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Version 1.1, Aout 1999

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<TITRE Candide>
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----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER candide3 --------------------------------

CANDIDE OU L'OPTIMISME


Traduit de l'allemand de M. le docteur Ralph


AVEC LES ADDITIONS QU'ON A TROUVES

DANS LA POCHE DU DOCTEUR,

LORSQU'IL MOURUT MINDEN, L'AN DE GRCE 1759



CHAPITRE PREMIER

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COMMENT CANDIDE FUT LEV

DANS UN BEAU CHTEAU,

ET COMMENT IL FUT CHASS D'ICELUI


Il y avait en Westphalie, dans le chteau de M. le baron de Thunder-ten-tronckh, un jeune garon qui la nature avait donn les moeurs les plus douces. Sa physionomie annonait son me. Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple ; c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide. Les anciens domestiques de la maison souponnaient qu'il tait fils de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnte gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais pouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze quartiers, et que le reste de son arbre gnalogique avait t perdu par l'injure du temps.

Monsieur le baron tait un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son chteau avait une porte et des fentres. Sa grande salle mme tait orne d'une tapisserie. Tous les chiens de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers taient ses piqueurs ; le vicaire du village tait son grand aumnier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient quand il faisait des contes.

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante livres, s'attirait par l une trs grande considration, et faisait les honneurs de la maison avec une dignit qui la rendait encore plus respectable. Sa fille Cungonde, ge de dix-sept ans, tait haute en couleur, frache, grasse, apptissante. Le fils du baron paraissait en tout digne de son pre. Le prcepteur Pangloss tait l'oracle de la maison, et le petit Candide coutait ses leons avec toute la bonne foi de son ge et de son caractre.

Pangloss enseignait la mtaphysico-thologo-cosmolonigologie. Il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le chteau de monseigneur le baron tait le plus beau des chteaux et madame la meilleure des baronnes possibles.

Il est dmontr, disait-il, que les choses ne peuvent tre autrement : car, tout tant fait pour une fin, tout est ncessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont t faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement institues pour tre chausses, et nous avons des chausses. Les pierres ont t formes pour tre tailles, et pour en faire des chteaux, aussi monseigneur a un trs beau chteau ; le plus grand baron de la province doit tre le mieux log ; et, les cochons tant faits pour tre mangs, nous mangeons du porc toute l'anne : par consquent, ceux qui ont avanc que tout est bien ont dit une sottise ; il fallait dire que tout est au mieux.

Candide coutait attentivement, et croyait innocemment ; car il trouvait Mlle Cungonde extrmement belle, quoiqu'il ne prt jamais la hardiesse de le lui dire. Il concluait qu'aprs le bonheur d'tre n baron de Thunder-ten-tronckh, le second degr de bonheur tait d'tre Mlle Cungonde ; le troisime, de la voir tous les jours ; et le quatrime, d'entendre matre Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par consquent de toute la terre.

Un jour, Cungonde, en se promenant auprs du chteau, dans le petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leon de physique exprimentale la femme de chambre de sa mre, petite brune trs jolie et trs docile. Comme Mlle Cungonde avait beaucoup de dispositions pour les sciences, elle observa, sans souffler, les expriences ritres dont elle fut tmoin ; elle vit clairement la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et s'en retourna tout agite, toute pensive, toute remplie du dsir d'tre savante, songeant qu'elle pourrait bien tre la raison suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi tre la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au chteau, et rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupe, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain aprs le dner, comme on sortait de table, Cungonde et Candide se trouvrent derrire un paravent ; Cungonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle avec une vivacit, une sensibilit, une grce toute particulire ; leurs bouches se rencontrrent, leurs yeux s'enflammrent, leurs genoux tremblrent, leurs mains s'garrent. M. le baron de Thunder-ten-tronckh passa auprs du paravent, et voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du chteau grands coups de pied dans le derrire ; Cungonde s'vanouit ; elle fut soufflete par madame la baronne ds qu'elle fut revenue elle-mme ; et tout fut constern dans le plus beau et le plus agrable des chteaux possibles.


CHAPITRE SECOND

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CE QUE DEVINT CANDIDE

PARMI LES BULGARES


Candide, chass du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir o, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant souvent vers le plus beau des chteaux qui renfermait la plus belle des baronnettes ; il se coucha sans souper au milieu des champs entre deux sillons ; la neige tombait gros flocons. Candide, tout transi, se trana le lendemain vers la ville voisine, qui s'appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n'ayant point d'argent, mourant de faim et de lassitude. Il s'arrta tristement la porte d'un cabaret. Deux hommes habills de bleu le remarqurent : Camarade, dit l'un, voil un jeune homme trs bien fait, et qui a la taille requise. Ils s'avancrent vers Candide et le prirent dner trs civilement. Messieurs, leur dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon cot. -- Ah ! monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et de votre mrite ne payent jamais rien : n'avez-vous pas cinq pieds cinq pouces de haut ? -- Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en faisant la rvrence. -- Ah ! monsieur, mettez-vous table ; non seulement nous vous dfrayerons, mais nous ne souffrirons jamais qu'un homme comme vous manque d'argent ; les hommes ne sont faits que pour se secourir les uns les autres. -- Vous avez raison, dit Candide : c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux. On le prie d'accepter quelques cus, il les prend et veut faire son billet ; on n'en veut point, on se met table : N'aimez-vous pas tendrement ?... -- Oh ! oui, rpondit-il, j'aime tendrement Mlle Cungonde. -- Non, dit l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas tendrement le roi des Bulgares. -- Point du tout, dit-il, car je ne l'ai jamais vu. -- Comment ! c'est le plus charmant des rois, et il faut boire sa sant. -- Oh ! trs volontiers, messieurs ; et il boit. C'en est assez, lui dit-on, vous voil l'appui, le soutien, le dfenseur, le hros des Bulgares ; votre fortune est faite, et votre gloire est assure. On lui met sur-le-champ les fers aux pieds, et on le mne au rgiment. On le fait tourner droite, gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente coups de bton ; le lendemain il fait l'exercice un peu moins mal, et il ne reoit que vingt coups ; le surlendemain on ne lui en donne que dix, et il est regard par ses camarades comme un prodige.

Candide, tout stupfait, ne dmlait pas encore trop bien comment il tait un hros. Il s'avisa un beau jour de printemps de s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c'tait un privilge de l'espce humaine, comme de l'espce animale, de se servir de ses jambes son plaisir. Il n'eut pas fait deux lieues que voil quatre autres hros de six pieds qui l'atteignent, qui le lient, qui le mnent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'tre fustig trente-six fois par tout le rgiment, ou de recevoir la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volonts sont libres ; et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il fallut faire un choix ; il se dtermina, en vertu du don de Dieu qu'on nomme libert, passer trente-six fois par les baguettes ; il essuya deux promenades. Le rgiment tait compos de deux mille hommes ; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui dcouvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procder la troisime course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en grce qu'on voult bien avoir la bont de lui casser la tte ; il obtint cette faveur ; on lui bande les yeux, on le fait mettre genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du crime du patient ; et comme ce roi avait un grand gnie, il comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'tait un jeune mtaphysicien, fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grce avec une clmence qui sera loue dans tous les journaux et dans tous les sicles. Un brave chirurgien gurit Candide en trois semaines avec les mollients enseigns par Dioscoride, Il avait dj un peu de peau et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.


CHAPITRE TROISIME

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COMMENT CANDIDE SE SAUVA

D'ENTRE LES BULGARES,

ET CE QU'IL DEVINT


Rien n'tait si beau, si leste, si brillant, si bien ordonn que les deux armes. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversrent d'abord peu prs six mille hommes de chaque ct ; ensuite la mousqueterie ta du meilleur des mondes environ neuf dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter une trentaine de mille mes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie hroque.

Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il tait en cendres : c'tait un village abare que les Bulgares avaient brl, selon les lois du droit public. Ici des vieillards cribls de coups regardaient mourir leurs femmes gorges, qui tenaient leurs enfants leurs mamelles sanglantes ; l des filles ventres aprs avoir assouvi les besoins naturels de quelques hros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, demi brles, criaient qu'on achevt de leur donner la mort. Des cervelles taient rpandues sur la terre ct de bras et de jambes coups.

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait des Bulgares, et des hros abares l'avaient trait de mme. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou travers des ruines, arriva enfin hors du thtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cungonde. Ses provisions lui manqurent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde tait riche dans ce pays-l, et qu'on y tait chrtien, il ne douta pas qu'on ne le traitt aussi bien qu'il l'avait t dans le chteau de monsieur le baron avant qu'il en et t chass pour les beaux yeux de Mlle Cungonde.

Il demanda l'aumne plusieurs graves personnages, qui lui rpondirent tous que, s'il continuait faire ce mtier, on l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre vivre.

Il s'adressa ensuite un homme qui venait de parler tout seul une heure de suite sur la charit dans une grande assemble. Cet orateur, le regardant de travers, lui dit : Que venez-vous faire ici ? y tes-vous pour la bonne cause ? -- Il n'y a point d'effet sans cause, rpondit modestement Candide, tout est enchan ncessairement et arrang pour le mieux. Il a fallu que je fusse chass d'auprs de Mlle Cungonde, que j'aie pass par les baguettes, et il faut que je demande mon pain jusqu' ce que je puisse en gagner ; tout cela ne pouvait tre autrement. -- Mon ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit l'Antchrist ? -- Je ne l'avais pas encore entendu dire, rpondit Candide ; mais qu'il le soit ou qu'il ne le soit pas, je manque de pain.

-- Tu ne mrites pas d'en manger, dit l'autre ; va, coquin, va, misrable, ne m'approche de ta vie. La femme de l'orateur, ayant mis la tte la fentre et avisant un homme qui doutait que le pape ft antchrist, lui rpandit sur le chef un plein... O ciel ! quel excs se porte le zle de la religion dans les dames !

Un homme qui n'avait point t baptis, un bon anabaptiste, nomm Jacques, vit la manire cruelle et ignominieuse dont on traitait ainsi un de ses frres, un tre deux pieds sans plumes, qui avait une me ; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain et de la bire, lui fit prsent de deux florins, et voulut mme lui apprendre travailler dans ses manufactures aux toffes de Perse qu'on fabrique en Hollande. Candide, se prosternant presque devant lui, s'criait : Matre Pangloss me l'avait bien dit que tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus touch de votre extrme gnrosit que de la duret de ce monsieur manteau noir et de madame son pouse.

Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert de pustules, les yeux morts, le bout du nez rong, la bouche de travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourment d'une toux violente et crachant une dent chaque effort.


CHAPITRE QUATRIME

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COMMENT CANDIDE RENCONTRA

SON ANCIEN MATRE DE PHILOSOPHIE,

LE DOCTEUR PANGLOSS,

ET CE QUI EN ADVINT


Candide, plus mu encore de compassion que d'horreur, donna cet pouvantable gueux les deux florins qu'il avait reus de son honnte anabaptiste Jacques. Le fantme le regarda fixement, versa des larmes, et sauta son cou. Candide, effray, recule. Hlas ! dit le misrable l'autre misrable, ne reconnaissez-vous plus votre cher Pangloss ? -- Qu'entends-je ? Vous, mon cher matre ! vous, dans cet tat horrible ! Quel malheur vous est-il donc arriv ? Pourquoi n'tes-vous plus dans le plus beau des chteaux ? Qu'est devenue Mlle Cungonde, la perle des filles, le chef d'oeuvre de la nature ? -- Je n'en peux plus , dit Pangloss. Aussitt Candide le mena dans l'table de l'anabaptiste, o il lui fit manger un peu de pain ; et quand Pangloss fut refait : Eh bien ! lui dit-il, Cungonde ? -- Elle est morte , reprit l'autre. Candide s'vanouit ce mot ; son ami rappela ses sens avec un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'table. Candide rouvre les yeux. Cungonde est morte ! Ah ! meilleur des mondes, o tes-vous ? Mais de quelle maladie est-elle morte ? ne serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau chteau de monsieur son pre grands coups de pied ? -- Non, dit Pangloss ; elle a t ventre par des soldats bulgares, aprs avoir t viole autant qu'on peut l'tre ; ils ont cass la tte monsieur le baron qui voulait la dfendre ; madame la baronne a t coupe en morceaux ; mon pauvre pupille, trait prcisment comme sa soeur ; et quant au chteau, il n'est pas rest pierre sur pierre, pas une grange, pas un mouton, pas un canard, pas un arbre ; mais nous avons t bien vengs, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie voisine qui appartenait un seigneur bulgare.

A ce discours, Candide s'vanouit encore ; mais revenu soi, et ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss dans un si piteux tat. Hlas ! dit l'autre, c'est l'amour ; l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de l'univers, l'me de tous les tres sensibles, le tendre amour. -- Hlas ! dit Candide, je l'ai connu, cet amour, ce souverain des coeurs, cette me de notre me ; il ne m'a jamais valu qu'un baiser et vingt coups de pied au cul. Comment cette belle cause a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable ?

Pangloss rpondit en ces termes : O mon cher Candide ! vous avez connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne ; j'ai got dans ses bras les dlices du paradis, qui ont produit ces tourments d'enfer dont vous me voyez dvor ; elle en tait infecte, elle en est peut-tre morte. Paquette tenait ce prsent d'un cordelier trs savant, qui avait remont la source ; car il l'avait eue d'une vieille comtesse, qui l'avait reue d'un capitaine de cavalerie, qui la devait une marquise, qui la tenait d'un page, qui l'avait reue d'un jsuite, qui, tant novice, l'avait eue en droite ligne d'un des compagnons de Christophe Colomb. Pour moi, je ne la donnerai personne, car je me meurs.

-- Pangloss ! s'cria Candide, voil une trange gnalogie ! n'est-ce pas le diable qui en fut la souche ? -- Point du tout, rpliqua ce grand homme ; c'tait une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrdient ncessaire ; car si Colomb n'avait pas attrap, dans une le de l'Amrique, cette maladie qui empoisonne la source de la gnration, qui souvent mme empche la gnration, et qui est videmment l'oppos du grand but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille ; il faut encore observer que jusqu'aujourdh'ui, dans notre continent, cette maladie nous est particulire, comme la controverse. Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois, les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore ; mais il y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent leur tour dans quelques sicles. En attendant, elle a fait un merveilleux progrs parmi nous, et surtout dans ces grandes armes composes d'honntes stipendiaires, bien levs, qui dcident du destin des tats ; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent en bataille range contre des troupes gales en nombre, il y a environ vingt mille vrols de chaque ct.

-- Voil qui est admirable, dit Candide, mais il faut vous faire gurir. -- Et comment le puis- je ? dit Pangloss ; je n'ai pas le sou, mon ami ; et dans toute l'tendue de ce globe, on ne peut ni se faire saigner ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y ait quelqu'un qui paye pour nous.

Ce dernier discours dtermina Candide ; il alla se jeter aux pieds de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si touchante de l'tat o son ami tait rduit que le bonhomme n'hsita pas recueillir le docteur Pangloss ; il le fit gurir ses dpens. Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une oreille. Il crivait bien et savait parfaitement l'arithmtique. L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de livres. Au bout de deux mois, tant oblig d'aller Lisbonne pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses deux philosophes. Pangloss lui expliqua comment tout tait on ne peut mieux. Jacques n'tait pas de cet avis. Il faut bien, disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car ils ne sont point ns loups, et ils sont devenus loups. Dieu ne leur a donn ni canon de vingt-quatre ni baonnettes, et ils se sont fait des baonnettes et des canons pour se dtruire. Je pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les cranciers. -- Tout cela tait indispensable, rpliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font le bien gnral, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. Tandis qu'il raisonnait, l'air s'obscurcit, les vents soufflrent des quatre coins du monde et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempte la vue du port de Lisbonne.


CHAPITRE CINQUIME

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TEMPTE, NAUFRAGE, TREMBLEMENT

DE TERRE, ET CE QUI ADVINT

DU DOCTEUR PANGLOSS, DE CANDIDE

ET DE L'ANABAPTISTE JACQUES


La moiti des passagers, affaiblis, expirants de ces angoisses inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et dans toutes les humeurs du corps agites en sens contraire, n'avait pas mme la force de s'inquiter du danger. L'autre moiti jetait des cris et faisait des prires ; les voiles taient dchires, les mts briss, le vaisseau entrouvert. Travaillait qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait. L'anabaptiste aidait un peu la manoeuvre ; il tait sur le tillac ; un matelot furieux le frappe rudement et l'tend sur les planches ; mais du coup qu'il lui donna il eut lui-mme une si violente secousse qu'il tomba hors du vaisseau la tte la premire. Il restait suspendu et accroch une partie de mt rompue. Le bon Jacques court son secours, l'aide remonter, et de l'effort qu'il fit il est prcipit dans la mer la vue du matelot, qui le laissa prir, sans daigner seulement le regarder. Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparat un moment et qui est englouti pour jamais. Il veut se jeter aprs lui dans la mer ; le philosophe Pangloss l'en empche, en lui prouvant que la rade de Lisbonne avait t forme exprs pour que cet anabaptiste s'y noyt. Tandis qu'il le prouvait a priori, le vaisseau s'entrouvre, tout prit la rserve de Pangloss, de Candide, et de ce brutal de matelot qui avait noy le vertueux anabaptiste ; le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage o Pangloss et Candide furent ports sur une planche.

Quand ils furent revenus un peu eux, ils marchrent vers Lisbonne ; il leur restait quelque argent, avec lequel ils espraient se sauver de la faim aprs avoir chapp la tempte.

peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort de leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs pas ; la mer s'lve en bouillonnant dans le port, et brise les vaisseaux qui sont l'ancre. Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les places publiques ; les maisons s'croulent, les toits sont renverss sur les fondements, et les fondements se dispersent ; trente mille habitants de tout ge et de tout sexe sont crass sous des ruines, Le matelot disait en sifflant et en jurant : Il y aura quelque chose gagner ici. -- Quelle peut tre la raison suffisante de ce phnomne ? disait Pangloss. -- Voici le dernier jour du monde ! s'criait Candide. Le matelot court incontinent au milieu des dbris, affronte la mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre, et, ayant cuv son vin, achte les faveurs de la premire fille de bonne volont qu'il rencontre sur les ruines des maisons dtruites et au milieu des mourants et des morts. Pangloss le tirait cependant par la manche. Mon ami, lui disait-il, cela n'est pas bien, vous manquez la raison universelle, vous prenez mal votre temps. -- Tte et sang ! rpondit l'autre, je suis matelot et n Batavia ; j'ai march quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon ; tu as bien trouv ton homme avec ta raison universelle !

Quelques clats de pierre avaient bless Candide ; il tait tendu dans la rue et couvert de dbris. Il disait Pangloss : Hlas ! procure-moi un peu de vin et d'huile ; je me meurs. -- Ce tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, rpondit Pangloss ; la ville de Lima prouva les mmes secousses en Amrique l'anne passe ; mme causes, mme effets : il y a certainement une trane de soufre sous terre depuis Lima jusqu' Lisbonne. -- Rien n'est plus probable, dit Candide ; mais, pour Dieu, un peu d'huile et de vin. -- Comment, probable ? rpliqua le philosophe ; je soutiens que la chose est dmontre. Candide perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une fontaine voisine.

Le lendemain, ayant trouv quelques provisions de bouche en se glissant travers des dcombres, ils rparrent un peu leurs forces. Ensuite, ils travaillrent comme les autres soulager les habitants chapps la mort. Quelques citoyens secourus par eux leur donnrent un aussi bon dner qu'on le pouvait dans un tel dsastre. Il est vrai que le repas tait triste ; les convives arrosaient leur pain de leurs larmes ; mais Pangloss les consola en les assurant que les choses ne pouvaient tre autrement : Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux. Car, s'il y a un volcan Lisbonne, il ne pouvait tre ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas o elles sont. Car tout est bien.

Un petit homme noir, familier de l'Inquisition, lequel tait ct de lui, prit poliment la parole et dit : Apparemment que monsieur ne croit pas au pch originel ; car, si tout est au mieux, il n'y a donc eu ni chute ni punition.

-- Je demande trs humblement pardon Votre Excellence, rpondit Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la maldiction entraient ncessairement dans le meilleur des mondes possibles. -- Monsieur ne croit donc pas la libert ? dit le familier. -- Votre Excellence m'excusera, dit Pangloss ; la libert peut subsister avec la ncessit absolue ; car il tait ncessaire que nous fussions libres ; car enfin la volont dtermine... Pangloss tait au milieu de sa phrase, quand le familier fit un signe de tte son estafier qui lui servait boire du vin de Porto, ou d'Oporto.


CHAPITRE SIXIME

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COMMENT ON FIT UN BEL AUTO-DA-F

POUR EMPCHER LES TREMBLEMENTS

DE TERRE, ET COMMENT

CANDIDE FUT FESS


Aprs le tremblement de terre qui avait dtruit les trois quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouv un moyen plus efficace pour prvenir une ruine totale que de donner au peuple un bel auto-da-f ; il tait dcid par l'universit de Combre que le spectacle de quelques personnes brles petit feu, en grande crmonie, est un secret infaillible pour empcher la terre de trembler.

On avait en consquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir pous sa commre, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en avaient arrach le lard : on vint lier aprs le dner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parl, et l'autre pour avoir cout avec un air d'approbation : tous deux furent mens sparment dans des appartements d'une extrme fracheur, dans lesquels on n'tait jamais incommod du soleil ; huit jours aprs ils furent tous deux revtus d'un san-benito, et on orna leurs ttes de mitres de papier : la mitre et le san-benito de Candide taient peints de flammes renverses et de diables qui n'avaient ni queues ni griffes ; mais les diables de Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes taient droites. Ils marchrent en procession ainsi vtus, et entendirent un sermon trs pathtique, suivi d'une belle musique en faux-bourdon. Candide fut fess en cadence, pendant qu'on chantait ; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point voulu manger de lard furent brls, et Pangloss fut pendu, quoique ce ne soit pas la coutume. Le mme jour la terre trembla de nouveau avec un fracas pouvantable.

Candide, pouvant, interdit, perdu, tout sanglant, tout palpitant, se disait lui-mme : Si c'est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres ? Passe encore si je n'tais que fess, je l'ai t chez les Bulgares. Mais, mon cher Pangloss ! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir vu pendre sans que je sache pourquoi ! mon cher anabaptiste, le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez t noy dans le port ! Mlle Cungonde ! la perle des filles, faut-il qu'on vous ait fendu le ventre !

Il s'en retournait, se soutenant peine, prch, fess, absous et bni, lorsqu'une vieille l'aborda et lui dit :

Mon fils, prenez courage, suivez-moi.


CHAPITRE SEPTIME

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COMMENT UNE VIEILLE PRIT SOIN

DE CANDIDE, ET COMMENT

IL RETROUVA CE QU'IL AIMAIT


Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une masure ; elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui laissa manger et boire ; elle lui montra un petit lit assez propre ; il y avait auprs du lit un habit complet. Mangez, buvez, dormez, lui dit- elle, et que Notre-Dame d'Atocha, Mgr saint Antoine de Padoue et Mgr saint Jacques de Compostelle prennent soin de vous : je reviendrai demain. Candide, toujours tonn de tout ce qu'il avait vu, de tout ce qu'il avait souffert, et encore plus de la charit de la vieille, voulut lui baiser la main. Ce n'est pas ma main qu'il faut baiser, dit la vieille ; je reviendrai demain. Frottez-vous de pommade, mangez et dormez.

Candide, malgr tant de malheurs, mangea et dormit. Le lendemain la vieille lui apporte djeuner, visite son dos, le frotte elle-mme d'une autre pommade ; elle lui apporte ensuite dner ; elle revient sur le soir, et apporte souper. Le surlendemain elle fit encore les mmes crmonies. Qui tes-vous ? lui disait toujours Candide ; qui vous a inspir tant de bont ? quelles grces puis-je vous rendre ? La bonne femme ne rpondait jamais rien ; elle revint sur le soir et n'apporta point souper. Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot. Elle le prend sous le bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de mille : ils arrivent une maison isole, entoure de jardins et de canaux. La vieille frappe une petite porte. On ouvre ; elle mne Candide, par un escalier drob, dans un cabinet dor, le laisse sur un canap de brocart, referme la porte, et s'en va. Candide croyait rver, et regardait toute sa vie comme un songe funeste, et le moment prsent comme un songe agrable.

La vieille reparut bientt ; elle soutenait avec peine une femme tremblante, d'une taille majestueuse, brillante de pierreries et couverte d'un voile. tez ce voile , dit la vieille Candide. Le jeune homme approche ; il lve le voile d'une main timide. Quel moment ! quelle surprise ! il croit voir Mlle Cungonde ; il la voyait en effet, c'tait elle-mme. La force lui manque, il ne peut profrer une parole, il tombe ses pieds. Cungonde tombe sur le canap. La vieille les accable d'eaux spiritueuses ; ils reprennent leurs sens, ils se parlent : ce sont d'abord des mots entrecoups, des demandes et des rponses qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris. La vieille leur recommande de faire moins de bruit, et les laisse en libert. Quoi ! c'est vous, lui dit Candide, vous vivez ! Je vous retrouve en Portugal ! On ne vous a donc pas viole ? On ne vous a point fendu le ventre, comme le philosophe Pangloss me l'avait assur ? -- Si fait, dit la belle Cungonde ; mais on ne meurt pas toujours de ces deux accidents. -- Mais votre pre et votre mre ont-ils t tus ? -- Il n'est que trop vrai, dit Cungonde en pleurant. -- Et votre frre ? -- Mon frre a t tu aussi. -- Et pourquoi tes-vous en Portugal ? et comment avez-vous su que j'y tais ? et par quelle trange aventure m'avez-vous fait conduire dans cette maison ? -- Je vous dirai tout cela, rpliqua la dame ; mais il faut auparavant que vous m'appreniez tout ce qui vous est arriv depuis le baiser innocent que vous me donntes et les coups de pied que vous retes.

Candide lui obit avec un profond respect ; et quoiqu'il ft interdit, quoique sa voix ft faible et tremblante, quoique l'chine lui ft encore un peu mal, il lui raconta de la manire la plus nave tout ce qu'il avait prouv depuis le moment de leur sparation. Cungonde levait les yeux au ciel ; elle donna des larmes la mort du bon anabaptiste et de Pangloss ; aprs quoi elle parla en ces termes Candide, qui ne perdait pas une parole, et qui la dvorait des yeux.


CHAPITRE HUITIME

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HISTOIRE DE CUNGONDE


J'tais dans mon lit et je dormais profondment, quand il plut au ciel d'envoyer les Bulgares dans notre beau chteau de Thunder-ten-tronckh ; ils gorgrent mon pre et mon frre, et couprent ma mre par morceaux. Un grand Bulgare, haut de six pieds, voyant qu' ce spectacle j'avais perdu connaissance, se mit me violer ; cela me fit revenir, je repris mes sens, je criai, je me dbattis, je mordis, j'gratignai, je voulais arracher les yeux ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce qui arrivait dans le chteau de mon pre tait une chose d'usage : le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encore la marque. -- Hlas ! j'espre bien la voir, dit le naf Candide. -- Vous la verrez, dit Cungonde ; mais continuons. -- Continuez , dit Candide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire : Un capitaine bulgare entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se drangeait pas. Le capitaine se mit en colre du peu de respect que lui tmoignait ce brutal, et le tua sur mon corps. Ensuite il me fit panser, et m'emmena prisonnire de guerre dans son quartier. Je blanchissais le peu de chemises qu'il avait, je faisais sa cuisine ; il me trouvait fort jolie, il faut l'avouer ; et je ne nierai pas qu'il ne ft trs bien fait, et qu'il n'et la peau blanche et douce ; d'ailleurs peu d'esprit, peu de philosophie : on voyait bien qu'il n'avait pas t lev par le docteur Pangloss. Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent et s'tant dgot de moi, il me vendit un Juif nomm don Issacar, qui trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait passionnment les femmes. Ce Juif s'attacha beaucoup ma personne, mais il ne pouvait en triompher ; je lui ai mieux rsist qu'au soldat bulgare. Une personne d'honneur peut tre viole une fois, mais sa vertu s'en affermit. Le Juif, pour m'apprivoiser, me mena dans cette maison de campagne que vous voyez. J'avais cru jusque-l qu'il n'y avait rien sur la terre de si beau que le chteau de Thunder-ten-tronckh ; j'ai t dtrompe.

Le grand inquisiteur m'aperut un jour la messe, il me lorgna beaucoup, et me fit dire qu'il avait me parler pour des affaires secrtes. Je fus conduite son palais ; je lui appris ma naissance ; il me reprsenta combien il tait au-dessous de mon rang d'appartenir un Isralite. On proposa de sa part don Issacar de me cder monseigneur. Don Issacar, qui est le banquier de la cour et homme de crdit, n'en voulut rien faire. L'inquisiteur le menaa d'un auto-da-f. Enfin mon Juif, intimid, conclut un march, par lequel la maison et moi leur appartiendraient tous deux en commun : que le Juif aurait pour lui les lundis, mercredis et le jour du sabbat, et que l'inquisiteur aurait les autres jours de la semaine. Il y a six mois que cette convention subsiste. Ce n'a pas t sans querelles ; car souvent il a t indcis si la nuit du samedi au dimanche appartenait l'ancienne loi ou la nouvelle. Pour moi, j'ai rsist jusqu' prsent toutes les deux, et je crois que c'est pour cette raison que j'ai toujours t aime.

Enfin, pour dtourner le flau des tremblements de terre, et pour intimider don Issacar, il plut monseigneur l'inquisiteur de clbrer un auto-da-f. Il me fit l'honneur de m'y inviter. Je fus trs bien place ; on servit aux dames des rafrachissements entre la messe et l'excution. Je fus, la vrit, saisie d'horreur en voyant brler ces deux Juifs et cet honnte Biscayen qui avait pous sa commre ; mais quelle fut ma surprise, mon effroi, mon trouble, quand je vis, dans un san-benito et sous une mitre, une figure qui ressemblait celle de Pangloss ! Je me frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis pendre ; je tombai en faiblesse. peine reprenais-je mes sens que je vous vis dpouill tout nu : ce fut l le comble de l'horreur, de la consternation, de la douleur, du dsespoir. Je vous dirai, avec vrit, que votre peau est encore plus blanche et d'un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine des Bulgares. Cette vue redoubla tous les sentiments qui m'accablaient, qui me dvoraient. Je m'criai, je voulus dire : " Arrtez, barbares ! " mais la voix me manqua, et mes cris auraient t inutiles. Quand vous etes t bien fess : Comment se peut-il faire, disais-je, que l'aimable Candide et le sage Pangloss se trouvent Lisbonne, l'un pour recevoir cent coups de fouet, et l'autre pour tre pendu par l'ordre de monseigneur l'inquisiteur dont je suis la bien-aime ? Pangloss m'a donc bien cruellement trompe quand il me disait que tout va le mieux du monde.

Agite, perdue, tantt hors de moi-mme, et tantt prte de mourir de faiblesse, j'avais la tte remplie du massacre de mon pre, de ma mre, de mon frre, de l'insolence de mon vilain soldat bulgare, du coup de couteau qu'il me donna, de ma servitude, de mon mtier de cuisinire, de mon capitaine bulgare, de mon vilain don Issacar, de mon abominable inquisiteur, de la pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere en faux-bourdon pendant lequel on vous fessait, et surtout du baiser que je vous avais donn derrire un paravent, le jour que je vous avais vu pour la dernire fois. Je louai Dieu qui vous ramenait moi par tant d'preuves. Je recommandai ma vieille d'avoir soin de vous, et de vous amener ici ds qu'elle le pourrait. Elle a trs bien excut ma commission ; j'ai got le plaisir inexprimable de vous revoir, de vous entendre, de vous parler. Vous devez avoir une faim dvorante ; j'ai grand apptit ; commenons par souper.

Les voil qui se mettent tous deux table ; et aprs le souper, ils se replacent sur ce beau canap dont on a dj parl ; ils y taient quand le signor don Issacar, l'un des matres de la maison, arriva. C'tait le jour du sabbat. Il venait jouir de ses droits, et expliquer son tendre amour.


CHAPITRE NEUVIME

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CE QUI ADVINT DE CUNGONDE,

DE CANDIDE, DU GRAND INQUISITEUR

ET D'UN JUIF


Cet Issacar tait le plus colrique Hbreu qu'on et vu dans Isral depuis la captivit en Babylone. Quoi ! dit-il, chienne de Galilenne, ce n'est pas assez de monsieur l'inquisiteur ? Il faut que ce coquin partage aussi avec moi ? En disant cela il tire un long poignard dont il tait toujours pourvu, et ne croyant pas que son adverse partie et des armes, il se jette sur Candide ; mais notre bon Westphalien avait reu une belle pe de la vieille avec l'habit complet. Il tire son pe, quoiqu'il et les moeurs fort douces, et vous tend l'Isralite roide mort sur le carreau, aux pieds de la belle Cungonde.

Sainte Vierge ! s'cria-t-elle, qu'allons-nous devenir ? Un homme tu chez moi ! si la justice vient, nous sommes perdus. -- Si Pangloss n'avait pas t pendu, dit Candide, il nous donnerait un bon conseil dans cette extrmit, car c'tait un grand philosophe. son dfaut consultons la vieille. Elle tait fort prudente, et commenait dire son avis, quand une autre petite porte s'ouvrit. Il tait une heure aprs minuit, c'tait le commencement du dimanche. Ce jour appartenait monseigneur l'inquisiteur. Il entre et voit le fess Candide l'pe la main, un mort tendu par terre, Cungonde effare, et la vieille donnant des conseils.

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'me de Candide, et comment il raisonna : Si ce saint homme appelle du secours, il me fera infailliblement brler ; il pourra en faire autant de Cungonde ; il m'a fait fouetter impitoyablement ; il est mon rival ; je suis en train de tuer, il n'y a pas balancer. Ce raisonnement fut net et rapide, et sans donner le temps l'inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d'outre en outre, et le jette ct du Juif. En voici bien d'une autre, dit Cungonde ; il n'y a plus de rmission ; nous sommes excommunis, notre dernire heure est venue. Comment avez-vous fait, vous qui tes n si doux, pour tuer en deux minutes un Juif et un prlat ? -- Ma belle demoiselle, rpondit Candide, quand on est amoureux, jaloux et fouett par l'Inquisition, on ne se connat plus.

La vieille prit alors la parole et dit : Il y a trois chevaux andalous dans l'curie, avec leurs selles et leurs brides : que le brave Candide les prpare ; madame a des moyadors et des diamants : montons vite cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et allons Cadix ; il fait le plus beau temps du monde, et c'est un grand plaisir de voyager pendant la fracheur de la nuit.

Aussitt Candide selle les trois chevaux. Cungonde, la vieille et lui font trente milles d'une traite. Pendant qu'ils s'loignaient, la Sainte-Hermandad arrive dans la maison ; on enterre monseigneur dans une belle glise, et on jette Issacar la voirie.

Candide, Cungonde et la vieille taient dj dans la petite ville d'Avacna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena ; et ils parlaient ainsi dans un cabaret.


CHAPITRE DIXIME

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DANS QUELLE DTRESSE

CANDIDE, CUNGONDE ET LA VIEILLE

ARRIVENT CADIX,

ET DE LEUR EMBARQUEMENT


Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants ? disait en pleurant Cungonde ; de quoi vivrons-nous ? comment ferons-nous ? o trouver des inquisiteurs et des Juifs qui m'en donnent d'autres ? -- Hlas ! dit la vieille, je souponne fort un rvrend pre cordelier qui coucha hier dans la mme auberge que nous Badajoz ; Dieu me garde de faire un jugement tmraire ! mais il entra deux fois dans notre chambre, et il partit longtemps avant nous. -- Hlas ! dit Candide, le bon Pangloss m'avait souvent prouv que les biens de la terre sont communs tous les hommes, que chacun y a un droit gal. Ce cordelier devait bien, suivant ces principes, nous laisser de quoi achever notre voyage. Il ne vous reste donc rien du tout, ma belle Cungonde -- Pas un maravdis, dit-elle. -- Quel parti prendre ? dit Candide. -- Vendons un des chevaux, dit la vieille ; je monterai en croupe derrire mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et nous arriverons Cadix.

Il y avait dans la mme htellerie un prieur de bndictins ; il acheta le cheval bon march. Candide, Cungonde et la vieille passrent par Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivrent enfin Cadix. On y quipait une flotte, et on y assemblait des troupes pour mettre la raison les rvrends pres jsuites du Paraguay, qu'on accusait d'avoir fait rvolter une de leurs hordes contre les rois d'Espagne et de Portugal, auprs de la ville du Saint- Sacrement. Candide, ayant servi chez les Bulgares, fit l'exercice bulgarien devant le gnral de la petite arme avec tant de grce, de clrit, d'adresse, de fiert, d'agilit, qu'on lui donna une compagnie d'infanterie commander. Le voil capitaine ; il s'embarque avec Mlle Cungonde, la vieille, deux valets et les deux chevaux andalous qui avaient appartenu M. le grand inquisiteur de Portugal.

Pendant toute la traverse ils raisonnrent beaucoup sur la philosophie du pauvre Pangloss. Nous allons dans un autre univers, disait Candide ; c'est dans celui-l sans doute que tout est bien. Car il faut avouer qu'on pourrait gmir un peu de ce qui se passe dans le ntre en physique et en morale. -- Je vous aime de tout mon coeur, disait Cungonde ; mais j'ai encore l'me tout effarouche de ce que j'ai vu, de ce que j'ai prouv. -- Tout ira bien, rpliquait Candide ; la mer de ce nouveau monde vaut dj mieux que les mers de notre Europe ; elle est plus calme, les vents plus constants. C'est certainement le nouveau monde qui est le meilleur des univers possibles. -- Dieu le veuille ! disait Cungonde ; mais j'ai t si horriblement malheureuse dans le mien que mon coeur est presque ferm l'esprance. -- Vous vous plaignez, leur dit la vieille ; hlas ! vous n'avez pas prouv des infortunes telles que les miennes. Cungonde se mit presque rire, et trouva cette bonne femme fort plaisante de prtendre tre plus malheureuse qu'elle. Hlas ! lui dit-elle, ma bonne, moins que vous n'ayez t viole par deux Bulgares, que vous n'ayez reu deux coups de couteau dans le ventre, qu'on n'ait dmoli deux de vos chteaux, qu'on n'ait gorg vos yeux deux mres et deux pres, et que vous n'ayez vu deux de vos amants fouetts dans un auto-da-f, je ne vois pas que vous puissiez l'emporter sur moi ; ajoutez que je suis ne baronne avec soixante et douze quartiers, et que j'ai t cuisinire. -- Mademoiselle, rpondit la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance ; et si je vous montrais mon derrire, vous ne parleriez pas comme vous faites, et vous suspendriez votre jugement. Ce discours fit natre une extrme curiosit dans l'esprit de Cungonde et de Candide. La vieille leur parla en ces termes.


CHAPITRE ONZIME

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HISTOIRE DE LA VIEILLE


Je n'ai pas eu toujours les yeux raills et bords d'carlate ; mon nez n'a pas toujours touch mon menton, et je n'ai pas toujours t servante. Je suis la fille du pape Urbain X, et de la princesse de Palestrine. On m'leva jusqu' quatorze ans dans un palais auquel tous les chteaux de vos barons allemands n'auraient pas servi d'curie ; et une de mes robes valait mieux que toutes les magnificences de la Westphalie. Je croissais en beaut, en grces, en talents, au milieu des plaisirs, des respects et des esprances. J'inspirais dj de l'amour, ma gorge se formait ; et quelle gorge ! blanche, ferme, taille comme celle de la Vnus de Mdicis ; et quels yeux ! quelles paupires ! quels sourcils noirs ! quelles flammes brillaient dans mes deux prunelles, et effaaient la scintillation des toiles, comme me disaient les potes du quartier. Les femmes qui m'habillaient et qui me dshabillaient tombaient en extase en me regardant par-devant et par-derrire, et tous les hommes auraient voulu tre leur place.

Je fus fiance un prince souverain de Massa-Carrara. Quel prince ! aussi beau que moi, ptri de douceur et d'agrments, brillant d'esprit et brlant d'amour. Je l'aimais comme on aime pour la premire fois, avec idoltrie, avec emportement. Les noces furent prpares. C'tait une pompe, une magnificence inoue ; c'taient des ftes, des carrousels, des opera- buffa continuels ; et toute l'Italie fit pour moi des sonnets dont il n'y eut pas un seul de passable. Je touchais au moment de mon bonheur, quand une vieille marquise qui avait t matresse de mon prince l'invita prendre du chocolat chez elle. Il mourut en moins de deux heures avec des convulsions pouvantables. Mais ce n'est qu'une bagatelle. Ma mre, au dsespoir, et bien moins afflige que moi, voulut s'arracher pour quelque temps un sjour si funeste. Elle avait une trs belle terre auprs de Gate. Nous nous embarqumes sur une galre du pays, dore comme l'autel de Saint-Pierre de Rome. Voil qu'un corsaire de Sal fond sur nous et nous aborde. Nos soldats se dfendirent comme des soldats du pape : ils se mirent tous genoux en jetant leurs armes, et en demandant au corsaire une absolution in articulo mortis.

Aussitt on les dpouilla nus comme des singes, et ma mre aussi, nos filles d'honneur aussi, et moi aussi. C'est une chose admirable que la diligence avec laquelle ces messieurs dshabillent le monde. Mais ce qui me surprit davantage, c'est qu'ils nous mirent tous le doigt dans un endroit o nous autres femmes nous ne nous laissons mettre d'ordinaire que des canules. Cette crmonie me paraissait bien trange : voil comme on juge de tout quand on n'est pas sorti de son pays. J'appris bientt que c'tait pour voir si nous n'avions pas cach l quelques diamants : c'est un usage tabli de temps immmorial parmi les nations polices qui courent sur mer. J'ai su que MM. les religieux chevaliers de Malte n'y manquent jamais quand ils prennent des Turcs et des Turques ; c'est une loi du droit des gens laquelle on n'a jamais drog.

Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune princesse d'tre mene esclave Maroc avec sa mre. Vous concevez assez tout ce que nous emes souffrir dans le vaisseau corsaire. Ma mre tait encore trs belle ; nos filles d'honneur, nos simples femmes de chambre, avaient plus de charmes qu'on n'en peut trouver dans toute l'Afrique. Pour moi, j'tais ravissante, j'tais la beaut, la grce mme, et j'tais pucelle ; je ne le fus pas longtemps : cette fleur qui avait t rserve pour le beau prince de Massa-Carrara me fut ravie par le capitaine corsaire ; c'tait un ngre abominable, qui croyait encore me faire beaucoup d'honneur. Certes, il fallait que Mme la princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes pour rsister tout ce que nous prouvmes jusqu' notre arrive Maroc. Mais passons ; ce sont des choses si communes qu'elles ne valent pas la peine qu'on en parle.

Maroc nageait dans le sang quand nous arrivmes. Cinquante fils de l'empereur Muley- Ismal avaient chacun leur parti : ce qui produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre noirs, de noirs contre basans, de basans contre basans, de multres contre multres. C'tait un carnage continuel dans toute l'tendue de l'empire.

peine fmes-nous dbarqus que des noirs d'une faction ennemie de celle de mon corsaire se prsentrent pour lui enlever son butin. Nous tions, aprs les diamants et l'or, ce qu'il avait de plus prcieux. Je fus tmoin d'un combat tel que vous n'en voyez jamais dans vos climats d'Europe. Les peuples septentrionaux n'ont pas le sang assez ardent. Ils n'ont pas la rage des femmes au point o elle est commune en Afrique. Il semble que vos Europens aient du lait dans les veines ; c'est du vitriol, c'est du feu qui coule dans celles des habitants du mont Atlas et des pays voisins. On combattit avec la fureur des lions, des tigres et des serpents de la contre, pour savoir qui nous aurait. Un Maure saisit ma mre par le bras droit, le lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche ; un soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait par l'autre. Nos filles se trouvrent presque toutes en un moment tires ainsi quatre soldats. Mon capitaine me tenait cache derrire lui. Il avait le cimeterre au poing, et tuait tout ce qui s'opposait sa rage. Enfin, je vis toutes nos Italiennes et ma mre dchires, coupes, massacres par les monstres qui se les disputaient. Les captifs mes compagnons, ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basans, blancs, multres, et enfin mon capitaine, tout fut tu ; et je demeurai mourante sur un tas de morts. Des scnes pareilles se passaient, comme on sait, dans l'tendue de plus de trois cents lieues, sans qu'on manqut aux cinq prires par jour ordonnes par Mahomet.

Je me dbarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de cadavres sanglants entasss, et je me tranai sous un grand oranger au bord d'un ruisseau voisin ; j'y tombai d'effroi, de lassitude, d'horreur, de dsespoir et de faim. Bientt aprs, mes sens accabls se livrrent un sommeil qui tenait plus de l'vanouissement que du repos. J'tais dans cet tat de faiblesse et d'insensibilit, entre la mort et la vie, quand je me sentis presse de quelque chose qui s'agitait sur mon corps. J'ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui soupirait, et qui disait entre ses dents : O che sciagura d'essere senza c ... !


CHAPITRE DOUZIME

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SUITE DES MALHEURS DE LA VIEILLE


tonne et ravie d'entendre la langue de ma patrie, et non moins surprise des paroles que profrait cet homme, je lui rpondis qu'il y avait de plus grands malheurs que celui dont il se plaignait. Je l'instruisis en peu de mots des horreurs que j'avais essuyes, et je retombai en faiblesse. Il m'emporta dans une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner manger, me servit, me consola, me flatta, me dit qu'il n'avait rien vu de si beau que moi, et que jamais il n'avait tant regrett ce que personne ne pouvait lui rendre. Je suis n Naples, me dit-il, on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans ; les uns en meurent, les autres acquirent une voix plus belle que celle des femmes, les autres vont gouverner les tats. On me fit cette opration avec un trs grand succs, et j'ai t musicien de la chapelle de Mme la princesse de Palestrine. -- De ma mre ! m'criai-je. -- De votre mre ! s'cria-t-il en pleurant. Quoi ! vous seriez cette jeune princesse que j'ai leve jusqu' l'ge de six ans, et qui promettait dj d'tre aussi belle que vous tes ? -- C'est moi-mme ; ma mre est quatre cents pas d'ici, coupe en quartiers sous un tas de morts...

Je lui contai tout ce qui m'tait arriv ; il me conta aussi ses aventures, et m'apprit comment il avait t envoy chez le roi de Maroc par une puissance chrtienne, pour conclure avec ce monarque un trait, par lequel on lui fournirait de la poudre, des canons et des vaisseaux, pour l'aider exterminer le commerce des autres chrtiens. " Ma mission est faite, me dit cet honnte eunuque ; je vais m'embarquer Ceuta, et je vous ramnerai en Italie. Ma che sciagura d'essere senza c... ! "

Je le remerciai avec des larmes d'attendrissement ; et au lieu de me mener en Italie, il me conduisit Alger, et me vendit au dey de cette province. peine fus-je vendue que cette peste qui a fait le tour de l'Afrique, de l'Asie et de l'Europe, se dclara dans Alger avec fureur. Vous avez vu des tremblements de terre ; mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste ? -- Jamais, rpondit la baronne.

-- Si vous l'aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu'elle est bien au-dessus d'un tremblement de terre. Elle est fort commune en Afrique ; j'en fus attaque. Figurez vous quelle situation pour la fille d'un pape, ge de quinze ans, qui en trois mois de temps avait prouv la pauvret, l'esclavage, avait t viole presque tous les jours, avait vu couper sa mre en quatre, avait essuy la faim et la guerre, et mourait pestifre dans Alger. Je n'en mourus pourtant pas. Mais mon eunuque et le dey, et presque tout le srail d'Alger, prirent.

Quand les premiers ravages de cette pouvantable peste furent passs, on vendit les esclaves du dey. Un marchand m'acheta et me mena Tunis, il me vendit un autre marchand, qui me revendit Tripoli ; de Tripoli je fus revendue Alexandrie, d'Alexandrie revendue Smyrne, de Smyrne Constantinople. J'appartins enfin un aga des janissaires, qui fut bientt command pour aller dfendre Azof contre les Russes qui l'assigeaient.

L'aga, qui tait un trs galant homme, mena avec lui tout son srail, et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Motides, gard par deux eunuques noirs et vingt soldats. On tua prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien. Azof fut mis feu et sang, et on ne pardonna ni au sexe ni l'ge ; il ne resta que notre petit fort ; les ennemis voulurent nous prendre par famine. Les vingt janissaires avaient jur de ne se jamais rendre. Les extrmits de la faim o ils furent rduits les contraignirent manger nos deux eunuques, de peur de violer leur serment. Au bout de quelques jours, ils rsolurent de manger les femmes.

Nous avions un iman trs pieux et trs compatissant, qui leur fit un beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas tuer tout fait. Coupez, dit-il, seulement une fesse chacune de ces dames, vous ferez trs bonne chre ; s'il faut y revenir, vous en aurez encore autant dans quelques jours ; le ciel vous saura gr d'une action si charitable, et vous serez secourus.

Il avait beaucoup d'loquence ; il les persuada. On nous fit cette horrible opration. L'iman nous appliqua le mme baume qu'on met aux enfants qu'on vient de circoncire. Nous tions toutes la mort.

peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur avions fourni que les Russes arrivent sur des bateaux plats ; il ne rchappa pas un janissaire. Les Russes ne firent aucune attention l'tat o nous tions. Il y a partout des chirurgiens franais : un d'eux, qui tait fort adroit, prit soin de nous ; il nous gurit, et je me souviendrai toute ma vie que, quand les plaies furent bien fermes, il me fit des propositions. Au reste, il nous dit toutes de nous consoler ; il nous assura que dans plusieurs siges pareille chose tait arrive, et que c'tait la loi de la guerre.

Ds que mes compagnes purent marcher, on les fit aller Moscou. J'chus en partage un boyard qui me fit sa jardinire, et qui me donnait vingt coups de fouet par jour. Mais ce seigneur ayant t rou au bout de deux ans avec une trentaine de boyards pour quelque tracasserie de cour, je profitai de cette aventure ; je m'enfuis ; je traversai toute la Russie ; je fus longtemps servante de cabaret Riga, puis Rostock, Vismar, Leipsick, Cassel, Utrecht, Leyde, La Haye, Rotterdam : j'ai vieilli dans la misre et dans l'opprobre, n'ayant que la moiti d'un derrire, me souvenant toujours que j'tais fille d'un pape ; je voulus cent fois me tuer, mais j'aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-tre un de nos penchants les plus funestes ; car y a t-il rien de plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter par terre ? d'avoir son tre en horreur, et de tenir son tre ? enfin de caresser le serpent qui nous dvore, jusqu' ce qu'il nous ait mang le coeur ?

J'ai vu dans les pays que le sort m'a fait parcourir, et dans les cabarets o j'ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui avaient leur existence en excration ; mais je n'en ai vu que douze qui aient mis volontairement fin leur misre : trois ngres, quatre Anglais, quatre Genevois et un professeur allemand nomm Robeck. J'ai fini par tre servante chez le Juif don Issacar ; il me mit auprs de vous, ma belle demoiselle ; je me suis attache votre destine, et j'ai t plus occupe de vos aventures que des miennes. Je ne vous aurais mme jamais parl de mes malheurs, si vous ne m'aviez pas un peu pique, et s'il n'tait d'usage dans un vaisseau de conter des histoires pour se dsennuyer. Enfin, mademoiselle, j'ai de l'exprience, je connais le monde ; donnez-vous un plaisir, engagez chaque passager vous conter son histoire ; et s'il s'en trouve un seul qui n'ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit lui-mme qu'il tait le plus malheureux des hommes, jetez-moi dans la mer la tte la premire.


CHAPITRE TREIZIME

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COMMENT CANDIDE FUT OBLIG

DE SE SPARER DE LA BELLE CUNGONDE

ET DE LA VIEILLE


La belle Cungonde, ayant entendu l'histoire de la vieille, lui fit toutes les politesses qu'on devait une personne de son rang et de son mrite. Elle accepta la proposition ; elle engagea tous les passagers l'un aprs l'autre lui conter leurs aventures. Candide et elle avourent que la vieille avait raison. C'est bien dommage, disait Candide, que le sage Pangloss ait t pendu contre la coutume dans un auto-da-f ; il nous dirait des choses admirables sur le mal physique et sur le mal moral qui couvrent la terre et la mer et je me sentirais assez de force pour oser lui faire respectueusement quelques objections.

mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avanait. On aborda dans Buenos- Ayres. Cungonde, le capitaine Candide et la vieille allrent chez le gouverneur Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza. Ce seigneur avait une fiert convenable un homme qui portait tant de noms. Il parlait aux hommes avec le ddain le plus noble, portant le nez si haut, levant si impitoyablement la voix, prenant un ton si imposant, affectant une dmarche si altire, que tous ceux qui le saluaient taient tents de le battre. Il aimait les femmes la fureur. Cungonde lui parut ce qu'il avait jamais vu de plus beau. La premire chose qu'il fit fut de demander si elle n'tait point la femme du capitaine. L'air dont il fit cette question alarma Candide : il n'osa pas dire qu'elle tait sa femme, parce qu'en effet elle ne l'tait point ; il n'osait pas dire que c'tait sa soeur, parce qu'elle ne l'tait pas non plus ; et quoique ce mensonge officieux et t autrefois trs la mode chez les anciens, et qu'il pt tre utile aux modernes, son me tait trop pure pour trahir la vrit. Mlle Cungonde, dit-il, doit me faire l'honneur de m'pouser, et nous supplions Votre Excellence de daigner faire notre noce.

Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, relevant sa moustache, sourit amrement, et ordonna au capitaine Candide d'aller faire la revue de sa compagnie. Candide obit ; le gouverneur demeura avec Mlle Cungonde. Il lui dclara sa passion, lui protesta que le lendemain il l'pouserait la face de l'glise, ou autrement, ainsi qu'il plairait ses charmes. Cungonde lui demanda un quart d'heure pour se recueillir, pour consulter la vieille et pour se dterminer.

La vieille dit Cungonde : Mademoiselle, vous avez soixante et douze quartiers, et pas une obole ; il ne tient qu' vous d'tre la femme du plus grand seigneur de l'Amrique mridionale, qui a une trs belle moustache ; est-ce vous de vous piquer d'une fidlit toute preuve ? Vous avez t viole par les Bulgares ; un Juif et un inquisiteur ont eu vos bonnes grces : les malheurs donnent des droits. J'avoue que, si j'tais votre place, je ne ferais aucun scrupule d'pouser monsieur le gouverneur et de faire la fortune de M. le capitaine Candide. Tandis que la vieille parlait avec toute la prudence que l'ge et l'exprience donnent, on vit entrer dans le port un petit vaisseau ; il portait un alcade et des alguazils, et voici ce qui tait arriv.

La vieille avait trs bien devin que ce fut un cordelier la grande manche qui vola l'argent et les bijoux de Cungonde dans la ville de Badajoz, lorsqu'elle fuyait en hte avec Candide. Ce moine voulut vendre quelques-unes des pierreries un joaillier. Le marchand les reconnut pour celles du grand inquisiteur. Le cordelier, avant d'tre pendu, avoua qu'il les avait voles ; il indiqua les personnes et la route qu'elles prenaient. La fuite de Cungonde et de Candide tait dj connue. On les suivit Cadix ; on envoya sans perdre temps un vaisseau leur poursuite. Le vaisseau tait dj dans le port de Buenos-Ayres. Le bruit se rpandit qu'un alcade allait dbarquer, et qu'on poursuivait les meurtriers de monseigneur le grand inquisiteur. La prudente vieille vit dans l'instant tout ce qui tait faire. Vous ne pouvez fuir, dit-elle Cungonde, et vous n'avez rien craindre ; ce n'est pas vous qui avez tu monseigneur ; et d'ailleurs le gouverneur, qui vous aime, ne souffrira pas qu'on vous maltraite ; demeurez. Elle court sur-le-champ Candide : Fuyez, dit-elle, ou dans une heure vous allez tre brl Il n'y avait pas un moment perdre ; mais comment se sparer de Cungonde, et o se rfugier ?


CHAPITRE QUATORZIME

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COMMENT CANDIDE ET CACAMBO

FURENT REUS

CHEZ LES JSUITES DU PARAGUAY


Candide avait amen de Cadix un valet tel qu'on en trouve beaucoup sur les ctes d'Espagne et dans les colonies. C'tait un quart d'Espagnol, n d'un mtis dans le Tucuman ; il avait t enfant de choeur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat, laquais. Il s'appelait Cacambo, et aimait fort son matre parce que son matre tait un fort bon homme. Il sella au plus vite les deux chevaux andalous. Allons, mon matre, suivons le conseil de la vieille ; partons, et courons sans regarder derrire nous. Candide versa des larmes. O ma chre Cungonde ! faut-il vous abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va faire nos noces ! Cungonde amene de si loin, que deviendrez-vous ? -- Elle deviendra ce qu'elle pourra, dit Cacambo ; les femmes ne sont jamais embarrasses d'elles ; Dieu y pourvoit ; courons. -- O me mnes-tu ? o allons-nous ? que ferons-nous sans Cungonde ? disait Candide. -- Par saint Jacques de Compostelle, dit Cacambo, vous alliez faire la guerre aux jsuites ; allons la faire pour eux : je sais assez les chemins, je vous mnerai dans leur royaume, ils seront charms d'avoir un capitaine qui fasse l'exercice la bulgare ; vous ferez une fortune prodigieuse ; quand on n'a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre. C'est un trs grand plaisir de voir et de faire des choses nouvelles.

-- Tu as donc t dj dans le Paraguay ? dit Candide. -- Eh vraiment oui ! dit Cacambo ; j'ai t cuistre dans le collge de l'Assomption, et je connais le gouvernement de Los Padres comme je connais les rues de Cadix. C'est une chose admirable que ce gouvernement. Le royaume a dj plus de trois cents lieues de diamtre ; il est divis en trente provinces. Los Padres y ont tout, et les peuples rien ; c'est le chef-d'oeuvre de la raison et de la justice. Pour moi, je ne vois rien de si divin que Los Padres, qui font ici la guerre au roi d'Espagne et au roi de Portugal, et qui en Europe confessent ces rois ; qui tuent ici des Espagnols, et qui Madrid les envoient au ciel : cela me ravit ; avanons ; vous allez tre le plus heureux de tous les hommes. Quel plaisir auront Los Padres quand ils sauront qu'il leur vient un capitaine qui sait l'exercice bulgare !

Ds qu'ils furent arrivs la premire barrire, Cacambo dit la garde avance qu'un capitaine demandait parler monseigneur le commandant. On alla avertir la grande garde. Un officier paraguain courut aux pieds du commandant lui donner part de la nouvelle. Candide et Cacambo furent d'abord dsarms ; on se saisit de leurs deux chevaux andalous. Les deux trangers sont introduits au milieu de deux files de soldats ; le commandant tait au bout, le bonnet trois cornes en tte, la robe retrousse, l'pe au ct, l'esponton la main. Il fit un signe ; aussitt vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux venus. Un sergent leur dit qu'il faut attendre, que le commandant ne peut leur parler, que le rvrend pre provincial ne permet pas qu'aucun Espagnol ouvre la bouche qu'en sa prsence, et demeure plus de trois heures dans le pays. Et o est le rvrend pre provincial ? dit Cacambo. -- Il est la parade aprs avoir dit sa messe, rpondit le sergent ; et vous ne pourrez baiser ses perons que dans trois heures. -- Mais, dit Cacambo, monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi, n'est point espagnol, il est allemand ; ne pourrions-nous point djeuner en attendant Sa Rvrence ?

Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au commandant. Dieu soit bni ! dit ce seigneur ; puisqu'il est allemand, je peux lui parler ; qu'on le mne dans ma feuille. Aussitt on conduit Candide dans un cabinet de verdure orn d'une trs jolie colonnade de marbre vert et or, et de treillages qui renfermaient des perroquets, des colibris, des oiseaux- mouches, des pintades, et tous les oiseaux les plus rares. Un excellent djeuner tait prpar dans des vases d'or ; et tandis que les Paraguains mangrent du mas dans des cuelles de bois, en plein champ, l'ardeur du soleil, le rvrend pre commandant entra dans la feuille.

C'tait un trs beau jeune homme, le visage plein, assez blanc, haut en couleur, le sourcil relev, l'oeil vif, l'oreille rouge, les lvres vermeilles, l'air fier, mais d'une fiert qui n'tait ni celle d'un Espagnol ni celle d'un jsuite. On rendit Candide et Cacambo leurs armes, qu'on leur avait saisies, ainsi que les deux chevaux andalous ; Cacambo leur fit manger l'avoine auprs de la feuille, ayant toujours l'oeil sur eux, crainte de surprise.

Candide baisa d'abord le bas de la robe du commandant, ensuite ils se mirent table. Vous tes donc allemand ? lui dit le jsuite en cette langue. -- Oui, mon Rvrend Pre , dit Candide. L'un et l'autre, en prononant ces paroles, se regardaient avec une extrme surprise et une motion dont ils n'taient pas les matres. Et de quel pays d'Allemagne tes-vous ? dit le jsuite. -- De la sale province de Westphalie, dit Candide : je suis n dans le chteau de Thunder-ten-tronckh. -- ciel ! est il possible ? s'cria le commandant. -- Quel miracle ! s'cria Candide. -- Serait-ce vous ? dit le commandant. -- Cela n'est pas possible , dit Candide. Ils se laissent tomber tous deux la renverse, ils s'embrassent, ils versent des ruisseaux de larmes. Quoi ! serait-ce vous, mon Rvrend Pre ? vous, le frre de la belle Cungonde ! vous, qui ftes tu par les Bulgares ! vous, le fils de monsieur le baron ! vous, jsuite au Paraguay ! Il faut avouer que ce monde est une trange chose. Pangloss ! Pangloss ! que vous seriez aise si vous n'aviez pas t pendu !

Le commandant fit retirer les esclaves ngres et les Paraguains qui servaient boire dans des gobelets de cristal de roche. Il remercia Dieu et saint Ignace mille fois ; il serrait Candide entre ses bras ; leurs visages taient baigns de pleurs. Vous seriez bien plus tonn, plus attendri, plus hors de vous-mme, dit Candide, si je vous disais que Mlle Cungonde, votre soeur, que vous avez crue ventre, est pleine de sant. -- O ? -- Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de Buenos-Ayres ; et je venais pour vous faire la guerre. Chaque mot qu'ils prononcrent dans cette longue conversation accumulait prodige sur prodige. Leur me tout entire volait sur leur langue, tait attentive dans leurs oreilles et tincelante dans leurs yeux. Comme ils taient allemands, ils tinrent table longtemps, en attendant le rvrend pre provincial ; et le commandant parla ainsi son cher Candide.


CHAPITRE QUINZIME

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COMMENT CANDIDE TUA LE FRRE

DE SA CHRE CUNGONDE


J'aurai toute ma vie prsent la mmoire le jour horrible o je vis tuer mon pre et ma mre, et violer ma soeur. Quand les Bulgares furent retirs, on ne trouva point cette soeur adorable, et on mit dans une charrette ma mre, mon pre et moi, deux servantes et trois petits garons gorgs, pour nous aller enterrer dans une chapelle de jsuites, deux lieues du chteau de mes pres. Un jsuite nous jeta de l'eau bnite ; elle tait horriblement sale ; il en entra quelques gouttes dans mes yeux ; le pre s'aperut que ma paupire faisait un petit mouvement : il mit la main sur mon coeur et le sentit palpiter ; je fus secouru, et, au bout de trois semaines, il n'y paraissait pas. Vous savez, mon cher Candide, que j'tais fort joli, je le devins encore davantage ; aussi le rvrend pre Croust, suprieur de la maison, prit pour moi la plus tendre amiti ; il me donna l'habit de novice ; quelque temps aprs je fus envoy Rome. Le pre gnral avait besoin d'une recrue de jeunes jsuites allemands. Les souverains du Paraguay reoivent le moins qu'ils peuvent de jsuites espagnols ; ils aiment mieux les trangers, dont ils se croient plus matres. Je fus jug propre par le rvrend pre gnral pour aller travailler dans cette vigne. Nous partmes, un Polonais, un Tyrolien et moi. Je fus honor, en arrivant, du sous-diaconat et d'une lieutenance ; je suis aujourd'hui colonel et prtre. Nous recevrons vigoureusement les troupes du roi d'Espagne ; je vous rponds qu'elles seront excommunies et battues. La Providence vous envoie ici pour nous seconder. Mais est-il bien vrai que ma chre soeur Cungonde soit dans le voisinage, chez le gouverneur de Buenos-Ayres ? Candide l'assura par serment que rien n'tait plus vrai. Leurs larmes recommencrent couler.

Le baron ne pouvait se lasser d'embrasser Candide, il l'appelait son frre, son sauveur. Ah ! peut-tre, lui dit-il, nous pourrons ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la ville, et reprendre ma soeur Cungonde. -- C'est tout ce que je souhaite, dit Candide ; car je comptais l'pouser, et je l'espre encore. -- Vous, insolent ! rpondit le baron, vous auriez l'impudence d'pouser ma soeur qui a soixante et douze quartiers ! Je vous trouve bien effront d'oser me parler d'un dessein si tmraire ! Candide, ptrifi d'un tel discours, lui rpondit : Mon Rvrend Pre, tous les quartiers du monde n'y font rien ; j'ai tir votre soeur des bras d'un Juif et d'un inquisiteur ; elle m'a assez d'obligations, elle veut m'pouser. Matre Pangloss m'a toujours dit que les hommes sont gaux, et assurment je l'pouserai. -- C'est ce que nous verrons, coquin ! dit le jsuite baron de Thunder-ten-tronckh, et en mme temps il lui donna un grand coup du plat de son pe sur le visage. Candide dans l'instant tire la sienne et l'enfonce jusqu' la garde dans le ventre du baron jsuite ; mais, en la retirant toute fumante, il se mit pleurer : Hlas ! mon Dieu, dit-il, j'ai tu mon ancien matre, mon ami, mon beau-frre ; je suis le meilleur homme du monde, et voil dj trois hommes que je tue ; et dans ces trois il y a deux prtres.

Cacambo, qui faisait sentinelle la porte de la feuille, accourut. Il ne nous reste qu' vendre cher notre vie, lui dit son matre : on va sans doute entrer dans la feuille, il faut mourir les armes la main. Cacambo, qui en avait vu bien d'autres, ne perdit point la tte ; il prit la robe de jsuite que portait le baron, la mit sur le corps de Candide, lui donna le bonnet carr du mort, et le fit monter cheval. Tout cela se fit en un clin d'oeil. Galopons, mon matre ; tout le monde vous prendra pour un jsuite qui va donner des ordres ; et nous aurons pass les frontires avant qu'on puisse courir aprs nous. Il volait dj en prononant ces paroles, et en criant en espagnol : Place, place pour le rvrend pre colonel.


CHAPITRE SEIZIME

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CE QUI ADVINT AUX DEUX VOYAGEURS

AVEC DEUX FILLES, DEUX SINGES

ET LES SAUVAGES NOMMS OREILLONS


Candide et son valet furent au-del des barrires, et personne ne savait encore dans le camp la mort du jsuite allemand. Le vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat, de jambon, de fruits et de quelques mesures de vin. Ils s'enfoncrent avec leurs chevaux andalous dans un pays inconnu, o ils ne dcouvrirent aucune route. Enfin une belle prairie entrecoupe de ruisseaux se prsenta devant eux. Nos deux voyageurs font repatre leurs montures. Cacambo propose son matre de manger, et lui en donne l'exemple. Comment veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand j'ai tu le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamn ne revoir la belle Cungonde de ma vie ? quoi me servira de prolonger mes misrables jours, puisque je dois les traner loin d'elle dans les remords et dans le dsespoir ? et que dira le journal de Trvoux ?

En parlant ainsi, il ne laissait pas de manger. Le soleil se couchait. Les deux gars entendirent quelques petits cris qui paraissaient pousss par des femmes. Ils ne savaient si ces cris taient de douleur ou de joie ; mais ils se levrent prcipitamment avec cette inquitude et cette alarme que tout inspire dans un pays inconnu. Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui couraient lgrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses. Candide fut touch de piti ; il avait appris tirer chez les Bulgares, et il aurait abattu une noisette dans un buisson sans toucher aux feuilles. Il prend son fusil espagnol deux coups, tire, et tue les deux singes. Dieu soit lou, mon cher Cacambo ! j'ai dlivr d'un grand pril ces deux pauvres cratures ; si j'ai commis un pch en tuant un inquisiteur et un jsuite, je l'ai bien rpar en sauvant la vie deux filles. Ce sont peut-tre deux demoiselles de condition, et cette aventure nous peut procurer de trs grands avantages dans le pays.

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en larmes sur leurs corps et remplir l'air des cris les plus douloureux. Je ne m'attendais pas tant de bont d'me , dit-il enfin Cacambo ; lequel lui rpliqua : Vous avez fait l un beau chef-d'oeuvre, mon matre ; vous avez tu les deux amants de ces demoiselles. -- Leurs amants ! serait-il possible ? vous vous moquez de moi, Cacambo ; le moyen de vous croire ? -- Mon cher matre, reprit Cacambo, vous tes toujours tonn de tout ; pourquoi trouvez-vous si trange que dans quelques pays il y ait des singes qui obtiennent les bonnes grces des dames ? Ils sont des quarts d'hommes, comme je suis un quart d'Espagnol. -- Hlas ! reprit Candide, je me souviens d'avoir entendu dire matre Pangloss qu'autrefois pareils accidents taient arrivs, et que ces mlanges avaient produit des gipans, des faunes, des satyres ; que plusieurs grands personnages de l'antiquit en avaient vu ; mais je prenais cela pour des fables. -- Vous devez tre convaincu prsent, dit Cacambo, que c'est une vrit, et vous voyez comment en usent les personnes qui n'ont pas reu une certaine ducation ; tout ce que je crains, c'est que ces dames ne nous fassent quelque mchante affaire.

Ces rflexions solides engagrent Candide quitter la prairie et s'enfoncer dans un bois. Il y soupa avec Cacambo ; et tous deux, aprs avoir maudit l'inquisiteur de Portugal, le gouverneur de Buenos-Ayres et le baron, s'endormirent sur de la mousse. leur rveil, ils sentirent qu'ils ne pouvaient remuer ; la raison en tait que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, qui les deux dames les avaient dnoncs, les avaient garrotts avec des cordes d'corce d'arbre. Ils taient entours d'une cinquantaine d'Oreillons tout nus, arms de flches, de massues et de haches de caillou : les uns faisaient bouillir une grande chaudire ; les autres prparaient des broches, et tous criaient : C'est un jsuite, c'est un jsuite ! nous serons vengs, et nous ferons bonne chre ; mangeons du jsuite, mangeons du jsuite !

Je vous l'avais bien dit, mon cher matre, s'cria tristement Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d'un mauvais tour. Candide, apercevant la chaudire et les broches, s'cria : Nous allons certainement tre rtis ou bouillis. Ah ! que dirait matre Pangloss, s'il voyait comme la pure nature est faite ? Tout est bien ; soit, mais j'avoue qu'il est bien cruel d'avoir perdu Mlle Cungonde et d'tre mis la broche par des Oreillons Cacambo ne perdait jamais la tte. Ne dsesprez de rien, dit-il au dsol Candide ; j'entends un peu le jargon de ces peuples, je vais leur parler. -- Ne manquez pas, dit Candide, de leur reprsenter quelle est l'inhumanit affreuse de faire cuire des hommes, et combien cela est peu chrtien.

Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd'hui un jsuite : c'est trs bien fait ; rien n'est plus juste que de traiter ainsi ses ennemis. En effet le droit naturel nous enseigne tuer notre prochain, et c'est ainsi qu'on en agit dans toute la terre. Si nous n'usons pas du droit de le manger, c'est que nous avons d'ailleurs de quoi faire bonne chre ; mais vous n'avez pas les mmes ressources que nous ; certainement il vaut mieux manger ses ennemis que d'abandonner aux corbeaux et aux corneilles le fruit de sa victoire. Mais, messieurs, vous ne voudriez pas manger vos amis. Vous croyez aller mettre un jsuite en broche, et c'est votre dfenseur, c'est l'ennemi de vos ennemis que vous allez rtir. Pour moi, je suis n dans votre pays ; monsieur que vous voyez est mon matre, et, bien loin d'tre jsuite, il vient de tuer un jsuite, il en porte les dpouilles : voil le sujet de votre mprise. Pour vrifier ce que je vous dis, prenez sa robe, portez-la la premire barrire du royaume de Los Padres ; informez-vous si mon matre n'a pas tu un officier jsuite. Il vous faudra peu de temps ; vous pourrez toujours nous manger si vous trouvez que je vous ai menti. Mais, si je vous ai dit la vrit, vous connaissez trop les principes du droit public, les moeurs et les lois, pour ne nous pas faire grce.

Les Oreillons trouvrent ce discours trs raisonnable ; ils dputrent deux notables pour aller en diligence s'informer de la vrit ; les deux dputs s'acquittrent de leur commission en gens d'esprit, et revinrent bientt apporter de bonnes nouvelles. Les Oreillons dlirent leurs deux prisonniers, leur firent toutes sortes de civilits, leur offrirent des filles, leur donnrent des rafrachissements, et les reconduisirent jusqu'aux confins de leurs tats, en criant avec allgresse : Il n'est point jsuite, il n'est point jsuite !

Candide ne se lassait point d'admirer le sujet de sa dlivrance. Quel peuple ! disait-il, quels hommes ! quelles moeurs ! Si je n'avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d'pe au travers du corps du frre de Mlle Cungonde, j'tais mang sans rmission. Mais, aprs tout, la pure nature est bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m'ont fait mille honntets ds qu'ils ont su que je n'tais pas jsuite.


CHAPITRE DIX-SEPTIME

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ARRIVE DE CANDIDE ET DE SON VALET

AU PAYS D'ELDORADO,

ET CE QU'ILS Y VIRENT


Quand ils furent aux frontires des Oreillons : Vous voyez, dit Cacambo Candide, que cet hmisphre-ci ne vaut pas mieux que l'autre : croyez-moi, retournons en Europe par le plus court. -- Comment y retourner ? dit Candide, et o aller ? Si je vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y gorgent tout ; si je retourne en Portugal, j'y suis brl ; si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons tout moment d'tre mis en broche. Mais comment se rsoudre quitter la partie du monde que Mlle Cungonde habite ?

-- Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo : nous y trouverons des Franais, qui vont par tout le monde ; ils pourront nous aider. Dieu aura peut-tre piti de nous.

Il n'tait pas facile d'aller la Cayenne : ils savaient bien peu prs de quel ct il fallait marcher ; mais des montagnes, des fleuves, des prcipices, des brigands, des sauvages, taient partout de terribles obstacles. Leurs chevaux moururent de fatigue ; leurs provisions furent consumes ; ils se nourrirent un mois entier de fruits sauvages, et se trouvrent enfin auprs d'une petite rivire borde de cocotiers, qui soutinrent leur vie et leurs esprances.

Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la vieille, dit Candide : Nous n'en pouvons plus, nous avons assez march ; j'aperois un canot vide sur le rivage, emplissons-le de cocos, jetons-nous dans cette petite barque, laissons-nous aller au courant ; une rivire mne toujours quelque endroit habit. Si nous ne trouvons pas des choses agrables, nous trouverons du moins des choses nouvelles. -- Allons, dit Candide, recommandons-nous la Providence.

Ils vogurent quelques lieues entre des bords tantt fleuris, tantt arides, tantt unis, tantt escarps. La rivire s'largissait toujours ; enfin elle se perdait sous une vote de rochers pouvantables qui s'levaient jusqu'au ciel. Les deux voyageurs eurent la hardiesse de s'abandonner aux flots sous cette vote. Le fleuve, resserr en cet endroit, les porta avec une rapidit et un bruit horrible. Au bout de vingt-quatre heures ils revirent le jour ; mais leur canot se fracassa contre les cueils ; il fallut se traner de rocher en rocher pendant une lieue entire ; enfin ils dcouvrirent un horizon immense, bord de montagnes inaccessibles. Le pays tait cultiv pour le plaisir comme pour le besoin ; partout l'utile tait agrable. Les chemins taient couverts ou plutt orns de voitures d'une forme et d'une matire brillante, portant des hommes et des femmes d'une beaut singulire, trans rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d'Andalousie, de Ttuan et de Mquinez.

Voil pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la Westphalie. Il mit pied terre avec Cacambo auprs du premier village qu'il rencontra. Quelques enfants du village, couverts de brocarts d'or tout dchirs, jouaient au palet l'entre du bourg ; nos deux hommes de l'autre monde s'amusrent les regarder : leurs palets taient d'assez larges pices rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un clat singulier. Il prit envie aux voyageurs d'en ramasser quelques-uns ; c'tait de l'or, c'tait des meraudes, des rubis, dont le moindre aurait t le plus grand ornement du trne du Mogol. Sans doute, dit Cacambo, ces enfants sont les fils du roi du pays qui jouent au petit palet. Le magister du village parut dans ce moment pour les faire rentrer l'cole. Voil, dit Candide, le prcepteur de la famille royale.

Les petits gueux quittrent aussitt le jeu, en laissant terre leurs palets et tout ce qui avait servi leurs divertissements. Candide les ramasse, court au prcepteur, et les lui prsente humblement, lui faisant entendre par signes que Leurs Altesses Royales avaient oubli leur or et leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les jeta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de surprise, et continua son chemin.

Les voyageurs ne manqurent pas de ramasser l'or, les rubis et les meraudes. O sommes-nous ? s'cria Candide ; il faut que les enfants des rois de ce pays soient bien levs, puisqu'on leur apprend mpriser l'or et les pierreries. Cacambo tait aussi surpris que Candide. Ils approchrent enfin de la premire maison du village ; elle tait btie comme un palais d'Europe. Une foule de monde s'empressait la porte, et encore plus dans le logis. Une musique trs agrable se faisait entendre, et une odeur dlicieuse de cuisine se faisait sentir. Cacambo s'approcha de la porte, et entendit qu'on parlait pruvien ; c'tait sa langue maternelle : car tout le monde sait que Cacambo tait n au Tucuman, dans un village o l'on ne connaissait que cette langue. Je vous servirai d'interprte, dit-il Candide ; entrons, c'est ici un cabaret. Aussitt deux garons et deux filles de l'htellerie, vtus de drap d'or, et les cheveux renous avec des rubans, les invitent se mettre la table de l'hte. On servit quatre potages garnis chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux cents livres, deux singes rtis d'un got excellent, trois cents colibris dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un autre ; des ragots exquis, des ptisseries dlicieuses ; le tout dans des plats d'une espce de cristal de roche. Les garons et les filles de l'htellerie versaient plusieurs liqueurs faites de canne de sucre.

Les convives taient pour la plupart des marchands et des voituriers, tous d'une politesse extrme, qui firent quelques questions Cacambo avec la discrtion la plus circonspecte, et qui rpondirent aux siennes d'une manire le satisfaire.

Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien payer son cot en jetant sur la table de l'hte deux de ces larges pices d'or qu'il avait ramasses ; l'hte et l'htesse clatrent de rire, et se tinrent longtemps les cts. Enfin ils se remirent : Messieurs, dit l'hte, nous voyons bien que vous tes des trangers ; nous ne sommes pas accoutums en voir. Pardonnez-nous si nous nous sommes mis rire quand vous nous avez offert en payement les cailloux de nos grands chemins. Vous n'avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il n'est pas ncessaire d'en avoir pour dner ici. Toutes les htelleries tablies pour la commodit du commerce sont payes par le gouvernement. Vous avez fait mauvaise chre ici, parce que c'est un pauvre village ; mais partout ailleurs vous serez reus comme vous mritez de l'tre. Cacambo expliquait Candide tous les discours de l'hte, et Candide les coutait avec la mme admiration et le mme garement que son ami Cacambo les rendait. Quel est donc ce pays, disaient-ils l'un et l'autre, inconnu tout le reste de la terre, et o toute la nature est d'une espce si diffrente de la ntre ? C'est probablement le pays o tout va bien ; car il faut absolument qu'il y en ait de cette espce. Et, quoi qu'en dt matre Pangloss, je me suis souvent aperu que tout allait assez mal en Westphalie.


CHAPITRE DIX-HUITIME

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CE QU'ILS VIRENT

DANS LE PAYS D'ELDORADO


Cacambo tmoigna son hte toute sa curiosit ; l'hte lui dit : Je suis fort ignorant, et je m'en trouve bien ; mais nous avons ici un vieillard retir de la cour, qui est le plus savant homme du royaume, et le plus communicatif. Aussitt il mne Cacambo chez le vieillard. Candide ne jouait plus que le second personnage, et accompagnait son valet. Ils entrrent dans une maison fort simple, car la porte n'tait que d'argent, et les lambris des appartements n'taient que d'or, mais travaills avec tant de got que les plus riches lambris ne l'effaaient pas. L'antichambre n'tait la vrit incruste que de rubis et d'meraudes ; mais l'ordre dans lequel tout tait arrang rparait bien cette extrme simplicit.

Le vieillard reut les deux trangers sur un sopha matelass de plumes de colibri, et leur fit prsenter des liqueurs dans des vases de diamant ; aprs quoi il satisfit leur curiosit en ces termes :

Je suis g de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu mon pre, cuyer du roi, les tonnantes rvolutions du Prou dont il avait t tmoin. Le royaume o nous sommes est l'ancienne patrie des Incas, qui en sortirent trs imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin dtruits par les Espagnols.

Les princes de leur famille qui restrent dans leur pays natal furent plus sages ; ils ordonnrent, du consentement de la nation, qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume ; et c'est ce qui nous a conserv notre innocence et notre flicit. Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils l'ont appel El Dorado, et un Anglais, nomm le chevalier Raleigh, en a mme approch il y a environ cent annes ; mais, comme nous sommes entours de rochers inabordables et de prcipices, nous avons toujours t jusqu' prsent l'abri de la rapacit des nations de l'Europe, qui ont une fureur inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre, et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier.

La conversation fut longue ; elle roula sur la forme du gouvernement, sur les moeurs, sur les femmes, sur les spectacles publics, sur les arts. Enfin Candide, qui avait toujours du got pour la mtaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu. Comment donc, dit-il, en pouvez-vous douter ? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats ? Cacambo demanda humblement quelle tait la religion d'Eldorado. Le vieillard rougit encore. Est-ce qu'il peut y avoir deux religions ? dit-il ; nous avons, je crois, la religion de tout le monde : nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin. -- N'adorez-vous qu'un seul Dieu ? dit Cacambo, qui servait toujours d'interprte aux doutes de Candide. -- Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y en a ni deux, ni trois, ni quatre. Je vous avoue que les gens de votre monde font des questions bien singulires. Candide ne se lassait pas de faire interroger ce bon vieillard ; il voulut savoir comment on priait Dieu dans l'Eldorado. Nous ne le prions point, dit le bon et respectable sage ; nous n'avons rien lui demander ; il nous a donn tout ce qu'il nous faut ; nous le remercions sans cesse. Candide eut la curiosit de voir des prtres ; il fit demander o ils taient. Le bon vieillard sourit. Mes amis, dit-il, nous sommes tous prtres ; le roi et tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de grces solennellement tous les matins ; et cinq ou six mille musiciens les accompagnent.

-- Quoi ! vous n'avez point de moines qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et qui font brler les gens qui ne sont pas de leur avis ? -- Il faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard ; nous sommes tous ici du mme avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez dire avec vos moines. Candide tous ces discours demeurait en extase, et disait en lui-mme : Ceci est bien diffrent de la Westphalie et du chteau de monsieur le baron : si notre ami Pangloss avait vu Eldorado, il n'aurait plus dit que le chteau de Thunder-ten-tronckh tait ce qu'il y avait de mieux sur la terre ; il est certain qu'il faut voyager.

Aprs cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un carrosse six moutons, et donna douze de ses domestiques aux deux voyageurs pour les conduire la cour : Excusez-moi, leur dit-il, si mon ge me prive de l'honneur de vous accompagner. Le roi vous recevra d'une manire dont vous ne serez pas mcontents, et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays s'il y en a quelques-uns qui vous dplaisent.

Candide et Cacambo montent en carrosse ; les six moutons volaient, et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situ un bout de la capitale. Le portail tait de deux cent vingt pieds de haut et de cent de large ; il est impossible d'exprimer quelle en tait la matire. On voit assez quelle supriorit prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reurent Candide et Cacambo la descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vtirent de robes d'un tissu de duvet de colibri ; aprs quoi les grands officiers et les grandes officires de la couronne les menrent l'appartement de Sa Majest, au milieu de deux files chacune de mille musiciens, selon l'usage ordinaire. Quand ils approchrent de la salle du trne, Cacambo demanda un grand officier comment il fallait s'y prendre pour saluer Sa Majest ; si on se jetait genoux ou ventre terre ; si on mettait les mains sur la tte ou sur le derrire ; si on lchait la poussire de la salle ; en un mot, quelle tait la crmonie. L'usage, dit le grand officier, est d'embrasser le roi et de le baiser des deux cts. Candide et Cacambo sautrent au cou de Sa Majest, qui les reut avec toute la grce imaginable et qui les pria poliment souper.

En attendant, on leur fit voir la ville, les difices publics levs jusqu'aux nues, les marchs orns de mille colonnes, les fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau rose, celles de liqueurs de canne de sucre, qui coulaient continuellement dans de grandes places, paves d'une espce de pierreries qui rpandaient une odeur semblable celle du grofle et de la cannelle. Candide demanda voir la cour de justice, le parlement ; on lui dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais. Il s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non. Ce qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathmatique et de physique.

Aprs avoir parcouru, toute l'aprs-dne, peu prs la millime partie de la ville, on les ramena chez le roi. Candide se mit table entre Sa Majest, son valet Cacambo et plusieurs dames. Jamais on ne fit meilleure chre, et jamais on n'eut plus d'esprit souper qu'en eut Sa Majest. Cacambo expliquait les bons mots du roi Candide, et quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots. De tout ce qui tonnait Candide, ce n'tait pas ce qui l'tonna le moins.

Ils passrent un mois dans cet hospice. Candide ne cessait de dire Cacambo : Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le chteau o je suis n ne vaut pas le pays o nous sommes ; mais enfin Mlle Cungonde n'y est pas, et vous avez sans doute quelque matresse en Europe. Si nous restons ici, nous n'y serons que comme les autres ; au lieu que si nous retournons dans notre monde seulement avec douze moutons chargs de cailloux d'Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble, nous n'aurons plus d'inquisiteurs craindre, et nous pourrons aisment reprendre Mlle Cungonde.

Ce discours plut Cacambo : on aime tant courir, se faire valoir chez les siens, faire parade de ce qu'on a vu dans ses voyages, que les deux heureux rsolurent de ne plus l'tre et de demander leur cong Sa Majest.

Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon pays est peu de chose ; mais, quand on est passablement quelque part, il faut y rester ; je n'ai pas assurment le droit de retenir des trangers ; c'est une tyrannie qui n'est ni dans nos moeurs, ni dans nos lois : tous les hommes sont libres ; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivire rapide sur laquelle vous tes arrivs par miracle, et qui court sous des votes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles ; elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par des prcipices. Cependant, puisque vous voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines d'en faire une qui puisse vous transporter commodment. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner ; car mes sujets ont fait voeu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur voeu. Demandez-moi d'ailleurs tout ce qu'il vous plaira. -- Nous ne demandons Votre Majest, dit Cacambo, que quelques moutons chargs de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. Le roi rit. Je ne conois pas, dit-il, quel got vos gens d'Europe ont pour notre boue jaune ; mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse.

Il donna l'ordre sur-le-champ ses ingnieurs de faire une machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois mille bons physiciens y travaillrent ; elle fut prte au bout de quinze jours, et ne cota pas plus de vingt millions de livres sterling, monnaie du pays. On mit sur la machine Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges sells et brids pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les montagnes, vingt moutons de bt chargs de vivres, trente qui portaient des prsents de ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargs d'or, de pierreries et de diamants. Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur dpart, et la manire ingnieuse dont ils furent hisss, eux et leurs moutons, au haut des montagnes. Les physiciens prirent cong d'eux aprs les avoir mis en sret, et Candide n'eut plus d'autre dsir et d'autre objet que d'aller prsenter ses moutons Mlle Cungonde. Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buenos- Ayres, si Mlle Cungonde peut tre mise prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons- nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons acheter.


CHAPITRE DIX-NEUVIME

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CE QUI LEUR ARRIVA SURINAM,

ET COMMENT CANDIDE

FIT CONNAISSANCE AVEC MARTIN


La premire journe de nos deux voyageurs fut assez agrable. Ils taient encourags par l'ide de se voir possesseur de plus de trsors que l'Asie, l'Europe et l'Afrique n'en pouvaient rassembler. Candide, transport, crivit le nom de Cungonde sur les arbres. la seconde journe deux de leurs moutons s'enfoncrent dans des marais, et y furent abms avec leurs charges ; deux autres moutons moururent de fatigue quelques jours aprs ; sept ou huit prirent ensuite de faim dans un dsert ; d'autres tombrent au bout de quelques jours dans des prcipices. Enfin, aprs cent jours de marche, il ne leur resta que deux moutons. Candide dit Cacambo : Mon ami, vous voyez comme les richesses de ce monde sont prissables ; il n'y a rien de solide que la vertu et le bonheur de revoir Mlle Cungonde. -- Je l'avoue, dit Cacambo ; mais il nous reste encore deux moutons avec plus de trsors que n'en aura jamais le roi d'Espagne, et je vois de loin une ville que je souponne tre Surinam, appartenant aux Hollandais. Nous sommes au bout de nos peines et au commencement de notre flicit.

En approchant de la ville, ils rencontrrent un ngre tendu par terre, n'ayant plus que la moiti de son habit, c'est--dire d'un caleon de toile bleue ; il manquait ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu l, mon ami, dans l'tat horrible o je te vois ? -- J'attends mon matre, M. Vanderdendur, le fameux ngociant, rpondit le ngre. -- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a trait ainsi ? -- Oui, monsieur, dit le ngre, c'est l'usage. On nous donne un caleon de toile pour tout vtement deux fois l'anne. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouv dans les deux cas. C'est ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mre me vendit dix cus patagons sur la cte de Guine, elle me disait : " Mon cher enfant, bnis nos ftiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'tre esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par l la fortune de ton pre et de ta mre. " Hlas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les ftiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas gnalogiste ; mais si ces prcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manire plus horrible.

-- Pangloss ! s'cria Candide, tu n'avais pas devin cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu' la fin je renonce ton optimisme. -- Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo. -- Hlas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal. Et il versait des larmes en regardant son ngre, et en pleurant il entra dans Surinam.

La premire chose dont ils s'informent, c'est s'il n'y a point au port quelque vaisseau qu'on pt envoyer Buenos-Ayres. Celui qui ils s'adressrent tait justement un patron espagnol, qui s'offrit faire avec eux un march honnte. Il leur donna rendez-vous dans un cabaret. Candide et le fidle Cacambo allrent l'y attendre avec leurs deux moutons.

Candide, qui avait le coeur sur les lvres, conta l'Espagnol toutes ses aventures, et lui avoua qu'il voulait enlever Mlle Cungonde. Je me garderai bien de vous passer Buenos- Ayres, dit le patron : je serais pendu et vous aussi. La belle Cungonde est la matresse favorite de monseigneur. Ce fut un coup de foudre pour Candide ; il pleura longtemps ; enfin il tira part Cacambo : Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu'il faut que tu fasses. Nous avons chacun dans nos poches pour cinq ou six millions de diamants ; tu es plus habile que moi ; va prendre Mlle Cungonde Buenos-Ayres. Si le gouverneur fait quelques difficults, donne-lui un million ; s'il ne se rend pas, donne-lui-en deux ; tu n'as point tu d'inquisiteur, on ne se dfiera point de toi. J'quiperai un autre vaisseau ; j'irai t'attendre Venise ; c'est un pays libre o l'on n'a rien craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des inquisiteurs. Cacambo applaudit cette sage rsolution. Il tait au dsespoir de se sparer d'un bon matre, devenu son ami intime ; mais le plaisir de lui tre utile l'emporta sur la douleur de le quitter. Ils s'embrassrent en versant des larmes. Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille. Cacambo partit ds le jour mme : c'tait un trs bon homme que ce Cacambo.

Candide resta encore quelque temps Surinam, et attendit qu'un autre patron voult le mener en Italie, lui et les deux moutons qui lui restaient. Il prit des domestiques, et acheta tout ce qui lui tait ncessaire pour un long voyage ; enfin M. Vanderdendur, matre d'un gros vaisseau, vint se prsenter lui. Combien voulez-vous, demanda-t-il cet homme, pour me mener en droiture Venise, moi, mes gens, mon bagage, et les deux moutons que voil ? Le patron s'accorda dix mille piastres. Candide n'hsita pas.

Oh ! oh ! dit part soi le prudent Vanderdendur, cet tranger donne dix mille piastres tout d'un coup ! il faut qu'il soit bien riche. Puis, revenant un moment aprs, il signifia qu'il ne pouvait partir moins de vingt mille. Eh bien ! vous les aurez , dit Candide.

Ouais ! se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt mille piastres aussi aisment que dix mille. Il revint encore, et dit qu'il ne pouvait le conduire Venise moins de trente mille piastres. Vous en aurez donc trente mille rpondit Candide.

Oh ! oh ! se dit encore le marchand hollandais, trente mille piastres ne cotent rien cet homme-ci ; sans doute les deux moutons portent des trsors immenses ; n'insistons pas davantage : faisons-nous d'abord payer les trente mille piastres, et puis nous verrons. Candide vendit deux petits diamants, dont le moindre valait plus que tout l'argent que demandait le patron. Il le paya d'avance. Les deux moutons furent embarqus. Candide suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau la rade ; le patron prend son temps, met la voile, dmarre ; le vent le favorise. Candide, perdu et stupfait, le perd bientt de vue. Hlas ! cria-t-il, voil un tour digne de l'ancien monde. Il retourne au rivage, abm dans la douleur ; car enfin il avait perdu de quoi faire la fortune de vingt monarques.

Il se transporte chez le juge hollandais ; et comme il tait un peu troubl, il frappe rudement la porte ; il entre, expose son aventure, et crie un peu plus haut qu'il ne convenait. Le juge commena par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit qu'il avait fait. Ensuite il l'couta patiemment, lui promit d'examiner son affaire sitt que le marchand serait revenu, et se fit payer dix mille autres piastres pour les frais de l'audience.

Ce procd acheva de dsesprer Candide ; il avait la vrit essuy des malheurs mille fois plus douloureux ; mais le sang-froid du juge, et celui du patron dont il tait vol, alluma sa bile, et le plongea dans une noire mlancolie. La mchancet des hommes se prsentait son esprit dans toute sa laideur ; il ne se nourrissait que d'ides tristes. Enfin, un vaisseau franais tant sur le point de partir pour Bordeaux, comme il n'avait plus de moutons chargs de diamants embarquer, il loua une chambre du vaisseau juste prix, et fit signifier dans la ville qu'il payerait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille piastres un honnte homme qui voudrait faire le voyage avec lui, condition que cet homme serait le plus dgot de son tat et le plus malheureux de la province.

Il se prsenta une foule de prtendants qu'une flotte n'aurait pu contenir. Candide voulant choisir entre les plus apparents, il distingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient assez sociables, et qui toutes prtendaient mriter la prfrence. Il les assembla dans son cabaret, et leur donna souper, condition que chacun ferait serment de raconter fidlement son histoire, promettant de choisir celui qui lui paratrait le plus plaindre et le plus mcontent de son tat plus juste titre, et de donner aux autres quelques gratifications.

La sance dura jusqu' quatre heures du matin. Candide, en coutant toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui avait dit la vieille en allant Buenos-Ayres, et de la gageure qu'elle avait faite, qu'il n'y avait personne sur le vaisseau qui il ne ft arriv de trs grands malheurs. Il songeait Pangloss chaque aventure qu'on lui contait, Ce Pangloss, disait-il, serait bien embarrass dmontrer son systme. Je voudrais qu'il ft ici. Certainement, si tout va bien, c'est dans Eldorado, et non pas dans le reste de la terre. Enfin il se dtermina en faveur d'un pauvre savant qui avait travaill dix ans pour les libraires d'Amsterdam. Il jugea qu'il n'y avait point de mtier au monde dont on dt tre plus dgot.

Ce savant, qui tait d'ailleurs un bon homme, avait t vol par sa femme, battu par son fils, et abandonn de sa fille qui s'tait fait enlever par un Portugais. Il venait d'tre priv d'un petit emploi duquel il subsistait ; et les prdicants de Surinam le perscutaient parce qu'ils le prenaient pour un socinien. Il faut avouer que les autres taient pour le moins aussi malheureux que lui ; mais Candide esprait que le savant le dsennuierait dans le voyage. Tous ses autres rivaux trouvrent que Candide leur faisait une grande injustice ; mais il les apaisa en leur donnant chacun cent piastres.


CHAPITRE VINGTIME

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CE QUI ARRIVA SUR MER

A CANDIDE ET MARTIN


Le vieux savant, qui s'appelait Martin, s'embarqua donc pour Bordeaux avec Candide. L'un et l'autre avaient beaucoup vu et beaucoup souffert ; et quand le vaisseau aurait d faire voile de Surinam au Japon par le cap de Bonne-Esprance, ils auraient eu de quoi s'entretenir du mal moral et du mal physique pendant tout le voyage.

Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin, c'est qu'il esprait toujours revoir Mlle Cungonde, et que Martin n'avait rien esprer ; de plus, il avait de l'or et des diamants ; et, quoiqu'il et perdu cent gros moutons rouges chargs des plus grands trsors de la terre, quoiqu'il et toujours sur le coeur la friponnerie du patron hollandais, cependant, quand il songeait ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de Cungonde, surtout la fin du repas, il penchait alors pour le systme de Pangloss.

Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de tout cela ? Quelle est votre ide sur le mal moral et le mal physique ? -- Monsieur, rpondit Martin, mes prtres m'ont accus d'tre socinien ; mais la vrit du fait est que je suis manichen. -- Vous vous moquez de moi, dit Candide, il n'y a plus de manichens dans le monde. -- Il y a moi, dit Martin ; je ne sais qu'y faire, mais je ne peux penser autrement. -- Il faut que vous ayez le diable au corps, dit Candide. -- Il se mle si fort des affaires de ce monde, dit Martin, qu'il pourrait bien tre dans mon corps, comme partout ailleurs ; mais je vous avoue qu'en jetant la vue sur ce globe, ou plutt sur ce globule, je pense que Dieu l'a abandonn quelque tre malfaisant ; j'en excepte toujours Eldorado. Je n'ai gure vu de ville qui ne dsirt la ruine de la ville voisine, point de famille qui ne voult exterminer quelque autre famille. Partout les faibles ont en excration les puissants devant lesquels ils rampent, et les puissants les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine et la chair. Un million d'assassins enrgiments, courant d'un bout de l'Europe l'autre, exerce le meurtre et le brigandage avec discipline pour gagner son pain, parce qu'il n'a pas de mtier plus honnte ; et dans les villes qui paraissent jouir de la paix et o les arts fleurissent, les hommes sont dvors de plus d'envie, de soins et d'inquitudes qu'une ville assige n'prouve de flaux. Les chagrins secrets sont encore plus cruels que les misres publiques. En un mot, j'en ai tant vu, et tant prouv, que je suis manichen.

-- Il y a pourtant du bon, rpliquait Candide. -- Cela peut tre, disait Martin, mais je ne le connais pas.

Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon. Le bruit redouble de moment en moment. Chacun prend sa lunette. On aperoit deux vaisseaux qui combattaient la distance d'environ trois milles ; le vent les amena l'un et l'autre si prs du vaisseau franais qu'on eut le plaisir de voir le combat tout son aise. Enfin l'un des deux vaisseaux lcha l'autre une borde si bas et si juste qu'il le coula fond. Candide et Martin aperurent distinctement une centaine d'hommes sur le tillac du vaisseau qui s'enfonait ; ils levaient tous les mains au ciel et jetaient des clameurs effroyables ; en un moment tout fut englouti.

Eh bien ! dit Martin, voil comme les hommes se traitent les uns les autres. -- Il est vrai, dit Candide, qu'il y a quelque chose de diabolique dans cette affaire. En parlant ainsi, il aperut je ne sais quoi d'un rouge clatant qui nageait auprs de son vaisseau. On dtacha la chaloupe pour voir ce que ce pouvait tre : c'tait un de ses moutons. Candide eut plus de joie de retrouver ce mouton qu'il n'avait t afflig d'en perdre cent tous chargs de gros diamants d'Eldorado.

Le capitaine franais aperut bientt que le capitaine du vaisseau submergeant tait espagnol, et que celui du vaisseau submerg tait un pirate hollandais ; c'tait celui-l mme qui avait vol Candide. Les richesses immenses dont ce sclrat s'tait empar furent ensevelies avec lui dans la mer, et il n'y eut qu'un mouton de sauv. Vous voyez, dit Candide Martin, que le crime est puni quelquefois : ce coquin de patron hollandais a eu le sort qu'il mritait. -- Oui, dit Martin, mais fallait-il que les passagers qui taient sur son vaisseau prissent aussi ? Dieu a puni ce fripon, le diable a noy les autres.

Cependant le vaisseau franais et l'espagnol continurent leur route, et Candide continua ses conversations avec Martin. Ils disputrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils taient aussi avancs que le premier. Mais enfin ils parlaient, ils se communiquaient des ides, ils se consolaient. Candide caressait son mouton. Puisque je t'ai retrouv, dit-il, je pourrai bien retrouver Cungonde.


CHAPITRE VINGT ET UNIME

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CANDIDE ET MARTIN

APPROCHENT DES CTES DE FRANCE

ET RAISONNENT


On aperut enfin les ctes de France. Avez-vous jamais t en France, monsieur Martin ? dit Candide. -- Oui, dit Martin, j'ai parcouru plusieurs provinces. Il y en a o la moiti des habitants est folle, quelques-unes o l'on est trop rus, d'autres o l'on est communment assez doux et assez bte, d'autres o l'on fait le bel esprit ; et dans toutes, la principale occupation est l'amour, la seconde de mdire, et la troisime de dire des sottises. -- Mais, monsieur Martin, avez-vous vu Paris ? -- Oui, j'ai vu Paris ; il tient de toutes ces espces-l ; c'est un chaos, c'est une presse dans laquelle tout le monde cherche le plaisir, et o presque personne ne le trouve, du moins ce qu'il m'a paru. J'y ai sjourn peu ; j'y fus vol, en arrivant, de tout ce que j'avais, par des filous, la foire Saint-Germain ; on me prit moi- mme pour un voleur, et je fus huit jours en prison ; aprs quoi je me fis correcteur d'imprimerie pour gagner de quoi retourner pied en Hollande. Je connus la canaille crivante, la canaille cabalante, et la canaille convulsionnaire. On dit qu'il y a des gens fort polis dans cette ville-l ; je le veux croire.

-- Pour moi, je n'ai nulle curiosit de voir la France, dit Candide ; vous devinez aisment que, quand on a pass un mois dans Eldorado, on ne se soucie plus de rien voir sur la terre que Mlle Cungonde ; je vais l'attendre Venise ; nous traverserons la France pour aller en Italie ; ne m'accompagnerez-vous pas ? -- Trs volontiers, dit Martin ; on dit que Venise n'est bonne que pour les nobles Vnitiens, mais que cependant on y reoit trs bien les trangers quand ils ont beaucoup d'argent ; je n'en ai point, vous en avez, je vous suivrai partout. -- propos, dit Candide, pensez-vous que la terre ait t originairement une mer, comme on l'assure dans ce gros livre qui appartient au capitaine du vaisseau ? -- Je n'en crois rien du tout, dit Martin, non plus que de toutes les rveries qu'on nous dbite depuis quelque temps. -- Mais quelle fin ce monde a-t-il donc t form ? dit Candide. -- Pour nous faire enrager, rpondit Martin. -- N'tes-vous pas bien tonn, continua Candide, de l'amour que ces deux filles du pays des Oreillons avaient pour ces deux singes, et dont je vous ai cont l'aventure ? -- Point du tout, dit Martin ; je ne vois pas ce que cette passion a d'trange ; j'ai tant vu de choses extraordinaires, qu'il n'y a plus rien d'extraordinaire. -- Croyez-vous, dit Candide, que les hommes se soient toujours mutuellement massacrs comme ils font aujourd'hui ? qu'ils aient toujours t menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands, faibles, volages, lches, envieux, gourmands, ivrognes, avares, ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, dbauchs, fanatiques, hypocrites et sots ? -- Croyez-vous, dit Martin, que les perviers aient toujours mang des pigeons quand ils en ont trouv ? -- Oui, sans doute, dit Candide. -- Eh bien ! dit Martin, si les perviers ont toujours eu le mme caractre, pourquoi voulez-vous que les hommes aient chang le leur ? -- Oh ! dit Candide, il y a bien de la diffrence, car le libre arbitre... En raisonnant ainsi, ils arrivrent Bordeaux.


CHAPITRE VINGT-DEUXIME

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CE QUI ARRIVA EN FRANCE

CANDIDE ET MARTIN


Candide ne s'arrta dans Bordeaux qu'autant de temps qu'il en fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour s'accommoder d'une bonne chaise deux places ; car il ne pouvait plus se passer de son philosophe Martin. Il fut seulement trs fch de se sparer de son mouton, qu'il laissa l'Acadmie des sciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix de cette anne de trouver pourquoi la laine de ce mouton tait rouge ; et le prix fut adjug un savant du Nord, qui dmontra par A plus B, moins C, divis par Z, que le mouton devait tre rouge, et mourir de la clavele.

Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans les cabarets de la route lui disaient : Nous allons Paris. Cet empressement gnral lui donna enfin l'envie de voir cette capitale ; ce n'tait pas beaucoup se dtourner du chemin de Venise.

Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut tre dans le plus vilain village de la Westphalie.

A peine Candide fut-il dans son auberge qu'il fut attaqu d'une maladie lgre cause par ses fatigues. Comme il avait au doigt un diamant norme, et qu'on avait aperu dans son quipage une cassette prodigieusement pesante, il eut aussitt auprs de lui deux mdecins qu'il n'avait pas mands, quelques amis intimes qui ne le quittrent pas, et deux dvotes qui faisaient chauffer ses bouillons. Martin disait : Je me souviens d'avoir t malade aussi Paris dans mon premier voyage ; j'tais fort pauvre : aussi n'eus-je ni amis, ni dvotes, ni mdecins, et je guris.

Cependant, force de mdecines et de saignes, la maladie de Candide devint srieuse. Un habitu du quartier vint avec douceur lui demander un billet payable au porteur pour l'autre monde ; Candide n'en voulut rien faire. Les dvotes l'assurrent que c'tait une nouvelle mode ; Candide rpondit qu'il n'tait point homme la mode. Martin voulut jeter l'habitu par les fentres. Le clerc jura qu'on n'enterrerait point Candide. Martin jura qu'il enterrerait le clerc s'il continuait les importuner. La querelle s'chauffa ; Martin le prit par les paules et le chassa rudement ; ce qui causa un grand scandale, dont on fit un procs-verbal.

Candide gurit ; et pendant sa convalescence il eut trs bonne compagnie souper chez lui. On jouait gros jeu. Candide tait tout tonn que jamais les as ne lui vinssent ; et Martin ne s'en tonnait pas.

Parmi ceux qui lui faisaient les honneurs de la ville, il y avait un petit abb prigourdin, l'un de ces gens empresss, toujours alertes, toujours serviables, effronts, caressants, accommodants, qui guettent les trangers leur passage, leur content l'histoire scandaleuse de la ville, et leur offrent des plaisirs tout prix. Celui-ci mena d'abord Candide et Martin la comdie. On y jouait une tragdie nouvelle. Candide se trouva plac auprs de quelques beaux esprits. Cela ne l'empcha pas de pleurer des scnes joues parfaitement. Un des raisonneurs qui taient ses cts lui dit dans un entracte : Vous avez grand tort de pleurer : cette actrice est fort mauvaise ; l'acteur qui joue avec elle est plus mauvais acteur encore ; la pice est encore plus mauvaise que les acteurs ; l'auteur ne sait pas un mot d'arabe, et cependant la scne est en Arabie ; et, de plus, c'est un homme qui ne croit pas aux ides innes : je vous apporterai demain vingt brochures contre lui. -- Monsieur, combien avez- vous de pices de thtre en France ? dit Candide l'abb ; lequel rpondit : Cinq ou six mille. -- C'est beaucoup, dit Candide ; combien y en a-t-il de bonnes ? -- Quinze ou seize, rpliqua l'autre. -- C'est beaucoup , dit Martin.

Candide fut trs content d'une actrice qui faisait la reine lisabeth dans une assez plate tragdie que l'on joue quelquefois. Cette actrice, dit-il Martin, me plat beaucoup ; elle a un faux air de Mlle Cungonde ; je serais bien aise de la saluer. L'abb prigourdin s'offrit l'introduire chez elle. Candide, lev en Allemagne, demanda quelle tait l'tiquette, et comment on traitait en France les reines d'Angleterre. Il faut distinguer, dit l'abb ; en province, on les mne au cabaret ; Paris, on les respecte quand elles sont belles, et on les jette la voirie quand elles sont mortes. -- Des reines la voirie ! dit Candide. -- Oui vraiment, dit Martin ; monsieur l'abb a raison : j'tais Paris quand Mlle Monime passa, comme on dit, de cette vie l'autre ; on lui refusa ce que ces gens-ci appellent les honneurs de la spulture, c'est--dire de pourrir avec tous les gueux du quartier dans un vilain cimetire ; elle fut enterre toute seule de sa bande au coin de la rue de Bourgogne ; ce qui dut lui faire une peine extrme, car elle pensait trs noblement. -- Cela est bien impoli, dit Candide. -- Que voulez-vous ? dit Martin ; ces gens-ci sont ainsi faits. Imaginez toutes les contradictions, toutes les incompatibilits possibles, vous les verrez dans le gouvernement, dans les tribunaux, dans les glises, dans les spectacles de cette drle de nation. -- Est-il vrai qu'on rit toujours Paris ? dit Candide. -- Oui, dit l'abb, mais c'est en enrageant ; car on s'y plaint de tout avec de grands clats de rire ; et mme on y fait en riant les actions les plus dtestables.

-- Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant de mal de la pice o j'ai tant pleur et des acteurs qui m'ont fait tant de plaisir ? -- C'est un mal vivant, rpondit l'abb, qui gagne sa vie dire du mal de toutes les pices et de tous les livres ; il hait quiconque russit, comme les eunuques hassent les jouissants : c'est un de ces serpents de la littrature qui se nourrissent de fange et de venin ; c'est un folliculaire. -- Qu'appelez-vous folliculaire ? dit Candide. -- C'est, dit l'abb, un faiseur de feuilles, un Frron.

C'est ainsi que Candide, Martin et le Prigourdin raisonnaient sur l'escalier, en voyant dfiler le monde au sortir de la pice. Quoique je sois trs empress de revoir Mlle Cungonde, dit Candide, je voudrais pourtant souper avec Mlle Clairon ; car elle m'a paru admirable.

L'abb n'tait pas homme approcher de Mlle Clairon, qui ne voyait que bonne compagnie. Elle est engage pour ce soir, dit-il ; mais j'aurai l'honneur de vous mener chez une dame de qualit, et l vous connatrez Paris comme si vous y aviez t quatre ans.

Candide, qui tait naturellement curieux, se laissa mener chez la dame, au fond du faubourg Saint-Honor ; on y tait occup d'un pharaon ; douze tristes pontes tenaient chacun en main un petit livre de cartes, registre cornu de leurs infortunes. Un profond silence rgnait, la pleur tait sur le front des pontes, l'inquitude sur celui du banquier, et la dame du logis, assise auprs de ce banquier impitoyable, remarquait avec des yeux de lynx tous les parolis, tous les sept-et-le-va de campagne, dont chaque joueur cornait ses cartes ; elle les faisait dcorner avec une attention svre mais polie, et ne se fchait point, de peur de perdre ses pratiques : la dame se faisait appeler la marquise de Parolignac. Sa fille, ge de quinze ans, tait au nombre des pontes et avertissait d'un clin d'oeil des friponneries de ces pauvres gens, qui tchaient de rparer les cruauts du sort. L'abb prigourdin, Candide et Martin entrrent ; personne ne se leva, ni les salua, ni les regarda ; tous taient profondment occups de leurs cartes. Madame la baronne de Thunder-ten-tronckh tait plus civile , dit Candide.

Cependant l'abb s'approcha de l'oreille de la marquise, qui se leva moiti, honora Candide d'un sourire gracieux, et Martin d'un air de tte tout fait noble ; elle fit donner un sige et un jeu de cartes Candide, qui perdit cinquante mille francs en deux tailles ; aprs quoi on soupa trs gaiement, et tout le monde tait tonn que Candide ne ft pas mu de sa perte ; les laquais disaient entre eux, dans leur langage de laquais : Il faut que ce soit quelque milord anglais.

Le souper fut comme la plupart des soupers de Paris : d'abord du silence, ensuite un bruit de paroles qu'on ne distingue point, puis des plaisanteries dont la plupart sont insipides, de fausses nouvelles, de mauvais raisonnements, un peu de politique et beaucoup de mdisance ; on parla mme de livres nouveaux. Avez-vous lu, dit l'abb prigourdin, le roman du sieur Gauchat, docteur en thologie ? -- Oui, rpondit un des convives, mais je n'ai pu l'achever. Nous avons une foule d'crits impertinents, mais tous ensemble n'approchent pas de l'impertinence de Gauchat, docteur en thologie ; je suis si rassasi de cette immensit de dtestables livres qui nous inondent que je me suis mis ponter au pharaon. -- Et les Mlanges de l'archidiacre T..., qu'en dites-vous ? dit l'abb. -- Ah ! dit Mme de Parolignac, l'ennuyeux mortel ! comme il vous dit curieusement tout ce que le monde sait ! comme il discute pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'tre remarqu lgrement ! comme il s'approprie sans esprit l'esprit des autres ! comme il gte ce qu'il pille ! comme il me dgote ! Mais il ne me dgotera plus : c'est assez d'avoir lu quelques pages de l'archidiacre.

Il y avait table un homme savant et de got qui appuya ce que disait la marquise. On parla ensuite de tragdies ; la dame demanda pourquoi il y avait des tragdies qu'on jouait quelquefois, et qu'on ne pouvait lire. L'homme de got expliqua trs bien comment une pice pouvait avoir quelque intrt et n'avoir presque aucun mrite ; il prouva en peu de mots que ce n'tait pas assez d'amener une ou deux de ces situations qu'on trouve dans tous les romans, et qui sduisent toujours les spectateurs, mais qu'il faut tre neuf sans tre bizarre, souvent sublime, et toujours naturel ; connatre le coeur humain et le faire parler ; tre grand pote sans que jamais aucun personnage de la pice paraisse pote ; savoir parfaitement sa langue, la parler avec puret, avec une harmonie continue, sans que jamais la rime cote rien au sens. Quiconque, ajouta-t-il, n'observe pas toutes ces rgles peut faire une ou deux tragdies applaudies au thtre, mais il ne sera jamais compt au rang des bons crivains ; il y a trs peu de bonnes tragdies ; les unes sont des idylles en dialogues bien crits et bien rims ; les autres, des raisonnements politiques qui endorment, ou des amplifications qui rebutent ; les autres, des rves d'nergumne, en style barbare, des propos interrompus, de longues apostrophes aux dieux, parce qu'on ne sait point parler aux hommes, des maximes fausses, des lieux communs ampouls.

Candide couta ce propos avec attention, et conut une grande ide du discoureur ; et, comme la marquise avait eu soin de le placer ct d'elle, il s'approcha de son oreille, et prit la libert de lui demander qui tait cet homme qui parlait si bien. C'est un savant, dit la dame, qui ne ponte point, et que l'abb m'amne quelquefois souper ; il se connat parfaitement en tragdies et en livres, et il a fait une tragdie siffle et un livre dont on n'a jamais vu hors de la boutique de son libraire qu'un exemplaire qu'il m'a ddi. -- Le grand homme ! dit Candide ; c'est un autre Pangloss.

Alors, se tournant vers lui, il lui dit : Monsieur, vous pensez sans doute que tout est au mieux dans le monde physique et dans le moral, et que rien ne pouvait tre autrement ? -- Moi, monsieur, lui rpondit le savant, je ne pense rien de tout cela : je trouve que tout va de travers chez nous ; que personne ne sait ni quel est son rang, ni quelle est sa charge, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il doit faire, et qu'except le souper, qui est assez gai et o il parat assez d'union, tout le reste du temps se passe en querelles impertinentes : jansnistes contre molinistes, gens du parlement contre gens d'glise, gens de lettres contre gens de lettres, courtisans contre courtisans, financiers contre le peuple, femmes contre maris, parents contre parents ; c'est une guerre ternelle.

Candide lui rpliqua : J'ai vu pis. Mais un sage, qui depuis a eu le malheur d'tre pendu, m'apprit que tout cela est merveille ; ce sont des ombres un beau tableau. _ Votre pendu se moquait du monde, dit Martin ; vos ombres sont des taches horribles. -- Ce sont les hommes qui font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent pas s'en dispenser. -- Ce n'est donc pas leur faute , dit Martin. La plupart des pontes, qui n'entendaient rien ce langage, buvaient ; et Martin raisonna avec le savant, et Candide raconta une partie de ses aventures la dame du logis.

Aprs soup, la marquise mena Candide dans son cabinet et le fit asseoir sur un canap. Eh bien ! lui dit-elle, vous aimez donc toujours perdument Mlle Cungonde de Thunder- ten-tronckh ? -- Oui, madame , rpondit Candide. La marquise lui rpliqua avec un souris tendre : Vous me rpondez comme un jeune homme de Westphalie ; un Franais m'aurait dit : " Il est vrai que j'ai aim Mlle Cungonde ; mais en vous voyant, madame, je crains de ne la plus aimer. -- Hlas ! madame, dit Candide, je rpondrai comme vous voudrez. -- Votre passion pour elle, dit la marquise, a commenc en ramassant son mouchoir ; je veux que vous ramassiez ma jarretire. -- De tout mon coeur , dit Candide ; et il la ramassa. Mais je veux que vous me la remettiez , dit la dame ; et Candide la lui remit. Voyez- vous, dit la dame, vous tes tranger, je fais quelquefois languir mes amants de Paris quinze jours, mais je me rends vous ds la premire nuit, parce qu'il faut faire les honneurs de son pays un jeune homme de Westphalie. La belle, ayant aperu deux normes diamants aux deux mains de son jeune tranger, les loua de si bonne foi que des doigts de Candide ils passrent aux doigts de la marquise.

Candide, en s'en retournant avec son abb prigourdin, sentit quelques remords d'avoir fait une infidlit Mlle Cungonde ; monsieur l'abb entra dans sa peine ; il n'avait qu'une lgre part aux cinquante mille livres perdues au jeu par Candide, et la valeur des deux brillants moiti donns, moiti extorqus. Son dessein tait de profiter, autant qu'il le pourrait, des avantages que la connaissance de Candide pouvait lui procurer. Il lui parla beaucoup de Cungonde ; et Candide lui dit qu'il demanderait bien pardon cette belle de son infidlit, quand il la verrait Venise.

Le Prigourdin redoublait de politesse et d'attentions, et prenait un intrt tendre tout ce que Candide disait, tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il voulait faire.

Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous Venise ? -- Oui, monsieur l'abb, dit Candide ; il faut absolument que j'aille trouver Mlle Cungonde. Alors, engag par le plaisir de parler de ce qu'il aimait, il conta, selon son usage, une partie de ses aventures avec cette illustre Westphalienne.

Je crois, dit l'abb, que Mlle Cungonde a bien de l'esprit, et qu'elle crit des lettres charmantes ? -- Je n'en ai jamais reu, dit Candide ; car figurez-vous qu'ayant t chass du chteau pour l'amour d'elle, je ne pus lui crire ; que bientt aprs j'appris qu'elle tait morte, qu'ensuite je la retrouvai, et que je la perdis, et que je lui ai envoy deux mille cinq cents lieues d'ici un exprs dont j'attends la rponse.

L'abb coutait attentivement, et paraissait un peu rveur. Il prit bientt cong des deux trangers, aprs les avoir tendrement embrasss. Le lendemain Candide reut son rveil une lettre conue en ces termes :

Monsieur, mon trs cher amant, il y a huit jours que je suis malade en cette ville ; j'apprends que vous y tes. Je volerais dans vos bras si je pouvais remuer. J'ai su votre passage Bordeaux ; j'y ai laiss le fidle Cacambo et la vieille, qui doivent bientt me suivre. Le gouverneur de Buenos-Ayres a tout pris, mais il me reste votre coeur. Venez, votre prsence me rendra la vie, ou me fera mourir de plaisir.

Cette lettre charmante, cette lettre inespre, transporta Candide d'une joie inexprimable ; et la maladie de sa chre Cungonde l'accabla de douleur. Partag entre ces deux sentiments, il prend son or et ses diamants, et se fait conduire avec Martin l'htel o Mlle Cungonde demeurait. Il entre en tremblant d'motion, son coeur palpite, sa voix sanglote ; il veut ouvrir les rideaux du lit, il veut faire apporter de la lumire. Gardez-vous-en bien, lui dit la suivante, la lumire la tue ; et soudain elle referme le rideau. Ma chre Cungonde, dit Candide en pleurant, comment vous portez-vous ? si vous ne pouvez me voir, parlez-moi du moins. -- Elle ne peut parler , dit la suivante. La dame alors tire du lit une main potele que Candide arrose longtemps de ses larmes, et qu'il remplit ensuite de diamants, en laissant un sac plein d'or sur le fauteuil.

Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l'abb prigourdin et d'une escouade. Voil donc, dit-il, ces deux trangers suspects ? Il les fait incontinent saisir, et ordonne ses braves de les traner en prison. Ce n'est pas ainsi qu'on traite les voyageurs dans le Dorado, dit Candide. -- Je suis plus manichen que jamais, dit Martin. -- Mais, monsieur, o nous menez-vous ? dit Candide. -- Dans un cul de basse-fosse , dit l'exempt.

Martin, ayant repris son sang-froid, jugea que la dame qui se prtendait Cungonde tait une friponne, monsieur l'abb prigourdin un fripon qui avait abus au plus vite de l'innocence de Candide, et l'exempt un autre fripon dont on pouvait aisment se dbarrasser.

Plutt que de s'exposer aux procdures de la justice, Candide, clair par son conseil, et d'ailleurs toujours impatient de revoir la vritable Cungonde, propose l'exempt trois petits diamants d'environ trois mille pistoles chacun. Ah ! monsieur, lui dit l'homme au bton d'ivoire, eussiez-vous commis tous les crimes imaginables, vous tes le plus honnte homme du monde ; trois diamants ! chacun de trois mille pistoles ! Monsieur ! je me ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot. On arrte tous les trangers, mais laissez-moi faire ; j'ai un frre Dieppe en Normandie, je vais vous y mener ; et si vous avez quelque diamant lui donner, il aura soin de vous comme moi-mme.

-- Et pourquoi arrte-t-on tous les trangers ? dit Candide. L'abb prigourdin prit alors la parole et dit : C'est parce qu'un gueux du pays d'Atrbatie a entendu dire des sottises : cela seul lui a fait commettre un parricide, non pas tel que celui de 1610 au mois de mai, mais tel que celui de 1594 au mois de dcembre, et tel que plusieurs autres commis dans d'autres annes et dans d'autres mois par d'autres gueux qui avaient entendu dire des sottises.

L'exempt alors expliqua de quoi il s'agissait. Ah, les monstres ! s'cria Candide ; quoi ! de telles horreurs chez un peuple qui danse et qui chante ! Ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays o des singes agacent des tigres ? J'ai vu des ours dans mon pays ; je n'ai vu des hommes que dans le Dorado. Au nom de Dieu, monsieur l'exempt, menez-moi Venise, o je dois attendre Mlle Cungonde. -- Je ne peux vous mener qu'en Basse-Normandie , dit le barigel. Aussitt il lui fait ter ses fers, dit qu'il s'est mpris, renvoie ses gens et emmne Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre les mains de son frre. Il y avait un petit vaisseau hollandais la rade. Le Normand, l'aide de trois autres diamants, devenu le plus serviable des hommes, embarque Candide et ses gens dans le vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth en Angleterre. Ce n'tait pas le chemin de Venise ; mais Candide croyait tre dlivr de l'enfer, et il comptait bien reprendre la route de Venise la premire occasion.


CHAPITRE VINGT-TROISIME

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CANDIDE ET MARTIN

VONT SUR LES CTES D'ANGLETERRE ;

CE QU'ILS Y VOIENT


Ah, Pangloss ! Pangloss ! Ah, Martin ! Martin ! Ah, ma chre Cungonde ! qu'est-ce que ce monde-ci ? disait Candide sur le vaisseau hollandais. -- Quelque chose de bien fou et de bien abominable, rpondait Martin. -- Vous connaissez l'Angleterre ; y est-on aussi fou qu'en France ? -- C'est une autre espce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu'elles dpensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut, De vous dire prcisment s'il y a plus de gens lier dans un pays que dans un autre, c'est ce que mes faibles lumires ne me permettent pas. Je sais seulement qu'en gnral les gens que nous allons voir sont fort atrabilaires.

En causant ainsi ils abordrent Portsmouth ; une multitude de peuple couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez gros homme qui tait genoux, les yeux bands, sur le tillac d'un des vaisseaux de la flotte ; quatre soldats, posts vis--vis de cet homme, lui tirrent chacun trois balles dans le crne le plus paisiblement du monde, et toute l'assemble s'en retourna extrmement satisfaite. Qu'est-ce donc que tout ceci ? dit Candide, et quel dmon exerce partout son empire ? Il demanda qui tait ce gros homme qu'on venait de tuer en crmonie. C'est un amiral, lui rpondit-on. -- Et pourquoi tuer cet amiral ? -- C'est, lui dit-on, parce qu'il n'a pas fait tuer assez de monde ; il a livr un combat un amiral franais, et on a trouv qu'il n'tait pas assez prs de lui. -- Mais, dit Candide, l'amiral franais tait aussi loin de l'amiral anglais que celui-ci l'tait de l'autre ! -- Cela est incontestable, lui rpliqua-t-on ; mais dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres.

Candide fut si tourdi et si choqu de ce qu'il voyait, et de ce qu'il entendait, qu'il ne voulut pas seulement mettre pied terre, et qu'il fit son march avec le patron hollandais (dt-il le voler comme celui de Surinam) pour le conduire sans dlai Venise.

Le patron fut prt au bout de deux jours. On ctoya la France ; on passa la vue de Lisbonne, et Candide frmit. On entra dans le dtroit et dans la Mditerrane ; enfin on aborda Venise. Dieu soit lou ! dit Candide en embrassant Martin ; c'est ici que je reverrai la belle Cungonde. Je compte sur Cacambo comme sur moi-mme. Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu'il soit possible.


CHAPITRE VINGT-QUATRIME

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DE PAQUETTE ET DE FRRE GIROFLE


Ds qu'il fut Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les cabarets, dans tous les cafs, chez toutes les filles de joie, et ne le trouva point. Il envoyait tous les jours la dcouverte de tous les vaisseaux et de toutes les barques : nulles nouvelles de Cacambo. Quoi ! disait- il Martin, j'ai eu le temps de passer de Surinam Bordeaux, d'aller de Bordeaux Paris, de Paris Dieppe, de Dieppe Portsmouth, de ctoyer le Portugal et l'Espagne, de traverser toute la Mditerrane, de passer quelques mois Venise, et la belle Cungonde n'est point venue ! Je n'ai rencontr au lieu d'elle qu'une drlesse et un abb prigourdin ! Cungonde est morte sans doute, je n'ai plus qu' mourir. Ah ! il valait mieux rester dans le paradis du Dorado que de revenir dans cette maudite Europe. Que vous avez raison, mon cher Martin ! tout n'est qu'illusion et calamit.

Il tomba dans une mlancolie noire, et ne prit aucune part a l'opra alla moda ni aux autres divertissements du carnaval ; pas une dame ne lui donna la moindre tentation. Martin lui dit : Vous tes bien simple, en vrit, de vous figurer qu'un valet mtis, qui a cinq ou six millions dans ses poches, ira chercher votre matresse au bout du monde et vous l'amnera Venise. Il la prendra pour lui, s'il la trouve. S'il ne la trouve pas, il en prendra une autre : je vous conseille d'oublier votre valet Cacambo et votre matresse Cungonde. Martin n'tait pas consolant. La mlancolie de Candide augmenta, et Martin ne cessait de lui prouver qu'il y avait peu de vertu et peu de bonheur sur la terre, except peut-tre dans Eldorado, o personne ne pouvait aller.

En disputant sur cette matire importante, et en attendant Cungonde, Candide aperut un jeune thatin dans la place Saint-Marc, qui tenait sous le bras une fille. Le thatin paraissait frais, potel, vigoureux ; ses yeux taient brillants, son air assur, sa mine haute, sa dmarche fire. La fille tait trs jolie et chantait ; elle regardait amoureusement son thatin, et de temps en temps lui pinait ses grosses joues. Vous m'avouerez du moins, dit Candide Martin, que ces gens-ci sont heureux. Je n'ai trouv jusqu' prsent dans toute la terre habitable, except dans Eldorado, que des infortuns ; mais, pour cette fille et ce thatin, je gage que ce sont des cratures trs heureuses. -- Je gage que non, dit Martin. -- Il n'y a qu' les prier dner, dit Candide, et vous verrez si je me trompe.

Aussitt il les aborde, il leur fait son compliment, et les invite venir son htellerie manger des macaronis, des perdrix de Lombardie, des oeufs d'esturgeon, et boire du vin de Montepulciano, du lacrima-christi, du chypre et du samos. La demoiselle rougit, le thatin accepta la partie, et la fille le suivit en regardant Candide avec des yeux de surprise et de confusion qui furent obscurcis de quelques larmes. peine fut-elle entre dans la chambre de Candide qu'elle lui dit : Eh quoi ! monsieur Candide ne reconnat plus Paquette ! ces mots, Candide, qui ne l'avait pas considre jusque-l avec attention, parce qu'il n'tait occup que de Cungonde, lui dit : Hlas ! ma pauvre enfant, c'est donc vous qui avez mis le docteur Pangloss dans le bel tat o je l'ai vu ?

-- Hlas ! monsieur, c'est moi-mme, dit Paquette ; je vois que vous tes instruit de tout. J'ai su les malheurs pouvantables arrivs toute la maison de madame la baronne et la belle Cungonde. Je vous jure que ma destine n'a gure t moins triste. J'tais fort innocente quand vous m'avez vue. Un cordelier qui tait mon confesseur me sduisit aisment. Les suites en furent affreuses ; je fus oblige de sortir du chteau quelques temps aprs que monsieur le baron vous eut renvoy grands coups de pied dans le derrire. Si un fameux mdecin n'avait pas pris piti de moi, j'tais morte. Je fus quelque temps par reconnaissance la matresse de ce mdecin. Sa femme, qui tait jalouse la rage, me battait tous les jours impitoyablement ; c'tait une furie. Ce mdecin tait le plus laid de tous les hommes, et moi la plus malheureuse de toutes les cratures d'tre battue continuellement pour un homme que je n'aimais pas. Vous savez, monsieur, combien il est dangereux pour une femme acaritre d'tre l'pouse d'un mdecin. Celui-ci, outr des procds de sa femme, lui donna un jour, pour la gurir d'un petit rhume, une mdecine si efficace qu'elle en mourut en deux heures de temps dans des convulsions horribles. Les parents de madame intentrent monsieur un procs criminel ; il prit la fuite, et moi je fus mise en prison. Mon innocence ne m'aurait pas sauve si je n'avais t un peu jolie. Le juge m'largit condition qu'il succderait au mdecin. Je fus bientt supplante par une rivale, chasse sans rcompense, et oblige de continuer ce mtier abominable qui vous parat si plaisant vous autres hommes, et qui n'est pour nous qu'un abme de misres. J'allai exercer la profession Venise. Ah ! monsieur, si vous pouviez vous imaginer ce que c'est que d'tre oblige de caresser indiffremment un vieux marchand, un avocat, un moine, un gondolier, un abb ; d'tre expose toutes les insultes, toutes les avanies ; d'tre souvent rduite emprunter une jupe pour aller se la faire lever par un homme dgotant ; d'tre vole par l'un de ce qu'on a gagn avec l'autre ; d'tre ranonne par les officiers de justice, et de n'avoir en perspective qu'une vieillesse affreuse, un hpital et un fumier, vous concluriez que je suis une des plus malheureuses cratures du monde.

Paquette ouvrait ainsi son coeur au bon Candide, dans un cabinet, en prsence de Martin, qui disait Candide : Vous voyez que j'ai dj gagn la moiti de la gageure.

Frre Girofle tait rest dans la salle manger, et buvait un coup en attendant le dner. Mais, dit Candide Paquette, vous aviez l'air si gai, si content, quand je vous ai rencontre ; vous chantiez, vous caressiez le thatin avec une complaisance naturelle ; vous m'avez paru aussi heureuse que vous prtendez tre infortune. -- Ah ! monsieur, rpondit Paquette, c'est encore l une des misres du mtier. J'ai t hier vole et battue par un officier, et il faut aujourd'hui que je paraisse de bonne humeur pour plaire un moine.

Candide n'en voulut pas davantage ; il avoua que Martin avait raison. On se mit table avec Paquette et le thatin, le repas fut assez amusant, et sur la fin on se parla avec quelque confiance. Mon Pre, dit Candide au moine, vous me paraissez jouir d'une destine que tout le monde doit envier ; la fleur de la sant brille sur votre visage, votre physionomie annonce le bonheur ; vous avez une trs jolie fille pour votre rcration, et vous paraissez trs content de votre tat de thatin.

-- Ma foi, monsieur, dit frre Girofle, je voudrais que tous les thatins fussent au fond de la mer. J'ai t tent cent fois de mettre le feu au couvent, et d'aller me faire turc. Mes parents me forcrent l'ge de quinze ans d'endosser cette dtestable robe, pour laisser plus de fortune un maudit frre an que Dieu confonde ! La jalousie, la discorde, la rage, habitent dans le couvent. Il est vrai que j'ai prch quelques mauvais sermons qui m'ont valu un peu d'argent, dont le prieur me vole la moiti : le reste me sert entretenir des filles ; mais, quand je rentre le soir dans le monastre, je suis prt de me casser la tte contre les murs du dortoir ; et tous mes confrres sont dans le mme cas.

Martin se tournant vers Candide avec son sang-froid ordinaire : Eh bien ! lui dit-il, n'ai-je pas gagn la gageure tout entire ? Candide donna deux mille piastres Paquette et mille piastres frre Girofle. Je vous rponds, dit-il, qu'avec cela ils seront heureux. -- Je n'en crois rien du tout, dit Martin ; vous les rendrez peut-tre avec ces piastres beaucoup plus malheureux encore. -- Il en sera ce qui pourra, dit Candide ; mais une chose me console, je vois qu'on retrouve souvent les gens qu'on ne croyait jamais retrouver ; il se pourra bien faire qu'ayant rencontr mon mouton rouge et Paquette, je rencontre aussi Cungonde. -- Je souhaite, dit Martin, qu'elle fasse un jour votre bonheur ; mais c'est de quoi je doute fort. -- Vous tes bien dur, dit Candide. -- C'est que j'ai vcu, dit Martin.

-- Mais regardez ces gondoliers, dit Candide ; ne chantent-ils pas sans cesse ? -- Vous ne les voyez pas dans leur mnage, avec leurs femmes et leurs marmots d'enfants, dit Martin. Le doge a ses chagrins, les gondoliers ont les leurs. Il est vrai qu' tout prendre le sort d'un gondolier est prfrable celui d'un doge ; mais je crois la diffrence si mdiocre que cela ne vaut pas la peine d'tre examin.

-- On parle, dit Candide, du snateur Pococurant qui demeure dans ce beau palais sur la Brenta, et qui reoit assez bien les trangers. On prtend que c'est un homme qui n'a jamais eu de chagrin. -- Je voudrais voir une espce si rare , dit Martin. Candide aussitt fit demander au seigneur Pococurant la permission de venir le voir le lendemain.


CHAPITRE VINGT-CINQUIME

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VISITE CHEZ LE SEIGNEUR POCOCURANT,

NOBLE VNITIEN


Candide et Martin allrent en gondole sur la Brenta et arrivrent au palais du noble Pococurant. Les jardins taient bien entendus, et orns de belles statues de marbre ; le palais, d'une belle architecture. Le matre du logis, homme de soixante ans, fort riche, reut trs poliment les deux curieux, mais avec trs peu d'empressement, ce qui dconcerta Candide et ne dplut point Martin.

D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du chocolat qu'elles firent trs bien mousser. Candide ne put s'empcher de les louer sur leur beaut, sur leur bonne grce et sur leur adresse. Ce sont d'assez bonnes cratures, dit le snateur Pococurant ; je les fais quelquefois coucher dans mon lit, car je suis bien las des dames de la ville, de leurs coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises, et des sonnets qu'il faut faire ou commander pour elles ; mais, aprs tout, ces deux filles commencent fort m'ennuyer.

Candide, aprs le djeuner, se promenant dans une longue galerie, fut surpris de la beaut des tableaux. Il demanda de quel matre taient les deux premiers. Ils sont de Raphal, dit le snateur ; je les achetai fort cher par vanit il y a quelques annes ; on dit que c'est ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout : la couleur en est trs rembrunie ; les figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez ; les draperies ne ressemblent en rien une toffe ; en un mot, quoi qu'on en dise, je ne trouve point l une imitation vraie de la nature. Je n'aimerai un tableau que quand je croirai voir la nature elle- mme : il n'y en a point de cette espce. J'ai beaucoup de tableaux mais je ne les regarde plus.

Pococurant, en attendant le dner, se fit donner un concerto. Candide trouva la musique dlicieuse. Ce bruit, dit Pococurant, peut amuser une demi-heure ; mais, s'il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer. La musique aujourd'hui n'est plus que l'art d'excuter des choses difficiles, et ce qui n'est que difficile ne plat point la longue.

J'aimerais peut-tre mieux l'opra, si on n'avait pas trouv le secret d'en faire un monstre qui me rvolte. Ira voir qui voudra de mauvaises tragdies en musique, o les scnes ne sont faites que pour amener, trs mal propos, deux ou trois chansons ridicules qui font valoir le gosier d'une actrice ; se pmera de plaisir qui voudra, ou qui pourra, en voyant un chtr fredonner le rle de Csar et de Caton et se promener d'un air gauche sur des planches ; pour moi, il y a longtemps que j'ai renonc ces pauvrets, qui font aujourd'hui la gloire de l'Italie, et que des souverains payent si chrement. Candide disputa un peu, mais avec discrtion. Martin fut entirement de l'avis du snateur.

On se mit table, et aprs un excellent dner, on entra dans la bibliothque. Candide, en voyant un Homre magnifiquement reli, loua l'illustrissime sur son bon got. Voil, dit- il, un livre qui faisait les dlices du grand Pangloss, le meilleur philosophe de l'Allemagne. -- Il ne fait pas les miennes, dit froidement Pococurant ; on me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir en le lisant ; mais cette rptition continuelle de combats qui se ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien faire de dcisif, cette Hlne qui est le sujet de la guerre, et qui peine est une actrice de la pice ; cette Troie qu'on assige et qu'on ne prend point, tout cela me causait le plus mortel ennui. J'ai demand quelquefois des savants s'ils s'ennuyaient autant que moi cette lecture. Tous les gens sincres m'ont avou que le livre leur tombait des mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothque, comme un monument de l'antiquit, et comme ces mdailles rouilles qui ne peuvent tre de commerce.

-- Votre Excellence ne pense pas ainsi de Virgile ? dit Candide. -- Je conviens, dit Pococurant, que le second, le quatrime et le sixime livre de son nide sont excellents ; mais pour son pieux ne, et le fort Cloanthe, et l'ami Achates, et le petit Ascanius, et l'imbcile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et l'insipide Lavinia, je ne crois pas qu'il y ait rien de si froid et de plus dsagrable. J'aime mieux le Tasse et les contes dormir debout de l'Arioste. -- Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n'avez pas un grand plaisir lire Horace ? -- Il y a des maximes, dit Pococurant, dont un homme du monde peut faire son profit, et qui, tant resserres dans des vers nergiques, se gravent plus aisment dans la mmoire. Mais je me soucie fort peu de son voyage Brindes, et de sa description d'un mauvais dner, et de la querelle des crocheteurs entre je ne sais quel Pupilus, dont les paroles, dit-il, taient pleines de pus, et un autre dont les paroles taient du vinaigre. Je n'ai lu qu'avec un extrme dgot ses vers grossiers contre des vieilles et contre des sorcires ; et je ne vois pas quel mrite il peut y avoir dire son ami Mcenas que, s'il est mis par lui au rang des potes lyriques, il frappera les astres de son front sublime. Les sots admirent tout dans un auteur estim. Je ne lis que pour moi ; je n'aime que ce qui est mon usage. Candide, qui avait t lev ne jamais juger de rien par lui-mme, tait fort tonn de ce qu'il entendait ; et Martin trouvait la faon de penser de Pococurant assez raisonnable.

Oh ! voici un Cicron, dit Candide ; pour ce grand homme-l, je pense que vous ne vous lassez point de le lire ? -- Je ne le lis jamais, rpondit le Vnitien. Que m'importe qu'il ait plaid pour Rabirius ou pour Cluentius ? J'ai bien assez des procs que je juge ; je me serais mieux accommod de ses oeuvres philosophiques ; mais, quand j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais autant que lui, et que je n'avais besoin de personne pour tre ignorant.

-- Ah ! voil quatre-vingts volumes de recueils d'une acadmie des sciences, s'cria Martin ; il se peut qu'il y ait l du bon. -- Il y en aurait, dit Pococurant, si un seul des auteurs de ces fatras avait invent seulement l'art de faire des pingles ; mais il n'y a dans tous ces livres que de vains systmes et pas une seule chose utile.

-- Que de pices de thtre je vois l ! dit Candide ; en italien, en espagnol, en franais ! -- Oui, dit le snateur, il y en a trois mille, et pas trois douzaines de bonnes. Pour ces recueils de sermons, qui tous ensemble ne valent pas une page de Snque, et tous ces gros volumes de thologie, vous pensez bien que je ne les ouvre jamais, ni moi ni personne.

Martin aperut des rayons chargs de livres anglais. Je crois, dit-il, qu'un rpublicain doit se plaire la plupart de ces ouvrages, crits si librement. -- Oui, rpondit Pococurant, il est beau d'crire ce qu'on pense ; c'est le privilge de l'homme. Dans toute notre Italie, on n'crit que ce qu'on ne pense pas ; ceux qui habitent la patrie des Csars et des Antonins n'osent avoir une ide sans la permission d'un jacobin. Je serais content de la libert qui inspire les gnies anglais si la passion et l'esprit de parti ne corrompaient pas tout ce que cette prcieuse libert a d'estimable.

Candide, apercevant un Milton, lui demanda s'il ne regardait pas cet auteur comme un grand homme. Qui ? dit Pococurant, ce barbare qui fait un long commentaire du premier chapitre de la Gense en dix livres de vers durs ? ce grossier imitateur des Grecs, qui dfigure la cration, et qui, tandis que Mose reprsente l'tre ternel produisant le monde par la parole, fait prendre un grand compas par le Messiah dans une armoire du ciel pour tracer son ouvrage ? Moi, j'estimerais celui qui a gt l'enfer et le diable du Tasse ; qui dguise Lucifer tantt en crapaud, tantt en pygme ; qui lui fait rebattre cent fois les mmes discours ; qui le fait disputer sur la thologie ; qui, en imitant srieusement l'invention comique des armes feu de l'Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables ? Ni moi, ni personne en Italie, n'a pu se plaire toutes ces tristes extravagances. Le mariage du pch et de la mort et les couleuvres dont le pch accouche font vomir tout homme qui a le got un peu dlicat, et sa longue description d'un hpital n'est bonne que pour un fossoyeur. Ce pome obscur, bizarre et dgotant, fut mpris sa naissance ; je le traite aujourd'hui comme il fut trait dans sa patrie par les contemporains. Au reste, je dis ce que je pense, et je me soucie fort peu que les autres pensent comme moi. Candide tait afflig de ces discours ; il respectait Homre, il aimait un peu Milton. Hlas ! dit-il tout bas Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci n'ait un souverain mpris pour nos potes allemands. -- Il n'y aurait pas grand mal cela, dit Martin. -- Oh, quel homme suprieur ! disait encore Candide entre ses dents, quel grand gnie que ce Pococurant ! rien ne peut lui plaire.

Aprs avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils descendirent dans le jardin. Candide en loua toutes les beauts. Je ne sais rien de si mauvais got, dit le matre : nous n'avons ici que des colifichets ; mais je vais ds demain en faire planter un d'un dessin plus noble.

Quand les deux curieux eurent pris cong de Son Excellence : Or , dit Candide Martin, vous conviendrez que voil le plus heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu'il possde. -- Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu'il est dgot de tout ce qu'il possde ? Platon a dit, il y a longtemps, que les meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les aliments. -- Mais, dit Candide, n'y a-t-il pas du plaisir tout critiquer, sentir des dfauts o les autres hommes croient voir des beauts ? -- C'est--dire, reprit Martin, qu'il y a du plaisir n'avoir pas de plaisir ? -- Oh bien ! dit Candide, il n'y a donc d'heureux que moi, quand je reverrai Mlle Cungonde. -- C'est toujours bien fait d'esprer , dit Martin.

Cependant les jours, les semaines s'coulaient ; Cacambo ne revenait point, et Candide tait si abm dans sa douleur qu'il ne fit pas mme rflexion que Paquette et frre Girofle n'taient pas venus seulement le remercier.


CHAPITRE VINGT-SIXIME

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D'UN SOUPER QUE CANDIDE

ET MARTIN FIRENT AVEC SIX TRANGERS,

ET QUI ILS TAIENT


Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre table avec les trangers qui logeaient dans la mme htellerie, un homme visage couleur de suie l'aborda par-derrire, et, le prenant par le bras, lui dit : Soyez prt partir avec nous, n'y manquez pas. Il se retourne, et voit Cacambo. Il n'y avait que la vue de Cungonde qui pt l'tonner et lui plaire davantage. Il fut sur le point de devenir fou de joie. Il embrasse son cher ami. Cungonde est ici, sans doute, o est-elle ? Mne-moi vers elle, que je meure de joie avec elle. -- Cungonde n'est point ici, dit Cacambo, elle est Constantinople. -- Ah, Ciel ! Constantinople ! mais, ft-elle la Chine, j'y vole, partons. -- Nous partirons aprs souper, reprit Cacambo, je ne peux vous en dire davantage ; je suis esclave, mon matre m'attend ; il faut que j'aille le servir table : ne dites mot ; soupez et tenez-vous prt.

Candide, partag entre la joie et la douleur, charm d'avoir revu son agent fidle, tonn de le voir esclave, plein de l'ide de retrouver sa matresse, le coeur agit, l'esprit boulevers, se mit table avec Martin, qui voyait de sang-froid toutes ces aventures, et avec six trangers qui taient venus passer le carnaval Venise.

Cacambo, qui versait boire l'un de ces six trangers, s'approcha de l'oreille de son matre, sur la fin du repas, et lui dit : Sire, Votre Majest partira quand elle voudra, le vaisseau est prt. Ayant dit ces mots, il sortit. Les convives, tonns, se regardaient sans profrer une seule parole, lorsqu'un autre domestique, s'approchant de son matre, lui dit : Sire, la chaise de Votre Majest est Padoue, et la barque est prte. Le matre fit un signe, et le domestique partit. Tous les convives se regardrent encore, et la surprise commune redoubla. Un troisime valet, s'approchant aussi d'un troisime tranger, lui dit : Sire, croyez-moi, Votre Majest ne doit pas rester ici plus longtemps : je vais tout prparer ; et aussitt il disparut.

Candide et Martin ne doutrent pas alors que ce ne ft une mascarade du carnaval. Un quatrime domestique dit au quatrime matre : Votre Majest partira quand elle voudra , et sortit comme les autres. Le cinquime valet en dit autant au cinquime matre. Mais le sixime valet parla diffremment au sixime tranger, qui tait auprs de Candide ; il lui dit : Ma foi, Sire, on ne veut plus faire crdit Votre Majest, ni moi non plus ; et nous pourrions bien tre coffrs cette nuit, vous et moi : je vais pourvoir mes affaires ; adieu.

Tous les domestiques ayant disparu, les six trangers, Candide et Martin demeurrent dans un profond silence. Enfin Candide le rompit. Messieurs, dit-il, voil une singulire plaisanterie : pourquoi tes-vous tous rois ? Pour moi, )e vous avoue que ni moi ni Martin nous ne le sommes.

Le matre de Cacambo prit alors gravement la parole, et dit en italien : Je ne suis point plaisant, je m'appelle Achmet III. J'ai t grand sultan plusieurs annes ; je dtrnai mon frre ; mon neveu m'a dtrn ; on a coup le cou mes vizirs ; j'achve ma vie dans le vieux srail ; mon neveu le grand sultan Mahmoud me permet de voyager quelquefois pour ma sant, et je suis venu passer le carnaval Venise.

Un jeune homme qui tait auprs d'Achmet parla aprs lui, et dit : Je m'appelle Ivan ; j'ai t empereur de toutes les Russies ; j'ai t dtrn au berceau ; mon pre et ma mre ont t enferms ; on m'a lev en prison ; j'ai quelquefois la permission de voyager, accompagn de ceux qui me gardent, et je suis venu passer le carnaval Venise.

Le troisime dit : Je suis Charles-douard, roi d'Angleterre ; mon pre m'a cd ses droits au royaume ; j'ai combattu pour les soutenir ; on a arrach le coeur huit cents de mes partisans, et on leur en a battu les joues. J'ai t mis en prison ; je vais Rome faire une visite au roi mon pre, dtrn ainsi que moi et mon grand-pre, et je suis venu passer le carnaval Venise.

Le quatrime prit alors la parole et dit : Je suis roi des Polaques ; le sort de la guerre m'a priv de mes tats hrditaires ; mon pre a prouv les mmes revers ; je me rsigne la Providence comme le sultan Achmet, l'empereur Ivan et le roi Charles-douard, qui Dieu donne une longue vie, et je suis venu passer le carnaval Venise.

Le cinquime dit : Je suis aussi roi des Polaques ; j'ai perdu mon royaume deux fois ; mais la Providence m'a donn un autre tat, dans lequel j'ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates ensemble n'en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule ; je me rsigne aussi la Providence, et je suis venu passer le carnaval Venise.

Il restait au sixime monarque parler. Messieurs, dit-il, je ne suis pas si grand seigneur que vous ; mais enfin j'ai t roi tout comme un autre. Je suis Thodore ; on m'a lu roi en Corse ; on m'a appel Votre Majest, et prsent, peine m'appelle-t-on Monsieur. J'ai fait frapper de la monnaie, et je ne possde pas un denier ; j'ai eu deux secrtaires d'tat, et j'ai peine un valet ; je me suis vu sur un trne, et j'ai longtemps t Londres en prison, sur la paille. J'ai bien peur d'tre trait de mme ici, quoique je sois venu comme Vos Majests passer le carnaval Venise.

Les cinq autres rois coutrent ce discours avec une noble compassion. Chacun d'eux donna vingt sequins au roi Thodore pour avoir des habits et des chemises ; et Candide lui fit prsent d'un diamant de deux mille sequins. Quel est donc, disaient les cinq rois, ce simple particulier qui est en tat de donner cent fois autant que chacun de nous, et qui le donne ?

Dans l'instant qu'on sortait de table, il arriva dans la mme htellerie quatre altesses srnissimes qui avaient aussi perdu leurs tats par le sort de la guerre, et qui venaient passer le reste du carnaval Venise. Mais Candide ne prit pas seulement garde ces nouveaux venus. Il n'tait occup que d'aller trouver sa chre Cungonde Constantinople.


CHAPITRE VINGT-SEPTIME

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VOYAGE DE CANDIDE CONSTANTINOPLE


Le fidle Cacambo avait dj obtenu du patron turc qui allait reconduire le sultan Achmet Constantinople qu'il recevrait Candide et Martin sur son bord. L'un et l'autre s'y rendirent aprs s'tre prosterns devant Sa misrable Hautesse. Candide, chemin faisant, disait Martin : Voil pourtant six rois dtrns, avec qui nous avons soup, et encore dans ces six rois il y en a un qui j'ai fait l'aumne. Peut-tre y a-t-il beaucoup d'autres princes plus infortuns. Pour moi, je n'ai perdu que cent moutons, et je vole dans les bras de Cungonde. Mon cher Martin, encore une fois, Pangloss avait raison : tout est bien. -- Je le souhaite, dit Martin. -- Mais, dit Candide, voil une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue Venise. On n'avait jamais vu ni ou conter que six rois dtrns soupassent ensemble au cabaret. -- Cela n'est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses qui nous sont arrives. Il est trs commun que des rois soient dtrns ; et l'gard de l'honneur que nous avons eu de souper avec eux, c'est une bagatelle qui ne mrite pas notre attention.

peine Candide fut-il dans le vaisseau qu'il sauta au cou de son ancien valet, de son ami Cacambo. Eh bien ! lui dit-il, que fait Cungonde ? Est-elle toujours un prodige de beaut ? M'aime-t-elle toujours ? Comment se porte-t-elle ? Tu lui as sans doute achet un palais Constantinople ?

-- Mon cher matre, rpondit Cacambo, Cungonde lave les cuelles sur le bord de la Propontide, chez un prince qui a trs peu d'cuelles ; elle est esclave dans la maison d'un ancien souverain nomm Ragotski, qui le Grand Turc donne trois cus par jour dans son asile ; mais ce qui est bien plus triste, c'est qu'elle a perdu sa beaut et qu'elle est devenue horriblement laide. -- Ah ! belle ou laide, dit Candide, je suis honnte homme, et mon devoir est de l'aimer toujours. Mais comment peut-elle tre rduite un tat si abject avec les cinq ou six millions que tu avais apports ? -- Bon, dit Cacambo, ne m'en a-t-il pas fallu donner deux millions au seor don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza, gouverneur de Buenos-Ayres, pour avoir la permission de reprendre mademoiselle Cungonde ? Et un pirate ne nous a-t-il pas bravement dpouills de tout le reste ? Ce pirate ne nous a-t-il pas mens au cap de Matapan, Milo, Nicarie, Samos, Petra, aux Dardanelles, Marmora, Scutari ? Cungonde et la vieille servent chez ce prince dont je vous ai parl, et moi je suis esclave du sultan dtrn. -- Que d'pouvantables calamits enchanes les unes aux autres ! dit Candide. Mais, aprs tout, j'ai encore quelques diamants ; je dlivrerai aisment Cungonde. C'est bien dommage qu'elle soit devenue si laide.

Ensuite, se tournant vers Martin : Qui pensez-vous, dit-il, qui soit le plus plaindre, de l'empereur Achmet, de l'empereur Ivan, du roi Charles-douard, ou de moi ? -- Je n'en sais rien, dit Martin ; il faudrait que je fusse dans vos coeurs pour le savoir. -- Ah ! dit Candide, si Pangloss tait ici, il le saurait et nous l'apprendrait. -- Je ne sais, dit Martin, avec quelles balances votre Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes et apprcier leurs douleurs. Tout ce que je prsume, c'est qu'il y a des millions d'hommes sur la terre cent fois plus plaindre que le roi Charles-douard, l'empereur Ivan et le sultan Achmet. -- Cela pourrait bien tre , dit Candide.

On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire. Candide commena par racheter Cacambo fort cher, et, sans perdre de temps, il se jeta dans une galre, avec ses compagnons, pour aller sur le rivage de la Propontide chercher Cungonde, quelque laide qu'elle pt tre.

Il y avait dans la chiourme deux forats qui ramaient fort mal, et qui le levanti patron appliquait de temps en temps quelques coups de nerf de boeuf sur leurs paules nues ; Candide, par un mouvement naturel, les regarda plus attentivement que les autres galriens et s'approcha d'eux avec piti. Quelques traits de leurs visages dfigurs lui parurent avoir un peu de ressemblance avec Pangloss et avec ce malheureux jsuite, ce baron, ce frre de Mlle Cungonde. Cette ide l'mut et l'attrista. Il les considra encore plus attentivement. En vrit, dit-il Cacambo, si je n'avais pas vu pendre matre Pangloss, et si je n'avais pas eu le malheur de tuer le baron, je croirais que ce sont eux qui rament dans cette galre.

Au nom du baron et de Pangloss les deux forats poussrent un grand cri, s'arrtrent sur leur banc et laissrent tomber leurs rames. Le levanti patron accourait sur eux, et les coups de nerf de boeuf redoublaient. Arrtez, arrtez, Seigneur, s'cria Candide, je vous donnerai tant d'argent que vous voudrez. -- Quoi ! c'est Candide ! disait l'un des forats. -- Quoi ! c'est Candide ! disait l'autre. -- Est-ce un songe ? dit Candide ; veill-je ? suis-je dans cette galre ? Est-ce l monsieur le baron que j'ai tu ? Est-ce l matre Pangloss que j'ai vu pendre ?

-- C'est nous-mmes, c'est nous-mmes, rpondaient-ils. -- Quoi ! c'est l ce grand philosophe ? disait Martin.

-- Eh ! Monsieur le levanti patron, dit Candide, combien voulez-vous d'argent pour la ranon de M. de Thunder-ten-tronckh, un des premiers barons de l'Empire, et de M. Pangloss, le plus profond mtaphysicien d'Allemagne ? -- Chien de chrtien, rpondit le levanti patron, puisque ses deux chiens de forats chrtiens sont des barons et des mtaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignit dans leurs pays, tu m'en donneras cinquante mille sequins. -- Vous les aurez, monsieur, ramenez-moi comme un clair Constantinople, et vous serez pay sur-le-champ. Mais non, menez-moi chez Mlle Cungonde. Le levanti patron, sur la premire offre de Candide, avait dj tourn la proue vers la ville, et il faisait ramer plus vite qu'un oiseau ne fend les airs.

Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss. Et comment ne vous ai-je pas tu, mon cher baron ? et mon cher Pangloss, comment tes-vous en vie aprs avoir t pendu ? et pourquoi tes-vous tous deux aux galres en Turquie ? Est-il bien vrai que ma chre soeur soit dans ce pays ? disait le baron. -- Oui, rpondait Cacambo. -- Je revois donc mon cher Candide , s'criait Pangloss. Candide leur prsentait Martin et Cacambo. Ils s'embrassaient tous, ils parlaient tous la fois. La galre volait, ils taient dj dans le port. On fit venir un Juif, qui Candide vendit pour cinquante mille sequins un diamant de la valeur de cent mille, et qui lui jura par Abraham qu'il n'en pouvait donner davantage. Il paya incontinent la ranon du baron et de Pangloss. Celui-ci se jeta aux pieds de son librateur et les baigna de larmes ; l'autre le remercia par un signe de tte, et lui promit de lui rendre cet argent la premire occasion. Mais est-il bien possible que ma soeur soit en Turquie ? disait-il. -- Rien n'est si possible, reprit Cacambo, puis qu'elle cure la vaisselle chez un prince de Transylvanie. On fit aussitt venir deux Juifs ; Candide vendit encore des diamants ; et ils repartirent tous dans une autre galre pour aller dlivrer Cungonde.


CHAPITRE VINGT-HUITIME

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CE QUI ARRIVA CANDIDE, CUNGONDE,

PANGLOSS, MARTIN, ETC.


Pardon, encore une fois, dit Candide au baron ; pardon, mon Rvrend Pre, de vous avoir donn un grand coup d'pe au travers du corps. -- N'en parlons plus, dit le baron ; je fus un peu trop vif, je l'avoue ; mais, puisque vous voulez savoir par quel hasard vous m'avez vu aux galres, je vous dirai qu'aprs avoir t guri de ma blessure par le frre apothicaire du collge, je fus attaqu et enlev par un parti espagnol ; on me mit en prison Buenos-Ayres dans le temps que ma soeur venait d'en partir. Je demandai retourner Rome auprs du pre gnral. Je fus nomm pour aller servir d'aumnier Constantinople auprs de M. l'ambassadeur de France. Il n'y avait pas huit jours que j'tais entr en fonctions, quand je trouvai sur le soir un jeune icoglan trs bien fait. Il faisait fort chaud : le jeune homme voulut se baigner ; je pris cette occasion de me baigner aussi. Je ne savais pas que ce ft un crime capital pour un chrtien d'tre trouv tout nu avec un jeune musulman. Un cadi me fit donner cent coups de bton sous la plante des pieds et me condamna aux galres. Je ne crois pas qu'on ait fait une plus horrible injustice. Mais je voudrais bien savoir pourquoi ma soeur est dans la cuisine d'un souverain de Transylvanie rfugi chez les Turcs.

-- Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-il que je vous revoie ? -- Il est vrai, dit Pangloss, que vous m'avez vu pendre ; je devais naturellement tre brl ; mais vous vous souvenez qu'il plut verse lorsqu'on allait me cuire : l'orage fut si violent qu'on dsespra d'allumer le feu ; je fus pendu, parce qu'on ne put mieux faire : un chirurgien acheta mon corps, m'emporta chez lui, et me dissqua. Il me fit d'abord une incision cruciale depuis le nombril jusqu' la clavicule. On ne pouvait pas avoir t plus mal pendu que je l'avais t. L'excuteur des hautes oeuvres de la sainte Inquisition, lequel tait sous-diacre, brlait la vrit les gens merveille, mais il n'tait pas accoutum pendre : la corde tait mouille et glissa mal, elle fut noue ; enfin je respirais encore : l'incision cruciale me fit jeter un si grand cri que mon chirurgien tomba la renverse, et, croyant qu'il dissquait le diable, il s'enfuit en mourant de peur, et tomba encore sur l'escalier en fuyant. Sa femme accourut au bruit, d'un cabinet voisin ; elle me vit sur la table tendu avec mon incision cruciale : elle eut encore plus de peur que son mari, s'enfuit et tomba sur lui. Quand ils furent un peu revenus eux, j'entendis la chirurgienne qui disait au chirurgien : Mon bon, de quoi vous avisez-vous aussi de dissquer un hrtique ? Ne savez-vous pas que le diable est toujours dans le corps de ces gens-l ? Je vais vite chercher un prtre pour l'exorciser. Je frmis ce propos, et je ramassai le peu de forces qui me restaient, pour crier : " Ayez piti de moi ! " Enfin le barbier portugais s'enhardit ; il recousit ma peau ; sa femme mme eut soin de moi ; je fus sur pied au bout de quinze jours. Le barbier me trouva une condition, et me fit laquais d'un chevalier de Malte qui allait Venise ; mais mon matre n'ayant pas de quoi me payer, je me mis au service d'un marchand vnitien, et je le suivis Constantinople.

Un jour il me prit fantaisie d'entrer dans une mosque ; il n'y avait qu'un vieil iman et une jeune dvote trs jolie qui disait ses patentres ; sa gorge tait toute dcouverte : elle avait entre ses deux ttons un beau bouquet de tulipes, de roses, d'anmones, de renoncules, d'hyacinthes et d'oreilles-d'ours ; elle laissa tomber son bouquet ; je le ramassai, et je le lui remis avec un empressement trs respectueux. Je fus si longtemps le lui remettre que l'iman se mit en colre, et voyant que j'tais chrtien, il cria l'aide. On me mena chez le cadi, qui me fit donner cent coups de lattes sur la plante des pieds et m'envoya aux galres. Je fus enchan prcisment dans la mme galre et au mme banc que monsieur le baron. Il y avait dans cette galre quatre jeunes gens de Marseille, cinq prtres napolitains, et deux moines de Corfou, qui nous dirent que de pareilles aventures arrivaient tous les jours. Monsieur le baron prtendait qu'il avait essuy une plus grande injustice que moi ; je prtendais, moi, qu'il tait beaucoup plus permis de remettre un bouquet sur la gorge d'une femme que d'tre tout nu avec un icoglan. Nous disputions sans cesse, et nous recevions vingt coups de nerf de boeuf par jour, lorsque l'enchanement des vnements de cet univers vous a conduit dans notre galre, et que vous nous avez rachets.

-- Eh bien ! mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez t pendu, dissqu, rou de coups, et que vous avez ram aux galres, avez-vous toujours pens que tout allait le mieux du monde ? -- Je suis toujours de mon premier sentiment, rpondit Pangloss, car enfin je suis philosophe : il ne me convient pas de me ddire, Leibnitz ne pouvant pas avoir tort, et l'harmonie prtablie tant d'ailleurs la plus belle chose du monde, aussi bien que le plein et la matire subtile.


CHAPITRE VINGT-NEUVIME

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COMMENT CANDIDE RETROUVA CUNGONDE

ET LA VIEILLE


Pendant que Candide, le baron, Pangloss, Martin et Cacambo contaient leurs aventures, qu'ils raisonnaient sur les vnements contingents ou non contingents de cet univers, qu'ils disputaient sur les effets et les causes, sur le mal moral et sur le mal physique, sur la libert et la ncessit, sur les consolations que l'on peut prouver lorsqu'on est aux galres en Turquie, ils abordrent sur le rivage de la Propontide la maison du prince de Transylvanie. Les premiers objets qui se prsentrent furent Cungonde et la vieille, qui tendaient des serviettes sur des ficelles pour les faire scher.

Le baron plit cette vue. Le tendre amant Candide, en voyant sa belle Cungonde rembrunie, les yeux raills, la gorge sche, les joues rides, les bras rouges et caills, recula trois pas saisi d'horreur, et avana ensuite par bon procd. Elle embrassa Candide et son frre ; on embrassa la vieille : Candide les racheta toutes deux.

Il y avait une petite mtairie dans le voisinage : la vieille proposa Candide de s'en accommoder, en attendant que toute la troupe et une meilleure destine. Cungonde ne savait pas qu'elle tait enlaidie, personne ne l'en avait avertie : elle fit souvenir Candide de ses promesses avec un ton si absolu que le bon Candide n'osa pas la refuser. Il signifia donc au baron qu'il allait se marier avec sa soeur. Je ne souffrirai jamais, dit le baron, une telle bassesse de sa part et une telle insolence de la vtre, cette infamie ne me sera jamais reproche : les enfants de ma soeur ne pourraient entrer dans les chapitres d'Allemagne. Non, jamais ma soeur n'pousera qu'un baron de l'Empire. Cungonde se jeta ses pieds et les baigna de larmes ; il fut inflexible. Matre fou, lui dit Candide, je t'ai rchapp des galres, j'ai pay ta ranon, j'ai pay celle de ta soeur ; elle lavait ici des cuelles, elle est laide, j'ai la bont d'en faire ma femme, et tu prtends encore t'y opposer ! Je te retuerais si j'en croyais ma colre. -- Tu peux me tuer encore, dit le baron, mais tu n'pouseras pas ma soeur de mon vivant.


CHAPITRE TRENTIME

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CONCLUSION


Candide, dans le fond de son coeur, n'avait aucune envie d'pouser Cungonde. Mais l'impertinence extrme du baron le dterminait conclure le mariage, et Cungonde le pressait si vivement qu'il ne pouvait s'en ddire. Il consulta Pangloss, Martin et le fidle Cacambo. Pangloss fit un beau mmoire par lequel il prouvait que le baron n'avait nul droit sur sa soeur, et qu'elle pouvait, selon toutes les lois de l'Empire, pouser Candide de la main gauche. Martin conclut jeter le baron dans la mer. Cacambo dcida qu'il fallait le rendre au levanti patron et le remettre aux galres ; aprs quoi on l'enverrait Rome au pre gnral par le premier vaisseau. L'avis fut trouv fort bon ; la vieille l'approuva ; on n'en dit rien sa soeur ; la chose fut excute pour quelque argent, et on eut le plaisir d'attraper un jsuite et de punir l'orgueil d'un baron allemand.

Il tait tout naturel d'imaginer qu'aprs tant de dsastres, Candide, mari avec sa matresse et vivant avec le philosophe Pangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo et la vieille, ayant d'ailleurs rapport tant de diamants de la patrie des anciens Incas, mnerait la vie du monde la plus agrable ; mais il fut tant friponn par les Juifs qu'il ne lui resta plus rien que sa petite mtairie ; sa femme, devenant tous les jours plus laide, devint acaritre et insupportable ; la vieille tait infirme et fut encore de plus mauvaise humeur que Cungonde. Cacambo, qui travaillait au jardin, et qui allait vendre des lgumes Constantinople, tait excd de travail et maudissait sa destine. Pangloss tait au dsespoir de ne pas briller dans quelque universit d'Allemagne. Pour Martin, il tait fermement persuad qu'on est galement mal partout ; il prenait les choses en patience. Candide, Martin et Pangloss disputaient quelquefois de mtaphysique et de morale. On voyait souvent passer sous les fentres de la mtairie des bateaux chargs d'effendis, de bachas, de cadis, qu'on envoyait en exil Lemnos, Mitylne, Erzeroum. On voyait venir d'autres cadis, d'autres bachas, d'autres effendis, qui prenaient la place des expulss et qui taient expulss leur tour. On voyait des ttes proprement empailles qu'on allait prsenter la Sublime Porte. Ces spectacles faisaient redoubler les dissertations ; et quand on ne disputait pas, l'ennui tait si excessif que la vieille osa un jour leur dire : Je voudrais savoir lequel est le pire, ou d'tre viole cent fois par des pirates ngres, d'avoir une fesse coupe, de passer par les baguettes chez les Bulgares, d'tre fouett et pendu dans un auto-da-f, d'tre dissqu, de ramer en galre, d'prouver enfin toutes les misres par lesquelles nous avons tous pass, ou bien de rester ici ne rien faire ? -- C'est une grande question , dit Candide.

Ce discours fit natre de nouvelles rflexions, et Martin surtout conclut que l'homme tait n pour vivre dans les convulsions de l'inquitude, ou dans la lthargie de l'ennui. Candide n'en convenait pas, mais il n'assurait rien. Pangloss avouait qu'il avait toujours horriblement souffert ; mais ayant soutenu une fois que tout allait merveille, il le soutenait toujours, et n'en croyait rien.

Une chose acheva de confirmer Martin dans ses dtestables principes, de faire hsiter plus que jamais Candide, et d'embarrasser Pangloss. C'est qu'ils virent un jour aborder dans leur mtairie Paquette et le frre Girofle, qui taient dans la plus extrme misre ; ils avaient bien vite mang leurs trois mille piastres, s'taient quitts, s'taient raccommods, s'taient brouills, avaient t mis en prison, s'taient enfuis, et enfin frre Girofle s'tait fait turc. Paquette continuait son mtier partout, et n'y gagnait plus rien. Je l'avais bien prvu, dit Martin Candide, que vos prsents seraient bientt dissips et ne les rendraient que plus misrables. Vous avez regorg de millions de piastres, vous et Cacambo, et vous n'tes pas plus heureux que frre Girofle et Paquette. -- Ah, ah ! dit Pangloss Paquette, le ciel vous ramne donc ici parmi nous, ma pauvre enfant ! Savez-vous bien que vous m'avez cot le bout du nez, un oeil et une oreille ? Comme vous voil faite ! Et qu'est-ce que ce monde ! Cette nouvelle aventure les engagea philosopher plus que jamais.

Il y avait dans le voisinage un derviche trs fameux, qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie ; ils allrent le consulter ; Pangloss porta la parole, et lui dit : Matre, nous venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi trange animal que l'homme a t form.

-- De quoi te mles-tu ? dit le derviche, est-ce l ton affaire ? -- Mais, mon Rvrend Pre, dit Candide, il y a horriblement de mal sur la terre. -- Qu'importe, dit le derviche, qu'il y ait du mal ou du bien ? Quand Sa Hautesse envoie un vaisseau en gypte, s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont leur aise ou non ? -- Que faut-il donc faire ? dit Pangloss. -- Te taire, dit le derviche. -- Je me flattais, dit Pangloss, de raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur des mondes possibles, de l'origine du mal, de la nature de l'me et de l'harmonie prtablie. Le derviche, ces mots, leur ferma la porte au nez.

Pendant cette conversation, la nouvelle s'tait rpandue qu'on venait d'trangler Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et qu'on avait empal plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide et Martin, en retournant la petite mtairie, rencontrrent un bon vieillard qui prenait le frais sa porte sous un berceau d'orangers. Pangloss, qui tait aussi curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu'on venait d'trangler. Je n'en sais rien, rpondit le bonhomme, et je n'ai jamais su le nom d'aucun muphti ni d'aucun vizir. J'ignore absolument l'aventure dont vous me parlez ; je prsume qu'en gnral ceux qui se mlent des affaires publiques prissent quelquefois misrablement, et qu'ils le mritent ; mais je ne m'informe jamais de ce qu'on fait Constantinople ; je me contente d'y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive. Ayant dit ces mots, il fit entrer les trangers dans sa maison : ses deux filles et ses deux fils leur prsentrent plusieurs sortes de sorbets qu'ils faisaient eux-mmes, du kamac piqu d'corces de cdrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du caf de Moka qui n'tait point ml avec le mauvais caf de Batavia et des les. Aprs quoi les deux filles de ce bon musulman parfumrent les barbes de Candide, de Pangloss et de Martin.

Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? -- Je n'ai que vingt arpents, rpondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail loigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice, et le besoin.

Candide, en retournant dans sa mtairie, fit de profondes rflexions sur le discours du Turc. Il dit Pangloss et Martin : Ce bon vieillard me parat s'tre fait un sort bien prfrable celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur de souper. -- Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes : car enfin glon, roi des Moabites, fut assassin par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et perc de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jroboam, fut tu par Baaza ; le roi la, par Zambri ; Ochosias, par Jhu ; Athalia, par Joada ; les rois Joachim, Jchonias, Sdcias, furent esclaves. Vous savez comment prirent Crsus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Perse, Annibal, Jugurtha, Arioviste, Csar, Pompe, Nron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d'Angleterre, douard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri IV ? Vous savez... -- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. -- Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l'homme fut mis dans le jardin d'den, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillt, ce qui prouve que l'homme n'est pas n pour le repos. -- Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable.

Toute la petite socit entra dans ce louable dessein ; chacun se mit exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cungonde tait la vrit bien laide ; mais elle devint une excellente ptissire ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu' frre Girofle qui ne rendt service ; il fut un trs bon menuisier, et mme devint honnte homme ; et Pangloss disait quelquefois Candide : Tous les vnements sont enchans dans le meilleur des mondes possibles ; car enfin, si vous n'aviez pas t chass d'un beau chteau grands coups de pied dans le derrire pour l'amour de Mlle Cungonde, si vous n'aviez pas t mis l'Inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amrique pied, si vous n'aviez pas donn un bon coup d'pe au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cdrats confits et des pistaches. -- Cela est bien dit, rpondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.





------------------------- FIN DU FICHIER candide3 --------------------------------