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Version 1.1, Aout 1999

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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------

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<IDENT homecu>
<IDENT_AUTEURS voltaire>
<IDENT_COPISTES lesueurjr>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
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<DROITS 0>
<TITRE L'homme aux quarante cus>
<GENRE prose>
<AUTEUR Voltaire>
<COPISTE Jean-Rodolphe LESUEUR>
<NOTESPROD>
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER homecu1 --------------------------------

VOLTAIRE - L'homme aux quarante cus -



L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Un vieillard, qui toujours plaint le prsent et vante le pass, me disait : " Mon ami, la France n'est pas aussi riche qu'elle l'a t sous Henri IV. Pourquoi? C'est que les terres ne sont pas si bien cultives; c'est que les hommes manquent la terre, et que le journalier ayant enchri son travail, plusieurs colons laissent leurs hritages en friche.

- D'o vient cette disette de manuvres?

- De ce que quiconque s'est senti un peu d'industrie a embrass les mtiers de brodeur, de ciseleur, d'horloger, d'ouvrier en soie, de procureur, ou de thologien. C'est que la rvocation de l'dit de Nantes a laiss un trs grand vide dans le royaume; que les religieuses et les mendiants se sont multiplis, et qu'enfin chacun a fui, autant qu'il a pu, le travail pnible de la culture, pour laquelle Dieu nous a fait natre, et que nous avons rendue ignominieuse, tant nous sommes senss!

" Une autre cause de notre pauvret est dans nos besoins nouveaux. Il faut payer nos voisins quatre millions d'un article, et cinq ou six d'un autre, pour mettre dans notre nez une poudre puante venue de l'Amrique; le caf, le th, le chocolat, la cochenille, l'indigo, les piceries, nous cotent plus de soixante millions par an. Tout cela tait inconnu du temps de Henri IV, aux piceries prs, dont la consommation tait bien moins grande. Nous brlons cent fois plus de bougie, et nous tirons plus de la moiti de notre cire de l'tranger, parce que nous ngligeons les ruches. Nous voyons cent fois plus de diamants aux oreilles, au cou, aux mains de nos citoyennes de Paris et de nos grandes villes qu'il n'y en avait chez toutes les dames de la cour de Henri IV, en comptant la reine. Il a fallu payer presque toutes ces superfluits argent comptant.

<< Observez surtout que nous payons plus de quinze millions de rentes sur l'Htel de Ville aux trangers, et que Henri IV, son avnement, en ayant trouv pour deux millions en tout sur cet htel imaginaire, en remboursa sagement une partie pour dlivrer l'Etat de ce fardeau.

<< Considrez que nos guerres civiles avaient fait verser en France les trsors du Mexique, lorsque don Phelippo el discreto voulait acheter la France, et que depuis ce temps-l les guerres trangres nous ont dbarrasss de la moiti de notre argent.

" Voil en partie les causes de notre pauvret. Nous la cachons sous des lambris vernis, et par l'artifice des marchandes de modes : nous sommes pauvres avec got. Il y a des financiers, des entrepreneurs, des ngociants trs riches; leurs enfants, leurs gendres, sont trs riches; en gnral la nation ne l'est pas. "

Le raisonnement de ce vieillard, bon ou mauvais, fit sur moi une impression profonde car le cur de ma paroisse, qui a toujours eu de l'amiti pour moi, m'a enseign un peu de gomtrie et d'histoire, et je commence rflchir, ce qui est trs rare dans ma province. Je ne sais s'il avait raison en tout; mais, tant fort pauvre, je n'eus pas grand peine croire que j'avais beaucoup de compagnons. a

a.Madame de Maintenon, qui en tout genre tait une femme fort entendue, except dans celui sur lequel elle consultait le trigaud et processif abb Gobelin, son confesseur; Madame de Maintenon, dis-je, dans une de ses lettres, fait le compte du mnage de son frre et de sa femme, en 1680. Le mari et la femme avaient payer le loyer d'une maison agrable; leurs domestiques taient au nombre de dix; ils avaient quatre chevaux et deux cochers, un bon dner tous les jours. Madame de Maintenon value le tout neuf mille francs par an, et met trois mille livres pour le jeu, les spectacles, les fantaisies, et les magnificences de monsieur et de madame.

Il faudrait prsent environ quarante mille livres pour mener une telle vie dans Paris; il n'en et fallu que six mille du temps de Hemi IV. Cet exemple prouve assez que le vieux bonhomme ne radote pas absolument

DSASTRE DE L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Je suis bien aise d'apprendre l'univers que j'ai une terre qui me vaudrait net quarante cus de rente, n'tait la taxe laquelle elle est impose.

Il parut plusieurs dits de quelques personnes qui, se trouvant de loisir, gouvernent l'Etat au coin de leur feu. Le prambule de ces dits tait que la puissance lgislatrice et excutrice est ne de droit divin copropritaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moiti de ce que je mange. L'normit de l'estomac de la puissance lgislatrice et excutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui prside l'ordre essentiel des socits, avait ma terre en entier! L'un est encore plus divin que l'autre.

Monsieur le contrleur gnral sait que je ne payais en tout que douze livres; que c'tait un fardeau trs pesant pour moi, et que j'y aurais succomb si Dieu ne m'avait donn le gnie de faire des paniers d'osier, qui m'aidaient supporter ma misre. Comment donc pourrai-je tout d'un coup donner au roi vingt cus?

Les nouveaux ministres disaient encore dans leur prambule qu'on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu' la pluie, et que par consquent il n'y a que les fruits de la terre qui doivent l'impt.

Un de leurs huissiers vint chez moi dans la dernire guerre; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de bl et un sac de fves, le tout valant vingt cus, pour soutenir la guerre qu'on faisait, et dont je n'ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n'y avait rien gagner du tout pour mon pays, et beaucoup perdre. Comme je n'avais alors ni bl, ni fves, ni argent, la puissance lgislatrice et excutrice me fit traner en prison, et on fit la guerre comme on put.

En sortant de mon cachot, n'ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse six chevaux; il avait six laquais, et donnait chacun d'eux pour gages le double de mon revenu. Son matre d'htel, aussi vermeil que lui, avait deux mille francs d'appointements, et lui en volait par an vingt mille. Sa matresse lui cotait quarante mille cus en six mois; je l'avais connu autrefois dans le temps qu'il tait moins riche que moi: il m'avoua, pour me consoler, qu'il jouissait de quatre cent mille livres de rente. "Vous en payez donc deux cent mille l'Etat, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons; car moi, qui n'ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j'en paye la moiti.

- Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l'Etat! Vous voulez rire, mon ami; j'ai hrit d'un oncle qui avait gagn huit millions Cadix et Surate; je n'ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place: je ne dois rien l'Etat; c'est vous de donner la moiti de votre subsistance, vous qui tes un seigneur terrien. Ne voyez-vous pas que, si le ministre des finances exigeait de moi quelques secours pour la patrie, il serait un imbcile qui ne saurait pas calculer? Car tout vient de la terre; l'argent et les billets ne sont que des gages d'change: au lieu de mettre sur une carte au pharaon cent setiers de bl, cent bufs, mille moutons, et deux cents sacs d'avoine, je joue des rouleaux d'or qui reprsentent ces denres dgotantes. Si, aprs avoir mis l'impt unique sur ces denres, on venait encore me demander de l'argent, ne voyez-vous pas que ce serait un double emploi? que ce serait demander deux fois la mme chose? Mon onde vendit Cadis pour deux millions de votre bl, et pour deux millions d'toffes fabriques avec votre laine il gagna plus de cent pour cent dans ces deux affaires. Vous concevez bien que ce profit fut fait sur des terres dj taxes : ce que mon oncle achetait dix sous de vous, il le revendait plus de cinquante francs au Mexique; et, tous frais faits, il est revenu avec huit millions.

" Vous sentez bien qu'il serait d'une horrible injustice de lui redemander quelques oboles sur les dix sous qu'il vous donna. Si vingt neveux comme moi, dont les oncles auraient gagn dans le bon temps chacun huit millions au Mexique, Buenos-Ayres, Lima, Surate ou Pondichry, prtaient seulement l'Etat chacun deux cent mille francs dans les besoins urgents de la patrie cela produirait quatre millions : quelle horreur! Payez mon ami, vous qui jouissez en paix d'un revenu clair et net de quarante cus; servez bien la patrie, et venez quelquefois dner avec ma livre.>>

Ce discours plausible me fit beaucoup rflchir, et ne me consola gure.

ENTRETIEN AVEC UN GOMTRE

Il arrive quelquefois qu'on ne peut rien rpondre, et qu'on n'est pas persuad. On est atterr sans pouvoir tre convaincu. On sent dans le fond de son me un scrupule, une rpugnance qui nous empche de croire ce qu'on nous a prouv. Un gomtre vous dmontre qu'entre un cercle et une tangente vous pouvez faire passer une infinit de lignes courbes, et que vous n'en pouvez faire passer une droite: vos yeux, votre raison, vous disent le contraire. Le gomtre vous rpond gravement que c'est l un infini du second ordre. Vous vous taisez, et vous vous en retournez tout stupfait, sans avoir aucune ide nette, sans rien comprendre, et sans rien rpliquer.

Vous consultez un gomtre de meilleure foi, qui vous explique le mystre. " Nous supposons, dit-il, ce qui ne peut tre dans la nature, des lignes qui ont de la longueur sans largeur : il est impossible, physiquement parlant, qu'une ligne relle en pntre une autre. Nulle courbe, ni nulle droite relle ne peut passer entre deux lignes relles qui se touchent: ce ne sont l que des jeux de l'entendement, des chimres idales; et la vritable gomtrie est l'art de mesurer les choses existantes."

Je fus trs content de l'aveu de ce sage mathmaticien, et je me mis rire dans mon malheur, d'apprendre qu'il y avait de la charlatanerie jusque dans la science qu'on appelle la haute science.

Mon gomtre tait un citoyen philosophe qui avait daign quelquefois causer avec moi dans ma chaumire. Je lui dis : " Monsieur, vous avez tch d'clairer les badauds de Paris sur le plus grand intrt des hommes, la dure de la vie humaine. Le ministre a connu par vous seul ce qu'il doit donner aux rentiers viagers, selon leurs diffrents ges. Vous avez propos de donner aux maisons de la ville l'eau qui leur manque, et de nous sauver enfin de l'opprobre et du ridicule d'entendre toujours crier l'eau, et de voir des femmes enfermes dans un cerceau oblong porter deux seaux d'eau, pesant ensemble trente livres, un quatrime tage auprs d'un priv. Faites-moi, je vous prie, l'amiti de me dire combien il y a d'animaux deux mains et deux pieds en France.

LE GEOMTRE

On prtend qu'il y en a environ vingt millions, et je veux bien adopter ce calcul trs probable b, en attendant qu on le vrifie; ce qui serait trs ais, et qu'on n'a pas encore fait, parce qu'on ne s'avise jamais de tout.

b. Cela est prouv par les mmoires des intendants, faits la fin du dix-septime sicle, combins avec le dnombrement par feux, compos en 1753 par ordre de Monsieur le comte d'Argenson, et surtout avec l'ouvrage trs exact de Monsieur de Mezence, fait sous les yeux de Monsieur l'intendant de la Michaudire, l'un des hommes les plus clairs.



L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Combien croyez-vous que le territoire de France contienne d'arpents?

LE GOMTRE

Cent trente millions, dont presque la moiti est en chemins, en villes, villages, landes, bruyres, marais, sables, terres striles, couvents inutiles, jardins de plaisance plus agrables qu'utiles, terrains incultes, mauvais terrains mal cultivs. On pourrait rduire les terres d'un bon rapport soixante et quinze millions d'arpents carrs; mais comptons-en quatre-vingts millions: on ne saurait trop faire pour sa patrie.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Combien croyez-vous que chaque arpent rapporte l'un dans l'autre, anne commune, en bls, en semence de toute espce, vins, tangs, bois, mtaux, bestiaux, fruits, laines, soies, lait, huiles, tous frais faits, sans compter l'impt?

LE GOMTRE

Mais, s'ils produisent chacun vingt-cinq livres, c'est beaucoup; cependant mettons trente livres, pour ne pas dcourager nos concitoyens. Il y a des, arpents qui produisent des valeurs renaissantes estimes trois cents livres; il y en a qui produisent trois livres. La moyenne proportionnelle entre trois et trois cents est trente: car vous voyez bien que trois est trente comme trente est trois cents. Il est vrai que, s'il y avait beaucoup d'arpents trente livres, et trs peu trois cents livres, notre compte ne s'y trouverait pas; mais, encore une fois, je ne veux point chicaner.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Eh bien! monsieur, combien les quatre-vingts millions d'arpents donneront-ils de revenu, estim en argent?

LE GOMTRE

Le compte est tout fait: cela produit par an deux milliards quatre cents millions de livres numraires au cours de ce jour.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

J'ai lu que Salomon possdait lui seul vingt-cinq milliards d'argent comptant; et certainement il n'y a pas deux milliards quatre cents millions d'espces circulantes dans la France, qu'on m'a dit tre beaucoup plus grande et plus riche que le pays de Salomon.

LE GOMTRE

C'est l le mystre : il y a peut-tre prsent environ neuf cents millions d'argent circulant dans le royaume, et cet argent, passant de main en main, suffit pour payer toutes les denres et tous les travaux; le mme cu peut passer mille fois de la poche du cultivateur dans celle du cabaretier et du commis des aides.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

J'entends. Mais vous m'avez dit que nous sommes vingt millions d'habitants, hommes et femmes, vieillards et enfants: combien pour chacun, s'il vous plat.

LE GOMTRE

Cent vingt livres, ou quarante cus.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Vous avez devin tout juste mon revenu : j'ai quatre arpents qui, en comptant les annes de repos mles avec les annes de produit, me valent cent vingt livres; c'est peu de chose.

Quoi! Si chacun avait une portion gale, comme dans l'ge d'or, chacun n'aurait que cinq louis d'or par an?

LE GOMTRE

Pas davantage, suivant notre calcul, que j'ai un peu enfl. Tel est l'tat de la nature humaine. La vie et la fortune sont bien bornes : on ne vit Paris, l'un portant l'autre, que vingt-deux vingt-trois ans; l'un portant l'autre, on n'a tout au plus que cent vingt livres par an dpenser: c'est--dire que votre nourriture, votre vtement, votre logement, vos meubles, sont reprsents par la somme de cent vingt livres.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Hlas! que vous ai-je fait pour m'ter ainsi la fortune et la vie? Est-il vrai que je n'aie que vingt-trois ans vivre, moins que je ne vole la part de mes camarades.

LE GOMTRE

Cela est incontestable dans la bonne ville de Paris; mais de ces vingt-trois ans il en faut retrancher au moins dix de votre enfance car l'enfance n'est pas une jouissance de la vie, c'est une prparation, c'est le vestibule de l'difice, c'est l'arbre qui n'a pas encore donn de fruits, c'est le crpuscule d'un jour. Retranchez des treize annes qui vous restent le temps du sommeil et celui de l'ennui, c'est au moins la moiti reste six ans et demi que vous passez dans le chagrin, les douleurs, quelques plaisirs, et l'esprance.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Misricorde! votre compte ne va pas trois ans d'une existence supportable.

LE GOMTRE

Ce n'est pas ma faute. La nature se soucie fort peu des individus. Il y a d'autres insectes qui ne vivent qu'un jour, mais dont l'espce dure jamais. La nature est comme ces grands princes qui comptent pour rien la perte de quatre cent mille hommes, pourvu qu'ils viennent bout de leurs augustes desseins.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Quarante cus, et trois ans vivre! quelle ressource imagineriez-vous contre ces deux maldictions?

LE GOMTRE

Pour la vie, il faudrait rendre dans Paris l'air plus pur, que les hommes mangeassent moins, qu'ils fissent plus d'exercice, que les mres allaitassent leurs enfants, qu'on ne ft plus assez malavis pour craindre l'inoculation: c'est ce que j'ai dj dit, et pour la fortune, il n'y a qu' se marier, et faire des garons et des filles.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Quoi! le moyen de vivre commodment est d'associer ma misre celle d'un autre?

LE GOMTRE

Cinq ou six misres ensemble font un tablissement trs tolrable. Ayez une brave femme, deux garons et deux filles seulement, cela fait sept cent vingt livres pour votre petit mnage, suppos que justice soit faite, et que chaque individu ait cent vingt livres de rente. Vos enfants en bas ge ne vous cotent presque rien; devenus grands, ils vous soulagent; leurs secours mutuels vous sauvent presque toutes les dpenses, et vous vivez trs heureusement en philosophe, pourvu que ces messieurs qui gouvernent l'Etat n'aient pas la barbarie de vous extorquer chacun vingt cus par an; mais le malheur est que nous ne sommes plus dans l'ge d'or, o les hommes, ns tous gaux, avaient galement part aux productions succulentes d'une terre non cultive. Il s'en faut beaucoup aujourd'hui que chaque tre deux mains et deux pieds possde un fonds de cent vingt livres de revenu.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Ah! vous nous ruinez. Vous nous disiez tout l'heure que dans un pays o il y a quatre-vingts millions d'arpents de terre assez bonne, et vingt millions d'habitants, chacun doit jouir de cent vingt livres de rente, et vous nous les tez.

LE GOMTRE

Je comptais suivant les registres du sicle d'or, et il faut compter suivant le sicle de fer. Il y a beaucoup d'habitants qui n'ont que la valeur de dix cus de rente, d'autres qui n'en ont que quatre ou cinq, et plus de six millions d'hommes qui n'ont absolument rien.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Mais ils mourraient de faim au bout de trois jours.

LE GOMTRE

Point du tout: les autres qui possdent leurs portions les font travailler, et partagent avec eux; c'est ce qui paye le thologien, le confiturier, l'apothicaire, le prdicateur, le comdien, le procureur et le fiacre. Vous vous tes cru plaindre de n'avoir que cent vingt livres dpenser par an, rduites cent huit livres cause de votre taxe de douze francs; mais regardez les soldats qui donnent leur sang pour la patrie : ils ne disposent, quatre sous par jour, que de soixante et treize livres, et ils vivent gaiement en s'associant par chambres.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Ainsi donc un ex-jsuite a plus de cinq fois la paye du soldat. Cependant les soldats ont rendu plus de services 1'Etat sous les yeux du roi Fontenoy, Laufelt, au sige de Fribourg, que n'en a jamais rendu le rvrend pre La Valette.

LE GOMTRE

Rien n'est plus vrai; et mme chaque jsuite devenu libre a plus dpenser qu'il ne cotait son couvent: il y en a mme qui ont gagn beaucoup d'argent faire des brochures contre les parlements, comme le rvrend pre Patouillet et le rvrend pre Nonotte. Chacun s'ingnie dans ce monde : l'un est . la tte d'une manufacture d'toffes; l'autre de porcelaine; un autre entreprend l'opra; celui-ci fait la gazette ecclsiastique; cet autre, une tragdie bourgeoise, ou un roman dans le got anglais; il entretient le papetier, le marchand d'encre, le libraire, le colporteur, qui sans 1ui demanderaient l'aumne. Ce n'est enfin que la restitution de cent vingt livres ceux qui n'ont rien qui fait fleurir l'Etat.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Parfaite manire de fleurir!

LE GOMTRE

Il n'y en a point d'autre: par tout pays le riche fait vivre le pauvre. Voil l'unique source de l'industrie du commerce. Plus la nation est industrieuse, plus elle gagne sur l'tranger. Si nous attrapions de 1'tranger dix millions par an pour la balance du commerce, il y aurait dans vingt ans deux cents millions de plus dans l'Etat: ce serait dix francs de plus rpartir loyalement sur chaque tte, c'est--dire que les ngociants feraient gagner chaque pauvre dix francs de plus, dans l'esprance de faire des gains encore plus considrables; mais le commerce a ses bornes, comme la fertilit de la terre: autrement la progression irait l'infini; et puis il n'est pas sr que la balance de notre commerce nous soit toujours favorable : il y a des temps o nous perdons.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

J'ai entendu parler beaucoup de population. Si nous nous avisions de faire le double d'enfants de ce que nous en faisons, Si notre patrie tait peuple du double, Si nous avions quarante millions d'habitants au lieu de vingt, qu'arriverait-il?

LE GOMTRE

Il arriverait que chacun n'aurait dpenser que vingt cus, l'un portant l'autre, ou qu'il faudrait que la terre rendt le double de ce qu'elle rend, ou qu'il y aurait le double de pauvres, ou qu'il faudrait avoir le double d'industrie, et gagner le double sur l'tranger, ou envoyer la moiti de la nation en Amrique; ou que la moiti de la nation manget l'autre.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Contentons-nous donc de nos vingt millions d'hommes, et de nos cent vingt livres par tte, rparties comme il plat Dieu; mais cette situation est triste, et votre sicle de fer est bien dur.

LE GOMTRE

Il n'y a aucune nation qui soit mieux, et il en est beaucoup qui sont plus mal. Croyez-vous qu'il y ait dans le Nord de quoi donner la valeur de cent vingt livres chaque habitant? S'ils avaient eu l'quivalent, les Huns, les Goths, les Vandales et les Francs n'auraient pas dsert leur patrie pour aller s'tablir ailleurs, le fer et la flamme la main.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Si je vous laissais dire, vous me persuaderiez bientt que je suis heureux avec mes cent vingt francs.

LE GOMTRE

Si vous pensiez tre heureux, en ce cas vous le seriez.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

On ne peut s'imaginer tre ce qu'on n'est pas, moins qu'on ne soit fou.

LE GOMTRE

Je vous ai dj dit que, pour tre plus votre aise et plus heureux que vous n'tes, il faut que vous preniez une femme; mais j'ajouterai qu'elle doit avoir comme vous cent vingt livres de rente, c'est--dire quatre arpents dix cus l'arpent. Les anciens Romains n'en avaient chacun que trois. Si vos enfants sont industrieux, ils pourront en gagner chacun autant en travaillant pour les autres.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Ainsi ils ne pourront avoir de l'argent sans que d'autres en perdent.

LE GOMTRE

C'est la loi de toutes les nations; on ne respire qu' ce prix.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Et il faudra que ma femme et moi nous donnions chacun la moiti de notre rcolte la puissance lgislatrice et excutrice, et que les nouveaux ministres d'Etat nous enlvent la moiti du prix de nos sueurs et de la substance de nos pauvres enfants avant qu'ils puissent gagner leur vie! Dites-moi, je vous prie, combien nos nouveaux ministres font entrer d'argent de droit divin dans les coffres du roi.

LE GOMTRE

Vous payez vingt cus pour quatre arpents qui vous en rapportent quarante. L'homme riche qui possde quatre cents arpents payera deux mille cus par ce nouveau tarif, et les quatre-vingts millions d'arpents rendront au roi douze cents millions de livres par anne, ou quatre cents millions d'cus.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Cela me parait impraticable et impossible.

LE GOMTRE

Vous avez trs grande raison, et cette impossibilit est une dmonstration gomtrique qu'il y a un vice fondamental de raisonnement dans nos nouveaux ministres.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

N'y a-t-il pas aussi une prodigieuse injustice dmontre me prendre la moiti de mon bl, de mon chanvre, de la laine de mes moutons, etc., et de n'exiger aucun secours de ceux qui auront gagn dix ou vingt, ou trente mille livres de rente avec mon chanvre, dont ils ont tissu de la toile; avec ma laine, dont ils ont fabriqu des draps; avec mon bl, qu'ils auront vendu plus cher qu'ils ne l'ont achet?

LE GOMTRE

L'injustice de cette administration est aussi vidente que son calcul est erron. Il faut que l'industrie soit favorise; mais il faut que l'industrie opulente secoure l'Etat. Cette industrie vous a certainement t une partie de vos cent vingt livres, et se les est appropries en vous vendant vos chemises et votre habit vingt fois plus cher qu'ils ne vous auraient cot si vous les aviez faits vous-mme. Le manufacturier, qui s'est enrichi vos dpens, a, je l'avoue, donn un salaire ses ouvriers, qui n'avaient rien par eux-mmes; mais il a retenu pour lui, chaque anne, une somme qui lui a valu enfin trente mille livres de rente : il a donc acquis cette fortune vos dpens; vous ne pourrez jamais lui vendre vos denres assez cher pour vous rembourser de ce qu'il a gagn sur vous: car, si vous tentiez ce surhaussement, il en ferait venir de l'tranger meilleur prix. Une preuve que cela est ainsi, c'est qu'il reste toujours possesseur de ses trente mille livres de rente, et vous restez avec vos cent vingt livres, qui diminuent souvent, bien loin d'augmenter.

Il est donc ncessaire et quitable que l'industrie raffine du ngociant paye plus que l'industrie grossire du laboureur. Il en est de mme des receveurs des deniers publics. Votre taxe avait t jusqu'ici de douze francs avant que nos grands ministres vous eussent pris vingt cus. Sur ces douze francs, le publicain retenait dix sols pour lui. Si dans votre province il y a cinq cent mille mes, il aura gagn deux cent cinquante mille francs par an. Qu'il en dpense cinquante, il est clair qu'au bout de dix ans il aura deux millions de bien. Il est trs juste qu'il contribue proportion, sans quoi tout serait perverti et boulevers.

L'HOMME AUX QUAINTE CUS

Je vous remercie d'avoir tax ce financier, cela soulage mon imagination; mais puisqu'il a si bien augment son superflu, comment puis-je faire pour accrotre aussi ma petite fortune?

LE GOMTRE

Je vous l'ai dj dit, en vous mariant, en travaillant, en tchant de tirer de votre terre quelques gerbes de plus que ce qu'elle vous produisait.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Je suppose que j'ai bien travaill; que toute la nation en ait fait autant; que la puissance lgislatrice et excutrice en ait reu un plus gros tribut: combien la nation a-t-elle gagn au bout de l'anne?

LE GOMTRE

Rien du tout; moins qu'elle n'ait fait un commerce tranger utile; mais elle aura vcu plus commodment chacun aura eu proportion plus d'habits, de chemises, de meubles, qu'il n'en avait auparavant Il y aura eu dans l'Etat une circulation plus abondante; les salaires auront t augments avec le temps peu prs en proportion du nombre de gerbes de bl, de toisons de moutons, de cuirs de bufs, de cerfs et de chvres, qui auront t employs, de grappes de raisin qu'on aura foules dans le pressoir. On aura pay au roi plus de valeurs de denres en argent, et le roi aura rendu plus de valeurs tous ceux qu'il aura fait travailler sous ses ordres; mais il n'y aura pas un cu de plus dans le royaume.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Que restera-t-il donc la puissance au bout de l'anne?

LE GOMTRE

Rien, encore une fois; c'est ce qui arrive toute puissance elle ne thsaurise pas; elle a t nourrie, vtue, loge, meuble; tout le monde l'a t aussi, chacun suivant son tat; et, si elle thsaurise, elle a arrach la circulation autant d'argent qu'elle en a entass; elle a fait autant de malheureux qu'elle a mis de fois quarante cus dans ses coffres.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Mais ce grand Henri IV n'tait donc qu'un vilain, un ladre, un pillard : car on m'a cont qu'il avait encaqu dans la Bastille plus de cinquante millions de notre monnaie d'aujourd'hui?

LE GOMTRE

C'tait un homme aussi bon, aussi prudent que valeureux. Il allait faire une juste guerre, et en amassant dans ses coffres vingt-deux millions de son temps, en ayant encore recevoir plus de vingt autres qu'il laissait circuler, il pargnait son peuple plus de cent millions qu'il en aurait cot s'il n'avait pas pris ces utiles mesures. Il se rendait moralement sr du succs contre un ennemi qui n'avait pas les mmes prcautions. Le calcul des probabilits tait prodigieusement en sa faveur. Ces vingt-deux millions encaisss prouvaient qu'il y avait alors dans le royaume la valeur de vingt-deux millions d'excdent dans les biens de la terre: ainsi personne ne souffrait.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Mon vieillard me l'avait bien dit qu'on tait proportion plus riche sous l'administration du duc de Sully que sous celle des nouveaux ministres, qui ont mis l'impt unique, et qui m'ont pris vingt cus sur quarante. Dites-moi, je vous prie, y a-t-il une nation au monde qui jouisse de ce beau bnfice de l'impt unique?

LE GOMTRE

Pas une nation opulente. Les Anglais, qui ne rient gure, se sont mis rire quand ils ont appris que des gens d'esprit avaient propos parmi nous cette administration. Les Chinois exigent une taxe de tous les vaisseaux marchands qui abordent Kanton; les Hollandais payent Nangasaqui, quand ils sont reus au Japon, sous prtexte qu'ils ne sont pas chrtiens; les Lapons et les Samoydes, la vrit, sont soumis un impt unique en peaux de martres; la rpublique de Saint-Marin ne paye que des dmes pour entretenir l'Etat dans sa splendeur.

Il y a dans notre Europe une nation clbre par son quit et par sa valeur qui ne paye aucune taxe : c'est le peuple helvtien. Mais voici ce qui est arriv : ce peuple s'est mis la place des ducs d'Autriche et de Zeringue; les petits cantons sont dmocratiques et trs pauvres; chaque habitant y paye une somme trs modique pour les besoins de la petite rpublique. Dans les cantons riches, on est charg envers l'Etat des redevances que les archiducs d'Autriche et les seigneurs fonciers exigeaient : les cantons protestants sont proportion du double plus riches que les catholiques, parce que l1Etat y possde les biens des moines. Ceux qui taient sujets des archiducs d'Autriche, des ducs de Zeringue, et des moines, le sont aujourd'hui de la patrie; ils payent cette patrie les mmes dmes, les mmes droits, les mmes lods et ventes qu'ils payaient leurs anciens matres; et, comme les sujets en gnral ont trs peu de commerce, le ngoce n'est assujetti aucune charge, except de petits droits d'entrept : les hommes trafiquent de leur valeur avec les puissances trangres, et se vendent pour quelques annes, ce qui fait entrer quelque argent dans leur pays nos dpens; et c'est un exemple aussi unique dans le monde polic que l'est l'impt tabli par vos nouveaux lgislateurs.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Ainsi, monsieur, les Suisses ne sont pas de droit divin dpouills de la moiti de leurs biens; et celui qui possde quatre vaches n'en donne pas deux l'Etat?

LE GOMTRE

Non, sans doute. Dans un canton, sur treize tonneaux de vin on en donne un et on en boit douze. Dans un autre canton, on paye la douzime partie et on en boit onze.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Ah! qu'on me fasse Suisse! Le maudit impt que l'impt unique et inique qui m'a rduit demander l'aumne! Mais trois ou quatre cents impts, dont les noms mme me sont impossibles retenir et prononcer, sont-ils plus justes et plus honntes? Y a-t-il jamais eu un lgislateur qui, en fondant un Etat, ait imagin de crer des conseillers du roi mesureurs de charbons, jaugeurs de vin, mouleurs de bois, langueyeurs de porcs, contrleurs de beurre sal? d'entretenir une arme de faquins deux fois plus nombreuse que celle d'Alexandre, commande par soixante gnraux qui mettent le pays contribution, qui remportent des victoires signales tous les jours, qui font des prisonniers, et qui quelquefois les sacrifient en l'air ou sur un petit thtre de planches, comme faisaient les anciens Scythes, ce que m'a dit mon cur?

Une telle lgislation, contre laquelle tant de cris s'levaient, et qui faisait verser tant de larmes, valait-elle mieux que celle qui m'te tout d'un coup nettement et paisiblement la moiti de mon existence? J'ai peur qu' bien compter on ne m'en prt en dtail les trois quarts sous l'ancienne finance.

LE GOMTRE

Iliacos fritta muros peccatur et extra.

Est modus in rebus. Caveas ne quid nimis.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

J'ai appris un peu d'histoire et de gomtrie, mais je ne sais pas le latin.

LE GOMTRE

Cela signifie peu prs " On a tort des deux cts. Gardez le milieu en tout. Rien de trop.>>

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Oui, rien de trop, c'est ma situation; mais je n'ai pas assez.

LE GOMTRE

Je conviens que vous prirez de faim, et moi aussi, et l'Etat aussi, suppos que la nouvelle administration dure seulement deux ans; mais il faut esprer que Dieu aura piti de nous.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

On passe sa vie esprer, et on meurt en esprant. Adieu, monsieur; vous m'avez instruit, mais j'ai le cur navr.

LE GOMTRE

C'est souvent le fruit de la science.



AVENTURE AVEC UN CARME

Quand j'eus bien remerci l'acadmicien de l'Acadmie des sciences de m'avoir mis au fait, je m'en allai tout pantois, louant la Providence, mais grommelant entre mes dents ces tristes paroles: <
Je me trouvai bientt vis--vis d'une maison superbe. Je sentais dj la faim; je n'avais pas seulement la cent vingtime partie de la somme lui appartient de droit chaque individu; mais, ds qu'on m'eut appris que ce palais tait le couvent des rvrends pres carmes dchausss, je conus de grandes esprances, et je dis: "Puisque ces saints sont assez humbles pour marcher pieds nus, ils seront assez charitables pour me donner dner."

Je sonnai; un carme vint : << Que voulez-vous, mon fils ? - Du pain, mon rvrend pre; les nouveaux dits m'ont tout t. - Mon fils, nous demandons nous-mmes l'aumne; nous ne la faisons pas. - Quoi! votre saint institut vous ordonne de n'avoir pas de souliers, et vous avez une maison de prince, et vous me refusez manger! - Mon fils, il est vrai que nous sommes sans souliers et sans bas : c'est une dpense de moins; mais nous n'avons pas plus froid aux pieds qu'aux mains; et si notre saint institut nous avait ordonn d'aller cul nu, nous n'aurions point froid au derrire. A l'gard de notre belle maison, nous l'avons aisment btie, parce que nous avons cent mille livres de rente en maisons dans la mme rue. - Ah! ah! vous me laissez mourir de faim, et vous avez cent mille livres de rente! Vous en rendez donc cinquante mille au nouveau gouvernement? - Dieu nous prserve de payer une obole! Le seul produit de la terre cultive par des mains laborieuses, endurcies de calus et mouilles de larmes, doit des tributs la puissanoe lgislatrice et excutrice. Les aumnes qu'on nous a donnes nous ont mis en tat de faire btir ces maisons, dont nous tirons cent mille livres par an; mais ces aumnes venant des fruits de la terre, ayant dj pay le tribut, elles ne doivent pas payer deux fois : elles ont sanctifi les fidles qui se sont appauvris en nous enrichissant, et nous continuons demander l'aumne et mettre contribution le faubourg St-Germain pour sanctifier encore les fidles. " Ayant dit Ces mots, le carme me ferma la porte au nez.

Je passai par-devant l'htel des mousquetaires gris; je contai la chose un de ces messieurs: ils me donnrent un bon dner et un cu. L'un d'eux proposa d'aller brler le couvent; mais un mousquetaire plus sage lui montra que le temps n'tait pas encore venu, et le pria d'attendre encore deux ou trois ans.



AUDIENCE DE MONSIEUR LE CONTROLEUR GNRAL

J'allai, avec mon cu, prsenter un placet monsieur le contrleur gnral, qui donnait audience ce jour-l.

Son antichambre tait remplie de gens de toute espce. Il y avait surtout des visages encore plus pleins, des ventres plus rebondis, des mines plus fires que mon homme aux huit millions. Je n'osais m'approcher; je les voyais, et ils ne me voyaient pas.

Un moine, gros dcimateur, avait intent un procs des citoyens qu'il appelait ses paysans. Il avait dj plus de revenu que la moiti de ses paroissiens ensemble, et de plus il tait seigneur de fief. Il prtendait que ses vassaux, ayant converti avec des peines extrmes leurs bruyres en vignes, ils lui devaient la dixime partie de leur vin, ce qui faisait, en comptant le prix du travail et des chalas, et des futailles, et du cellier, plus du quart de la rcolte. " Mais comme les dmes, disait-il, sont de droit divin, je demande le quart de la substance de mes paysans au nom de Dieu. Le ministre lui dit: "Je vois combien vous tes charitable!"

Un fermier gnral, fort intelligent dans les aides, lui dit alors : "Monseigneur, ce village ne peut rien donner ce moine : car, ayant fait payer aux paroissiens l'anne passe trente-deux impts pour leur vin, et les ayant fait condamner ensuite payer le trop bu, ils sont entirement ruins. J'ai fait vendre leurs bestiaux et leurs meubles, ils sont encore mes redevables. Je m'oppose aux prtentions du rvrend pre.

- Vous avez raison d'tre son rival, repartit le ministre; vous aimez l'un et l'autre galement votre prochain, et vous m'difiez tous deux."

Un troisime, moine et seigneur, dont les paysans sont mainmortables, attendait aussi un arrt du conseil qui le mt en possession de tout le bien d'un badaud de Paris, qui, ayant par inadvertance demeur un an et un jour dans une maison sujette cette servitude et enclave dans les Etats de ce prtre, y tait mort au bout de l'anne. Le moine rclamait tout le bien du badaud, et cela de droit divin.

Le ministre trouva le cur du moine aussi juste et aussi tendre que les deux premiers.

Un quatrime, qui tait contrleur du domaine, prsenta un beau mmoire par lequel il se justifiait d'avoir rduit vingt familles l'aumne. Elles avaient hrit de leurs oncles ou tantes, ou frres, ou cousins; il avait fallu payer les droits. Le domanier leur avait prouv gnreusement qu'elles n'avaient pas assez estim leurs hritages, qu'elles taient beaucoup plus riches qu'elles ne croyaient, et, en consquence, les ayant condamnes l'amende du triple, les ayant ruines en frais, et fait mettre en prison les pres de famille, il avait achet leurs meilleures possessions sans bourse dlier.

Le contrleur gnral lui dit (d'un ton un peu amer la vrit) "Euge! contrleur bone et fidelis; quia supra pauca fuisti fidelis, fermier gnral te constituam c.".

Cependant il dit tout bas un matre des requtes qui tait ct de lui:<
Des hommes d'un gnie profond lui prsentrent des projets. L'un avait imagin de mettre des impts sur l'esprit. <> Le ministre lui dit : "Je vous dclare exempt de la taxe."

Un autre proposa d'tablir l'impt unique sur les chansons et sur le rire, attendu que la nation tait la plus gaie du monde, et qu'une chanson la consolait de tout; mais le ministre observa que depuis quelque temps on ne faisait plus gure de chansons plaisantes, et il craignit que, pour chapper la taxe, on ne devnt trop srieux.

Vint un sage et brave citoyen qui offrit de donner au roi trois fois plus, en faisant payer par la nation trois fois moins. Le ministre lui conseilla d apprendre l'arithmtique.

Un cinquime prouvait au roi, par amiti, qu'il ne pouvait recueillir que soixante et quinze millions; mais qu'il

allait lui en donner deux cent vingt-cinq. "Vous me ferez plaisir, dit le ministre, quand nous aurons pay les dettes de l'Etat.>>

Enfin arriva un commis de l'auteur nouveau qui fait la puissance lgislatrice copropritaire de toutes nos terres par le droit divin, et qui donnait au roi douze cents millions de rente. Je reconnus l'homme qui m'avait mis en prison pour n'avoir pas pay mes vingt cus. Je me jetai aux pieds de monsieur le contrleur gnral, et je lui demandai justice; il fit un grand clat de rire, et me dit que c'tait un tour qu'on m'avait jou. Il ordonna ces mauvais plaisants de me donner cent cus de ddommagement, et m'exempta de taille pour le reste de ma vie. Je lui dis "Monseigneur, Dieu vous bnisse! "

c. Je me fis expliquer Ces paroles par un savant quarante cus elle me rjouirent.

d.Le cas peu prs semblable est arriv dans la province que j'habite, et le contrleur du domaine a t forc faire restitution; mais il n'a pas t puni.

LETTRE A L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Quoique je sois trois fois aussi riche que vous, c'est--dire quoique je possde trois cent soixante livres ou francs de revenu, je vous cris cependant comme d'gal gal, sans affecter l'orgueil des grandes fortunes.

J'ai lu l'histoire de votre dsastre et de la justice que monsieur le contrleur gnral vous a rendue; je vous en fais mon compliment; mais par malheur je viens de lire le Financier citoyen, malgr la rpugnance que m'avait inspire le titre, qui parat contradictoire bien des gens. Ce citoyen vous te vingt francs de vos rentes, et moi soixante: il n'accorde que cent francs chaque individu sur la totalit des habitants; mais, en rcompense, un homme non moins illustre enfle nos rentes jusqu' cent cinquante livres; je vois que votre gomtre a pris un juste milieu. Il n'est point de ces magnifiques seigneurs qui d'un trait de plume peuplent Paris d'un million d'habitants, et vous font rouler quinze cents millions d'espces sonnantes dans le royaume, aprs tout ce que nous en avons perdu dans nos guerres dernires.

Comme vous tes grand lecteur, je vous prterai le Financier citoyen; mais n'allez pas le croire en tout : il cite le testament du grand ministre Colbert, et il ne sait pas que c'est une rapsodie ridicule faite par un Gatien de Courtilz; il cite la Dme du marchal de Vauban, et il ne sait pas qu'elle est d'un Boisguilbert; il cite le testament du cardinal de Richelieu, et il ne sait pas qu'il est de l'abb de Bourzeis. Il suppose que ce cardinal assure que quand la viande enchrit, on donne une paye plus forte au soldat. Cependant la viande enchrit beaucoup sous son ministre, et la paye du soldat n'augmenta point: ce qui prouve, indpendamment de cent autres preuves, que ce livre reconnu pour suppos ds qu'il parut, et ensuite attribu au cardinal mme, ne lui appartient pas plus que les testaments du cardinal Alberoni et du marchal de Belle-Isle ne leur appartiennent.

Dfiez-vous toute votre vie des testaments et des systmes: j'en ai t la victime comme vous. Si les Solons et les Lycurgues modernes se sont moqus de vous, les nouveaux Triptolmes se sont encore plus moqus de moi, et, sans une petite succession qui m'a ranim, j'tais mort de misre.

J'ai cent vingt arpents labourables dans le plus beau pays de la nature, et le sol le plus ingrat. Chaque arpent ne rend, tous frais faits, dans mon pays, qu'un cu de trois livres. Ds que j'eus lu dans les journaux qu'un clbre agriculteur avait invent un nouveau semoir, et qu'il labourait sa terre par planches, afin qu'en semant moins il recueillt davantage, j'empruntai vite de l'argent, j'achetai un semoir, je labourai par planches; je perdis ma peine et mon argent, aussi bien que l'illustre agriculteur qui ne sme plus par planches.

Mon malheur voulut que je lusse le Journal conomique, qui se vend Paris chez Boudot. Je tombai sur l'exprience d'un Parisien ingnieux qui, pour se rjouir, avait fait labourer son parterre quinze fois, et y avait sem du froment, au lieu d'y planter des tulipes; il eut une rcolte trs abondante. J'empruntai encore de l'argent. "Je n'ai qu' donner trente labours, me disais-je, j'aurai le double de la rcolte de ce digne Parisien, qui s'est form des principes d'agriculture l'Opra et la Comdie; et me voil enrichi par ses leons et par son exemple.>>

Labourer seulement quatre fois dans mon pays est une chose impossible; la rigueur et les changements soudains des saisons ne le permettent pas; et d'ailleurs le malheur que j'avais eu de semer par planches, comme l'illustre agriculteur dont j'ai parl, m'avait forc vendre mon attelage. Je fais labourer trente fois mes cent vingt arpents par toutes les charrues qui sont quatre lieues la ronde. Trois labours pour chaque arpent cotent douze livres, c'est un prix fait; il fallut donner trente faons par arpent; le labour de chaque arpent me cota cent vingt livres : la faon de mes cent vingt arpents me revint quatorze mille quatre cents livres. Ma rcolte, qui se monte, anne commune, dans mon maudit pays, trois cents setiers, monta, il est vrai, trois cent trente, qui, vingt livres le setier, me produisirent six mille six cents livres: je perdis sept mille huit cents livres; il est vrai que j'eus la paille.

J'tais ruin, abm, sans une vieille tante qu'un grand mdecin dpcha dans l'autre monde, en raisonnant aussi bien en mdecine que moi en agriculture.

Qui croirait que j'eus encore la faiblesse de me laisser sduire par le Journal de Boudot? Cet homme-l, aprs tout, n'avait pas jur ma perte. Je lis dans son recueil qu'il n'y a qu' faire une avance de quatre mille francs pour avoir quatre mille livres de rente en artichauts : certainement Boudot me rendra en artichauts ce qu'il m'a fait perdre en bl. Voil mes quatre mille francs dpenss, et mes artichauts mangs par des rats de campagne. Je fus hu dans mon canton comme le diable de Papefiguire.

J'crivais une lettre de reproche fulminante Boudot Pour toute rponse le tratre s'gaya dans son Journal mes dpens. Il me nia impudemment que les Carabes fussent ns rouges; je fus oblig de lui envoyer une attestation d'un ancien procureur du roi de la Guadeloupe, comme quoi Dieu a fait les Carabes rouges ainsi que les Ngres noirs. Mais cette petite victoire ne m'empcha pas de perdre jusqu'au dernier sou toute la succession de ma tante, pour avoir trop cru les nouveaux systmes. Mon cher monsieur, encore une fois, gardez-vous des charlatans.



NOUVELLES DOULEURS OCCASIONNES

PAR LES NOUVEAUX SYSTMES

(Ce petit morceau est tir des manuscrits d'un vieux solitaire)

Je vois que si de bons citoyens se sont amuss gouverner les Etats, et se mettre la place des rois; si d'autres se sont crus des Triptolmes et des Crs, il y en a de plus fiers qui se sont mis sans faon la place de Dieu, et qui ont cr l'univers avec leur plume, comme Dieu le cra autrefois par la parole.

Un des premiers qui se prsenta mes adorations fut un descendant de Thals, nomm Telliamed, qui m'apprit que les montagnes et les hommes sont produits par les eaux de la mer. Il y eut d'abord de beaux hommes marins qui ensuite devinrent amphibies. Leur belle queue fourchue se changea en cuisses et en jambes. J'tais encore tout plein des Mtamorphoses d'Ovide, et d'un livre o il tait dmontr que la race des hommes tait btarde d'une race de babouins: j'aimais autant descendre d'un poisson que d'un singe.

Avec le temps j'eus quelques doutes sur cette gnalogie, et mme sur la formation des montagnes. " Quoi! me dit-il, vous ne savez pas que les courants de la mer, qui jettent toujours du sable droite et gauche dix ou douze pieds de hauteur, tout au plus, ont produit, dans une suite infinie de sicles, des montagnes de vingt mille pieds de haut, lesquelles ne sont pas de sable? Apprenez que la mer a ncessairement couvert tout le globe. La preuve en est qu'on a vu des ancres de vaisseau sur le mont Saint-Bernard, qui taient l plusieurs sicles avant que les hommes eussent des vaisseaux. Figurez-vous que la terre est un globe de verre qui a t longtemps tout couvert d'eau."

Plus il m'endoctrinait, plus je devenais incrdule.

" Quoi donc! me dit-il, n'avez-vous pas vu le falun de Touraine trente-six lieues de la mer? C'est un amas de coquilles avec lesquelles on engraisse la terre comme avec du fumier. Or, si la mer a dpos dans la succession des temps une mine entire de coquilles trente-six lieues de l'Ocan, pourquoi n'aura-t-elle pas t jusqu' trois mille lieues pendant plusieurs sicles sur notre globe de verre?"

Je lui rpondis "Monsieur Telliamed, il y a des gens qui font quinze lieues par jour pied; mais ils ne peuvent en faire cinquante. Je ne crois pas que mon jardin soit de verre; et quant votre falun, je doute encore qu'il soit un lit de coquilles de mer. Il se pourrait bien que ce ne ft qu'une mine de petites pierres calcaires qui prennent aisment la forme des fragments de coquilles, comme il y a des pierres qui sont figures en langues, et qui ne sont point des langues; en toiles, et qui ne sont point des astres; en serpents rouls sur eux-mmes, et qui ne sont point des serpents; en parties naturelles du beau sexe, et qui ne sont point pourtant les dpouilles des dames. On voit des dendrites, des pierres figures, qui reprsentent des arbres et des maisons, sans que jamais ces petites pierres aient t des maisons et des chnes.

<
- Mais, monsieur l'incrdule, que rpondrez-vous aux hutres ptrifies qu'on a trouves sur le sommet des Alpes?

- Je rpondrai, monsieur le crateur, que je n'ai pas vu plus d'hutres ptrifies que d'ancres de vaisseau sur le haut du mont Cenis. Je rpondrai ce qu'on a dj dit, qu'on a trouv des cailles d'hutres (qui se ptrifient aisment) de trs grandes distances de la mer, comme on a dterr des mdailles romaines cent lieues de Rome; et j'aime mieux croire que des plerins de Saint-Jacques ont laiss quelques coquilles vers Saint-Maurice que d'imaginer que la mer a form le mont Saint-Bernard.

"Il y a des coquillages partout; mais est-il bien sr qu'ils ne soient pas les dpouilles des testacs et des crustacs de nos lacs et de nos rivires, aussi bien que des petits poissons marins?

- Monsieur l'incrdule, je vous tournerai en ridicule dans le monde que je me propose de crer.

- Monsieur le crateur, vous permis; chacun est le matre dans son monde; mais vous ne me ferez jamais croire que celui o nous sommes soit de verre, ni que quelques coquilles soient des dmonstrations que la mer a produit les Alpes et le mont Taurus. Vous savez qu'il n'y a aucune coquille dans les montagnes d'Amrique. Il faut que ce ne soit pas vous qui ayez cr cet hmisphre, et que vous vous soyez content de former l'ancien monde: c'est bien assez.

- Monsieur, monsieur, si on n'a pas dcouvert de coquilles sur les montagnes d'Amrique, on en dcouvrira.

- Monsieur, c'est parler en crateur qui sait son secret, et qui est sr de son fait. Je vous abandonne, si vous voulez, votre falun, pourvu que vous me laissiez mes montagnes. Je suis d'ailleurs le trs humble et trs obissant serviteur de votre providence."

Dans le temps que je m'instruisais ainsi avec Teillamed, un jsuite irlandais dguis en homme, d'ailleurs grand observateur, et ayant de bons microscopes, fit des anguilles avec de la farine de bl ergot. On ne douta pas alors qu'on ne fit des hommes avec de la farine de bon froment. Aussitt on cra des particules organiques qui composrent des hommes. Pourquoi non? Le grand gomtre Fatio avait bien ressuscit des morts Londres on pouvait tout aussi aisment faire Paris des vivants avec des particules organiques; mais, malheureusement les nouvelles anguilles de Needham ayant disparu, les nouveaux hommes disparurent aussi, et s'enfuirent chez les monades, qu'ils rencontrrent dans le plein au milieu de la matire subtile, globuleuse, et cannele.

Ce n'est pas que ces crateurs de systmes n'aient rendu de grands services la physique; Dieu ne plaise que je mprise leurs travaux! On les a compars des alchimistes qui, en faisant de l'or (qu'on ne fait point,), ont trouv de bons remdes, ou du moins des choses trs curieuses. On peut tre un homme d'un rare mrite, et se tromper sur la formation des animaux et sur la structure du globe.

Les poissons changs en hommes, et les eaux changes en montagnes, ne m'avaient pas fait autant de mal que M. Boudot. Je me bornais tranquillement douter, lorsqu'un Lapon me prit sous sa protection. C'tait un profond philosophe, mais qui ne pardonnait jamais aux gens qui n'taient pas de son avis. Il me fit d'abord connatre clairement l'avenir en exaltant mon me. Je fis de si prodigieux efforts d'exaltation que j'en tombai malade; mais il me gurit en m'enduisant de poix-rsine de la tte aux pieds. A peine fus-je en tat de marcher qu'il me proposa un voyage aux terres australes pour y dissquer des ttes de gants, ce qui nous ferait connatre clairement la nature de l'me. Je ne pouvais supporter la mer; il eut la bont de me mener par terre. Il fit creuser un grand trou dans le globe terraqu : ce trou allait droit chez les Patagons. Nous partmes; je me cassai une jambe l'entre du trou; on eut beaucoup de peine me redresser la jambe il s'y forma un calus qui m'a beaucoup soulag.

J'ai dj parl de tout cela dans une de mes diatribes pour instruire l'univers trs attentif ces grandes choses. Je suis bien vieux; j'aime quelquefois rpter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tte des petits garons pour lesquels je travaille depuis si longtemps.



MARIAGE DE L'HOMME AUX QUARANTE CUS

L'homme aux quarante cus s'tant beaucoup form, et ayant fait une petite fortune, pousa une jolie fille qui possdait cent cus de rente. Sa femme devint bientt grosse. Il alla trouver son gomtre, et lui demanda si elle lui donnerait un garon ou une fille. Le gomtre lui rpondit que les sages-femmes, les femmes de chambre, le savaient pour l'ordinaire; mais que les physiciens, qui prdisent les clipses, n'taient pas si clairs qu'elles.

Il voulut savoir ensuite si son fils ou sa fille avait dj une me. Le gomtre dit que ce n'tait pas son affaire, et qu'il en fallait parler au thologien du coin.

L'homme aux quarante cus, qui tait dj l'homme aux deux cents cus pour le moins, demanda en quel endroit tait son enfant. "Dans une petite poche, lui dit son ami, entre la vessie et l'intestin rectum. - O Dieu paternel! s'cria-t-il, l'me immortelle de mon fils ne et loge entre de l'urine et quelque chose de pis! - Oui, mon cher voisin, l'me d'un cardinal n'a point eu d'autre berceau; et avec cela on fait le fier, on se donne des airs.

- Ah! monsieur le savant, ne pourriez-vous point me dire comment les enfants se font.

- Non, mon ami; mais, si vous voulez, je vous dirai ce que les philosophes ont imagin, c'est--dire comment les enfants ne se font point.

"Premirement, le rvrend pre Sanchez, dans son excellent livre de Matrimonio, est entirement de l'avis d'Hippocrate; il croit comme un article de foi que les deux vhicules fluides de l'homme et de la femme s'lancent et s'unissent ensemble, et que dans le moment l'enfant est conu par cette union; et il est si persuad de ce systme physique, devenu thologique, qu'il examine, chapitre XXI du livre second, utrum virgo Maria semen emiserit in copulatione cum Spiritu Sancto.

- Eh! monsieur, je vous ai dj dit que je n'entends pas le latin; expliquez-moi en franais l'oracle du pre Sanchez. Le gomtre lui traduisit le texte, et tous deux frmirent d'horreur. Le nouveau mari, en trouvant Sanchez prodigieusement ridicule, fut pourtant assez content d'Hippocrate; et il se flattait que sa femme avait rempli toutes les conditions imposes par ce mdecin pour faire un enfant.

"Malheureusement, lui dit le voisin, il y a beaucoup de femmes qui ne rpandent aucune liqueur, qui ne reoivent qu'avec aversion les embrassements de leurs maris, et qui cependant en ont des enfants. Cela seul dcide contre Hippocrate et Sanchez.

"De plus, il y a trs grande apparence que la nature agit toujours dans les mmes cas par les mmes principes or il y a beaucoup d'espces d'animaux qui engendrent sans copulation, comme les poissons caills, les hutres, les pucerons. Il a donc fallu que les physiciens cherchassent une mcanique de gnration qui convnt tous les animaux. Le clbre Harvey, qui le premier dmontra la circulation, et qui tait digne de dcouvrir le secret de la nature, crut l'avoir trouv dans les poules : elles pondent des ufs; il jugea que les femmes pondaient aussi. Les mauvais plaisants dirent que c'est pour cela que les bourgeois, et mme quelques gens de cour, appellent leur femme ou leur matresse ma poule, et qu'on dit que toutes les femmes sont coquettes, parce qu'elles voudraient que les coqs les trouvassent belles. Malgr ces railleries, Harvey ne changea point d'avis, et il fut tabli dans toute l'Europe que nous venons d'un uf

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Mais, monsieur, vous m'avez dit que la nature est toujours semblable elle-mme, qu'elle agit toujours par le mme principe dans le mme cas : les femmes, les juments, les nesses, les anguilles, ne pondent point; vous vous moquez de moi.

LE GOMTRE

Elles ne pondent point en dehors, mais elles pondent en dedans; elles ont des ovaires comme tous les oiseaux; les juments, les anguilles, en ont aussi. Un uf se dtache de l'ovaire; il est couv dans la matrice. Voyez tous les poissons caills, les grenouilles : ils jettent des ufs, que le mle fconde. Les baleines et les autres animaux marins de cette espce font clore leurs ufs dans leur matrice. Les mites, les teignes, les plus vils insectes, sont visiblement forms d'un uf: tout vient d'un uf; et notre globe est un grand uf qui contient tous les autres.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Mais vraiment ce systme porte tous les caractres de la vrit; il est simple, il est uniforme, il est dmontr aux yeux dans plus de la moiti des animaux; j'en suis fort content, je n'en veux point d'autre : les ufs de ma femme me sont fort chers.

LE GOMTRE

On s'est lass la longue de ce systme: on a fait les enfants d'une autre faon.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Et pourquoi, puisque celle-l est si naturelle?

LE GOMTRE

C'est qu'on a prtendu que nos femmes n'ont point d'ovaire, mais seulement de petites glandes.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Je souponne que des gens qui avaient un autre systme dbiter ont voulu dcrditer les ufs.

LE GOMTRE

Cela pourrait bien tre. Deux Hollandais s'avisrent d'examiner la liqueur sminale au microscope, celle de l'homme, celle de plusieurs animaux, et ils crurent y apercevoir des animaux dj tout forms qui couraient avec une vitesse inconcevable. Ils en virent mme dans le fluide sminal du coq. Alors on jugea que les mles faisaient tout, et les femelles rien; elles ne servirent plus qu' porter le trsor que le mle leur avait confi.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Voil qui est bien trange. J'ai quelques doutes sur tous ces petits animaux qui frtillent si prodigieusement dans une liqueur, pour tre ensuite immobiles dans les ufs des oiseaux, et pour tre non moins immobiles neuf mois, quelques culbutes prs, dans le ventre de la femme; cela ne me parat pas consquent. Ce n'est pas, autant que j'en puis juger, la marche de la nature. Comment sont faits, s'il vous plat, ces petits hommes qui sont si bons nageurs dans la liqueur dont vous me parlez?

LE GOMTRE

Comme des vermisseaux. Il y avait surtout un mdecin nomm Andry, qui voyait des vers partout, et qui voulait absolument dtruire le systme d'Harvey. Il aurait, s'il l'avait pu, ananti la circulation du sang, parce qu'un autre l'avait dcouverte. Enfin deux Hollandais et monsieur Andry, force de tomber dans le pch d'Onan et de voir les choses au microscope, rduisirent l'homme tre chenille. Nous sommes d'abord un ver comme elle; de l, dans notre enveloppe, nous devenons comme elle, pendant neuf mois, une vraie chrysalide, que les paysans appellent fve. Ensuite, Si la chenille devient papillon, nous devenons hommes : voil nos mtamorphoses.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Eh bien! s'en est-on tenu l ? N'y a-t-il point eu depuis de nouvelle mode?

LE GOMTRE

On s'est dgot d'tre chenille. Un philosophe extrmement plaisant a dcouvert dans une Vnus physique que l'attraction faisait les enfants; et voici comment la chose s'opre. Le germe tant tomb dans la matrice, l'il droit attire l'il gauche, qui arrive pour s'unir lui en qualit d'il; mais il en est empch par le nez, qu'il rencontre en chemin, et qui l'oblige de se placer gauche. Il en est de mme des bras, des cuisses et des jambes, qui tiennent aux cuisses. Il est difficile d'expliquer, dans cette hypothse, la situation des mamelles et des fesses. Ce grand philosophe n'admet aucun dessein de l'Etre crateur dans la formation des animaux; il est bien loin de croire que le cur soit fait pour recevoir le sang et pour le chasser, l'estomac pour digrer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre: cela lui parat trop vulgaire; tout se fait par attraction.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Voil un matre fou. Je me flatte que personne n'a pu adopter une ide aussi extravagante,

LE GOMTRE

On en rit beaucoup; mais ce qu'il y eut de triste, c'est que cet insens ressemblait aux thologiens, qui perscutent autant qu'ils le peuvent ceux qu'ils font rire.

D'autres philosophes ont imagin d'autres manires qui n'ont pas fait une plus grande fortune : ce n'est plus le bras qui va chercher le bras; ce n'est plus la cuisse qui court aprs la cuisse; ce sont de petites molcules, de petites particules de bras et de cuisse qui se placent les unes sur les autres. On sera peut-tre enfin oblig d'en revenir aux ufs, aprs avoir perdu bien du temps.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

J'en suis ravi; mais quel a t le rsultat de toutes ces disputes?

LE GOMTRE

Le doute. Si la question avait t dbattue entre des thologaux, il y aurait eu des excommunications et du sang rpandu; mais entre des physiciens la paix est bientt faite: chacun a couch avec sa femme, sans penser le moins du monde son ovaire, ni ses trompes de Fallope. Les femmes sont devenues grosses ou enceintes, sans demander seulement comment ce mystre s'opre. C'est amsi que vous semez du bl, et que vous ignorez comment le bl germe en terre.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Oh! je le sais bien; on me l'a dit il y a longtemps: c'est par pourriture. Cependant il me prend quelquefois des envies de rire de tout ce qu'on m'a dit.

LE GOMTRE

C'est une fort bonne envie. Je vous conseille de douter de tout, except que les trois angles d'un triangle sont gaux deux droits, et que les triangles qui ont mme base et mme hauteur sont gaux entre eux, ou autres propositions pareilles, comme, par exemple, que deux et deux font quatre.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Oui, je crois qu'il est fort sage de douter; mais je sens que je suis curieux depuis que j'ai fait fortune et que j'ai du loisir. Je voudrais, quand ma volont remue mon bras ou ma jambe, dcouvrir le ressort par lequel ma volont les remue : car srement il y en a un. Je suis quelquefois tout tonn de pouvoir lever et abaisser mes yeux, et de ne pouvoir dresser mes oreilles. Je pense, et je voudrais connatre un peu... l... toucher au doigt ma pense. Cela doit tre fort curieux. Je cherche si je pense par moi-mme, si Dieu me donne mes ides, si mon me est venue dans mon corps six semaines ou un jour, comment elle s'est loge dans mon cerveau; si. je pense beaucoup quand je dors profondment, et quand je suis en lthargie. Je me creuse la cervelle pour savoir comment un corps en pousse un autre. Mes sensations ne m'tonnent pas moins : j'y trouve du divin, et surtout dans le plaisir.

J'ai fait quelquefois mes efforts pour imaginer un nouveau sens, et je n'ai jamais pu y parvenir. Les gomtres savent toutes ces choses; ayez la bont de m'instruire.

LE GOMTRE

Hlas! nous sommes aussi ignorants que vous; adressez-vous la Sorbonne."

L'HOMME AUX QUARANTE CUS, DEVENU PRE,

RAISONNE SUR LES MOINES

Quand l'homme aux quarante cus se vit pre d'un garon, il commena se croire un homme de quelque poids dans l'Etat; il espra donner au moins dix sujets au roi, qui seraient tous utiles. C'tait l'homme du monde qui faisait le mieux des paniers; et sa femme tait une excellente couturire. Elle tait ne dans le voisinage d'une grosse abbaye de cent mille livres de rente. Son mari me demanda un jour pourquoi ces messieurs, qui taient en petit nombre, avaient englouti tant de parts de quarante cus. " Sont-ils plus utiles que moi la patrie? - Non, mon cher voisin. - Servent-ils comme moi la population du pays ? - Non, au moins en apparence. - Cultivent-ils la terre? dfendent-ils l'Etat quand il est attaqu ? - Non, ils prient Dieu pour vous.

- Eh bien! je prierai Dieu pour eux, et partageons.

" Combien croyez-vous que les couvents renferment de ces gens utiles, soit en hommes, soit en filles, dans le royaume?

- Par les mmoires des intendants, faits sur la fin du dernier sicle, il y en avait environ quatre-vingt-dix mille.

- Par notre ancien compte, ils ne devraient, quarante cus par tte, possder que dix millions huit cent mille livres : combien en ont-ils?

- Cela va cinquante millions, en comptant les messes et les qutes des moines mendiants, qui mettent rellement un impt considrable sur le peuple. Un frre quteur d'un couvent de Paris s'est vant publiquement que sa besace valait quatre-vingt mille livres de rente.

- Voyons combien cinquante millions rpartis entre quatre-vingt-dix mille ttes tondues donnent chacune.

- Cinq cent cinquante-cinq livres.

- C'est une somme considrable dans une socit nombreuse, o les dpenses diminuent par la quantit mme des consommateurs car il en cote bien moins dix personnes pour vivre ensemble que si chacun avait sparment son logis et sa table.

" Les ex-jsuites, qui on donne aujourd'hui quatre cents livres de pension, ont donc rellement perdu ce march?

- Je ne le crois pas car ils sont presque tous retirs chez des parents qui les aident; plusieurs disent la messe pour de l'argent, ce qu'ils ne faisaient pas auparavant; d'autres se sont faits prcepteurs; d'autres ont t soutenus par des dvotes; chacun s'est tir d'affaire, et peut-tre y en a-t-il peu aujourd'hui qui, ayant got du monde et de la libert, voulussent reprendre leurs anciennes chanes. La vie monacale, quoi qu'on en dise, n'est point du tout envier. C'est une maxime assez connue que les moines sont des gens qui s'assemblent sans se connatre, vivent sans s'aimer, et meurent sans se regretter.

- Vous pensez donc qu'on leur rendrait un trs grand service de les dfroquer tous?

- Ils y gagneraient beaucoup sans doute, et l'Etat encore davantage; on rendrait la patrie des citoyens et des citoyennes qui ont sacrifi tmrairement leur libert dans un ge o les lois ne permettent pas qu'on dispose d'un fonds de dix sous de rente; on tirerait ces cadavres de leurs tombeaux : ce serait une vraie rsurrection. Leurs maisons deviendraient des htels de ville, des hpitaux, des coles publiques, ou seraient affectes des manufactures; la population deviendrait plus grande, tous les arts seraient mieux cultivs. On pourrait du moins diminuer le nombre de ces victimes volontaires en fixant le nombre des novices: la patrie aurait plus d'hommes utiles et moins de malheureux. C'est le sentiment de tous les magistrats, c'est le vu unanime du public, depuis que les esprits sont clairs. L'exemple de l'Angleterre et de tant d'autres Etats est une preuve vidente de la ncessit de cette rforme. Que ferait aujourd'hui l'Angleterre, Si au lieu de quarante mille hommes de mer, elle avait quarante mille moines? Plus les arts se sont multiplis, plus le nombre des sujets laborieux est devenu ncessaire. Il y a certainement dans les clotres beaucoup de talents ensevelis qui sont perdus pour l'Etat. Il faut, pour faire fleurir un royaume, le moins de prtres possible, et le plus d'artisans possible. L'ignorance et la barbarie de nos pres, loin d'tre une rgle pour nous, n'est qu'un avertissement de faire ce qu'ils feraient s'ils taient en notre place avec nos lumires.

-Ce n'est donc point par haine contre les moines que vous voulez les abolir? C'est par piti pour eux; c'est par amour pour la patrie. Je pense comme vous. Je ne voudrais point que mon fils ft moine; et si je croyais que je dusse avoir des enfants pour le clotre, je ne coucherais plus avec ma femme.

- Quel est en effet le bon pre de famille qui ne gmisse de voir son fils et sa fille perdus pour la socit? Cela s'appelle se sauver; mais un soldat qui se sauve quand il faut combattre est puni. Nous sommes tous des soldats de l'Etat; nous sommes la solde de la socit, nous devenons des dserteurs quand nous la quittons. Que dis-je? les moines sont des parricides qui touffent une postrit tout entire. Quatre-vingt-dix mille clotrs, qui braillent ou qui nasillent du latin, pourraient donner l'Etat chacun deux sujets : cela fait cent soixante mille hommes qu'ils font prir dans leur germe. Au bout de cent ans la perte est immense : cela est dmontr.

"Pourquoi donc le monachisme a-t-i1 prvalu? parce que le gouvernement fut presque partout dtestable et absurde depuis Constantin; parce que l'empire romain eut plus de moines que de soldats; parce qu'il y en avait cent mille dans la seule Egypte; parce qu'ils taient exempts de travail et de taxe; parce que les chefs des nations barbares qui dtruisirent l'empire, s'tant faits chrtiens pour gouverner des chrtiens, exercrent la plus horrible tyrannie; parce qu'on se jetait en foule dans les clotres pour chapper aux fureurs de ces tyrans, et qu'on se plongeait dans un esclavage pour en viter un autre; parce que les papes, en instituant tant d'ordres diffrents de fainants sacrs, se firent autant de sujets dans les autres Etats; parce qu'un paysan aime mieux tre appel mon rvrend pre, et donner des bndictions, que de conduire la charrue; parce qu'il ne sait pas que la charrue est plus noble que le froc; parce qu'il aime mieux vivre aux dpens des sots que par un travail honnte; enfin parce qu'il ne sait pas qu'en se faisant moine il se prpare des jours malheureux, tissus d'ennui et de repentir.

- Allons, monsieur, plus de moines, pour leur bonheur et pour le ntre. Mais je suis fch d'entendre dire au seigneur de mon village, pre de quatre garons et de trois filles, qu'il ne saura o les placer s'il ne fait pas ses filles religieuses.

- Cette allgation trop souvent rpte est inhumaine, antipatriotique, destructive de la socit.

"Toutes les fois qu'on peut dire d'un tat de vie, quel qu'il puisse tre: si tout le monde embrassait cet tat le genre humain serait perdu, il est dmontr que cet tat ne vaut rien, et que celui qui le prend nuit au genre humain autant qu'il est en lui.

"Or il est clair que si tous les garons et toutes les filles s'enclotraient le monde prirait: donc la moinerie est par cela seul l'ennemie de la nature humaine, indpendamment des maux affreux qu'elle a causs quelquefois.

- Ne pourrait-on pas en dire autant des soldats?

- Non assurment : car si chaque citoyen porte les armes son tour, comme autrefois dans toutes les rpubliques, et surtout dans celle de Rome, le soldat n'en est que meilleur cultivateur; le soldat citoyen se marie, il combat pour sa femme et pour ses enfants. Plt Dieu que tous les laboureurs fussent soldats et maris! ils seraient d'excellents citoyens. Mais un moine, en tant que moine, n'est bon qu' dvorer la substance de ses Compatriotes. Il n'y a point de vrit plus reconnue.

- Mais les filles, monsieur, les filles des pauvres gentilshommes, qu'on ne peut marier, que feront-elles?

Elles feront, on l'a dit mille fois, comme les filles d'Angleterre, d'Ecosse, d'Irlande, de Suisse, de Hollande, de la moiti de l'Allemagne, de Sude, de Norvge, du Danemark, de Tartine, de Turquie, d'Afrique, et de presque tout le reste de la terre; elles seront bien meilleures pouses, bien meilleures mres, quand on se sera accoutum, ainsi qu'en Allemagne, prendre des femmes sans dot. Une femme mnagre et laborieuse fera plus de bien dans une maison que la fille d'un financier, qui dpense plus en superfluits qu'elle n'a port de revenu chez son mari.

"Il faut qu'il y ait des maisons de retraite pour la vieillesse, pour l'infirmit, pour la difformit. Mais, par le plus dtestable des abus, les fondations ne sont que pour la jeunesse et pour les personnes bien conformes. On commence, dans le clotre, par faire taler aux novices des deux sexes leur nudit, malgr toutes les lois de la pudeur; on les examine attentivement devant et derrire. Qu'une vieille bossue aille se prsenter pour entrer dans un clotre, on la chassera avec mpris, moins qu'elle ne donne une dot immense. Que dis-je? toute religieuse doit tre dote, sans quoi elle est le rebut du couvent. Il n'y eut jamais d'abus plus intolrable.

- Allez, allez, monsieur, je vous jure que mes filles ne seront jamais religieuses. Elles apprendront filer, coudre, faire de la dentelle, broder, se rendre utiles. Je regarde les vux comme un attentat contre la patrie et contre soi-mme. Expliquez-moi, je vous prie, comment il se peut faire qu'un de mes amis, pour contredire le genre humain, prtende que les moines sont trs utiles la population d'un Etat, parce que leurs btiments sont mieux entretenus que ceux des Seigneurs, et leurs terres mieux cultives?

- Eh! quel est donc votre ami qui avance une proposition si trange?

- C'est l'Ami des hommes, ou plutt celui des moines.

- Il a voulu rire; il sait trop bien que dix familles qui ont chacune cinq mille livres de rente en terre sont cent fois, mille fois plus utiles qu'un couvent qui jouit d'un revenu de cinquante mille livres, et qui a toujours un trsor secret. Il vante les belles maisons bties par les moines, et c'est prcisment ce qui irrite les citoyens c'est le sujet des plaintes de l'Europe; Le vu de pauvret condamne les palais, comme le vu d'humilit contredit l'orgueil, et comme le vu d'anantir sa race contredit la nature.

- Je commence croire qu'il faut beaucoup se dfier des livres.

- Il faut en user avec eux comme avec les hommes choisir les plus raisonnables, les examiner, et ne se rendre jamais qu' l'vidence."



DES IMPOTS PAYS A L'TRANGER

Il y a un mois que l'homme aux quarante cus vint me trouver en se tenant les cts de rire, et il riait de si grand coeur que je me mis rire aussi sans savoir de quoi il tait question : tant l'homme est n imitateur! tant l'instinct nous matrise! tant les grands mouvements de l'me sont contagieux!

Ut ridentibus arrident, ita flentibus adflent e Humani vuitus.

Quand il eut bien ri, il me dit qu'il venait de rencontrer un homme qui se disait protonotaire du St. Sige, et que cet homme envoyait une grosse somme d'argent trois cents lieues d'ici, un Italien, au nom d'un Franais qui le roi avait donn un petit fief, et que ce Franais ne pourrait jamais jouir des bienfaits du roi s'il ne donnait cet Italien la premire anne de son revenu.

e. Le jsuite Sanadon a mis adsunt pour adflent. Un amateur d'Horace prtend que c'est pour cela qu'on a chass les jsuites.

" La chose est trs vraie, lui dis-je; mais elle n'est pas si plaisante. Il en cote la France environ quatre cent mille livres par an en menus droits de cette espce; et, depuis environ deux sicles et demi que cet usage dure, nous avons dj port en Italie quatre-vingts millions.

- Dieu paternel! s'cria-t-i1, que de fois quarante cus! Cet Italien-l nous subjugua donc, il y a deux sicles et demi? Il nous imposa ce tribut?

- Vraiment, rpondis-je, il nous en imposait autrefois d'une faon bien plus onreuse. Ce n'est l qu'une bagatelle en comparaison de ce qu'il leva longtemps sur notre pauvre nation et sur les autres pauvres nations de l'Europe. " Alors je lui racontai comment ces saintes usurpations s'taient tablies. Il sait un peu d'histoire; il a du bon sens : il comprit aisment que nous avions t des esclaves auxquels il restait encore un petit bout de chane. Il parla longtemps avec nergie contre cet abus; mais avec quel respect pour la religion en gnral! Comme il rvrait les vques! comme il leur souhaitait beaucoup de quarante cus, afin qu'ils les dpensassent dans leurs diocses en bonnes uvres!

Il voulait aussi que tous les curs de campagne eussent un nombre de quarante cus suffisant pour les faire vivre avec dcence. " Il est triste, disait-il qu'un cur soit oblig de disputer trois gerbes de bl son ouaille, et qu'il ne soit pas largement pay par la province. Il est honteux que ces messieurs soient toujours en procs avec leurs seigneurs. Ces contestations ternelles pour des droits imaginaires, pour des dmes, dtruisent la considration qu'on leur doit. Le malheureux cultivateur, qui a dj pay aux prposs son dixime, et les deux sous pour livre, et la taille, et la capitation, et le rachat du logement des gens de guerre, aprs qu'il a log des gens de guerre, etc., etc., etc.; cet infortun, dis-je, qui se voit encore enlever le dixime de sa rcolte par son cur, ne le regarde plus comme son pasteur, mais comme son corcheur, qui lui arrache le peu de peau qui lui reste. Il sent bien qu'en lui enlevant la dixime gerbe de droit divin, on a la cruaut diabolique de ne pas lui tenir compte de ce qu'il lui en a cot pour faire crotre cette gerbe. Que lui reste-t-il, pour lui et pour sa famille? Les pleurs, la disette, le dcouragement, le dsespoir; et il meurt de fatigue et de misre. Si le cur tait pay par la province, il serait la consolation de ses paroissiens, au lieu d'tre regard par eux comme leur ennemi."

Ce digne homme s'attendrissait en prononant ces paroles; il aimait sa patrie, et tait idoltre du bien public. Il s'criait quelquefois : " Quelle nation que la franaise, si on voulait!

Nous allmes voir son fils, qui sa mre, bien propre et bien lave, donnait un gros tton blanc. L'enfant tait fort joli. "Hlas! dit le pre, te voil donc, et tu n'as que vingt-trois ans de vie, et quarante cus prtendre!"



DES PROPORTIONS

Le produit des extrmes est gal au produit des moyens; mais deux sacs de bl vols ne sont pas ceux qui les ont pris comme la perte de leur vie l'est l'intrt de la personne vole.

Le prieur de***, qui deux de ses domestiques de campagne avaient drob deux setiers de bl, vient de faire pendre les deux dlinquants. Cette excution lui a plus cot que toute sa rcolte ne lui a valu, et, depuis ce temps, il ne trouve plus de valets.

Si les lois avaient ordonn que ceux qui voleraient le bl de leur matre laboureraient son champ toute leur vie, les fers aux pieds et une sonnette au cou, attache un carcan, ce prieur aurait beaucoup gagn.

Il faut effrayer le crime: oui, sans doute; mais le travail forc et la honte durable l'intimident plus que la potence.

Il y a quelques mois qu' Londres un malfaiteur fut condamn tre transport en Amrique pour y travailler aux sucreries avec les ngres. Tous les criminels en Angleterre, comme en bien d'autres pays, sont reus prsenter requte au roi, soit pour obtenir grce entire, soit pour diminution de peine. Celui-ci prsenta requte pour tre pendu il allguait qu'il hassait mortellement le travail, et qu'il aimait mieux tre trangl une minute que de faire du sucre toute sa vie.

D'autres peuvent penser autrement, chacun a son got; mais on a dj dit, et il faut rpter, qu'un pendu n'est bon rien, et que les supplices doivent tre utiles.

Il y a quelques annes que l'on condamna dans la Tartarie deux jeunes gens tre empals, pour avoir regard, leur bonnet sur la tte, passer une procession de lamas. L'empereur de la Chine, qui est un homme de beaucoup d'esprit, dit qu'il les aurait condamns marcher nu-tte la procession pendant trois mois.

Proportionnez les peines aux dlits, a dit le marquis Beccaria; ceux qui ont fait les lois n'taient pas gomtres.

Si l'abb Guyon, ou Cog, ou l'ex-jsuite Nonone, ou l'ex-jsuite Patouillet, ou le prdicant La Beaumelle, font de misrables libelles o il n'y a ni vrit, ni raison, ni esprit, irez-vous les faire pendre, comme le prieur de *** a fait pendre ses deux domestiques; et cela, sous prtexte que les calomniateurs sont plus coupables que les voleurs?

Condamnerez-vous Frron mme aux galres, pour avoir insult le bon got, et pour avoir menti toute sa vie dans l'esprance de payer son cabaretier?

Ferez-vous mettre au pilori le sieur Larcher, parce qu'il a t trs pesant, parce qu'il a entass erreur sur erreur, parce qu'il n'a jamais su distinguer aucun degr de probabilit, parce qu'il veut que, dans une antique et immense cit renomme par sa police et par la jalousie des maris, dans Babylone enfin, o les femmes taient gardes par des eunuques, toutes les princesses allassent par dvotion donner publiquement leurs faveurs dans la cathdrale aux trangers pour de l'argent? Contentons-nous de l'envoyer sur les lieux courir les bonnes fortunes; soyons modrs en tout; mettons de la proportion entre les dlits et les peines.

Pardonnons ce pauvre Jean-Jacques, lorsqu'il n'crit que pour se contredire, lorsqu'aprs avoir donn une comdie siffle sur le thtre de Paris, il injurie ceux qui en font jouer cent lieues de l; lorsqu'il cherche des protecteurs, et qu'il les outrage; lorsqu'il dclame contre les romans, et qu'il fait des romans dont le hros est un sot prcepteur qui reoit l'aumne d'une Suissesse laquelle il a fait un enfant, et qui va dpenser son argent dans un bordel de Paris; laissons le croire qu'il a surpass Fnelon et Xnophon, en levant un jeune homme de qualit dans le mtier de menuisier: ces extravagantes platitudes ne mritent pas un dcret de prise de corps; les petites maisons suffisent avec de bons bouillons, de la saigne, et du rgime.

Je hais les lois de Dracon, qui punissaient galement les crimes et les fautes, la mchancet et la folie. Ne traitons point le jsuite Nonone, qui n'est coupable que d'avoir crit des btises et des injures, comme on a trait les jsuites Malagrida, Oldcorn, Garnet, Guignard, Gueret, et comme on devait traiter le jsuite Le Teiller, qui trompa son roi, et qui troubla la France. Distinguons principalement dans tout procs, dans toute contention, dans toute querelle, l'agresseur de l'outrag, l'oppresseur de l'opprim. La guerre offensive est d'un tyran; celui qui se dfend est un homme juste.

Comme j'tais plong dans ces rflexions, l'homme aux quarante cus me vint voir tout en larmes. Je lui demandai avec motion si son fils, qui devait vivre vingt-trois ans, tait mort. " Non, dit-il, le petit se porte bien, et ma femme aussi; mais j'ai t appel en tmoignage contre un meunier qui on a fait subir la question ordinaire et extraordinaire, et qui s'est trouv innocent; je l'ai vu s'vanouir dans les tortures redoubles; j'ai entendu craquer ses os; j'entends encore ses cris et ses hurlements, ils me poursuivent; je pleure de piti, et je tremble d'horreur. " Je me mis pleurer et frmir aussi, car je suis extrmement sensible.

Ma mmoire alors me reprsenta l'aventure pouvantable des Calas : une mre vertueuse dans les fers, ses filles plores et fugitives, sa maison au pillage; un pre de famille respectable bris par la torture, agonisant sur la roue, et expirant dans les flammes; un fils charg de chanes, tran devant les juges, dont un lui dit: "Nous venons de rouer votre pre, nous allons vous rouer aussi."

Je me souvins de la famille des Sirven, qu'un de mes amis rencontra dans des montagnes couvertes de glaces, lorsqu'elle fuyait la perscution d'un juge aussi inique qu'ignorant. " Ce juge, me dit-il, a condamn toute cette famille innocente au supplice, en supposant, sans la moindre apparence de preuve, que le pre et la mre, aids de deux de leurs filles, avaient gorg et noy la troisime, de peur qu'elle n'allt la messe. " Je voyais la fois, dans des jugements de cette espce, l'excs de la btise, de l'injustice et de la barbarie.

Nous plaignions la nature humaine, l'homme aux quarante cus et moi. J'avais dans ma poche le discours d'un avocat gnral de Dauphin, qui roulait en partie sur ces matires intressantes; je lui en lus les endroits suivants:

" Certes, ce furent des hommes vritablement grands qui osrent les premiers se charger de gouverner leurs semblables, et s'imposer le fardeau de la flicit publique; qui, pour le bien qu'ils voulaient faire aux hommes, s'exposrent leur ingratitude, et, pour le repos d'un peuple, renoncrent au leur; qui se mirent, pour ainsi dire, entre les hommes et la Providence, pour leur composer, par artifice, un bonheur qu'elle semblait leur avoir refus.

Quel magistrat, un peu sensible ses devoirs, la seule humanit, pourrait soutenir ces ides? Dans la solitude d'un cabinet pourra-t-il, sans frmir d'horreur et de piti, jeter les yeux sur ces papiers, monuments infortuns du crime ou de l'innocence? Ne lui semble-t-il pas entendre des voix gmissantes sortir de ces fatales critures, et le presser de dcider du sort d'un citoyen, d'un poux, d'un pre, d'une famille? Quel juge impitoyable (s'il est charg d'un seul procs criminel) pourra passer de sang-froid devant une prison? C'est donc moi, dira-t-il, qui retiens dans ce dtestable sjour mon semblable, peut-tre mon gal, mon concitoyen, un homme enfin! c'est moi qui le lie tous les jours, qui ferme sur lui ces odieuses portes! Peut-tre le dsespoir s'est empar de son me; il pousse vers le ciel mon nom avec des maldictions, et sans doute il atteste contre moi le grand Juge qui nous observe et doit nous juger tous les deux.

" Ici un spectacle effrayant se prsente tout coup mes yeux; le juge se lasse d'interroger par la parole; il veut interroger par les supplices : impatient dans ses recherches, et peut-tre irrit de leur inutilit, on apporte des torches, des chanes, des leviers, et tous ces instruments invents pour la douleur. Un bourreau vient se mler aux fonctions de la magistrature, et terminer par la violence un interrogatoire commenc par la libert.

Douce philosophie! toi qui ne cherches la vrit qu'avec l'attention et la patience, t'attendais-tu que, dans ton sicle, on employt de tels instruments pour la dcouvrir?

" Est-il bien vrai que nos lois approuvent cette mthode inconcevable, et que l'usage la consacre?

" Leurs lois imitent leurs prjugs; les punitions publiques sont aussi cruelles que les vengeances particulires, et les actes de leur raison ne sont gure moins impitoyables que ceux de leurs passions. Quelle est donc la cause de cette bizarre opposition ? C'est que nos prjugs sont anciens, et que notre morale est nouvelle; c'est que nous sommes aussi pntrs de nos sentiments qu'inattentifs nos ides; c'est que l'avidit des plaisirs nous empche de rflchir sur nos besoins, et que nous sommes plus empresss de vivre que de nous diriger; c'est, en un mot, que nos murs sont douces, et qu'elles ne sont pas bonnes; c'est que nous sommes polis, et nous ne sommes seulement pas humains."

Ces fragments, que l'loquence avait dicts l'humanit, remplirent le cur de mon ami d'une douce consolation. Il admirait avec tendresse. "Quoi! disait-il dans son transport, on fait des chefs-d'uvre en province! on m'avait dit qu'il n'y a que Paris dans le monde.

- Il n'y a que Paris, lui dis-je, o l'on fasse des opras-comiques; mais il y a aujourd'hui dans les provinces beaucoup de magistrats qui pensent avec la mme vertu, et qui s'expriment avec la mme force. Autrefois les oracles de la justice, ainsi que ceux de la morale, n'taient que ridicules. Le docteur Balouard dclamait au barreau, et Arlequin dans la chaire. La philosophie est enfin venue, elle a dit: "Ne parlez en public que pour dire des vrits neuves et utiles, avec l'loquence du sentiment et de la raison.

- Mais si nous n'avons rien de neuf dire ? se sont cris les parleurs. - Taisez-vous alors, a rpondu la philosophie; tous ces vains discours d'appareil, qui ne contiennent que des phrases, sont comme le feu de la St. Jean, allum le jour de l'anne o l'on a le moins besoin de se chauffer il ne cause aucun plaisir, et il n'en reste pas mme la cendre.

"Que toute la France lise les bons livres. Mais, malgr les progrs de l'esprit humain, on lit trs peu; et, parmi ceux qui veulent quelquefois s'instruire, la plupart lisent trs mal. Mes voisins et mes voisines jouent, aprs dner, un jeu anglais, que j'ai beaucoup de peine prononcer, car on l'appelle wisk. Plusieurs bons bourgeois, plusieurs grosses ttes, qui se croient de bonnes ttes, vous disent avec un air d'importance que les livres ne sont bons rien. Mais, messieurs les Velches, savez-vous que vous n'tes gouverns que par des livres? Savez-vous que l'ordonnance civile, le code militaire, et l'Evangile, sont des livres dont vous dpendez continuellement? Lisez, clairez-vous; ce n'est que par la lecture qu'on fortifie son me; la conversation la dissipe, le jeu la resserre.

- J'ai bien peu d'argent, me rpondit l'homme aux quarante cus; mais, si jamais je fais une petite fortune, j'achterai des livres chez Marc-Michel Rey.



DE LA VROLE

L'homme aux quarante cus demeurait dans un petit canton o l'on n'avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent cinquante annes. Les murs, dans ce coin de terre inconnu, taient pures comme l'air qui l'environne. On ne savait pas qu'ailleurs l'amour pt tre infect d'un poison destructeur, que les gnrations fussent attaques dans leur germe, et que la nature, se contredisant elle-mme, pt rendre la tendresse horrible et le plaisir affreux; on se livrait l'amour avec la scurit de l'innocence. Des troupes vinrent, et tout changea.

Deux lieutenants, l'aumnier du rgiment, un caporal, et un soldat de recrue qui sortait du sminaire, suffirent pour empoisonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de l'homme aux quarante cus se virent couvertes de pustules calleuses; leurs beaux cheveux tombrent; leur voix devint rauque; les paupires de leurs yeux, fixes et teints, se chargrent d'une couleur livide, et ne se fermrent plus pour laisser entrer le repos dans des membres disloqus, qu'une carie secrte commenait ronger comme ceux de l'Arabe Job, quoique Job n'et jamais eu cette maladie.

Le chirurgien-major du rgiment, homme d'une grande exprience, fut oblig de demander des aides la cour pour gurir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours port d'inclination soulager le beau sexe, envoya une recrue de fraters, qui gtrent d'une main ce qu'ils rtablirent de l'autre.

L'homme aux quarante cus lisait alors l'histoire philosophique de Candide, traduite de l'allemand du docteur Ralph, qui prouve videmment que tout est bien, et qu'il tait absolument impossible, dans le meilleur des mondes possibles, que la vrole, la peste, la pierre, la gravelle, les crouelles, la chambre de Valence, et 1' Inquisition, n'entrassent dans la composition de l'univers, de cet univers uniquement fait pour l'homme, roi des animaux et image de Dieu, auquel on voit bien qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau. Il lisait, dans l'histoire vritable de Candide, que le fameux docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un il et une oreille. "Hlas! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres cousines, seront-elles borgnes ou borgniesses et essorilles? - Non, lui dit le major consolateur; les Allemands ont la main lourde; mais, nous autres, nous gurissons les filles promptement, srement, et agrablement."

En effet les deux jolies cousines en furent quittes pour avoir la tte enfle comme un ballon pendant six semaines, pour perdre la moiti de leurs dents, en tirant la langue d'un demi-pied, et pour mourir de la poitrine au bout de six mois.

Pendant l'opration, le cousin et le chirurgien-major raisonnrent ainsi.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Est-il possible, monsieur, que la nature ait attach de si pouvantables tourments un plaisir si ncessaire, tant de honte tant de gloire, et qu'il y ait plus de risque faire un enfant qu' tuer un homme ? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation, que ce flau diminue un peu sur la terre, et qu'il devienne moins dangereux de jour en jour?

LE CHIRURGIEN-MAJOR

Au contraire, il se rpand de plus en plus dans toute l'Europe chrtienne; il s'est tendu jusqu'en Sibrie; j'en ai vu mourir plus de cinquante personnes, et surtout un grand gnral d'arme et un ministre d'Etat fort sage. Peu de poitrines faibles rsistent la maladie et au remde. Les deux surs, la petite et la grosse, se sont ligues encore plus que les moines pour dtruire le genre humain.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Nouvelle raison pour abolir les moines, afin que, remis au rang des hommes, ils rparent un peu le mal que font les deux surs. Dites-moi, je vous prie, Si les btes ont la vrole.

LE CHIRURGIEN

Ni la petite, ni la grosse, ni les moines, ne sont connus chez elles.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Il faut donc avouer qu'elles sont plus heureuses et plus prudentes que nous dans ce meilleur des mondes.

LE CHIRURGIEN

Je n'en ai jamais dout; elles prouvent bien moins de maladies que nous : leur instinct est bien plus sr que notre raison; jamais ni le pass ni l'avenir ne les tourmentent

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Vous avez t chirurgien d'un ambassadeur de France en Turquie : y a-t-il beaucoup de vrole Constantinople?

LE CHIRURGIEN

Les Francs l'ont apporte dans le faubourg de Pra, o ils demeurent. J'y ai connu un capucin qui en tait mang comme Pangloss; mais elle n'est point parvenue dans la ville: les Francs n'y couchent presque jamais. Il n'y a presque point de filles publiques dans cette ville immense. Chaque homme riche a des femmes esclaves de Circassie, toujours gardes, toujours surveilles, dont la beaut ne peut tre dangereuse. Les Turcs appellent la vrole le mal chrtien, et cela redouble le profond mpris qu'ils ont pour notre thologie; mais, en rcompense, ils ont la peste, maladie d'Egypte, dont ils font peu de cas, et qu'ils ne se donnent jamais la peine de prvenir.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

En quel temps croyez-vous que ce flau commena dans l'Europe?

LE CHIRURGIEN

Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des peuples innocents qui ne connaissaient ni l'avarice ni la guerre, vers l'an 1494. Ces nations, simples et justes, taient attaques de ce mal de temps immmorial, comme la lpre rgnait chez les Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Egyptiens. Le premier fruit que les Espagnols recueillirent de cette conqute du nouveau monde fut la vrole; elle se rpandit plus promptement que l'argent du Mexique, qui ne circula que longtemps aprs en Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait alors de belles maisons publiques appeles bordels, tablies par l'autorit des souverains pour conserver l'honneur des dames. Les Espagnols portrent le venin dans ces maisons privilgies dont les princes et les vques tiraient les filles qui leur taient ncessaires. On a remarqu qu' Constance il y avait eu sept cent dix-huit filles pour le service du concile qui fit brler si dvotement Jean Hus et Jrme de Prague.

On peut juger par ce seul trait avec quelle rapidit le mal parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut l'illustrissime et rvrendissime vque et vice-roi de Hongrie, en 1499, que Bartholomeo Montanagua, grand mdecin de Padoue, ne put gurir. Gualtien assure que l'archevque de Mayence Berthold de Henneberg, "attaqu de la grosse vrole, rendit son me Dieu en 1504." On sait que notre roi Franois 1er en mourut. Henri III la prit Venise; mais le jacobin Jacques Clment prvint l'effet de la maladie.

Le parlement de Paris, toujours zl pour le bien public, fut le premier qui donna un arrt contre la vrole, en 1497. Il dfendit tous les vrols de rester dans Paris sous peine de la hart; mais, comme il n'tait pas facile de prouver juridiquement aux bourgeois et bourgeoises qu'ils taient en dlit, cet arrt n'eut pas plus d'effet que ceux qui furent rendus depuis contre l'mtique; et, malgr le parlement, le nombre des coupables augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorciss, au lieu de les faire pendre, il n'y en aurait plus aujourd'hui sur la terre; mais c'est quoi malheureusement on ne pensa jamais.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

Est-il bien vrai ce que j'ai lu dans Candide, que, parmi nous, quand deux armes de trente mille hommes chacune marchent ensemble en front de bandire, on peut parier qu'il y a vingt mille vrols de chaque ct?

LE CHIRURGIEN

Il n'est que trop vrai. Il en est de mme dans les licences de Sorborme. Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers qui la nature parle plus haut et plus ferme que la thologie? Je puis vous jurer que, proportion garde, mes confrres et moi nous avons trait plus de jeunes prtres que de jeunes officiers.

L'HOMME AUX QUARANTE CUS

N'y aurait-il point quelque manire d'extirper cette contagion qui dsole l'Europe? On a dj tch d'affaiblir le poison d'une vrole, ne pourra-t-on rien tenter sur l'autre?

LE CHIRURGIEN

Il n'y aurait qu'un seul moyen, c'est que tous les princes de l'Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de Godefroy de Bouillon. Certainement une croisade contre la vrole serait beaucoup plus raisonnable que ne l'ont t celles qu'on entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala, et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s'entendre pour repousser l'ennemi commun du genre humain que d'tre continuellement occup guetter le moment favorable de dvaster la terre et de couvrir les champs de morts, pour arracher son voisin deux ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intrts car la guerre et la vrole font ma fortune; mais il faut tre homme avant d'tre chirurgien-major.

C'est ainsi que l'homme aux quarante cus se formait, comme on dit, l'esprit et le coeur. Non seulement il hrita de ses deux cousines, qui moururent en six mois; mais il eut encore la succession d'un parent fort loign, qui avait t sous-fermier des hpitaux des armes, et qui s'tait fort engraiss en mettant les soldats blesss la dite. Cet homme n'avait jamais voulu se marier; il avait un assez joli srail. Il ne reconnut aucun de ses parents, vcut dans la crapule, et mourut Paris d'indigestion. C'tait un homme, comme on voit, fort utile l'Etat.

Notre nouveau philosophe fut oblig d'aller Paris pour recueillir l'hritage de son parent. D'abord les fermiers du domaine le lui disputrent. Il eut le bonheur de gagner son procs, et la gnrosit de donner aux pauvres de son canton, qui n'avaient pas leur contingent de quarante cus de rente, une partie des dpouilles du richard. Aprs quoi il se mit satisfaire sa grande passion d'avoir une bibliothque.

Il lisait tous les matins, faisait des extraits, et le soir il consultait les savants pour savoir en quelle langue le serpent avait parl notre bonne mre; si l'me est dans le corps calleux ou dans la glande pinale; si St. Pierre avait demeur vingt-cinq ans Rome; quelle diffrence spcifique est entre un trne et une domination, et pourquoi les ngres ont le nez pat. D'ailleurs il se proposa de ne jamais gouverner l'Etat, et de ne faire aucune brochure contre les pices nouvelles. On l'appelait monsieur Andr; c'tait son nom de baptme. Ceux qui l'ont connu rendent justice sa modestie et ses qualits, tant acquises que naturelles. Il a bti une maison commode dans son ancien domaine de quatre arpents. Son fils sera bientt en ge d'aller au collge; mais il veut qu'il aille au collge d'Harcourt, et non celui de Mazarin, cause du professeur Cog, qui fait des libelles, et parce qu'il ne faut pas qu'un professeur de collge fasse des libelles.

Madame Andr lui a donn une fille fort jolie, qu'il espre marier un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat n'ait pas la maladie que le chirurgien-major veut extirper dans l'Europe chrtienne.



GRANDE QUERELLE

Pendant le sjour de monsieur Andr Paris, il y eut une querelle importante. Il s'agissait de savoir si Marc-Antonin tait un honnte homme, et s'il tait en enfer ou en purgatoire, ou dans les limbes, en attendant qu'il ressuscitt. Tous les honntes gens prirent le parti de Marc-Antonin. Ils disaient : Antonin a toujours t juste, sobre, chaste, bienfaisant. Il est vrai qu'il n'a pas en paradis une place aussi belle que St. Antoine; car il faut des proportions, comme nous l'avons vu; mais certainement l'me de l'empereur Antonin n'est point la broche dans l'enfer. Si elle est en purgatoire, il faut l'en tirer; il n'y a qu' dire des messes pour lui. Les jsuites n'ont plus rien faire; qu'ils disent trois mille messes pour le repos de l'me de Marc-Antonin; ils y gagneront, quinze sous la pice, deux mille deux cent cinquante livres. D'ailleurs, on doit du respect une tte couronne; il ne faut pas la damner lgrement.

Les adversaires de ces bonnes gens prtendaient au contraire qu'il ne fallait accorder aucune composition Marc-Antonin; qu'il tait un hrtique; que les carpocratiens et les aloges n'taient pas si mchants que lui; qu'il tait mort sans confession; qu'il fallait faire un exemple; qu'il tait bon de le damner pour apprendre vivre aux empereurs de la Chine et du Japon, ceux de Perse, de Turquie et de Maroc, aux rois d'Angletene, de Sude, de Danemark, de Prusse, au stathouder de Hollande, et aux avoyers du canton de Berne, qui n'allaient pas plus confesse que l'empereur Marc-Antonin; et qu'enfin c'est un plaisir indicible de donner des dcrets contre des souverains morts, quand on ne peut en lancer contre eux de leur vivant, de peur de perdre ses oreilles.

La querelle devint aussi srieuse que le fut autrefois celle des Ursulines et des Annonciades, qui disputrent qui porterait plus longtemps des ufs la coque entre les fesses sans les casser. On craignit un schisme, comme du temps des cent et un contes de ma mre l'oie, et de certains billets payables au porteur dans l'autre monde. C'est une chose bien pouvantable qu'un schisme: cela signifie division dans les opinions, et, jusqu' ce moment fatal, tous les hommes avaient pens de mme.

Monsieur Andr, qui est un excellent citoyen, pria les chefs des deux partis souper. C'est un des bons convives que nous ayons; son humeur est douce et vive, sa gaiet n'est point bruyante; il est facile et ouvert; il n'a point cette sorte d'esprit qui semble vouloir touffer celui des autres; l'autorit qu'il se concilie n'est due qu' ses grces, sa modration, et une physionomie ronde qui est tout fait persuasive. Il aurait fait souper gaiement ensemble un Corse et un Gnois, un reprsentant de Genve et un ngatif, le muphti et un archevque. Il fit tomber habilement les premiers coups que les disputants se portaient, en dtournant la conversation, et en faisant un conte trs agrable qui rjouit galement les damnants et les damns. Enfin, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l'me de l'empereur Marc-Antonin resterait in statu quo, c'est--dire je ne sais o, en attendant un jugement dfinitif.

Les mes des docteurs s'en retournrent dans leurs limbes paisiblement aprs le souper : tout fut tranquille. Cet accommodement fit un trs grand honneur l'homme aux quarante cus; et toutes les fois qu'il s'levait une dispute bien acaritre, bien virulente entre des gens lettrs ou non lettrs, on disait aux deux partis: "Messieurs, allez souper chez monsieur Andr."

Je connais deux factions acharnes qui, faute d'avoir t souper chez monsieur Andr, se sont attir de grands malheurs.

SCLRAT CHASS

La rputation qu'avait acquise monsieur Andr d'apaiser les querelles en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passe, une singulire visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos vot, la tte penche sur une paule, l'il hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner souper avec ses ennemis.

Quels sont vos ennemis, lui dit monsieur Andr, et qui tes-vous ? - Hlas! dit-il, j'avoue, monsieur, qu'on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crient: Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bnfice. On m'accuse d'avoir calomni les citoyens les plus vritablement religieux, les plus sincres adorateurs de la Divinit, les plus honntes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que, dans la chaleur de la composition, il chappe souvent aux gens de mon mtier de petites inadvertances qu'on prend pour des erreurs grossires, des carts que l'on qualifie de mensonges impudents. Notre zle est regard comme un mlange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbciles, nous sommes le mpris et l'excration de tous les honntes gens qui savent lire.

" Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres acadmies de l'Europe, des crivains honors, des citoyens bienfaisants. Je viens de mettre en lumire un ouvrage que j'ai intitul Antiphilosophique. Je n'avais que de bonnes intentions mais personne n'a voulu acheter mon livre. Ceux qui je l'ai prsent l'ont jet dans le feu, en me disant qu'il n'tait pas seulement antiraisonnable, mais antichrtien et trs antihonnte.

- Eh bien! lui dit monsieur Andr, imitez ceux qui vous avez prsent votre libelle; jetez-le dans le feu, et qu'il n'en soit plus parl. Je loue fort votre repentir; mais il n'est pas possible que je vous fasse souper avec des gens d'esprit qm ne peuvent tre vos ennemis, attendu qu'ils ne vous liront jamais.

- Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me rconcilier avec les parents de feu monsieur de Montesquieu, dont j'ai outrag la mmoire pour glorifier le rvrend pre Routh, qui vint assiger ses derniers moments, et qui fut chass de sa chambre?

- Morbleu lui dit monsieur Andr, il y a longtemps que le rvrend pre Routh est mort allez-vous-en souper avec lui."

C'est un rude homme que monsieur Andr, quand il a affaire cette espce mchante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper chez lui avec des gens de mrite que pour engager une dispute, pour les aller ensuite calomnier, pour crire contre eux, pour imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison comme on avait chass Routh de l'appartement du prsident de Montesquieu.

On ne peut gure tromper monsieur Andr. Plus il tait simple et naf quand il tait l'homme aux quarante cus, plus il est devenu avis quand il a connu les hommes.



LE BON SENS DE MONSIEUR ANDR

Comme le bon sens de monsieur Andr s'est fortifi depuis qu'il a une bibliothque! Il vit avec les livres comme avec les hommes; il choisit; et il n'est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s 'instruire et d'agrandir son me pour un cu, sans sortir de chez soi!

Il se flicite d'tre n dans un temps o la raison humaine commence se perfectionner.

" Que je serais malheureux, dit-il, Si l'ge o je vis tait celui du jsuite Garasse, du jsuite Guignard, ou du docteur Boucher, du docteur Aubry, du docteur Guincestre, ou du temps que l'on condamnait aux galres ceux qui crivaient contre les catgories d'Aristote."

La misre avait affaibli les ressorts de l'me de monsieur Andr, le bien-tre leur a rendu leur lasticit. Il y a mille Andrs dans le monde auxquels il n'a manqu qu'un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d'un vrai mrite.

Il est aujourd'hui au fait de toutes les affaires de l'Europe, et surtout des progrs de l'esprit humain.

" Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison voyage petites journes, du nord au midi, avec ses deux intimes amies, l'Exprience et la Tolrance. L'Agriculture et le Commerce l'accompagnent. Elle s'est prsente en Italie; mais la Congrgation de l'Indice l'a repousse. Tout ce qu'elle a pu faire a t d'envoyer secrtement quelques-uns de ses facteurs, qui ne laissent pas de faire du bien. Encore quelques annes, et le pays des Scipions ne sera plus celui des Arlequins enfroqus.

" Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France; mais elle y a tant d'amis qu'il faudra bien la fin qu'elle y soit premier ministre.

" Quand elle s'est prsente en Bavire et en Autriche, elle a trouv deux ou trois grosses ttes perruque qui l'ont regarde avec des yeux stupides et tonns. Ils lui ont dit: " Madame, nous n'avons jamais entendu parler de vous; nous ne vous connaissons pas. - Messieurs, leur a-t-elle rpondu, avec le temps vous me connatrez et vous m'aimerez. Je suis trs bien reue Berlin, Moscou, Copenhague, Stockholm. Il y a longtemps que, par le crdit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftesbury, et de tant d'autres, j'ai reu mes lettres de naturalit en Angleterre. Vous m'en accorderez un jour. Je suis la fille du Temps, et j'attends tout de mon pre."

" Quand elle a pass sur les frontires de l'Espagne et du Portugal, elle a bni Dieu de voir que les bchers de I' Inquisition n'taient plus si souvent allums; elle a espr beaucoup en voyant chasser les jsuites, mais elle a craint qu'en purgeant le pays de renards on ne le laisst expos aux loups.

" Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on croit qu'elle commencera par s'tablir Venise, et qu'elle sjournera dans le royaume de Naples, malgr toutes les liqufactions de ce pays-l, qui lui donnent des vapeurs. On prtend qu'elle a un secret infaillible pour dtacher les cordons d'une couronne qui sont embarrasss, je ne sais comment, dans ceux d'une tiare, et pour empcher les haquenes d'aller faire la rvrence aux mules. "

Enfin la conversation de monsieur Andr me rjouit beaucoup; et plus je le vois, plus je l'aime.



D'UN BON SOUPER CHEZ MONSIEUR ANDR

Nous soupmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne, monsieur Pinto, clbre juif, le chapelain de la chapelle rforme de l'ambassadeur batave, le secrtaire de monsieur le prince GaIlitzin, du rite grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois dames d'esprit. Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n'en avait jamais eu : tant il faut avouer que nous sommes devenus polis; tant on craint souper de contrister ses frres! Il n'en est pas ainsi du rgent Cog, et de l'ex-jsuite Nonotte, et de l'ex-jsuite Patouillet, et de l'ex-jsuite Rotalier, et de tous les animaux de cette espce. Ces croquants-l vous disent plus de sottises dans une brochure de deux pages que la meilleure compagnie de Paris ne peut dire de choses agrables et instructives dans un souper de quatre heures. Et, ce qu'il y a d'trange, c'est qu'ils n'oseraient dire en face personne ce qu'ils ont l'impudence d'imprimer.

La conversation roula d'abord sur une plaisanterie des Lettres persanes, dans laquelle on rpte, d'aprs plusieurs graves personnages, que le monde va non seulement en empirant, mais en se dpeuplant tous les jours; de sorte que si le proverbe plus on est de fous, plus on rit a quelque vrit, le rire sera incessamment banni de la terre.

Le docteur de Sorbonne assura qu'en effet le monde tait rduit presque rien, Il cita le pre Petau, qui dmontre qu'en moins de trois cents ans un seul des fils de No (je ne sais si c'est Sem ou Japhet) avait procr de son corps une srie d'enfants qui se montait six cent vingt-trois milliards six cent douze millions trois cent cinquante-huit mille fidles, l'an 285 aprs le dluge universel.

Monsieur Andr demanda pourquoi, du temps de Philippe le Bel, c'est--dire environ trois cents ans aprs Hugues Capet, il n'y avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison royale? " C'est que la foi est diminue", dit le docteur de Sorbonne.

On parla beaucoup de Thbes-aux-cent-portes, et du million de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de guerre. " Serrez, serrez, disait monsieur Andr; je souponne, depuis que je me suis mis lire, que le mme gnie qui a crit Gargantua crivait autrefois toutes les histoires.

- Mais enfin, lui dit un des convives, Thbes, Memphis, Babylone, Nnive, Troie, Sleucie, taient de grandes villes, et n'existent plus. - Cela est vrai, rpondit le secrtaire de monsieur le prince Gallitzin; mais Moscou, Constantinople, Londres, Paris, Amsterdain, Lyon qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d'Allemagne, d'Espagne, et du Nord, taient alors des dserts. "

Le capitaine Suisse, homme trs instruit, nous avoua que quand ses anctres voulurent quitter leurs montagnes et leurs prcipices pour aller s'emparer, comme de raison, d'un pays plus agrable, Csar, qui vit de ses yeux le dnombrement de ces migrants, trouva qu'il se montait trois cent soixante et huit mille, en comptant les vieillards, les enfants, et les femmes. Aujourd'hui, le seul canton de Berne possde autant d'habitants : il n'est pas tout fait la moiti de la Suisse, et je puis vous assurer que les treize cantons ont au-del de sept cent vingt mille mes, en comptant les natifs qui servent ou qui ngocient en pays trangers. Aprs cela, messieurs les savants, faites des calculs et des systmes, ils seront aussi faux les uns que les autres.

Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des Csars, taient plus riches que les bourgeois de Paris, du temps de monsieur Silhouette.

" Ah! ceci me regarde, dit monsieur Andr. J'ai t longtemps l'homme aux quarante cus; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pill les plus beaux pays de l'Asie, de l'Afrique, et de l'Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines; mais enfin il y avait des gueux Rome. Et je suis persuad que parmi ces vainqueurs du monde il y eut des gens rduits quarante cus de rente comme je l'ai t.

- Savez-vous bien, lui dit un savant de l'Acadmie des inscriptions et belles lettres, que Lucullus dpensait, chaque souper qu'il donnait dans le salon d'Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante? mais qu'Atticus, le clbre picurien Atticus, ne dpensait point par mois, pour sa table, au-del de deux cent trente-cinq livres tournois?

-Si cela est, dis-je, il tait digne de prsider la confrrie de la lsine, tablie depuis peu en Italie. J'ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote; mais apparemment que Florus n'avait jamais soup chez Atticus, ou que son texte a t corrompu, comme tant d'autres, par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l'ami de Csar et de Pompe, de Cicron et d'Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en ft quitte pour un peu moins de dix louis d'or par mois.

Et voil justement comme on crit l'histoire.

Madame Andr, prenant la parole, dit au savant que, s'il voulait dfrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir.

Je suis persuad que cette soire de monsieur Andr valait bien un mois d'Atticus; et les dames doutrent fort que les soupers de Rome fussent plus agrables que ceux de Paris. La conversation fut trs gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parl ni des modes nouvelles, ni des ridicules d'autrui, ni de l'histoire scandaleuse du jour.

La question du luxe fut traite fond. On demanda si c'tait le luxe qui avait dtruit l'empire romain, et il fut prouv que les deux mpires d'Occident et d'Orient n'avaient t dtruits que par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n'tait occup que de disputes thologiques; et quand Mahomet II prit Constantinople, les moines dfendaient beaucoup plus l'ternit de la lumire du Tabor, qu'ils voyaient leur nombril, qu'ils ne dfendaient la ville contre les Turcs.

Un de nos savants fit une rflexion qui me frappa beaucoup : c'est que ces deux grands empires sont anantis, et que les ouvrages de Virgile, d'Horace, et d'Ovide, subsistent.

On ne fit qu'un saut du sicle d'Auguste au sicle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d'esprit, on ne faisait plus gure aujourd'hui d'ouvrages de gnie?

Monsieur Andr rpondit que c'est parce qu'on en avait fait dans le sicle pass. Cette ide tait fine et pourtant vraie; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Ecossais, qui s'est avis de donner des rgles de got et de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le franais f. On traita encore plus svrement un Italien nomm Denina, qui a dnigr l'Esprit des lois sans le comprendre, et qui surtout a censur ce que l'on aime le mieux dans cet ouvrage.

Cela fit souvenir du mpris affect que Boileau talait Pour le Tasse. Quelqu'un des convives avana que le Tasse, avec ses dfauts, tait autant au-dessus d'Homre, que Montesquieu, avec ses dfauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de Grotius. On s'leva contre ces mauvaises critiques, dictes par la haine nationale et le prjug. Le signor Denina fut trait comme il le mritait, et comme les pdants le sont par les gens d'esprit.

On remarqua surtout avec beaucoup de sagacit que la plupart des ouvrages littraires du sicle prsent, ainsi que les conversations, roulent sur l'examen des chefs-d'uvre du dernier sicle. Notre mrite est de discuter leur mrite. Nous sommes comme des enfants dshrits qui font le compte du bien de leurs pres. On avoua que la philosophie avait fait de trs grands progrs; mais que la langue et le style s'taient un peu corrompus.



f. Ce Monsieur Home, grand juge d'Ecosse, enseigne la manire de faire parler les hros d'une tragdie avec esprit; et voici un exemple remarquable qu'il rapporte de la tragdie de Henri IV, du divin Shakespeare. Le divin Shakespeare introduit milord Falstaff, chef de justice, qui vient de prendre prisonnier le chevalier Jean Coleville, et qui le prsente au roi:

"Sire, le voil, je vous le livre; je supplie Votre Grce de faire enregistrer ce fait d'arrnes parmi les autres de cette journe, ou pardieu je le ferai mettre dans une ballade avec mon portrait la tte; on verra Coleville me baisant les pieds. Voil ce que je ferai si vous ne rendez pas ma gloire aussi brillante qu'une pice de deux sous dore; et alors, vous me verrez, dans le clair ciel de la renomme, ternir votre splendeur comme la pleine lune efface les charbons teints de l'lment de l'air, qui ne paraissent autour d'elle que comme des ttes d'pingles."

C'est cet absurde et abominable galimatias, trs frquent dans le divin Shakespeare, que Monsieur Jean Home propose pour le modle du bon got et de l'esprit dans la tragdie. Mais en rcompense Monsieur Home trouve l'Iphignie et la Phdre de Racine extrmement ridicules.



C'est le sort de toutes les conversations de passer d'un sujet un autre. Tous ces objets de curiosit, de science, et de got disparurent bientt devant le grand spectacle que l'impratrice de Russie et le roi de Pologne donnaient au monde. Ils venaient de relever l'humanit crase, et d'tablir la libert de conscience dans une partie de la terre beaucoup plus vaste que ne le fut jamais l'empire romain. Ce service rendu au genre humain, cet exemple donn tant de cours qui se croient politiques, fut clbr comme il devait l'tre. On but la sant de l'impratrice, du roi philosophe, et du primat philosophe, et on leur souhaita beaucoup d'imitateurs. Le docteur de Sorbonne mme les admira: car il y a quelques gens de bon sens dans ce corps, comme il y eut autrefois des gens d'esprit chez les Botiens.

Le secrtaire russe nous tonna par le rcit de tous les grands tablissements qu'on faisait en Russie. On demanda pourquoi on aimait mieux lire l'histoire de Charles XII, qui a pass sa vie dtruire, que celle de Pierre le Grand, qui a consum la sienne crer. Nous conclmes que la faiblesse et la frivolit sont la cause de cette prfrence; que Charles XII fut le don Quichotte du Nord, et que Pierre en fut le Solon; que les esprits superficiels prfrent l'hrosme extravagant aux grandes vues d'un lgislateur; que les dtails de la fondation d'une ville leur plaisent moins que la tmrit d'un homme qui brave dix mille Turcs avec ses seuls domestiques; et qu'enfin la plupart des lecteurs aiment mieux s'amuser que s'instruire. De l vient que cent femmes lisent les Mille et une Nuits contre une qui lit deux chapitres de Locke.

De quoi ne parla-t-on point dans ce repas, dont je me souviendrai longtemps! Il fallut bien enfin dire un mot des acteurs et des actrices, sujet ternel des entretiens de table de Versailles et de Paris. On convint qu'un bon dclamateur tait aussi rare qu'un bon pote. Le souper finit par une chanson trs jolie qu'un des convives fit pour les dames. Pour moi, j'avoue que le banquet de Platon ne m'aurait pas fait plus de plaisir que celui de monsieur et de madame Andr.

Nos petits-matres et nos petites-matresses s'y seraient ennuys sans doute: ils prtendent tre la bonne compagnie; mais ni monsieur Andr ni moi ne soupons jamais avec cette bonne compagnie-l.

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