VOLTAIRE
(1694 - 1778)


Lisbonne
J. P. Le Bas, Praa da Patriarcal aprs le tremblement de terre de 1755
in Recueil des plus belles ruines de Lisbonne, Paris, 1757
Gravure d'aprs des dessins de Paris et Pedegache


POEME SUR LE DESASTRE
DE LISBONNE
(1756)


PREFACE


      Si jamais la question du mal physique a mrit l'attention de tous les hommes, c'est dans ces vnements funestes qui nous rappellent la contemplation de notre faible nature, comme les pestes gnrales qui ont enlev le quart des hommes dans le monde connu, le tremblement de terre qui engloutit quatre cent mille personnes la Chine en 1699, celui de Lima et de Collao, et en dernier lieu celui du Portugal et du royaume de Fez. L'axiome Tout est bien parat un peu trange ceux qui sont les tmoins de ces dsastres. Tout est arrang, tout est ordonn, sans doute, par la Providence; mais il n'est que trop sensible que tout, depuis longtemps, n'est pas arrang pour notre bien-tre prsent.

      Lorsque l'illustre Pope donna son Essai sur l'Homme, et qu'il dveloppa dans ses vers immortels les systmes de Leibnitz, du lord Shaftesbury, et du lord Bolingbroke, une foule de thologiens de toutes les communions attaqua ce systme. On se rvoltait contre cet axiome nouveau que tout est bien, que l'homme jouit de la seule mesure du bonheur dont son tre soit susceptible, etc. Il y a toujours un sens dans lequel on peut condamner un crit et un sens dans lequel on peut l'approuver. Il serait bien plus raisonnable de ne faire attention qu'aux beauts utiles d'un ouvrage, et de n'y point chercher un sens odieux; mais c'est une des imperfections de notre nature d'interprter malignement tout ce qui peut tre interprt, et de vouloir dcrier tout ce qui a eu du succs.

      On crut donc voir dans cette proposition: Tout est bien, le renversement du fondement des ides reues. "Si tout est bien, disait-on, il est donc faux que la nature humaine soit dchue. Si l'ordre gnral exige que tout soit comme il est, la nature humaine n'a donc pas t corrompue; elle n'a donc pas eu besoin de rdempteur. Si ce monde, tel qu'il est, est le meilleur des mondes possibles, on ne peut donc pas esprer un avenir plus heureux. Si tous les maux dont nous sommes accabls sont un bien gnral, toutes les nations polices ont donc eu tort de rechercher l'origine du mal physique et du mal moral. Si un homme mang par les btes froces fait le bien-tre de ces btes et contribue l'ordre du monde, si les malheurs de tous les particuliers ne sont que la suite de cet ordre gnral et ncessaire, nous ne sommes donc que des roues qui servent faire jouer la grande machine; nous ne sommes pas plus prcieux aux yeux de Dieu que les animaux qui nous dvorent."

      Voil les conclusions qu'on tirait du pome de M. Pope; et ces conclusions mmes augmentaient encore la clbrit et le succs de l'ouvrage Mais on devait l'envisager sous un autre aspect: il fallait considrer le respect pour la Divinit, la rsignation qu'on doit ses ordres suprmes, la saine morale, la tolrance, qui sont l'me de cet excellent crit. C'est ce que le public a fait; et l'ouvrage, ayant t traduit par des hommes dignes de le traduire, a triomph d'autant plus des critiques qu'elles roulaient sur des matires plus dlicates.

      C'est le propre des censures violentes d'accrditer les opinions qu'elles attaquent. On crie contre un livre parce qu'il russit, on lui impute des erreurs: qu'arrive-t-il? Les hommes rvolts contre ces cris prennent pour des vrits les erreurs mmes que ces critiques ont cru apercevoir. La censure lve des fantmes pour les combattre, et les lecteurs indigns embrassent ces fantmes

      Les critiques ont dit: "Leibnitz, Pope, enseignent le fatalisme"; et les partisans de Leibnitz et de Pope ont dit: "Si Leibnitz et Pope enseignent le fatalisme, ils ont donc raison, et c'est cette fatalit invincible qu'ilfaut croire."

      Pope avait dit Tout est bien en un sens qui tait trs recevable; et ils le disent aujourd'hui en un sens qui peut tre combattu.

      L'auteur du pome sur le Dsastre de Lisbonne ne combat point l'illustre Pope, qu'il a toujours admir et aim: il pense comme lui sur presque tous les points; mais, pntr des malheurs des hommes, il s'lve contre les abus qu'on peut faire de cet ancien axiome Tout est bien. Il adapte cette triste et plus ancienne vrit, reconnue de tous les hommes, qu'il y a du mal sur la terre; il avoue que le mot Tout est bien, pris dans un sens absolu et sans l'esprance d'un avenir, n'est qu'une insulte aux douleurs de notre vie.

      Si, lorsque Lisbonne, Mquinez, Ttuan, et tant d'autres villes, furent englouties avec un si grand nombre de leurs habitants au mois de novembre 1755, des philosophes avaient cri aux malheureux qui chappaient peine des ruines: "Tout est bien; les hritiers des morts augmenteront leurs fortunes; les maons gagneront de l'argent rebtir des maisons; les tes se nourriront des cadavres enterrs dans les dbris: c'est l'effet ncessaire des causes ncessaires; votre mal particulier n'est rien, vous contribuerez au bien gnral"; un tel discours certainement et t aussi cruel que le tremblement de terre a t funeste. Et voil ce que dit l'auteur du pome sur le Dsastre de Lisbonne.

      Il avoue donc avec toute la terre qu'il y a du mal sur la terre, ainsi que du bien; il avoue qu'aucun philosophe n'a pu jamais expliquer l'origine du mal moral et du mal physique; il avoue que Bayle, le plus grand dialecticien qui ait jamais crit, n'a fait qu'apprendre douter, et qu'il se combat lui-mme; il avoue qu'il y a autant de faiblesse dans les lumires de l'homme que de misres dans sa vie. Il expose tous les systmes en peu de mots. Il dit que la rvlation seule peut dnouer ce grand noeud, que tous les philosophes ont embrouill; il dit que l'esprance d'un dveloppement de notre tre dans un nouvel ordre des choses peut seule consoler des malheurs prsents, et que la bont de la providence est le seul asile auquel l'homme puisse recourir dans les tnbres de sa raison, et dans les calamits de sa nature faibles et mortelle.

      P. S. - Il est toujours malheureusement ncessaires d'avertir qu'il faut distinguer les objections que se fait un auteur de ses rponses aux objections, et ne pas prendre ce qu'il rfute pour ce qu'il adopte.


POEME
SUR LE DESASTRE DE LISBONNE

OU EXAMEN DE CET AXIOME:
"TOUT EST BIEN"



     Avec notre sincre reconnaissance envers Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Muse Voltaire et Secrtaire de la Socit Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents.

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