de ton pays
Mettront-ils donc le trouble en paradis ?
O fiers anglais, gens toujours trop hardis,
Le ciel un jour, son tour en colre,
Se lassera de vos faons de faire ;
Ce ciel n'aura, grce vos soins jaloux,
Plus de dvots qui viennent de chez vous.
Malheureux saint, pieux atrabilaire ;
Patron maudit d'un peuple sanguinaire,
Sois plus traitable ; et, pour Dieu, laisse-moi
Sauver la France et secourir mon roi. "

A ce discours, George, bouillant de rage,
Sentit monter le rouge son visage ;
Et, des badauds contemplant le patron,
Il redoubla de force et de courage,
Car il prenait Denys pour un poltron.
Il fond sur lui, tel qu'un puissant faucon
Vole de loin sur un tendre pigeon.
Denys recule, et prudent il appelle
A haute voix son ne si fidle,
Son ne ail, sa joie et son secours.
" Viens, criait-il, viens dfendre mes jours. "
Ainsi parlant, le bon Denys oublie
Que jamais saint n'a pu perdre la vie.

Le beau grison revenait d'Italie
En ce moment ; et moi, conteur succinct,
J'ai dj dit ce qui fit qu'il revint.
A son Denys dos et selle il prsente.
Notre, patron sur son ne lanc,
Sentit soudain sa valeur renaissante.
Subtilement il avait ramass
Le fer sanglant d'un Anglais trpass ;
Lors, brandissant le fatal cimeterre,
Il pousse George, il le presse, il le serre.
George indign lui fait tomber en bref
Trois horions sur son malheureux chef.
Tous sont pars ; Denys garde sa tte,
Et de ses coups dirige la tempte
Sur le cheval et sur le cavalier.
Le feu jaillit sur l'lastique acier ;
Les fers croiss, et de taille et de pointe,
A tout moment vont, au fort du combat,
Chercher le cou, le casque, le rabat,
Et l'aurole, et l'endroit dlicat
O la cuirasse l'aiguillette est jointe.

Ces vains efforts les rendaient plus ardents ;
Tous deux tenaient la victoire en suspens,
Quand de sa voix terrible et discordante
L'ne entonna son octave corchante.
Le ciel en tremble ; cho du fond des bois
En frmissant rpte cette voix.
George plit : Denys d'une main leste
Fait une feinte, et d'un revers cleste
Tranche le nez du grand saint d'Albion.
Le bout sanglant roule sur son aron.

George, sans nez, mais non pas sans courage,
Venge l'instant l'honneur de son visage,
Et jurant Dieu, selon les nobles us
De ses Anglais, d'un coup de cimeterre
Coupe Denys ce que jadis saint Pierre,
Certain jeudi, fit tomber Malchus.

A ce spectacle, la voix ampoule
De l'ne saint, ces terribles cris,
Tout fut mu dans les divins lambris.
Le beau portail de la vote toile
S'ouvrit alors, et des arches du ciel
On vit sortir l'archange Gabriel,
Qui, soutenu sur ses brillantes ailes,
Fend doucement les plaines ternelles
Portant en main la verge qu'autrefois
Devers le Nil eut le divin Mose,
Quand dans la mer, suspendue et soumise,
Il engloutit les peuples et les rois.

" Que vois-je ici ? cria-t-il en colre ;
Deux saints patrons, deux enfants de lumire,
Du Dieu de paix confidents ternels,
Vont s'chiner comme de vils mortels !
Laissez, laissez aux sots enfants des femmes
Les passions, et le fer, et les flammes ;
Abandonnez leur profane sort
Les corps chtifs de ces grossires mes,
Ns dans la fange, et forms pour la mort :
Mais vous, enfants, qu'au sjour de la vie
Le ciel nourrit de sa pure ambroisie,
tes-vous las d'tre trop fortuns ?
tes-vous fous ? ciel ! une oreille, un nez !
Vous que la grce et la misricorde
Avaient forms pour prcher la concorde,
Pouvez-vous bien de je ne sais quels rois
En tourdis embrasser la querelle ?
Ou renoncez la vote ternelle,
Ou dans l'instant qu'on se rende mes lois.
Que dans vos coeurs la charit s'veille.
George insolent, ramassez cette oreille,
Ramassez, dis-je ; et vous, Monsieur Denys,
Prenez ce nez avec vos doigts bnis :
Que chaque chose en son lieu soit remise. "

Denys soudain va, d'une main soumise,
Rendre le bout du nez qu'il fit camus.
George Denys rend l'oreille dvote
Qu'il lui coupa. Chacun des deux marmotte
A Gabriel un gentil oremus ;
Tout se rajuste, et chaque cartilage
Va se placer l'air de son visage.
Sang, fibres, chair, tout se consolida ;
Et nul vestige aux deux saints ne resta
De nez coup, ni d'oreille abattue ;
Tant les saints ont la chair ferme et dodue !

Puis Gabriel d'un ton de prsident :
" qu'on s'embrasse. " Il dit, et dans l'instant
Le doux Denys, sans fiel et sans colre,
De bonne foi baisa son adversaire :
Mais le fier George en l'embrassant jurait,
Et promettait que Denys le paierait.
Le bel archange, aprs cette embrassade,
Prend mes deux saints, et d'un air gracieux
A ses cts les fait voguer aux cieux,
O de nectar on leur verse rasade.

Peu de lecteurs croiront ce grand combat ;
Mais sous les murs qu'arrosait le Scamandre,
N'a-t-on pas vu jadis avec clat
Les dieux arms de l'Olympe descendre ?
N'a-t-on pas vu chez chez cet Anglais Milton
D'anges ails toute une lgion
Rougir de sang les clestes campagnes,
Jeter au nez quatre ou cinq cents montagnes,
Et, qui pis est, avoir du gros canon ?
Or si jadis Michel et le dmon
Se sont battus, messieurs Denys et George
Pouvaient sans doute, plus forte raison,
Se rencontrer et se couper la gorge.

Mais dans le ciel si la paix revenait,
Il en tait autrement sur la terre,
Sjour maudit de discorde et de guerre.
Le bon roi Charle en cent endroits courait,
Nommait Agns, la cherchait, la pleurait.
Et cependant Jeanne la foudroyante,
De son pe invincible et sanglante,
Au fier Warton le trpas prparait :
Elle l'atteint vers l'norme partie
Dont cet Anglais profana le couvent ;
Warton chancelle, et son glaive tranchant
Quitte sa main par la mort engourdie ;
Il tombe, et meurt en reniant les saints.
Le vieux troupeau des antiques nonnains,
Voyant aux pieds de l'amazone auguste
Le chevalier sanglant et trbuch,
Disant Ave, s'criait : " Il est juste
Qu'on soit puni par o l'on a pch. "

Soeur Rebondi, qui dans la sacristie
A succomb sous le vainqueur impie,
Pleurait le tratre en rendant grce au ciel ;
Et mesurant des yeux le criminel,
Elle disait d'une voix charitable :
" Hlas ! hlas ! nul ne fut plus coupable. "



CHANT XII

Argument.- Monrose tue l'aumonier, Charles retrouve Agns,
qui se consolait avec Monrose dans le chteau de Cutendre.


J'avais jur de laisser la morale,
De conter net, de fuir les longs discours :
Mais que ne peut ce grand dieu des amours ?
Il est bavard, et ma plume ingale
Va griffonnant de son bec effil
Ce qu'il inspire mon cerveau brl.
Jeunes beauts, filles, veuves ou femmes,
Qu'il enrla sous ses drapeaux charmants,
Vous qui lancez et recevez ses flammes,
Or dites-moi, quand deux jeunes amants,
gaux en grce, en mrite, en talents,
Au doux plaisir tous deux vous sollicitent,
galement vous pressent, vous excitent,
Mettent en feu vos sensibles appas,
Vous prouvez un trange embarras.
Connaissez-vous cette histoire frivole
D'un certain ne, illustre dans l'cole ?
Dans l'curie on vint lui prsenter
Pour son dner deux mesures gales,
De mme forme, pareils intervalles :
Des deux cts l'ne se vit tenter
galement, et, dressant ses oreilles
Juste au milieu des deux formes pareilles,
De l'quilibre accomplissant les lois,
Mourut de faim, de peur de faire un choix.
N'imitez point cette philosophie ;
Daignez plutt honorer tout d'un temps
De vos bonts vos deux jeunes amants,
Et gardez-vous de risquer votre vie.

A quelques pas de ce joli couvent,
Si pollu, si triste, et si sanglant,
O le matin vingt nonnes affliges
Par l'amazone ont t trop venges,
Prs de la Loire tait un vieux chteau
A pont-levis, mchicoulis, tourelles ;
Un long canal transparent, fleur d'eau,
En serpentant tournait auprs d'icelles,
Puis embrassait, en quatre cents jets d'arc,
Les murs pais qui dfendaient le parc.
Un vieux baron, surnomm de Cutendre,
tait seigneur de cet heureux logis.
En sret chacun pouvait s'y rendre :
Le vieux seigneur, dont l'me est bonne et tendre,
En avait fait l'asile du pays.
Franais, Anglais, tous taient ses amis ;
Tout voyageur en coche, en botte, en gutre,
Ou prince, ou moine, ou nonne, ou turc, ou prtre,
Y recevait un accueil gracieux :
Mais il fallait qu'on entrt deux deux ;
Car tout baron a quelque fantaisie,
Et celui-ci pour jamais rsolut
Qu'en son chtel en nombre pair on ft,
Jamais impair : telle tait sa folie.
Quand deux deux on abordait chez lui,
Tout allait bien : mais malheur celui
Qui venait seul en ce logis se rendre !
Il soupait mal ; il lui fallait attendre
Qu'un compagnon formt ce nombre heureux,
Nombre parfait qui fait que deux font deux.

La fire Jeanne ayant repris ses armes,
Qui cliquetaient sur ses robustes charmes,
Devers la nuit y conduisit au frais,
En devisant, la belle et douce Agns.
Cet aumnier qui la suivait de prs,
Cet aumnier ardent, insatiable,
Arrive aux murs du logis charitable.
Ainsi qu'un loup qui mche sous sa dent
Le fin duvet d'un jeune agneau blant,
Plein de l'ardeur d'achever sa cure,
Va du bercail escalader l'entre :
Tel, enflamm de sa lubrique ardeur,
L'oeil tout en feu, l'aumnier ravisseur
Allait cherchant les restes de sa joie,
Qu'on lui ravit lorsqu'il tenait sa proie.
Il sonne, il crie : on vient ; on aperut
Qu'il tait seul, et soudain il parut
Que les deux bois dont les forces mouvantes
Font branler les solives tremblantes
Du pont-levis par les airs s'levaient,
Et, s'levant, le pont-levis haussaient.
A ce spectacle, cet ordre du matre,
Qui jura Dieu ? ce fut mon vilain prtre.
Il suit des yeux les deux mobiles bois ;
Il tend les mains, veut crier, perd la voix.
On voit souvent, du haut d'une gouttire,
Descendre un chat auprs d'une volire :
Passant la griffe travers les barreaux
Qui contre lui dfendent les oiseaux,
Son oeil poursuit cette espce emplume,
Qui se tapit au fond d'une rame.
Notre aumnier fut encor plus confus,
Alors qu'il vit sous des ormes touffus
Un beau jeune homme la tresse dore,
Au sourcil noir, la mine assure,
Aux yeux brillants, au menton cotonn,
Au teint fleuri, par les grces orn,
Tout rayonnant des couleurs du bel ge :
C'tait l'Amour, ou c'tait mon beau page ;
C'tait Monrose. Il avait tout le jour
Cherch l'objet de son naissant amour.
Dans le couvent reu par les nonnettes,
Il apparut ces filles discrtes
Non moins charmant que l'ange Gabriel,
Pour les bnir venant du haut du ciel.
Les tendres soeurs, voyant le beau Monrose,
Sentaient rougir leurs visages de rose,
Disant tout bas : " Ah ! que n'tait-il l,
Dieu paternel, quand on nous viola ? "
Toutes en cercle autour de lui se mirent,
Parlant sans cesse ; et lorsqu'elles apprirent
Que ce beau page allait chercher Agns,
On lui donna le coursier le plus frais,
Avec un guide, afin que sans esclandre
Il arrivt au chteau de Cutendre.

En arrivant, il vit prs du chemin,
Non loin du pont, l'aumnier inhumain.
Lors, tout mu de joie et de colre :
" Ah ! c'est donc toi, prtre de Belzbut !
Je jure ici Chandos et mon salut,
Et, plus encor, les yeux qui m'ont su plaire,
Que tes forfaits vont enfin se payer. "
Sans repartir, le bouillant aumnier
Prend d'une main par la rage tremblante
Un pistolet, en presse la dtente ;
Le chien s'abat, le feu prend, le coup part ;
Le plomb chass siffle et vole au hasard,
Suivant au loin la ligne mal mire
Que lui traait une main gare.
Le page vise, et, par un coup plus sr,
Atteint le front, ce front horrible et dur,
O se peignait une me dtestable.

L'aumnier tombe, et le page vainqueur
Sentit alors dans le fond de son coeur
De la piti le mouvement aimable.
" Hlas ! dit-il, meurs du moins en chrtien,
Dis Te Deum ; tu vcus comme un chien ;
Demande au ciel pardon de ta luxure ;
Prononce amen ; donne ton me Dieu.
-- Non, rpondit le maraud tonsure ;
Je suis damn, je vais au diable : adieu. "
Il dit, et meurt ; son me dloyale
Alla grossir la cohorte infernale.

Tandis qu'ainsi ce monstre impnitent
Allait rtir aux brasiers de Satan,
Le bon roi Charle, accabl de tristesse,
Allait cherchant son errante matresse,
Se promenant, pour calmer sa douleur,
Devers la Loire avec son confesseur.
Il faut ici, lecteur, que je remarque
En peu de mots ce que c'est qu'un docteur
Qu'en sa jeunesse un amoureux monarque
Par tiquette a pris pour directeur.
C'est un mortel tout ptri d'indulgence,
Qui doucement fait pencher dans ses mains
Du bien, du mal, la trompeuse balance ;
Vous mne au ciel par d'aimables chemins,
Et fait pcher son matre en conscience :
Son ton, ses yeux, son geste composant,
Observant tout, flattant avec adresse
Le favori, le matre, la matresse ;
Toujours accort, et toujours complaisant.

Le confesseur du monarque gallique
tait un fils du bon saint Dominique ;
Il s'appelait le pre Bonifoux,
Homme de bien, se faisant tout tous,
Il lui disait d'un ton dvot et doux :
" Que je vous plains ! la partie animale
Prend le dessus : la chose est bien fatale.
Aimer Agns est un pch vraiment ;
Mais ce pch se pardonne aisment :
Au temps jadis il tait fort en vogue
Chez les Hbreux, enfants du Dcalogue.
Cet Abraham, ce pre des croyants,
Avec Agar s'avisa d'tre pre ;
Car sa servante avait des yeux charmants,
Qui de Sara mritaient la colre.
Jacob le juste pousa les deux soeurs.
Tout patriarche a connu les douceurs
Du changement dans l'amoureux mystre.
Le vieux Booz en son vieux lit reut
Aprs moisson la bonne et vieille Ruth ;
Et, sans compter la belle Bethsabe,
Du bon David l'me fut absorbe
Dans les plaisirs de son ample srail.
Son vaillant fils, fameux par sa crinire,
Un beau matin, par vertu singulire,
Vous repassa tout ce gentil bercail.
De Salomon vous savez le partage :
Comme un oracle on coutait sa voix ;
Il savait tout ; et des rois le plus sage
tait aussi le plus galant des rois.
De leurs pchs si vous suivez la trace,
Si vos beaux ans sont livrs l'amour,
Consolez-vous ; la sagesse a son tour.
Jeune on s'gare, et vieux on obtient grce.
-- Ah ! dit Charlot, ce discours est fort bon ;
Mais que je suis bien loin de Salomon !
Que son bonheur augmente mes dtresses !
Pour ses bats il eut trois cent matresses,
Je n'en ai qu'une ; hlas ! je ne l'ai plus. "
Des pleurs alors, sur son nez rpandus,
Interrompaient sa voix tendre et plaintive,
Lorsqu'il avise, en tournant vers la rive,
Sur un cheval trottant d'un pas hardi,
Un manteau rouge, un ventre rebondi,
Un vieux rabat ; c'tait Bonneau lui-mme.
Or chacun sait qu'aprs l'objet qu'on aime
Rien n'est plus doux pour un parfait amant
Que de trouver son trs-cher confident.
Le roi, perdant et reprenant haleine,
Crie Bonneau : " Quel dmon te ramne ?
Que fait Agns ? dis ; d'o viens-tu ? quels lieux
Sont embellis, clairs par ses yeux ?
O la trouver ? dis donc, rponds donc, parle. "

Aux questions qu'enfilait le roi Charle,
Le bon Bonneau conta de point en point
Comme il avait t mis en pourpoint,
Comme il avait servi dans la cuisine,
Comme il avait par fraude clandestine
Et par miracle, Chandos chapp,
Quand se battre on tait occup ;
Comme on cherchait cette beaut divine :
Sans rien omettre il raconta fort bien
Ce qu'il savait ; mais il ne savait rien.
Il ignorait la fatale aventure,
Du prtre Anglais la brutale luxure,
Du page aim l'amour respectueux.
Et du couvent le sac incestueux.

Aprs avoir bien expliqu leurs craintes,
Repris cent fois le fil de leurs complaintes,
Maudit le sort et les cruels Anglais,
Tous deux taient plus tristes que jamais.
Il tait nuit ; le char de la grande Ourse
Vers son nadir avait fourni sa course.
Le jacobin dit au prince pensif :
" Il est bien tard ; soyez mmoratif
Que tout mortel, prince ou moine, cette heure,
Devrait chercher quelque honnte demeure,
Pour y souper, et pour passer la nuit. "
Le triste roi, par le moine conduit,
Sans rien rpondre, et ruminant sa peine,
Le cou pench, galope dans la plaine ;
Et bientt Charle, et le prtre et Bonneau,
Furent tous trois aux fosss du chteau.

Non loin du pont tait l'aimable page,
Lequel, ayant jet dans le canal
Le corps maudit de son damn rival,
Ne perdait point l'objet de son voyage.
Il dvorait en secret son ennui,
Voyant ce pont entre sa dame et lui.
Mais quand il vit aux rayons de la lune
Les trois Franais, il sentit que son coeur
Du doux espoir prouvait la chaleur ;
Et d'une grce adroite et non commune
Cachant son nom, et surtout son ardeur,
Ds qu'il parut, ds qu'il se fit entendre,
Il inspira je ne sais quoi de tendre ;
Il plut au prince, et le moine bnin
Le caressait de son air patelin,
D'un oeil dvot, et du plat de la main.

Le nombre pair tant form de quatre,
On vit bientt les deux flches abattre
Le pont mobile ; et les quatre coursiers
Font en marchant gmir les madriers.
Le gros Bonneau tout essouffl chemine,
En arrivant, droit devers la cuisine,
Songe au souper ; le moine au mme lieu
Dvotement en rendit grce Dieu.
Charles, prenant un nom de gentilhomme,
Court Cutendre, avant qu'il prt son somme.
Le bon baron lui fit son compliment,
Puis le mena dans son appartement.
Charle a besoin d'un peu de solitude,
Il veut jouir de son inquitude ;
Il pleure Agns : il ne se doutait pas
Qu'il ft si prs de ses jeunes appas.

Le beau Monrose en sut bien davantage.
Avec adresse il fit causer un page ;
Il se fit dire o reposait Agns,
Remarquant tout avec des yeux discrets.
Ainsi qu'un chat, qui d'un regard avide
Guette au passage une souris timide,
Marchant tout doux, la terre ne sent pas
L'impression de ses pieds dlicats ;
Ds qu'il la vue, il a saut sur elle :
Ainsi Monrose, avanant vers la belle,
tend un bras, puis avance ttons,
Posant l'orteil et haussant les talons.
Agns, Agns, il entre dans la chambre !
Moins promptement la paille vole l'ambre,
Et le fer suit moins sympathiquement
Le tourbillon qui l'unit l'aimant.
Le beau Monrose en arrivant se jette
A deux genoux au bord de la couchette,
O sa matresse avait entre deux draps,
Pour sommeiller, arrang ses appas.
De dire un mot aucun d'eux n'eut la force
Ni le loisir ; le feu prit l'amorce
En un clin d'oeil ; un baiser amoureux
Unit soudain leurs bouches demi-closes ;
Leur me vint sur leurs lvres de rose ;
Un tendre feu sortit de leurs beaux yeux ;
Dans leurs baisers leurs langues se cherchrent.
Qu'loquemment alors elles parlrent !
Discours muets, langage des dsirs,
Charmant prlude, organe des plaisirs,
Pour un moment il vous fallut suspendre
Ce doux concert, et ce duo si tendre.

Agns aida Monrose impatient
A dpouiller, jeter promptement
De ses habits l'incommode parure,
Dguisement qui pse la nature,
Dans l'ge d'or aux mortels inconnu,
Que hait surtout un dieu qui va tout nu.

Dieux ! quels objets ! Est-ce Flore et Zphyre ?
Est-ce Psych qui caresse l'Amour ?
Est-ce Vnus que le fils de Cynire
Tient dans ses bras loin des rayons du jour,
Tandis que Mars est jaloux et soupire ?

Le Mars franais, Charle, au fond du chteau,
Soupire alors avec l'ami Bonneau,
Mange regret et boit avec tristesse.
Un vieux valet, bavard de son mtier,
Pour gayer sa taciturne altesse,
Apprit au roi, sans se faire prier,
Que deux beauts, l'une robuste et fire,
L'autre plus douce, aux yeux bleus, au teint frais,
Couchaient alors dans la gentilhommire.
Charle tonn les souponne ces traits ;
Il se fait dire et puis redire encore
Quels sont les yeux, la bouche, les cheveux,
Le doux parler, le maintien vertueux
Du cher objet de son coeur amoureux :
C'est elle enfin, c'est tout ce qu'il adore ;
Il en est sr, il quitte son repas.
" Adieu Bonneau : je cours entre ses bras. "
Il dit et vole, et non pas sans fracas :
Il tait roi, cherchant peu le mystre.

Plein de sa joie, il rpte et redit
Le nom d'Agns, tant qu'Agns l'entendit.
Le couple heureux en trembla dans son lit.
Que d'embarras ! comment sortir d'affaire ?
Voici comment le beau page s'y prit :
Prs du lambris, dans une grande armoire,
On avait mis un petit oratoire,
Autel de poche, o, lorsque l'on voulait,
Pour quinze sous un capucin venait.
Sur le retable, en vote pratique,
Est une niche en attendant son saint.
D'un rideau vert la niche tait masque.
Que fait Monrose ? un beau penser lui vint
De s'ajuster dans la niche sacre ;
En bienheureux, derrire le rideau,
Il se tapit, sans pourpoint, sans manteau.
Charles volait, et presque ds l'entre
Il saute au cou de sa belle adore ;
Et, tout en pleurs, il veut jouir des droits
Qu'ont les amants, surtout quand ils sont rois.
Le saint cach frmit cette vue ;
Il fait du bruit, et la toile remue :
Le roi approche, il y porte la main,
Il sent un corps, il recule, il s'crie :
" Amour, Satan, saint Franois, saint Germain !
Moiti frayeur et moiti jalousie ;
Puis tire lui, fait tomber sur l'autel,
Avec grand bruit, le rideau sous lequel
Se blottissait cette aimable figure
Qu' son plaisir faonna la nature.
Son dos tourn par pudeur talait
Ce que Csar sans pudeur soumettait
A Nicomde en sa belle jeunesse,
Ce que jadis le hros de la Grce
Admira tant dans son phestion,
Ce qu'Adrien mit dans le Panthon :
Que les hros, ciel, ont de faiblesse !

Si mon lecteur n'a point perdu le fil
De cette histoire, au moins se souvient-il
Que dans le camp la courageuse Jeanne
Traa jadis au bas d'un dos profane,
D'un doigt conduit par monsieur saint Denys,
Adroitement trois belles fleurs de lis.
Cet cusson, ces trois fleurs, ce derrire,
murent Charle : il se mit en prire ;
Il croit que c'est un tour de Belzbut.
De repentir et de douleur atteinte,
La belle Agns s'vanouit de crainte.
Le prince alors, dont le trouble s'accrut,
Lui prend les mains : " Qu'on vole ici vers elle,
Accourez tous ; le diable est chez ma belle. "
Aux cris du roi le confesseur troubl,
Non sans regret quitte aussitt la table ;
L'ami Bonneau monte tout essouffl ;
Jeanne s'veille, et, d'un bras redoutable
Prenant ce fer que la victoire suit,
Cherche l'endroit d'o partait tout le bruit :
Et cependant le baron de Cutendre
Dormait l'aise, et ne put rien entendre.



CHANT XIII

Argument.- Sortie du chteau de Cutendre. Combat de la Pucelle et de Jean Chandos :
trange loi du combat laquelle la Pucelle est soumise.
Vision du pre Bonifoux. Miracle qui sauve l'honneur de Jeanne.


C'tait le temps de la saison brillante,
Quand le soleil aux bornes de son cours
Prend sur les nuits pour ajouter aux jours,
Et se plaisant, dans sa dmarche lente,
A contempler nos fortuns climats,
Vers le tropique arrte encor ses pas.
O grand saint Jean ! c'tait alors ta fte ;
Premier des Jeans, orateur des dserts,
Toi qui criais jadis pleine tte :
" Que du salut les chemins soient ouverts ;
Grand prcurseur, je t'aime, je te sers.
Un autre Jean eut la bonne fortune
De voyager au pays de la lune
Avec Astolphe, et rendit la raison,
Si l'on en croit un auteur vridique,
Au paladin amoureux d'Anglique :
Rends-moi la mienne, Jean, second du nom !
Tu protgeas ce chantre aimable et rare
Qui rjouit les seigneurs de Ferrare
Par le tissu de ses contes plaisants ;
Tu pardonnas aux vives apostrophes
Qu'il t'adressa dans ses comiques strophes :
tends sur moi tes secours bienfaisants ;
J'en ai besoin, car tu sais que les gens
Sont bien plus sots et bien moins indulgents
Qu'on ne l'tait au sicle du gnie,
Quand l'Arioste illustrait l'Italie.
Protge-moi contre ces durs esprits,
Frondeurs pesants de mes lgers crits.
Si quelquefois l'innocent badinage
Vient en riant gayer mon ouvrage,
Quand il le faut je suis trs-srieux ;
Mais je voudrais n'tre point ennuyeux.
Conduis ma plume, et surtout daigne faire
Mes compliments Denys ton confrre.

En accourant, la fire Jeanne d'Arc
D'une lucarne aperut dans le parc
Cent palefrois, une brillante troupe
De chevaliers portant dames en croupe,
Et d'cuyers qui tenaient dans leurs mains
Tout l'attirail des combats inhumains,
Cent boucliers o des nuits la courrire
Rflchissait sa tremblante lumire ;
Cent casques d'or d'aigrettes ombrags,
Et les longs bois d'un fer pointu chargs,
Et des rubans dont les touffes dores
Pendaient au bout des lances acres.
Voyant cela, Jeanne crut fermement
Que les Anglais avaient surpris Cutendre :
Mais Jeanne d'Arc se trompa lourdement.
En fait de guerre on peut bien se mprendre,
Ainsi qu'ailleurs : mal voir et mal entendre
De l'hrone tait souvent le cas,
Et saint Denys ne l'en corrigea pas.

Ce n'taient point des enfants d'Angleterre,
Qui de Cutendre avaient surpris la terre ;
C'est ce Dunois de Milan revenu,
Ce grand Dunois Jeanne si connu ;
C'est La Trimouille avec sa Dorothe.
Elle tait d'aise et d'amour transporte ;
Elle en avait sujet assurment :
Elle voyage avec son cher amant,
Ce cher amant, ce tendre La Trimouille,
Que l'honneur guide et que l'amour chatouille.
Elle le suit toujours avec honneur,
Et ne craint plus monsieur l'inquisiteur.

En nombre pair cette troupe dore
Dans le chteau, la nuit, tait entre.
Jeanne y vola : le bon roi, qui la vit,
Crut qu'elle allait combattre, et la suivit ;
Et dans l'erreur qui trompait son courage,
Il laisse encor Agns avec son page.

O page heureux, et plus heureux cent fois
Que le plus grand, le plus chrtien des rois
Que de bon coeur alors tu rendis grce
Au benot saint dont tu tenais la place !
Il te fallut rhabiller promptement ;
Tu rajustas ta trousse diapre ;
Agns t'aidait d'une main timore,
Qui s'garait et se trompait souvent.
Que de baisers sur sa bouche de rose
Elle reut en rhabillant Monrose !
Que son bel oeil, le voyant rajust,
Semblait encor chercher la volupt !
Monrose au parc descendit sans rien dire.
Le confesseur tout saintement soupire,
Voyant passer ce beau jeune garon,
Qui lui donnait de la distraction.

La douce Agns composa son visage,
Ses yeux, son air, son maintien, son langage.
Auprs du roi Bonifoux se rendit,
Le consola, le rassura, lui dit
Que dans la niche un envoy cleste
tait d'en haut venu pour annoncer
Que des Anglais la puissance funeste
Touchait au terme, et que tout doit passer ;
Que le roi Charle obtiendrait la victoire.
Charles le crut, car il aimait croire.
La fire Jeanne appuya ce discours.
" Du ciel, dit-elle, acceptons le secours ;
Venez, grand prince, et rejoignons l'arme,
De votre absence bon droit alarme. "

Sans balancer, La Trimouille et Dunois
De cet avis furent haute voix.
Par ce hros la belle Dorothe
Honntement au roi fut prsente.
Agns la baise, et le noble escadron
Sortit enfin du logis du baron.

Le juste ciel aime souvent rire
Des passions du sublunaire empire.
Il regardait cheminer dans les champs
Cet escadron de hros et d'amants.
Le roi de France allait prs de sa belle,
Qui, s'efforant d'tre toujours fidle,
Sur son cheval la main lui prsentait,
Serrait la sienne, exhalait sa tendresse,
Et cependant, comble de faiblesse !
De temps en temps le beau page lorgnait.
Le confesseur psalmodiant suivait,
Des voyageurs rcitait la prire,
S'interrompait en voyant tant d'attraits,
Et regardait avec des yeux distraits
Le roi, le page, Agns, et son brviaire.
Tout brillant d'or, et le coeur plein d'amour,
Ce La Trimouille, ornement de la cour,
Caracolait auprs de Dorothe
Ivre de joie, et d'amour transporte,
Qui le nommait son cher librateur,
Son cher amant, l'idole de son coeur.
Il lui disait : " Je veux, aprs la guerre,
Vivre mon aise avec vous dans ma terre
O cher objet, dont je suis toujours fou !
Quand serons-nous tous les deux en Poitou ? "

Jeanne auprs d'eux, ce fier soutien du trne,
Portant corset et jupon d'amazone,
Le chef orn d'un petit chapeau vert,
Enrichi d'or et de plumes couvert,
Sur son fier ne talait ses gros charmes,
Parlait au roi, courait, allait le pas,
Se rengorgeait et soupirait tout bas
Pour le Dunois compagnon de ses armes :
Car elle avait toujours le coeur mu,
Se souvenant de l'avoir vu tout nu.

Bonneau, portant barbe de patriarche,
Suant, soufflant, Bonneau fermait la marche.
O d'un grand roi serviteur prcieux !
Il pense tout ; il a soin de conduire
Deux gros mulets tout chargs de vin vieux,
Longs saucissons, pts dlicieux,
Jambons, poulets, ou cuits ou prts cuire.

On avanait, alors que Jean Chandos,
Cherchant partout son Agns et son page,
Au coin d'un bois, prs d'un certain passage,
Le fer en main rencontra nos hros.
Chandos avait une suite assez belle
De fiers Bretons, pareille en nombre celle
Qui suit les pas du monarque amoureux ;
Mais elle tait d'espce diffrente,
On n'y voyait ni tetons ni beaux yeux.
" Oh ! oh ! dit-il d'une voix menaante,
Galants Franais, objet de mon courroux,
Vous aurez donc trois filles avec vous,
Et moi, Chandos, je n'en aurai pas une ?
, combattons : je veux que la fortune
Dcide ici qui sait le mieux de nous
Mettre plaisir ses ennemis dessous,
Frapper d'estoc et pointer de sa lance.
Que de vous tous le plus ferme s'avance,
Qu'on entre en lice ; et celui qui vaincra
L'une des trois son aise tiendra. "

Le roi, piqu de cette offre cynique,
Veut l'en punir, s'avance, prend sa pique.
Dunois lui dit : " Ah ! laissez-moi, seigneur,
Venger mon prince et des dames l'honneur. "
Il dit et court : La Trimouille l'arrte ;
Chacun prtend l'honneur de la fte.
L'ami Bonneau, toujours de bon accord,
Leur proposa de s'en remettre au sort.
Car c'est ainsi que les guerriers antiques
En ont us dans les temps hroques :
Mme aujourd'hui dans quelques rpubliques
Plus d'un emploi, plus d'un rang glorieux,
Se tire au ds, et tout en va bien mieux.
Si j'osais mme en cette noble histoire
Citer des gens que tout mortel doit croire,
Je vous dirais que monsieur saint Mathias
Obtint ainsi la place de Judas.
Le gros Bonneau tient le cornet, soupire,
Craint pour son roi, prend les ds, roule, tire.
Denys, du haut du cleste rempart,
Voyait le tout d'un paternel regard ;
Et, contemplant la Pucelle et son ne,
Il conduisait ce qu'on nomme hasard.
Il fut heureux, le sort chut Jeanne.
Jeanne, c'tait pour vous faire oublier
L'infme jeu de ce grand cordelier,
Qui ci-devant avait rafl vos charmes.

Jeanne l'instant court au roi, court aux armes,
Modestement va derrire un buisson
Se dlacer, dtacher son jupon,
Et revtir son armure sacre,
Qu'un cuyer tient dj prpare ;
Puis sur son ne elle monte en courroux,
Branlant sa lance, et serrant les genoux :
Elle invoquait les onze mille belles,
Du pucelage hrones fidles.
Pour Jean Chandos, cet indigne chrtien,
Dans les combats n'invoquait jamais rien.

Jean contre Jeanne avec fureur avance :
Des deux cts gale est la vaillance ;
Ane et cheval, bards, coiffs de fer,
Sous l'peron partent comme un clair,
Vont se heurter, et de leur tte dure
Front contre front fracassent leur armure ;
La flamme en sort, et le sang du coursier
Teint les clats du voltigeant acier.
Du choc affreux les chos retentissent ;
Des deux coursiers les huit pieds rejaillissent ;
Et les guerriers, du coup dsaronns,
Tombent chacun sur la croupe tonns :
Ainsi qu'on voit deux boules suspendues
Aux bouts gaux de deux cordes tendues,
Dans une courbe au mme instant partir,
Hter leur cours, se heurter, s'aplatir,
Et remonter sous le choc qui les presse,
Multipliant leur poids par leur vitesse.
Chaque parti crut morts les deux coursiers,
Et tressaillit pour les deux chevaliers.

Or des Franais la championne auguste
N'avait la chair si ferme, si robuste,
Les os si durs, les membres si dispos,
Si musculeux que le fier Jean Chandos.
Son quilibre ayant dans cette rixe
Abandonn sa ligne et son point fixe,
Son quadrupde un haut-le-corps lui fit,
Qui dans le pr Jeanne d'Arc tendit,
Sur son beau dos, sur sa cuisse gentille,
Et comme il faut que tombe toute fille.

Chandos pensait qu'en ce grand dsarroi
Il avait mis ou Dunois ou le roi ;
Il veut soudain contempler sa conqute :
Le casque t, Chandos voit une tte
O languissaient deux grands yeux noirs et longs.
De la cuirasse il dfait les cordons ;
Il voit ( ciel ! plaisir ! merveille !)
Deux gros tetons de figure pareille,
Unis, polis, spars, demi-ronds,
Et surmonts de deux petits boutons,
Qu'en sa naissance a la rose merveille.
On tient qu'alors, en levant la voix,
Il bnit Dieu pour la premire fois.
" Elle est moi, la Pucelle de France !
S'cria-t-il ; contentons ma vengeance.
J'ai, grce au ciel, doublement mrit
De mettre bas cette fire beaut.
Que saint Denys me regarde et m'accuse ;
Mars et l'Amour sont mes droits, et j'en use. "

Son cuyer disait : " Poussez, milord ;
Du trne anglais affermissez le sort.
Frre Lourdis en vain nous dcourage ;
Il jure en vain que ce saint pucelage
Est des Troyens le grand palladium,
Le bouclier sacr du Latium ;
De la victoire il est, dit-il, le gage ;
C'est l'oriflamme ; il faut vous en saisir.
-- Oui, dit Chandos, et j'aurai pour partage
Les plus grands biens, la gloire et le plaisir. "

Jeanne pme coutait ce langage
Avec horreur, et faisait mille voeux
A saint Denys, ne pouvant faire mieux.
Le grand Dunois, d'un courage hroque,
Veut empcher le triomphe impudique :
Mais comment faire ? Il faut dans tout tat
Qu'on se soumette la loi du combat.
Les fers en l'air et la tte penche,
L'oreille basse et du choc corche,
Languissamment le cleste baudet
D'un oeil confus Jean Chandos regardait.
Il nourrissait ds longtemps dans son me
Pour la Pucelle une discrte flamme,
Des sentiments nobles et dlicats
Trs-peu connus des nes d'ici-bas.

Le confesseur du bon monarque Charle
Tremble en sa chair alors que Chandos parle.
Il craint surtout que son cher pnitent,
Pour soutenir la gloire de la France,
Qu'on avilit avec tant d'impudence,
A son Agns n'en veuille faire autant ;
Et que la chose encor soit imite
Par La Trimouille et par sa Dorothe.
Au pied d'un chne il entre en oraison,
Et fait tout bas sa mditation
Sur les effets, la cause, la nature
Du doux pch qu'aucuns nomment luxure.

En mditant avec attention,
Le benot moine eut une vision
Assez semblable au prophtique songe
De ce Jacob, heureux par un mensonge,
Pate-pelu dont l'esprit lucratif
Avait vendu ses lentilles en Juif.
Ce vieux Jacob ( sublime mystre !)
Devers l'Euphrate une nuit aperut
Mille bliers qui grimprent en rut
Sur des brebis qui les laissrent faire.
Le moine vit de plus plaisants objets ;
Il vit courir la mme aventure,
Tous les hros de la race future.
Il observait les diffrents attraits
De ces beauts qui, dans leur douce guerre,
Donnent des fers aux matres de la terre.
Chacune tait auprs de son hros,
Et l'enchanait des chanes de Paphos.
Tels, au retour de Flore et de Zphyre,
Quand le printemps reprend son doux empire,
Tous ces oiseaux, peints de mille couleurs,
Par leurs amours agitent les feuillages :
Les papillons se baisent sur les fleurs,
Et les lions courent sous les ombrages
A leurs moitis qui ne sont plus sauvages.

C'est-l qu'il vit le beau Franois premier.
Ce brave roi, ce loyal chevalier,
Avec tampe heureusement oublie
Les autres fers qu'il reut Pavie.
L Charles-Quint joint le myrte au laurier,
Sert la fois la Flamande et la Maure.
Quels rois, ciel ! l'un ce beau mtier
Gagne la goutte, et l'autre pis encore.
Prs de Diane on voir danser les Ris,
Aux mouvements que l'Amour lui fait faire
Quand dans ses bras tendrement elle serre,
En se pmant, le second des Henris.
De Charles neuf le successeur volage,
Quitte en riant sa Chloris pour un page,
Sans s'alarmer des troubles de Paris.

Mais quels combats le jacobin vit rendre
Par Borgia le sixime Alexandre !
En cent tableaux il est reprsent :
L sans tiare, et d'amour transport :
Tournant le dos, troussant sa soutanelle,
Avec Vanoze il se fait sa femelle ;
Un peu plus bas on voit Sa Saintet
Qui s'attendrit pour Lucrce sa fille.
O Lon dix ! sublime Paul trois !
A ce beau jeu vous passiez tous les rois ;
Mais vous cdez mon grand Barnois,
A ce vainqueur de la Ligue rebelle,
A mon hros plus connu mille fois
Par les plaisirs que gota Gabrielle,
Que par vingt ans de travaux et d'exploits.

Bientt on voit le plus beau des spectacles,
Ce sicle heureux, ce sicle des miracles,
Ce grand Louis, cette superbe cour
O tous les arts sont instruits par l'Amour.
L'Amour btit le superbe Versailles ;
L'Amour, aux yeux des peuples blouis,
D'un lit de fleurs fait un trne Louis :
Malgr les cris du fier dieu des batailles,
L'Amour amne au plus beau des humains
De cette cour les rivales charmantes,
Toutes en feu, toutes impatientes :
De Mazarin la nice aux yeux divins,
La gnreuse et tendre la Vallire,
La Montespan plus ardente et plus fire.
L'une se livre au moment de jouir,
Et l'autre attend le moment du plaisir.

Voici le temps de l'aimable Rgence,
Temps fortun, marqu par la licence,
O la Folie, agitant son grelot,
D'un pied lger parcourt toute la France,
O nul mortel ne daigne tre dvot,
O l'on fait tout except pnitence.

Le bon Rgent, de son Palais-Royal,
Des volupts donne tous le signal.
Vous rpondez ce signal aimable,
Jeune Daphn, bel astre de la cour ;
Vous rpondez du sein du Luxembourg,
Vous que Bacchus et le dieu de la table
Mnent au lit, escorts par l'Amour.
Mais je m'arrte, et de ce dernier ge
Je n'ose en vers tracer la vive image :
Trop de pril suit ce charme flatteur.
Le temps prsent est l'Arche du Seigneur :
Qui la touchait d'une main trop hardie,
Puni du ciel, tombait en lthargie.
Je me tairai ; mais si j'osais pourtant,
O des beauts aujourd'hui la plus belle !
O tendre objet, noble, simple, touchant,
Et plus qu'Agns gnreuse et fidle !
Si j'osais mettre vos genoux charnus
Ce grain d'encens que l'on doit Vnus ;
Si de l'Amour je dployais les armes ;
Si je chantais ce tendre et doux lien ;
Si je disais... Non, je ne dirai rien :
Je serais trop au-dessous de vos charmes.

Dans son extase enfin le moine noir
Vit plaisir ce que je n'ose voir.
D'un oeil avide, et toujours trs-modeste,
Il contemplait le spectacle cleste
De ces beauts, de ces nobles amants,
De ces plaisirs dfendus et charmants.
" Hlas ! dit-il, si les grands de la terre
Font deux deux cette ternelle guerre ;
Si l'univers doit en passer par l,
Dois-je gmir que Jean Chandos se mette
A deux genoux auprs de sa brunette ?
Du seigneur Dieu la volont soit faite :
Amen, amen. " Il dit, et se pma,
Croyant jouir de tout ce qu'il voit l.

Mais saint Denys tait loin de permettre
Qu'aux yeux du ciel Jean Chandos allt mettre
Et la Pucelle et la France aux abois.
Ami lecteur, vous avez quelquefois
Ou conter qu'on nouait l'aiguillette.
C'est une trange et terrible recette,
Et dont un saint ne doit jamais user
Que quand d'une autre il ne peut s'aviser.
D'un pauvre amant le feu se tourne en glace ;
Vif et perclus sans rien faire il se lasse ;
Dans ses efforts tonn de languir,
Et consum sur le bord du plaisir.
Telle une fleur, des feux du jour sche,
La tte basse et la tige penche,
Demande en vain les humides vapeurs
Qui lui rendaient la vie et les couleurs.
Voil comment le bon Denys arrte
Le fier Anglais dans ses droits de conqute.

Jeanne, chappant son vainqueur confus,
Reprend ses sens quand il les a perdus ;
Puis d'une voix imposante et terrible,
Elle lui dit : " Tu n'es pas invincible :
Tu vois qu'ici, dans le plus grand combat,
Dieu t'abandonne, et ton cheval s'abat ;
Dans l'autre un jour je vengerai la France,
Denys le veut, et j'en ai l'assurance ;
Et je te donne avec tes combattants
Un rendez-vous sous les murs d'Orlans. "
Le grand Chandos lui repartit : " Ma belle,
Vous m'y verrez ; pucelle ou non pucelle,
J'aurai pour moi saint George le trs-fort,
Et je promets de rparer mon tort. "


CHANT XIV

Argument.- Comment Jean Chandos veut abuser de la dvote Dorothe.
Combat de La Trimouille et de Chandos. Ce fier Chandos est vaincu par Dunois.

O Volupt, mre de la nature,
Belle Vnus, seule divinit
Que dans la Grce invoquait picure,
Qui, du chaos chassant la nuit obscure,
Donnes la vie et la fcondit,
Le sentiment et la flicit
A cette foule innombrable, agissante,
D'tres mortels, ta voix renaissante ;
Toi que l'on peint dsarmant dans tes bras
Le dieu du ciel et le dieu de la guerre,
Qui d'un sourire cartes le tonnerre,
Rends l'air serein, fais natre sous tes pas
Les doux plaisirs qui consolent la terre ;
Descends des cieux, desse des beaux jours,
Viens sur ton char entour des Amours,
Que les Zphyrs ombragent de leurs ailes,
Que font voler tes colombes fidles,
En se baisant dans le vague des airs :
Viens chauffer et calmer l'univers,
Viens ; qu' ta voix les Soupons, les Querelles,
Le triste Ennui, plus dtestable qu'elles,
La noire Envie, l'oeil louche et pervers,
Soient replongs dans le fond des enfers,
Et garrotts de chanes ternelles :
Que tout s'enflamme et s'unisse ta voix ;
Que l'univers en aimant se maintienne.
Jetons au feu nos vains fatras de lois,
N'en suivons qu'une, et que ce soit la tienne.

Tendre Vnus, conduis en sret
Le roi des Francs, qui dfend sa patrie ;
Loin des prils conduis son ct
La belle Agns, qui son coeur se fie :
Pour ces amants de bon coeur je te prie.
Pour Jeanne d'Arc je ne t'invoque pas,
Elle n'est pas encor sous ton empire :
C'est Denys de veiller sur ses pas ;
Elle est pucelle, et c'est lui qui l'inspire.
Je recommande tes douces faveurs
Ce La Trimouille et cette Dorothe :
Verse la paix dans leurs sensibles coeurs ;
De son amant que jamais carte
Elle ne soit expose aux fureurs
Des ennemis qui l'ont perscute.

Et toi, Comus, rcompense Bonneau,
Rpands tes dons sur ce bon Tourangeau
Qui sut conclure un accord pacifique
Entre son prince et ce Chandos cynique.
Il obtint d'eux avec dextrit
Que chaque troupe irait de son ct,
Sans nul reproche et sans nulles querelles,
A droite, gauche, ayant la Loire entre elles.
Sur les Anglais il tendit ses soins,
Selon leurs gots, leurs moeurs et leurs besoins.
Un gros rostbeef que le beurre assaisonne,
Des plum-puddings, des vins de la Garonne,
Leur sont offerts ; et les mets plus exquis,
Les ragots fins dont le jus pique et flatte,
Et les perdrix jambes d'carlate,
Sont pour le roi, les belles, les marquis.
Le fier Chandos partit donc aprs boire,
Et ctoya les rives de la Loire,
Jurant tout haut que la premire fois
Sur la Pucelle il reprendrait ses droits ;
En attendant, il reprit son beau page.
Jeanne revint, ranimant son courage,
Se replacer ct de Dunois.

Le roi des Francs avec sa garde bleue,
Agns en tte, un confesseur en queue,
A remont, l'espace d'une lieue,
Les bords fleuris o la Loire s'tend
D'un cours tranquille et d'un flot inconstant.

Sur des bateaux et des planches uses
Un pont joignait les rives opposes ;
Une chapelle tait au bout du pont.
C'tait dimanche. Un ermite sandale
Fait rsonner sa voix sacerdotale :
Il dit la messe ; un enfant lui rpond.
Charle et les siens ont eu soin de l'entendre,
Ds le matin, au chteau de Cutendre ;
Mais Dorothe en entendait toujours
Deux pour le moins, depuis qu' son secours
Le juste ciel, vengeur de l'innocence,
Du grand btard employa la vaillance,
Et protgea ses fidles amours.
Elle descend, se retrousse, entre vite,
Signe sa face en trois jets d'eau bnite,
Plie humblement l'un et l'autre genou,
Joint les deux mains, et baisse son beau cou.
Le bon ermite, en se tournant vers elle,
Tout bloui, ne se connaissant plus,
Au lieu de dire un Fratres oremus,
Roulant les yeux, dit : " Fratres, qu'elle est belle ! "

Chandos entra dans la mme chapelle
Par passe-temps, beaucoup plus que par zle.
La tte haute, il salue en passant
Cette beaut dvote La Trimouille,
Passe, repasse, et toujours en sifflant ;
Mais derrire elle enfin il s'agenouille,
Sans un seul mot de pater ou d'ave.
D'un coeur contrit au Seigneur lev,
D'un air charmant, la tendre Dorothe
Se prosternait, par la grce excite,
Front contre terre et derrire lev ;
Son court jupon, retrouss par mgarde,
Offrait aux yeux de Chandos qui regarde,
A dcouvert, deux jambes dont l'Amour
A dessin la forme et le contour ;
Jambes d'ivoire, et telles que Diane
En laissa voir au chasseur Acton.
Chandos alors, faisant peu l'oraison,
Sentit au coeur un dsir trs-profane.
Sans nul respect pour un lieu si divin,
Il va glissant une insolente main
Sous le jupon qui couvre un blanc satin.
Je ne veux point, par un crayon cynique
Effarouchant l'esprit sage et pudique
De mes lecteurs, taler leurs yeux
Du grand Chandos l'effort audacieux,

Mais La Trimouille ayant vu disparatre
Le tendre objet dont l'Amour le fit matre,
Vers la chapelle il adresse ses pas.
Jusqu'o l'Amour ne nous conduit-il pas ?
La Trimouille entre au moment o le prtre
Se retournait, o l'insolent Chandos
tait trop prs du plus charmant des dos,
O Dorothe, effraye, perdue,
Poussait des cris qui vont fendre la nue.
Je voudrais voir nos bons peintres nouveaux,
Sur cette affaire exerant leurs pinceaux,
Peindre plaisir sur ces quatre visages
L'tonnement des quatre personnages.
Le Poitevin criait haute voix :
" Oses-tu bien, chevalier discourtois,
Anglais sans frein, profanateur impie,
Jusqu'en ces lieux porter ton infamie ? "
D'un ton railleur o rgne un air hautain,
Se rajustant, et regagnant la porte,
Le fier Chandos lui dit : " Que vous importe ?
De cette glise tes-vous sacristain ?
-- Je suis bien plus, dit le Franais fidle ;
Je suis l'amant aim de cette belle ;
Ma coutume est de venger hautement
Son tendre honneur, attaqu trop souvent.
-- Vous pourriez bien risquer ici le vtre,
Lui dit l'Anglais : nous savons l'un et l'autre
Notre porte ; et Jean Chandos peut bien
Lorgner un dos, mais non montrer le sien. "

Le beau Franais et le Breton qui raille
Font prparer leurs chevaux de bataille.
Chacun reoit des mains d'un cuyer
Sa longue lance et son rond bouclier,
Se met en selle, et d'une course fire,
Passe, repasse, et fournit sa carrire.
De Dorothe et les cris et les pleurs
N'arrtaient point l'un et l'autre adversaire.
Son tendre amant lui criait : " Beaut chre,
Je cours pour vous, je vous venge, ou je meurs. "
Il se trompait : sa valeur et sa lance
Brillaient en vain pour l'Amour et la France.

Aprs avoir en deux endroits perc
De Jean Chandos le haubert fracass,
Prt saisir une victoire sre,
Son cheval tombe, et, sur lui renvers,
D'un coup de pied sur son casque fauss,
Lui fait au front une large blessure.
Le sang vermeil coule sur la verdure.
L'ermite accourt ; il croit qu'il va passer,
Crie In manus , et le veut confesser.
Ah, Dorothe ! ah, douleur inoue !
Auprs de lui sans mouvement, sans vie,
Ton dsespoir ne pouvait s'exhaler :
Mais que dis-tu lorsque tu pus parler ?

" Mon cher amant, c'est donc moi qui te tue !
De tous tes pas la compagne assidue
Ne devait pas un moment s'carter ;
Mon malheur vient d'avoir pu te quitter.
Cette chapelle est ce qui m'a perdue ;
Et j'ai perdu La Trimouille et l'Amour,
Pour assister deux messes par jour ! "
Ainsi parlait sa tendre amante en larmes.

Chandos riait du succs de ses armes :
" Mon beau Franais, la fleur des chevaliers,
Et vous aussi, dvote Dorothe,
Couple amoureux, soyez mes prisonniers ;
De nos combats c'est la loi respecte.
J'eus un moment Agns en mon pouvoir,
Puis j'abattis sous moi votre Pucelle :
Je l'avouerai, je fis mal mon devoir,
J'en ai rougi ; mais avec vous, la belle,
Je reprendrai tout ce que je perdis ;
Et La Trimouille en dira son avis. "

Le Poitevin, Dorothe, et l'ermite,
Tremblaient tous trois ce propos affreux ;
Ainsi qu'on voit au fond des antres creux
Une bergre plore, interdite,
Et son troupeau que la crainte a glac,
Et son beau chien par un loup terrass.

Le juste ciel, tardif en sa vengeance,
Ne souffrit pas cet excs d'insolence.
De Jean Chandos les pchs redoubls,
Filles, garons, tant de fois viols,
Impit, blasphme, impnitence,
Tout en son temps fut mis dans la balance,
Et fut pes par l'ange de la mort.
Le grand Dunois avait de l'autre bord
Vu le combat et la dconvenue
De La Trimouille ; une femme perdue
Qui le tenait languissant dans ses bras,
L'ermite auprs qui marmotte tout bas,
Et Jean Chandos qui prs d'eux caracole :
A ces objets, il pique, il court, il vole.

C'tait alors l'usage en Albion
Qu'on appelt les choses par leur nom.
Dj, du pont franchissant la barrire,
Vers le vainqueur il s'tait avanc.
" Fils de putain ! " nettement prononc,
Frappe au tympan de son oreille altire.
" Oui, je le suis, dit-il d'une voix fire :
Tel fut Alcide et le divin Bacchus,
L'heureux Perse et le grand Romulus,
Qui des brigands ont dlivr la terre.
C'est en leur nom que j'en vais faire autant.
Va, souviens-toi que d'un btard normand
Le bras vainqueur a soumis l'Angleterre.
O vous, btards du matre du tonnerre,
Guidez ma lance et conduisez mes coups !
L'honneur le veut ; vengez-moi, vengez-vous. "
Cette prire tait peu convenable ;
Mais le hros savait trs-bien la Fable ;
Pour lui la Bible eut des charmes moins doux.
Il dit, et part. La molette dore
Des perons arms de courtes dents
De son coursier pique les nobles flancs.
Le premier coup de sa lance acre
Fend de Chandos l'armure diapre,
Et fait tomber une part du collet
Dont l'acier joint le casque au corselet.

Le brave Anglais porte un coup effroyable ;
Du bouclier la vote impntrable
Reoit le fer, qui s'carte en glissant.
Les deux guerriers se joignent en passant ;
Leur force augmente ainsi que leur colre :
Chacun saisit son robuste adversaire.
Les deux coursiers, sous eux se drobants,
Dbarrasss de leurs fardeaux brillants,
S'en vont en paix errer dans les campagnes.
Tels que l'on voit dans d'affreux tremblements
Deux gros rochers, dtachs des montagnes
Avec grand bruit l'un sur l'autre roulants ;
Ainsi tombaient ces deux fiers combattants,
Frappant la terre et tous deux se serrants.
Du choc bruyant les chos retentissent,
L'air s'en meut, les nymphes en gmissent.
Ainsi quand Mars, suivi par la Terreur,
Couvert de sang, arm par la Fureur,
Du haut des cieux descendait pour dfendre
Les habitants des rives du Scamandre,
Et quand Pallas animait contre lui
Cent rois ligus dont elle tait l'appui,
La terre entire en tait branle ;
De l'Achron la rive tait trouble ;
Et, plissant sur ses horribles bords,
Pluton tremblait pour l'empire des morts.

Pareils aux flots que les autans soulvent,
Avec fureur nos guerriers se relvent,
Tirent leur sabre, et sous cent coups divers
Rompent l'acier dont tous deux sont couverts.
Dj le sang, coulant de leurs blessures,
D'un rouge noir avait teint leurs armures.
Les spectateurs, en foule se pressants,
Faisaient un cercle autour des combattants,
Le cou tendu, l'oeil fixe, sans haleine,
N'osant parler, et remuant peine.
On en vaut mieux quand on est regard ;
L'oeil du public est aiguillon de gloire.
Les champions n'avaient que prlud
A ce combat d'ternelle mmoire.
Achille, Hector, et tous les demi-dieux,
Les grenadiers bien plus terribles qu'eux,
Et les lions beaucoup plus redoutables,
Sont moins cruels, moins fiers, moins implacables,
Moins acharns. Enfin l'heureux btard,
Se ranimant, joignant la force l'art,
Saisit le bras de l'Anglais qui s'gare,
Fait d'un revers voler son fer barbare,
Puis d'une jambe avance propos
Sur l'herbe rouge tend le grand Chandos ;
Mais en tombant son ennemi l'entrane.
Couverts de poudre ils roulent dans l'arne,
L'Anglais dessous et le Franais dessus.

Le doux vainqueur, dont les nobles vertus
Guident le coeur quand son sort est prospre,
De son genou pressant son adversaire :
" Rends-toi, dit-il. -- Oui, dit Chandos, attends ;
Tiens, c'est ainsi, Dunois, que je me rends. "

Tirant alors, pour ressource dernire,
Un stylet court, il tend en arrire
Son bras nerveux, le ramne en jurant,
Et frappe au cou son vainqueur bienfaisant :
Mais une maille en cet endroit entire
Fit mousser la pointe meurtrire.
Dunois alors cria : " Tu veux mourir ;
Meurs, sclrat. " Et, sans plus discourir,
Il vous lui plonge, avec peu de scrupule,
Son fer sanglant devers la clavicule.
Chandos mourant, se dbattant en vain,
Disait encor tout bas : " Fils de putain ! "
Son coeur altier, inhumain, sanguinaire,
Jusques au bout garda son caractre.
Ses yeux, son front, plein d'une sombre horreur,
Son geste encore, menaaient son vainqueur.
Son me impie, inflexible, implacable,
Dans les enfers alla braver le diable.
Ainsi finit comme il avait vcu,
Ce dur Anglais, par un Franais vaincu.

Le beau Dunois ne prit point sa dpouille :
Il ddaignait ces usages honteux,
Trop tablis chez les Grecs trop fameux.
Tout occup de son cher La Trimouille,
Il le ramne, et deux fois son secours
De Dorothe ainsi sauva les jours.
Dans le chemin elle soutient encore
Son tendre amant, qui, de ses mains press,
Semble revivre, et n'tre plus bless
Que de l'clat de ces yeux qu'il adore ;
Il les regarde, et reprend sa vigueur.
Sa belle amante, au sein de la douleur,
Sentit alors le doux plaisir renatre :
Les agrments d'un sourire enchanteur
Parmi ses pleurs commenaient paratre ;
Ainsi qu'on voit un nuage clair
Des doux rayons d'un soleil tempr.

Le roi gaulois, sa matresse charmante,
L'illustre Jeanne, embrassent tour tour
L'heureux Dunois, dont la main triomphante
Avait veng son pays et l'Amour.
On admirait surtout sa modestie
Dans son maintien, dans chaque repartie.
Il est ais, mais il est beau pourtant,
D'tre modeste alors que l'on est grand.

Jeanne touffait un peu de jalousie,
Son coeur tout bas se plaignait du destin.
Il lui fchait que sa pucelle main
Du mcrant n'et pas tranch la vie :
Se souvenant toujours du double affront
Qui vers Cutendre a fait rougir son front,
Quand, par Chandos au combat provoque,
Elle se vit abattue et manque.



CHANT XV

Argument.- Grand repas l'htel de ville d'Orlans, suivi d'un assaut gnral.
Charles attaque les Anglais. Ce qui arrive la belle Agns
et ses compagnons de voyage.

Censeurs malins, je vous mprise tous,
Car je connais mes dfauts mieux que vous.
J'aurais voulu dans cette belle histoire,
crite en or au temple de Mmoire,
Ne prsenter que des faits clatants,
Et couronner mon roi dans Orlans
Par la Pucelle, et l'Amour, et la Gloire.
Il est bien dur d'avoir perdu mon temps
A vous parler de Cutendre et d'un page,
De Grisbourdon, de sa lubrique rage,
D'un muletier et de tant d'accidents
Qui font grand tort au fil de mon ouvrage.

Mais vous savez que ces vnements
Furent crits par Trithme le sage ;
Je le copie, et n'ai rien invent.
Dans ces dtails si mon lecteur s'enfonce,
Si quelquefois sa dure gravit
Juge mon sage avec svrit,
A certains traits si le sourcil lui fronce,
Il peut, s'il veut, passer la pierre ponce
Sur la moiti de ce livre enchant ;
Mais qu'il respecte au moins la vrit.

O vrit ! vierge pure et sacre !
Quand seras-tu dignement rvre !
Divinit qui seule nous instruis,
Pourquoi mets-tu ton palais dans un puits ?
Du fond du puits quand seras-tu tire ?
Quand verrons-nous nos doctes crivains,
Exempts de fiel, libres de flatterie,
Fidlement nous apprendre la vie,
Les grands exploits de nos beaux paladins ?
Oh ! qu'Arioste tala de prudence,
Quand il cita l'archevque Turpin !
Ce tmoignage son livre divin
De tout lecteur attire la croyance.

Tout inquiet encor de son destin,
Vers Orlans Charle tait en chemin,
Environn de sa troupe dore,
D'armes, d'habits richement dcore,
Et demandant Dunois des conseils,
Ainsi que font tous les rois ses pareils,
Dans le malheur dociles et traitables,
Dans la fortune un peu moins praticables.
Charles croyait qu'Agns et Bonifoux
Suivaient de loin. Plein d'un espoir si doux,
L'amant royal souvent tourne la tte
Pour voir Agns, et regarde, et s'arrte ;
Et quand Dunois, prparant ses succs,
Nomme Orlans, le roi lui nomme Agns.

L'heureux btard, dont l'active prudence
Ne s'occupait que du bien de la France,
Le jour baissant, dcouvre un petit fort
Que ngligeait le bon duc de Bedfort.
Ce fort touchait la ville investie :
Dunois le prend, le roi s'y fortifie.
Des assigeants c'taient les magasins.
Le dieu sanglant qui donne la victoire,
Le dieu joufflu qui prside aux festins,
D'emplir ces lieux se disputaient la gloire,
L'un de canons, et l'autre de bons vins :
Tout l'appareil de la guerre effroyable,
Tous les apprts des plaisirs de la table,
Se rencontraient dans ce petit chteau :
Quels vrais succs pour Dunois et Bonneau !

Tout Orlans ces grandes nouvelles
Rendit Dieu des grces solennelles.
Un Te Deum en faux-bourdon chant
Devant les chefs de la noble cit ;
Un long dner o le juge et le maire,
Chanoine, vque, et guerrier invit,
Le verre en main, tombrent tous par terre ;
Un feu sur l'eau, dont les brillants clairs
Dans la nuit sombre illuminent les airs,
Les cris du peuple, et le canon qui gronde,
Avec fracas annoncrent au monde
Que le roi Charle, ses sujets rendu
Va retrouver tout ce qu'il a perdu.

Ces chants de gloire et ces bruits d'allgresse
Furent suivis par des cris de dtresse.
On n'entend plus que le nom de Betfort,
Alerte, aux murs, la brche, la mort !
L'Anglais usait de ces moments propices
O nos bourgeois, en vidant les flacons,
Louaient leur prince, et dansaient aux chansons.
Sous une porte on plaa deux saucisses,
Non de boudin, non telles que Bonneau
En inventa, pour un ragot nouveau ;
Mais saucissons dont la poudre fatale,
Se dilatant, s'enflant avec clair,
Renverse tout, confond la terre et l'air ;
Machine affreuse, homicide, infernale,
Qui contenait dans son ventre de fer
Ce feu ptri des mains de Lucifer.
Par une mche artistement pose,
En un moment la matire embrase
S'tend, s'lve, et porte mille pas
Bois, gonds, battants, et ferrure en clats.
Le fier Talbot entre et se prcipite.
Fureur, succs, gloire, amour, tout l'excite.
On voit de loin briller sur son armet
En or fris le chiffre de Louvet :
Car la Louvet tait toujours la dame
De ses pensers ; et piquait sa grande me ;
Il prtendait caresser ses beauts
Sur les dbris des murs ensanglants.

Ce beau Breton, cet enfant de la guerre,
Conduit sous lui les braves d'Angleterre.
" Allons, dit-il, gnreux conqurants,
Portons partout et le fer et les flammes,
Buvons le vin des poltrons d'Orlans,
Prenons leur or, baisons toutes leurs femmes. "
Jamais Csar, dont les traits loquents
Portaient l'audace et l'honneur dans les mes,
Ne parla mieux ses fiers combattants.

Sur ce terrain que la porte enflamme
Couvre en sautant d'une paisse fume,
Est un rempart, que La Hire et Poton
Ont lev de pierre et de gazon.
Un parapet, garni d'artillerie,
Peut repousser la premire furie,
Les premiers coups du terrible Betfort.

Poton, La Hire, y paraissent d'abord.
Un peuple entier derrire eux s'vertue :
Le canon gronde ; et l'horrible mot : " Tue ! "
Est rpt quand les bouches d'enfer
Sont en silence, et ne troublent plus l'air.
Vers le rempart les chelles dresses
Portent dj cent cohortes presses ;
Et le soldat, le pied sur l'chelon,
Le fer en main, pousse son compagnon.

Dans ce pril, ni Poton ni La Hire
N'ont oubli leur esprit qu'on admire.
Avec prudence ils avaient tout prvu,
Avec adresse tout ils ont pourvu.
L'huile bouillante et la poix embrase,
De pieux pointus une fort croise,
De larges faux que leur tranchant effort
Fait ressembler la faux de la Mort,
Et des mousquets qui lancent les temptes
De plomb volant sur les bretonnes ttes,
Tout ce que l'art et la ncessit,
Et le malheur, et l'intrpidit,
Et la peur mme, ont pu mettre en usage,
Est employ dans ce jour de carnage.
Que de Bretons bouillis, coups, percs,
Mourants en foule, et par rangs entasss !
Ainsi qu'on voit sous cent mains diligentes
Choir les pis des moissons jaunissantes.

Mais cet assaut firement se maintient ;
Plus il en tombe, et plus il en revient.
De l'hydre affreux les ttes menaantes,
Tombant terre, et toujours renaissantes,
N'effrayaient point le fils de Jupiter ;
Ainsi l'Anglais, dans les feux, sous le fer,
Aprs sa chute encor plus formidable,
Brave en montant le nombre qui l'accable.

Tu t'avanais sur ces remparts sanglants,
Fier Richemont, digne espoir d'Orlans.
Cinq cents bourgeois, gens de coeur et d'lite,
En chancelant marchent sous sa conduite,
Enlumins du gros vin qu'ils ont bu ;
Sa sve encor animait leur vertu ;
Et Richemont criait d'une voix forte :
" Pauvres bourgeois, vous n'avez plus de porte,
Mais vous m'avez, il suffit, combattons. "
Il dit, et vole au milieu des Bretons.
Dj Talbot s'tait fait un passage
Au haut du mur, et dj dans sa rage
D'un bras terrible il porte le trpas.
Il fait de l'autre avancer ses soldats,
Criant Louvet ! d'une voix stentore :
Louvet l'entend, et s'en tient honore.
Tous les Anglais criaient aussi Louvet !
Mais sans savoir ce que Talbot voulait.
O sots humains ! on sait trop vous apprendre
A rpter ce qu'on ne peut comprendre.

Charle, en son fort tristement repli,
D'autres Anglais par malheur entour,
Ne peut marcher vers la ville attaque ;
D'accablement son me est suffoque.
" Quoi ! disait-il, ne pouvoir secourir
Mes chers sujets que mon oeil voit prir !
Ils ont chant le retour de leur matre ;
J'allais entrer, et combattre, et peut-tre
Les dlivrer des Anglais inhumains :
Le sort cruel enchane ici mes mains.
-- Non, lui dit Jeanne, il est temps de paratre.
Venez ; mettez, en signalant vos coups,
Ces durs Bretons entre Orlans et vous.
Marchez, mon prince, et vous sauvez la ville.
Nous sommes peu, mais vous en valez mille. "
Charles lui dit : " Quoi ! vous savez flatter !
Je vaux bien peu ; mais je vais mriter
Et votre estime, et celle de la France,
Et des Anglais. " Il dit, pique, et s'avance.
Devant ses pas l'oriflamme est port ;
Jeanne et Dunois volent son ct.
Il est suivi de ses gens d'ordonnance ;
Et l'on entend travers mille cris :
" Vivent le roi, Montjoie, et saint Denys ! "

Charles, Dunois, et la Barroise altire,
Sur les Bretons s'lancent par derrire :
Tels que, des monts qui tiennent dans leur sein
Les rservoirs du Danube et du Rhin,
L'aigle superbe, aux ailes tendues,
Aux yeux perants, aux huit griffes pointues,
Planant en l'air, tombe sur des faucons
Qui s'acharnaient sur le cou des hrons.

Ce fut alors que l'audace anglicane,
Semblable au fer sur l'enclume battu,
Qui de sa trempe augmente la vertu,
Repoussa bien la valeur gallicane.
Les voyez-vous, ces enfants d'Albion,
Et ces soldats des fils de Clodion ?
Fiers, enflamms, de sang insatiables,
Ils ont vol comme un vent dans les airs.
Ds qu'ils sont joints, ils sont inbranlables,
Comme un rocher sous l'cume des mers.
Pied contre pied, aigrette contre aigrette,
Main contre main, oeil contre oeil, corps corps,
En jurant Dieu, l'un sur l'autre on se jette ;
Et l'un sur l'autre on voit tomber les morts.

Oh ! que ne puis-je en grands vers magnifiques
crire au long tant de faits hroques !
Homre seul a le droit de conter
Tous les exploits, toutes les aventures,
De les tendre et de les rpter ;
De supputer les coups et les blessures,
Et d'ajouter aux grands combats d'Hector
De grands combats, et des combats encor :
C'est l sans doute un sr moyen de plaire.
Mais je ne puis me rsoudre vous taire
D'autres dangers, dont un destin cruel
Circonvenait la belle Agns Sorel,
Quand son amant s'avanait vers la gloire.

Dans le chemin, sur les rives de Loire,
Elle entretient le pre Bonifoux,
Qui, toujours sage, insinuant, et doux,
Du tentateur lui contait quelque histoire
Divertissante, et sans rflexions,
Sous l'agrment dguisant ses leons.
A quelques pas, La Trimouille et sa dame
S'entretenaient de leur fidle flamme,
Et du dessein de vivre ensemble un jour
Dans leur chteau, tout entiers l'amour.
Dans leur chemin la main de la nature
Tend sous leurs pieds un tapis de verdure,
Velours uni, semblable au pr fameux
O s'exerait la rapide Atalante.
Sur le duvet de cette herbe naissante,
Agns approche et chemine avec eux.
Le confesseur suivit la belle errante.
Tous quatre allaient, tenant de beaux discours
De pit, de combats, et d'amours.
Sur les Anglais, sur le diable on raisonne.
En raisonnant on ne vit plus personne.
Chacun fondait doucement, doucement,
Homme et cheval, sous le terrain mouvant.
D'abord les pieds, puis le corps, puis la tte,
Tout disparut, ainsi qu' cette fte
Qu'en un palais d'un auteur cardinal
Trois fois au moins par semaine on apprte,
A l'opra, souvent jou si mal,
Plus d'un hros nos regards chappe,
Et dans l'enfer descend par une trappe.

Monrose vit du rivage prochain
La belle Agns, et fut tent soudain
De venir rendre l'objet qu'il observe
Tout le respect que son me conserve.
Il passe un pont ; mais il devient perclus,
Quand la voyant son oeil ne la vit plus.
Froid comme marbre, et blme comme gypse,
Il veut marcher, mais lui-mme il s'clipse.

Paul Tirconel, qui de loin l'aperut,
A son secours grand galop courut.
En arrivant sur la place funeste,
Paul Tirconel y fond avec le reste.
Ils tombent tous dans un grand souterrain
Qui conduisait aux portes d'un jardin
Tel que n'en eut Louis le quatorzime,
Aeul d'un roi qu'on mprise et qu'on aime ;
Et le jardin conduisait au chteau,
Digne en tout sens de ce jardin si beau.
C'tait... (mon coeur ce seul mot soupire)
D'Hermaphrodix le formidable empire.
O Dorothe, Agns, et Bonifoux !
Qu'allez-vous faire, et que deviendrez-vous ?



CHANT XVI.

Argument.- Comment saint Pierre apaisa saint George et saint Denys,
et comment il promit un beau prix celui des deux qui
lui apporterait la meilleure ode. Mort de la belle Rosamore.


Palais des cieux, ouvrez-vous ma voix.
tres brillants aux six ailes lgres,
Dieux emplums, dont les mains tutlaires
Font les destins des peuples et des rois !
Vous qui cachez, en tendant vos ailes,
Des derniers cieux les splendeurs ternelles,
Daignez un peu vous ranger de ct :
Laissez-moi voir, en cette horrible affaire,
Ce qui se passe au fond du sanctuaire ;
Et pardonnez ma curiosit.

Cette prire est de l'abb Trithme,
Non pas de moi ; car mon oeil effront
Ne peut percer jusqu' la cour suprme ;
Je n'aurais pas tant de tmrit.

Le dur saint George et Denys notre aptre
taient au ciel enferms l'un et l'autre ;
Ils voyaient tout ; mais ils ne pouvaient pas
Prter leurs mains aux terrestres combats ;
Ils cabalaient : c'est tout ce qu'on peut faire
Et ce qu'on fait quand on est la cour.
George et Denys s'adressent tour tour
Dans l'empyre au bon monsieur saint Pierre.

Ce grand portier, dont le pape est vicaire,
Dans ses filets enveloppant le sort,
Sous ses deux clefs tient la vie et la mort.
Pierre leur dit : " Vous avez pu connatre,
Mes chers amis, quel affront je reus
Quand je remis une oreille Malchus.
Je me souviens de l'ordre de mon matre ;
Il fit rentrer mon fer dans son fourreau :
Il m'a priv du droit brillant des armes ;
Mais j'imagine un moyen tout nouveau
Pour dcider de vos grandes alarmes.

" Vous, saint Denys, prenez dans ce canton
Les plus grands saints qu'ait vus natre la France ;
Vous, monsieur George, allez en diligence
Prendre les saints de l'le d'Albion.
Que chaque troupe en ce moment compose
Un hymne en vers, non pas une ode en prose.
Houdart a tort ; il faut dans ces hauts lieux
Parler toujours le langage des dieux ;
Qu'on fasse, dis-je, une ode pindarique
O le pote exalte mes vertus,
Ma primaut, mes droits, mes attributs,
Et que le tout soit mis vite en musique :
Chez les mortels, il faut toujours du temps
Pour rimailler des vers assez mchants ;
On va plus vite au sjour de la gloire.
Allez, vous dis-je, exercez vos talents ;
La meilleure ode obtiendra la victoire,
Et vous ferez le sort des combattants. "

Ainsi parla, du plus haut de son trne,
Aux deux rivaux l'infaillible Barjone ;
Cela fut dit en deux mots tout au plus,
Le laconisme est langue des lus.
En un clin d'oeil, les deux rivaux clestes,
Pour terminer leurs querelles funestes,
Vont assembler les saints de leur pays
Qui sur la terre ont t beaux esprits.

Le bon patron qu'on rvre Paris
Fit aussitt seoir sa table ronde
Saint Fortunat, peu connu dans le monde,
Et qui passait pour l'auteur du Pange ;
Et saint Prosper, d'pithtes charg,
Quoique un peu dur et qu'un peu jansniste.
Il mit aussi Grgoire dans sa liste,
Le grand Grgoire, vque tourangeau,
Cher au pays qui vit natre Bonneau ;

Et saint Bernard fameux par l'antithse,
Qui dans son temps n'avait pas son pareil ;
Et d'autres saints pour servir de conseil :
Sans prendre avis, il est rare qu'on plaise.

George, en voyant tous ces soins de Denys,
Le regardait d'un ddaigneux souris ;
Il avisa dans le sacr pourpris
Un saint Austin, prcheur de l'Angleterre,
Puis en ces mots il lui dit son avis :

" Bonhomme Austin, je suis n pour la guerre,
Non pour les vers dont je fais peu de cas ;
Je sais brandir mon large cimeterre,
Pourfendre un buste, et casser tte et bras ;
Tu sais rimer : travaille, versifie,
Soutiens en vers l'honneur de la patrie.
Un seul Anglais, dans les champs de la mort,
De trois Franais triomphe sans effort.
Nous avons vu devers la Normandie,
Dans le Haut-Maine, en Guienne, en Picardie,
Ces beaux messieurs aisment mis bas ;
Si pour frapper nous avons meilleurs bras,
Crois, en fait d'hymne, et d'ode et d'oeuvre telle,
Quand il s'agit de penser, de rimer,
Que nous avons non moins bonne cervelle.
Travaille, Austin, cours en vers t'escrimer :
Je veux que Londre ait jamais l'empire
Dans les deux arts de bien faire et bien dire.
Denys ameute un tas de rimailleurs
Qui tous ensemble ont trs-peu de gnie ;
Travaille seul : tu sais tes vieux auteurs ;
Courage ! allons, prends ta harpe bnie,
Et moque-toi de ton acadmie. "

Le bon Austin, de cet emploi charg,
Le remercie en auteur protg.
Denys et lui, dans un rduit commode,
Vont se tapir, et chacun fit son ode.
Quand tout fut fait, les brlants sraphins,
Les gros joufflus, ttes de chrubins,
Prs de Barjone en deux rangs se perchrent ;
Au-dessous d'eux les anges se nichrent ;
Et tous les saints, soigneux de s'arranger,
Sur des gradins s'assirent pour juger.

Austin commence : il chantait les prodiges
Qui de l'gypte endurcirent les coeurs ;
Ce grand Mose, et ses imitateurs
Qui l'galaient dans ses divins prestiges :
Les flots du Nil, jadis si bienfaisants,
D'un sang affreux dans leur course cumants ;
Du noir limon les venimeux reptiles
Changs en verge, et la verge en serpents ;
Le jour en nuit ; les dserts et les villes,
De moucherons, de vermine couverts ;
La rogne aux os, la foudre dans les airs ;
Les premiers-ns d'une race rebelle
Tous gorgs par l'ange du Seigneur ;
L'gypte en deuil, et le peuple fidle
De ses patrons emportant la vaisselle,
Et par le vol mritant son bonheur ;
Ce peuple errant pendant quarante annes ;
Vingt mille Juifs gorgs pour un veau ;
Vingt mille encore envoys au tombeau
Pour avoir eu des amours fortunes ;
Et puis Aod, ce Ravaillac hbreu,
Assassinant son matre au nom de Dieu ;
Et Samuel, qui d'une main divine
Prend sur l'autel un couteau de cuisine,
Et bravement met Agag en hachis,
Car cet Agag tait incirconcis ;
Puis la beaut qui, sauvant Bthulie,
Si purement de son corps fit folie ;
Le bon Basa qui massacra Nadad ;
Et puis Achab mourant comme un impie,
Pour n'avoir pas gorg Benhadad ;
Le roi Joas meurtri par Jozabad,
Fils d'Atrobad ; et la reine Athalie,
Si mchamment mise mort par Joad.

Longuette fut la triste litanie ;
Ces beaux rcits taient entrelacs
De ces grands traits si chers aux temps passs.
On y voyait le soleil se dissoudre,
La mer fuyant, la lune mise en poudre,
Le monde en feu qui toujours tressaillait ;
Dieu qui cent fois en fureur s'veillait ;
Des flots de sang, des tombeaux, des ruines ;
Et cependant prs des eaux argentines
Le lait coulait sous de verts oliviers ;
Les monts sautaient tout comme des bliers,
Et les bliers tout comme des collines.
Le bon Austin clbrait le Seigneur,
Qui menaait le Chalden vainqueur,
Et qui laissait son peuple en esclavage ;
Mais des lions brisant toujours les dents,
Sous ses deux pieds crasant les serpents,
Parlant au Nil, et suspendant la rage
Des basilics et des lviathans.
Austin finit. Sa pindarique ivresse
Fit lever parmi les bienheureux
un bruit confus, un murmure douteux,
Qui n'tait pas en faveur de la pice.

Denys se lve ; et baissant ses doux yeux,
Puis les levant avec un air modeste,
Il salua l'auditoire cleste,
Parut surpris de leurs traits radieux ;
Et finement sa pudeur semblait dire :
" Encouragez celui qui vous admire. "
Il salua trois fois trs-humblement
Les conseillers, le premier prsident ;
Puis il chanta d'une voix douce et tendre
Cet hymne adroit que vous allez entendre :

" O Pierre ! O Pierre ! toi sur qui Jsus
Daigna fonder son glise immortelle,
Portier des cieux, pasteur de tout fidle,
Matre des rois tes pieds confondus,
Docteur divin, prtre saint, tendre pre,
Auguste appui de nos rois trs-chrtiens,
tends sur eux ta faveur salutaire ;
Leurs droits sont purs, et ces droits sont les tiens.
Le pape Rome est matre des couronnes,
Aucun n'en doute ; et si ton lieutenant
A qui lui plat fait ce petit prsent,
C'est en ton nom, car c'est toi qui les donnes.
Hlas ! hlas ! nos gens de parlement
Ont banni Charle ; ils ont impudemment
Mis sur le trne une race trangre ;
On te au fils l'hritage du pre.
Divin portier, oppose tes bienfaits
A cette audace, dix ans de misre ;
Rends-nous les clefs de la cour du palais. "

C'est sur ce ton que saint Denys prlude ;
Puis il s'arrte : il lit avec tude
Du coin de l'oeil dans les yeux de Cphas,
En affectant un secret embarras.
Cphas content fit voir sur son visage
De l'amour-propre un secret tmoignage,
Et rassurant les esprits interdits
Du chantre habile, il dit dans son langage :
" Cela va bien ; continuez, Denys. "

L'humble Denys repart avec prudence :
" Mon adversaire a pu charmer les cieux ;
Il a chant le Dieu de la vengeance,
Je vais bnir le Dieu de la clmence :
Har est bon, mais aimer vaut bien mieux. "

Denys alors d'une voix assure
En vers heureux chanta le bon berger
Qui va cherchant sa brebis gare,
Et sur son dos se plat la charger ;
Le bon fermier, dont la main librale
Daigne payer l'ouvrier ngligent
Qui vient trop tard, afin que diligent
Il vienne ouvrer ds l'aube matinale ;
Le bon patron qui, n'ayant que cinq pains
Et trois poissons, nourrit cinq mille humains ;
Le bon prophte, encor plus doux qu'austre,
Qui donne grce la femme adultre,
A Magdeleine, et permet que ses pieds
Soient gentiment par la belle essuys.
Par Magdeleine Agns est figure.
Denys a pris ce dlicat dtour ;
Il russit : la grand'chambre thre
Sentit le trait, et pardonna l'amour.
Du doux Denys l'ode fut bien reue ;
Elle eut le prix, elle eut toutes les voix.
Du saint Anglais l'audace fut due ;
Austin rougit, il fuit en tapinois ;
Chacun en rit, le paradis le hue.
Tel fut hu dans les murs de Paris
Un pdant sec, face de Thersite,
Vit dlateur, insolent hypocrite,
Qui fut pay de haine et de mpris,
Quand il osa dans ses phrases vulgaires
Fltrir les arts et condamner nos frres.

Pierre Denys donna deux beaux agnus ;
Denys les baise, et soudain l'on ordonne,
Par un arrt sign de douze lus,
Qu'en ce grand jour les Anglais soient vaincus
Par les Franais et par Charle en personne.

En ce moment la barroise amazone
Vit dans les airs, dans un nuage pais,
De son grison la figure et les traits ;
Comme un soleil, dont souvent un nuage
Reoit l'empreinte et rflchit l'image.
Elle cria : " Ce jour est glorieux ;
Tout est pour nous, mon ne est dans les cieux. "
Bedfort, surpris de ce prodige horrible,
Dj s'arrte et n'est plus invincible.
Il lit au ciel, d'un regard constern,
Que de saint George il est abandonn.
L'Anglais surpris, croyant voir une arme,
Descend soudain de la ville alarme ;
Tous les bourgeois, devenus valeureux,
Les voyant fuir, descendent aprs eux.
Charles plus loin, entour de carnage,
Jusqu' leur camp se fait un beau passage.
Les assigeants, leur tour assigs,
En tte, en queue, assaillis, gorgs,
Tombent en foule au bord de leurs tranches,
D'armes, de morts, et de mourants jonches.

C'est en ces lieux, c'est dans ce champ mortel
Que tu venais exercer ta vaillance,
O dur Anglais, Christophe Arondel !
Ton maintien sec, ta froide indiffrence,
Donnaient du prix ton courage altier.
Sans dire un mot, ce sourcilleux guerrier
Examinait comme on se bat en France :
Et l'on et dit, son air d'importance,
Qu'il tait l pour se dsennuyer.
Sa Rosamore, ses pas attache,
Est comme lui de fer enharnache,
Tel qu'un beau page ou qu'un jeune cuyer :
Son casque est d'or, sa cuirasse est d'acier ;
D'un perroquet la plume panache
Au gr des vents ombrage son cimier.
Car ds ce jour o son bras meurtrier
A dans son lit dcoll Martinguerre,
Elle se plat tout fait la guerre.
On croirait voir la superbe Pallas
Quittant l'aiguille et marchant aux combats,
O Bradamante, ou bien Jeanne elle-mme.
Elle parlait au voyageur qu'elle aime,
Et lui montrait les plus grands sentiments,
Lorsqu'un dmon trop funeste aux amants,
Pour leur malheur, vers Arondel attire
Le dur Poton et le jeune La Hire,
Et Richement qui n'a piti de rien.
Poton, voyant le grave et fier maintien
De notre Anglais, tout indign s'lance
Sur le causeur, et d'un grand coup de lance,
Qui par le flanc sort au milieu du dos,
D'un sang trop froid lui fait verser des flots :
Il tombe et meurt ; et la lance casse
Roule avec lui dans son corps enfonce.

A ce spectacle, ce moment affreux,
On ne vit point la belle Rosamore
Se renverser sur l'amant qu'elle adore,
Ni s'arracher l'or de ses blonds cheveux,
Ni remplir l'air de ses cris douloureux,
Ni s'emporter contre la Providence ;
Point de soupirs ; elle cria : " Vengeance ! "
Et dans l'instant que Poton se baissait
En ramassant son fer qui se cassait,
Ce bras tout nu, ce bras dont la puissance
Avait d'un coup spar dans un lit
Un chef grison du cou d'un vieux bandit,
Tranche Poton la main trop redoutable,
Cette main droite ses yeux si coupable.
Les nerfs cachs sous la peau des cinq doigts
Les font mouvoir pour la dernire fois ;
Poton depuis ne sut jamais crire.

Mais dans l'instant le brave et beau La Hire
Porte au guerrier, du grand Poton vainqueur,
Un coup mortel qui lui perce le coeur.
Son casque d'or, que sa chute dtache,
Dcouvre un sein de roses et de lis ;
Son front charmant n'a plus rien qui le cache ;
Ses longs cheveux tombent sur ses habits ;
Ses grands yeux bleus dans la mort endormis,
Tout laisse voir une femme adorable,
Et montre un corps form pour les plaisirs.
Le beau La Hire en pousse des soupirs,
Rpand des pleurs, et d'un ton lamentable
S'crie : " O ciel ! je suis un meurtrier,
Un housard noir plutt qu'un chevalier ;
Mon coeur, mon bras, mon pe est infme :
Est-il permis de tuer une dame ? "
Mais Richemont, toujours mauvais plaisant
Et toujours dur, lui dit : " Mon cher La Hire,
Va, tes remords ont sur toi trop d'empire ;
C'est une Anglaise, et le mal n'est pas grand ;
Elle n'est pas pucelle comme Jeanne. "

Tandis qu'il tient un discours si profane,
D'un coup de flche il se sentit bless :
Et devenu plus fier, plus courrouc,
Il rend cent coups la troupe bretonne,
Qui comme un flot le presse et l'environne.
La Hire et lui, nobles, bourgeois, soldats,
Portent partout les efforts de leurs bras :
On tue, on tombe, on poursuit, on recule,
De corps sanglants un monceau s'accumule ;
Et des mourants l'Anglais fait un rempart.

Dans cette horrible et sanglante mle,
Le roi disait Dunois : " Cher btard,
Dis-moi, de grce, o donc est-elle alle ?
-- Qui ? " dit Dunois. Le bon roi lui repart :
" Ne sais-tu pas ce qu'elle est devenue ?
-- Qui donc ? -- Hlas ! elle tait disparue
Hier au soir, avant qu'un heureux sort
Nous et conduits au chteau de Bedfort ;
Et dans la place on est entr sans elle.
-- Nous la trouverons bien, dit la Pucelle.
-- Ciel ! dit le roi, qu'elle me soit fidle !
Gardez-la-moi. " Pendant ce beau discours,
Il avanait et combattait toujours.

Bientt la nuit, couvrant notre hmisphre,
L'enveloppa d'un noir et long manteau,
Et mit un terme ce cours tout nouveau
Des beaux exploits que Charle et voulu faire.

Comme il sortait de cette grande affaire,
Il entendit qu'on avait le matin
Vu cheminer vers la fort voisine
Quelques tendrons du genre fminin ;
Une surtout, la taille divine,
Aux grands yeux bleus, au minois enfantin,
Au souris tendre, la peau de satin,
Que sermonnait un bon dominicain.
Des cuyers brillants, mines fires,
Des chevaliers, sur leurs coursiers fringants,
Couverts d'acier, et d'or, et de rubans,
Accompagnaient les belles cavalires.
La troupe errante avait port ses pas
Vers un palais qu'on ne connaissait pas,
Et que jamais, avant cette aventure,
On n'avait vu dans ces lieux carts ;
Rien n'galait sa bizarre structure.

Le roi, surpris de tant de nouveauts,
Dit Bonneau : " Qui m'aime doit me suivre ;
Demain matin je veux au point du jour
Revoir l'objet de mon fidle amour,
Reprendre Agns, ou bien cesser de vivre. "
Il resta peu dans les bras du sommeil ;
Et quand Phosphore, au visage vermeil,
Eut prcd les roses de l'Aurore,
Quand dans le ciel on attelait encore
Les beaux coursiers que conduit le Soleil,
Le roi, Bonneau, Dunois, et la Pucelle,
Allgrement se remirent en selle,
Pour dcouvrir ce superbe palais.
Charles disait : " Voyons d'abord ma belle ;
Nous rejoindrons assez tt les Anglais ;
Le plus press, c'est de vivre avec elle. "


CHANT XVII

Argument.- Comment Charles VII, Agns, Jeanne, Dunois, La Trimouille, etc.,
devinrent tous fous ; et comment ils revinrent leur bon sens
par les exorcismes du R.P. Bonifoux, confesseur ordinaire du roi.


Oh ! que ce monde est rempli d'enchanteurs !
Je ne dirai rien des enchanteresses.
Je t'ai pass, temps heureux des faiblesses,
Printemps des fous, bel ge des erreurs ;
Mais tout ge on trouve des trompeurs,
De vrais sorciers, tout-puissants sducteurs,
Vtus de pourpre, et rayonnants de gloire.
Au haut des cieux ils vous mnent d'abord,
Puis on vous plonge au fond de l'onde noire ,
Et vous buvez l'amertume et la mort.
Gardez-vous tous, gens de bien que vous tes,
De vous frotter de tels ncromants ;
Et s'il vous faut quelques enchantements,
Aux plus grands rois prfrez vos grisettes.

Hermaphrodix a bti tout exprs
Le beau chteau qui retenait Agns,
Pour se venger des belles de la France,
Des chevaliers, des nes et des saints,
Dont la pudeur et les exploits divins
Avaient brav sa magique puissance.
Quiconque entrait en ce maudit logis
Mconnaissait sur-le-champ ses amis,
Perdait le sens, l'esprit, et la mmoire.
L'eau du Lth que les morts allaient boire,
Les mauvais vins, funestes aux vivants,
Ont des effets bien moins extravagants.

Sous les grands arcs d'un immense portique,
Amas confus de moderne et d'antique,
Se promenait un fantme brillant,
Au pied lger, l'oeil tincelant,
Au geste vif, la marche gare,
La tte haute, et de clinquants pare.
On voit son corps toujours en action ;
Et son nom est l'imagination :
Non cette belle et charmants desse
Qui prsida, dans Rome et dans la Grce,
Aux beaux travaux de tant de grands auteurs,
Qui rpandit l'clat de ses couleurs,
Ses diamants, ses immortelles fleurs,
Sur plus d'un chant du grand peintre d'Achille,
Sur la Didon que clbra Virgile,
Et qui d'Ovide anima les accents ;
Mais celle-l qu'abjure le bon sens,
Cette tourdie, effare, insipide,
Que tant d'auteurs approchent de si prs,
Qui les inspire, et qui servit de guide
Aux Scudri, Lemoine, Desmarets.
Elle rpand ses faveurs les plus chres
Sur nos romans, nos nouveaux opra ;
Et son empire assez longtemps dura
Sur le thtre, au barreau, dans les chaires.
Prs d'elle tait le Galimatias,
Monstre bavard caress dans ses bras,
Nomm jadis le docteur sraphique,
Subtil, profond, nergique, anglique,
Commentateur d'imagination,
Et crateur de la confusion,
Qui depuis peu fit Marie Alacoque.
Autour de lui voltigent l'quivoque,
La louche nigme, et les mauvais Bons Mots,
A double sens, qui font l'esprit des sots ;
Les Prjugs, les Mprises, les Songes,
Les Contre-Sens, les absurdes Mensonges,
Ainsi qu'on voit aux murs d'un vieux logis
Les chats-huants et les chauves-souris.
Quoi qu'il en soit, ce damnable difice
Fut fabriqu par un tel artifice,
Que tout mortel qui dans ces lieux viendra
Perdra l'esprit tant qu'il y restera.

A peine Agns, avec sa douce escorte,
De ce palais avait touch la porte,
Que Bonifoux, ce grave confesseur,
Devint l'objet de sa fidle ardeur ;
Elle le prend pour son cher roi de France
" O mon hros ! ma seule esprance !
Le juste ciel vous rend mes souhaits.
Ces fiers Bretons sont-ils par vous dfaits ?
N'auriez-vous point reu quelque blessure ?
Ah ! laissez-moi dtacher votre armure. "
Lors elle veut, d'un effort tendre et doux,
Oter le froc du pre Bonifoux,
Et, dans ses bras bientt abandonne,
L'oeil enflamm, la cou vers lui tendu,
Cherche un baiser qui soit pris et rendu.
Charmante Agns, que tu fus consterne,
Lorsque, cherchant un menton frais tondu,
Tu ne sentis qu'une barbe tanne,
Longue, piquante, et rude, et mal peigne !
Le confesseur tout effar s'enfuit,
Mconnaissant la belle qui le suit.
La tendre Agns, se voyant ddaigne,
Court aprs lui, de pleurs toute baigne.

Comme ils couraient dans ce vaste pourpris,
L'un se signant, et l'autre tout en larmes,
Ils sont frapps des plus lugubres cris.
Un jeune objet, touchant, rempli de charmes,
Avec frayeur embrassait les genoux
D'un chevalier qui, couvert de ses armes,
L'allait bientt immoler sous ses coups.
Peut-on connatre cette barbarie
Ce La Trimouille, et ce parfait amant
Qui de grand coeur, en tout autre moment,
Pour Dorothe aurait donn sa vie ?
Il la prenait pour le fier Tirconel :
Elle n'avait nul trait en son visage
Qui ressemblt cet Anglais cruel ;
Elle cherchait le hros qui l'engage,
Le cher objet d'un amour immortel ;
Et, lui parlant sans pouvoir le connatre,
Elle lui dit : " Ne l'avez-vous point vu,
Ce chevalier qui de mon coeur est matre,
Qui prs de moi dans ces lieux est venu ?
Mon La Trimouille, hlas ! est disparu.
Que fait-il donc ? de grce, o peut-il tre ? "
Le Poitevin, ces touchants discours,
Ne connut point ses fidles amours.
Il croit entendre un Anglais implacable,
Qui vient sur lui prt trancher ses jours.
Le fer en main il se met en dfense,
Vers Dorothe en mesure il avance.
" Je te ferai, dit-il changer de ton,
Fier, ddaigneux, triste, arrogant Breton.
Dur insulaire, ivre de bire forte,
C'est bien toi de parler de la sorte,
De menacer un homme de mon nom !
Moi petit-fils des Poitevins clbres
Dont les exploits, au sjour des tnbres,
Ont fait passer tant d'Anglais valeureux,
Plus fiers que toi, plus grands, plus gnreux.
Eh quoi ! ta main ne tire pas l'pe !
De quel effroi ta vile me est frappe !
Fier en discours, et lche en action,
Chevreuil anglais, Thersite d'Albion,
Fait pour brailler chez tes parlementaires,
Vite, essayons tous deux nos cimeterres ;
, qu'on dgaine, ou je vais de ma main
Signer ton front, des fronts le plus vilain,
Et t'appliquer sur ton large derrire,
A mon plaisir, deux cents coups d'trivire. "
A ce discours qu'il prononce en fureur,
Ple, perdue, et mourante de peur :
" Je ne suis point Anglais, dit Dorothe ;
J'en suis bien loin : comment, pourquoi, par o,
Me vois-je ici par vous si maltraite ?
Dans quel danger je suis prcipite !
Je cherche ici le hros du Poitou ;
C'est une fille, hlas ! bien tourmente,
Qui baise en pleurs votre noble genou. "
Elle parlait, mais sans tre coute ;
Et La Trimouille, tant tout fait fou,
Allait dj la prendre par le cou.

Le confesseur, qui dans sa prompte fuite
D'Agns Sorel vitait la poursuite,
Bronche en courant, et tombe au milieu d'eux ;
Le Poitevin veut le prendre aux cheveux,
N'en trouve point, roule avec lui par terre ;
La belle Agns, qui le suit et le serre,
Sur lui trbuche, en poussant des clameurs
Et des sanglots qu'interrompent ses pleurs.
Et sous eux tous se dbat Dorothe,
Trs en dsordre et fort mal ajuste.

Tout au milieu de ce conflit nouveau,
Le bon roi Charle, escort de Bonneau,
Avec Dunois et la fire Pucelle,
Entre la fois dans ce fatal chteau,
Pour y chercher sa matresse fidle.
O grand pouvoir ! merveille nouvelle !
A peine ils sont de cheval descendus,
Sous le portique peine ils sont rendus,
Incontinent ils perdent la cervelle.
Tels dans Paris tous ces docteurs fourrs,
Pleins d'arguments sous leurs bonnets carrs,
Vont gravement vers la Sorbonne antique,
Sjour de noise, antre thologique,
O la Dispute et la Confusion
Ont tabli leur sacr domicile,
Et dont jamais n'approcha la Raison.
Nos rvrends arrivent la file :
Ils avaient l'air d'tre de sens rassis ;
Chacun passait pour sage en son logis ;
On les prendrait pour des gens fort honntes,
Point querelleurs et point extravagants,
Quelques-uns mme taient de bonnes ttes :
Ils sont tous fous quand ils sont sur les bancs.

Charle, enivr de joie et de tendresse,
Les yeux mouills, tout ptillant d'ardeur,
Et ressentant un battement de coeur,
Disait, d'un ton d'amour et de langueur :
" Ma chre Agns, ma pudique matresse,
Mon paradis, prcis de tous les biens,
Combien de fois, hlas ! fus-tu perdue !
A mes dsirs te voil donc rendue !
Perle d'amour, je te vois, je te tiens ;
Oh ! que tu fais une charmante mine !
Mais tu n'as plus cette taille si fine
Que je pouvais embrasser autrefois,
En la serrant du bout de mes dix doigts.
Quel embonpoint ! quel ventre ! quelles fesses !
Voil le fruit de nos tendres caresses :
Agns est grosse, Agns me donnera
Un beau btard qui pour nous combattra.
Je veux greffer, dans l'ardeur qui m'emporte,
Ce fruit nouveau sur l'arbre qui le porte.
Amour le veut ; il faut que dans l'instant
J'aille au-devant de cet aimable enfant. "

A qui le roi se faisait-il entendre ?
A qui tient-il ce discours noble et tendre ?
Qui tenait-il dans ses bras amoureux ?
C'tait Bonneau, soufflant, suant, poudreux ;
C'tait Bonneau ; jamais homme en sa vie
Ne se sentit l'me plus bahie.
Charles, press d'un dsir violent,
D'un bras nerveux le pousse tendrement ;
Il le renverse ; et Bonneau pesamment
S'en va tomber sur la troupe mle,
Qui de son poids se sentit accable.
Ciel ! que de cris et que de hurlements !
Le confesseur reprit un peu ses sens ;
Sa grosse panse tait juste porte
Dessus Agns et dessous Dorothe ;
Il se relve, il marche, il court, il fuit ;
Tout haletant le bon Bonneau le suit.
Mais La Trimouille l'instant s'imagine
Que sa beaut, sa matresse divine,
Sa Dorothe tait entre les bras
Du Tourangeau qui fuyait grands pas.
Il court aprs, il le presse, il lui crie :
" Rends-moi mon coeur, bourreau, rends-moi ma vie,
Attends, arrte. " En prononant ces mots,
D'un large sabre il frappe son gros dos.
Bonneau portait une paisse cuirasse,
Et ressemblait la pesante masse
Qui dans la forge grand bruit retentit
Sous le marteau qui frappe et rebondit.
La peur htait sa marche carquille.
Jeanne, voyant le Bonneau qui trottait,
Et les grands coups que l'autre lui portait,
Jeanne casque, et de fer habille,
Suit grands pas La Trimouille, et lui rend
Tout ce qu'il donne au royal confident.
Dunois, la fleur de la chevalerie,
Ne souffre pas qu'on attente la vie
De La Trimouille, il est son cher appui ;
C'est son destin de combattre pour lui :
Il le connat ; mais il prend la Pucelle
Pour un Anglais ; il vous tombe sur elle,
Il vous l'trille ainsi qu'elle trillait
Le Poitevin, qui toujours chatouillait
L'ami Bonneau, qui lourdement fuyait.

Le bon roi Charle, en ce dsordre extrme,
Dans son Bonneau voit toujours ce qu'il aime ;
Il voit Agns. Quel tat pour un roi,
Pour un amant des amants le plus tendre !
Nul ennemi ne lui cause d'effroi ;
Contre une arme il voudrait la dfendre.
Tous ces guerriers aprs Bonneau courants
Sont ses yeux des ravisseurs sanglants.
L'pe au poing sur Dunois il s'lance ;
Le beau btard se retourne, et lui rend
Sur la visire un norme fendant.
Ah ! s'il savait que c'est le roi de France,
Qu'il se verrait avec un oeil d'horreur !
Il prirait de honte et de douleur.
En mme temps Jeanne, par lui frappe,
Lui rpondit de sa puissante pe ;
Et le btard, incapable d'effroi,
Frappe la fois sa matresse et son roi ;
A droite, gauche, il lance sur leurs ttes
De mille coups les rapides temptes.
Charmant Dunois, belle Jeanne, arrtez ;
Ciel ! quels seront vos regrets et vos larmes,
Quand vous saurez qui poursuivent vos armes,
Et qui vous frotte, et qui vous combattez !

Le Poitevin, dans l'horrible mle,
De temps en temps appesantit son bras
Sur la Pucelle, et rosse ses appas.
L'ami Bonneau ne les imite pas ;
Sa grosse tte tait la moins trouble.
Il recevait, mais il ne rendait point.
Il court toujours ; Bonifoux le prcde,
Aiguillonn de la peur qui le point.
Le tourbillon que la rage possde,
Tous contre tous, assaillants, assaillis,
Battants, battus, dans ce grand chamaillis,
Criant, hurlant, parcourent le logis.
Agns en pleurs, Dorothe perdue,
Crie : " Au secours ! on m'gorge, on me tue. "
Le confesseur, plein de contrition,
Menait toujours cette procession.

Il aperoit certaine fentre
De ce logis le redoutable matre,
Hermaphrodix, qui contemplait gaiement
Des bons Francais le barbare tourment,
Et se tenait les deux cts de rire.
Bonifoux vit que ce fatal empire
tait, sans doute, une oeuvre du dmon.
Il conservait un reste de raison ;
Son long capuce et sa large tonsure
A sa cervelle avaient servi d'armure.
Il se souvint que notre ami Bonneau
Suivait toujours l'usage antique et beau,
Trs-sagement tabli par nos pres,
D'avoir sur soi les choses ncessaires,
Muscade, clou, poivre, girofle et sel.
Pour Bonifoux, il avait son missel.
Il aperut une fontaine claire,
Il y courut, sel et missel en main,
Bien rsolu d'attraper le malin.

Le voil donc qui travaille au mystre ;
Il dit tout bas : Sanctam Catholicam,
Papam, Romam, aquam benedictam
;
Puis de Bonneau prend la tasse, et va vite
Adroitement asperger d'eau bnite
Le farfadet n de la belle Alix.
Chez les paens l'eau brlante du Styx
Fut moins fatale aux mes criminelles.
Son cuir tann fut couvert d'tincelles ;
Un gros nuage, enfum, noir, pais,
Enveloppa le matre et le palais.
Les combattants, couverts d'une nuit sombre,
Couraient encore et se cherchaient dans l'ombre.
Tout aussitt le palais disparut ;
Plus de combat, d'erreur ni de mprise ;
Chacun se vit, chacun se reconnut ;
Chaque cervelle en son lieu fut remise.
A nos hros un seul moment rendit
Le peu de sens qu'un seul moment perdit :
Car la folie, hlas ! ou la sagesse,
Ne tient rien dans notre pauvre espce.
C'tait alors un grand plaisir de voir
Ces paladins aux pieds du moine noir,
Le bnissant, chantant des litanies,
Se demandant pardon de leurs folies.
O La Trimouille ! vous, royal amant !
Qui me peindra votre ravissement ?
On n'entendait que ces mots : " Ah ! ma belle,
Mon tout, mon roi, mon ange, ma fidle,
C'est vous ! c'est toi ! jour heureux ! doux moments ! "
Et des baisers, et des embrassements,
Cent questions, cent rponses presses ;
Leur voix ne peut suffire leurs penses.
Le confesseur, d'un paternel regard,
Les lorgnait tous, et priait l'cart.
Le grand btard et sa fire matresse
Modestement s'expliquaient leur tendresse.
De leurs amours le rare compagnon
lve alors la tte avec le ton ;
Il entonna l'octave discordante
De son gosier de cornet bouquin.
A cette octave, ce bruit tout divin,
Tout fut mu : la nature tremblante
Frmit d'horreur ; et Jeanne vit soudain
Tomber les murs de ce palais magique,
Cent tours d'acier et cent portes d'airain ;
Comme autrefois la horde mosaque
Fit voir, au son de sa trompe hbraque,
De Jricho le rempart croul.
Rduit en poudre, la terre gal :
Le temps n'est plus de semblable pratique.

Alors, alors ce superbe palais,
Si brillant d'or, si noirci de forfaits,
Devint un ample et sacr monastre.
Le salon fut en chapelle chang.
Le cabinet o ce matre enrag
Avait dormi dans le vice plong
Transmu fut en un beau sanctuaire.
L'ordre de Dieu, qui prside aux destins,
Ne changea point la salle des festins ;
Mais elle prit le nom de rfectoire ;
On y bnit le manger et le boire.
Jeanne, le coeur lev vers les saints,
Vers Orlans, vers le sacre de Reims,
Dit Dunois : " Tous nous est favorable
Dans nos amours et dans nos grands desseins :
Esprons tout ; soyez sr que le diable
A contre nous fait son dernier effort. "
Parlant ainsi, Jeanne se trompait fort.


CHANT XVIII.

Argument.- Disgrce de Charles et de sa troupe dore.


Je ne connais dans l'histoire du monde
Aucun hros, aucun homme de bien,
Aucun prophte, aucun parfait chrtien,
Qui n'ait t la dupe d'un vaurien,
Ou des jaloux, ou de l'esprit immonde.

La Providence en tout temps prouva
Mon bon roi Charle avec mainte dtresse.
Ds son berceau fort mal on l'leva ;
Le Bourguignon poursuivit sa jeunesse ;
De tous ses droits son pre le priva ;
Le parlement de Paris prs Gonesse,
Tuteur des rois, son pupille ajourna ;
De ses beaux lis un chef anglais s'orna ;
Il fut errant, manqua souvent de messe
Et de dner ; rarement sjourna
En mme lieu. Mre, oncle, ami, matresse,
Tout le trahit ou tout l'abandonna.
Un page anglais partagea la tendresse
De son Agns ; et l'enfer dchana
Hermaphrodix, qui par magique adresse
Pour quelque temps la tte lui tourna.
Il essuya des traits de toute espce ;
Il les souffrit, et Dieu lui pardonna.

De nos amants la troupe fire et leste
S'acheminait loin du chteau funeste
O Belzbut drangea le cerveau
Des chevaliers, d'Agns, et de Bonneau.
Ils ctoyaient la fort vaste et sombre
Qui d'Orlans porte aujourd'hui le nom.
A peine encor l'pouse de Tithon
En se levant mlait le jour l'ombre.
On aperut de loin des hoquetons,
Au rond bonnet, aux courts jupons ;
Leur corselet paraissait mi-partie
De fleurs de lis et de trois lopards.
Le roi fit halte, en fixant ses regards
Sur la cohorte en la fort blottie.
Dunois et Jeanne avancent quelques pas.
La tendre Agns, tendant ses beaux bras,
Dit son Charle : " Allons, fuyons, mon matre, "
Jeanne en courant s'approcha, vit paratre
Des malheureux deux deux enchans,
Les yeux en terre, et les fronts consterns.

" Hlas ! ce sont des chevaliers, dit-elle,
Qui sont captifs ; et c'est notre devoir
De dlivrer cette troupe fidle.
Allons, btard, allons et faisons voir
Ce qu'est Dunois et ce qu'est la Pucelle. "
Lance en arrt, ils fondent ces mots
Sur les soldats qui gardaient ces hros.
Au fier aspect de la puissante Jeanne
Et de Dunois, et plus encor de l'ne,
D'un pas lger ces prtendus guerriers
S'en vont au loin comme des lvriers.
Jeanne aussitt, de plaisir transporte,
Complimenta la troupe garrotte.
" Beaux chevaliers, que l'Anglais mit aux fers,
Remerciez le roi qui vous dlivre ;
Baisez sa main, soyez prts le suivre,
Et vengeons-nous de ces Anglais pervers. "
Les chevaliers, cette offre courtoise,
Montraient encore une face sournoise,
Baissaient les yeux... Lecteurs impatients,
Vous demandez qui sont ces personnages
Dont la Pucelle animait les courages.
Ces chevaliers taient des garnements
Qui, dans Paris pays pour leur mrite,
Allaient ramer sur le dos d'Amphitrite ;
On les connut leurs accoutrements.
En les voyant le bon Charles soupire :
" Hlas ! dit-il, ces objets dans mon coeur
Ont enfonc les traits de la douleur.
Quoi ! les Anglais rgnent dans mon empire !
C'est en leur nom que l'on rend des arrts !
C'est pour eux seuls que l'on dit des prires !
C'est de leur part, hlas ! que mes sujets
Sont de Paris envoys aux galres !... "
Puis le bon prince avec compassion
Daigne approcher du matre compagnon
Qui de la file tait mis la tte.
Nul malandrin n'eut l'air plus malhonnte ;
Sa barbe torse ombrage un long menton ;
Ses yeux tourns, plus menteurs que sa bouche,
Portent en bas un regard double et louche ;
Ses sourcils roux, mlangs et retors,
Semblent loger la fraude et l'imposture ;
Sur son front large est l'audace et l'injure,
L'oubli des lois, le mpris des remords ;
Sa bouche cume, et sa dent toujours grince.

Le sycophante, l'aspect de son prince,
Affecte un air humble, dvot, contrit,
Baisse les yeux, compose et radoucit
Les traits hagards de son affreux visage.
Tel est un dogue au regard impudent,
Au gosier rauque, affam de carnage ;
Il voit son matre, il rampe doucement,
Lche ses mains, le flatte en son langage,
Et pour du pain devient un vrai mouton.
Ou tel encore on nous peint le dmon.
Qui, s'chappant des gouffres du Tartare,
Cache sa queue et sa griffe barbare,
Vient parmi nous, prend la mine et le ton,
Le front tondu d'un jeune anachorte,
Pour mieux tenter soeur Rose ou soeur Discrte.

Le roi des Francs, tromp par le flon,
Lui tmoigna commisration,
L'encouragea par un discours affable :
" Dis-moi quel est ton mtier, pauvre diable,
Ton nom, ta place, et pour quelle action
Le Chtelet, avec tant d'indulgence,
Te fait ramer sur les mers de Provence. "
Le condamn, d'un ton de dolance,
Lui rpondit : " O monarque trop bon !
Je suis de Nante, et mon nom est Frlon.
J'aime Jsus d'un feu pur et sincre ;
Dans un couvent je fus quelque temps frre ;
J'en ai les moeurs ; et j'eus dans tous les temps
Un trs-grand soin du salut des enfants.
A la vertu je consacrai ma vie.
Sous les charniers qu'on dit des Innocents,
Paris m'a vu travailler de gnie ;
J'ai vendu cher mes feuilles Lambert ;
Je suis connu dans la place Maubert ;
C'est l surtout qu'on m'a rendu justice.
Des indvots quelquefois par malice
M'ont reproch les faiblesses du froc,
Celles du monde et quelques tours d'escroc ;
Mais j'ai pour moi ma bonne conscience. "

Ce bon propos toucha le roi de France.
" Console-toi, dit-il, et ne crains rien.
Dis-moi, l'ami, si chaque camarade
Qui vers Marseille allait en ambassade
Ainsi que toi fut un homme de bien.
-- Ah ! dit Frlon, sur ma foi de chrtien,
Je rponds d'eux ainsi que de moi-mme :
Nous sommes tous en un moule jets.
L'abb Coyon, qui marche mes cts,
Quoi qu'on en dise, est bien digne qu'on l'aime ;
Point tourdi, point brouillon, point menteur,
Jamais mchant ni calomniateur.
Matre Chaum, dessous sa mine basse,
Porte un coeur haut, plein d'une sainte audace ;
Pour sa doctrine il se ferait fesser.
Matre Gauchat pourrait embarrasser
Tous les rabbins sur le texte et la glose.
Voyez plus loin cet avocat sans cause ;
Il a quitt le barreau pour le ciel.
Ce Sabotiers est tout ptri de miel.
Ah ! l'esprit fin ! le bon coeur ! le saint prtre !
Il est bien vrai qu'il a trahi son matre,
Mais sans malice et pour trs-peu d'argent ;
Il s'est vendu, mais c'est au plus offrant.
Il trafiquait comme moi de libelles :
Est-ce un grand mal ? on vit de son talent.
Employez-nous ; nous vous serons fidles.
En ce temps-ci la gloire et les lauriers
Sont dvolus aux auteurs des charniers.
Nos grands succs ont excit l'envie ;
Tel est le sort des auteurs, des hros,
Des grands esprits, et surtout des dvots :
Car la vertu fut toujours poursuivie.
O mon bon roi ! qui le sait mieux que vous ? "

Comme il parlait sur ce ton tendre et doux,
Charle aperut deux tristes personnages,
Qui des deux mains cachaient leurs gros visages.
" Qui sont, dit-il, ces deux rameurs honteux ? "
-- Vous voyez l, reprit l'homme aux semaines,
Les plus discrets et les plus vertueux
De ceux qui vont sur les liquides plaines.
L'un est Fantin, prdicateur des grands,

Humble avec eux, aux petits dbonnaire :
Sa pit mnagea les vivants ;
Et, pour cacher le bien qu'il savait faire,
Il confessait et volait les mourants.
L'autre est Brizet, directeur de nonnettes,
Peu soucieux de leurs faveurs secrtes,
Mais s'appliquant sagement les dpts,
Le tout pour Dieu. Son me pure et sainte
Mprisait l'or ; mais il tait en crainte
Qu'il ne tombt aux mains des indvots.
Pour le dernier de la noble squelle,
C'est mon soutien, c'est mon cher La Beaumelle,
De dix gredins qui m'ont vendu leur voix,
C'est le plus bas, mais c'est le plus fidle ;
Esprit distrait, on prtend que parfois,
Tout occup de ses oeuvres chrtiennes,
Il prend d'autrui les poches pour les siennes.
Il est d'ailleurs si sage en ses crits !
Il sait combien, pour les faibles esprits,
La vrit souvent est dangereuse ;
Qu'aux yeux des sots sa lumire est trompeuse,
Qu'on en abuse ; et ce discret auteur,
Qui toujours d'elle eut une sage peur,
A rsolu de ne la jamais dire.
Moi, je la dis Votre Majest ;
Je vois en vous un hros que j'admire,
Et je l'apprends la postrit.
Favorisez ceux que la calomnie
Voulut noircir de son souffle empest ;
Sauvez les bons des filets de l'impie ;
Dlivrez-nous, vengez-nous, payez-nous :
Foi de Frlon, nous crirons pour vous. "

Alors il fit un discours pathtique
Contre l'Anglais et pour la loi salique,
Et dmontra que bientt sans combat
Avec sa plume il dfendrait l'tat.
Charle admira sa profonde doctrine ;
Il fit tous une charmante mine,
Les assurant avec compassion
Qu'il les prenait sous sa protection.

La belle Agns, prsente l'entrevue,
S'attendrissait, se sentait tout mue.
Son coeur est bon : femme qui fait l'amour
A la douceur est toujours plus encline
Que femme prude ou bien femme hrone.
" Mon roi, dit-elle, avouez que ce jour
Est fortun pour cette pauvre race.
Puisque ces gens contemplent votre face,
Ils sont heureux, leurs fers seront briss :
Votre visage est visage de grce.
Les gens de loi sont des gens bien oss
D'instrumenter au nom d'un autre matre !
C'est mon amant qu'on doit seul reconnatre ;
Ce sont pdants en juges dguiss.
Je les ai tus, ces hros d'critoire,
De nos bons rois ces tuteurs prtendus,
Bourgeois altiers, tyrans en robe noire,
A leur pupille ter ses revenus,
Par-devant eux le citer en personne,
Et gravement confisquer sa couronne.
Les gens de bien qui sont vos genoux
Par leurs arrts sont traits comme vous ;
Protgez-les, vos causes sont communes :
Proscrit comme eux, vengez leurs infortunes. "

De ce discours le roi fut trs-touch :
Vers la clmence il a toujours pench.
Jeanne, dont l'me est d'espce moins tendre,
Soutint au roi qu'il les fallait tous pendre ;
Que les Frlons, et gens de ce mtier,
N'taient tous bons qu' garnir un poirier.
Le grand Dunois, plus profond et plus sage,
En bon guerrier tint un autre langage.
" Souvent, dit-il, nous manquons de soldats ;
Il faut des dos, des jambes, et des bras.
Ces gens en ont ; et dans nos aventures,
Dans les assauts, les marches, les combats,
Nous pouvons bien nous passer d'critures.
Enrlons-les ; mettons-leur ds demain,
Au lieu de rame, un mousquet la main.
Ils barbouillaient du papier dans les villes ;
Qu'aux champs de Mars ils deviennent utiles. "
Du grand Dunois le roi gota l'avis.
A ses genoux ces bonnes gens tombrent
En soupirant, et de pleurs les baignrent.
On les mena sous l'auvent d'un logis
O Charle, Agns, et la troupe dore,
Aprs dner passrent la soire.
Agns eut soin que l'intendant Bonneau
Ft bien manger la troupe dlivre ;
On leur donna les restes du serdeau.

Charle et les siens assez gaiement souprent.,
Et puis Agns et Charle se couchrent.
En s'veillant chacun fut bien surpris
De se trouver sans manteau, sans habits.
Agns en vain cherche ses engageantes,
Son beau collier de perles jaunissantes,
Et le portrait de son royal amant.
Le gros Bonneau, qui gardait tout l'argent
Bien enferm dans une bourse mince,
Ne trouve plus le trsor de son prince.
Linge, vaisselle, habits, tout est trouss,
Tout est parti. La horde griffonnante,
Sous le drapeau du gazetier de Nante,
D'une main prompte et d'un zle empress,
Pendant la nuit avait dbarrass
Notre bon roi de son leste quipage.
Ils prtendaient que pour de vrais guerriers,
Selon Platon, le luxe est peu d'usage.
Puis s'esquivant par de petits sentiers,
Au cabaret la proie ils partagrent.
L par crit doctement ils couchrent
Un beau trait, bien moral, bien chrtien,
Sur le mpris des plaisirs et du bien.
On y prouva que les hommes sont frres,
Ns tous gaux, devant tous partager
Les dons de Dieu, les humaines misres,
Vivre en commun pour se mieux soulager.
Ce livre saint, mis depuis en lumire,
Fut enrichi d'un docte commentaire
Pour diriger et l'esprit et le coeur,
Avec prface et l'avis au lecteur.

Du clment roi la maison consterne
Est cependant au trouble abandonne ;
On court en vain dans les champs, dans les bois.
Ainsi jadis on vit le bon Phine,
Prince de Thrace, et le pieux Phine,
Tout effars et de frayeur pantois,
Quand leur nez les gloutonnes harpies,
Juste midi de leurs antres sorties,
Vinrent manger le dner de ces rois.
Agns timide, et Dorothe en larmes,
Ne savent plus comment couvrir leurs charmes ;
Le bon Bonneau, fidle trsorier,
Les faisait rire force de crier.
" Ah ! disait-il, jamais pareille perte
Dans nos combats ne fut par nous soufferte.
Ah ! j'en mourrai ; les fripons m'ont tout pris.
Le roi mon matre est trop bon, quand j'y pense ;
Voil le prix de son trop d'indulgence, .
Et ce qu'on gagne avec les beaux esprits. "
La douce Agns, Agns compatissante,
Toujours accorte et toujours bien disante,
Lui rpliqua : " Mon cher et gros Bonneau,
Pour Dieu, gardez qu'une telle aventure
Ne vous inspire un dgot tout nouveau
Pour les auteurs et la littrature.
Car j'ai connu de trs-bons crivains,
Ayant le coeur aussi pur que les mains,
Sans le voler aimant le roi leur matre,
Faisant du bien sans chercher paratre,
Parlant en prose, en vers mlodieux,
De la vertu, mais la pratiquant mieux ;
Le bien public est le fruit de leurs veilles ;
Le doux plaisir, dguisant leurs leons,
Touche les coeurs en charmant les oreilles ;
On les chrit ; et, s'il est des frelons
Dans notre sicle, on trouve des abeilles. "

Bonneau reprit : " Eh ! que m'importe, hlas !
Frelon, abeille, et tout ce vain fatras ?
Il faut dner, et ma bourse est perdue. "
On le console ; et chacun s'vertue,
En vrais hros endurcis aux revers,
A rparer les dommages soufferts.
On s'achemine aussitt vers la ville,
Vers ce chteau, le noble et sr asile
Du grand roi Charle et de ses paladins,
Garni de tout, et fourni de bons vins.
Nos chevaliers moiti s'quiprent,
Fort simplement les dames s'ajustrent.
On arriva mal en point, harass,
Un pied tout nu, l'autre demi chauss.


CHANT XIX.

Argument.- Mort du brave et tendre La Trimouille et de la charmante Dorothe.
Le dur Tirconel se fait chartreux.


Soeur de la Mort, impitoyable Guerre,
Droit des brigands que nous nommons hros,
Monstre sanglant, n des flancs d'Atropos,
Que tes forfaits ont dpeupl la terre !
Tu la couvris et de sang et de pleurs.
Mais quand l'Amour joint encor ses malheurs
A ceux de Mars ; lorsque la main chrie
D'un tendre amant de faveurs enivr
Rpand un sang par lui-mme ador,
Et qu'il voudrait racheter de sa vie ;
Lorsqu'il enfonce un poignard gar
Au mme sein que ses lvres brlantes
Ont marquet d'empreintes si touchantes ;
Qu'il voit fermer la clart du jour
Ces yeux aims qui respiraient l'amour :
D'un tel objet les peintures terribles
Font plus d'effet sur les coeurs ns sensibles,
Que cent guerriers qui terminent leur sort,
Pays d'un roi pour courir la mort.
Charle, entour de la troupe royale,
Avait repris cette raison fatale,
Prsent maudit dont on fait tant de cas,
Et s'en servait pour chercher les combats.
Ils cheminaient vers les murs de la ville,
Vers ce chteau, son noble et sr asile,
O se gardaient ces magasins de Mars,
Ce long amas de lances et de dards,
Et les canons que l'enfer en sa rage
Avait fondus pour notre affreux usage.
Dj des tours le fate paraissait ;
La troupe en hte au grand trot avanait,
Pleine d'espoir ainsi que de courage :
Mais La Trimouille, honneur des Poitevins
Et des amants, allant prs de sa dame
Au petit pas, et parlant de sa flamme,
Manqua sa route et prit d'autres chemins.

Dans un vallon qu'arrose une onde pure,
Au fond d'un bois de cyprs toujours verts,
Qu'en pyramide a forms la nature,
Et dont le fate a brav cent hivers,
Il est un antre o souvent les Naades
Et les Sylvains viennent prendre le frais.
Un clair ruisseau, par des conduits secrets,
Y tombe en nappe, et forme vingt cascades.
Un tapis vert est tendu tout auprs ;
Le serpolet, la mlisse naissante,
Le blanc jasmin, la jonquille odorante,
Y semblent dire aux bergers d'alentour :
" Reposez-vous sur ce lit de l'Amour. "
Le Poitevin entendit ce langage
Du fond du coeur. L'haleine des zphyrs,
Le lieu, le temps, sa tendresse, son ge
Surtout sa dame, allument ses dsirs.
Les deux amants de cheval descendirent,
Sur le gazon cte cte se mirent,
Et puis des fleurs, puis des baisers cueillirent :
Mars et Vnus, planant du haut des cieux,
N'ont jamais vu d'objets plus dignes d'eux ;
Du fond des bois les Nymphes applaudirent ;
Et les moineaux, les pigeons de ces lieux,
Prirent exemple, et s'en aimrent mieux.
Dans le bois mme tait une chapelle,
Sjour funbre la mort consacr,
O l'avant-veille on avait enterr
De Jean Chandos la dpouille mortelle.
Deux desservants, vtus d'un blanc surplis,
Y dpchaient de longs De profundis.
Paul Tirconel assistait au service,
Non qu'il gott ce dvot exercice,
Mais au dfunt il tait attach.
Du preux Chandos il tait frre d'armes,
Fier comme lui, comme lui dbauch,
Ne connaissant ni l'amour ni les larmes.
Il conservait un reste d'amiti
Pour Jean Chandos ; et dans sa violence
Il jurait Dieu qu'il en prendrait vengeance,
Plus par colre encor que par piti.

Il aperut du coin d'une fentre
Les deux chevaux qui s'amusaient patre ;
Il va vers eux : ils tournent en ruant
Vers la fontaine, o l'un et l'autre amant
A ses transports en secret s'abandonne,
Occups d'eux, et ne voyant personne.
Paul Tirconel, dont l'esprit inhumain
Ne souffrait pas les plaisirs du prochain,
Grina des dents, et s'cria : " Profanes,
C'est donc ainsi, dans votre indigne ardeur,
Que d'un hros vous insultez les mnes !
Rebut honteux d'une cour sans pudeur,
Vils ennemis, quand un Anglais succombe ,
Vous clbrez ce rare vnement ;
Vous l'outragez au sein du monument,
Et vous venez vous baiser sur sa tombe !
Parle, est-ce toi, discourtois chevalier,
Fait pour la cour et n pour la mollesse,
Dont la main faible aurait, par quelque adresse,
Donn la mort ce puissant guerrier ?
Quoi ! sans parler tu lorgnes ta matresse !
Tu sens ta honte, et ton coeur se confond. "

A ce discours La Trimouille rpond :
" Ce n'est point moi ; je n'ai point cette gloire.
Dieu, qui conduit la valeur des hros,
Comme il lui plat accorde la victoire.
Avec honneur je combattis Chandos ;
Mais une main qui fut plus fortune
Aux champs de Mars trancha sa destine ;
Et je pourrai peut-tre ds ce jour


Punir aussi quelque Anglais mon tour. "

Comme un vent frais d'abord par son murmure
Frise en sifflant la surface des eaux,
S'lve, gronde, et, brisant les vaisseaux,
Rpand l'horreur sur toute la nature :
Tels La Trimouille et le dur Tirconel
Se prparaient au terrible duel
Par ces propos pleins d'ire et de menace.
Ils sont tous deux sans casque et sans cuirasse.
Le Poitevin sur les fleurs du gazon
Avait jet prs de sa Milanaise
Cuirasse, lance, et sabre, et morion,
Tout son harnois, pour tre plus l'aise ;
Car de quoi sert un grand sabre en amours ?
Paul Tirconel marchait arm toujours ;
Mais il laissa dans la chapelle ardente
Son casque d'or, sa cuirasse brillante,
Ses beaux brassards aux mains d'un cuyer.
Il ne garda qu'un large baudrier
Qui soutenait sa lame tincelante.
Il la tira. La Trimouille l'instant,
Prt punir ce brutal insulaire,
D'un saut lger son arme sautant,
La ramassa tout bouillant de colre,
Et s'criant : " Monstre cruel, attends,
Et tu verras bientt ce que mrite
Un sclrat qui, faisant l'hypocrite,
S'en vient troubler un rendez-vous d'amants. "
Il dit, et pousse l'Anglais formidable.
Tels en Phrygie Hector et Mnlas
Se menaaient, se portaient le trpas,
Aux yeux d'Hlne afflige et coupable.

L'antre, le bois, l'air, le ciel retentit
Des cris perants que jetait Dorothe :
Jamais l'amour ne l'a plus transporte ;
Son tendre coeur jamais ne ressentit
Un trouble gal. " Eh quoi ! sur le pr mme
O je gotais les pures volupts,
Dieux tout-puissants, je perdrais ce que j'aime !
Cher La Trimouille ! Ah ! barbare, arrtez ;
Barbare Anglais, percez mon sein timide. "

Disant ces mots, courant d'un pas rapide,
Les bras tendus, les yeux tincelants,
Elle s'lance entre les combattants.
De son amant la poitrine d'albtre,
Ce doux satin, ce sein qu'elle idoltre,
tait dj vivement effleur
D'un coup terrible grand'peine par.
Le beau Franais, que sa blessure irrite,
Sur le Breton vole et se prcipite.
Mais Dorothe tait entre les deux.
O dieu d'amour ! ciel ! coup affreux !
O quel amant pourra jamais apprendre,
Sans arroser mes crits de ses pleurs,
Que des amants le plus beau, le plus tendre,
Le plus combl des plus douces faveurs,
A pu frapper sa matresse charmante !
Ce fer mortel, cette lame sanglante
Perait ce coeur, ce sige des amours,
Qui pour lui seul fut embras toujours :
Elle chancelle, elle tombe expirante,
Nommant encor La Trimouille... et la mort,
L'affreuse mort dj s'emparait d'elle :
Elle le sent ; elle fait un effort,
Rouvre les yeux qu'une nuit ternelle
Allait fermer ; et de sa faible main,
De son amant touchant encor le sein,
Et lui jurant une ardeur immortelle,
Elle exhalait son me et ses sanglots ;
Et " J'aime... J'aime... " taient les derniers mots
Que pronona cette amante fidle.
C'tait en vain. Son La Trimouille, hlas !
N'entendait rien. Les ombres du trpas
L'environnaient ; il est tomb prs d'elle
Sans connaissance : il tait dans ses brase
Teint de son sang, et ne le sentait pas.
A ce spectacle pouvantable et tendre,
Paul Tirconel demeura quelque temps
Glac d'horreur ; l'usage de ses sens
Fut suspendu. Tel on nous fait entendre
Que cet Atlas, que rien ne put toucher,
Prit autrefois la forme d'un rocher.

Mais la piti que l'aimable nature
Mit de sa main dans le fond de nos coeurs
Pour adoucir les humaines fureurs,
Se fit sentir cette me si dure :
Il secourut Dorothe ; il trouva
Deux beaux portraits tous deux en miniature,
Que Dorothe avec soin conserva
Dans tous les temps et dans toute aventure.
On voit dans l'un La Trimouille aux yeux bleus,
Aux cheveux blonds ; les traits de son visage
Sont fiers et doux : la grce et le courage
Y sont mls par un accord heureux.
Tirconel dit : " Il est digne qu'on l'aime. "
Mais que dit-il, lorsqu'au second portrait
Il aperut qu'on l'avait peint lui-mme ?
Il se contemple, il se voit trait pour trait.
Quelle surprise ! en son me il rappelle
Que vers Milan voyageant autrefois,
Il a connu Carminetta la belle,
Noble et galante, aux Anglais peu cruelle ;
Et qu'en partant au bout de quelques mois,
La laissant grosse, il eut la complaisance
De lui donner, pour adoucir l'absence,
Ce beau portrait que du Lombard Blin
La main savante a mis sur le vlin.
De Dorothe, hlas ! elle fut mre ;
Tout est connu : Tirconel est son pre

Il tait froid, indiffrent, hautain,
Mais gnreux, et dans le fond humain.
Quand la douleur de tels caractres
Fait prouver ses atteintes amres,
Ses traits sur eux font des impressions
Qui n'entrent point dans les coeurs ordinaires,
Trop aisment ouverts aux passions.
L'acier, l'airain plus fortement s'allume
Que les roseaux qu'un feu lger consume.
Ce dur Anglais voit sa fille ses pieds,
De son beau sang la mort s'est assouvie ;
Il la contemple, et ses yeux sont noys
Des premiers pleurs qu'il versa de sa vie.
Il l'en arrose, il l'embrasse cent fois,
De hurlements il tonne les bois,
Et, maudissant la fortune et la guerre,
Tombe la fin sans haleine et sans voix.

A ces accents tu rouvris la paupire,
Tu vis le jour, La Trimouille, et soudain
Tu dtestas ce reste de lumire.
Il retira son arme meurtrire
Qui traversait cet adorable sein ;
Sur l'herbe rouge il pose la poigne,
Puis sur la pointe avec force lanc,
D'un coup mortel il est bientt perc,
Et de son sang sa matresse est baigne.

Aux cris affreux que poussa Tirconel,
Les cuyers, les prtres accoururent ;
pouvants du spectacle cruel,
Ces coeurs de glace ainsi que lui s'murent ;
Et Tirconel aurait suivi sans eux
Les deux amants au sjour tnbreux.

Ayant enfin de ce dsordre extrme
Calm l'horreur, et rentrant en lui-mme,
Il fit poser ces amants malheureux
Sur un brancard que des lances formrent :
Au camp du roi des guerriers les portrent,
Et de leurs pleurs les chemins arrosrent.

Paul Tirconel, homme en tout violent
Prenait toujours son parti sur-le-champ.
Il dtesta, depuis cette aventure,
Et femme, et fille, et toute la nature.
Il monte un barbe ; et, courant sans valets,
L'oeil morne et sombre, et ne parlant jamais,
Le coeur rong, va dans son humeur noire
Droit Paris, loin des rives de Loire.
En peu de jours il arrive Calais,
S'embarque, et passe sa terre natale :
C'est l qu'il prit la robe monacale
De saint Bruno ; c'est l qu'en son ennui
Il mit le ciel entre le monde et lui,
Fuyant ce monde, et se fuyant lui-mme ;
C'est l qu'il fit un ternel carme ;
Il y vcut sans jamais dire un mot,
Mais sans pouvoir jamais tre dvot.

Quand le roi Charle, Agns, et la guerrire,
Virent passer ce convoi douloureux,
Qu'on aperut ces amants gnreux,
Jadis si beaux et si longtemps heureux,
Souills de sang et couverts de poussire,
Tous les esprits parurent effrays,
Et tous les yeux de pleurs furent noys.
On pleura moins dans la sanglante Troie,
Quand de la mort Hector devint la proie,
Et lorsqu'Achille, en modeste vainqueur,
Le fit traner avec tant de douceur
Les pieds lis et la tte pendante,
Aprs son char qui volait sur les morts ;
Car Andromaque au moins tait vivante,
Quand son poux passa les sombres bords.

La belle Agns, Agns toute tremblante,
Pressait le roi, qui pleurait dans ses bras,
Et lui disait : " Mon cher amant, hlas !
Peut-tre un jour nous serons l'un et l'autre
Ports ainsi dans l'empire des morts :
Ah ! que mon me, aussi bien que mon corps,
Soit jamais unie avec la vtre ! "

A ces propos, qui portaient dans les coeurs
La triste crainte et les molles douleurs,
Jeanne prenant ce ton mle et terrible,
Organe heureux d'un courage invincible,
Dit : " Ce n'est point par des gmissements,
Par des sanglots, par des cris, par des larmes,
Qu'il faut venger ces deux nobles amants :
C'est par le sang : prenons demain les armes.
Voyez, roi, ces remparts d'Orlans,
Tristes remparts que l'Anglais environne.
Les champs voisins sont encor tout fumants
Du sang vers que vous-mme en personne
Ftes couler de vos royales mains.
Prparons-nous ; suivez vos grands desseins :
C'est ce qu'on doit l'ombre ensanglante
De La Trimouille et de sa Dorothe :
Un roi doit vaincre, et non pas soupirer.
Charmante Agns, cessez de vous livrer
Aux mouvements d'une me douce et bonne.
A son amant Agns doit inspirer
Des sentiments dignes de sa couronne. "
Agns reprit : " Ah ! laissez-moi pleurer ! "


CHANT XX

Argument.- Comment Jeanne tomba dans une trange tentation ;
tendre tmrit de son ne ; belle rsistance de la Pucelle.

L'homme et la femme est chose bien fragile ;
Sur la vertu gardez-vous de compter :
Ce vase est beau, mais il est fait d'argile,
Un rien le casse : on peut le rajuster,
Mais ce n'est pas entreprise facile.
Garder ce vase avec prcaution,
Sans le ternir, croyez-moi, c'est un rve :
Nul n'y parvient ; tmoin le mari d've,
Et le vieux Loth, et l' aveugle Samson,
David le saint, le sage Salomon,
Et vous surtout, sexe doux, sexe aimable,
Tant du nouveau que du vieux Testament,
Et de l'histoire, et mme de la fable.
Sexe dvot, je pardonne aisment
Vos petits tours et vos petits caprices,
Vos doux refus, vos charmants artifices ;
Mais j'avouerai qu'il est de certains cas,
De certains gots que je n'excuse pas.
J'ai vu parfois une bamboche, un singe,
Gros, court, tann, tout velu sous le linge,
Comme un blondin caress dans vos bras :
J'en suis fch pour vos tendres appas.
Un ne ail vaut cent fois mieux peut-tre
Qu'un fat en robe et qu'un lourd petit-matre.
Sexe adorable, qui j'ai consacr
Le don des vers dont je fus honor,
Pour vous instruire il est temps de connatre
L'erreur de Jeanne, et comme un beau grison
Pour un moment gara sa raison :
Ce n'est pas moi, c'est le sage Trithme,
Ce digne abb, qui vous parle lui-mme.

Le gros damn de pre Grisbourdon,
Terrible encor au fond de sa chaudire,
En blasphmant cherchait l'occasion
De se venger de la Pucelle altire,
Par qui l-haut d'un coup d'estramaon
Son chef tondu fut priv de son tronc.
Il s'criait : " O Belzbuth ! mon pre,
Ne pourrais-tu dans quelque gros pch
Faire tomber cette Jeanne svre ?
J'y crois, pour moi, ton honneur attach. "
Comme il parlait, arriva plein de rage
Hermaphrodix au tnbreux rivage,
Son eau bnite encor sur le visage.
Pour se venger, l'amphibie animal
Vint s'adresser l'auteur de tout mal.
Les voil donc tous les trois qui conspirent
Contre une femme. Hlas ! le plus souvent,
Pour les sduire il n'en fallut pas tant.
Depuis longtemps tous les trois ils apprirent
Que Jeanne d'Arc dessous son cotillon
Gardait les clefs de la ville assige,
Et que le sort de la France afflige
Ne dpendait que de sa mission.
L'esprit du diable a de l'invention :
Il courut vite observer sur la terre
Ce que faisaient ses amis d'Angleterre ;
En quel tat et de corps et d'esprit
Se trouvait Jeanne aprs le grand conflit.
Le roi, Dunois, Agns alors fidle,
L'ne, Bonneau, Bonifoux, la Pucelle,
taient entrs vers la nuit dans le fort,
En attendant quelque nouveau renfort.
Des assigs la brche rpare
Aux assaillants ne permet plus l'entre.
Des ennemis la troupe est retire.
Les citoyens, le roi Charle, et Bedfort,
Chacun chez soi soupe en hte et s'endort.
Muses, tremblez de l'trange aventure
Qu'il faut apprendre la race future ;
Et vous, lecteur, en qui le ciel a mis
Les sages gots d'une tendresse pure,
Remerciez et Dunois et Denys,
Qu'un grand pch n'ait pas t commis.

Il vous souvient que je vous ai promis
De vous conter les galantes merveilles
De ce Pgase aux deux longues oreilles,
Qui combattit, sous Jeanne et sous Dunois,
Les ennemis des filles et des rois.
Vous l'avez vu sur ses ailes dores
Porter Dunois aux lombardes contres :
Il en revint ; mais il revint jaloux.
Vous savez bien qu'en portant la Pucelle,
Au fond du coeur il sentit l'tincelle
De ce beau feu, plus vif encor que doux,
Ame, ressort, et principe des mondes,
Qui dans les airs, dans les bois, dans les ondes,
Produit les corps et les anime tous.
Ce feu sacr, dont il nous reste encore
Quelques rayons dans ce monde puis,
Fut pris aux ciel pour animer Pandore.
Depuis ce temps le flambeau s'est us :
Tout est fltri ; la force languissante
De la nature, en nos malheureux jours,
Ne produit plus que d'imparfaits amours.
S'il est encor une flamme agissante,
Un germe heureux des principes divins,
Ne cherchez pas chez Vnus Uranie,
Ne cherchez pas chez les faibles humains ;
Adressez-vous aux hros d'Arcadie.

Beaux Cladons, que des objets vainqueurs
Ont enchans par des liens de fleurs ;
Tendres amants en cuirasse, en soutane,
Prlats, abbs, colonels, conseillers,
Gens du bel air, et mme cordeliers,
En fait d'amour, dfiez-vous d'un ne.
Chez les Latins le fameux ne d'or,
Si renomm par sa mtamorphose,
De celui-ci n'approchait pas encor :
Il n'tait qu'homme, et c'est bien peu de chose.

L'abb Trithme, esprit sage et discret,
Et plus savant que le pdant Larchet,
Modeste auteur de cette noble histoire,
Fut effray plus qu'on ne saurait croire,
Quand il fallut, aux sicles venir,
De ces excs transmettre la mmoire.
De ses trois doigts il eut peine tenir
Sur son papier sa plume pouvante ;
Elle tomba : mais son me agite
Se rassura, faisant rflexion
Sur la malice et le pouvoir du diable.

Du genre humain cet ennemi coupable
Est tentateur de sa profession ;
Il prend les gens en sa possession ;
De tout pch ce pre formidable,
Rival de Dieu, sduisit autrefois
Ma chre mre, un soir au coin d'un bois,
Dans son jardin. Ce serpent hypocrite
Lui fit manger une pomme maudite :
Mme on prtend qu'il fit encore pis.
On la chassa de son beau paradis.
Depuis ce jour Satan dans nos familles
A gouvern nos femmes et nos filles.
Le bon Trithme en avait dans son temps
Vu de ses yeux des exemples touchants.
Voici comment ce grand homme raconte
Du saint baudet l'insolence et la honte.

La grosse Jeanne, au visage vermeil,
Qu'ont rafrachi les pavots du sommeil,
Entre ses draps doucement recueillie,
Se rappelait les destins de sa vie.
De tant d'exploits son jeune coeur flatt
A saint Denys n'en donna pas la gloire ;
Elle conut un grain de vanit.
Denys, fch, comme on peut bien le croire,
Pour la punir, laissa quelques moments
Sa protge au pouvoir de ses sens.
Denys voulut que sa Jeanne qu'il aime
Connt enfin ce qu'on est par soi-mme,
Et qu'une femme, en toute occasion,
Pour se conduire besoin d'un patron.
Elle fut prte devenir la proie
D'un pige affreux que tendit le dmon :
On va bien loin sitt qu'on se fourvoie.

Le tentateur, qui ne nglige rien,
Prenait son temps ; il le prend toujours bien.
Il est partout : il entra par adresse
Au corps de l'ne, il forma son esprit,
Valeur des sons sa langue il apprit,
De sa voix rauque adoucit la rudesse,
Et l'instruisit aux finesses de l'art
Approfondi par Ovide et Bernard.

L'ne clair surmonta toute honte ;
De l'curie adroitement il monte
Au pied du lit o, dans un doux repos,
Jeanne en son coeur repassait ses travaux ;
Puis doucement s'accroupissant prs d'elle,
Il la loua d'effacer les hros,
D'tre invincible, et surtout d'tre belle.
Ainsi jadis le serpent sducteur,
Quand il voulut subjuguer notre mre,
Lui fit d'abord un compliment flatteur :
L'art de louer commena l'art de plaire.

" O suis-je ? ciel ! s'cria Jeanne d'Arc :
Qu'ai-je entendu ? par Saint Luc ! par saint Marc !
Est-ce mon ne ? merveille ! prodige !
Mon ne parle, et mme il parle bien ! "

L'ne genoux, composant son maintien,
Lui dit : " O d'Arc ! ce n'est point un prestige ;
Voyez en moi l'ne de Canaan :
Je fus nourri chez le vieux Balaam ;
Chez les paens Balaam tait prtre,
Moi j'tais Juif ; et sans moi mon cher matre
Aurait maudit tout ce bon peuple lu,
Dont un grand mal ft sans doute advenu.
Adona rcompensa mon zle ;
Au vieil noc bientt on me donna :
noc avait une vie immortelle ;
J'en eus autant ; et le matre ordonna
Que le ciseau de la Parque cruelle
Respecterait le fil de mes beaux ans.
Je jouis donc d'un ternel printemps.
De notre pr le matre dbonnaire
Me permit tout, hors un cas seulement :
Il m'ordonna de vivre chastement.
C'est pour un ne une terrible affaire.
Jeune et sans frein dans ce charmant sjour,
Matre de tout, j'avais droit de tout faire,
Le jour, la nuit, tout, except l'amour.
J'obis mieux que ce premier sot homme,
Qui perdit tout pour manger une pomme.
Je fus vainqueur de mon temprament ;
La chair se tut ; je n'eus point de faiblesses ;
Je vcus vierge : or savez-vous comment ?
Dans le pays il n'tait point d'nesses.
Je vis couler, content de mon tat,
Plus de mille ans dans ce doux clibat.

" Lorsque Bacchus vint du fond de la Grce
Porter le thyrse, et la gloire, et l'ivresse,
Dans les pays par le Gange arross,
A ce hros je servis de trompette :
Les Indiens par nous civiliss
Chantent encor ma gloire et leur dfaite.
Silne et moi nous sommes plus connus
Que tous les grands qui suivirent Bacchus.
C'est mon nom seul, ma vertu signale,
Qui fit depuis tout l'honneur d'Apule.

" Enfin l-haut, dans ces plaines d'azur,
Lorsque saint George, vos Franais si dur,
Ce fier saint George, aimant toujours la guerre,
Voulut avoir un coursier d'Angleterre ;
Quand saint Martin, fameux par son manteau,
Obtint encore un cheval assez beau ;
Monsieur Denys, qui fait comme eux figure,
Voulut, comme eux, avoir une monture :
Il me choisit, prs de lui m'appela ;
Il me fit don de deux brillantes ailes ;
Je pris mon vol aux votes ternelles ;
Du grand saint Roch le chien me festoya ;
J'eus pour ami le porc de saint Antoine,
Cleste porc, emblme de tout moine ;
D'trilles d'or mon matre m'trilla ;
Je fus nourri de nectar, d'ambroisie :
Mais, ma Jeanne ! une si belle, vie
N'approche pas du plaisir que je sens
Au doux aspect de vos charmes puissants.
Le chien, le porc, et George, et Denys mme,
Ne valent pas votre beaut suprme.
Croyez surtout que de tous les emplois
O m'leva mon toile bnigne,
Le plus heureux, le plus selon mon choix,
Et dont je suis peut-tre le plus digne,
Est de servir sous vos augustes lois.
Quand j'ai quitt le ciel et l'empyre,
J'ai vu par vous ma fortune honore.
Non, je n'ai pas abandonn les cieux,
J'y suis encor ; le ciel est dans vos yeux. "
A ce discours, peut-tre tmraire,
Jeanne sentit une juste colre.
Aimer un ne, et lui donner sa fleur !
Souffrirait-elle un pareil dshonneur,
Aprs avoir sauv son innocence
Des muletiers et des hros de France,
Aprs avoir, par la grce d'en haut,
Dans le combat mis Chandos en dfaut ?
Mais que cet ne, ciel ! a de mrite !

Ne vaut-il pas la chvre favorite
D'un Calabrois, qui la pare de fleurs ?
" Non, disait-elle, cartons ces horreurs.
Tous ces pensers formaient une tempte
Au coeur de Jeanne, et confondaient sa tte,
Ainsi qu'on voit sur les profondes mers
Les fiers tyrans des ondes et des airs,
L'un accourant des cavernes australes,
L'autre sifflant des glaces borales,
Battre un vaisseau cinglant sur l'Ocan
Vers Sumatra, Bengale, ou Celan :
Tantt la nef aux cieux semble porte,
Prs des rochers tantt elle est jete,
Tantt l'abme est prt l'engloutir,
Et des enfers elle parat sortir.

L'enfant malin qui tient sous son empire
Le genre humain, les nes, et les dieux,
Son arc en main, planait au haut des cieux,
Et voyait Jeanne avec un doux sourire.
De Jeanne d'Arc le grand coeur en secret
tait flatt de l'tonnant effet
Que produisait sa beaut singulire
Sur le sens lourd d'une me si grossire.
Vers son amant elle avana la main,
Sans y songer ; puis la tira soudain.
Elle rougit, s'effraye, et se condamne ;
Puis se rassure, et puis lui dit : " Bel ne,
Vous concevez un chimrique espoir ;
Respectez plus ma gloire et mon devoir ;
Trop de distance est entre nos espces ;
Non, je ne puis approuver vos tendresses ;
Gardez-vous bien de me pousser bout. "

L'ne reprit : " L'amour gale tout.
Songez au cygne qui Lda fit fte,
Sans cesser d'tre une personne honnte.
Connaissez-vous la fille de Minos,
Pour un taureau ngligeant des hros,
Et soupirant pour son beau quadrupde ?
Sachez qu'un aigle enleva Ganymde,
Et que Philyre avait favoris
Le dieu des mers en cheval dguis. "

Il poursuivait son discours ; et le diable,
Premier auteur des crits de la fable,
Lui fournissait ces exemples frappants,
Et mettait l'ne au rang de nos savants.

Tandis qu'il parle avec tant d'lgance,
Le grand Dunois, qui prs de l couchait,
Prtait l'oreille, tait tout stupfait
Des traits hardis d'une telle loquence.
Il voulut voir le hros qui parlait,
Et quel rival l'Amour lui suscitait.
Il entre, il voit ( prodige ! merveille !)
Le possd porteur de longue oreille,
Et ne crut pas encor ce qu'il voyait.

Jadis Vnus fut ainsi confondue,
Lorsqu'en un rets form de fils d'airain,
Aux yeux des dieux le malheureux Vulcain
Sous le dieu Mars la montra toute nue.
Jeanne, aprs tout, n'a point t vaincue ;
Le bon Denys ne l'abandonnait pas ;
Prs de l'abme il affermit ses pas ;
Il la soutint dans ce pril extrme.
Jeanne s'indigne et rentre en elle-mme :
Comme un soldat dans son poste endormi,
Qui se rveille aux premires alarmes,
Frotte ses yeux, saute en pied, prend les armes,
S'habille en hte, et fond sur l'ennemi.

De Dbora la lance redoutable
tait chez Jeanne auprs de son chevet,
Et de malheur souvent la prservait.
Elle la prend ; la puissance du diable
Ne tint jamais contre ce fer divin.
Jeanne et Dunois fondent sur le malin.
Le malin court, et sa voix effrayante
Fait retentir Blois, Orlans, et Nante ;
Et les baudets dans le Poitou nourris
Du mme ton rpondaient ses cris.
Satan fuyait ; mais dans sa course prompte
Il veut venger les Anglais et sa honte ;
Dans Orlans il vole comme lui trait
Droit au logis du prsident Louvet.
Il s'y tapit dans le corps de madame :
Il tait sr de gouverner cette me ;
C'tait son bien ; le perfide est instruit
Du mal secret qui tient la prsidente,
Il sait qu'elle aime, et que Talbot l'enchante.
Le vieux serpent en secret la conduit
Il la dirige, il l'enflamme, il espre
Qu'elle pourra prter son ministre
Pour introduire aux remparts d'Orlans
Le beau Talbot et ses fiers combattants :
En travaillant pour les Anglais qu'il aime,
Il sait assez qu'il combat pour lui-mme.



CHANT XXI

Argument.- Pudeur de Jeanne dmontre. Malice du diable. Rendez-vous
donn par la prsidente Louvet au grand Talbot. Services rendus
par frre Lourdis. Belle conduite de la discrte Agns. Repentir
de l'ne. Exploits de la Pucelle. Triomphe du grand roi Charles VII


Mon cher lecteur sait par exprience
Que ce beau dieu qu'on nous peint dans l'enfance,
Et dont les jeux ne sont pas jeux d'enfants,
A deux carquois tout fait diffrents :
L'un a des traits dont la douce piqre
Se fait sentir sans danger, sans douleur,
Crot par le temps, pntre au fond du coeur,
Et vous y laisse une vive blessure.
Les autres traits sont un feu dvorant
Dont le coup part et brle au mme instant.
Dans les cinq sens ils portent le ravage,
Un rouge vif allume le visage,
D'un nouvel tre on se croit anim,
D'un nouveau sang le corps est enflamm,
On n'entend rien ; le regard tincelle.
L'eau sur le feu bouillonnant grand bruit,
Qui sur ses bords s'lve, chappe, et fuit,
N'est qu'une image imparfaite, infidle,
De ces dsirs dont l'excs vous poursuit.

Profanateurs indignes de mmoire,
Vous qui de Jeanne avez souill la gloire,
Vils crivains, qui, du mensonge pris,
Falsifiez les plus sages crits,
Vous prtendez que ma Pucelle Jeanne
Pour son grison sentit ce feu profane ;
Vous imprimez qu'elle a mal combattu ;
Vous insultez son sexe et sa vertu.
D'crits honteux, compilateurs infmes,
Sachez qu'on doit plus de respect aux dames.
Ne dites point que Jeanne a succomb :
Dans cette erreur nul savant n'est tomb,
Nul n'avana des faussets pareilles.
Vous confondez et les faits et les temps,
Vous corrompez les plus rares merveilles ;
Respectez l'ne et ses faits clatants ;
Vous n'avez pas ses fortuns talents,
Et vous avez de plus longues oreilles.
Si la Pucelle, en cette occasion,
Vit d'un regard de satisfaction
Les feux nouveaux qu'inspirait sa personne,
C'est vanit qu' son sexe on pardonne,
C'est amour-propre, et non pas l'autre amour.

Pour achever de mettre en tout son jour
De Jeanne d'Arc le lustre internissable,
Pour vous prouver qu'aux malices du diable,
Aux fiers transports de cet ne loquent,
Son noble coeur tait inbranlable,
Sachez que Jeanne avait un autre amant
C'tait Dunois, comme aucun ne l'ignore ;
C'est le btard que son grand coeur adore.
On peut d'un ne couter les discours,
On peut sentir un vain dsir de plaire ;
Cette passade, innocente et lgre,
Ne trahit point de fidles amours.

C'est dans l'histoire une chose avre
Que ce hros, ce sublime Dunois
tait bless d'une flche dore,
Qu'Amour tira de son premier carquois.
Il commanda toujours sa tendresse ;
Son coeur altier n'admit point de faiblesse ;
Il aimait trop et l'tat et le roi ;
Leur intrt fut sa premire loi.

O Jeanne ! il sait que ton beau pucelage
De la victoire est le prcieux gage ;
Il respectait Denys et tes appas :
Semblable au chien courageux et fidle,
Qui, rsistant la faim qui l'appelle,
Tient la perdrix et ne la mange pas.
Mais quand il vit que le baudet cleste
Avait parl de sa flamme funeste,
Dunois voulut en parler son tour.
Il est des temps o le sage s'oublie.
C'tait, sans doute, une grande folie
Que d'immoler sa patrie l'amour.
C'tait tout perdre ; et Jeanne, encor honteuse
D'avoir d'un ne cout les propos,
Rsistait mal ceux de son hros.
L'amour pressait son me vertueuse :
C'en tait fait, lorsque son doux patron
Du haut du ciel dtacha son rayon,
Ce rayon d'or, sa gloire et sa monture,
Qui transporta sa bate figure,
Quand il chercha, par ses soins vigilants,
Un pucelage aux remparts d'Orlans.
Ce saint rayon, frappant au sein de Jeanne,
En carta tout sentiment profane.
Elle cria : " Cher btard, arrtez ;
Il n'est pas temps, nos amours sont compts :
Ne gtons rien notre destine.
C'est vous seul que ma foi s'est donne ;
Je vous promets que vous aurez ma fleur :
Mais attendons que votre bras vengeur,
Votre vertu, sous qui le Breton tremble,
Ait du pays chass l'usurpateur :
Sur des lauriers nous coucherons ensemble. "

A ce propos le btard s'adoucit ;
Il couta l'oracle et se soumit.
Jeanne reut son pur et doux hommage
Modestement, et lui donna pour gage
Trente baisers chastes, pleins de pudeur,
Et tels qu'un frre en reoit de sa soeur.
Dans leurs dsirs tous deux ils se continrent,
Et de leurs faits honntement convinrent.
Denys les voit ; Denys, trs-satisfait,
De ses projets pressa le grand effet.

Le preux Talbot devait, cette nuit mme,
Dans Orlans entrer par stratagme ;
Exploit nouveau pour ses Anglais hautains,
Tous gens senss, mais plus hardis que fins.

O dieu d'amour ! faiblesse ! puissance !
Amour fatal, tu fus prs de livrer
Aux ennemis ce rempart de la France.
Ce que l'Anglais n'osait plus esprer,
Ce que Bedfort et son exprience,
Ce que Talbot et sa rare vaillance
Ne purent faire, Amour, tu l'entrepris !
Tu fais nos maux, cher enfant, et tu ris !

Si dans le cours de ses vastes conqutes
Il effleura de ses flches honntes
Le coeur de Jeanne, il lana d'autres coups
Dans les cinq sens de notre prsidente.
Il la frappa de sa main triomphante
Avec les traits qui rendent les gens fous.
Vous avez vu la fatale escalade,
L'assaut sanglant, l'horrible canonnade,
Tous ces combats, tous ces hardis efforts,
Au haut des murs, en dedans, en dehors,
Lorsque Talbot et ses fires cohortes
Avaient bris les remparts et les portes,
Et que sur eux tombaient du haut des toits
Le fer, la flamme, et la mort la fois.
L'ardent Talbot avait, d'un pas agile,
Sur des mourants pntr dans la ville,
Renversant tout, criant haute voix :
" Anglais ! entrez : bas les armes, bourgeois !
Il ressemblait au grand dieu de la guerre,
Qui sous ses pas fait retentir la terre,
Quand la Discorde, et Bellone, et le Sort,
Arment son bras, ministre de la mort.

La prsidente avait une ouverture
Dans son logis aupr d'une masure,
Et par ce trou contemplait son amant,
Ce casque d'or, ce panache ondoyant,
Ce bras arm, ces vives tincelles
Qui s'lanaient du rond de ses prunelles,
Ce port altier, cet air d'un demi-dieu.
La prsidente en tait tout en feu,
Hors de ses sens, de honte dpouille.
Telle autrefois, d'une loge grille,
Madame Audou, dont l'Amour prit le coeur,
Lorgnait Baron, cet immortel acteur ;
D'un oeil ardent dvorait sa figure,
Son beau maintien, ses geste, sa parure ;
Mlait tout bas sa voix ses accents,
Et recevait l'amour par tous les sens.

Chez la Louvet vous savez que le diable
tait entr sans se rendre importun ;
Et que le diable et l'Amour, c'est tout un.
L'archange noir, de mal insatiable,
Prit la cornette et les traits de Suzon
Qui ds longtemps servait dans la maison ;
Fille entendue, active, ncessaire,
Coiffant, frisant, portant des billets doux,
Savante en l'art de conduire une affaire,
Et mnageant souvent deux rendez-vous,
L'un pour sa dame, et puis l'autre pour elle.
Satan, cach sous l'air de la donzelle,
Tint ce discours notre grosse belle :

" Vous connaissez mes talents et mon coeur
Je veux servir votre innocente ardeur ;
Votre intrt d'assez prs me concerne.
Mon grand cousin est de garde ce soir,
En sentinelle certaine poterne ;
L, sans risquer que votre honneur soit terne,
Le beau Talbot peut en secret vous voir.
crivez-lui ; mon grand cousin est sage,
Il vous fera trs-bien votre message. "
La prsidente crit un beau billet,
Tendre, emport : chaque mot porte l'me
La volupt, les dsirs, et la flamme :
On voyait bien que le diable dictait.
Le grand Talbot, habile ainsi que tendre,
Au rendez-vous fit serment de se rendre :
Mais il jura que, dans ce doux conflit,
Par les plaisirs il irait la gloire ;
Et tout fut prt afin qu'au saut du lit
Il ne ft plus qu'un saut la victoire.

Il vous souvient que le frre Lourdis
Fut envoy, par le grand saint Denys,
Chez les Anglais pour lui rendre service.
Il tait libre et chantait son office,
Disait sa messe, et mme confessait.
Le preux Talbot sur sa foi le laissait,
Ne jugeant pas qu'un rustre, un imbcile,
Un moine pais, excrment de couvent,
Qu'il avait fait fesser publiquement,
Pt traverser un gnral habile.
Le juste ciel en jugeait autrement.
Dans ses dcrets il se complat souvent
A se moquer des plus grands personnages.
Il prend les sots pour confondre les sages.
Un trait d'esprit, venant du paradis,
Illumina le crne de Lourdis.
De son cerveau la matire paissie
Devint lgre, et fut moins obscurcie ;
Il s'tonna de son discernement.
Las ! nous pensons, le bon Dieu sait comment !
Connaissons-nous quel ressort invisible
Rend la cervelle ou plus ou moins sensible ?
Connaissons-nous quels atomes divers
Font l'esprit juste ou l'esprit de travers,
Dans quels recoins du tissu cellulaire
Sont les talents de Virgile ou d'Homre,
Et quel levain, charg d'un froid poison,
Forme un Thersite, un Zole, un Frron ?
Un intendant de l'empire de Flore
Prs d'un oeillet voit la cigu clore ;
La cause en est au doigt du Crateur ;
Elle est cache aux yeux de tout docteur
N'imitons pas leur babil inutile.

Lourdis d'abord devint trs-curieux ;
Utilement ii employa ses yeux.
Il vit marcher sur le soir, vers la ville,
Des cuisiniers qui portaient la file
Tous les apprts pour un repas exquis ;
Truffes, jambons, glinottes, perdrix ;
De gros flacons panse cisele
Rafrachissaient, dans la glace pile,
Ce jus brillant, ces liquides rubis
Que tient Cteaux, dans ses caveaux bnis.
Vers la poterne on marchait en silence ;
Lourdis alors fut rempli de science,
Non de latin, mais de cet art heureux
De se conduire en ce monde scabreux.
Il fut dou d'une douce faconde,
Devint accort, attentif, avis,
Regardant tout du coin d'un oeil rus,
Fin courtisan, plein d'astuce profonde,
Le moine, enfin, le plus moine du monde.
Ainsi l'on voit en tout temps ses pareils
De la cuisine entrer dans les conseils ;
Brouillons en paix, intrigants dans la guerre,
Rgnant d'abord chez le grossier bourgeois,
Puis se glissant au cabinet des rois,
Et puis enfin, troublant toute la terre ;
Tantt adroits et tantt insolents,
Renards ou loups, ou singes ou serpents :
Voil pourquoi les Bretons mcrants
De leur engeance ont purg l'Angleterre.

Notre Lourdis gagne un petit sentier,
Qui par un bois mne au royal quartier.
En son esprit roulant ce grand mystre,
Il va trouver Bonifoux son confrre.
Dom Bonifoux, en ce mme moment,
Sur les destins rvait profondment ;
Il mesurait cette chane invisible
Qui tient lis les destins et les temps,
Les petits faits, les grands vnements,
Et l'autre monde, et le monde sensible.
Dans son esprit il les combine tous,
Dans les effets voit la cause et l'admire ;
Il en suit l'ordre : il sait qu'un rendez-vous
Peut renverser ou sauver un empire.
Le confesseur se souvenait encor
Qu'on avait vu les trois fleurs de lis d'or
En champ d'albtre la fesse d'un page,
D'un page anglais : surtout il envisage
Les murs tombs du mage Hermaphrodix.
Ce qui surtout l'tonne davantage,
C'est le bon sens, c'est l'esprit de Lourdis.
Il connut bien qu' la fin saint Denys
De cette guerre aurait tout l'avantage.

Lourdis se fait prsenter poliment
Par Bonifoux la royale amie ;
Sur sa beaut lui fait son compliment,
Et sur le roi ; puis il lui dit comment
Du grand Talbot la prudence endormie
A pour le soir un rendez-vous donn
Vers la poterne, o ce dtermin
Est attendu par la Louvet qui l'aime.
" On peut, dit-il, user d'un stratagme,
Suivre Talbot, et le surprendre l,
Comme Samson le fut par Dalila.
Divine Agns, proposez cette affaire
Au grand roi Charle. - Ah ! mon rvrend pre,
Lui dit Agns, pensez-vous que le roi
Puisse toujours tre amoureux de moi ?
-- Je n'en sais rien : je pense qu'il se damne,
Rpond Lourdis ; ma robe le condamne,
Mon coeur l'absout. Ah ! qu'ils sont fortuns
Ceux qui pour vous seront un jour damns ! "
Agns reprit : " Moine, votre rponse
Est bien flatteuse, et de l'esprit annonce. "
Puis dans un coin le tirant l'cart,
Elle lui dit : " Auriez-vous par hasard
Chez les Anglais vu le jeune Monrose ? "
Le moine noir l'entendit finement :
" Oui, je l'ai vu, dit-il, il est charmant. "
Agns rougit, baisse les yeux, compose
Son beau visage ; et prenant par la main
L'adroit Lourdis, le mne avant nuit close
Au cabinet de son cher suzerain.

Lourdis y fit un discours plus qu'humain.
Le roi Charlot, qui ne le comprit gure,
Fit assembler son conseil souverain,
Ses aumniers et son conseil de guerre.
Jeanne, au milieu des hros ses pareils,
Comme au combat assistait aux conseils.
La belle Agns, d'une faon gentille,
Discrtement travaillant l'aiguille,
De temps en temps donnait de bons avis,
Qui du roi Charle taient toujours suivis.

On proposa de prendre avec adresse
Sous les remparts Talbot et sa matresse :
Tels dans les cieux le Soleil et Vulcain
Surprirent Mars avec son Aphrodise.
On prpara cette grande entreprise,
Qui demandait et la tte et la main.
Dunois d'abord prit le plus long chemin,
Fit une marche et pnible et savante,
Effort de l'art, que dans l'histoire on vante.
Entre la ville et l'arme on passa,
Vers la poterne enfin on se plaa.
Talbot gotait avec sa prsidente
Les premiers fruits d'une union naissante,
Se promettant que du lit aux combats,
En vrai hros, il ne ferait qu'un pas.
Six rgiments devaient suivre la file.
L'ordre est donn. C'tait fait de la ville.
Mais ses guerriers, de la veille engourdis,
Ptrifis d'un sermon de Lourdis,
Billaient encore et se mouvaient peine ;
L'un contre l'autre ils dormaient dans la plaine.
O grand miracle ! pouvoir de Denys !

Jeanne et Dunois, et la brillante lite
Des chevaliers qui marchaient leur suite,
Bordaient dj, sous les murs d'Orlans,
Les longs fosss du camp des assigeants.
Sur un cheval venu de Barbarie,
Le seul que Charle et dans son curie,
Jeanne avanait, en tenant d'une main
De Dbora l'estramaon divin ;
A son ct pendait la noble pe
Qui d'Holopherne a la tte coupe.
Notre Pucelle, avec dvotion,
Fit Denys tout bas cette oraison :
" Toi qui daignas ma faiblesse, obscure,
Dans Domremi, confier cette armure,
Sois le soutien de ma fragilit.
Pardonne-moi, si quelque vanit
Flatta mes sens quand ton ne infidle
S'mancipa jusqu' me trouver belle.
Mon cher patron, daigne te souvenir
Que c'est par moi que tu voulus punir
De ces Anglais les ardeurs enrages,
Qui polluaient des nonnes affliges.
Un plus grand cas se prsente aujourd'hui :
Je ne puis rien sans ton divin appui.
Prte ta force au bras de ta servante ;
Il faut sauver la patrie expirante,
Il faut venger les lis de Charles sept,
Avec l'honneur du prsident Louvet.
Conduis fin cette aventure honnte ;
Ainsi le ciel te conserve la tte ! "

Du haut du ciel saint Denys l'entendit,
Et dans le camp son ne la sentit :
Il sentit Jeanne ; et d'un battement d'aile,
La tte haute, il s'envole vers elle.
Il s'agenouille, il demande pardon
Des attentats de sa tendresse impure.
" Je fus, dit-il, possd du dmon ;
Je m'en repens. " Il pleure, il la conjure
De le monter ; il ne saurait souffrir
Que sous sa Jeanne un autre ose courir.
Jeanne vit bien qu'une vertu divine
Lui ramenait la volatile asine.
Au pnitent sa grce elle accorda,
Fessa son ne, et lui recommanda
D'tre jamais plus discret et plus sage.
L'ne le jure, et, rempli de courage,
Fier de sa charge, il la porte dans l'air.

Sur les Anglais il fond comme un clair,
Comme un clair que la foudre accompagne.
Jeanne eu volant inonde la campagne
De flots de sang, de membres disperss,
Coupe cent cous l'un sur l'autre entasss.

Dans son croissant de la nuit la courrire
Lui fournissait sa douteuse lumire.
L'Anglais surpris, encor tout tourdi,
Regarde en haut d'o le coup est parti ;
Il ne voit point la lance qui le tue.
La troupe fuit, gare, perdue,
Et va tomber dans les mains de Dunois.
Charles se voit le plus heureux des rois.
Ses ennemis ses coups se prsentent,
Tels que perdreaux en l'air parpills,
Tombant en foule et par le chien pills,
Sous le fusil la bruyre ensanglantent.
La voix de l'ne inspire la terreur ;
Jeanne d'en haut tend son bras vengeur,
Poursuit, pourfend, perce, coupe, dchire ;
Dunois assomme ; et le bon Charles tire
A son plaisir tout ce qui fuit de peur.

Le beau Talbot, tout enivr des charmes
De sa Louvet, et de plaisirs rendu,
Sur son beau sein mollement tendu,
A sa poterne entend le bruit des armes ;
Il en triomphe. Il disait part soi :
" Voil mes gens, Orlans est moi. "
Il s'applaudit de ses ruses habiles.
" Amour, dit-il, c'est toi qui prends les villes. "
Dans cet espoir Talbot encourag
Donne sa belle un baiser de cong.
Il sort du lit, il s'habille, il s'avance,
Pour recevoir les vainqueurs de la France.

Auprs de lui le grand Talbot n'avait
Qu'un cuyer, qui toujours le suivait ;
Grand confident et rempli de vaillance,
Digne vassal d'un si galant hros,
Gardant sa lance ainsi que les manteaux.
" Entrez, amis, saisissez votre proie, "
Criait Talbot ; mais courte fut sa joie.
Au lieu d'amis, Jeanne, la lance en main,
Fondait vers lui sur son ne divin.
Deux cents Francais entrent par la poterne ;
Talbot frmit, la terreur le consterne.
Ces bons Franais criaient : " Vive le roi !
A boire, boire, avanons ; marche moi !
A moi, Gascons, Picards ! qu'on s'vertue,
Point de quartier ! les voil, tire, tue ! "

Talbot, remis du long saisissement
Que lui causa le premier mouvement,
A sa poterne ose encor se dfendre :
Tel, tout sanglant, dans sa patrie en cendre,
Le fils d'Anchise attaquait son vainqueur.
Talbot combat avec plus de fureur,
Il est Anglais ; l'cuyer le seconde :
Talbot et lui combattraient tout un monde.
Tantt de front, et tantt dos dos,
De leurs vainqueurs ils repoussent les flots ;
Mais la fin leur vigueur puise
Cde au Franais une victoire aise.
Talbot se rend, mais sans tre abattu.
Jeanne et Dunois prisrent sa vertu.
Ils vont tous deux, de manire engageante,
Au prsident rendre la prsidente.
Sans nul soupon il la reoit trs-bien :
Les bons maris ne savent jamais rien.
Louvet toujours ignora que la France
A sa Louvet devait sa dlivrance.

Du haut des cieux Denys applaudissait ;
Sur son cheval saint George frmissait ;
L'ne entonnait son octave corchante,
Qui des Bretons redoublait l'pouvante.
Le roi, qu'on mit au rang des conqurants,
Avec Agns soupa dans Orlans.
La mme nuit, la fire et tendre Jeanne,
Ayant au ciel renvoy son bel ne,
De son serment accomplissant les lois,
Tint sa parole son ami Dunois.
Lourdis, ml dans la troupe fidle,
Criait encore : " Anglais ! elle est pucelle ! "

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FIN DU TEXTE
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------------------------- FIN DU FICHIER pucelle1 --------------------------------