D&P-Ed.1766

Page de titre de l'dition de 1766
Institut et Muse Voltaire, Genve, CH

VOLTAIRE
(1694-1778)



COMMENTAIRE

SUR LE LIVRE

DES DELITS ET DES PEINES

PAR UN AVOCAT DE PROVINCE

(1766)


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Table des matires


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COMMENTAIRE SUR LE LIVRE
DES DELITS ET DES PEINES

PAR UN AVOCAT DE PROVINCE

(1766)


I
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OCCASION DE CE COMMENTAIRE

       J'tais plein de la lecture du petit livre Des Dlits et des Peines, qui est en morale ce que sont en mdecine le peu de remdes dont nos maux pourraient tre soulags. Je me flattais que cet ouvrage adoucirait ce qui reste de barbare dans la jurisprudence de tant de nations; j'esprais quelque rforme dans le genre humain, lorsqu'on m'apprit qu'on venait de pendre, dans une province, une fille de dix-huit ans, belle et bien faite, qui avait des talents utiles, et qui tait d'une trs honnte famille.

       Elle tait coupable de s'tre laiss faire un enfant; elle l'tait encore davantage d'avoir abandonn son fruit. Cette fille infortune, fuyant la maison paternelle, est surprise des douleurs de l'enfantement; elle est dlivre seule et sans secours auprs d'une fontaine. La honte, qui est dans le sexe une passion violente, lui donna assez le force pour revenir la maison de son pre, et pour y cacher son tat. Elle laisse son enfant expos, on le trouve mort le lendemain; la mre est dcouverte, condamne la potence, et excute.

       La premires faute de cette fille, ou doit tre renferme dans le secret de sa famille, ou ne mrite que la protection des lois, parce que c'est au sducteur rparer le mal qu'il a fait, parce que la faiblesse a droit l'indulgence, parce que tout parle en faveur d'une fille dont la grossesse connue fltrit sa rputation, et que la difficult d'lever son enfant est encore un grand malheur de plus.

       La seconde faute est plus criminelle: elle abandonne le fruit de sa faiblesse, et l'expose prir.

       Mais parce qu'un enfant est mort, faut-il absolument faire mourir la mre? Elle ne l'avait pas tu; elle se flattait que quelque passant prendrait piti de cette crature innocente; elle pouvait mme tre dans le dessein d'aller retrouver son enfant, et de lui faire donner les secours ncessaires. Ce sentiment est si naturel qu'on doit le prsumer dans le coeur d'une mre. La loi est positive contre la fille dans la province dont je parle; mais cette loi n'est-elle pas injuste, inhumaine, et pernicieuse? Injuste parce qu'elle n'a pas distingu entre celle qui tue son enfant et celle qui l'abandonne; inhumaine, en ce qu'elle fait prir cruellement une infortune qui on ne peut reprocher que sa faiblesse et son empressement cacher son malheur; pernicieuse en ce qu'elle ravit la socit une citoyenne qui devait donner des sujets l'Etat, dans une province o l'on se plaint de la dpopulation.

       La charit n'a point encore tabli dans ce pays des maisons secourables o les enfants exposs soient nourris. L o la charit manque, la loi est toujours cruelle. Il valait bien mieux prvenir ces malheurs, qui sont assez ordinaires, que se borner les punir. La vritable jurisprudence est d'empcher les dlits, et non de donner la mort un sexe faible, quand il est vident que sa faute n'a pas t accompagne de malice, et qu'elle a cot son coeur.

       Assurez, autant que vous le pourrez, une ressource quiconque sera tent de mal faire, et vous aurez moins punir.

II
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DES SUPPLICES

       Ce malheur et cette loi si dure, dont j'ai t sensiblement frapp, m'ont fait jeter les yeux sur le code criminel des nations. L'auteur humain des Dlits et des Peines n'a que trop raison de se plaindre que la punition soit trop souvent au-dessus du crime, et quelquefois pernicieuse l'Etat, dont elle doit faire l'avantage.

       Les supplices recherchs, dans lesquels on voit que l'esprit humain s'est puis rendre la mort affreuse, semblent plutt invents par la tyrannie que par la justice.

       Le supplice de la roue fut introduit en Allemagne dans les temps d'anarchie, o ceux qui s'emparaient des droits rgaliens voulaient pouvanter, par l'appareil d'un tourment inou, quiconque oserait attenter contre eux. En Angleterre on ouvrait le ventre d'un homme atteint de haute trahison, on lui arrachait le coeur, on lui en battait les joues, et le coeur tait jet dans les flammes. Mais quel tait souvent ce crime de haute trahison? c'tait, dans les guerres civiles, d'avoir t fidle un roi malheureux, et quelquefois de s'tre expliqu sur le droit douteux du vainqueur. Enfin les moeurs s'adoucirent; il est vrai qu'on a continu d'arracher le coeur, mais c'est toujours aprs la mort du condamn. L'appareil est affreux, mais la mort est douce, si elle peut l'tre.

III
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DES PEINES CONTRE LES HERETIQUES

       Ce fut surtout la tyrannie qui la premire dcerna la peine de mort contre ceux qui diffraient de l'Eglise dominante dans quelques dogmes. Aucun empereur chrtien n'avait imagin, avant le tyran Maxime, de condamner un homme au supplice uniquement pour des points de controverse. Il est bien vrai que ce furent deux vques espagnols qui poursuivirent la mort des priscillianistes auprs de Maxime; mais il n'est pas moins vrai que ce tyran voulait plaire au parti dominant en versant le sang des hrtiques. La barbarie et la justice lui taient galement indiffrentes. Jaloux de Thodose, Espagnol comme lui, il se flattait de lui enlever l'empire d'Orient, comme il avait dj envahi celui d'Occident. Thodose tait ha pour ses cruauts; mais il avait su gagner tous les chefs de la religion. Maxime voulait dployer le mme zle, et attacher les vques espagnols sa faction. Il flattait galement l'ancienne religion et la nouvelle; c'tait un homme aussi fourbe qu'inhumain, comme tous ceux qui dans ce temps-l prtendirent ou parvinrent l'empire. Cette vaste partie du monde tait gouverne comme l'est Alger aujourd'hui. La milice faisait et dfaisait les empereurs; elle les choisissait trs souvent parmi les nations rputes barbares. Thodose lui opposait alors d'autres barbares de la Scythie. Ce fut lui qui remplit les armes de Goths, et qui leva Alaric, le vainqueur de Rome. Dans cette confusion horrible, c'tait donc qui fortifierait le plus son parti par tous les moyens possibles.

       Maxime venait de faire assassiner Lyon l'empereur Gratien, collgue de Thodose; il mditait la perte de Valentinien Il, nomm successeur de Gratien Rome dans son enfance. Il assemblait Trves une puissante arme, compose de Gaulois et d'Allemands. Il faisait lever des troupes en Espagne, lorsque deux vques espagnols, Idacio et Ithacus ou Itacius, qui avaient alors beaucoup de crdit, vinrent lui demander le sang de Priscillien et de tous ses adhrents, qui disaient que les mes sont des manations de Dieu, que la Trinit ne contient point trois hypostases, et qui, de plus, poussaient le sacrilge jusqu' jener le dimanche. Maxime, moiti paen, moiti chrtien, sentit bientt toute l'normit de ces crimes. Les saints vques Idacio et Itacius obtinrent qu'on donnt d'abord la question Priscillien et ses complices avant qu'on les ft mourir: ils y furent prsents, afin que tout se passt dans l'ordre, et s'en retournrent en bnissant Dieu, et en plaant Maxime, le dfenseur de la foi, au rang des saints. Mais Maxime ayant t dfait par Thodose, et ensuite assassin aux pieds de son vainqueur, il ne fut point canonis.

       Il faut remarquer que saint Martin, vque de Tours, vritablement homme de bien, sollicita la grce de Priscillien; mais les vques l'accusrent lui-mme d'tre hrtique, et il s'en retourna Tours, de peur qu'on ne lui ft donner la question Trves.

       Quant Priscillien, il eut la consolation, aprs avoir t pendu, qu'il fut honor de sa secte comme un martyr. On clbra sa fte, et on le fterait encore s'il y avait des priscillianistes.

       Cet exemple fit frmir toute l'Eglise, mais bientt aprs il fut imit et surpass. On avait fait prir des priscillianistes par le glaive, par la corde, et par la lapidation. Une jeune dame de qualit, souponne d'avoir jen le dimanche, n'avait t que lapide dans Bordeaux (Note 1). Ces supplices parurent trop lgers; on prouva que Dieu exigeait que les hrtiques fussent brls petit feu. La raison premptoire qu'on en donnait, c'tait que Dieu les punit ainsi dans l'autre monde, et que tout prince, tout lieutenant du prince, enfin le moindre magistrat, est l'image de Dieu dans ce monde-ci.

       Ce fut sur ce principe qu'on brla partout des sorciers qui taient visiblement sous l'empire du diable, et les htrodoxes, qu'on croyait encore plus criminels et plus dangereux que les sorciers.

       On ne sait pas bien prcisment quelle tait l'hrsie des chanoines que le roi Robert, fils de Hugues, et Constance sa femme, allrent faire brler en leur prsence Orlans en 1022. Comment le saurait-on? Il n'y avait alors qu'un trs petit nombre de clercs et de moines qui eussent l'usage de l'criture. Tout ce qui est constat, c'est que Robert et sa femme rassasirent leurs yeux de ce spectacle abominable. L'un des sectaires avait t le confesseur de Constance; cette reine ne crut pas pouvoir mieux rparer le malheur de s'tre confesse un hrtique qu'en le voyant dvorer par les flammes.

       L'habitude devient loi; et depuis ce temps jusqu' nos jours, c'est--dire pendant plus de sept cents annes, on a brl ceux qui ont t ou qui ont paru tre souills du crime d'une opinion errone.

IV
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DE L'EXTIRPATION DES HERESIES

       Il faut, ce me semble, distinguer dans une hrsie l'opinion et la faction. Ds les premiers temps du christianisme, les opinions furent partages. Les chrtiens d'Alexandrie ne pensaient pas, sur plusieurs points, comme ceux d'Antioche. Les Achaens taient opposs aux Asiatiques. Cette diversit a dur dans tous les temps, et durera vraisemblablement toujours. Jsus-Christ, qui pouvait runir tous ses fidles dans le mme sentiment, ne l'a pas fait: il est donc prsumer qu'il ne l'a pas voulu, et que son dessein tait d'exercer toutes ses Eglises l'indulgence et la charit en leur permettant des systmes diffrents, qui tous se runissaient le reconnatre pour leur chef et leur matre. Toutes ces sectes, longtemps tolres par les empereurs, ou caches leurs yeux, ne pouvaient se perscuter et se proscrire les unes les autres, puisqu'elles taient galement soumises aux magistrats romains; elles ne pouvaient que disputer. Quand les magistrats les poursuivirent, elles rclamrent toutes galement le droit de la nature. Elles dirent: Laissez-nous adorer Dieu en paix; ne nous ravissez pas la libert, que vous accordez aux Juifs. Toutes les sectes aujourd'hui peuvent tenir le mme discours ceux qui les oppriment. Elles peuvent dire aux peuples qui ont donn des privilges aux Juifs: Traitez-nous comme vous traitez ces enfants de Jacob; laissez-nous prier Dieu, comme eux, selon notre conscience; notre opinion ne fait pas plus de tort votre Etat que n'en fait le judasme. Vous tolrez les ennemis de Jsus-Christ; tolrez-nous donc, nous qui adorons Jsus-Christ, et qui ne diffrons de vous que sur des subtilits de thologie; ne vous privez pas vous-mmes de sujets utiles. Il vous importe qu'ils travaillent vos manufactures, votre marine, la culture de vos terres, et il ne vous importe point qu'ils aient quelques autres articles de foi que vous. C'est de leurs bras que vous avez besoin, et non de leur catchisme.

       La faction est une chose toute diffrente. Il arrive toujours, et ncessairement, qu'une secte perscute dgnre en faction. Les opprims se runissent et s'encouragent. Ils ont plus d'industrie pour fortifier leur parti que la secte dominante n'en a pour l'exterminer. Il faut, ou qu'ils soient crass, ou qu'ils crasent. C'est ce qui arriva aprs la perscution excite en 303 par le csar Galrius, les deux dernires annes de l'empire de Diocltien. Les chrtiens, ayant t favoriss par Diocltien pendant dix-huit annes entires, taient devenus trop nombreux et trop riches pour tre extermins: ils se donnrent Constance Chlore; ils combattirent pour Constantin son fils, et il y eut une rvolution entire dans l'empire.

       On peut comparer les petites choses aux grandes quand c'est le mme esprit qui les dirige. Une pareille rvolution est arrive en Hollande, en Ecosse, en Suisse. Quand Ferdinand et Isabelle chassrent d'Espagne les Juifs, qui y taient tablis, non seulement avant la maison rgnante, mais avant les Maures et les Goths, et mme avant les Carthaginois, les Juifs auraient fait une rvolution en Espagne s'ils avaient t aussi guerriers que riches, et s'ils avaient pu s'entendre avec les Arabes.

       En un mot, jamais secte n'a chang le gouvernement que quand le dsespoir lui a fourni des armes. Mahomet lui-mme n'a russi que pour avoir t chass de la Mecque, et parce qu'on y avait mis sa tte prix.

       Voulez-vous donc empcher qu'une secte ne bouleverse un Etat, usez de tolrance; imitez la sage conduite que tiennent aujourd'hui l'Allemagne, l'Angleterre, la Hollande. Il n'y a d'autre parti prendre en politique avec une secte nouvelle, que de faire mourir sans piti les chefs et les adhrents, hommes, femmes, enfants sans en excepter un seul, ou de les tolrer quand la secte est nombreuse. Le premier parti est d'un monstre, le second est d'un sage.

       Enchanez l'Etat tous les sujets de l'Etat par leur intrt; que le Quaker et le Turc trouvent leur avantage vivre sous vos lois. La religion est de Dieu l'homme; la loi civile est de vous vos peuples.

V
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DES PROFANATIONS

       Louis IX, roi de France, plac par ses vertus au rang des saints, fit d'abord une loi contre les blasphmateurs. Il les condamnait un supplice nouveau: on leur perait la langue avec un fer ardent. C'tait une espce de talion; le membre qui avait pch en souffrait la peine. Mais il tait fort difficile de dcider ce qui est un blasphme. Il chappe dans la colre, ou dans la joie, ou dans la simple conversation, des expressions qui ne sont, proprement parler, que des expltives, comme le sela et le vah des Hbreux; le pol et l'edepol des Latins; et comme le per deos immortales, dont on se servait tout propos, sans faire rellement un serment par les dieux immortels.

       Ces mots, qu'on appelle jurements, blasphmes, sont communment des termes vagues qu'on interprte arbitrairement. La loi qui les punit semble prise de celle des Juifs, qui dit: "Tu ne prendras point le nom de Dieu en vain." Les plus habiles interprtes croient que cette loi dfend le parjure; et ils ont d'autant plus raison que le mot shav, qu'on a traduit par en vain, signifie proprement le parjure. Or quel rapport le parjure peut-il avoir avec ces mots qu'on adoucit par cadlis, sangbleu, ventrebleu, corbleu?

       Les Juifs juraient par la vie de Dieu: Vivit Dominus. C'tait une formule ordinaire. Il n'tait donc dfendu que de mentir au nom de Dieu, qu'on attestait.

       Philippe Auguste, en 1181, avait condamn les nobles de son domaine qui prononceraient ttebleu, ventrebleu, corbleu, sangbleu, payer une amende, et les roturiers tre noys. La premire partie de cette ordonnance parut purile; la seconde tait abominable. C'tait outrager la nature que de noyer des citoyens pour la mme faute que les nobles expiaient pour deux ou trois sous de ce temps-l. Aussi cette trange loi resta sans excution, comme tant d'autres, surtout quand le roi fut excommuni et son royaume mis en interdit par le pape Clestin III.

       Saint Louis, transport de zle, ordonna indiffremment qu'on pert la langue, ou qu'on coupt la lvre suprieure quiconque aurait prononc ces termes indcents. Il en cota la langue un gros bourgeois de Paris, qui s'en plaignit au pape Innocent IV. Ce pontife remontra fortement au roi que la peine tait trop forte pour le dlit. Le roi s'abstint dsormais de cette svrit. Il et t heureux pour la socit humaine que les papes n'eussent jamais affect d'autre supriorit sur les rois.

       L'ordonnance de Louis XIV, de l'anne 1666, statue: "Que ceux qui seront convaincus d'avoir jur et blasphm le saint nom de Dieu, de sa trs sainte mre ou de ses saints, seront condamns: pour la premire fois, une amende; pour la seconde, tierce et quatrime fois, une amende double, triple et quadruple; pour la cinquime fois, au carcan; pour la sixime fois, au pilori, et auront la lvre suprieure coupe; et la septime fois auront la langue coupe tout juste."

       Cette loi parait sage et humaine; elle n'inflige une peine cruelle qu'aprs six rechutes qui ne sont pas prsumables.

       Mais pour des profanations plus grandes qu'on appelle sacrilges, nos collections de jurisprudence criminelle, dont il ne faut pas prendre les dcisions pour des lois, ne parlent que du vol fait dans les glises, et aucune loi positive ne prononce mme la peine du feu; elles ne s'expliquent pas sur les impits publiques, soit qu'elles n'aient pas prvu de telles dmences, soit qu'il ft trop difficile de les spcifier. Il est donc rserv la prudence des juges de punir ce dlit. Cependant la justice ne doit rien avoir d'arbitraire.

       Dans un cas aussi rare, que doivent faire les juges? Consulter l'ge des dlinquants, la nature de leur faute, le degr de leur mchancet, de leur scandale, de leur obstination, le besoin que le public peut avoir ou n'avoir pas d'une punition terrible. "Pro qualitate personae, proque rei conditione et temporis et aetatis et sexus, vel severius vel clementius statuendum." (Note 2) Si la loi n'ordonne point expressment la mort pour ce dlit, quel juge se croira oblig de la prononcer? S'il faut une peine, si la loi se tait, le juge doit, sans difficult, prononcer la peine la plus douce, parce qu'il est homme.

       Les profanations sacrilges ne sont jamais commises que par de jeunes dbauchs: les punirez-vous aussi svrement que s'ils avaient tu leurs frres? Leur ge plaide en leur faveur: ils ne peuvent disposer de leurs biens, parce qu'ils ne sont point supposs avoir assez de maturit dans l'esprit pour voir les consquences d'un mauvais march; ils n'en ont donc pas eu assez pour voir la consquence de leur emportement impie.

       Traitez-vous un jeune dissolu qui, dans son aveuglement, aura profan une image sacre, sans la voler, comme vous avez trait la Brinvilliers, qui avait empoisonn son pre et sa famille? Il n'y a point de loi expresse contre ce malheureux, et vous en feriez une pour le livrer au plus grand supplice! Il mrite un chtiment exemplaire; mais mrite-t-il des tourments qui effrayent la nature et une mort pouvantable?

       Il a offens Dieu; oui, sans doute, et trs gravement. Usez-en avec lui comme Dieu mme. S'il fait pnitence, Dieu lui pardonne. Imposez-lui une pnitence forte, et pardonnez-lui.

       Votre illustre Montesquieu a dit: "Il faut honorer la Divinit, et non la venger." Pesons ces paroles: elles ne signifient pas qu'on doive abandonner le maintien de l'ordre public; elles signifient, comme le dit le judicieux auteur des Dlits et des Peines, qu'il est absurde qu'un insecte croie venger l'Etre suprme. Ni un juge de village, ni un juge de ville, ne sont des Mose et des Josu.

VI
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INDULGENCE DES ROMAINS SUR CES OBJETS

       D'un bout de l'Europe l'autre, le sujet de la conversation des honntes gens instruits roule souvent sur cette diffrence prodigieuse entre les lois romaines et tant d'usages barbares qui leur ont succd, comme les immondices d'une ville superbe qui couvrent ses ruines.

       Certes le snat romain avait un aussi profond respect que nous pour le Dieu suprme, et autant pour les dieux immortels et secondaires, dpendants de leur matre ternel, que nous en montrons pour nos saints.

Ab Jove principium...,

(Virg., Buc. III, 12.)

tait la formule ordinaire. Pline, dans le pangyrique du bon Trajan, commence par attester que les Romains ne manqurent jamais d'invoquer Dieu en commenant leurs affaires ou leurs discours (Note 3). Cicron, Tite-Live, l'attestent. Nul peuple ne fut plus religieux; mais aussi il tait trop sage et trop grand pour descendre punir de vains discours ou des opinions philosophiques. Il tait incapable d'infliger des supplices barbares ceux qui doutaient des augures, comme Cicron, augure lui-mme, en doutait; ni ceux qui disaient en plein snat, comme Csar, que les dieux ne punissent point les hommes aprs la mort.

       On a cent fois remarqu que le snat permit que sur le thtre de Rome le choeur chantt dans la Troade:

       " Il n'est rien aprs le trpas, et le trpas n'est rien. Tu demandes en quel lieu sont les morts? au mme lieu o ils taient avant de natre."

       S'il y eut jamais des profanations, en voil sans doute; et depuis Ennius jusqu' Ausone tout est profanation, malgr le respect pour le culte. Pourquoi donc le snat romain ne les rprimait-il pas? C'est qu'elles n'influaient en rien sur le gouvernement de l'Etat; c'est qu'elles ne troublrent aucune institution, aucune crmonie religieuse. Les Romains n'en eurent pas moins une excellente police, et ils n'en furent pas moins les matres absolus de la plus belle partie du monde jusqu' Thodose II.

       La maxime du snat, comme on l'a dit ailleurs, tait: "Deorum offensae diis curae. - Les offenses contre les dieux ne regardent que les dieux." Les snateurs tant la tte de la religion, par l'institution la plus sage, n'avaient point craindre qu'un collge de prtres les fort servir sa vengeance, sous prtexte de venger le ciel. Ils ne disaient point: Dchirons les impies, de peur de passer pour impies nous-mmes; prouvons aux prtres que nous sommes aussi religieux qu'eux, en tant cruels.

       Notre religion est plus sainte que celle des anciens Romains. L'impit, parmi nous, est un plus grand crime que chez eux. Dieu la punira; c'est aux hommes punir ce qu'il y a de criminel dans le dsordre public que cette impit a caus. Or, si dans une impit il ne s'est pas vol un mouchoir, si personne n'a reu la moindre injure, si les rites religieux n'ont pas t troubls, punirons-nous (il faut le dire encore) cette impit comme un parricide? La marchale d'Ancre avait fait tuer un coq blanc dans la pleine lune; fallait-il pour cela brler la marchale d'Ancre?

Et modus in rebus, sunt certi denique fines.

(Hor., liv. I, sat. I, 108)

Ne scutica dignum horribili sectere flagello.

(Hor., liv. I, sat. III, 119.)

VII
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DU CRIME DE LA PREDICATION, ET D'ANTOINE

       Un prdicant calviniste qui vient prcher secrtement ses ouailles dans certaines provinces est puni de mort s'il est dcouvert, et ceux qui lui ont donn souper et coucher sont envoys aux galres perptuelles.

       Dans d'autres pays, un jsuite qui vient prcher est pendu. Est-ce Dieu qu'on a voulu venger en faisant pendre ce prdicant et ce jsuite? S'est-on des deux cts appuy sur cette loi de l'Evangile: "Quiconque n'coute point l'assemble soit trait comme un paen et comme un receveur des deniers publics"? Mais l'Evangile n'ordonna pas qu'on tut ce paen et ce receveur.

       S'est-on fond sur ces paroles du Deutronome (Note 4): "S'il s'lve un prophte, ... et que ce qu'il a prdit arrive, ... et qu'il vous dise: Suivons des dieux trangers; ... et si votre frre ou votre fils, ou votre chre femme, ou l'ami de votre coeur vous dit: Allons, servons des dieux trangers,... tuez-le aussitt; frappez le premier, et tout le peuple aprs vous"? Mais ni ce jsuite ni ce calviniste ne vous ont dit: Allons, suivons des dieux trangers.

       Le conseiller Dubourg, le chanoine Jehan Chauvin dit Calvin, le mdecin Servet, espagnol, le Calabrois Gentilis, servaient le mme Dieu. Cependant le prsident Minard fit pendre le conseiller Dubourg; et les amis de Dubourg firent assassiner Minard; et Jehan Calvin fit brler le mdecin Servet petit feu, et eut la consolation de contribuer beaucoup faire trancher la tte au Calabrois Gentilis; et les successeurs de Jean Calvin firent brler Antoine. Est-ce la raison, la pit, la justice, qui ont commis tous ces meurtres?

       L'histoire d'Antoine est une des plus singulires dont le souvenir se soit conserv dans les annales de la dmence. Voici ce que j'en ai lu dans un manuscrit trs curieux, et qui est rapport en partie par Jacob Spon. Antoine tait n Briey en Lorraine, de pre et mre catholiques, et avait tudi Pont--Mousson chez les jsuites. Le prdicant Ferry l'engagea dans la religion protestante Metz. Etant retourn Nancy, on lui fit son procs comme un hrtique, et si un ami ne l'avait fait sauver, il allait prir par la corde. Rfugi Sedan, on le souponna d'tre papiste, et on voulut l'assassiner.

Voyant par quelle trange fatalit sa vie n'tait en sret ni chez les protestants ni chez les catholiques, il alla se faire juif Venise. Il se persuada trs sincrement, et il soutint jusqu'au dernier moment de la vie que la religion juive tait la seule vritable, et que, puisqu'elle l'avait t autrefois, elle devait l'tre toujours. Les juifs ne le circoncirent point, de peur de se faire des affaires avec le magistrat; mais il n'en fut pas moins juif intrieurement. Il n'en fit point profession ouverte, et mme, tant all Genve, en qualit de prdicant, il y fut premier rgent du collge, et enfin il devint ce qu'on appelle ministre.

       Le combat perptuel qui s'excitait dans son coeur entre la secte de Calvin, qu'il tait oblig de prcher, et la religion mosaque laquelle seule il croyait le rendit longtemps malade. Il tomba dans une mlancolie et dans une maladie cruelle; troubl par ses douleurs, il s'cria qu'il tait juif. Des ministres vinrent le visiter, et tchrent de le faire rentrer en lui-mme; il leur rpondit qu'il n'adorait que le Dieu d'Isral, qu'il tait impossible que Dieu changet, que Dieu ne pouvait avoir donn lui-mme et grav de sa main une loi pour l'abolir. Il parla contre le christianisme; ensuite il se ddit; il crivit une profession de foi pour chapper la condamnation; mais aprs l'avoir crite, la malheureuse persuasion o il tait ne lui permit pas de la signer. Le conseil de la ville assembla les prdicants pour savoir ce qu'il devait faire de cet infortun. Le petit nombre de ce prtres opina qu'on devait avoir piti de lui, qu'il fallait plutt tcher de gurir sa maladie du cerveau que de la punir. Le plus grand nombre dcida qu'il mritait d'tre brl, et il le fut. Cette aventure est de 1632 (Note 5). Il faut cent ans de raison et de vertu pour expier un pareil jugement.

VIII
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HISTOIRE DE SIMON MORIN

       La fin tragique de Simon Morin n'effraye pas moins que celle d'Antoine. Ce fut au milieu des ftes d'une cour brillante, parmi les amours et les plaisirs, ce fut mme dans le temps de la plus grande licence, que ce malheureux fut brl Paris, en 1663. C'tait un insens qui croyait avoir eu des visions, et qui poussa la folie jusqu' se croire envoy de Dieu, et se dire incorpor Jsus-Christ.

       Le parlement le condamna trs sagement tre enferm aux Petites-Maisons. Ce qui est extrmement singulier, c'est qu'il y avait dans le mme hpital un autre fou qui se disait le Pre ternel, de qui mme la dmence a pass en proverbe. Simon Morin fut si frapp de la folie de son compagnon qu'il reconnut la sienne. Il parut rentrer pour quelque temps dans son bon sens; il exposa son repentir aux magistrats; et, malheureusement pour lui, il obtint son largissement.

       Quelque temps aprs il retomba dans ses accs; il dogmatisa. Sa mauvaise destine voulut qu'il fit connaissance avec Saint-Sorlin Desmarets, qui fut pendant plusieurs mois son ami, mais qui bientt, par jalousie de mtier, devint son plus cruel perscuteur.

       Ce Desmarets n'tait pas moins visionnaire que Morin: ses premires inepties furent, la vrit, innocentes: c'taient les tragi-comdies d'Erigone et de Mirame, imprimes avec une traduction des psaumes; c'taient le roman d'Ariane et le pome de Clovis ct de l'office de la Vierge mis en vers; c'taient des posies dithyrambiques enrichies d'invectives contre Homre et Virgile. De cette espce de folie, il passa une autre plus srieuse; on le vit s'acharner contre Port-Royal; et aprs avoir avou qu'il avait engag des femmes dans l'athisme, il s'rigea en prophte. Il prtendit que Dieu lui avait donn, de sa main, la clef du trsor de l'Apocalypse; qu'avec cette clef il ferait une rforme de tout le genre humain, et qu'il allait commander une arme de cent quarante mille hommes contre les jansnistes.

       Rien n'et t plus raisonnable et plus juste que de le mettre dans la mme loge que Simon Morin; mais pourra-t-on s'imaginer qu'il trouva beaucoup de crdit auprs du jsuite Annat, confesseur du roi? Il lui persuada que ce pauvre Simon Morin tablissait une secte presque aussi dangereuse que le jansnisme mme. Enfin, ayant port l'infamie jusqu' se rendre dlateur, il obtint du lieutenant criminel un dcret de prise de corps contre son malheureux rival. Osera-t-on le dire? Simon Morin fut condamn tre brl vif.

       Lorsqu'on allait le conduire au supplice, on trouva dans un de ses bas un papier dans lequel il demandait pardon Dieu de toutes ses erreurs: cela devait le sauver; mais la sentence tait confirme, il fut excut sans misricorde.

       De telles aventures font dresser les cheveux. Et dans quel pays n'a-t-on pas vu des vnements aussi dplorables? Les hommes oublient partout qu'ils sont frres, et ils se perscutent jusqu' la mort. Il faut se flatter, pour la consolation du genre humain, que ces temps horribles ne reviendront plus.

IX
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DES SORCIERS

       En 1749, on brla une femme de l'vch de Vurtzbourg, convaincue d'tre sorcire. C'est un grand phnomne dans le sicle o nous sommes. Mais est-il possible que des peuples qui se vantaient d'tre rforms, et de fouler aux pieds les superstitions, qui pensaient enfin avoir perfectionn leur raison, aient pourtant cru aux sortilges, aient fait brler de pauvres femmes accuses d'tre sorcires, et cela plus de cent annes aprs la prtendue rforme de leur raison?

       Dans l'anne 1652 une paysanne du petit territoire de Genve, nomme Michelle Chaudron, rencontra le diable en sortant de la ville. Le diable lui donna un baiser, reut son hommage, et imprima sur sa lvre suprieure et son tton droit la marque qu'il a coutume d'appliquer toutes les personnes qu'il reconnat pour ses favorites. Ce sceau du diable est un petit seing qui rend la peau insensible, comme l'affirment tous les jurisconsultes dmonographes de ce temps-l.

       Le diable ordonna Michelle Chaudron d'ensorceler deux filles. Elle obit son seigneur ponctuellement. Les parents des filles l'accusrent juridiquement de diablerie. Les filles furent interroges et confrontes avec la coupable: elles attestrent qu'elles sentaient continuellement une fourmilire dans certaines parties de leur corps, et qu'elles taient possdes. On appela les mdecins, ou du moins ceux qui passaient alors pour mdecins. Ils visitrent les filles. Ils cherchrent sur le corps de Michelle le sceau du diable, que le procs-verbal appelle les marques sataniques. Ils y enfoncrent une longue aiguille, ce qui tait dj une torture douloureuse. Il en sortit du sang, et Michelle fit connatre, par ses cris, que les marques sataniques ne rendent point insensible. Les juges, ne voyant point de preuve complte que Michelle Chaudron ft sorcire, lui firent donner la question, qui produit infailliblement ces preuves: cette malheureuse, cdant la violence des tourments, confessa enfin tout ce qu'on voulut.

       Les mdecins cherchrent encore la marque satanique. Ils la trouvrent un petit seing noir sur une de ses cuisses. Ils y enfoncrent l'aiguille. Les tourments de la question avaient t si horribles que cette pauvre crature expirante sentit peine l'aiguille: elle ne cria point; ainsi le crime fut avr. Mais comme les moeurs commenaient s'adoucir, elle ne fut brle qu'aprs avoir t pendue et trangle.

       Tous les tribunaux de l'Europe chrtienne retentissaient alors de pareils arrts. Les bchers taient allums partout pour les sorciers, comme pour les hrtiques. Ce qu'on reprochait le plus aux Turcs, c'tait de n'avoir ni sorciers ni possds parmi eux. On regardait cette privation de possds comme une marque infaillible de la fausset d'une religion.

       Un homme zl pour le bien public, pour l'humanit, pour la vraie religion, a publi, dans un de ses crits en faveur de l'innocence, que les tribunaux chrtiens ont condamn la mort plus de cent mille prtendus sorciers. Si on joint ces massacres juridiques le nombre infiniment suprieur d'hrtiques immols, cette partie du monde ne paratra qu'un vaste chafaud couvert de bourreaux et de victimes, entour de juges, de sbires, et des spectateurs.

X
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DE LA PEINE DE MORT

       On a dit, il y a longtemps, qu'un homme pendu n'est bon rien, et que les supplices invents pour le bien de la socit doivent tre utiles cette socit. Il est vident que vingt voleurs vigoureux, condamns travailler aux ouvrages publics toute leur vie, servent l'Etat par leur supplice, et que leur mort ne fait de bien qu'au bourreau, que l'on paye pour tuer les hommes en public. Rarement les voleurs sont-ils punis de mort en Angleterre; on les transporte dans les colonies. Il en est de mme dans les vastes Etats de la Russie; on n'a excut aucun criminel sous l'empire de l'autocratrice Elisabeth. Catherine II, qui lui a succd, avec un gnie trs suprieur, suit la mme maxime. Les crimes ne se sont point multiplis par cette humanit, et il arrive presque toujours que les coupables relgus en Sibrie y deviennent gens de bien. On remarque la mme chose dans les colonies anglaises. Ce changement heureux nous tonne; mais rien n'est plus naturel. Ces condamns sont forcs un travail continuel pour vivre. Les occasions du vice leur manquent: ils se marient, ils peuplent. Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honntes gens. On sait assez que ce n'est pas la campagne que se commettent les grands crimes, except peut-tre quand il y a trop de ftes, qui forcent l'homme l'oisivet, le conduisent la dbauche.

       On ne condamnait un citoyen romain mourir que pour des crimes qui intressaient le salut de l'Etat. Nos matres, nos premiers lgislateurs, ont respect le sang de leurs compatriotes; nous prodiguons celui des ntres.

       On a longtemps agit cette question dlicate et funeste, s'il est permis aux juges de punir de mort quand la loi ne prononce pas expressment le dernier supplice. Cette difficult fut solennellement dbattue devant l'empereur Henri VI. Il jugea et dcida qu'aucun juge ne peut avoir ce droit (Note 6).

       Il y a des affaires criminelles, ou si imprvues, ou si compliques, ou accompagnes de circonstances si bizarres, que la loi elle-mme a t force dans plus d'un pays d'abandonner ces cas singuliers la prudence des juges. Mais s'il se trouve en effet une cause dans laquelle la loi permette de faire mourir un accus qu'elle n'a pas condamn, il se trouvera mille causes dans lesquelles l'humanit, plus forte que loi, doit pargner la vie de ceux que la loi elle-mme a dvous la mort.

       L'pe de la justice est entre nos mains; mais nous devons plus souvent l'mousser que la rendre plus tranchante. On la porte dans son fourreau devant les rois, c'est pour nous avertir de la tirer rarement.

       On a vu des juges qui aimaient faire couler le sang; tel tait Jeffreys, en Angleterre; tel tait, en France, un homme qui l'on donna le surnom de coupe-tte. De tels hommes n'taient pas ns pour la magistrature; la nature les fit pour tre bourreaux.

XI
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DE L'EXECUTION DES ARRETS

       Faut-il aller au bout de la terre, faut-il recourir aux lois de la Chine, pour voir combien le sang des hommes doit tre mnag? II y a plus de quatre mille ans que les tribunaux de cet empire existent, et il y a aussi plus de quatre mille ans qu'on n'excute pas un villageois l'extrmit de l'empire sans envoyer son procs l'empereur, qui le fait examiner trois fois par un de ses tribunaux; aprs quoi il signe l'arrt de mort, ou le changement de peine, ou de grce entire (Note 7).

       Ne cherchons pas des exemples si loin, l'Europe en est pleine. Aucun criminel en Angleterre n'est mis mort que le roi n'ait sign la sentence; il en est ainsi en Allemagne et dans presque tout le Nord. Tel tait autrefois l'usage de la France, tel il doit tre chez toutes les nations polices. La cabale, le prjug, l'ignorance, peuvent dicter des sentences loin du trne. Ces petites intrigues, ignores la cour, ne peuvent faire impression sur elle: les grands objets l'environnent. Le conseil suprme est plus accoutum aux affaires, et plus au-dessus du prjug; l'habitude de voir tout en grand l'a rendu moins ignorant et plus sage; il voit mieux qu'une justice subalterne de province si le corps de l'Etat a besoin ou non d'exemples svres. Enfin, quand la justice infrieure a jug sur la lettre de la loi, qui peut tre rigoureuse, le conseil mitige l'arrt suivant l'esprit de toute loi, qui est de n'immoler les hommes que dans une ncessit vidente.

XII
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DE LA QUESTION

       Tous les hommes tant exposs aux attentats de la violence ou de la perfidie dtestent les crimes dont ils peuvent tre les victimes. Tous se runissent vouloir la punition des principaux coupables et de leurs complices; et tous cependant, par une piti que Dieu a mise dans nos coeurs, s'lvent contre les tortures qu'on fait souffrir aux accuss dont on veut arracher l'aveu. La loi ne les a pas encore condamns, et on leur inflige, dans l'incertitude o l'on est de leur crime, un supplice beaucoup plus affreux que la mort qu'on leur donne, quand on est certain qu'ils la mritent. Quoi! j'ignore encore si tu es coupable, et il faudra que je te tourmente pour m'clairer; et si tu es innocent, je n'expierai point envers toi ces mille morts que je t'ai fait souffrir, au lieu d'une seule que je te prparais! Chacun frissonne cette ide. Je ne dirai point ici que saint Augustin s'lve contre la question dans sa Cit de Dieu. Je ne dirai point qu' Rome on ne la faisait subir qu'aux esclaves; et que cependant Quintilien, se souvenant que les esclaves sont hommes, rprouve cette barbarie.

       Quand il n'y aurait qu'une nation sur la terre qui et aboli l'usage de la torture, s'il n'y a pas plus de crimes chez cette nation que chez une autre, si d'ailleurs elle est plus claire, plus florissante depuis cette abolition, son exemple suffit au reste du monde entier. Que l'Angleterre seule instruise les autres peuples; mais elle n'est pas la seule: la torture est proscrite dans d'autres royaumes, et avec succs. Tout est donc dcid. Des peuples qui se piquent d'tre polis ne se piqueront-ils pas d'tre humains? s'obstineront-ils dans une pratique inhumaine, sur le seul prtexte qu'elle est d'usage? Rservez au moins cette cruaut pour des sclrats avrs qui auront assassin un pre de famille ou le pre de la patrie; recherchez leurs complices, mais qu'une jeune personne qui aura commis quelques fautes qui ne laissent aucune trace aprs elles subisse la mme torture qu'un parricide, n'est-ce pas une barbarie inutile? J'ai honte d'avoir parl sur ce sujet aprs ce qu'en a dit l'auteur des Dlits et des Peines. Je dois me borner souhaiter qu'on relise souvent l'ouvrage de cet amateur de l'humanit.

XIII
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DE QUELQUES TRIBUNAUX DE SANG

       Croirait-on qu'il y ait eu autrefois un tribunal suprme plus horrible que l'Inquisition, et que ce tribunal ait t tabli par Charlemagne? C'tait le jugement de Vestphalie, autrement appel la cour veimique. La svrit ou plutt la cruaut de cette cour allait jusqu' punir de mort tout Saxon qui avait rompu le jene en carme. La mme loi fut tablie en Flandre et en Franche-Comt au commencement du XVIIe sicle.

       Les archives d'un petit coin de pays appel Saint-Claude, dans les plus affreux rochers de la comt de Bourgogne, conservent la sentence et le procs-verbal d'excution d'un pauvre gentilhomme, nomm Claude Guillon, auquel on trancha la tte le 28 juillet 1629. Il tait rduit la misre, et, press d'une faim dvorante, mangea, un jour maigre, un morceau d'un cheval qu'on avait tu dans un pr voisin. Voil son crime. Il fut condamn comme un sacrilge. S'il et t riche, et qu'il se ft fait servir souper pour deux cents cus de mare, en laissant mourir de faim les pauvres, il aurait t gard comme un homme qui remplissait tous ses devoirs.

       Voici le prononc de la sentence du juge:

       "Nous, aprs avoir vu toutes les pices du procs et ou l'avis des docteurs en droit, dclarons ledit Claude Guillon dment atteint et convaincu d'avoir emport de la viande d'un cheval tu dans le pr de cette ville, d'avoir fait cuire ladite viande le 31 mars, jour de samedi, et d'en avoir mang, etc."

       Quels docteurs que ces docteurs en droit qui donnrent leur avis! Est-ce chez les Topinambous et chez les Hottentots que ces aventures sont arrives? La cour veimique tait bien plus horrible: elle dlguait secrtement des commissaires qui allaient, sans tre connus, dans toutes les villes d'Allemagne, prenaient des informations sans les dnoncer aux accuss, les jugeaient sans les entendre; et souvent, quand ils manquaient de bourreaux, le plus jeune des juges en faisait l'office, et pendait lui-mme le condamn. Il fallut, pour se soustraire aux assassinats de cette chambre, obtenir des lettres d'exemption, des sauvegardes des empereurs; encore furent-elles souvent inutiles. Cette cour de meurtriers ne fut pleinement dissoute que par Maximilien Ier; elle aurait d l'tre dans le sang des juges; le tribunal des Dix Venise tait, en comparaison, un institut de misricorde.

       Que penser de ces horreurs, et de tant d'autres? Est-ce assez de gmir sur la nature humaine? Il y eut des cas o il fallut la venger.

XIV
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DE LA DIFFERENCE DES LOIS POLITIQUES
ET DES LOIS NATURELLES

       J'appelle lois naturelles celles que la nature indique dans tous les temps, tous les hommes, pour le maintien de cette justice que la nature, quoi qu'on en dise, a grave dans nos coeurs. Partout le vol, la violence, l'homicide, l'ingratitude envers les parents bienfaiteurs, le parjure commis pour nuire et non pour secourir un innocent, la conspiration contre sa patrie, sont des dlits vidents, plus ou moins svrement rprims, mais toujours justement.

       J'appelle lois politiques ces lois faites selon le besoin prsent, soit pour affermir la puissance, soit pour prvenir des malheurs.

       On craint que l'ennemi ne reoive des nouvelles d'une ville: on ferme les portes, on dfend de s'chapper par les remparts, sous peine de mort.

       On redoute une secte nouvelle, qui, se parant en public de son obissance aux souverains, cabale en secret pour se soustraire cette obissance; qui prche que tous les hommes sont gaux, pour les soumettre galement ses nouveaux rites; qui enfin, sous prtexte qu'il vaut mieux obir Dieu qu'aux hommes, et que la secte dominante est charge de superstitions et de crmonies ridicules, veut dtruire ce qui est consacr par l'Etat; on statue la peine de mort contre ceux qui, en dogmatisant publiquement en faveur de cette secte, peuvent porter le peuple la rvolte.

       Deux ambitieux disputent un trne, le plus fort l'emporte: il dcerne peine de mort contre les partisans du plus faible. Les juges deviennent les instruments de la vengeance du nouveau souverain, et les appuis de son autorit. Quiconque tait en relation, sous Hugues Capet, avec Charles de Lorraine risquait d'tre condamn mort, s'il n'tait puissant.

       Lorsque Richard III, meurtrier de ses deux neveux, eut t reconnu roi d'Angleterre, le grand jury fit carteler le chevalier Guillaume Colingbourne, coupable d'avoir crit un ami du comte de Richemond, qui levait alors des troupes, et qui rgna depuis sous le nom de Henri VII; on trouva deux lignes de sa main qui taient d'un ridicule grossier: elles suffirent pour faire prir ce chevalier par un affreux supplice. Les histoires sont pleines de pareils exemples de justice.

       Le droit de reprsailles est encore une de ces lois reues des nations. Votre ennemi a fait pendre un de vos braves capitaines qui a tenu quelque temps dans un petit chteau ruin contre une arme entire; un de ses capitaines tombe entre vos mains; c'est un homme vertueux que vous estimez et que vous aimez: vous le pendez par reprsailles. C'est la loi, dites-vous; c'est--dire que si votre ennemi s'est souill d'un crime norme, il faut que vous en commettiez un autre!

       Toutes ces lois d'une politique sanguinaire n'ont qu'un temps, et l'on voit bien que ce ne sont pas de vritables lois, puisqu'elles sont passagres. Elles ressemblent la ncessit o l'on s'est trouv quelquefois, dans une extrme famine, de manger des hommes; on ne les mange plus ds qu'on a du pain.

XV
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DU CRIME DE HAUTE TRAHISON.
DE TITUS OATES, ET DE LA MORT D'AUGUSTE DE THOU

       On appelle haute trahison un attentat contre la patrie ou contre le souverain qui la reprsente. Il est regard comme un parricide: donc on ne doit pas l'tendre jusqu'aux dlits qui n'approchent pas du parricide, car, si vous traitez de haute trahison un vol dans une maison de l'Etat, une concussion, ou mme des paroles sditieuses, vous diminuez l'horreur que le crime de haute trahison ou de lse-majest doit inspirer.

       Il ne faut pas qu'il y ait rien d'arbitraire dans l'ide qu'on se forme des grands crimes. Si vous mettez un vol fait un pre par son fils, une imprcation d'un fils contre son pre, dans le rang des parricides, vous brisez les liens de l'amour filial. Le fils ne regardera plus son pre que comme un matre terrible. Tout ce qui est outr dans les lois tend la destruction des lois.

       Dans les crimes ordinaires, la loi d'Angleterre est favorable l'accus; mais dans celui de haute trahison, elle lui est contraire. L'ex-jsuite Titus Oates, ayant t juridiquement interrog dans la chambre des communes, et ayant assur par serment qu'il n'avait plus rien dire, accusa cependant ensuite le secrtaire du duc d'York, depuis Jacques II, et plusieurs autres personnes, de haute trahison, et sa dlation fut reue; il jura d'abord devant le conseil du roi qu'il n'avait point vu ce secrtaire; et ensuite il jura qu'il l'avait vu. Malgr ces illgalits et ces contradictions, le secrtaire fut excut.

       Ce mme Oates et un autre tmoin dposrent que cinquante jsuites avaient complot d'assassiner le roi Charles II, et qu'ils avaient vu des commissions du P. Oliva, gnral des jsuites, pour les officiers qui devaient commander une arme de rebelles. Ces deux tmoins suffirent pour faire arracher le coeur plusieurs accuss, et leur en battre les joues. Mais, en bonne foi, est-ce assez de deux tmoins pour faire prir ceux qu'ils veulent perdre? Il faut au moins que ces deux dlateurs ne soient pas des fripons avrs; il faut encore qu'ils ne dposent pas des choses improbables.

       Il est bien vident que si les deux plus intgres magistrats du royaume accusaient un homme d'avoir conspir avec le muphti pour circoncire tout le conseil d'Etat, le parlement, la chambre des comptes, l'archevque et la Sorbonne, en vain ces deux magistrats jureraient qu'ils ont vu les lettres du muphti: on croirait plutt qu'ils sont devenus fous qu'on n'aurait de foi leur dposition. Il tait tout aussi extravagant de supposer que le gnral des jsuites levait une arme en Angleterre qu'il le serait de croire que le muphti envoie circoncire la cour de France. Cependant on eut le malheur de croire Titus Oates, afin qu'il n'y et aucune sorte de folie atroce qui ne ft entre dans la tte des hommes.

       Les lois d'Angleterre ne regardent pas comme coupables d'une conspiration ceux qui en sont instruits et qui ne la rvlent pas: elles ont suppos que le dlateur est aussi infme que le conspirateur est coupable. En France, ceux qui savent une conspiration et ne la dnoncent pas sont punis de mort. Louis XI, contre lequel on conspirait souvent, porta cette loi terrible. Un Louis XII, un Henri IV ne l'et jamais imagine.

       Cette loi non seulement force un homme de bien tre dlateur d'un crime qu'il pourrait prvenir par de sages conseils et par sa fermet, mais elle l'expose encore ; tre puni comme calomniateur, parce qu'il est trs ais que les conjures prennent tellement leurs mesures qu'il ne puisse les convaincre.

       Ce fut prcisment le cas du respectable Franois-Auguste de Thou, conseiller d'Etat, fils du seul bon historien dont la France pouvait se vanter, gal Guichardin par ses lumires, et suprieur peut-tre par son impartialit.

       La conspiration tait trame beaucoup plus contre le cardinal de Richelieu que contre Louis XIII. Il ne s'agissait point de livrer la France des ennemis: car le frre du roi, principal auteur de ce complot, ne pouvait avoir pour but de livrer un royaume dont il se regardait encore comme l'hritier prsomptif, ne voyant entre le trne et lui qu'un frre an mourant et deux enfants au berceau.

       De Thou n'tait coupable ni devant Dieu ni devant les hommes. Un des agents de Monsieur, frre unique du roi, du duc de Bouillon, prince souverain de Sedan, et du grand cuyer d'Effiat Cinq-Mars, avait communiqu de bouche le plan du complot au conseiller d'Etat. Celui-ci alla trouver le grand cuyer Cinq-Mars, et fit ce qu'il put pour le dtourner de cette entreprise; il lui en remontra les difficults. S'il et alors dnonc les conspirateurs, il n'avait aucune preuve contre eux; il et t accabl par la dngation de l'hritier prsomptif de la couronne, par celle d'un prince souverain, par celle du favori du roi, enfin par l'excration publique. Il s'exposait tre puni comme un lche calomniateur.

       Le chancelier Sguier mme en convint en confrontant de Thou avec le grand cuyer. Ce fut dans cette confrontation que de Thou dit Cinq-Mars ces propres paroles, mentionnes au procs-verbal: "Souvenez-vous, Monsieur, qu'il ne s'est point pass de journe que je ne vous aie parl de ce trait pour vous en dissuader." Cinq-Mars reconnut cette vrit. De Thou mritait donc une rcompense plutt que la mort au tribunal de l'quit humaine. Il mritait au moins que le cardinal de Richelieu l'pargnt; mais l'humanit n'tait pas vertu. C'est bien ici le cas de quelque chose de plus que summum jus, summa injuria. L'arrt de mort de cet homme de bien porte: "Pour avoir eu connaissance et participation desdites conspirations"; il ne dit point: pour ne les avoir pas rvles. Il semble que le crime soit d'tre instruit d'un crime, et qu'on soit digne de mort pour avoir des yeux et des oreilles.

       Tout ce qu'on peut dire peut-tre d'un tel arrt, c'est qu'il ne fut pas rendu par justice, mais par des commissaires. La lettre de la loi meurtrire tait prcise. C'est non seulement aux jurisconsultes mais tous les hommes de prononcer si l'esprit de la loi ne fut pas perverti. C'est une triste contradiction qu'un petit nombre d'hommes fasse prir comme criminel celui que toute une nation juge innocent et digne d'estime.

XVI
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DE LA REVELATION PAR LA CONFESSION

       Jaurigny et Balthazar Grard, assassins du prince d'Orange Guillaume Ier, le dominicain Jacques Clment, Chtel, Ravaillac, et tous les autres parricides de ce temps-l, se confessrent avant de commettre leurs crimes. Le fanatisme, dans ces sicles dplorables, tait parvenu un tel excs que la confession n'tait qu'un engagement de plus consommer leur sclratesse; elle devenait sacre, par cette raison que la confession est un sacrement.

       Strada dit lui-mme que Jaurigny "non ante facinus aggredi sustinuit, quam expiatam noxis animam apud dominicanum sacerdotem coelesti pane firmaverit. - Jaurigny n'osa entreprendre cette action sans avoir fortifi par le pain cleste son me, purge par la confession aux pieds d'un dominicain."

       On voit, dans l'interrogatoire de Ravaillac, que ce malheureux, sortant des feuillants, et voulant entrer chez les jsuites, s'tait adress au jsuite d'Aubigny; qu'aprs lui avoir parl de plusieurs apparitions qu'il avait eues, il montra ce jsuite un couteau sur la lame duquel un coeur et une croix taient gravs, et qu'il dit ces propres mots au jsuite: "Ce coeur indique que le coeur du roi doit tre port faire la guerre aux huguenots."

       Peut-tre si d'Aubigny avait eu assez de zle et de prudence pour faire instruire le roi de ces paroles, peut-tre s'il avait dpeint l'homme qui les avait prononces, le meilleur des rois n'aurait pas t assassin.

       Le vingtime auguste ou aot, l'anne 1610, trois mois aprs la mort de Henri IV, dont les blessures saignaient dans le coeur de tous les Franais, l'avocat gnral Servin, dont la mmoire est encore illustre, requit qu'on ft signer aux jsuites les quatre articles suivants:

       1 Que le concile est au-dessus du pape;

       2 Que le pape ne peut priver le roi d'aucun de ses droits par l'excommunication;

       3 Que les ecclsiastiques sont entirement soumis au roi comme les autres;

       4 Qu'un prtre qui sait par la confession une conspiration contre le roi et l'Etat doit la rvler aux magistrats.

       Le 22, le parlement rendit un arrt par lequel il dfendait aux jsuites d'enseigner la jeunesse avant d'avoir sign ces quatre articles; mais la cour de Rome tait alors si puissante, et celle de France si faible, que cet arrt fut inutile.

       Un fait qui mrite d'tre observ, c'est que cette mme cour de Rome, qui ne voulait pas qu'on rvlt la confession quand il s'agissait de la vie des souverains, obligeait les confesseurs dnoncer aux inquisiteurs ceux que leurs pnitentes accusaient en confession de les avoir sduites, et d'avoir abus d'elles. Paul IV, Pie IV, Clment VIII, Grgoire XV (Note 8), ordonnrent ces rvlations. C'tait un pige bien embarrassant pour les confesseurs et pour les pnitentes. C'tait faire d'un sacrement un greffe de dlations et mme de sacrilges: car, par les anciens canons, et surtout par le concile de Latran tenu sous Innocent III, tout prtre qui rvle une confession, de quelque nature que ce puisse tre, doit tre interdit et condamn une prison perptuelle.

       Mais il y a bien pis; voil quatre papes aux XVIe et XVIIe sicles, qui ordonnent la rvlation d'un pch d'impuret, et qui ne permettent pas celle d'un parricide. Une femme avoue ou suppose dans le sacrement, devant un carme, qu'un cordelier l'a sduite: le carme doit dnoncer le cordelier. Un assassin fanatique, croyant servir Dieu en tuant son prince, vient consulter un confesseur sur ce cas de conscience: le confesseur devient sacrilge s'il sauve la vie son souverain.

       Cette contradiction absurde et horrible est une suite malheureuse de l'opposition continuelle qui rgne depuis tant de sicles entre les lois ecclsiastiques et les lois civiles. Le citoyen se trouve press dans cent occasions entre le sacrilge et le crime de haute trahison; et les rgles du bien et du mal sont ensevelies dans un chaos dont on ne les a pas encore tires.

       La confession de ses fautes a t autorise de tout temps chez presque toutes les nations. On s'accusait dans les mystres d'Orphe, d'Isis, de Crs, de Samothrace. Les Juifs faisaient l'aveu de leurs pchs le jour de l'expiation solennelle, et ils sont encore dans cet usage. Un pnitent choisit son confesseur, qui devient son pnitent son tour; et chacun l'un aprs l'autre reoit de son compagnon trente-neuf coups de fouet pendant qu'il rcite trois fois la formule de confession, qui ne consiste qu'en treize mots, et qui, par consquent, n'articule rien de particulier.

       Aucune de ces confessions n'entre jamais dans les dtails, aucune ne servit de prtexte ces consultations secrtes que des pnitents fanatiques ont faites quelque fois pour avoir droit de pcher impunment, mthode pernicieuse qui corrompt une institution salutaire. La confession, qui tait le plus grand frein des crimes, est souvent devenue, dans des temps de sdition et de trouble, un encouragement au crime mme; et c'est probablement pour toutes ces raisons que tant de socits chrtiennes ont aboli une pratique sainte qui leur a paru aussi dangereuse qu'utile.

XVII
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DE LA FAUSSE MONNAIE

       Le crime de faire de la fausse monnaie est regard comme haute trahison au second chef, et avec justice: c'est trahir l'Etat que voler tous les particuliers de l'Etat. On demande si un ngociant qui fait venir des lingots d'Amrique, et qui les convertit chez lui en bonne monnaie, est coupable de haute trahison, et s'il mrite la mort. Dans presque tous les royaumes on les condamne au dernier supplice; il n'a pourtant vol personne: au contraire, il a fait le bien de l'Etat en lui procurant une plus grande circulation d'espces. Mais il s'est arrog le droit du souverain, il le vole en s'attribuant le petit bnfice que le roi fait sur les monnaies. Il a fabriqu de bonnes espces, mais il expose ses imitateurs la tentation d'en faire de mauvaises. C'est beaucoup que la mort. J'ai connu un jurisconsulte qui voulait qu'on condamnt ce coupable, comme un homme habile et utile, travailler la monnaie du roi, les fers aux pieds.

XVIII
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DU VOL DOMESTIQUE

       Dans les pays o un petit vol domestique est puni par la mort, ce chtiment disproportionn n'est-il pas trs dangereux la socit? n'est-il pas une invitation mme au larcin? car s'il arrive qu'un matre livre son serviteur la justice pour un vol lger, et qu'on te la vie ce malheureux, tout le voisinage a ce matre en horreur; on sent alors que la nature est en contradiction avec la loi, et que par consquent la loi ne vaut rien.

       Qu'arrive-t-il donc? les matres vols, ne voulant pas se couvrir d'opprobre, se contentent de chasser leurs domestiques, qui vont voler ailleurs, et qui s'accoutument au brigandage. La peine de mort tant la mme pour un petit larcin que pour un vol considrable, il est vident qu'ils chercheront voler beaucoup. Ils pourront mme devenir assassins quand ils croiront que c'est un moyen de n'tre pas dcouverts.

       Mais si la peine est proportionne au dlit, si le voleur domestique est condamn travailler aux ouvrages publics, alors le matre dnoncera sans scrupule; il n'y aura plus de honte attache la dnonciation; le vol sera moins frquent. Tout prouve cette grande vrit qu'une loi rigoureuse produit quelquefois les crimes.

XIX
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DU SUICIDE

       Le fameux Duverger de Hauranne, abb de Saint-Cyran, regard comme le fondateur de Port-Royal, crivit, vers l'an 1608, un trait sur le suicide, qui est devenu un des livres les plus rares de l'Europe (Note 9).

       Le Dcalogue, dit-il, ordonne de ne point tuer. L'homicide de soi-mme ne semble pas moins compris dans ce prcepte que le meurtre du prochain. Or, s'il est des cas o il est permis de tuer son prochain, il est aussi des cas o il est permis de se tuer soi-mme; on ne doit attenter sur la vie qu'aprs avoir consult la raison.

       L'autorit publique, qui tient la place de Dieu, peut disposer de notre vie. La raison de l'homme peut aussi tenir lieu de la raison de Dieu; c'est un rayon de la lumire ternelle.

       Saint-Cyran tend beaucoup cet argument, qu'on peut prendre pour un pur sophisme; mais quand il vient l'explication et aux dtails, il est plus difficile de lui rpondre. On peut, dit-il, se tuer pour le bien de son prince, pour celui de sa patrie, pour celui de ses parents.

       On ne voit pas en effet qu'on puisse condamner les Codrus et les Curtius. Il n'y a point de souverain qui ost punir la famille d'un homme qui se serait dvou pour lui; que dis-je? il n'en est point qui ost ne la pas rcompenser. Saint Thomas avant Saint-Cyran avait dit la mme chose. Mais on n'a besoin ni de Thomas, ni de Bonaventure, ni de Hauranne, pour savoir qu'un homme qui meurt pour sa patrie est digne de nos loges.

       L'abb de Saint-Cyran conclut qu'il est permis de faire pour soi-mme ce qu'il est beau de faire pour un autre. On sait assez tout ce qui est allgu dans Plutarque, dans Snque, dans Montaigne, et dans cent autres philosophes, en faveur du suicide. C'est un lieu commun puis. Je ne prtends point ici faire l'apologie d'une action que les lois condamnent; mais ni l'Ancien Testament ni le Nouveau n'ont jamais dfendu l'homme de sortir de la vie quand il ne peut plus la supporter. Aucune loi romaine n'a condamn le meurtre de soi-mme. Au contraire, voici la loi de l'empereur Marc-Antonin, qui ne fut jamais rvoque.

       "Si (Note 10) votre pre ou votre frre, n'tant prvenu d'aucun crime, se tue ou pour se soustraire aux douleurs, ou par ennui de la vie, ou par dsespoir, ou par dmence, que son testament soit valable, ou que ses hritiers succdent par intestat."

       Malgr cette loi humaine de nos matres, nous tranons encore sur la claie, nous traversons d'un pieu le cadavre d'un homme qui est mort volontairement; nous rendons sa mmoire infme; nous dshonorons sa famille autant qu'il est en nous; nous punissons le fils d'avoir perdu son pre, et la veuve d'tre prive de son mari. On confisque mme le bien du mort; ce qui est en effet ravir le patrimoine des vivants, auxquels il appartient. Cette coutume, comme plusieurs autres, est drive de notre droit canon, qui prive de la spulture ceux qui meurent d'une mort volontaire. On conclut de l qu'on ne peut hriter d'un homme qui est cens n'avoir point d'hritage au ciel. Le droit canon, au titre De Poenitentia, assure que Judas commit un plus grand pch en s'tranglant qu'en vendant notre Seigneur Jsus-Christ.

XX
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D'UNE ESPECE DE MUTILATION

       On trouve dans le Digeste une loi d'Adrien (Note 11) qui prononce peine de mort contre les mdecins qui font des eunuques, soit en leur arrachant les testicules, soit en les froissant. On confisquait aussi par cette loi les biens de ceux qui se faisaient ainsi mutiler. On aurait pu punir Origne, qui se soumit cette opration, ayant interprt rigoureusement ce passage de saint Matthieu: "Il en est qui se sont chtrs eux-mmes pour le royaume des cieux."

       Les choses changrent sous les empereurs suivants, qui adoptrent le luxe asiatique, et surtout dans le bas-empire de Constantinople, o l'on vit des eunuques devenir patriarches et commander des armes.

       Aujourd'hui Rome, l'usage est qu'on chtre les enfants pour les rendre dignes d'tre musiciens du pape de sorte que castrato et musico del papa sont devenus synonymes. Il n'y a pas longtemps qu'on voyait Naples en gros caractres, au-dessus de la porte de certains barbiers: Qui si castrano maravigliosamente i putti.

XXI
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DE LA CONFISCATION ATTACHEE
A TOUS LES DELITS DONT ON A PARLE

       C'est une maxime reue au barreau: "Qui confisque le corps confisque les biens"; maxime en vigueur dans les pays o la coutume tient lieu de loi. Ainsi comme nous venons de le dire, on y fait mourir de faim les enfants de ceux qui ont termin volontairement leurs tristes jours, comme les enfants des meurtriers. Ainsi une famille entire est punie dans tous les cas pour la faute d'un seul homme.

       Ainsi lorsqu'un pre de famille aura t condamn aux galres perptuelles par une sentence arbitraire (Note 12), soit pour avoir donn retraite chez soi un prdicant, soit pour avoir cout son sermon dans quelque caverne ou dans quelque dsert, la femme et les enfants sont rduits a mendier leur pain.

       Cette jurisprudence, qui consiste ravir la nourriture aux orphelins, et donner un homme le bien d'autrui, fut inconnue dans tout le temps de la rpublique romaine. Sylla l'introduisit dans ses proscriptions. Il faut avouer qu'une rapine invente par Sylla n'tait pas un exemple suivre. Aussi cette loi, qui semblait n'tre dicte que par l'humanit et l'avarice, ne fut suivie ni par Csar, ni par le bon empereur Trajan, ni par les Antonins, dont toutes les nations prononcent encore le nom avec respect et avec amour. Enfin, sous Justinien, la confiscation n'eut lieu que pour le crime de lse-majest.

       Il semble que, dans les temps de l'anarchie fodale, les princes et les seigneurs des terres, tant trs peu riches, cherchassent augmenter leur trsor par les condamnations de leurs sujets, et qu'on voult leur faire un revenu du crime. Les lois, chez eux, tant arbitraires, et la jurisprudence romaine ignore, les coutumes ou bizarres ou cruelles prvalurent. Mais aujourd'hui que la puissance des souverains est fonde sur des richesses immenses et assures, leur trsor n'a pas besoin de s'enfler des faibles dbris d'une famille malheureuse; ils sont abandonns pour l'ordinaire au premier qui les demande. Mais est-ce un citoyen s'engraisser des restes du sang d'un autre citoyen?

       La confiscation n'est point admise dans les pays o le droit romain est tabli, except le ressort du parlement de Toulouse. Elle ne l'est point dans quelques pays coutumiers, comme le Bourbonnais, le Berry, le Maine, le Poitou, la Bretagne o au moins elle respecte les immeubles. Elle tait tablie autrefois Calais, et les Anglais l'abolirent lorsqu'ils en furent les matres. Il est assez trange que les habitants de la capitale vivent sous une loi plus rigoureuse que ceux des petites villes; tant il est vrai que la jurisprudence a t souvent tablie au hasard, sans rgularit, sans uniformit, comme on btit des chaumires dans un village.

       Qui croirait que, l'an 1673, dans le beau sicle de la France, l'avocat gnral Omer Talon ait parl ainsi en plein parlement, au sujet d'une demoiselle de Canillac (Note 13)?

       "Au chapitre XIII du Deutronome Dieu dit: Si tu te rencontres dans une ville et dans un lieu o rgne l'idoltrie, mets tout au fil de l'pe, sans exception d'ge, de sexe, ni de condition. Rassemble dans les places publiques toutes les dpouilles de la ville, brle-la tout entire avec ses dpouilles, et qu'il ne reste qu'un monceau de cendres de ce lieu d'abomination. En un mot, fais-en un sacrifice au Seigneur, et qu'il ne demeure rien en tes mains des biens de cet anathme.

       Ainsi, dans le crime de lse-majest, le roi tait matre des biens, et les enfants en taient privs. Le procs ayant t fait Naboth, quia maledixerat regi, le roi Achab se mit en possession de son hritage, David, tant averti que Miphiboseth s'tait engage dans la rbellion, donna tous ses biens Siba, qui lui en apporta la nouvelle: Tua sint ominia quae fuerunt Miphiboseth."

       Il s'agit de savoir qui hritera des biens de Mlle de Canillac, biens autrefois confisqus sur son pre, abandonns par le roi un garde du trsor royal, et donns ensuite par le garde du trsor royal la testatrice. Et c'est sur ce procs d'une fille d'Auvergne qu'un avocat gnral s'en rapporte Achab, roi d'une partie de la Palestine, qui confisqua la vigne de Naboth aprs avoir assassin le propritaire par le poignard de la justice: action abominable qui est passe en proverbe pour inspirer aux hommes l'horreur de l'usurpation. Assurment la vigne de Naboth n'avait aucun rapport avec l'hritage de Mlle de Canillac. Le meurtre et la confiscation des biens de Miphiboseth, petit-fils du roi Sal, et fils de Jonatas, ami et protecteur de David, n'ont pas une plus grande affinit avec le testament de cette demoiselle.

       C'est avec cette pdanterie, avec cette dmence de citations trangres au sujet, avec cette ignorance des premiers principes de la nature humaine, avec ces prjugs mal conus et mal appliqus, que la jurisprudence a t traite par des hommes qui ont eu de la rputation dans leur sphre. On laisse aux lecteurs se dire ce qu'il est superflu qu'on leur dise.

XXII
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DE LA PROCEDURE CRIMINELLE,
ET DE QUELQUES AUTRES FORMES

       Si un jour des lois humaines adoucissent en France quelques usages trop rigoureux, sans pourtant donner des facilits au crime, il est croire qu'on rformera aussi la procdure dans les articles o les rdacteurs ont paru se livrer un zle trop svre. L'ordonnance criminelle, en plusieurs points, semble n'avoir t dirige qu' la perte des accuss. C'est la seule loi qui soit uniforme dans tout le royaume; ne devrait-elle pas tre aussi favorable l'innocent que terrible au coupable? En Angleterre, un simple emprisonnement fait mal propos est rpar par le ministre qui l'a ordonn; mais en France, l'innocent qui a t plong dans les cachots, qui a t appliqu la torture, n'a nulle consolation esprer, nul dommage rpter contre personne; il reste fltri pour jamais dans la socit. L'innocent fltri! et pourquoi? parce qu'il a t disloqu! il ne devrait exciter que la piti et le respect. La recherche des crimes exige des rigueurs, c'est une guerre que la justice humaine fait la mchancet; mais il y a de la gnrosit et de la compassion jusque dans la guerre. Le brave est compatissant; faudrait-il que l'homme fut barbare?

       Comparons seulement ici, en quelques points, la procdure criminelle des Romains avec la ntre.

       Chez les Romains, les tmoins taient entendus publiquement, en prsence de l'accus, qui pouvait leur rpondre, les interroger lui-mme, ou leur mettre en tte un avocat. Cette procdure tait noble et franche, elle respirait la magnanimit romaine.

       Chez nous tout se fait secrtement. Un seul juge, avec son greffier, entend chaque tmoin l'un aprs l'autre. Cette pratique, tablie par Franois Ier, fut autorise par les commissaires qui rdigrent l'ordonnance de Louis XIV, en 1670. Une mprise seule en fut la cause.

       On s'tait imagin, en lisant le code de Testibus, que ces mots testes intrare judicii secretum signifiaient que les tmoins taient interrogs en secret. Mais secretum signifie ici le cabinet du juge. Intrare secretum, pour dire parler secrtement, ne serait pas latin. Ce fut un solcisme qui fit cette partie de notre jurisprudence.

       Les dposants sont, pour l'ordinaire, des gens de la lie du peuple, et qui le juge, enferm avec eux, peut faire dire tout ce qu'il voudra. Ces tmoins sont entendus une seconde fois, toujours en secret, ce qui s'appelle rcolement. Et si, aprs ce rcolement, ils se rtractent dans leurs dpositions, ou s'ils les changent dans des circonstances essentielles, ils sont punis comme faux tmoins. De sorte que lorsqu'un homme d'un esprit simple, et ne sachant pas s'exprimer, mais ayant le coeur droit, et se souvenant qu'il en a dit trop ou trop peu, qu'il a mal entendu le juge, ou que le juge l'a mal entendu, rvoque ce qu'il a dit par un principe de justice, il est puni comme un sclrat, et il est forc souvent de soutenir un faux tmoignage, par la seule crainte d'tre trait en faux tmoin.

       En fuyant, il s'expose tre condamn, soit que le crime ait t prouv, soit qu'il ne l'ait pas t. Quelques jurisconsultes, la vrit, ont assur que le contumax ne devait pas tre condamn si le crime n'tait pas clairement prouv; mais d'autres jurisconsultes, moins clairs, et peut-tre plus suivis, ont eu une opinion contraire: ils ont os dire que la fuite de l'accus tait une preuve du crime; que le mpris qu'il marquait pour la justice, en refusant de comparatre, mritait le mme chtiment que s'il tait convaincu. Ainsi, suivant la secte des jurisconsultes que le juge aura embrasse, l'innocent sera absous ou condamn.

       C'est un grand abus, dans la jurisprudence franaise, que l'on prenne souvent pour loi les rveries et les erreurs, quelquefois cruelles, d'hommes sans aveu qui ont donn leurs sentiments pour des lois.

       Sous le rgne de Louis XIV on a fait deux ordonnances qui sont uniformes dans tout le royaume. Dans la premire, qui a pour objet la procdure civile, il est dfendu aux juges de condamner, en matire civile, sur dfaut, quand la demande n'est pas prouve; mais dans la seconde, qui rgle la procdure criminelle, il n'est point dit que, faute de preuves, l'accus sera renvoy. Chose trange! la loi dit qu'un homme qui on demande quelque argent ne sera condamn par dfaut qu'au cas que la dette soit avre; mais s'il est question de la vie, c'est une controverse au barreau de savoir si l'on doit condamner le contumax quand le crime n'est pas prouv; et la loi ne rsout pas la difficult.

       Quand l'accus a pris la fuite, vous commencez par saisir et annoter tous ses biens; vous n'attendez pas seulement que la procdure soit acheve. Vous n'avez encore aucune preuve, vous ne savez pas encore s'il est innocent ou coupable, et vous commencez par lui faire des frais immenses!

       C'est une peine, dites-vous, dont vous punissez sa dsobissance au dcret de prise de corps. Mais l'extrme rigueur de votre pratique criminelle ne le force-t-elle pas cette dsobissance?

       Un homme est-il accus d'un crime, vous l'enfermez d'abord dans un cachot affreux; vous ne lui permettez communication avec personne, vous le chargez de fers, comme si vous l'aviez dj jug coupable. Les tmoins qui dposent contre lui sont entendus secrtement: il ne les voit qu'un moment la confrontation; avant d'entendre leurs dpositions, il doit allguer les moyens de reproches qu'il a contre eux; il faut les circonstancier; il faut qu'il nomme au mme instant toutes les personnes qui peuvent appuyer ces moyens; il n'est plus admis aux reproches aprs la lecture des dpositions. S'il montre aux tmoins, ou qu'ils ont exagr les faits, ou qu'ils en ont omis d'autres, ou qu'ils se sont tromps sur des dtails, la crainte du supplice les fera persister dans leur parjure. Si des circonstances que l'accus aura nonces dans son interrogatoire sont rapportes diffremment par les tmoins, c'en sera assez des juges, ou ignorants, ou prvenus, pour condamner un innocent.

       Quel est l'homme que cette procdure n'pouvante pas? quel est l'homme juste qui puisse tre sr de n'y pas succomber? O juges! Voulez-vous que l'innocent accus ne s'enfuie pas, facilitez-lui les moyens de se dfendre.

       La loi semble obliger le magistrat se conduire envers l'accus plutt en ennemi qu'en juge. Ce juge est le matre d'ordonner (Note 14) la confrontation du prvenu avec le tmoin, ou de l'omettre. Comment une chose aussi ncessaire que la confrontation peut-elle tre arbitraire?

       L'usage semble en ce point contraire la loi, qui est quivoque; il y a toujours confrontation, mais le juge ne confronte pas toujours tous les tmoins; il omet souvent ceux qui ne lui semblent pas faire une charge considrable; cependant tel tmoin qui n'a rien dit contre l'accus dans l'information peut dposer en sa faveur la confrontation. Le tmoin peut avoir oubli des circonstances favorables au prvenu; le juge mme peut n'avoir pas senti d'abord la valeur de ces circonstances, et ne les avoir pas rdiges. Il est donc trs important que l'on confronte tous les tmoins avec le prvenu, et qu'en ce point la confrontation ne soit pas arbitraire.

       S'il s'agit d'un crime, le prvenu ne peut avoir d'avocat; alors il prend le parti de la fuite: c'est ce que toutes les maximes du barreau lui conseillent; mais, en fuyant, il peut tre condamn, soit que le crime ait t prouv, soit qu'il ne l'ait pas t. Ainsi donc un homme qui l'on demande quelque argent n'est condamn par dfaut qu'au cas que la dette soit avre; mais s'il est question de sa vie, on peut le condamner par dfaut quand le crime n'est pas constat. Quoi donc! La loi aurait fait plus de cas de l'argent que de la vie? O juges! consultez le pieu Antonin et le bon Trajan; ils dfendent que les absents soient condamns.

       Quoi! votre loi permet qu'un concussionnaire, un banqueroutier frauduleux ait recours au ministre d'un avocat; et trs souvent un homme d'honneur est priv de ce secours! S'il peut se trouver une seule occasion o un innocent serait justifi par le ministre d'un avocat, n'est-il pas clair que la loi qui l'en prive est injuste?

       Le premier prsident de Lamoignon disait contre cette loi que "l'avocat ou conseil qu'on avait accoutum de donner aux accuss n'est point un privilge accord par les ordonnances ni par les lois: c'est une libert acquise par le droit naturel, qui est plus ancien que toutes les lois humaines. La nature enseigne tout homme qu'il doit avoir recours aux lumires des autres quand il n'en a pas assez pour se conduire, et emprunter du secours quand il ne se sent pas assez fort pour se dfendre. Nos ordonnances ont retranch aux accuss tant d'avantages qu'il est bien juste de leur conserver ce qui leur reste, et principalement l'avocat qui en fait la partie la plus essentielle. Que si l'on veut comparer notre procdure celle des Romains et des autres nations, on trouvera qu'il n'y en a point de si rigoureuse que celle que l'on observe en France, particulirement depuis l'ordonnance de 1539."

       Cette procdure est bien plus rigoureuse depuis l'ordonnance de 1670. Elle et t plus douce, si le plus grand nombre des commissaires et pens comme M. de Lamoignon.

       Le parlement de Toulouse a un usage bien singulier dans les preuves par tmoins. On admet ailleurs des demi-preuves, qui au fond ne sont que des doutes: car on sait qu'il n'y a point de demi-vrits; mais Toulouse on admet des quarts et des huitimes de preuves. On y peut regarder, par exemple, un ou-dire comme un quart, un autre ou-dire plus vague comme un huitime; de sorte que huit rumeurs qui ne sont qu'un cho d'un bruit mal fond peuvent devenir une preuve complte; et c'est peu prs sur ce principe que Jean Calas fut condamn la roue. Les lois romaines exigeaient des preuves luce meridiana clariores.

XXIII
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IDEE DE QUELQUE REFORME

       La magistrature est si respectable que le seul pays de la terre o elle est vnale fait des voeux pour tre dlivr de cet usage. On souhaite que le jurisconsulte puisse parvenir par son mrite rendre la justice qu'il a dfendue par ses veilles, par sa voix et par ses crits. Peut-tre alors on verrait natre, par d'heureux travaux, une jurisprudence rgulire et uniforme.

       Jugera-t-on toujours diffremment la mme cause en province et dans la capitale? Faut-il que le mme homme ait raison en Bretagne, et tort en Languedoc? Que dis-je? il y a autant de jurisprudences que de villes; et dans le mme parlement la maxime d'une chambre n'est pas celle de la chambre voisine (Note 15).

       Quelle prodigieuse contrarit entre les lois du mme royaume! A Paris, un homme qui a t domicili dans la ville un an et un jour est rput bourgeois. En Franche-Comt, un homme libre qui a demeur un an et un jour dans une maison mainmortable devient esclave; ses collatraux n'hriteraient pas de ce qu'il aurait acquis ailleurs, et ses propres enfants sont rduits la mendicit s'ils ont pass un an loin de la maison o le pre est mort. La province est nomme franche, mais quelle franchise!

       Quand on veut poser des limites entre l'autorit civile et les usages ecclsiastiques, quelles disputes interminables! O sont ces limites? Qui conciliera les ternelles contradictions du fisc et de la jurisprudence? Enfin, pourquoi, dans certains pays, les arrts ne sont-ils jamais motivs? Y a-t-il quelque honte rendre raison de son jugement? Pourquoi ceux qui jugent au nom du souverain ne prsentent-ils pas au souverain leurs arrts de mort avant qu'on les excute?

       De quelque ct qu'on jette les yeux, on trouve la contrarit, la duret, l'incertitude, l'arbitraire. Nous cherchons dans ce sicle tout perfectionner; cherchons donc perfectionner les lois dont nos vies et nos fortunes dpendent.


NOTES DE VOLTAIRE

Note 1

Voyez Histoire de l'Eglise.

Note 2

Titre XIII, Ad legem Juliam.

Note 3

Bene ac sapienter, patres conscripti, majores instituerunt, ut rerum agendarum, ita dicendi initium a precationibus capere, etc. Pline le Jeune, Pangyrique de Trajan, chap. I.

Note 4

Deutronome, chap. XIII.

Note 5

Jacob Spon et Gui Vances.

Note 6

Bodin, De Republica, livre III, v.

Note 7

L'auteur de l'Esprit des Lois, qui a sem tant de belles vrits dans son ouvrage, parat s'tre cruellement tromp quand, pour tayer son principe que le sentiment vague de l'honneur est le fondement des monarchies, et que la vertu est le fondement des rpubliques, il dit des Chinois (VIII, 21): "J'ignore ce que c'est que cet honneur chez des peuples qui l'on ne fait rien faire qu' coups de bton". Certainement, de ce qu'on carte la populace avec le pants, et de ce qu'on donne des coups de pants aux gueux insolents et fripons, il ne s'ensuit pas que la Chine ne soit gouverne par des tribunaux qui veillent les uns sur les autres, et que ce ne soit une excellente forme de gouvernement.

Note 8

La constitution de Grgoire XV est du 30 aot 1622; voyez les Mmoires ecclsiastiques du jsuite d'Avrigny, si mieux n'aimez consulter le Bullaire.

Note 9

Il fut imprim in-12 Paris chez Toussaint Dubray, en 1609, avec privilge du roi; il doit tre dans la bibliothque de Sa Majest.

Note 10

Leg. I, Cod. lib. IX, tit. L. De Bonis eorum qui sibi mortem, etc.

Note 11

Leg. IV, 2, lib. XLVIII, tit. VIII. Ad legem Corneliam de sicariis.

Note 12

Voyez l'dit de 1724, 14 mai, publi la sollicitation du cardinal de Fleury, revu par lui.

Note 13

Journal du Palais, t. I, 444.

Note 14

Et, si besoin est, confrontez, dit l'ordonnance de 1670, titre XV, article Ier.

Note 15

Voyez sur cela le prsident Bouhier.


     Avec notre sincre reconnaissance envers Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Muse Voltaire et Secrtaire de la Socit Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents.

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