LIVRE CINQUIÈME[1247:] Nous voici parvenus au dernier acte de la jeunesse, mais nous ne sommes pas encore au dénouement. [1248:] Il nest pas bon que lhomme soit seul, Emile est homme; nous lui avons promis une compagne, il faut la lui donner. Cette compagne est Sophie. En quels lieux est son asile? où la trouverons-nous? Pour la trouver, il la faut connaître. Sachons premièrement ce quelle est, nous jugerons mieux des lieux quelle habite; et quand nous laurons trouvée, encore tout ne sera-t-il pas fait. Puisque notre jeune gentilhomme, dit Locke, est prêt à se marier, il est temps de le laisser auprès de sa maîtresse. Et là-dessus il finit son ouvrage. Pour moi, qui nai pas lhonneur délever un gentilhomme, je me garderai dimiter Locke en cela. [1249:] SOPHIE OU LA FEMME [1250:] Sophie doit être femme comme Emile est homme, cest-à-dire avoir tout ce qui convient à la constitution de son espèce et de son sexe pour remplir sa place dans lordre physique et moral. Commençons donc par examiner les conformités et les différences de son sexe et du nôtre. [1251:] En tout ce qui ne tient pas au sexe, la femme est homme: elle a les mêmes organes, les mêmes besoins, les mêmes facultés; la machine est construite de la même manière, les pièces en sont les mêmes, le jeu de lune est celui de lautre, la figure est semblable; et, sous quelque rapport quon les considère, ils ne diffèrent entre eux que du plus au moins. [1252:] En tout ce qui tient au sexe, la femme et lhomme ont partout des rapports et partout des différences: la difficulté de les comparer vient de celle de déterminer dans la constitution de lun et de lautre ce qui est du sexe et ce qui nen est pas. Par lanatomie comparée, et même à la seule inspection, lon trouve entre eux des différences générales qui paraissent ne point tenir au sexe; elles y tiennent pourtant, mais par des liaisons que nous sommes hors détat dapercevoir: nous ne savons jusquoù ces liaisons peuvent sétendre; la seule chose que nous savons avec certitude est que tout ce quils ont de commun est de lespèce, et que tout ce quils ont de différent est du sexe. Sous ce double point de vue, nous trouvons entre eux tant de rapports et tant doppositions, que cest peut-être une des merveilles de la nature davoir pu faire deux êtres si semblables en les constituant si différemment. [1253:] Ces rapports et ces différences doivent influer sur le moral; cette conséquence est sensible, conforme à lexpérience, et montre la vanité des disputes sur la préférence ou légalité des sexes: comme si chacun des deux, allant aux fins de la nature selon sa destination particulière, nétait pas plus parfait en cela que sil ressemblait davantage à lautre! En ce quils ont de commun ils sont égaux; en ce quils ont de différent ils ne sont pas comparables. Une femme parfaite et un homme parfait ne doivent pas plus se ressembler desprit que de visage,, et la perfection nest pas susceptible de plus et de moins. [1254:] Dans lunion des sexes chacun concourt également à lobjet commun, mais non pas de la même manière. De cette diversité naît la première différence assignable entre les rapports moraux de lun et de lautre. Lun doit être actif et fort, lautre passif et faible: il faut nécessairement que lun veuille et puisse, il suffit que lautre résiste peu. [1255:] Ce principe établi, il sensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à lhomme. Si lhomme doit lui plaire à son tour, cest dune nécessité moins directe: son mérite est dans sa puissance; il plaît par cela seul quil est fort. Ce nest pas ici la loi de lamour, jen conviens; mais cest celle de la nature, antérieure à lamour même. [1256:] Si la femme est faite pour plaire et pour être subjuguée, elle doit se rendre agréable à lhomme au lieu de le provoquer; sa violence à elle est dans ses charmes; cest par eux quelle doit le contraindre à trouver sa force et à en user. Lart le plus sûr danimer cette force est de la rendre nécessaire par la résistance. Alors lamour-propre se joint au désir, et lun triomphe de la victoire que lautre lui fait remporter. De là naissent lattaque et la défense, laudace dun sexe et la timidité de lautre, enfin la modestie et la honte dont la nature arma le faible pour asservir le fort. [1257:] Qui est-ce qui peut penser quelle ait prescrit indifféremment les mêmes avances aux uns et aux autres, et que le premier à former des désirs doive être aussi le premier à les témoigner ? Quelle étrange dépravation de jugement! Lentreprise ayant des conséquences si différentes pour les deux sexes, est-il naturel quils aient la même audace a sy livrer? Comment ne voit-on pas quavec une si grande inégalité dans la mise commune, si la réserve n imposait à lun la modération que la nature impose à lautre, il en résulterait bientôt la ruine de tous deux, et que le genre humain périrait par les moyens établis pour le conserver? Avec la facilité quont les femmes démouvoir les sens des hommes, et daller réveiller au fond de leurs curs les restes dun tempérament presque éteint, sil était quelque malheureux climat sur la terre où la philosophie eût introduit cet usage, surtout dans les pays chauds, où il naît plus de femmes que dhommes, tyrannisés par elles, ils seraient enfin leurs victimes, et se verraient tous traîner à la mort sans quils pussent jamais sen défendre. [1258:] Si les femelles des animaux nont pas la même honte, que sensuit-il? Ont-elles, comme les femmes, les désirs illimités auxquels cette honte sert de frein? Le désir ne vient pour elles quavec le besoin; le besoin satisfait, le désir cesse; elles ne repoussent plus le mâle par feinte, mais tout de bon: elles font tout le contraire de ce que faisait la fille dAuguste; elles ne reçoivent plus de passagers quand le navire a sa cargaison. Même quand elles sont libres, leurs temps de bonne volonté sont courts et bientôt passés; linstinct les pousse et linstinct les arrête. Où sera le supplément de cet instinct négatif dans les femmes, quand vous leur aurez ôté la pudeur? Attendre quelles ne se soudent plus des hommes, cest attendre quils ne soient plus bons à rien. [1259:] LEtre suprême a voulu faire en tout honneur à lespèce humaine: en donnant à lhomme des penchants sans mesure, il lui donne en même temps la loi qui les règle, afin quil soit libre et se commande à lui-même; en le livrant à des passions immodérées, il joint à ces passions la raison pour les gouverner; en livrant la femme à des désirs illimités, il joint à ces désirs la pudeur pour les contenir. Pour surcroît, il ajoute encore une récompense actuelle au bon usage de ses facultés, savoir le goût quon prend aux choses honnêtes lorsquon en fait la règle de ses actions. Tout cela vaut bien, ce me semble, linstinct des bêtes. [1260:] Soit donc que la femelle de lhomme partage ou non ses désirs et veuille ou non les satisfaire, elle le repousse et se défend toujours, mais non pas toujours avec la même force, ni par conséquent avec le même succès. Pour que lattaquant soit victorieux, il faut que lattaqué le permette ou lordonne; car que de moyens adroits natil pas pour forcer lagresseur duser de force! Le plus libre et le plus doux de tous les actes nadmet point de violence réelle, la nature et la raison sy opposent: la nature, en ce quelle a pourvu le plus faible dautant de force quil en faut pour résister quand il lui plaît; la raison, en ce quune violence réelle est non seulement le plus brutal de tous les actes, mais le plus contraire à sa fin, soit parce que lhomme déclare ainsi la guerre à sa compagne, et lautorise à défendre sa personne et sa liberté aux dépens même de la vie de lagresseur, soit parce que la femme seule est juge de létat où elle se trouve, et quun enfant naurait point de père si tout homme en pouvait usurper les droits. [1261:] Voici donc une troisième conséquence de la constitution des sexes, cest que le plus fort soit le maître en apparence, et dépende en effet du plus faible; et cela non par un frivole usage de galanterie, ni par une orgueilleuse générosité de protecteur, mais par une invariable loi de la nature, qui, donnant à la femme plus de facilité dexciter les désirs quà lhomme de les satisfaire, fait dépendre celui-ci, malgré quil en ait, du bon plaisir de lautre, et le contraint de chercher à son tour à lui plaire pour obtenir quelle consente à le laisser être le plus fort. Alors ce quil y a de plus doux pour lhomme dans sa victoire est de douter si cest la faiblesse qui cède à la force, ou si cest la volonté qui se rend; et la ruse ordinaire de la femme est de laisser toujours ce doute entre elle et lui. Lesprit des femmes répond en ceci parfaitement à leur constitution: loin de rougir de leur faiblesse, elles en font gloire: leurs tendres muscles sont sans résistance: elles affectent de ne pouvoir soulever les plus légers fardeaux; elles auraient honte dêtre fortes. Pourquoi cela ? Ce nest pas seulement pour paraître délicates, cest par une précaution plus adroite; elles se ménagent de loin des excuses et le droit dêtre faibles au besoin. [1262:] Le progrès des lumières acquises par nos vices a beaucoup changé sur ce point les anciennes opinions parmi nous, et lon ne parle plus guère de violences depuis quelles sont si peu nécessaires et que les hommes ny croient plus; au lieu quelles sont très communes dans les hautes antiquités grecques et juives, parce que ces mêmes opinions sont dans la simplicité de la nature, et que la seule expérience du libertinage a pu les déraciner. Si lon cite de nos jours moins dactes de violence, ce nest sûrement pas que les hommes soient plus tempérants, mais cest quils ont moins de crédulité, et que telle plainte, qui jadis eût persuadé des peuples simples, ne ferait de nos jours quattirer les ris des moqueurs; on gagne davantage à se taire. Il y a dans le Deutéronome une loi par laquelle une fille abusée était punie avec le séducteur, si le délit avait été commis dans la ville; mais sil avait été commis à la campagne ou dans des lieux écartés, lhomme seul était puni; Car, dit la loi, la fille a crié et na point été entendue. Cette bénigne interprétation apprenait aux filles à ne pas se laisser surprendre en des lieux fréquentés. [1263:] Leffet de ces diversités dopinions sur les murs est sensible. La galanterie moderne en est louvrage. Les hommes, trouvant que leurs plaisirs dépendaient plus de la volonté du beau sexe quils navaient cru, ont captivé cette volonté par des complaisances dont il les a bien dédommagés. [1264:] Voyez comment le physique nous amène insensiblement au moral, et comment de la grossière union des sexes naissent peu à peu les plus douces lois de lamour. Lempire des femmes nest point à elles parce que les hommes lont voulu, mais parce que ainsi le veut la nature: il était à elles avant quelles parussent lavoir. Ce même Hercule, qui crut faire violence aux cinquante filles de Thespius, fut pourtant contraint de filer près dOmphale; et le fort Samson nétait pas si fort que Dalila. Cet empire est aux femmes, et ne peut leur être ôté, même quand elles en abusent: si jamais elles pouvaient le perdre, il y a longtemps quelles lauraient perdu. [1265:] Il ny a nulle parité entre les deux sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle nest mâle quen certains instants, la femelle est femelle toute sa vie, ou du moins toute sa jeunesse; tout la rappelle sans cesse à son sexe, et, pour en bien remplir les fonctions, il lui faut une constitution qui sy rapporte. Il lui faut du ménagement durant sa grossesse; il lui faut du repos dans ses couches; il lui faut une vie molle et sédentaire pour allaiter ses enfants; il lui faut, pour les élever, de la patience et de la douceur, un zèle, une affection que rien ne rebute; elle sert de liaison entre eux et leur père, elle seule les lui fait aimer et lui donne la confiance de les appeler siens. Que de tendresse et de soin ne lui faut-il point pour maintenir dans lunion toute la famille! Et enfin tout cela ne doit pas être des vertus, mais des goûts, sans quoi lespèce humaine serait bientôt éteinte. [1266:] La rigidité des devoirs relatifs des deux sexes nest ni ne peut être la même. Quand la femme se plaint là-dessus de linjuste inégalité quy met lhomme, elle a tort; cette inégalité nest point une institution humaine, ou du moins elle nest point louvrage du préjugé, mais de la raison: cest à celui des deux que la nature a chargé du dépôt des enfants den répondre à lautre. Sans doute il nest permis à personne de violer sa foi, et tout mari infidèle qui prive sa femme du seul prix des austères devoirs de son sexe est un homme injuste et barbare; mais la femme infidèle fait plus, elle dissout la famille et brise tous les liens de la nature; en donnant à lhomme des enfants qui ne sont pas à lui, elle trahit les uns et les autres, elle joint la perfidie à linfidélité. Jai peine à voir quel désordre et quel crime ne tient pas à celui-là. Sil est un état affreux au monde, cest celui dun malheureux père qui, sans confiance en sa femme, nose se livrer aux plus doux sentiments de son cur, qui doute, en embrassant son enfant, sil nembrasse point lenfant dun autre, le gage de son déshonneur, le ravisseur du bien de ses propres enfants. Quest-ce alors que la famille, si ce nest une société dennemis secrets quune femme coupable arme lun contre lautre, en les forçant de feindre de sentraimer? [1267:] Il nimporte donc pas seulement que la femme soit fidèle, mais quelle soit jugée telle par son mari, par ses proches, par tout le monde; il importe quelle soit modeste, attentive, réservée, et quelle porte aux yeux dautrui, comme en sa propre conscience, le témoignage de sa vertu. Enfin sil importe quun père aime ses enfants, il importe quil estime leur mère. Telles sont les raisons qui mettent lapparence même au nombre des devoirs des femmes, et leur rendent lhonneur et la réputation non moins indispensables que la chasteté. De ces principes dérive, avec la différence morale des sexes, un motif nouveau de devoir et de convenance, qui prescrit spécialement aux femmes lattention la plus scrupuleuse sur leur conduite, sur leurs manières, sur leur maintien. Soutenir vaguement que les deux sexes sont égaux, et que leurs devoirs sont les mêmes, cest se perdre en déclamations vaines, cest ne rien dire tant quon ne répondra pas à cela. [1268:] Nest-ce pas une manière de raisonner bien solide, de donner des exceptions pour réponse à des lois générales aussi bien fondées? Les femmes, dites-vous, ne font pas toujours des enfants! Non, mais leur destination propre est den faire. Quoi! parce quil y a dans lunivers une centaine de grandes villes où les femmes, vivant dans la licence, font peu denfants, vous prétendez que létat des femmes est den faire peu! Et que deviendraient vos villes, si les campagnes éloignées, où les femmes vivent plus simplement et plus chastement, ne réparaient la stérilité des dames ? Dans combien de provinces les femmes qui nont fait que quatre ou cinq enfants passent pour peu fécondes? Enfin, que telle ou telle femme fasse peu denfants, quimporte? Létat de la femme est-il moins dêtre mère? et nest-ce pas par des lois générales que la nature et les murs doivent pourvoir à cet état? [1269:] Quand il y aurait entre les grossesses daussi longs intervalles quon le suppose, une femme changera-t-elle ainsi brusquement et alternativement de manière de vivre sans péril et sans risque? Sera-t-elle aujourdhui nourrice et demain guerrière? Changera-t-elle de tempérament et de goûts comme un caméléon de couleurs? Passera-t-elle tout à coup de lombre de la clôture et des soins domestiques aux injures de lair, aux travaux, aux fatigues, aux périls de la guerre? Sera-t-elle tantôt craintive et tantôt brave, tantôt délicate et tantôt robuste? Si les jeunes gens élevés dans Paris ont peine à supporter le métier des armes, des femmes qui nont jamais affronté le soleil, et qui savent à peine marcher, le supporteront-elles après cinquante ans de mollesse? Prendront-elles ce dur métier à lâge où les hommes le quittent? [1270:] Il y a des pays où les femmes accouchent presque sans peine et nourrissent leurs enfants presque sans soin; jen conviens: mais dans ces mêmes pays les hommes vont demi-nus en tout temps, terrassent les bêtes féroces, portent un canot comme un havresac, font des chasses de sept ou huit cents lieues, dorment à lair à plate terre, supportent des fatigues incroyables, et passent plusieurs jours sans manger. Quand les femmes deviennent robustes, les hommes le deviennent encore plus; quand les hommes samollissent, les femmes samollissent davantage; quand les deux termes changent également, la différence reste la même. [1271:] Platon, dans sa République, donne aux femmes les mêmes exercices quaux hommes; je le crois bien. Ayant ôté de son gouvernement les familles particulières, et ne sachant plus que faire des femmes, il se vit forcé de les faire hommes. Ce beau génie avait tout combiné, tout prévu: il allait au-devant dune objection que personne peut-être neût songé à lui faire; mais il a mal résolu celle quon lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté de femmes, dont le reproche tant répété prouve que ceux qui le lui font ne lont jamais lu; je parle de cette promiscuité civile qui confond partout les deux sexes dans les mêmes emplois, dans les mêmes travaux, et ne peut manquer dengendrer les plus intolérables abus; je parle de cette subversion des plus doux sentiments de la nature, immolés à un sentiment artificiel qui ne peut subsister que par eux: comme sil ne fallait pas une prise naturelle pour former des liens de convention! comme si lamour quon a pour ses proches nétait pas le principe de celui quon doit à lEtat! comme si ce n était pas par la petite patrie, qui est la famille, que le cur sattache à la grande! comme si ce nétait pas le bon fils, le bon mari, le bon père, qui font le bon citoyen! [1272:] Dès quune fois il est démontré que lhomme et la femme ne sont ni ne doivent être constitués de même, de caractère ni de tempérament, il sensuit quils ne doivent pas avoir la même éducation. En suivant les directions de la nature, ils doivent agir de concert, mais ils ne doivent pas faire les mêmes choses; la fin des travaux est commune, mais les travaux sont différents, et par conséquent les goûts qui les dirigent. Après avoir tâché de former lhomme naturel, pour ne pas laisser imparfait notre ouvrage, voyons comment doit se former aussi la femme qui convient à cet homme. [1273:] Voulez-vous toujours être bien guidé, suivez toujours les indications de la nature. Tout ce qui caractérise le sexe doit être respecté comme établi par elle. Vous dites sans cesse: les femmes ont tel et tel défaut que nous navons pas. Votre orgueil vous trompe; ce seraient des défauts pour vous, ce sont des qualités pour elles; tout irait moins bien si elles ne les avaient pas. Empêchez ces prétendus défauts de dégénérer, mais gardez-vous de les détruire. [1274:] Les femmes, de leur côté, ne cessent de crier que nous les élevons pour être vaines et coquettes, que nous les amusons sans cesse à des puérilités pour rester plus facilement les maîtres; elles sen prennent à nous des défauts que nous leur reprochons. Quelle folie! Et depuis quand sont-ce les hommes qui se mêlent de léducation des filles ? Qui est-ce qui empêche les mères de les élever comme il leur plaît? Elles nont point de collèges: grand malheur! Eh! plût à Dieu quil ny en eût point pour les garçons! ils seraient plus sensément et plus honnêtement élevés. Force-t-on vos filles à perdre leur temps en niaiseries? Leur fait-on malgré elles passer la moitié de leur vie à leur toilette, à votre exemple? Vous empêche-ton de les instruire et faire instruire à votre gré? Est-ce notre faute si elles nous plaisent quand elles sont belles, si leurs minauderies nous séduisent, si lart quelles apprennent de vous nous attire et nous flatte, si nous aimons à les voir mises avec goût, si nous leur laissons affiler à loisir les armes dont elles nous subjuguent? Eh! prenez le parti de les élever comme des hommes; ils y consentiront de bon cur. Plus elles voudront leur ressembler, moins elles les gouverneront, et cest alors quils seront vraiment les maîtres. [1275:] Toutes les facultés communes aux deux sexes ne leur sont pas également partagées; mais prises en tout, elles se compensent. La femme vaut mieux comme femme et moins comme homme; partout où elle fait valoir ses droits, elle a lavantage; partout où elle veut usurper les nôtres, elle reste au-dessous de nous. On ne peut répondre à cette vérité générale que par des exceptions; constante manière dargumenter des galants partisans du beau sexe. [1276:] Cultiver dans les femmes les qualités de lhomme, et négliger celles qui leur sont propres, cest donc visiblement travailler à leur préjudice. Les rusées le voient trop bien pour en être les dupes; en tâchant dusurper nos avantages, elles nabandonnent pas les leurs; mais il arrive de là que, ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce quils sont incompatibles, elles restent au-dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre, et perdent la moitié de leur prix. Croyez-moi, mère judicieuse, ne faites point de votre fille un honnête homme, comme pour donner un démenti à la nature; faites-en une honnête femme, et soyez sûre quelle en vaudra mieux pour elle et pour nous. [1277:] Sensuit-il quelle doive être élevée dans lignorance de toute chose, et bornée aux seules fonctions du ménage? Lhomme fera-t-il sa servante de sa compagne? Se privera-t-il auprès delle du plus grand charme de la société? Pour mieux lasservir lempêchera-t-il de rien sentir, de rien connaître ? En fera-t-il un véritable automate ? Non, sans doute; ainsi ne la pas dit la nature, qui donne aux femmes un esprit si agréable et si délié; au contraire, elle veut quelles pensent, quelles jugent, quelles aiment, quelles connaissent, quelles cultivent leur esprit comme leur figure; ce sont les armes quelle leur donne pour suppléer à la force qui leur manque et pour diriger la nôtre. Elles doivent apprendre beaucoup de choses, mais seulement celles quil leur convient de savoir. [1278:] Soit que je considère la destination particulière du sexe, soit que jobserve ses penchants, soit que je compte ses devoirs, tout concourt également à mindiquer la forme déducation qui lui convient. La femme et lhomme sont faits lun pour lautre, mais leur mutuelle dépendance nest pas égale: les hommes dépendent des femmes par leurs désirs; les femmes dépendent des hommes et par leurs désirs et par leurs besoins; nous subsisterions plutôt sans elles quelles sans nous. Pour quelles aient le nécessaire, pour quelles soient dans leur état, il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les en estimions dignes; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour leurs enfants, sont à la merci des jugements des hommes: il ne suffit pas quelles soient estimables, il faut quelles soient estimées; il ne leur suffit pas dêtre belles, il faut quelles plaisent; il ne leur suffit pas dêtre sages, il faut quelles soient reconnues pour telles; leur honneur nest pas seulement dans leur conduite, mais dans leur réputation, et il nest pas possible que celle qui consent à passer pour infâme puisse jamais être honnête. Lhomme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même, et peut braver le jugement public; mais la femme, en bien faisant, na fait que la moitié de sa tâche, et ce que lon pense delle ne lui importe pas moins que ce quelle est en effet. Il suit de là que le système de son éducation doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre: lopinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes, et son trône parmi les femmes. [1279:] De la bonne constitution des mères dépend dabord celle des enfants; du soin des femmes dépend la première éducation des hommes; des femmes dépendent encore leurs murs, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs, leur bonheur même. Ainsi toute léducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer deux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce: voilà les devoirs des femmes dans tous les temps, et ce quon doit leur apprendre dès leur enfance. Tant quon ne remontera pas à ce principe, on sécartera du but, et tous les préceptes quon leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre. [1280:] Mais, quoique toute femme veuille plaire aux hommes et doive le vouloir, il y a bien de la différence entre vouloir plaire à lhomme de mérite, à lhomme vraiment aimable, et vouloir plaire à ces petits agréables qui déshonorent leur sexe et celui quils imitent. Ni la nature ni la raison ne peuvent porter la femme à aimer dans les hommes ce qui lui ressemble, et ce nest pas non plus en prenant leurs manières quelle doit chercher à sen faire aimer. [1281:] Lors donc que, quittant le ton modeste et posé de leur sexe, elles prennent les airs de ces étourdis, loin de suivre leur vocation, elles y renoncent; elles sôtent à elles-mêmes les droits quelles pensent usurper. Si nous étions autrement, disent-elles, nous ne plairions point aux hommes. Elles mentent. Il faut être folle pour aimer les fous; le désir dattirer ces gens-là montre le goût de celle qui sy livre. Sil ny avait point dhommes frivoles, elle se presserait den faire; et leurs frivolités sont bien plus son ouvrage que les siennes ne sont le leur. La femme qui aime les vrais hommes, et qui veut leur plaire, prend des moyens assortis à son dessein. La femme est coquette par état; mais sa coquetterie change de forme et dobjet selon ses vues; réglons ces vues sur celles de la nature, la femme aura léducation qui lui convient. [1282:] Les petites filles, presque en naissant, aiment la parure: non contentes dêtre jolies, elles veulent quon les trouve telles: on voit dans leurs petits airs que ce soin les occupe déjà; et à peine sont-elles en état dentendre ce quon leur dit, quon les gouverne en leur parlant de ce quon pensera delles. Il sen faut bien que le même motif très indiscrètement proposé aux petits garçons nait sur eux le même empire. Pourvu quils soient indépendants et quils aient du plaisir, ils se soucient fort peu de ce quon pourra penser deux. Ce nest quà force de temps et de peine quon les assujettit à la même loi. [1283:] De quelque part que vienne aux filles cette première leçon, elle est très bonne. Puisque le corps naît pour ainsi dire avant lâme, la première culture doit être celle du corps: cet ordre est commun aux deux sexes. Mais lobjet de cette culture est différent; dans lun cet objet est le développement des forces, dans lautre il est celui des agréments: non que ces qualités doivent être exclusives dans chaque sexe, lordre seulement est renversé; il faut assez de force aux femmes pour faire tout ce quelles font avec grâce; il faut assez dadresse aux hommes pour faire tout ce quils font avec facilité. [1284:] Par lextrême mollesse des femmes commence celle des hommes. Les femmes ne doivent pas être robustes comme eux, mais pour eux, pour que les hommes qui naîtront delles le soient aussi. En ceci, les couvents, où les pensionnaires ont une nourriture grossière, mais beaucoup débats, de courses, de jeux en plein air et dans des jardins, sont à préférer à la maison paternelle, où une fille, délicatement nourrie, toujours flattée ou tancée, toujours assise sous les yeux de sa mère dans une chambre bien close, nose se lever, ni marcher, ni parler, ni souffler, et na pas un moment de liberté pour jouer, sauter, courir, crier, se livrer à la pétulance naturelle à son âge: toujours ou relâchement dangereux ou sévérité mal entendue; jamais rien selon la raison. Voilà comment on ruine le corps et le cur de la jeunesse. [1285:] Les filles de Sparte sexerçaient, comme les garçons, aux jeux militaires, non pour aller à la guerre, mais pour porter un jour des enfants capables den soutenir les fatigues. Ce nest pas là ce que japprouve: il nest pas nécessaire pour donner des soldats à lEtat que les mères aient porté le mousquet et fait lexercice à la prussienne; mais je trouve quen général léducation grecque était très bien entendue en cette partie. Les jeunes filles paraissaient souvent en public, non pas mêlées avec les garçons, mais rassemblées entre elles. Il ny avait presque pas une fête, pas un sacrifice, pas une cérémonie, où lon ne vît des bandes de filles des premiers citoyens couronnées de fleurs, chantant des hymnes, formant des churs de danses, portant des corbeilles, des vases, des offrandes, et présentant aux sens dépravés des Grecs un spectacle charmant et propre à balancer le mauvais effet de leur indécente gymnastique. Quelque impression que fît cet usage sur les curs des hommes, toujours était-il excellent pour donner au sexe une bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agréables, modérés, salutaires, et pour aiguiser et former son goût par le désir continuel de plaire, sans jamais exposer ses murs. [1286:] Sitôt que ces jeunes personnes étaient mariées, on ne les voyait plus en public; renfermées dans leurs maisons, elles bornaient tous leurs soins à leur ménage et à leur famille. Telle est la manière de vivre que la nature et la raison prescrivent au sexe. Aussi de ces mères-là naissaient les hommes les plus sains, les plus robustes, les mieux faits de la terre; et malgré le mauvais renom de quelques îles, il est constant que de tous les peuples du monde, sans en excepter même les Romains, on nen cite aucun où les femmes aient été à la fois plus sages et plus aimables, et aient mieux réuni les murs à la beauté, que lancienne Grèce. [1287:] On sait que laisance des vêtements qui ne gênaient point le corps contribuait beaucoup à lui laisser dans les deux sexes ces belles proportions quon voit dans leurs statues, et qui servent encore de modèle à lart quand la nature défigurée a cessé de lui en fournir parmi nous. De toutes ces entraves gothiques, de ces multitudes de ligatures qui tiennent de toutes parts nos membres en presse, ils nen avaient pas une seule. Leurs femmes ignoraient lusage de ces corps de baleine par lesquels les nôtres contrefont leur taille plutôt quelles ne la marquent. Je ne puis concevoir que cet abus, poussé en Angleterre à un point inconcevable, ny fasse pas à la fin dégénérer lespèce, et je soutiens même que lobjet dagrément quon se propose en cela est de mauvais goût. Il nest point agréable de voir une femme coupée en deux comme une guêpe; cela choque la vue et fait souffrir limagination. La finesse de la taille a, comme tout le reste, ses proportions, sa mesure, passé laquelle elle est certainement un défaut: ce défaut serait même frappant à lil sur le nu: pourquoi serait-il une beauté sous le vêtement! [1288:] Je nose presser les raisons sur lesquelles les femmes sobstinent à sencuirasser ainsi: un sein qui tombe, un ventre qui grossit, etc., cela déplaît fort, jen conviens, dans une personne de vingt ans, mais cela ne choque plus à trente; et comme il faut en dépit de nous être en tout temps ce quil plaît à la nature, et que lil de lhomme ne sy trompe point, ces défauts sont moins déplaisants à tout âge que la sotte affectation dune petite fille de quarante ans. [1289:] Tout ce qui gêne et contraint la nature est de mauvais goût; cela est vrai des parures du corps comme des ornements de lesprit. La vie, la santé, la raison, le bien-être doivent aller avant tout; la grâce ne va point sans laisance; la délicatesse nest pas la langueur, et il ne faut pas être malsaine pour plaire. On excite la pitié quand on souffre; mais le plaisir et le désir cherchent la fraîcheur de la santé. [1290:] Les enfants des deux sexes ont beaucoup damusements communs, et cela doit être; nen ont-ils pas de même étant grands ? Ils ont aussi des goût propres qui les distinguent. Les garçons cherchent le mouvement et le bruit: des tambours, des sabots, de petits carrosses; les filles aiment mieux ce qui donne dans la vue et sert à lornement: des miroirs, des bijoux, des chiffons, surtout des poupées: la poupée est lamusement spécial de ce sexe; voilà très évidemment son goût déterminé sur sa destination. Le physique de lart de plaire est dans la parure: cest tout ce que des enfants peuvent cultiver de cet art. [1291:] Voyez une petite fille passer la journée autour de sa poupée, lui changer sans cesse dajustement, lhabiller, la déshabiller cent et cent fois, chercher continuellement de nouvelles combinaisons dornements bien ou mal assortis, il nimporte; les doigts manquent dadresse, le goût nest pas formé, mais déjà le penchant se montre; dans cette éternelle occupation le temps coule sans quelle y songe; les heures passent, elle nen sait rien; elle oublie les repas mêmes, elle a plus faim de parure que daliment. Mais, direz-vous, elle pare sa poupée et non sa personne. Sans doute; elle voit sa poupée et ne se voit pas, elle ne peut rien faire pour elle-même, elle nest pas formée, elle na ni talent ni force, elle nest rien encore, elle est toute dans sa poupée, elle y met toute sa coquetterie. Elle ne ly laissera pas toujours, elle attend le moment dêtre sa poupée elle-même. [1292:] Voilà donc un premier goût bien décidé: vous navez quà le suivre et le régler. Il est sûr que la petite voudrait de tout son cur savoir orner sa poupée, faire ses nuds de manche, son fichu, son falbala, sa dentelle; en tout cela on la fait dépendre si durement du bon plaisir dautrui, quil lui serait bien plus commode de tout devoir à son industrie. Ainsi vient la raison des premières leçons quon lui donne: ce ne sont pas des tâches quon lui prescrit, ce sont des bontés quon a pour elle. Et en effet, presque toutes les petites filles apprennent avec répugnance à lire et à écrire; mais, quant à tenir laiguille, cest ce quelles apprennent toujours volontiers. Elles simaginent davance être grandes, et songent avec plaisir que ces talents pourront un jour leur servir à se parer. [1293:] Cette première route ouverte est facile à suivre: la couture, la broderie, la dentelle viennent delles-mêmes. La tapisserie nest plus si fort à leur gré: les meubles sont trop loin delles, ils ne tiennent point à la personne, ils tiennent à dautres opinions. La tapisserie est lamusement des femmes; de jeunes filles ny prendront jamais un fort grand plaisir. [1294:] Ces progrès volontaires sétendront aisément jusquau dessin, car cet art nest pas indifférent à celui de se mettre avec goût: mais je ne voudrais point quon les appliquât au paysage, encore moins à la figure. Des feuillages, des fruits, des fleurs, des draperies, tout ce qui peut servir à donner un contour élégant aux ajustements, et à faire soi-même un patron de broderie quand on nen trouve pas à son gré, cela leur suffit. En général, sil importe aux hommes de borner leurs études à des connaissances dusage, cela importe encore plus aux femmes, parce que la vie de celles-ci, bien que moins laborieuse, étant ou devant être plus assidue à leurs soins, et plus entrecoupée de soins divers, ne leur permet de se livrer par choix à aucun talent au préjudice de leurs devoirs. [1295:] Quoi quen disent les plaisants, le bon sens est également des deux sexes. Les filles en général sont plus dociles que les garçons, et lon doit même user sur elles de plus dautorité, comme je le dirai tout à lheure; mais il ne sensuit pas que lon doive exiger delles rien dont elles ne puissent voir lutilité; lart des mères est de la leur montrer dans tout ce quelles leur prescrivent, et cela est dautant plus aisé, que lintelligence dans les filles est plus précoce que dans les garçons. Cette règle bannit de leur sexe, ainsi que du nôtre, non seulement toutes les études oisives qui naboutissent à rien de bon et ne rendent pas même plus agréables aux autres ceux qui les ont faites, mais même toutes celles dont lutilité nest pas de lâge, et où lenfant ne peut la prévoir dans un âge plus avancé. Si je ne veux pas quon presse un garçon dapprendre à lire, à plus forte raison je ne veux pas quon y force de jeunes filles avant de leur faire bien sentir à quoi sert la lecture; et, dans la manière dont on leur montre ordinairement cette utilité, on suit bien plus sa propre idée que la leur. Après tout, où est la nécessité quune fille sache lire et écrire de si bonne heure? Aura-t-elle si tôt un ménage à gouverner? Il y en a bien peu qui ne fassent plus dabus que dusage de cette fatale science; et toutes sont un peu trop curieuses pour ne pas lapprendre sans quon les y force, quand elles en auront le loisir et loccasion. Peut-être devraient-elles apprendre à chiffrer avant tout; car rien noffre une utilité plus sensible en tout temps, ne demande un plus long usage, et ne laisse tant de prise à lerreur que les comptes. Si la petite navait les cerises de son goûter que par une opération darithmétique, je vous réponds quelle saurait bientôt calculer. [1296:] Je connais une jeune personne qui apprit à écrire plus tôt quà lire, et qui commença décrire avec laiguille avant que décrire avec la plume. De toute lécriture elle ne voulut dabord faire que des O. Elle faisait incessamment des O grands et petits, des O de toutes les tailles, des O les uns dans les autres, et toujours tracés à rebours. Malheureusement un jour quelle était occupée à cet utile exercice, elle se vit dans un miroir; et, trouvant que cette attitude contrainte lui donnait mauvaise grâce, comme une autre Minerve, elle jeta la plume, et ne voulut plus faire des O. Son frère naimait pas plus à écrire quelle; mais ce qui le fâchait était la gêne, et non pas lair quelle lui donnait. On prit un autre tour pour la ramener à lécriture; la petite fille était délicate et vaine, elle nentendait point que son linge servît à ses surs; on le marquait, on ne voulut plus le marquer; il fallut le marquer elle-même: on conçoit le reste du progrès. [1297:] Justifiez toujours les soins que vous imposez aux jeunes filles, mais imposez-leur-en toujours. Loisiveté et lindocilité sont les deux défauts les plus dangereux pour elles, et dont on guérit le moins quand on les a contractés. Les filles doivent être vigilantes et laborieuses; ce nest pas tout: elles doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur, si cen est un pour elles, est inséparable de leur sexe; et jamais elles ne sen délivrent que pour en souffrir de bien plus cruels. Elles seront toute leur vie asservies à la gêne la plus continuelle et la plus sévère, qui est celle des bienséances. Il faut les exercer dabord à la contrainte, afin quelle ne leur coûte jamais rien; à dompter toutes leurs fantaisies, pour les soumettre aux volontés dautrui. Si elles voulaient toujours travailler, on devrait quelquefois les forcer à ne rien faire. La dissipation, la frivolité, linconstance, sont les défauts qui naissent aisément de leurs premiers goûts corrompus et toujours suivis. Pour prévenir cet abus, apprenez-leur surtout à se vaincre. Dans nos insensés établissements, la vie de lhonnête femme est un combat perpétuel contre elle-même; il est juste que ce sexe partage la peine des maux quil nous a causés. [1298:] Empêchez que les filles ne sennuient dans leurs occupations et ne se passionnent dans leurs amusements, comme il arrive toujours dans les éducations vulgaires, où lon met, comme dit Fénelon, tout lennui dun côté et tout le plaisir de lautre. Le premier de ces deux inconvénients naura lieu, si on suit les règles précédentes, que quand les personnes qui seront avec elles leur déplairont. Une petite fille qui aimera sa mère ou sa mie travaillera tout le jour à ses côtés sans ennui; le babil seul la dédommagera de toute sa gêne. Mais, si celle qui la gouverne lui est insupportable, elle prendra dans le même dégoût tout ce quelle fera sous ses yeux. Il est très difficile que celles qui ne se plaisent pas avec leurs mères plus quavec personne au monde puissent un jour tourner à bien; mais, pour juger de leurs vrais sentiments, il faut les étudier, et non pas se fier à ce quelles disent; car elles sont flatteuses, dissimulées, et savent de bonne heure se déguiser. On ne doit pas non plus leur prescrire daimer leur mère; laffection ne vient point par devoir, et ce nest pas ici que sert la contrainte. Lattachement, les soins, la seule habitude, feront aimer la mère de la fille, si elle ne fait rien pour sattirer sa haine. La gêne même où elle la tient, bien dirigée, loin daffaiblir cet attachement, ne fera que laugmenter, parce que la dépendance étant un état naturel aux femmes, les filles se sentent faites pour obéir. [1299:] Par la même raison quelles ont ou doivent avoir peu de liberté, elles portent à lexcès celle quon leur laisse; extrêmes en tout, elles se livrent à leurs jeux avec plus demportement encore que les garçons: cest le second des inconvénients dont je viens de parler. Cet emportement doit être modéré; car il est la cause de plusieurs vices particuliers aux femmes, comme, entre autres, le caprice de lengouement, par lequel une femme se transporte aujourdhui pour tel objet quelle ne regardera pas demain. Linconstance des goûts leur est aussi funeste que leur excès, et lun et lautre leur vient de la même source. Ne leur ôtez pas la gaieté, les ris, le bruit, les folâtres jeux; mais empêchez quelles ne se rassasient de lun pour courir à lautre; ne souffrez pas quun seul instant dans leur vie elles ne connaissent plus de frein. Accoutumez-les à se voir interrompre au milieu de leurs jeux, et ramener à dautres soins sans murmurer. La seule habitude suffit encore en ceci, parce quelle ne fait que seconder la nature. [1300:] Il résulte de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont besoin toute leur vie, puisquelles ne cessent jamais dêtre assujetties ou à un homme, ou aux jugements des hommes, et quil ne leur est jamais permis de se mettre au-dessus de ces jugements. La première et la plus importante qualité dune femme est la douceur: faite pour obéir à un être aussi imparfait que lhomme, souvent si plein de vices, et toujours si plein de défauts, elle doit apprendre de bonne heure à souffrir même linjustice et à supporter les torts dun mari sans se plaindre; ce nest pas pour lui, cest pour elle quelle doit être douce. Laigreur et lopiniâtreté des femmes ne font jamais quaugmenter leurs maux et les mauvais procédés des maris; ils sentent que ce nest pas avec ces armes-là quelles doivent les vaincre. Le ciel ne les fit point insinuantes et persuasives pour devenir acariâtres; il ne les fit point faibles pour être impérieuses; il ne leur donna point une voix si douce pour dire des injures; il ne leur fit point des traits si délicats pour les défigurer par la colère. Quand elles se fâchent, elles soublient: elles ont souvent raison de se plaindre, mais elles ont toujours tort de gronder. Chacun doit garder le ton de son sexe; un mari trop doux peut rendre une femme impertinente; mais, à moins quun homme ne soit un monstre, la douceur dune femme le ramène, et triomphe de lui tôt ou tard. [1301:] Que les filles soient toujours soumises, mais que les mères ne soient pas toujours inexorables. Pour rendre docile une jeune personne, il ne faut pas la rendre malheureuse; pour la rendre modeste, il ne faut pas labrutir; au contraire, je ne serais pas fâché quon lui laissât mettre quelquefois un peu dadresse, non pas à éluder la punition dans sa désobéissance, mais à se faire exempter dobéir. Il nest pas question de lui rendre sa dépendance pénible, il suffit de la lui faire sentir. La ruse est un talent naturel au sexe; et, persuadé que tous les penchants naturels sont bons et droits par eux-mêmes, je suis davis quon cultive celui-là comme les autres: il ne sagit que den prévenir labus. [1302:] Je men rapporte sur la vérité de cette remarque à tout observateur de bonne foi. Je ne veux point quon examine là-dessus les femmes mêmes: nos gênantes institutions peuvent les forcer daiguiser leur esprit. Je veux quon examine les filles, les petites filles, qui ne font pour ainsi dire que de naître: quon les compare avec les petits garçons de même âge; et, si ceux-ci ne paraissent lourds, étourdis, bêtes, auprès delles, jaurai tort incontestablement. Quon me permette un seul exemple pris dans toute la naïveté puérile. [1303:] Il est très commun de défendre aux enfants de rien demander à table; car on ne croit jamais mieux réussir dans leur éducation quen la surchargeant de préceptes inutiles, comme si un morceau de ceci ou de cela n était pas bientôt accordé ou refusé, sans faire mourir sans cesse un pauvre enfant dune convoitise aiguisée par lespérance. Tout le monde sait ladresse dun jeune garçon soumis à cette loi, lequel, ayant été oublié à table, savisa de demander du sel, etc. Je ne dirai pas quon pouvait le chicaner pour avoir demandé directement du sel et indirectement de la viande; lomission était si cruelle, que, quand il eût enfreint ouvertement la loi et dit sans détour quil avait faim, je ne puis croire quon len eût puni. Mais voici comment sy prit, en ma présence, une petite fille de six ans dans un cas beaucoup plus difficile; car, outre quil lui était rigoureusement défendu de demander jamais rien ni directement ni indirectement, la désobéissance neût pas été graciable, puisquelle avait mangé de tous les plats, hormis un seul, dont on avait oublié de lui donner, et quelle convoitait beaucoup. [1304:] Or, pour obtenir quon réparât cet oubli sans quon pût laccuser de désobéissance, elle fit en avançant son doigt la revue de tous les plats, disant tout haut, à mesure quelle les montrait: Jai mangé de ça,jai mangé de ça; mais elle affecta si visiblement de passer sans rien dire celui dont elle navait point mangé, que quelquun sen apercevant lui dit: Et de cela, en avez-vous mangé ? Oh! non, reprit doucement la petite gourmande en baissant les yeux. Je najouterai rien; comparez: ce tour-ci est une ruse de fille, lautre est une ruse de garçon. [1305:] Ce qui est est bien, et aucune loi générale nest mauvaise. Cette adresse particulière donnée au sexe est un dédommagement très équitable de la force quil a de moins; sans quoi la femme ne serait pas la compagne de lhomme, elle serait son esclave: cest par cette supériorité de talent quelle se maintient son égale, et quelle le gouverne en lui obéissant. La femme a tout contre elle, nos défauts, sa timidité, sa faiblesse; elle na pour elle que son art et sa beauté. Nest-il pas juste quelle cultive lun et lautre? Mais la beauté nest pas générale; elle périt par mille accidents, elle passe avec les années; lhabitude en détruit leffet. Lesprit seul est la véritable ressource du sexe: non ce sot esprit auquel on donne tant de prix dans le monde, et qui ne sert à rien pour rendre la vie heureuse, mais lesprit de son état, lart de tirer parti du nôtre, et de se prévaloir de nos propres avantages. On ne sait pas combien cette adresse des femmes nous est utile à nous-mêmes, combien elle ajoute de charme à la société des deux sexes, combien elle sert à réprimer la pétulance des enfants, combien elle contient de maris brutaux, combien elle maintient de bons ménages, que la discorde troublerait sans cela. Les femmes artificieuses et méchantes en abusent, je le sais bien; mais de quoi le vice nabuse-t-il pas ? Ne détruisons point les instruments du bonheur parce que les méchants sen servent quelquefois à nuire. [1306:] On peut briller par la parure, mais on ne plaît que par la personne. Nos ajustements ne sont point nous; souvent ils déparent à force dêtre recherchés, et souvent ceux qui font le plus remarquer celle qui les porte sont ceux quon remarque le moins. Léducation des jeunes filles est en ce point tout à fait à contresens. On leur promet des ornements pour récompense, on leur fait aimer les atours recherchés: Quelle est belle! leur dit-on quand elles sont fort parées. E t tout au contraire on devrait leur faire entendre que tant dajustement nest fait que pour cacher des défauts, et que le vrai triomphe de la beauté est de briller par elle-même. Lamour des modes est de mauvais goût, parce que les visages ne changent pas avec elles, et que la figure restant la même, ce qui lui sied une fois lui sied toujours. [1307:] Quand je verrais la jeune fille se pavaner dans ses atours, je paraîtrais inquiet de sa figure ainsi déguisée et de ce quon en pourra penser; je dirais: Tous ces ornements la parent trop, cest dommage: croyez-vous quelle en pût supporter de plus simples? est-elle assez belle pour se passer de ceci ou de cela? Peut-être sera-t-elle alors la première à prier quon lui ôte cet ornement, et quon juge: cest le cas de lapplaudir, sil y a lieu. Je ne la louerais jamais tant que quand elle serait le plus simplement mise. Quand elle ne regardera la parure que comme un supplément aux grâces de la personne et comme un aveu tacite quelle a besoin de secours pour plaire, elle ne sera point fière de son ajustement, elle en sera humble; et si, plus parée que de coutume, elle sentend dire: Quelle est belle! elle en rougira de dépit. [1308:] Au reste, il y a des figures qui ont besoin de parure, mais il ny en a point qui exigent de riches atours. Les parures ruineuses sont la vanité du rang et non de la personne, elles tiennent uniquement au préjugé. La véritable coquetterie est quelque fois recherchée, mais elle nest jamais fastueuse; et Junon se mettait plus superbement que Vénus. Ne pouvant la faire belle, tu la fais riche, disait Apelle à un mauvais peintre qui peignait Hélène fort chargée datours. Jai aussi remarqué que les plus pompeuses parures annonçaient le plus souvent de laides femmes; on ne saurait avoir une vanité plus maladroite. Donnez à une jeune fille qui ait du goût, et qui méprise la mode, des rubans, de la gaze, de la mousseline et des fleurs; sans diamants, sans pompons, sans dentelles, elle va se faire un ajustement qui la rendra cent fois plus charmante que neussent fait tous les brillants chiffons de la Duchapt. [1309:] Comme ce qui est bien est toujours bien, et quil faut être toujours le mieux quil est possible, les femmes qui se connaissent en ajustements choisissent les bons, sy tiennent; et, nen changeant pas tous les jours, elles en sont moins occupées que celles qui ne savent à quoi se fixer. Le vrai soin de la parure demande peu de toilette. Les jeunes demoiselles ont rarement des toilettes dappareil; le travail, les leçons, remplissent leur journée; cependant, en général, elles sont mises, au rouge près, avec autant de soin que les dames, et souvent de meilleur goût. Labus de la toilette nest pas ce quon pense, il vient bien plus dennui que de vanité. Une femme qui passe six heures à sa toilette nignore point quelle nen sort pas mieux mise que celle qui ny passe quune demi-heure; mais cest autant de pris sur lassommante longueur du temps, et il vaut mieux samuser de soi que de sennuyer de tout. Sans la toilette, que ferait-on de la vie depuis midi jusquà neuf heures? En rassemblant des femmes autour de soi, on samuse à les impatienter, cest déjà quelque chose; on évite les tête-à-tête avec un mari quon ne voit quà cette heure-là, cest beaucoup plus; et puis viennent les marchandes, les brocanteurs, les petits messieurs, les petits auteurs, les vers, les chansons, les brochures: sans la toilette on ne réunirait jamais si bien tout cela. Le seul profit réel qui tienne à la chose est le prétexte de sétaler un peu plus que quand on est vêtue; mais ce profit nest peut-être pas si grand quon pense, et les femmes à toilette ny gagnent pas tant quelles diraient bien. Donnez sans scrupule une éducation de femme aux femmes, faites quelles aiment les soins de leur sexe, quelles aient de la modestie, quelles sachent veiller à leur ménage et soccuper dans leur maison; la grande toilette tombera delle-même, et elles nen seront mises que de meilleur goût. [1310:] La première chose que remarquent en grandissant les jeunes personnes, cest que tous ces agréments étrangers ne leur suffisent pas, si elles nen ont qui soient à elles. On ne peut jamais se donner la beauté, et lon nest pas si tôt en état dacquérir la coquetterie; mais on peut déjà chercher à donner un tour agréable à ses gestes, un accent flatteur à sa voix, à composer son maintien, à marcher avec légèreté, à prendre des attitudes gracieuses, et à choisir partout ses avantages. La voix sétend, saffermit, et prend du timbre; les bras se développent, la démarche sassure, et lon saperçoit que, de quelque manière quon soit mise, il y a un art de se faire regarder. Dès lors il ne sagit plus seulement daiguille et dindustrie; de nouveaux talents se présentent, et font déjà sentir leur utilité. [1311:] Je sais que les sévères instituteurs veulent quon napprenne aux jeunes filles ni chant, ni danse, ni aucun des arts agréables. Cela me paraît plaisant; et à qui veulent-ils donc quon les apprenne? Aux garçons? A qui des hommes ou des femmes appartient-il davoir ces talents par préférence? A personne, répondront-ils; les chansons profanes sont autant de crimes; la danse est une invention du démon, une jeune fille ne doit avoir damusement que son travail et la prière. Voilà détranges amusements pour un enfant de dix ans! Pour moi, jai grand-peur que toutes ces petites saintes quon force de passer leur enfance à prier Dieu ne passent leur jeunesse à tout autre chose, et ne réparent de leur mieux, étant mariées, le temps quelles pensent avoir perdu filles. Jestime quil faut avoir égard à ce qui convient à lâge aussi bien quau sexe; quune jeune fille ne doit pas vivre comme sa grand-mère; quelle doit être vive, enjouée, folâtre, chanter, danser autant quil lui plaît, et goûter tous les innocents plaisirs de son âge; le temps ne viendra que trop tôt dêtre posée et de prendre un maintien plus sérieux. [1312:] Mais la nécessité de ce changement même est-elle bien réelle? nest-elle point peut-être encore un fruit de nos préjugés ? En nasservissant les honnêtes femmes quà de tristes devoirs, on a banni du mariage tout ce qui pouvait le rendre agréable aux hommes. Faut-il sétonner si la taciturnité quils voient régner chez eux les en chasse, ou sils sont peu tentés dembrasser un état si déplaisant? A force doutrer tous les devoirs, le christianisme les rend impraticables et vains; à force dinterdire aux femmes le chant, la danse, et tous les amusements du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs maisons. Il ny a point de religion où le mariage soit soumis à des devoirs si sévères, et point où un engagement si saint soit si méprisé. On a tant fait pour empêcher les femmes dêtre aimables, quon a rendu les maris indifférents. Cela ne devrait pas être; jentends fort bien: mais moi je dis que cela devait être, puisque enfin les chrétiens sont hommes. Pour moi, je voudrais quune jeune Anglaise cultivât avec autant de soin les talents agréables pour plaire au mari quelle aura, quune jeune Albanaise les cultive pour le harem dIspahan. Les maris, dira-t-on, ne se soucient point trop de tous ces talents. Vraiment je le crois, quand ces talents, loin dêtre employés à leur plaire, ne servent que damorce pour attirer chez eux de jeunes impudents qui les déshonorent. Mais pensez-vous quune femme aimable et sage, ornée de pareils talents, et qui les consacrerait à lamusement de son mari, najouterait pas au bonheur de sa vie, et ne lempêcherait pas, sortant de son cabinet la tête épuisée, daller chercher des récréations hors de chez lui? Personne na-t-il vu dheureuses familles ainsi réunies, où chacun sait fournir du sien aux amusements communs? Quil dise si la confiance et la familiarité qui sy joint, si linnocence et la douceur des plaisirs quon y goûte, ne rachètent pas bien ce que les plaisirs publics ont de plus bruyant? [1313:] On a trop réduit en arts les talents agréables; on les a trop généralisés; on a tout fait maxime et précepte, et lon a rendu fort ennuyeux aux jeunes personnes ce qui ne doit être pour elles quamusement et folâtres jeux. Je nimagine rien de plus ridicule que de voir un vieux maître à danser ou à chanter aborder dun air refrogné de jeunes personnes qui ne cherchent quà rire, et prendre pour leur enseigner sa frivole science un ton plus pédantesque et plus magistral que sil sagissait de leur catéchisme. Est-ce, par exemple, que lart de chanter tient à la musique écrite? ne saurait-on rendre sa voix flexible et juste, apprendre à chanter avec goût, même a s accompagner, sans connaître une seule note? Le même genre de chant va-t-il à toutes les voix? la même méthode va-t-elle à tous les esprits ? On ne me fera jamais croire que les mêmes attitudes, les mêmes pas, les mêmes mouvements, les mêmes gestes, les mêmes danses conviennent à une petite brune vive et piquante, et à une grande belle blonde aux yeux languissants. Quand donc je vois un maître donner exactement à toutes deux les mêmes leçons, je dis: Cet homme suit sa routine, mais il nentend rien à son art. [1314:] On demande sil faut aux filles des maîtres ou des maîtresses. Je ne sais: je voudrais bien quelles neussent besoin ni des uns ni des autres, quelles apprissent librement ce quelles ont tant de penchant à vouloir apprendre, et quon ne vît pas sans cesse errer dans nos villes tant de baladins chamarrés. Jai quelque peine à croire que le commerce de ces gens-là ne soit pas plus nuisible à de jeunes filles que leurs leçons ne leur sont utiles, et que leur jargon, leur ton, leurs airs, ne donnent pas à leurs écolières le premier goût des frivolités, pour eux si importantes, dont elles ne tarderont guère, à leur exemple, de faire leur unique occupation. [1315:] Dans les arts qui nont que lagrément pour objet, tout peut servir de maître aux jeunes personnes: leur père, leur mère, leur frère, leur sur, leurs amies, leurs gouvernantes, leur miroir, et surtout leur propre goût. On ne doit point offrir de leur donner leçon, il faut que ce soient elles qui la demandent; on ne doit point faire une tâche dune récompense; et cest surtout dans ces sortes détudes que le premier succès est de vouloir réussir. Au reste, sil faut absolument des leçons en règle, je ne déciderai point du sexe de ceux qui les doivent donner. Je ne sais sil faut quun maître a danser prenne une jeune écolière par sa main délicate et blanche, quil lui fasse accourcir la jupe, lever les yeux, déployer les bras, avancer un sein palpitant; mais je sais bien que pour rien au monde je ne voudrais être ce maître-là. [1316:] Par lindustrie et les talents le goût se forme; par le goût lesprit souvre insensiblement aux idées du beau dans tous les genres, et enfin aux notions morales qui sy rapportent. Cest peut-être une des raisons pourquoi le sentiment de la décence et de lhonnêteté s insinue plus tôt chez les filles que chez les garçons; car, pour croire que ce sentiment précoce soit louvrage des gouvernantes, il faudrait être fort mal instruit de la tournure de lesprit humain. Le talent de parler tient le premier rang dans lart de plaire; cest par lui seul quon peut ajouter de nouveaux charmes à ceux auxquels lhabitude accoutume les sens. Cest lesprit qui non seulement vivifie le corps, mais qui le renouvelle en quelque sorte, cest par la succession des sentiments et des idées quil anime et varie la physionomie; et cest par les discours quil inspire que lattention, tenue en haleine, soutient longtemps le même intérêt sur le même objet. Cest, je crois, par toutes ces raisons que les mêmes jeunes filles acquièrent si vite un petit babil agréable, quelles mettent de laccent dans leurs propos, même avant que de les sentir, et que les hommes samusent si tôt à les écouter, même avant quelles puissent les entendre; ils épient le premier moment de cette intelligence pour pénétrer ainsi celui du sentiment. [1317:] Les femmes ont la langue flexible; elles parlent plus tôt, plus aisément et plus agréablement que les hommes. On les accuse aussi de parler davantage: cela doit être, et je changerais volontiers ce reproche en éloge; la bouche et les yeux ont chez elles la même activité, et par la même raison. Lhomme dit ce quil sait, la femme dit ce qui plaît; lun pour parler a besoin de connaissance, et lautre de goût; lun doit avoir pour objet principal les choses utiles, lautre les agréables. Leurs discours ne doivent avoir de formes communes que celles de la vérité. [1318:] On ne doit donc pas contenir le babil des filles, comme celui de garçons, par cette interrogation dure: A quoi cela est-il bon? mais par cette autre, à laquelle il nest pas plus aisé de répondre: Quel effet cela fera-t-il? Dans ce premier âge, où, ne pouvant discerner encore le bien et le mal, elles ne sont les juges de personne, elles doivent s imposer pour loi de ne jamais rien dire que dagréable à ceux à qui elles parlent; et ce qui rend la pratique de cette règle. plus difficile est quelle reste toujours subordonnée à la première, qui est de ne jamais mentir. [1319:] Jy vois bien dautres difficultés encore, mais elles sont dun âge plus avancé. Quant à présent, il nen peut coûter aux jeunes filles pour être vraies que de lêtre sans grossièreté; et comme naturellement cette grossièreté leur répugne, léducation leur apprend aisément à léviter. Je remarque en général, dans le commerce du monde, que la politesse des hommes est plus officieuse, et celle des femmes plus caressante. Cette différence nest point dinstitution, elle est naturelle. Lhomme paraît chercher davantage à vous servir, et la femme à vous agréer. Il suit de là que, quoi quil en soit du caractère des femmes, leur politesse est moins fausse que la nôtre; elle ne fait quétendre leur premier instinct; mais quand un homme feint de préférer mon intérêt au sien propre, de quelque démonstration quil colore ce mensonge, je suis très sûr quil en fait un. Il nen coûte donc guère aux femmes dêtre polies, ni par conséquent aux filles dapprendre à le devenir. La première leçon vient de la nature, lart ne fait plus que la suivre, et déterminer suivant nos usages sous quelle forme elle doit se montrer. A légard de leur politesse entre elles, cest tout autre chose; elles y mettent un air si contraint et des attentions si froides, quen se gênant mutuellement elles nont pas grand soin de cacher leur gêne, et semblent sincères dans leur mensonge en ne cherchant guère à le déguiser. Cependant les jeunes personnes se font quelquefois tout de bon des amitiés plus franches. A leur âge la gaieté tient lieu de bon naturel; et contentes delles, elles le sont de tout le monde. Il est constant aussi quelles se baisent de meilleur cur et se caressent avec plus de grâce devant les hommes, fières daiguiser impunément leur convoitise par limage des faveurs quelles savent leur faire envier. [1320:] Si lon ne doit pas permettre aux jeunes garçons des questions indiscrètes, à plus forte raison doit-on les interdire à de jeunes filles dont la curiosité satisfaite ou mal éludée est bien dune autre conséquence, vu leur pénétration à pressentir les mystères quon leur cache et leur adresse à les découvrir. Mais sans souffrir leurs interrogations, je voudrais quon les interrogeât beaucoup elles-mêmes, quon eût soin de les faire causer, quon les agaçât pour les exercer à parler aisément, pour les rendre vives à la riposte, pour leur délier lesprit et la langue, tandis quon le peut sans danger. Ces conversations, toujours tournées en gaieté, mais ménagées avec art et bien dirigées, feraient un amusement charmant pour cet âge, et pourraient porter dans les curs innocents de ces jeunes personnes les premières et peut-être les plus utiles leçons de morale quelles prendront de leur vie, en leur apprenant, sous lattrait du plaisir et de la vanité, à quelles qualités les hommes accordent véritablement leur estime, et en quoi consiste la gloire et le bonheur dune honnête femme. [1321:] On comprend bien que si les enfants mâles sont hors détat de se former aucune véritable idée de religion, à plus forte raison la même idée est-elle au-dessus de la conception des filles: cest pour cela même que je voudrais en parler à celles-ci de meilleure heure; car sil fallait attendre quelles fussent en état de discuter méthodiquement ces questions profondes, on courrait risque de ne leur en parler jamais. La raison des femmes est une raison pratique qui leur fait trouver très habilement les moyens darriver à une fin connue, mais qui ne leur fait pas trouver cette fin. La relation sociale des sexes est admirable. De cette société résulte une personne morale dont la femme est lil et lhomme le bras, mais avec une telle dépendance lune de lautre, que cest de lhomme que la femme apprend ce quil faut voir, et de la femme que lhomme apprend ce quil faut faire. Si la femme pouvait remonter aussi bien que lhomme aux principes, et que lhomme eût aussi bien quelle lesprit des détails, toujours indépendants lun de lautre, ils vivraient dans une discorde éternelle, et leur société ne pourrait subsister. Mais dans lharmonie qui règne entre eux, tout tend à la fin commune; on ne sait lequel met le plus du sien; chacun suit limpulsion de lautre; chacun obéit, et tous deux sont les maîtres. [1322:] Par cela même que la conduite de la femme est asservie à lopinion publique, sa croyance est asservie à lautorité. Toute fille doit avoir la religion de sa mère, et toute femme celle de son mari. Quand cette religion serait fausse, la docilité qui soumet la mère et la famille à lordre de la nature efface auprès de Dieu le péché de lerreur. Hors détat dêtre juges elles-mêmes, elles doivent recevoir la décision des pères et des maris comme celle de lEglise. [1323:] Ne pouvant tirer delles seules la règle de leur foi, les femmes ne peuvent lui donner pour bornes celles de lévidence et de la raison; mais, se laissant entraîner par mille impulsions étrangères, elles sont toujours en deçà ou au delà du vrai. Toujours extrêmes, elles sont toutes libertines ou dévotes; on nen voit point savoir réunir la sagesse à la piété. La source du mal nest pas seulement dans le caractère outré de leur sexe, mais aussi dans lautorité mal réglée du nôtre: le libertinage des murs la fait mépriser, leffroi du repentir la rend tyrannique, et voilà comment on en fait toujours trop ou trop peu. [1324:] Puisque lautorité doit régler la religion des femmes, il ne sagit pas tant de leur expliquer les raisons quon a de croire, que de leur exposer nettement ce quon croit: car la foi quon donne à des idées obscures est la première source du fanatisme, et celle quon exige pour des choses absurdes mène à la folie ou à lincrédulité. Je ne sais à quoi nos catéchismes portent le plus, dêtre impie ou fanatique; mais je sais bien quils font nécessairement lun ou lautre. [1325:] Premièrement, pour enseigner la religion à de jeunes filles, nen faites jamais pour elles un objet de tristesse et de gêne, jamais une tâche ni un devoir; par conséquent ne leur faites jamais rien apprendre par cur qui sy rapporte, pas même les prières. Contentez-vous de faire régulièrement les vôtres devant elles, sans les forcer pourtant dy assister. Faites-les courtes, selon linstruction de Jésus-Christ. Faites-les toujours avec le recueillement et le respect convenables; songez quen demandant à lEtre suprême de lattention pour nous écouter, cela vaut bien quon en mette à ce quon va lui dire. [1326:] Il importe moins que de jeunes filles sachent si tôt leur religion, quil nimporte quelles la sachent bien, et surtout quelles laiment. Quand vous la leur rendez onéreuse, quand vous leur peignez toujours Dieu fâché contre elles, quand vous leur imposez en son nom mille devoirs pénibles quelles ne vous voient jamais remplir, que peuvent-elles penser, sinon que savoir son catéchisme et prier Dieu sont les devoirs des petites filles, et désirer dêtre grandes pour sexempter comme vous de tout cet assujettissement? Lexemple! lexemple! sans cela jamais on ne réussit à rien auprès des enfants. [1327:] Quand vous leur expliquez des articles de foi, que ce soit en forme dinstruction directe, et non par demandes et par réponses. Elles ne doivent jamais répondre que ce quelles pensent, et non ce quon leur a dicté. Toutes les réponses du catéchisme sont à contresens, cest lécolier qui instruit le maître; elles sont même des mensonges dans la bouche des enfants, puisquils expliquent ce quils nentendent point, et quils affirment ce quils sont hors détat de croire. Parmi les hommes les plus intelligents, quon me montre ceux qui ne mentent pas en disant leur catéchisme. [1328:] La première question que je vois dans le nôtre est celle-ci: Qui vous a créée et mise au monde? A quoi la petite fille, croyant bien que cest sa mère, dit pourtant sans hésiter que cest Dieu. La seule chose quelle voit là, cest quà une demande quelle nentend guère elle fait une réponse quelle nentend point du tout. [1329:] Je voudrais quun homme qui connaîtrait bien la marche de lesprit des enfants voulût faire pour eux un catéchisme. Ce serait peut-être le livre le plus utile quon eût jamais écrit, et ce ne serait pas, à mon avis, celui qui ferait le moins dhonneur à son auteur. Ce quil y a de bien sûr, cest que, si ce livre était bon, il ne ressemblerait guère aux nôtres. [1330:] Un tel catéchisme ne sera bon que quand, sur les seules demandes, lenfant fera de lui-même les réponses sans les apprendre; bien entendu quil sera quelquefois dans le cas dinterroger à son tour. Pour faire entendre ce que je veux dire, il faudrait une espèce de modèle, et je sens bien ce qui me manque pour le tracer. Jessayerai du moins den donner quelque légère idée. [1331:] Je mimagine donc que, pour venir à la première question de notre catéchisme, il faudrait que celui-là commençât à peu près ainsi : [1332:] LA BONNE: Vous souvenez-vous du temps que votre mère était fille? LA PETITE: Non, ma bonne. LA BONNE: Pourquoi non, vous qui avez si bonne mémoire? LA PETITE: Cest que je nétais pas au monde. LA BONNE: Vous navez donc pas toujours vécu? LA PETITE: Non. LA BONNE: Vivrez-vous toujours? LA PETITE: Oui. LA BONNE: Etes-vous jeune ou vieille? LA PETITE: Je suis jeune. LA BONNE: Et votre grand-maman, est-elle jeune ou vieille? LA PETITE: Elle est vieille. LA BONNE: A-t-elle été jeune ? LA PETITE: Oui. LA BONNE: Pourquoi ne lest-elle plus ? LA PETITE: Cest quelle a vieilli. LA BONNE: Vieillirez-vous comme elle? LA PETITE: Je ne sais. LA BONNE: Où sont vos robes de lannée passée? LA PETITE: On les a défaites. LA BONNE: Et pourquoi les a-t-on défaites? LA PETITE: Parce quelles métaient trop petites. LA BONNE: Et pourquoi vous étaient-elles trop petites? LA PETITE: Parce que jai grandi. LA BONNE: Grandirez-vous encore? LA PETITE: Oh! oui. LA BONNE: Et que deviennent les grandes filles ? LA PETITE: Elles deviennent femmes. LA BONNE: Et que deviennent les femmes? LA PETITE: Elles deviennent mères. LA BONNE: Et les mères, que deviennent-elles? LA PETITE: Elles deviennent vieilles. LA BONNE: Vous deviendrez donc vieille? LA PETITE: Quand je serai mère. LA BONNE: Et que deviennent les vieilles gens? LA PETITE: Je ne sais. LA BONNE: Quest devenu votre grand-papa? LA PETITE: Il est mort. LA BONNE: Et pourquoi est-il mort? LA PETITE: Parce quil était vieux. LA BONNE: Que deviennent donc les vieilles gens? LA PETITE: Ils meurent. LA BONNE: Et, vous, quand vous serez vieille, que... LA PETITE, linterrompant.: Oh! ma bonne, je ne veux pas mourir. LA BONNE: Mon enfant, personne ne veut mourir, et tout le monde meurt. LA PETITE: Comment! est-ce que maman mourra aussi? LA BONNE: Comme tout le monde. Les femmes vieillissent ainsi que les hommes, et la vieillesse mène à la mort. LA PETITE: Que faut-il faire pour vieillir bien tard? LA BONNE: Vivre sagement tandis quon est jeune! LA PETITE: Ma bonne, je serai toujours sage. LA BONNE: Tant mieux pour vous. Mais, enfin, croyez-vous de vivre toujours ? LA PETITE: Quand je serai bien vieille, bien vieille... LA BONNE: Eh bien? LA PETITE: Enfin, quand on est si vieille, vous dites quil faut bien mourir. LA BONNE: Vous mourrez donc une fois? LA PETITE: Hélas! oui. LA BONNE: Qui est-ce qui vivait avant vous? LA PETITE: Mon père et ma mère. LA BONNE: Qui est-ce qui vivait avant eux? LA PETITE: Leur père et leur mère. LA BONNE: Qui est-ce qui vivra après vous? LA PETITE: Mes enfants. LA BONNE: Qui est-ce qui vivra après eux? LA PETITE: Leurs enfants, etc. [1333:] En suivant cette route, on trouve à la race humaine, par des inductions sensibles, un commencement et une fin, comme à toutes choses, cest-à-dire un père et une mère qui nont eu ni père ni mère, et des enfants qui nauront point denfants. [1334:] Ce nest quaprès une longue suite de questions pareilles que la première demande du catéchisme est suffisamment préparée. Mais de là jusquà la deuxième réponse, qui est pour ainsi dire la définition de lessence divine, quel saut immense! Quand cet intervalle sera-t-il rempli? Dieu est un esprit! Et quest-ce quun esprit? Irai-je embarquer celui dun enfant dans cette obscure métaphysique dont les hommes ont tant de peine à se tirer? Ce nest pas à une petite fille à résoudre ces questions, cest tout au plus à elle à les faire. Alors je lui répondrais simplement: Vous me demandez ce que cest que Dieu; cela nest pas facile à dire: on ne peut entendre, ni voir, ni toucher Dieu; on ne le connaît que par ses uvres. Pour juger ce quil est, attendez de savoir ce quil a fait. [1335:] Si nos dogmes sont tous de la même vérité, tous ne sont pas pour cela de la même importance. Il est fort indifférent à la gloire de Dieu quelle nous soit connue en toutes choses; mais il importe à la société humaine et à chacun de ses membres que tout homme connaisse et remplisse les devoirs que lui impose la loi de Dieu envers son prochain et envers soi-même. Voilà ce que nous devons incessamment nous enseigner les uns aux autres, et voilà surtout de quoi les pères et les mères sont tenus dinstruire leurs enfants. Quune vierge soit la mère de son créateur, quelle ait enfanté Dieu, ou seulement un homme auquel Dieu sest joint; que la substance du père et du fils soit la même, ou ne soit que semblable; que lesprit procède de lun des deux qui sont le même, ou de tous deux conjointement, je ne vois pas que la décision de ces questions, en apparence essentielles, importe plus à lespèce humaine que de savoir quel jour de la lune on doit célébrer la pâque, sil faut dire le chapelet, jeûner, faire maigre, parler latin ou français à léglise, orner les murs dimages, dire ou entendre la messe, et navoir point de femme en propre. Que chacun pense là-dessus comme il lui plaira: jignore en quoi cela peut intéresser les autres; quant à moi, cela ne m intéresse point du tout. Mais ce qui mintéresse, moi et tous mes semblables, cest que chacun sache quil existe un arbitre du sort des humains, duquel nous sommes tous les enfants, qui nous prescrit à tous dêtre justes, de nous aimer les uns les autres, dêtre bienfaisants et miséricordieux, de tenir nos engagements envers tout le monde, même envers nos ennemis et les siens; que lapparent bonheur de cette vie nest rien; quil en est une autre après elle, dans laquelle cet Etre suprême sera le rémunérateur des bons et le juge des méchants. Ces dogmes et les dogmes semblables sont ceux quil importe denseigner à la jeunesse, et de persuader à tous les citoyens. Quiconque les combat mérite châtiment, sans doute; il est le perturbateur de lordre et lennemi de la société. Quiconque les passe, et veut nous asservir à ses opinions particulières, vient au même point par une route opposée; pour établir lordre à sa manière, il trouble la paix; dans son téméraire orgueil, il se rend linterprète de la Divinité, il exige en son nom les hommages et les respects des hommes, il se fait Dieu tant quil peut à sa place: on devrait le punir comme sacrilège, quand on ne le punirait pas comme intolérant. [1336:] Négligez donc tous ces dogmes mystérieux qui ne sont pour nous que des mots sans idées, toutes ces doctrines bizarres dont la vaine étude tient lieu de vertus à ceux qui sy livrent, et sert plutôt à les rendre fous que bons. Maintenez toujours vos enfants dans le cercle étroit des dogmes qui tiennent à la morale. Persuadez-leur bien quil ny a rien pour nous dutile à savoir que ce qui nous apprend à bien faire. Ne faites point de vos filles des théologiennes et des raisonneuses; ne leur apprenez des choses du ciel que ce qui sert à la sagesse humaine; accoutumez-les à se sentir toujours sous les yeux de Dieu, à lavoir pour témoin de leurs actions, de leurs pensées, de leur vertu, de leurs plaisirs, à faire le bien sans ostentation, parce quil laime; à souffrir le mal sans murmure, parce quil les en dédommagera; à être enfin tous les jours de leur vie ce quelles seront bien aises davoir été lorsquelles comparaîtront devant lui. Voilà la véritable religion, voilà la seule qui nest susceptible ni dabus, ni dimpiété, ni de fanatisme. Quon en prêche tant quon voudra de plus sublimes; pour moi, je nen reconnais point dautre que celle-là. [1337:] Au reste, il est bon dobserver que, jusquà lâge où la raison séclaire et où le sentiment naissant fait parler la conscience, ce qui est bien ou mal pour les jeunes personnes est ce que les gens qui les entourent ont décidé tel. Ce quon leur commande est bien, ce quon leur défend est mal, elles nen doivent pas savoir davantage: par où lon voit de quelle importance est, encore plus pour elles que pour les garçons, le choix des personnes qui doivent les approcher et avoir quelque autorité sur elles. Enfin le moment vient où elles commencent à juger des choses par elles-mêmes, et alors il est temps de changer le plan de leur éducation. [1338:] Jen ai trop dit jusquici peut-être. A quoi réduirons-nous les femmes, si nous ne leur donnons pour loi que les préjugés publics ? Nabaissons pas à ce point le sexe qui nous gouverne, et qui nous honore quand nous ne lavons pas avili. Il existe pour toute lespèce humaine une règle antérieure à lopinion. Cest à linflexible direction de cette règle que se doivent rapporter toutes les autres: elle juge le préjugé même: et ce nest quautant que lestime des hommes saccorde avec elle, que cette estime doit faire autorité pour nous. [1339:] Cette règle est le sentiment intérieur. Je ne répéterai point ce qui en a été dit ci-devant; il me suffit de remarquer que si ces deux règles ne concourent à léducation des femmes, elle sera toujours défectueuse. Le sentiment sans lopinion ne leur donnera point cette délicatesse dâme qui pare les bonnes murs de lhonneur du monde; et lopinion sans le sentiment nen fera jamais que des femmes fausses et déshonnêtes, qui mettent lapparence à la place de la vertu. [1340:] Il leur importe donc de cultiver une faculté qui serve darbitre entre les deux guides, qui ne laisse point égarer la conscience, et qui redresse les erreurs du préjugé. Cette faculté est la raison. Mais à ce mot que de questions sélèvent! Les femmes sont-elles capables dun solide raisonnement ? importe-t-il quelles le cultivent ? le cultiveront-elles avec succès? Cette culture est-elle utile aux fonctions qui leur sont imposées? Est-elle compatible avec la simplicité qui leur convient? [1341:] Les diverses manières denvisager et de résoudre ces questions font que, donnant dans les excès contraires, les uns bornent la femme à coudre et filer dans son ménage avec ses servantes, et nen font ainsi que la première servante du maître; les autres, non contents dassurer ses droits, lui font encore usurper les nôtres; car la laisser au-dessus de nous dans les qualités propres à son sexe, et la rendre notre égale dans tout le reste, quest-ce autre chose que transporter à la femme la primauté que la nature donne au mari? [1342:] La raison qui mène lhomme à la connaissance de ses devoirs nest pas fort composée; la raison qui mène la femme à la connaissance des siens est plus simple encore. Lobéissance et la fidélité quelle doit à son mari, la tendresse et les soins quelle doit à ses enfants, sont des conséquences si naturelles et si sensibles de sa condition, qu elle ne peut, sans mauvaise foi, refuser son consentement au sentiment intérieur qui la guide, ni méconnaître le devoir dans le penchant qui nest point encore altéré. [1343:] Je ne blâmerais pas sans distinction quune femme fût bornée aux seuls travaux de son sexe, et quon la laissât dans une profonde ignorance sur tout le reste; mais il faudrait pour cela des murs publiques très simples, très saines ou une manière de vivre très retirée. Dans de grandes villes, et parmi des hommes corrompus, cette femme serait trop facile à séduire; souvent sa vertu ne tiendrait quaux occasions. Dans ce siècle philosophe, il lui en faut une à lépreuve; il faut quelle sache davance et ce quon lui peut dire et ce quelle en doit penser. [1344:] Dailleurs, soumise au jugement des hommes, elle doit mériter leur estime; elle doit surtout obtenir celle de son époux; elle ne doit pas seulement lui faire aimer sa personne, mais lui faire approuver sa conduite; elle doit justifier devant le public le choix quil a fait, et faire honorer le mari de lhonneur quon rend à la femme. Or, comment sy prendra-t-elle pour tout cela, si elle ignore nos institutions, si elle ne sait rien de nos usages, de nos bienséances, si elle ne connaît ni la source des jugements humains, ni les passions qui les déterminent? Dès là quelle dépend à la fois de sa propre conscience et des opinions des autres, il faut quelle apprenne à comparer ces deux règles, à les concilier, et à ne préférer la première que quand elles sont en opposition. Elle devient le juge de ses juges, elle décide quand elle doit sy soumettre et quand elle doit les récuser. Avant de rejeter ou dadmettre leurs préjugés, elle les pèse; elle apprend à remonter à leur source, à les prévenir, à se les rendre favorables; elle a soin de ne jamais sattirer le blâme quand son devoir lui permet de léviter. Rien de tout cela ne peut bien se faire sans cultiver son esprit et sa raison. [1345:] Je reviens toujours au principe, et il me fournit la solution de toutes mes difficultés. Jétudie ce qui est, jen recherche la cause, et je trouve enfin que ce qui est est bien. Jentre dans des maisons ouvertes dont le maître et la maîtresse font conjointement les honneurs. Tous deux ont eu la même éducation, tous deux sont dune égale politesse, tous deux également pourvus de goût et desprit, tous deux animés du même désir de bien recevoir leur monde, et de renvoyer chacun content deux. Le mari nomet aucun soin pour être attentif à tout: il va, vient, fait la ronde et se donne mille peines; il voudrait être tout attention. La femme reste à sa place; un petit cercle se rassemble autour delle, et semble lui cacher le reste de lassemblée; cependant il ne sy passe rien quelle naperçoive, il nen sort personne à qui elle nait parlé; elle na rien omis de ce qui pouvait intéresser tout le monde; elle na rien dit à chacun qui ne lui fût agréable; et sans rien troubler à lordre, le moindre de la compagnie nest pas plus oublié que le premier. On est servi, lon se met à table: lhomme, instruit des gens qui se conviennent, les placera selon ce quil sait; la femme, sans rien savoir, ne sy trompera pas; elle aura déjà lu dans les yeux, dans le maintien, toutes les convenances, et chacun se trouvera placé comme il veut lêtre. Je ne dis point quau service personne nest oublié. Le maître de la maison, en faisant la ronde, aura pu noublier personne; mais la femme devine ce quon regarde avec plaisir et vous en offre; en parlant à son voisin elle a lil au bout de la table; elle discerne celui qui ne mange point parce quil na pas faim, et celui qui nose se servir ou demander parce quil est maladroit ou timide. En sortant de table, chacun croit quelle na songé quà lui; tous ne pensent pas quelle ait eu le temps de manger un seul morceau; mais la vérité est quelle a mangé plus que personne. [1346:] Quand tout le monde est parti, lon parle de ce qui sest passé. Lhomme rapporte ce quon lui a dit, ce quont dit et fait ceux avec lesquels il sest entretenu. Si ce nest pas toujours là-dessus que la femme est plus exacte, en revanche elle a vu ce qui sest dit tout bas à lautre bout de la salle; elle sait ce quun tel a pensé, à quoi tenait tel propos ou tel geste; il sest fait à peine un mouvement expressif dont elle nait linterprétation toute prête, et presque toujours conforme à la vérité. [1347:] Le même tour desprit qui fait exceller une femme du monde dans lart de tenir maison, fait exceller une coquette dans lart damuser plusieurs soupirants. Le manège de la coquetterie exige un discernement encore plus fin que celui de la politesse: car, pourvu quune femme polie le soit envers tout le monde, elle a toujours assez bien fait; mais la coquette perdrait bientôt son empire par cette uniformité maladroite; à force de vouloir obliger tous ses amants, elle les rebuterait tous. Dans la société, les manières quon prend avec tous les hommes ne laissent pas de plaire à chacun; pourvu quon soit bien traité, lon ny regarde pas de si près sur les préférences; mais en amour, une faveur qui nest pas exclusive est une injure. Un homme sensible aimerait cent fois mieux être seul maltraité que caressé avec tous les autres, et ce qui lui peut arriver de pis est de n être point distingué. Il faut donc quune femme qui veut conserver plusieurs amants persuade à chacun deux quelle le préfère, et quelle le lui persuade sous les yeux de tous les autres, à qui elle en persuade autant sous les siens. [1348:] Voulez-vous voir un personnage embarrassé, placez un homme entre deux femmes avec chacune desquelles il aura des liaisons secrètes, puis observez quelle sotte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hommes, et sûrement lexemple ne sera pas plus rare; vous serez émerveillé de ladresse avec laquelle elle donnera le change à tous deux, et fera que chacun se rira de lautre. Or, si cette femme leur témoignait la même confiance et prenait avec eux la même familiarité, comment seraient-ils un instant ses dupes ? En les traitant également, ne montrerait-elle pas quils ont les mêmes droits sur elle? Oh! quelle sy prend bien mieux que cela! Loin de les traiter de la même manière, elle affecte de mettre entre eux de linégalité; elle fait si bien que celui quelle flatte croit que cest par tendresse, et que celui quelle maltraite croit que cest par dépit. Ainsi chacun, content de son partage, la voit toujours soccuper de lui, tandis quelle ne soccupe en effet que delle seule. [1349:] Dans le désir général de plaire, la coquetterie suggère de semblables moyens: les caprices ne feraient que rebuter, sils nétaient sagement ménagés; et cest en les dispensant avec art quelle en fait les plus fortes chaînes de ses esclaves. Usa ognarte la donna, onde sia coite [1350:] A quoi tient tout cet art, si ce nest a des observations fines et continuelles qui lui font voir à chaque instant ce qui se passe dans les curs des hommes, et qui la disposent à porter à chaque mouvement secret quelle aperçoit la force quil faut pour le suspendre ou laccélérer? Or, cet art sapprend-il? Non; il naît avec les femmes; elles lont toutes, et jamais les hommes ne lont eu au même degré. Tel est un des caractères distinctifs du sexe. La présence desprit, la pénétration, les observations fines sont la science des femmes; lhabileté de sen prévaloir est leur talent. [1351:] Voilà ce qui est, et lon a vu pourquoi cela doit être. Les femmes sont fausses, nous dit-on. Elles le deviennent. Le don qui leur est propre est ladresse et non pas la fausseté: dans les vrais penchants de leur sexe, même en mentant, elles ne sont point fausses. Pourquoi consultez-vous leur bouche, quand ce nest pas elle qui doit parler? Consultez leurs yeux, leur teint, leur respiration, leur air craintif, leur molle résistance: voilà le langage que la nature leur donne pour vous répondre. La bouche dit toujours non, et doit le dire; mais laccent quelle y joint nest pas toujours le même, et cet accent ne sait point mentir. La femme na t-elle pas les mêmes besoins que lhomme, sans avoir le même droit de les témoigner? Son sort serait trop cruel, si, même dans les désirs légitimes, elle navait un langage équivalent à celui quelle nose tenir. Fautil que sa pudeur la rende malheureuse ? Ne lui faut-il pas un art de communiquer ses penchants sans les découvrir? De quelle adresse na-t-elle pas besoin pour faire quon lui dérobe ce quelle brûle daccorder! Combien ne lui importe-t-il point dapprendre à toucher le cur de lhomme, sans paraître songer à lui! Quel discours charmant nest-ce pas que la pomme de Galatée et sa fuite maladroite! Que faudra-t-il quelle ajoute à cela? Ira-t-elle dire au berger qui la suit entre les saules quelle ny fuit quà dessein de lattirer? Elle mentirait, pour ainsi dire; car alors elle ne lattirerait plus. Plus une femme a de réserve, plus elle doit avoir dart, même avec son mari. Oui, je soutiens quen tenant la coquetterie dans ses limites, on la rend modeste et vraie, on en fait une loi dhonnêteté. [1352:] La vertu est une, disait très bien un de mes adversaires; on ne la décompose pas pour admettre une partie et rejeter lautre. Quand on laime, on laime dans toute son intégrité; et lon refuse son cur quand on peut, et toujours sa bouche aux sentiments quon ne doit point avoir. La vérité morale nest pas ce qui est, mais ce qui est bien; ce qui est mal ne devrait point être, et ne doit point être avoué, surtout quand cet aveu lui donne un effet quil naurait pas eu sans cela. Si jétais tenté de voler, et quen le disant je tentasse un autre dêtre mon complice, lui déclarer ma tentation ne serait-ce pas y succomber? Pourquoi dites-vous que la pudeur rend les femmes fausses? Celles qui la perdent le plus sont-elles au reste plus vraies que les autres? Tant sen faut; elles sont plus fausses mille fois. On narrive à ce point de dépravation quà force de vices, quon garde tous, et qui ne règnent quà la faveur de lintrigue et du mensonge. Au contraire, celles qui ont encore de la honte, qui ne senorgueillissent point de leurs fautes, qui savent cacher leurs désirs à ceux mêmes qui les inspirent, celles dont ils en arrachent les aveux avec le plus de peine, sont dailleurs les plus vraies, les plus sincères, les plus constantes dans tous leurs engagements, et celles sur la foi desquelles on peut généralement le plus compter. [1353:] Je ne sache que la seule mademoiselle de lEnclos quon ait pu citer pour exception connue à ces remarques. Aussi mademoiselle de lEnclos a-t-elle passé pour un prodige. Dans le mépris des vertus de son sexe, elle avait, dit-on, conservé celles du nôtre: on vante sa franchise, sa droiture, la sûreté de son commerce, sa fidélité dans lamitié; enfin, pour achever le tableau de sa gloire, on dit quelle sétait faite homme. A la bonne heure. Mais, avec toute sa haute réputation, je naurais pas plus voulu de cet homme-là pour mon ami que pour ma maîtresse. [1354:] Tout ceci nest pas si hors de propos quil paraît être. Je vois où tendent les maximes de la philosophie moderne en tournant en dérision la pudeur du sexe et sa fausseté prétendue; et je vois que leffet le plus assuré de cette philosophie sera dôter aux femmes de notre siècle le peu dhonneur qui leur est resté. [1355:] Sur ces considérations, je crois quon peut déterminer en général quelle espèce de culture convient à lesprit des femmes, et sur quels objets on doit tourner leurs réflexions dès leur jeunesse. [1356:] Je lai déjà dit, les devoirs de leur sexe sont plus aisés à voir quà remplir. La première chose quelles doivent apprendre est à les aimer par la considération de leurs avantages; cest le seul moyen de les leur rendre faciles. Chaque état et chaque âge a ses devoirs. On connaît bientôt les siens pourvu quon les aime. Honorez votre état de femme, et dans quelque rang que le ciel vous place, vous serez toujours une femme de bien. Lessentiel est dêtre ce que nous fit la nature; on nest toujours que trop ce que les hommes veulent que lon soit. [1357:] La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées nest point du ressort des femmes, leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique; cest à elles à faire lapplication des principes que lhomme a trouvés, et cest à elles de faire les observations qui mènent lhomme à létablissement des principes. Toutes les réflexions des femmes en ce qui ne tient pas immédiatement à leurs devoirs, doivent tendre à létude des hommes ou aux connaissances agréables qui nont que le goût pour objet; car, quant aux ouvrages de génie, ils passent leur portée; elles nont pas non plus assez de justesse et dattention pour réussir aux sciences exactes, et, quant aux connaissances physiques, cest à celui des deux qui est le plus agissant, le plus allant, qui voit le plus dobjets; cest à celui qui a le plus de force et qui lexerce davantage, à juger des rapports des êtres sensibles et des lois de la nature. La femme, qui est faible et qui ne voit rien au dehors, apprécie et juge les mobiles quelle peut mettre en uvre pour suppléer à sa faiblesse, et ces mobiles sont les passions de lhomme. Sa mécanique à elle est plus forte que la nôtre, tous ses leviers vont ébranler le cur humain. Tout ce que son sexe ne peut faire par lui-même, et qui lui est nécessaire ou agréable, il faut quelle ait lart de nous le faire vouloir; il faut donc quelle étudie à fond lesprit de lhomme, non par abstraction lesprit de lhomme en général, mais lesprit des hommes qui lentourent, lesprit des hommes auxquels elle est assujettie, soit par la loi, soit par lopinion. Il faut quelle apprenne à pénétrer leurs sentiments par leurs discours, par leurs actions, par leurs regards, par leurs gestes. Il faut que, par ses discours, par ses actions, par ses regards, par ses gestes, elle sache leur donner les sentiments quil lui plaît, sans même paraître y songer. Ils philosopheront mieux quelle sur le cur humain; mais elle lira mieux queux dans le cur des hommes. Cest aux femmes à trouver pour ainsi dire la morale expérimentale, à nous à la réduire en système. La femme a plus desprit, et lhomme plus de génie; la femme observe, et lhomme raisonne: de ce concours résultent la lumière la plus claire et la science la plus complète que puisse acquérir de lui-même lesprit humain, la plus sûre connaissance, en un mot, de soi et des autres qui soit à la portée de notre espèce. Et voilà comment lart peut tendre incessamment à perfectionner linstrument donné par la nature. [1358:] Le monde est le livre des femmes: quand elles y lisent mal, cest leur faute; ou quelque passion les aveugle. Cependant la véritable mère de famille, loin dêtre une femme du monde, nest guère moins recluse dans sa maison que la religieuse dans son cloître. Il faudrait donc faire, pour les jeunes personnes quon marie, comme on fait ou comme on doit faire pour celles quon met dans des couvents: leur montrer les plaisirs quelles quittent avant de les y laisser renoncer, de peur que la fausse image de ces plaisirs qui leur sont inconnus ne vienne un jour égarer leurs curs et troubler le bonheur de leur retraite. En France les filles vivent dans des couvents, et les femmes courent le monde. Chez les anciens, cétait tout le contraire; les filles avaient, comme je lai dit, beaucoup de jeux et de fêtes publiques; les femmes vivaient retirées. Cet usage était plus raisonnable et maintenait mieux les murs. Une sorte de coquetterie est permise aux filles à marier; samuser est leur grande affaire. Les femmes ont dautres soins chez elles, et nont plus de maris à chercher; mais elles ne trouveraient pas leur compte à cette réforme, et malheureusement elles donnent le ton. Mères, faites du moins vos compagnes de vos filles. Donnez-leur un sens droit et une âme honnête, puis ne leur cachez rien de ce quun il chaste peut regarder. Le bal, les festins, les jeux, même le théâtre, tout ce qui, mal vu, fait le charme dune imprudente jeunesse, peut être offert sans risque à des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyants plaisirs, plus tôt elles en seront dégoûtées. [1359:] Jentends la clameur qui sélève contre moi. Quelle fille résiste à ce dangereux exemple? A peine ont-elles vu le monde que la tête leur tourne à toutes; pas une delles ne veut le quitter. Cela peut être: mais, avant de leur offrir ce tableau trompeur, les avez-vous bien préparées à le voir sans émotion? Leur avez-vous bien annoncé les objets quil représente? Les leur avez-vous bien peints tels quils sont? Les avez-vous bien armées contre les illusions de la vanité? Avez-vous porté dans leur jeune cur le goût des vrais plaisirs quon ne trouve point dans ce tumulte? Quelles précautions, quelles mesures avez-vous prises pour les préserver du faux goût qui les égare? Loin de rien opposer dans leur esprit à lempire des préjugés publics, vous les avez nourris; vous leur avez fait aimer davance tous les frivoles amusements quelles trouvent. Vous les leur faites aimer encore en sy livrant. De jeunes personnes entrant dans le monde nont dautre gouvernante que leur mère, souvent plus folle quelles, et qui ne peut leur montrer les objets autrement quelle ne les voit. Son exemple, plus fort que la raison même, les justifie à leurs propres yeux, et lautorité de la mère est pour la fille une excuse sans réplique. Quand je veux quune mère introduise sa fille dans le monde, cest en supposant quelle le lui fera voir tel quil est. [1360:] Le mal commence plus tôt encore. Les couvents sont de véritables écoles de coquetterie, non de cette coquetterie honnête dont jai parlé, mais de celle qui produit tous les travers des femmes et fait les plus extravagantes petites maîtresses. En sortant de là pour entrer tout dun coup dans des sociétés bruyantes, de jeunes femmes sy sentent dabord à leur place. Elles ont été élevées pour y vivre; faut-il sétonner quelles sy trouvent bien? Je navancerai point ce que je vais dire sans crainte de prendre un préjugé pour une observation; mais il me semble quen général, dans les pays protestants, il y a plus dattachement de famille, de plus dignes épouses et de plus tendres mères que dans les pays catholiques; et, si cela est, on ne peut douter que cette différence ne soit due en partie à léducation des couvents. [1361:] Pour aimer la vie paisible et domestique il faut la connaître; il faut en avoir senti les douceurs dès lenfance. Ce nest que dans la maison paternelle quon prend du goût pour sa propre maison, et toute femme que sa mère na point élevée naimera point élever ses enfants. Malheureusement il ny a plus déducation privée dans les grandes villes. La société y est si générale et si mêlée, quil ne reste plus dasile pour la retraite, et quon est en public jusque chez soi. A force de vivre avec tout le monde, on na plus de famille; à peine connaît-on ses parents: on les voit en étrangers; et la simplicité des murs domestiques séteint avec la douce familiarité qui en faisait le charme. Cest ainsi quon suce avec le lait le goût des plaisirs du siècle et des maximes quon y voit régner. [1362:] On oppose aux filles une gêne apparente pour trouver des dupes qui les épousent sur leur maintien. Mais étudiez un moment ces jeunes personnes; sous un air contraint elles déguisent mal la convoitise qui les dévore, et déjà on lit dans leurs yeux lardent désir dimiter leurs mères. Ce quelles convoitent nest pas un mari, mais la licence du mariage. Qua-t-on besoin dun mari, avec tant de ressources pour sen passer? Mais on a besoin dun mari pour couvrir ces ressources. La modestie est sur leur visage, et le libertinage est au fond de leur cur: cette feinte modestie elle-même en est un signe; elles ne laffectent que pour pouvoir sen débarrasser plus tôt. Femmes de Paris et de Londres, pardonnez-le moi, je vous supplie. Nul séjour nexclut les miracles; mais pour moi je nen connais point; et si une seule dentre vous a lâme vraiment honnête, je nentends rien à vos institutions. [1363:] Toutes ces éducations diverses livrent également de jeunes personnes au goût des plaisirs du monde, et aux passions qui naissent bientôt de ce goût. Dans les grandes villes la dépravation commence avec la vie, et dans les petites elle commence avec la raison. De jeunes provinciales, instruites à mépriser lheureuse simplicité de leurs murs, sempressent à venir à Paris partager la corruption des nôtres; les vices, ornés du beau nom de talents, sont lunique objet de leur voyage; et, honteuses en arrivant de se trouver si loin de la noble licence des femmes du pays, elles ne tardent pas à mériter dêtre aussi de la capitale Où commence le mal, à votre avis ? dans les lieux où on le projette, ou dans ceux où on laccomplit? [1364:] Je ne veux pas que de la province une mère sensée amène sa fille à Paris pour lui montrer ces tableaux si pernicieux pour dautres; mais je dis que quand cela serait, ou cette fille est mal élevée, ou ces tableaux seront peu dangereux pour elle. Avec du goût, du sens et lamour des choses honnêtes, on ne les trouve pas si attrayants quils le sont pour ceux qui sen laissent charmer. On remarque à Paris les jeunes écervelées qui viennent se hâter de prendre le ton du pays, et se mettre à la mode six mois durant pour se faire siffler le reste de leur vie; mais qui est-ce qui remarque celles qui, rebutées de tout ce fracas, sen retournent dans leur province, contentes de leur sort, après lavoir comparé à celui quenvient les autres? Combien jai vu de jeunes femmes, amenées dans la capitale par des maris, complaisants et maîtres de sy fixer, les en détourner elles-mêmes, repartir plus volontiers quelles nétaient venues, et dire avec attendrissement la veille de leur départ: Ah! retournons dans notre chaumière, on y vit plus heureux que dans les palais dici! On ne sait pas combien il reste encore de bonnes gens qui nont point fléchi le genou devant lidole, et qui méprisent son culte insensé. Il ny a de bruyantes que les folles; les femmes sages ne font point de sensation. [1365:] Que si, malgré la corruption générale, malgré les préjugés universels, malgré la mauvaise éducation des filles, plusieurs gardent encore un jugement à lépreuve, que sera-ce quand ce jugement aura été nourri par des instructions convenables, ou, pour mieux dire, quon ne laura point altéré par des instructions vicieuses? car tout consiste toujours à conserver ou rétablir les sentiments naturels. Il ne sagit point pour cela dennuyer de jeunes filles de vos longs prônes, ni de leur débiter vos sèches moralités. Les moralités pour les deux sexes sont la mort de toute bonne éducation. De tristes leçons ne sont bonnes quà faire prendre en haine et ceux qui les donnent et tout ce quils disent. Il ne sagit point, en parlant à de jeunes personnes, de leur faire peur de leurs devoirs, ni daggraver le joug qui leur est imposé par la nature. En leur exposant ces devoirs, soyez précise et facile; ne leur laissez pas croire quon est chagrine quand on les remplit; point dair fâché, point de morgue. Tout ce qui doit passer au cur doit en sortir; leur catéchisme de morale doit être aussi court et aussi clair que leur catéchisme de religion, mais il ne doit pas être aussi grave. Montrez-leur dans les mêmes devoirs la source de leurs plaisirs et le fondement de leurs droits. Est-il si pénible daimer pour être aimée, de se rendre aimable pour être heureuse, de se rendre estimable pour être obéie, de shonorer pour se faire honorer? Que ces droits sont beaux! quils sont respectables! quils sont chers au cur de lhomme quand la femme sait les faire valoir! Il ne faut point attendre les ans ni la vieillesse pour en jouir. Son empire commence avec ses vertus; à peine ses attraits se développent, quelle règne déjà par la douceur de son caractère et rend sa modestie imposante. Quel homme insensible et barbare nadoucit pas sa fierté et ne prend pas des manières plus attentives près dune fille de seize ans, aimable et sage, qui parle peu, qui écoute, qui met de la décence dans son maintien et de lhonnêteté dans ses propos, à qui sa beauté ne fait oublier ni son sexe ni sa jeunesse, qui sait intéresser par sa timidité même, et sattirer le respect quelle porte à tout le monde? [1366:] Ces témoignages, bien quextérieurs, ne sont point frivoles; ils ne sont point fondés seulement sur lattrait des sens; ils partent de ce sentiment intime que nous avons tous, que les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes. Qui est-ce qui veut être méprisé des femmes? personne au monde, non pas même celui qui ne veut plus les aimer. Et moi, qui leur dis des vérités si dures, croyez-vous que leurs jugements me soient indifférents? Non; leurs suffrages me sont plus chers que les vôtres, lecteurs, souvent plus femmes quelles. En méprisant leurs murs, je veux encore honorer leur justice: peu mimporte quelles me haïssent, si je les force à mestimer. [1367:] Que de grandes choses on ferait avec ce ressort, si lon savait le mettre en uvre? Malheur au siècle où les femmes perdent leur ascendant et où leurs jugements ne font plus rien aux hommes! cest le dernier degré de la dépravation. Tous les peuples qui ont eu des murs ont respecté les femmes. Voyez Sparte, voyez les Germains, voyez Rome, Rome le siège de la gloire et de la vertu, si jamais elles en eurent un sur la terre. Cest là que les femmes honoraient les exploits des grands généraux, quelles pleuraient publiquement les pères de la patrie, que leurs vux ou leurs deuils étaient consacrés comme le plus solennel jugement de la république. Toutes les grandes révolutions y vinrent des femmes: par une femme Rome acquit la liberté, par une femme les plébéiens obtinrent le consulat, par une femme finit la tyrannie des décemvirs, par les femmes Rome assiégée fut sauvée des mains dun proscrit. Galants Français, queussiez-vous dit en voyant passer cette procession si ridicule à vos yeux moqueurs? Vous leussiez accompagnée de vos huées. Que nous voyons dun il différent les mêmes objets! et peut-être avons-nous tous raison. Formez ce cortège de belles dames françaises, je nen connais point de plus indécent: mais composez-le de Romaines, vous aurez tous les yeux des Voîsques et le cur de Coriolan. [1368:] Je dirai davantage, et je soutiens que la vertu nest pas moins favorable à lamour quaux autres droits de la nature, et que lautorité des maîtresses ny gagne pas moins que celle des femmes et des mères. Il ny a point de véritable amour sans enthousiasme, et point denthousiasme sans un objet de perfection réel ou chimérique, mais toujours existant dans limagination. De quoi senflammeront des amants pour qui cette perfection nest plus rien, et qui ne voient dans ce quils aiment que lobjet du plaisir des sens? Non, ce nest pas ainsi que lâme séchauffe et se livre à ces transports sublimes qui font le délire des amants et le charme de leur passion. Tout nest quillusion dans lamour, je lavoue; mais ce qui est réel, ce sont les sentiments dont il nous anime pour le vrai beau quil nous fait aimer. Ce beau nest point dans lobjet quon aime, il est louvrage de nos erreurs. Eh! quimporte? En sacrifie-t-on moins tous ses sentiments bas à ce modèle imaginaire ? En pénètre-t-on moins son cur des vertus quon prête à ce quil chérit? Sen détache-t-on moins de la bassesse du moi humain? Où est le véritable amant qui nest pas prêt à immoler sa vie à sa maîtresse? et où est la passion sensuelle et grossière dans un homme qui veut mourir? Nous nous moquons des paladins? cest quils connaissaient lamour, et que nous ne connaissons plus que la débauche. Quand ces maximes romanesques commencèrent à devenir ridicules, ce changement fut moins louvrage de la raison que celui des mauvaises murs. [1369:] Dans quelque siècle que ce soit, les relations naturelles ne changent point, la convenance ou disconvenance qui en résulte reste la même, les préjugés sous le vain nom de raison n en changent que lapparence. Il sera toujours grand et beau de régner sur soi, fût-ce pour obéir à des opinions fantastiques; et les vrais motifs dhonneur parleront toujours au cur de toute femme de jugement qui saura chercher dans son état le bonheur de la vie. La chasteté doit être surtout une vertu délicieuse pour une belle femme qui a quelque élévation dans lâme. Tandis quelle voit toute la terre à ses pieds, elle triomphe de tout et delle-même: elle sélève dans son propre cur un trône auquel tout vient rendre hommage; les sentiments, tendres ou jaloux, mais toujours respectueux des deux sexes, lestime universelle et la sienne propre, lui payent sans cesse en tribut de gloire les combats de quelques instants. Les privations sont passagères, mais le prix en est permanent. Quelle jouissance pour une âme noble, que lorgueil de la vertu jointe à la beauté! Réalisez une héroïne de roman, elle goûtera des voluptés plus exquises que les Lais et les Cléopâtre; et quand sa beauté ne sera plus, sa gloire et ses plaisirs resteront encore; elle seule saura jouir du passé. [1370:] Plus les devoirs sont grands et pénibles, plus les raisons sur lesquelles on les fonde doivent être sensibles et fortes. Il y a un certain langage dévot dont, sur les sujets les plus graves, on rebat les oreilles des jeunes personnes sans produire la persuasion. De ce langage trop disproportionné à leurs idées, et du peu de cas quelles en font en secret, naît la facilité de céder à leurs penchants, faute de raisons dy résister tirées des choses mêmes. Une fille élevée sagement et pieusement a sans doute de fortes armes contre les tentations; mais celle dont on nourrit uniquement le cur ou plutôt les oreilles du jargon de la dévotion devient infailliblement la proie du premier séducteur adroit qui lentreprend. Jamais une jeune et belle personne ne méprisera son corps, jamais elle ne saffligera de bonne foi des grands. péchés que sa beauté fait commettre; jamais elle ne pleurera sincèrement et devant Dieu dêtre un objet de convoitise, jamais elle ne pourra croire en elle-même que le plus doux sentiment du cur soit une invention de Satan. Donnez-lui dautres raisons en dedans et pour elle-même, car celles-là ne pénétreront pas. Ce sera pis encore si lon met, comme on ny manque guère, de la contradiction dans ses idées, et quaprès lavoir humiliée en avilissant son corps et ses charmes comme la souillure du péché, on lui fasse ensuite respecter comme le temple de Jésus-Christ ce même corps quon lui a rendu si méprisable. Les idées trop sublimes et trop basses sont également insuffisantes et ne peuvent sassocier: il faut une raison à la portée du sexe et de lâge. La considération du devoir na de force quautant quon y joint des motifs qui nous portent à le remplir. Quæ quia non liceat non facit, illa facit. [1371:] On ne se douterait pas que cest Ovide qui porte un jugement si sévère. [1372:] Voulez-vous donc inspirer lamour des bonnes murs aux jeunes personnes; sans leur dire incessamment: Soyez sages, donnez-leur un grand intérêt à lêtre; faites-leur sentir tout le prix de la sagesse, et vous la leur ferez aimer. Il ne suffit pas de prendre cet intérêt au loin dans lavenir, montrez-le-leur dans le moment même, dans les relations de leur âge, dans le caractère de leurs amants. Dépeignez-leur lhomme de bien, lhomme de mérite; apprenez-leur à le reconnaître, à laimer, et à laimer pour elles; prouvez-leur quamies, femmes ou maîtresses, cet homme seul peut les rendre heureuses. Amenez la vertu par la raison; faites-leur sentir que lempire de leur sexe et tous ses avantages ne tiennent pas seulement à sa bonne conduite, à ses murs, mais encore à celles des hommes; quelles ont peu de prise sur des âmes viles et basses, et quon ne sait servir sa maîtresse que comme on sait servir la vertu. Soyez sûr qualors, en leur dépeignant les murs de nos jours, vous leur en inspirerez un dégoût sincère; en leur montrant des gens à la mode, vous les leur ferez mépriser; vous ne leur donnerez quéloignement pour leurs maximes, aversion pour leurs sentiments, dédain pour leurs vaines galanteries; vous leur ferez naître une ambition plus noble, celle de régner sur des âmes grandes et fortes, celle des femmes de Sparte, qui était de commander à des hommes. Une femme hardie, effrontée, intrigante, qui ne sait attirer ses amants que par la coquetterie, ni les conserver que par les faveurs, les fait obéir comme des valets dans les choses serviles et communes: dans les choses importantes et graves elle est sans autorité sur eux. Mais la femme à la fois honnête, aimable et sage, celle qui force les siens à la respecter, celle qui a de la réserve et de la modestie, celle en un mot qui soutient lamour par lestime, les envoie dun signe au bout du monde, au combat, à la gloire, à la mort, où il lui plaît. Cet empire est beau, ce me semble, et vaut bien la peine dêtre acheté. Voilà dans quel esprit Sophie a été élevée, avec plus de soin que de peine, et plutôt en suivant son goût quen le gênant. Disons maintenant un mot de sa personne, selon le portrait que jen ai fait à Emile, et selon quil imagine lui-même lépouse qui peut le rendre heureux. [1373:] Je ne redirai jamais trop que je laisse à part les prodiges. Emile nen est pas un, Sophie nen est pas un non plus. Emile est homme, et Sophie est femme; voilà toute leur gloire. Dans la confusion des sexes qui règne entre nous, cest presque un prodige dêtre du sien. [1374:] Sophie est bien née, elle est dun bon naturel; elle a le cur très sensible, et cette extrême sensibilité lui donne quelquefois une activité dimagination difficile à modérer. Elle a lesprit moins juste que pénétrant, lhumeur facile et pourtant inégale, la figure commune, mais agréable, une physionomie qui promet une âme et qui ne ment pas; on peut laborder avec indifférence, mais non pas la quitter sans émotion. Dautres ont de bonnes qualités qui lui manquent; dautres ont à plus grande mesure celles quelle a; mais nulle na des qualités mieux assorties pour faire un heureux caractère. Elle sait tirer parti de ses défauts mêmes; et si elle était plus parfaite, elle plairait beaucoup moins. [1375:] Sophie nest pas belle; mais auprès delle les hommes oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mécontentes delles-mêmes. A peine est-elle jolie au premier aspect; mais plus on la voit et plus elle sembellit; elle gagne où tant dautres perdent; et ce quelle gagne, elle ne le perd plus. On peut avoir de plus beaux yeux, une plus belle bouche, une figure plus imposante; mais on ne saurait avoir une taille mieux prise, un plus beau teint, une main plus blanche, un pied plus mignon, un regard plus doux, une physionomie plus touchante. Sans éblouir elle intéresse; elle charme, et lon ne saurait dire pourquoi. [1376:] Sophie aime la parure et sy connaît; sa mère na point dautre femme de chambre quelle; elle a beaucoup de goût pour se mettre avec avantage; mais elle hait les riches habillements; on voit toujours dans le sien la simplicité jointe à lélégance; elle naime point ce qui brille, mais ce qui sied. Elle ignore quelles sont les couleurs à la mode, mais elle sait à merveille celles qui lui sont favorables. Il ny a pas une jeune personne qui paraisse mise avec moins de recherche et dont lajustement soit plus recherché; pas une pièce du sien nest prise au hasard, et lart ne paraît dans aucune. Sa parure est très modeste en apparence, très coquette en effet; elle nétale point ses charmes; elle les couvre, mais en les couvrant elle sait les faire imaginer. En la voyant on dit: Voilà une fille modeste et sage; mais tant quon reste auprès delle, les yeux et le cur errent sur toute sa personne sans quon puisse les en détacher, et lon dirait que tout cet ajustement si simple nest mis à sa place que pour en être ôté pièce à pièce par limagination. [1377:] Sophie a des talents naturels; elle les sent, et ne les a pas négligés: mais nayant pas été à portée de mettre beaucoup dart à leur culture, elle sest contentée dexercer sa jolie voix à chanter juste et avec goût, ses petits pieds à marcher légèrement, facilement, avec grâce, à faire la révérence en toutes sortes de situations sans gêne et sans maladresse. Du reste, elle na eu de maître à chanter que son père, de maîtresse à danser que sa mère; et un organiste du voisinage lui a donné sur le clavecin quelques leçons daccompagnement quelle a depuis cultivé seule. Dabord elle ne songeait quà faire paraître sa main avec avantage sur ces touches noires, ensuite elle trouva que le son aigre et sec du clavecin rendait plus doux le son de la voix; peu à peu elle devint sensible à lharmonie; enfin, en grandissant, elle a commencé de sentir les charmes de lexpression, et daimer la musique pour elle-même. Mais cest un goût plutôt quun talent; elle ne sait point déchiffrer un air sur la note. [1378:] Ce que Sophie sait le mieux, et quon lui a fait apprendre avec le plus de soin, ce sont les travaux de son sexe, même ceux dont on ne savise point, comme de tailler et coudre ses robes. Il ny a pas un ouvrage à laiguille quelle ne sache faire, et quelle ne fasse avec plaisir; mais le travail quelle préfère à tout autre est la dentelle, parce quil ny en a pas un qui donne une attitude plus agréable, et où les doigts sexercent avec plus de grâce et de légèreté. Elle sest appliquée aussi à tous les détails du ménage. Elle entend la cuisine et loffice; elle sait le prix des denrées; elle en connaît les qualités; elle sait fort bien tenir les comptes; elle sert de maître dhôtel à sa mère. Faite pour être un jour mère de famille elle-même, en gouvernant la maison paternelle, elle apprend à gouverner la sienne; elle peut suppléer aux fonctions des domestiques, et le fait toujours volontiers. On ne sait jamais bien commander que ce quon sait exécuter soi-même: cest la raison de sa mère pour loccuper ainsi. Pour Sophie, elle ne va pas si loin; son premier devoir est celui de fille, et cest maintenant le seul quelle songe à remplir. Son unique vue est de servir sa mère, et de la soulager dune partie de ses soins. Il est pourtant vrai quelle ne les remplit pas tous avec un plaisir égal. Par exemple, quoiquelle soit gourmande, elle naime pas la cuisine; le détail en a quelque chose qui la dégoûte; elle ny trouve jamais assez de propreté. Elle est là-dessus dune délicatesse extrême, et cette délicatesse poussée à lexcès est devenue un de ses défauts: elle laisserait plutôt aller tout le dîner par le feu, que de tacher sa manchette. Elle na jamais voulu de linspection du jardin par la même raison. La terre lui paraît malpropre; sitôt quelle voit du fumier, elle croit en sentir lodeur. [1379:] Elle doit ce défaut aux leçons de sa mère. Selon elle, entre les devoirs de la femme, un des premiers est la propreté; devoir spécial, indispensable, imposé par la nature. Il ny a pas au monde un objet plus dégoûtant quune femme malpropre, et le mari qui sen dégoûte na jamais tort. Elle a tant prêché ce devoir à sa fille dès son enfance, elle en a tant exigé de propreté sur sa personne, tant pour ses hardes, pour son appartement, pour son travail, pour sa toilette, que toutes ces attentions, tournées en habitude, prennent une assez grande partie de son temps et président encore à lautre: en sorte que bien faire ce quelle fait nest que le second de ses soins; le premier est toujours de le faire proprement. [1380:] Cependant tout cela na point dégénéré en vaine affectation ni en mollesse; les raffinements du luxe ny sont pour rien. Jamais il nentra dans son appartement que de leau simple; elle ne connaît dautre parfum que celui des fleurs, et jamais son mari nen respirera de plus doux que son haleine. Enfin lattention quelle donne à lextérieur ne lui fait pas oublier quelle doit sa vie et son temps à des soins plus nobles; elle ignore ou dédaigne cette excessive propreté du corps qui souille lâme; Sophie est bien plus que propre, elle est pure. [1381:] Jai dit que Sophie était gourmande. Elle létait naturellement; mais elle est devenue sobre par habitude, et maintenant elle lest par vertu. Il nen est pas des filles comme des garçons, quon peut jusquà certain point gouverner par la gourmandise. Ce penchant nest point sans conséquence pour le sexe; il est trop dangereux de le lui laisser. La petite Sophie, dans son enfance, entrant seule dans le cabinet de sa mère, nen revenait pas toujours à vide, et nétait pas dune fidélité à toute épreuve sur les dragées et sur les bonbons. Sa mère la surprit, la reprit, la punit, la fit jeûner. Elle vint enfin à bout de lui persuader que les bonbons gâtaient les dents, et que de trop manger grossissait la taille. Ainsi Sophie se corrigea: en grandissant elle a pris dautres goûts qui lont détournée de cette sensualité basse. Dans les femmes comme dans les hommes, sitôt que le cur sanime, la gourmandise nest plus un vice dominant. Sophie a conservé le goût propre de son sexe; elle aime le laitage et les sucreries; elle aime la pâtisserie et les entremets, mais fort peu la viande; elle na jamais goûté ni vin ni liqueurs fortes: au surplus, elle mange de tout très modérément; son sexe, moins laborieux que le nôtre, a moins besoin de réparation. En toute chose, elle aime ce qui est bon et le sait goûter; elle sait aussi saccommoder de ce qui ne lest pas, sans que cette privation lui coûte. [1382:] Sophie a lesprit agréable sans être brillant, et solide sans être profond; un esprit dont on ne dit rien, parce quon ne lui en trouve jamais ni plus ni moins qu a soi. Elle a toujours celui qui plaît aux gens qui lui parlent, quoiquil ne soit pas fort orné, selon lidée que nous avons de la culture de lesprit des femmes; car le sien ne sest point formé par la lecture, mais seulement par les conversations de son père et de sa mère, par ses propres réflexions, et par les observations quelle a faites dans le peu de monde quelle a vu. Sophie a naturellement de la gaieté, elle était même folâtre dans son enfance; mais peu à peu sa mère a pris soin de réprimer ses airs évaporés, de peur que bientôt un changement trop subit n instruisît du moment qui lavait rendu nécessaire. Elle est donc devenue modeste et réservée même avant le temps de lêtre; et maintenant que ce temps est venu, il lui est plus aisé de garder le ton quelle a pris, quil ne lui serait de le prendre sans indiquer la raison de ce changement. Cest une chose plaisante de la voir se livrer quelquefois par un reste dhabitude à des vivacités de lenfance, puis tout dun coup rentrer en elle-même, se taire, baisser les yeux et rougir: il faut bien que le terme intermédiaire entre les deux âges participe un peu de chacun des deux. [1383:] Sophie est dune sensibilité trop grande pour conserver une parfaite égalité dhumeur, mais elle a trop de douceur pour que cette sensibilité soit fort importune aux autres; cest à elle seule quelle fait du mal. Quon dise un seul mot qui la blesse, elle ne boude pas, mais son cur se gonfle; elle tâche de séchapper pour aller pleurer. Quau milieu de ses pleurs son père ou sa mère la rappelle, et dise un seul mot, elle vient à linstant jouer et rire en sessuyant adroitement les yeux et tâchant détouffer ses sanglots. [1384:] Elle nest pas non plus tout à fait exempte de caprice: son humeur un peu trop poussée dégénère en mutinerie, et alors elle est sujette à soublier. Mais laissez-lui le temps de revenir à elle, et sa manière deffacer son tort lui en fera presque un mérite. Si on la punit; elle est docile et soumise, et lon voit que sa honte ne vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui dit rien, jamais elle ne manque de la réparer delle-même, mais si franchement et de si bonne grâce, quil nest pas possible den garder la rancune. Elle baiserait la terre devant le dernier domestique, sans que cet abaissement lui fît la moindre peine; et sitôt quelle est pardonnée, sa joie et ses caresses montrent de quel poids son bon cur est soulagé. En un mot, elle souffre avec patience les torts des autres, et répare avec plaisir les siens. Tel est laimable naturel de son sexe avant que nous layons gâté. La femme est faite pour céder à lhomme et pour supporter même son injustice. Vous ne réduirez jamais les jeunes garçons au même point; le sentiment intérieur sélève et se révolte en eux contre linjustice; la nature ne les fit pas pour la tolérer. Gravem [1385:] Sophie a de la religion, mais une religion raisonnable et simple, peu de dogmes et moins de pratiques de dévotion; ou plutôt ne connaissant de pratique essentielle que la morale, elle dévoue sa vie entière à servir Dieu en faisant le bien. Dans toutes les instructions que ses parents lui ont données sur ce sujet, ils lont accoutumée à une soumission respectueuse, en lui disant toujours: Ma fille, ces connaissances ne sont pas de votre âge; votre mari vous en instruira quand il sera temps. Du reste, au lieu de longs discours de piété, ils se contentent de la lui prêcher par leur exemple, et cet exemple est gravé dans son cur. [1386:] Sophie aime la vertu; cet amour est devenu sa passion dominante. Elle laime, parce quil ny a rien de si beau que la vertu; elle laime, parce que la vertu fait la gloire de la femme, et quune femme vertueuse lui paraît presque égale aux anges; elle laime comme la seule route du vrai bonheur, et parce quelle ne voit que misère, abandon, malheur, opprobre, ignominie, dans la vie dune femme déshonnête; elle laime enfin comme chère à son respectable père, à sa tendre et digne mère: non contents dêtre heureux de leur propre vertu, ils veulent lêtre aussi de la sienne, et son premier bonheur à elle-même est lespoir de faire le leur. Tous ces sentiments lui inspirent un enthousiasme qui lui élève lâme et tient tous ses petits penchants asservis à une passion si noble. Sophie sera chaste et honnête jusquà son dernier soupir; elle la juré dans le fond de son âme, et elle la juré dans un temps où elle sentait déjà tout ce quun tel serment coûte à tenir; elle la juré quand elle en aurait dû révoquer lengagement, si ses sens étaient faits pour régner sur elle. [1387:] Sophie na pas le bonheur dêtre une aimable Française, froide par tempérament et coquette par vanité, voulant plutôt briller que plaire, cherchant lamusement et non le plaisir. Le seul besoin daimer la dévore, il vient la distraire et troubler son cur dans les fêtes; elle a perdu son ancienne gaieté; les folâtres jeux ne sont plus faits pour elle; loin de craindre lennui de la solitude, elle la cherche; elle y pense à celui qui doit la lui rendre douce: tous les indifférents limportunent; il ne lui faut pas une cour, mais un amant; elle aime mieux plaire à un seul honnête homme, et lui plaire toujours, que délever en sa faveur le cri de la mode, qui dure un jour, et le lendemain se change en huée. [1388:] Les femmes ont le jugement plus tôt formé que les hommes: étant sur la défensive presque dès leur enfance, et chargées dun dépôt difficile à garder, le bien et le mal leur sont nécessairement plus tôt connus. Sophie, précoce en tout, parce que son tempérament la porte à lêtre, a aussi le jugement plus tôt formé que dautres filles de son âge. Il ny a rien à cela de fort extraordinaire; la maturité nest pas partout la même en même temps. [1389:] Sophie est instruite des devoirs et des droits de son sexe et du nôtre. Elle connaît les défauts des hommes et les vices des femmes; elle connaît aussi les qualités, les vertus contraires, et les a toutes empreintes au fond de son cur. On ne peut pas avoir une plus haute idée de lhonnête femme que celle quelle en a conçue, et cette idée ne lépouvante point; mais elle pense avec plus de complaisance à lhonnête homme, à lhomme de mérite; elle sent quelle est faite pour cet homme-là, quelle en est digne, quelle peut lui rendre le bonheur quelle recevra de lui; elle sent quelle saura bien le reconnaître; il ne sagit que de le trouver. [1390:] Les femmes sont les juges naturels du mérite des hommes, comme ils le sont du mérite des femmes: cela est de leur droit réciproque; et ni les uns ni les autres ne lignorent. Sophie connaît ce droit et en use, mais avec la modestie qui convient à sa jeunesse, à son inexpérience, à son état; elle ne juge que des choses qui sont à sa portée, et elle nen juge que quand cela sert à développer quelque maxime utile. Elle ne parle des absents quavec la plus grande circonspection, surtout si ce sont des femmes. Elle pense que ce qui les rend médisantes et satiriques est de parler de leur sexe: tant quelles se bornent à parler du nôtre elles ne sont quéquitables. Sophie sy borne donc. Quant aux femmes, elle nen parle jamais que pour en dire le bien quelle sait: cest un honneur quelle croit devoir à son sexe; et pour celles dont elle ne sait aucun bien à dire, elle nen dit rien du tout, et cela sentend. [1391:] Sophie a peu dusage du monde; mais elle est obligeante, attentive, et met de la grâce à tout ce quelle fait. Un heureux naturel la sert mieux que beaucoup dart. Elle a une certaine politesse à elle qui ne tient point aux formules, qui nest point asservie aux modes, qui ne change point avec elles, qui ne fait rien par usage, mais qui vient dun vrai désir de plaire, et qui plaît. Elle ne sait point les compliments triviaux, et nen invente point de plus recherchés; elle ne dit pas quelle est très obligée, quon lui fait beaucoup dhonneur, quon ne prenne pas la peine, etc. Elle savise encore moins de tourner des phrases. Pour une attention, pour une politesse établie, elle répond par une révérence, ou par un simple Je vous remercie ; mais ce mot, dit de sa bouche, en vaut bien un autre. Pour un vrai service, elle laisse parler son cur, et ce nest pas un compliment quil trouve. Elle na jamais souffert que lusage français lasservît au joug des simagrées, comme détendre sa main, en passant dune chambre à lautre, sur un bras sexagénaire quelle aurait grande envie de soutenir. Quand un galant musqué lui offre cet impertinent service, elle laisse lofficieux bras sur lescalier, et sélance en deux sauts dans la chambre en disant quelle nest pas boiteuse. En effet, quoiquelle ne soit pas grande, elle na jamais voulu de talons hauts; elle a les pieds assez petits pour sen passer. [1392:] Non seulement elle se tient dans le silence et dans le respect avec les femmes, mais même avec les hommes mariés, ou beaucoup plus âgés quelle; elle nacceptera jamais de place au-dessus deux que par obéissance, et reprendra la sienne au-dessous sitôt quelle le pourra; car elle sait que les droits de lâge vont avant ceux du sexe, comme ayant pour eux le préjugé de la sagesse, qui doit être honorée avant tout. [1393:] Avec les jeunes gens de son âge, cest autre chose; elle a besoin dun ton différent pour leur en imposer, et elle sait le prendre sans quitter lair modeste qui lui convient. Sils sont modestes et réservés eux-mêmes, elle gardera volontiers avec eux laimable familiarité de la jeunesse; leurs entretiens pleins dinnocence seront badins, mais décents; sils deviennent sérieux, elle veut quils soient utiles; sils dégénèrent en fadeurs, elle les fera bientôt cesser, car elle méprise surtout le petit jargon de la galanterie, comme très offensant pour son sexe. Elle sait bien que lhomme quelle cherche na pas ce jargon-là, et jamais elle ne souffre volontiers dun autre ce qui ne convient pas à celui dont elle a le caractère empreint au fond du cur. La haute opinion quelle a des droits de son sexe, la fierté dâme que lui donne la pureté de ses sentiments, cette énergie de la vertu quelle sent en elle-même et qui la rend respectable à ses propres yeux, lui font écouter avec indignation les propos doucereux dont on prétend lamuser. Elle ne les reçoit point avec une colère apparente, mais avec un ironique applaudissement qui déconcerte, ou dun ton froid auquel on ne sattend point. Quun beau Phébus lui débite ses gentillesses, la loue avec esprit sur le sien, sur sa beauté, sur ses grâces, sur le prix du bonheur de lui plaire, elle est fille à linterrompre, en lui disant poliment: Monsieur, jai grand-peur de savoir ces choses-là mieux que vous; si nous n avons rien de plus curieux à nous dire, je crois que nous pouvons finir ici lentretien. Accompagner ces mots dune grande révérence, et puis se trouver à vingt pas de lui nest pour elle que laffaire dun instant. Demandez à vos agréables sil est aisé détaler longtemps son caquet avec un esprit aussi rebours que celui-là. [1394:] Ce nest pas pourtant quelle naime fort à être louée, pourvu que ce soit tout de bon, et quelle puisse croire quon pense en effet le bien quon lui dit delle. Pour paraître touché de son mérite, il faut commencer par en montrer. Un hommage fondé sur lestime peut flatter son cur altier, mais tout galant persiflage est toujours rebuté; Sophie nest pas faite pour exercer les petits talents dun baladin. [1395:] Avec une si grande maturité de jugement, et formée à tous égards comme une fille de vingt ans, Sophie, à quinze, ne sera point traitée en enfant par ses parents. A peine apercevront-ils en elle la première inquiétude de la jeunesse, quavant le progrès ils se hâteront dy pourvoir; ils lui tiendront des discours tendres et sensés. Les discours tendres et sensés sont de son âge et de son caractère. Si ce caractère est tel que je limagine, pourquoi son père ne lui parlerait-il pas à peu près ainsi : [1396:] Sophie, vous voilà grande fille, et ce nest pas pour lêtre toujours quon le devient. Nous voulons que vous soyez heureuse: cest pour nous que nous le voulons, parce que notre bonheur dépend du vôtre. Le bonheur dune honnête fille est de faire celui dun honnête homme: il faut donc penser à vous marier; il y faut penser de bonne heure, car du mariage dépend le sort de la vie, et lon na jamais trop de temps pour y penser. [1397:] Rien nest plus difficile que le choix dun bon mari, si ce nest peut-être celui dune bonne femme. Sophie, vous serez cette femme rare, vous serez la gloire de notre vie et le bonheur de nos vieux jours; mais, de quelque mérite que vous soyez pourvue, la terre ne manque pas dhommes qui en ont encore plus que vous. Il ny en a pas un qui ne dût shonorer de vous obtenir, il y en a beaucoup qui vous honoreraient davantage. Dans ce nombre, il sagit den trouver un qui vous convienne, de le connaître, et de vous faire connaître de lui. [1398:] Le plus grand bonheur du mariage dépend de tant de convenances, que cest une folie de les vouloir toutes rassembler. Il faut dabord sassurer des plus importantes: quand les autres sy trouvent, on sen prévaut; quand elles manquent, on sen passe. Le bonheur parfait nest pas sur la terre, mais le plus grand des malheurs, et celui quon peut toujours éviter, est dêtre malheureux par sa faute. [1399:] Il y a des convenances naturelles, il y en a dinstitution, il y en a qui ne tiennent quà lopinion seule. Les parents sont juges des deux dernières espèces, les enfants seuls le sont de la première. Dans les mariages qui se font par lautorité des pères, on se règle uniquement sur les convenances dinstitution et dopinion: ce ne sont pas les personnes quon marie, ce sont les conditions et les biens; mais tout cela peut changer; les personnes seules restent toujours, elles se portent partout avec elles; en dépit de la fortune, ce nest que par les rapports personnels quun mariage peut être heureux ou malheureux. [1400:] Votre mère était de condition, jétais riche; voilà les seules considérations qui portèrent nos parents à nous unir. Jai perdu mes biens, elle a perdu son nom: oubliée de sa famille, que lui sert aujourdhui dêtre née demoiselle? Dans nos désastres, lunion de nos curs nous a consolés de tout; la conformité de nos goûts nous a fait choisir cette retraite; nous y vivons heureux dans la pauvreté, nous nous tenons lieu de tout lun à lautre. Sophie est notre trésor commun; nous bénissons le ciel de nous avoir donné celui-là et de nous avoir ôté tout le reste. Voyez, mon enfant, où nous a conduits la Providence: les convenances qui nous firent marier sont évanouies; nous ne sommes heureux que par celles que lon compta pour rien. [1401:] Cest aux époux à sassortir. Le penchant mutuel doit être leur premier lien; leurs yeux, leurs curs doivent être leurs premiers guides; car, comme leur premier devoir, étant unis, est de saimer, et quaimer ou naimer pas ne dépend point de nous-mêmes, ce devoir en emporte nécessairement un autre, qui est de commencer par saimer avant de sunir. Cest là le droit de la nature, que rien ne peut abroger: ceux qui lont gênée par tant de lois civiles ont eu plus dégard à lordre apparent quau bonheur du mariage et aux murs des citoyens. Vous voyez, ma Sophie, que nous ne vous prêchons pas une morale difficile. Elle ne tend quà vous rendre maîtresse de vous-même, et à nous en rapporter à vous sur le choix de votre époux. [1402:] Après vous avoir dit nos raisons pour vous laisser une entière liberté, il est juste de vous parler aussi des vôtres pour en user avec sagesse. Ma fille, vous êtes bonne et raisonnable, vous avez de la droiture et de la piété, vous avez les talents qui conviennent à dhonnêtes femmes, et vous nêtes pas dépourvue dagréments; mais vous êtes pauvre; vous avez les biens les plus estimables, et vous manquez de ceux quon estime le plus. Naspirez donc quà ce que vous pourrez obtenir, et réglez votre ambition, non sur vos jugements ni sur les nôtres, mais sur lopinion des hommes. Sil nétait question que dune égalité de mérite, jignore à quoi je devrais borner vos espérances; mais ne les élevez point au-dessus de votre fortune, et noubliez pas quelle est au plus bas rang. Bien quun homme digne de vous ne compte pas cette inégalité pour un obstacle, vous devez faire alors ce quil ne fera pas: Sophie doit imiter sa mère, et nentrer que dans une famille qui shonore delle. Vous navez point vu notre opulence, vous êtes née durant notre pauvreté; vous nous la rendez douce et vous la partagez sans peine. Croyez-moi, Sophie, ne cherchez point des biens dont nous bénissons le ciel de nous avoir délivrés; nous navons goûté le bonheur quaprès avoir perdu la richesse. [1403:] Vous êtes trop aimable pour ne plaire à personne, et votre misère nest pas telle quun honnête homme se trouve embarrassé de vous. Vous serez recherchée, et vous pourrez lêtre de gens qui ne nous vaudront pas. Sils se montraient à vous tels quils sont, vous les estimeriez ce quils valent; tout leur faste ne vous en imposerait pas longtemps; mais, quoique vous ayez le jugement bon et que vous vous connaissiez en mérite, vous manquez dexpérience et vous ignorez jusquoù les hommes peuvent se contrefaire. Un fourbe adroit peut étudier vos goûts pour vous séduire, et feindre auprès de vous des vertus quil naura point. Il vous perdrait, Sophie, avant que vous vous en fussiez aperçue, et vous ne connaîtriez votre erreur que pour la pleurer. Le plus dangereux de tous les pièges, et le seul que la raison ne peut éviter, est celui des sens; si jamais vous avez le malheur dy tomber, vous ne verrez plus quillusions et chimères; vos yeux se fascineront, votre jugement se troublera, votre volonté sera corrompue, votre erreur même vous sera chère; et quand vous seriez en état de la connaître, vous nen voudriez pas revenir. Ma fille, cest à la raison de Sophie que je vous livre; je ne vous livre point au penchant de son cur. Tant que vous serez de sang-froid, restez votre propre juge; mais sitôt que vous aimerez, rendez à votre mère le soin de vous. [1404:] Je vous propose un accord qui vous marque notre estime et rétablisse entre nous lordre naturel. Les parents choisissent lépoux de leur fille, et ne la consultent que pour la forme: tel est lusage. Nous ferons entre nous tout le contraire: vous choisirez, et nous serons consultés. Usez de votre droit, Sophie; usez-en librement et sagement. Lépoux qui vous convient doit être de votre choix et non pas du nôtre. Mais cest à nous de juger si vous ne vous trompez pas sur les convenances, et si, sans le savoir, vous ne faites point autre chose que ce que vous voulez. La naissance, les biens, le rang, lopinion, nentreront pour rien dans nos raisons. Prenez un honnête homme dont la personne vous plaise et dont le caractère vous convienne: quel quil soit dailleurs, nous lacceptons pour notre gendre. Son bien sera toujours assez grand, sil a des bras, des murs, et quil aime sa famille. Son rang sera toujours assez illustre, sil lennoblit par la vertu. Quand toute la terre nous blâmerait, quimporte ? Nous ne cherchons pas lapprobation publique, il nous suffit de votre bonheur. [1405:] Lecteurs, jignore quel effet ferait un pareil discours sur les filles élevées à votre manière. Quant à Sophie, elle pourra ny pas répondre par des paroles; la honte et lattendrissement ne la laisseraient pas aisément sexprimer; mais je suis bien sûr quil restera gravé dans son cur le reste de sa vie, et que si lon peut compter sur quelque résolution humaine, cest sur celle quil lui fera faire dêtre digue de lestime de ses parents. [1406:] Mettons la chose au pis, et donnons-lui un tempérament ardent qui lui rende pénible une longue attente; je dis que son jugement, ses connaissances, son goût, sa délicatesse, et surtout les sentiments dont son cur a été nourri dans son enfance, opposeront à limpétuosité de ses sens un contrepoids qui lui suffira pour les vaincre, ou du moins pour leur résister longtemps. Elle mourrait plutôt martyre de son état que daffliger ses parents, dépouser un homme sans mérite, et de sexposer au malheur dun mariage mal assorti. La liberté même quelle a reçue ne fait que lui donner une nouvelle élévation dâme, et la rendre plus difficile sur le choix de son maître. Avec le tempérament dune Italienne et la sensibilité dune Anglaise, elle a, pour contenir son cur et ses sens, la fierté dune Espagnole, qui, même en cherchant un amant, ne trouve pas aisément celui quelle estime digne delle. [1407:] Il nappartient pas à tout le monde de sentir quel ressort lamour des choses honnêtes peut donner à lâme, et quelle force on peut trouver en soi quand on veut être sincèrement vertueux. Il y a des gens à qui tout ce qui est grand paraît chimérique, et qui, dans leur basse et vile raison, ne connaîtront jamais ce que peut sur les passions humaines la folie même de la vertu. Il ne faut parler à ces gens-là que par des exemples: tant pis pour eux sils sobstinent à les nier. Si je leur disais que Sophie nest point un être imaginaire, que son nom seul est de mon invention, que son éducation, ses murs, son caractère, sa figure même ont réellement existé, et que sa mémoire coûte encore des larmes à toute une honnête famille, sans doute ils nen croiraient rien; mais enfin, que risquerai-je dachever sans détour lhistoire dune fille si semblable à Sophie, que cette histoire pourrait être la sienne sans quon dût en être surpris? Quon la croie véritable ou non, peu importe; jaurai, si lon veut, raconté des fictions, mais jaurai toujours expliqué ma méthode, et jirai toujours à mes fins. [1408:] La jeune personne, avec le tempérament dont je viens de charger Sophie, avait dailleurs avec elle toutes les conformités qui pouvaient lui en faire mériter le nom, et je le lui laisse. Après lentretien que jai rapporte, son père et sa mère, jugeant que les partis ne viendraient pas soffrir dans le hameau quils habitaient, lenvoyèrent passer un hiver à la ville, chez une tante quon instruisit en secret du sujet de ce voyage; car la fière Sophie portait au fond de son cur le noble orgueil de savoir triompher delle; et, quelque besoin quelle eût dun mari, elle fût morte fille plutôt que de se résoudre à laller chercher. [1409:] Pour répondre aux vues de ses parents, sa tante la présenta dans les maisons, la mena dans les sociétés, dans les fêtes, lui fit voir le monde, ou plutôt ly fit voir, car Sophie se souciait peu de tout ce fracas. On remarqua pourtant quelle ne fuyait pas les jeunes gens dune figure agréable qui paraissaient décents et modestes. Elle avait dans sa réserve même un certain art de les attirer, qui ressemblait assez à de la coquetterie; mais après sêtre entretenue avec eux deux ou trois fois, elle sen rebutait. Bientôt, à cet air dautorité qui semblait accepter les hommages, elle substituait un maintien plus humble et une politesse plus repoussante. Toujours attentive sur elle-même, elle ne leur laissait plus loccasion de lui rendre le moindre service: cétait dire quelle ne voulait pas être leur maîtresse. [1410:] Jamais les curs sensibles naimèrent les plaisirs bruyants, vain et stérile bonheur des gens qui ne sentent rien, et qui croient quétourdir sa vie cest en jouir. Sophie, ne trouvant point ce quelle cherchait, et désespérant de le trouver ainsi, sennuya de la ville. Elle aimait tendrement ses parents, rien ne la dédommageait deux, rien nétait propre à les lui faire oublier; elle retourna les joindre longtemps avant le terme fixé pour son retour. [1411:] A peine eut-elle repris ses fonctions dans la maison paternelle, quon vit quen gardant la même conduite elle avait changé dhumeur. Elle avait des distractions, de limpatience, elle était triste et rêveuse, elle se cachait pour pleurer. On crut dabord quelle aimait et quelle en avait honte: on lui en parla, elle sen défendit. Elle protesta navoir vu personne qui pût toucher son cur, et Sophie ne mentait point. [1412:] Cependant, sa langueur augmentait sans cesse, et sa santé commençait à saltérer. Sa mère, inquiète de ce changement, résolut enfin den savoir la cause. Elle la prit en particulier, et mit en uvre auprès delle ce langage insinuant et ces caresses invincibles que la seule tendresse maternelle sait employer. Ma fille, toi que jai portée dans mes entrailles et que je porte incessamment dans mon cur, verse les secrets du tien dans le sein de ta mère. Quels sont donc ces secrets quune mère ne peut savoir? Qui est-ce qui plaint tes peines, qui est-ce qui les partage, qui est-ce qui veut les soulager, si ce nest ton père et moi? Ah! mon enfant, veux-tu que je meure de ta douleur sans la connaître? [1413:] Loin de cacher ses chagrins à sa mère, la jeune fille ne demandait pas mieux que de lavoir pour consolatrice et pour confidente; mais la honte lempêchait de parler, et sa modestie ne trouvait point de langage pour décrire un état si peu digne delle que lémotion qui troublait ses sens malgré quelle en eût. Enfin, sa honte même servant dindice à sa mère, elle lui arracha ces humiliants aveux. Loin de laffliger par dinjustes réprimandes, elle la consola, la plaignit, pleura sur elle; elle était trop sage pour lui faire un crime dun mal que sa vertu seule rendait si cruel. Mais pourquoi supporter sans nécessité un mal dont le remède était si facile et si légitime? Que nusait-elle de la liberté quon lui avait donnée? Que nacceptait-elle un mari? que ne le choisissait-elle? Ne savait-elle pas que son sort dépendait delle seule, et que, quel que fût son choix, il serait confirmé, puisquelle nen pouvait faire un qui ne fût honnête? On lavait envoyée à la ville, elle ny avait point voulu rester; plusieurs partis sétaient présentés, elle les avait tous rebutés. Quattendait-elle donc? que voulait-elle? Quelle inexplicable contradiction! [1414:] La réponse était simple. Sil ne sagissait que dun secours pour la jeunesse, le choix serait bientôt fait; mais un maître pour toute la vie nest pas si facile à choisir; et, puisquon ne peut séparer ces deux choix, il faut bien attendre, et souvent perdre sa jeunesse, avant de trouver lhomme avec qui lon veut passer ses jours. Tel était le cas de Sophie: elle avait besoin dun amant, mais cet amant devait être son mari; et, pour le cur quil fallait au sien, lun était presque aussi difficile à trouver que lautre. Tous ces jeunes gens si brillants navaient avec elle que la convenance de lâge, les autres leur manquaient toujours; leur esprit superficiel, leur vanité, leur jargon, leurs murs sans règle, leurs frivoles imitations, la dégoûtaient deux. Elle cherchait un homme et ne trouvait que des singes; elle cherchait une âme et nen trouvait point. [1415:] Que je suis malheureuse! disait-elle à sa mère; jai besoin daimer, et je ne vois rien qui me plaise. Mon cur repousse tous ceux quattirent mes sens. Je nen vois pas un qui nexcite mes désirs, et pas un qui ne les réprime; un goût sans estime ne peut durer. Ah! ce nest pas là lhomme quil faut à votre Sophie! son charmant modèle est empreint trop avant dans son âme. Elle ne peut aimer que lui, elle ne peut rendre heureux que lui, elle ne peut être heureuse quavec lui seul. Elle aime mieux se consumer et combattre sans cesse, elle aime mieux mourir malheureuse et libre, que désespérée auprès dun homme quelle naimerait pas et quelle rendrait malheureux lui-même; il vaut mieux nêtre plus, que de nêtre que pour souffrir. [1416:] Frappée de ces singularités, sa mère les trouva trop bizarres pour ny pas soupçonner quelque mystère. Sophie nétait ni précieuse, ni ridicule. Comment cette délicatesse outrée avait-elle pu lui convenir, à elle à qui lon navait rien tant appris dès son enfance, quà saccommoder des gens avec qui elle avait à vivre, et à faire de nécessité vertu? Ce modèle de lhomme aimable duquel elle était si enchantée, et qui revenait si souvent dans tous ses entretiens, fit conjecturer à sa mère que ce caprice avait quelque autre fondement quelle ignorait encore et que Sophie navait pas tout dit. Linfortunée, surchargée de sa peine secrète, ne cherchait quà sépancher. Sa mère la presse, elle hésite, elle se rend enfin, et sortant sans rien dire, elle entre un moment après, un livre à la main: Plaignez votre malheureuse fille, sa tristesse est sans remède, ses pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez savoir la cause: eh bien! la voilà, dit-elle en jetant le livre sur la table. La mère prend le livre et louvre: cétaient les Aventures de Télémaque. Elle ne comprend rien dabord à cette énigme; à force de questions et de réponses obscures, elle voit enfin, avec une surprise facile à concevoir, que sa fille est la rivale dEucharis. [1417:] Sophie aimait Télémaque, et laimait avec une passion dont rien ne put la guérir. Sitôt que son père et sa mère connurent sa manie, ils en rirent, et crurent la ramener par la raison. Ils se trompèrent: la raison nétait pas toute de leur côté; Sophie avait aussi la sienne et savait la faire valoir. Combien de fois elle les réduisit au silence en se servant contre eux de leurs propres raisonnements, en leur montrant quils avaient fait tout le mal eux-mêmes, quils ne lavaient point formée pour un homme de son siècle; quil faudrait nécessairement quelle adoptât les manières de penser de son mari, ou quelle lui donnât les siennes; quils lui avaient rendu le premier moyen impossible par la manière dont ils lavaient élevée, et que lautre était précisément ce quelle cherchait. Donnez-moi, disait-elle, un homme imbu de mes maximes, ou que jy puisse amener, et je lépouse; mais jusque-là pourquoi me grondez-vous? Plaignez-moi. Je suis malheureuse et non pas folle. Le cur dépend-il de la volonté? Mon père ne la-t-il pas dit lui-même? Est-ce ma faute si jaime ce qui nest pas? Je ne suis point visionnaire; je ne veux point un prince, je ne cherche point Télémaque, je sais quil nest quune fiction: je cherche quelquun qui lui ressemble. Et pourquoi ce quelquun ne peut-il exister, puisque jexiste, moi qui me sens un cur si semblable au sien? Non, ne déshonorons pas ainsi lhumanité; ne pensons pas quun homme aimable et vertueux ne soit quune chimère. Il existe, il vit, il me cherche peut-être; il cherche une âme qui le sache aimer. Mais quel est-il? où est-il? Je lignore: il nest aucun de ceux que jai vus; sans doute il nest aucun de ceux que je verrai. O ma mère! pourquoi m avez-vous rendu la vertu trop aimable? Si je ne puis aimer quelle, le tort en est moins à moi quà vous. [1418:] Amènerai-je ce triste récit jusquà sa catastrophe? Dirai-je les longs débats qui la précédèrent? Représenterai-je une mère impatientée changeant en rigueur ses premières caresses? Montrerai-je un père irrité oubliant ses premiers engagements, et traitant comme une folle la plus vertueuse des filles ? Peindrai-je enfin linfortunée, encore plus attachée à sa chimère par la persécution quelle lui fait souffrir, marchant à pas lents vers la mort, et descendant dans la tombe au moment quon croit lentraîner à lautel? Non, jécarte ces objets funestes. Je nai pas besoin daller si loin pour montrer par un exemple assez frappant, ce me semble, que, malgré les préjugés qui naissent des murs du siècle, lenthousiasme de lhonnête et du beau nest pas plus étranger aux femmes quaux hommes, et quil ny a rien que, sous la direction de la nature, on ne puisse obtenir delles comme de nous. [1419:] On marrête ici pour me demander si cest la nature qui nous prescrit de prendre tant de peine pour réprimer des désirs immodérés. Je réponds que non, mais quaussi ce nest point la nature qui nous donne tant de désirs immodérés. Or, tout ce qui nest pas elle est contre elle: jai prouvé cela mille fois. [1420:] Rendons à notre Emile sa Sophie: ressuscitons cette aimable fille pour lui donner une imagination moins vive et un destin plus heureux. Je voulais peindre une femme ordinaire; et à force de lui élever lâme jai troublé sa raison; je me suis égaré moi-même. Revenons sur nos pas. Sophie na quun bon naturel dans une âme commune: tout ce quelle a de plus que les autres femmes est leffet de son éducation.
[1421:] Je me suis proposé dans ce livre de dire tout ce qui se pouvait faire, laissant à chacun le choix de ce qui est à sa portée dans ce que je puis avoir dit de bien. Javais pensé dès le commencement à former de loin la compagne dEmile, et à les élever lun pour lautre et lun avec lautre. Mais, en y réfléchissant, jai trouvé que tous ces arrangements trop prématurés étaient mal entendus, et quil était absurde de destiner deux enfants à sunir avant de pouvoir connaître si cette union était dans lordre de la nature, et sils auraient entre eux les rapports convenables pour la former. Il ne faut pas confondre ce qui est naturel à létat sauvage, et ce qui est naturel à létat civil. Dans le premier état, toutes les femmes conviennent à tous les hommes, parce que les uns et les autres nont encore que la forme primitive et commune; dans le second, chaque caractère étant développé par les institutions sociales, et chaque esprit ayant reçu sa forme propre et déterminée, non de léducation seule, mais du concours bien ou mal ordonné du naturel et de léducation, on ne peut plus les assortir quen les présentant lun à lautre pour voir sils se conviennent à tous égards, ou pour préférer au moins le choix qui donne le plus de ces convenances. [1422:] Le mal est quen développant les caractères létat social distingue les rangs, et que lun de ces deux ordres nétant point semblable à lautre, plus on distingue les conditions, plus on confond les caractères. De là les mariages mal assortis et tous les désordres qui en dérivent; doù lon voit, par une conséquence évidente, que, plus on séloigne de légalité, plus les sentiments naturels saltèrent; plus lintervalle des grands aux petits saccroît, plus le lien conjugal se relâche; plus il y a de riches et de pauvres, moins il y a de pères et de maris. Le maître ni lesclave nont plus de famille, chacun des deux ne voit que son état. [1423:] Voulez-vous prévenir les abus et faire dheureux mariages, étouffez les préjugés, oubliez les institutions humaines, et consultez la nature. Nunissez pas des gens qui ne se conviennent que dans une condition donnée, et qui ne se conviendront plus, cette condition venant à changer, mais des gens qui se conviendront dans quelque situation quils se trouvent, dans quelque pays quils habitent, dans quelque rang quils puissent tomber. Je ne dis pas que les rapports conventionnels soient indifférents dans le mariage, mais je dis que linfluence des rapports naturels lemporte tellement sur la leur, que cest elle seule qui décide du sort de la vie, et quil y a telle convenance de goûts, dhumeurs, de sentiments, de caractères, qui devrait engager un père sage, fût-il prince, fût-il monarque, à donner sans balancer à son fils la fille avec laquelle il aurait toutes ces convenances, fût-elle née dans une famille déshonnête, fût-elle la fille du bourreau. Oui, je soutiens que, tous les malheurs imaginables dussent-ils tomber sur deux époux bien unis, ils jouiront dun plus vrai bonheur à pleurer ensemble, quils nen auraient dans toutes les fortunes de la terre, empoisonnées par la désunion des curs. [1424:] Au lieu donc de destiner dès lenfance une épouse à mon Emile, jai attendu de connaître celle qui lui convient. Ce nest point moi qui fais cette destination, cest la nature; mon affaire est de trouver le choix quelle a fait. Mon affaire, je dis la mienne et non celle du père; car en me confiant son fils, il me cède sa place, il substitue mon droit au sien; cest moi qui suis le vrai père dEmile, cest moi qui lai fait homme. Jaurais refusé de lélever si je navais pas été le maître de le marier à son choix, c est à dire au mien. Il ny a que le plaisir de faire un heureux qui puisse payer ce quil en coûte pour mettre un homme en état de le devenir. [1425:] Mais ne croyez pas non plus que jaie attendu, pour trouver lépouse dEmile, que je le misse en devoir de la chercher. Cette feinte recherche nest quun prétexte pour lui faire connaître les femmes, afin quil sente le prix de celle qui lui convient. Dès longtemps Sophie est trouvée; peut-être Emile la-t-il déjà vue; mais il ne la reconnaîtra que quand il en sera temps. [1426:] Quoique légalité des conditions ne soit pas nécessaire au mariage, quand cette égalité se joint aux autres convenances, elle leur donne un nouveau prix; elle nentre en balance avec aucune, mais la fait pencher quand tout est égal [1427:] Un homme, à moins quil ne soit monarque, ne peut pas chercher une femme dans tous les états; car les préjugés quil naura pas, il les trouvera dans les autres; et telle fille lui conviendrait peut-être, quil ne lobtiendrait pas pour cela. Il y a donc des maximes de prudence qui doivent borner les recherches dun père judicieux. Il ne doit point vouloir donner à son élève un établissement au-dessus de son rang, car cela ne dépend pas de lui. Quand il le pourrait, il ne devrait pas le vouloir encore; car quimporte le rang au jeune homme, du moins au mien? Et cependant, en montant, il sexpose à mille maux réels quil sentira toute sa vie. Je dis même quil ne doit pas vouloir compenser des biens de différentes natures, comme la noblesse et largent, parce que chacun des deux ajoute moins de prix à lautre quil nen reçoit daltération; que de plus on ne saccorde jamais sur lestimation commune; quenfin la préférence que chacun donne à sa mise prépare la discorde entre deux familles, et souvent entre deux époux. [1428:] Il est encore fort différent pour lordre du mariage que lhomme sallie au-dessus ou au-dessous de lui. Le premier cas est tout à fait contraire à la raison; le second y est plus conforme. Comme la famille ne tient à la société que par son chef, cest létat de ce chef qui règle celui de la famille entière. Quand il sallie dans un rang plus bas, il ne descend point, il élève son épouse; au contraire, en prenant une femme au-dessus de lui, il labaisse sans sélever. Ainsi, dans le premier cas, il y a du bien sans mal, et dans le second, du mal sans bien. De plus, il est dans lordre de la nature que la femme obéisse à lhomme. Quand donc il la prend dans un rang inférieur, lordre naturel et lordre civil saccordent, et tout va bien. Cest le contraire quand, salliant au-dessus de lui, lhomme se met dans lalternative de blesser son droit ou sa reconnaissance, et dêtre ingrat ou méprisé. Alors la femme, prétendant à lautorité, se rend le tyran de son chef; et le maître, devenu lesclave, se trouve la plus ridicule et la plus misérable des créatures. Tels sont ces malheureux favoris que les rois de lAsie honorent et tourmentent de leur alliance, et qui, dit-on, pour coucher avec leurs femmes, nosent entrer dans le lit que par le pied. [1429:] J e mattends que beaucoup de lecteurs, se souvenant que je donne à la femme un talent naturel pour gouverner lhomme, maccuseront ici de contradiction: ils se tromperont pourtant. Il y a bien de la différence entre sarroger le droit de commander, et gouverner celui qui commande. Lempire de la femme est un empire de douceur, dadresse et de complaisance; ses ordres sont des caresses, ses menaces sont des pleurs. Elle doit régner dans la maison comme un ministre dans lEtat, en se faisant commander ce quelle veut faire. En ce sens il est constant que les meilleurs ménages sont ceux où la femme a le plus dautorité: mais quand elle méconnaît la voix du chef, quelle veut usurper ses droits et commander elle-même, il ne résulte jamais de ce désordre que misère, scandale et déshonneur. [1430:] Reste le choix entre ses égales et ses inférieures; et je crois quil y a encore quelque restriction à faire pour ces dernières; car il est difficile de trouver dans la lie du peuple une épouse capable de faire le bonheur dun honnête homme: non quon soit plus vicieux dans les derniers rangs que dans les premiers, mais parce quon y a peu didée de ce qui est beau et honnête, et que linjustice des autres états fait voir à celui-ci la justice dans ses vices mêmes. [1431:] Naturellement lhomme ne pense guère. Penser est un art quil apprend comme tous les autres, et même plus difficilement. Je ne connais pour les deux sexes que deux classes réellement distinguées: lune des gens qui pensent, lautre des gens qui ne pensent point; et cette différence vient presque uniquement de léducation. Un homme de la première de ces deux classes ne doit point sallier dans lautre; car le plus grand charme de la société manque à la sienne lorsque, ayant une femme, il est réduit à penser seul. Les gens qui passent exactement la vie entière à travailler pour vivre nont dautre idée que celle de leur travail ou de leur intérêt, et tout leur esprit semble être au bout de leurs bras. Cette ignorance ne nuit ni à la probité ni aux murs; souvent même elle y sert; souvent on compose avec ses devoirs à force dy réfléchir, et lon finit par mettre un jargon à la place des choses. La conscience est le plus éclairé des philosophes: on na pas besoin de savoir les Offices de Cicéron pour être homme de bien; et la femme du monde la plus honnête sait peut-être le moins ce que cest quhonnêteté. Mais il nen est pas moins vrai quun esprit cultivé rend seul le commerce agréable; et cest une triste chose pour un père de famille qui se plaît dans sa maison, dêtre forcé de sy renfermer en lui-même, et de ne pouvoir sy faire entendre à personne. [1432:] Dailleurs, comment une femme qui na nulle habitude de réfléchir élèvera-t-elle ses enfants ? Comment discernera-t-elle ce qui leur convient? Comment les disposera-t-elle aux vertus quelle ne connaît pas, au mérite dont elle na nulle idée? Elle ne saura que les flatter ou les menacer, les rendre insolents ou craintifs; elle en fera des singes maniérés ou détourdis polissons, jamais de bons esprits ni des enfants aimables. [1433:] Il ne convient donc pas à un homme qui a de léducation de prendre une femme qui nen ait point, ni par conséquent dans un rang où lon ne saurait en avoir. Mais jaimerais encore cent fois mieux une fille simple et grossièrement élevée, quune fille savante et bel esprit, qui viendrait établir dans ma maison un tribunal de littérature dont elle se ferait la présidente. Une femme bel esprit est le fléau de son mari, de ses enfants, de ses amis, de ses valets, de tout le monde. De la sublime élévation de son beau génie, elle dédaigne tous ses devoirs de femme, et commence toujours par se faire homme à la manière de mademoiselle de lEnclos. Au dehors, elle est toujours ridicule et très justement critiquée, parce quon ne peut manquer de lêtre aussitôt quon sort de son état et quon nest point fait pour celui quon veut prendre. Toutes ces femmes à grands talents nen imposent jamais quaux sots. On sait toujours quel est lartiste ou lami qui tient la plume ou le pinceau quand elles travaillent; on sait quel est le discret homme de lettres qui leur dicte en secret leurs oracles. Toute cette charlatanerie est indigne dune honnête femme. Quand elle aurait de vrais talents, sa prétention les avilirait. Sa dignité est dêtre ignorée; sa gloire est dans lestime de son mari: ses plaisirs sont dans le bonheur de sa famille. Lecteurs, je men rapporte à vous-mêmes, soyez de bonne foi: lequel vous donne meilleure opinion dune femme en entrant dans sa chambre, lequel vous la fait aborder avec plus de respect, de la voir occupée des travaux de son sexe, des soins de son ménage, environnée des hardes de ses enfants, ou de la trouver écrivant des vers sur sa toilette, entourée de brochures de toutes les sortes et de petits billets peints de toutes les couleurs? Toute fille lettrée restera fille toute sa vie quand il ny aura que des hommes sensés sur la terre. Quæris cur nolim te ducere, Galla? diserta es. [1434:] Après ces considérations vient celle de la figure; cest la première qui frappe et la dernière quon doit faire, mais encore ne la faut-il pas compter pour rien. La grande beauté me paraît plutôt à fuir quà rechercher dans le mariage. La beauté suse promptement par la possession; au bout de six semaines, elle nest plus rien pour le possesseur, mais ses dangers durent autant quelle. A moins quune belle femme ne soit un ange, son mari est le plus malheureux des hommes; et quand elle serait un ange, comment empêchera-t-elle quil ne soit sans cesse entouré dennemis ? Si lextrême laideur nétait pas dégoûtante, je la préférerais à lextrême beauté; car en peu de temps lune et lautre étant nulle pour le mari, la beauté devient un inconvénient et la laideur un avantage. Mais la laideur qui produit le dégoût est le plus grand des malheurs; ce sentiment, loin de seffacer, augmente sans cesse et se tourne en haine. Cest un enfer quun pareil mariage; il vaudrait mieux être morts quunis ainsi. [1435:] Désirez en tout la médiocrité, sans en excepter la beauté même. Une figure agréable et prévenante, qui n inspire pas lamour, mais la bienveillance, est ce quon doit préférer; elle est sans préjudice pour le mari, et lavantage en tourne au profit commun: les grâces ne susent pas comme la beauté; elles ont de la vie, elles se renouvellent sans cesse, et au bout de trente ans de mariage, une honnête femme avec des grâces plaît à son mari comme le premier jour. [1436:] Telles sont les réflexions qui mont déterminé dans le choix de Sophie. Elève de la nature ainsi quEmile, elle est faite pour lui plus quaucune autre; elle sera la femme de lhomme. Elle est son égale par la naissance et par le mérite, son inférieure par la fortune. Elle nenchante pas au premier coup dil, mais elle plaît chaque jour davantage. Son plus grand charme nagit que par degrés; il ne se déploie que dans lintimité du commerce; et son mari le sentira plus que personne au monde. Son éducation nest ni brillante ni négligée; elle a du goût sans étude, des talents sans art, du jugement sans connaissances. Son esprit ne sait pas, mais il est cultivé pour apprendre; cest une terre bien préparée qui nattend que le grain pour rapporter. Elle na jamais lu de livre que Barrême et Télémaque, qui lui tomba par hasard dans les mains; mais une fille capable de se passionner pour Télémaque a-t-elle un cur sans sentiment et un esprit sans délicatesse? O laimable ignorance! Heureux celui quon destine à linstruire! Elle ne sera point le professeur de son mari, mais son disciple; loin de vouloir lassujettir à ses goûts, elle prendra les siens. Elle vaudra mieux pour lui que si elle était savante; il aura le plaisir de lui tout enseigner. Il est temps enfin quils se voient; travaillons à les rapprocher. [1437:] Nous partons de Paris tristes et rêveurs. Ce lieu de babil nest pas notre centre. Emile tourne un il de dédain vers cette grande ville, et dit avec dépit: Que de jours perdus en vaines recherches! Ah! ce nest pas là quest lépouse de mon cur. Mon ami, vous le saviez bien, mais mon temps ne vous coûte guère, et mes maux vous font peu souffrir. Je le regarde fixement, et je lui dis sans mémouvoir: Emile, croyez-vous ce que vous dites? A linstant, il me saute au cou tout confus, et me serre dans ses bras sans répondre. Cest toujours sa réponse quand il a tort. [1438:] Nous voici par les champs en vrais chevaliers errants; non pas comme ceux cherchant les aventures, nous les fuyons au contraire en quittant Paris; mais imitant assez leur allure errante, inégale, tantôt piquant des deux, et tantôt marchant à petits pas. A force de suivre ma pratique, on en aura pris enfin lesprit; et je nimagine aucun lecteur encore assez prévenu par les usages pour nous supposer tous deux endormis dans une bonne chaise de poste bien fermée, marchant sans rien voir, sans rien observer, rendant nul pour nous lintervalle du départ à larrivée, et, dans la vitesse de notre marche, perdant le temps pour le ménager. [1439:] Les hommes disent que la vie est courte, et je vois quils sefforcent de la rendre telle. Ne sachant pas lemployer, ils se plaignent de la rapidité du temps, et je vois quil coule trop lentement à leur gré. Toujours pleins de lobjet auquel ils tendent, ils voient à regret lintervalle qui les en sépare: lun voudrait être à demain, lautre au mois prochain, lautre à dix ans de là; nul ne veut vivre aujourdhui; nul nest content de lheure présente, tous la trouvent trop lente à passer. Quand ils se plaignent que le temps coule trop vite, ils mentent; ils payeraient volontiers le pouvoir de laccélérer; ils emploieraient volontiers leur fortune à consumer leur vie entière; et il ny en a peut-être pas un qui neût réduit ses ans à très peu dheures sil eût été le maître den ôter au gré de son ennui celles qui lui étaient à charge, et au gré de son impatience celles qui le séparaient du moment désiré. Tel passe la moitié de sa vie à se rendre de Paris à Versailles, de Versailles à Paris, de la ville à la campagne, de la campagne à la ville, et dun quartier à lautre, qui serait fort embarrassé de ses heures sil navait le secret de les perdre ainsi, et qui séloigne exprès de ses affaires pour soccuper à les aller chercher: il croit gagner le temps quil y met de plus, et dont autrement il ne saurait que faire; ou bien, au contraire, il court pour courir, et vient en poste sans autre objet que de retourner de même. Mortels, ne cesserez-vous jamais de calomnier la nature? Pourquoi vous plaindre que la vie est courte puisquelle ne lest pas encore assez à votre gré? Sil est un seul dentre vous qui sache mettre assez de tempérance à ses désirs pour ne jamais souhaiter que le temps sécoule, celui-là ne lestimera point trop courte; vivre et jouir seront pour lui la même chose; et, dût-il mourir jeune, il ne mourra que rassasié de jours. [1440:] Quand je naurais que cet avantage dans ma méthode, par cela seul il la faudrait préférer à toute autre. Je nai point élevé mon Emile pour désirer ni pour attendre, mais pour jouir; et quand il porte ses désirs au delà du présent, ce nest point avec une ardeur assez impétueuse pour être importuné de la lenteur du temps. Il ne jouira pas seulement du plaisir de désirer, mais de celui daller à lobjet quil désire; et ses passions sont tellement modérées quil est toujours plus où il est quoù il sera. [1441:] Nous ne voyageons donc point en courriers, mais en voyageurs. Nous ne songeons pas seulement aux deux termes, mais à lintervalle qui les sépare. Le voyage même est un plaisir pour nous. Nous ne le faisons point tristement assis et comme emprisonnés dans une petite cage bien fermée. Nous ne voyageons point dans la mollesse et dans le repos des femmes. Nous ne nous ôtons ni le grand air, ni la vue des objets qui nous environnent, ni la commodité de les contempler à notre gré quand il nous plaît. Emile nentra jamais dans une chaise de poste, et ne court guère en poste sil nest pressé. Mais de quoi jamais Emile peut-il être pressé? Dune seule chose, de jouir de la vie. Ajouterai-je et de faire du bien quand il le peut? Non, car cela même est jouir de la vie. [1442:] Je ne conçois quune manière de voyager plus agréable que daller à cheval; cest daller à pied. On part à son moment, on sarrête à sa volonté, on fait tant et si peu dexercice quon veut. On observe tout le pays; on se détourne à droite, à gauche; on examine tout ce qui nous flatte; on sarrête à tous les points de vue. Aperçois-je une rivière, je la côtoie; un bois touffu, je vais sous son ombre; une grotte, je la visite; une carrière, j examine les minéraux. Partout où je me plais. jy reste. A linstant que je mennuie, je men vais. Je ne dépends ni des chevaux ni du postillon. Je nai pas besoin de choisir des chemins tout faits, des routes commodes; je passe partout où un homme peut passer; je vois tout ce quun homme peut voir; et, ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. Si le mauvais temps marrête et que lennui me gagne, alors je prends des chevaux. Si je suis las... Mais Emile ne se lasse guère; il est robuste; et pourquoi se lasserait-il? Il nest point pressé. Sil sarrête, comment peut-il sennuyer? Il porte partout de quoi samuser. Il entre chez un maître, il travaille; il exerce ses bras pour reposer ses pieds. [1443:] Voyager à pied, cest voyager comme Thalès, Platon et Pythagore. Jai peine à comprendre comment un philosophe peut se résoudre à voyager autrement, et sarracher à lexamen des richesses quil foule aux pieds et que la terre prodigue à sa vue. Qui est-ce qui, aimant un peu lagriculture, ne veut pas connaître les productions particulières au climat des lieux quil traverse, et la manière de les cultiver ? Qui est-ce qui, ayant un peu de goût pour lhistoire naturelle, peut se résoudre à passer un terrain sans lexaminer, un rocher sans lécorner, des montagnes sans herboriser, des cailloux sans chercher des fossiles? Vos philosophes de ruelles étudient lhistoire naturelle dans des cabinets; ils ont des colifichets; ils savent des noms, et nont aucune idée de la nature. Mais le cabinet dEmile est plus riche que ceux des rois; ce cabinet est la terre entière. Chaque chose y est à sa place: le naturaliste qui en prend soin a rangé le tout dans un fort bel ordre: Daubenton ne ferait pas mieux. [1444:] Combien de plaisirs différents on rassemble par cette agréable manière de voyager! sans compter la santé qui saffermit, lhumeur qui ségaye. Jai toujours vu ceux qui voyageaient dans de bonnes voitures bien douces, rêveurs, tristes, grondants ou souffrants; et les piétons toujours gais, légers et contents de tout. Combien le cur rit quand on approche du gîte! Combien un repas grossier paraît savoureux! Avec quel plaisir on se repose à table! Quel bon sommeil on fait dans un mauvais lit! Quand on ne veut quarriver, on peut courir en chaise de poste; mais quand on veut voyager, il faut aller à pied. [1445:] Si, avant que nous ayons fait cinquante lieues de la manière que jimagine, Sophie nest pas oubliée, il faut que je ne sois guère adroit, ou quEmile soit bien peu curieux; car, avec tant de connaissances élémentaires, il est difficile quil ne soit pas tenté den acquérir davantage. On nest curieux quà proportion quon est instruit; il sait précisément assez pour vouloir apprendre. [1446:] Cependant, un objet en attire un autre, et nous avançons toujours. Jai mis à notre première course un terme éloigné: le prétexte en est facile; en sortant de Paris, il faut aller chercher une femme au loin. [1447:] Quelque jour, après nous être égarés plus quà lordinaire dans des vallons, dans des montagnes où lon naperçoit aucun chemin, nous ne savons plus retrouver le nôtre. Peu nous importe, tous chemins sont bons, pourvu quon arrive: mais encore faut-il arriver quelque part quand on a faim. Heureusement nous trouvons un paysan qui nous mène dans sa chaumière; nous mangeons de grand appétit son maigre dîner. En nous voyant si fatigués, si affamés, il nous dit: Si le bon Dieu vous eût conduits de lautre côté de la colline, vous eussiez été mieux reçus... vous auriez trouvé une maison de paix... des gens si charitables.., de si bonnes gens!... Ils nont pas meilleur cur que moi, mais ils sont plus riches, quoiquon dise quils létaient bien plus autrefois... Ils ne pâtissent pas, Dieu merci; et tout le pays se sent de ce qui leur reste. [1448:] A ce mot de bonnes gens, le cur du bon Emile sépanouit. Mon ami, dit-il en me regardant, allons à cette maison dont les maîtres sont bénis dans le voisinage: je serais bien aise de les voir; peut-être seront-ils bien aises de nous voir aussi. Je suis sûr quils nous recevront bien: sils sont des nôtres, nous serons des leurs. [1449:] La maison bien indiquée, on part, on erre dans les bois, une grande pluie nous surprend en chemin; elle nous retarde sans nous arrêter. Enfin lon se retrouve, et le soir nous arrivons à la maison désignée. Dans le hameau qui lentoure, cette seule maison, quoique simple, a quelque apparence. Nous nous présentons, nous demandons lhospitalité. Lon nous fait parler au maître; il nous questionne, mais poliment: sans dire le sujet de notre voyage, nous disons celui de notre détour. Il a gardé de son ancienne opulence la facilité de connaître létat des gens dans leurs manières; quiconque a vécu dans le grand monde se trompe rarement là-dessus: sur ce passeport nous sommes admis. [1450:] On nous montre un appartement fort petit, mais propre et commode; on y fait du feu, nous y trouvons du linge, des nippes, tout ce quil nous faut. Quoi! dit Emile tout surpris, on dirait que nous étions attendus! O que le paysan avait bien raison! quelle attention! quelle bonté! quelle prévoyance! et pour des inconnus! Je crois être au temps dHomère. Soyez sensible à tout cela, lui dis-je, mais ne vous en étonnez pas; partout où les étrangers sont rares, ils sont bienvenus: rien ne rend plus hospitalier que de navoir pas souvent besoin de lêtre: cest laffluence des hôtes qui détruit lhospitalité. Du temps dHomère on ne voyageait guère, et les voyageurs étaient bien reçus partout. Nous sommes peut-être les seuls passagers quon ait vus ici de toute lannée. Nimporte, reprend-il, cela même est un éloge de savoir se passer dhôtes, et de les recevoir toujours bien. [1451:] Séchés et rajustés, nous allons rejoindre le maître de la maison; il nous présente à sa femme; elle nous reçoit, non pas seulement avec politesse, mais avec bonté. Lhonneur de ses coups dil est pour Emile. Une mère, dans le cas où elle est, voit rarement sans inquiétude, ou du moins sans curiosité, entrer chez elle un homme de cet âge. [1452:] On fait hâter le souper pour lamour de nous. En entrant dans la salle à manger, nous voyons cinq couverts: nous nous plaçons, il en reste un vide. Une jeune personne entre, fait une grande révérence, et sassied modestement sans parler. Emile, occupé de sa faim ou de ses réponses, la salue, parle, et mange. Le principal objet de son voyage est aussi loin de sa pensée quil se croit lui-même encore loin du terme. L entretien roule sur légarement des voyageurs. Monsieur, lui dit le maître de la maison, vous me paraissez un jeune homme aimable et sage; et cela me fait songer que vous êtes arrivés ici, votre gouverneur et vous, las et mouillés, comme Télémaque et Mentor dans lîle de Calypso. Il est vrai, répond Emile, que nous trouvons ici lhospitalité de Calypso. Son Mentor ajoute: Et les charmes dEucharis. Mais Emile connaît lOdyssée et na point lu Télémaque; il ne sait ce que cest quEucharis. Pour la jeune personne, je la vois rougir jusquaux yeux, les baisser sur son assiette, et noser souffler. La mère, qui remarque son embarras, fait signe au père, et celui-ci change de conversation. En parlant de sa solitude, il sengage insensiblement dans le récit des événements qui ly ont confiné; les malheurs de sa vie, la constance de son épouse, les consolations quils ont trouvées dans leur union, la vie douce et paisible quils mènent dans leur retraite, et toujours sans dire un mot de la jeune personne; tout cela forme un récit agréable et touchant quon ne peut entendre sans intérêt. Emile, ému, attendri, cesse de manger pour écouter. Enfin, à lendroit où le plus honnête des hommes sétend avec plus de plaisir sur lattachement de la plus digne des femmes, le jeune voyageur, hors de lui, serre une main du mari, quil a saisie, et de lautre prend aussi la main de la femme, sur laquelle il se penche avec transport en larrosant de pleurs. La naïve vivacité du jeune homme touche tout le monde; mais la fille, plus sensible que personne à cette marque de son bon cur, croit voir Télémaque affecté des malheurs de Philoctète. Elle porte à la dérobée les yeux sur lui pour mieux examiner sa figure; elle ny trouve rien qui démente la comparaison. Son air aisé a de la liberté sans arrogance; ses manières sont vives sans étourderie; sa sensibilité rend son regard plus doux, sa physionomie plus touchante: la jeune personne le voyant pleurer est près de mêler ses larmes aux siennes. Dans un si beau prétexte, une honte secrète la retient: elle se reproche déjà les pleurs prêts à séchapper de ses yeux, comme sil était mal den verser pour sa famille. [1453:] La mère, qui dès le commencement du souper na cessé de veiller sur elle, voit sa contrainte, et len délivre en lenvoyant faire une commission. Une minute après, la jeune fille rentre, mais si mal remise, que son désordre est visible à tous les yeux. La mère lui dit avec douceur: Sophie, remettez-vous; ne cesserez-vous point de pleurer les malheurs de vos parents. Vous qui les en consolez, ny soyez pas plus sensible queux-mêmes. [1454:] A ce nom de Sophie, vous eussiez vu tressaillir Emile. Frappé dun nom si cher, il se réveille en sursaut, et jette un regard avide sur celle qui lose porter. Sophie, ô Sophie! est-ce vous que mon cur cherche? est-ce vous que mon cur aime? Il lobserve, il la contemple avec une sorte de crainte et de défiance. Il ne voit pas exactement la figure quil sétait peinte; il ne sait si celle quil voit vaut mieux ou moins. Il étudie chaque trait, il épie chaque mouvement, chaque geste; il trouve à tout mille interprétations confuses; il donnerait la moitié de sa vie pour quelle voulût dire un seul mot. Il me regarde, inquiet et troublé; ses yeux me font à la fois cent questions, cent reproches. Il semble me dire à chaque regard: Guidez-moi tandis quil est temps; si mon cur se livre et se trompe, je nen reviendrai de mes jours. [1455:] Emile est lhomme du monde qui sait le moins se déguiser. Comment se déguiserait-il dans le plus grand trouble de sa vie, entre quatre spectateurs qui lexaminent, et dont le plus distrait en apparence est en effet le plus attentif? Son désordre néchappe point aux yeux pénétrants de Sophie; les siens linstruisent de reste quelle en est lobjet: elle voit que cette inquiétude nest pas de lamour encore; mais quimporte? il soccupe delle, et cela suffit: elle sera bien malheureuse sil sen occupe impunément. [1456:] Les mères ont des yeux comme leurs filles, et lexpérience de plus. La mère de Sophie sourit du succès de nos projets. Elle lit dans les curs des deux jeunes gens; elle voit quil est temps de fixer celui du nouveau Télémaque; elle fait parler sa fille. Sa fille, avec sa douceur naturelle, répond dun ton timide qui ne fait que mieux son effet. Au premier son de cette voix, Emile est rendu; cest Sophie, il nen doute plus. Ce ne la serait pas, quil serait trop tard pour sen dédire. [1457:] Cest alors que les charmes de cette fille enchanteresse vont par torrents à son cur, et quil commence davaler à longs traits le poison dont elle lenivre. Il ne parle plus, il ne répond plus; il ne voit que Sophie; il nentend que Sophie: si elle dit un mot, il ouvre la bouche; si elle baisse les yeux, il les baisse; sil la voit soupirer, il soupire: cest lâme de Sophie qui paraît lanimer. Que la sienne a changé dans peu dinstants! Ce nest plus le tour de Sophie de trembler, cest celui dEmile. Adieu la liberté, la naïveté, la franchise. Confus, embarrassé, craintif, il nose plus regarder autour de lui, de peur de voir quon le regarde. Honteux de se laisser pénétrer, il voudrait se rendre invisible à tout le monde pour se rassasier de la contempler sans être observé. Sophie, au contraire, se rassure de la crainte dEmile; elle voit son triomphe, elle en jouit. Nol mostra già, ben che in suo cor ne rida. [1458:] Elle na pas changé de contenance; mais, malgré cet air modeste et ces yeux baissés, son tendre cur palpite de joie, et lui dit que Télémaque est trouvé. [1459:] Si jentre ici dans lhistoire trop naïve et trop simple peut-être de leurs innocentes amours, on regardera ces détails comme un jeu frivole, et lon aura tort. On ne considère pas assez linfluence que doit avoir la première liaison dun homme avec une femme dans le cours de la vie de lun et de lautre. On ne voit pas quune première impression, aussi vive que celle de lamour ou du penchant qui tient sa place, a de longs effets dont on naperçoit point la chaîne dans le progrès des ans, mais qui ne cessent dagir jusquà la mort. On nous donne, dans les traités déducation, de grands verbiages inutiles et pédantesques sur les chimériques devoirs des enfants; et lon ne nous dit pas un mot de la partie la plus importante et la plus difficile de toute léducation, savoir la crise qui sert de passage de lenfance à létat dhomme. Si jai pu rendre ces essais utiles par quelque endroit, ce sera surtout pour my être étendu fort au long sur cette partie essentielle, omise par tous les autres, et pour ne mêtre point laissé rebuter dans cette entreprise par de fausses délicatesses, ni effrayer par des difficultés de langue. Si jai dit ce quil faut faire, jai dit ce que jai dû dire: il mimporte fort peu davoir écrit un roman. Cest un assez beau roman que celui de la nature humaine. Sil ne se trouve que dans cet écrit, est-ce ma faute? Ce devrait être lhistoire de mon espèce? Vous qui la dépravez, cest vous qui faites un roman de mon livre. [1460:] Une autre considération, qui renforce la première, est quil ne sagit pas ici dun jeune homme livré dès lenfance à la crainte, à la convoitise, à lenvie, à lorgueil, et à toutes les passions qui servent dinstruments aux éducations communes; quil sagit dun jeune homme dont cest ici, non seulement le premier amour, mais la première passion de toute espèce; que de cette passion, lunique peut-être quil sentira vivement dans toute sa vie, dépend la dernière forme que doit prendre son caractère. Ses manières de penser, ses sentiments, ses goûts, fixés par une passion durable, vont acquérir une consistance qui ne leur permettra plus de saltérer. [1461:] On conçoit quentre Emile et moi la nuit qui suit une pareille soirée ne se passe pas toute à dormir. Quoi donc! la seule conformité dun nom doit-elle avoir tant de pouvoir sur un homme sage? Ny a-t-il quune Sophie au monde? Se ressemblent-elles toutes dâme comme de nom? Toutes celles quil verra sont-elles la sienne? Est-il fou de se passionner ainsi pour une inconnue à laquelle il na jamais parlé? Attendez, jeune homme, examinez, observez. Vous ne savez pas même encore chez qui vous êtes; et, à vous entendre, on vous croirait déjà dans votre maison. [1462:] Ce nest pas le temps des leçons, et celles-ci ne sont pas faites pour être écoutées. Elles ne font que donner au jeune homme un nouvel intérêt pour Sophie par le désir de justifier son penchant. Ce rapport des noms, cette rencontre quil croit fortuite, ma réserve même, ne font quirriter sa vivacité: déjà Sophie lui paraît trop estimable pour quil ne soit pas sûr de me la faire aimer. [1463:] Le matin, je me doute bien que, dans son mauvais habit de voyage, Emile tâchera de se mettre avec plus de soin. Il ny manque pas; mais je ris de son empressement a s accommoder du linge de la maison. Je pénètre sa pensée; je lis avec plaisir quil cherche, en se préparant des restitutions, des échanges, à sétablir une espèce de correspondance qui le mette en droit dy renvoyer et dy revenir. [1464:] Je métais attendu de trouver Sophie un peu plus ajustée aussi de son côté: je me suis trompé. Cette vulgaire coquetterie est bonne pour ceux à qui lon ne veut que plaire. Celle du véritable amour est plus raffinée; elle a bien dautres prétentions. Sophie est mise encore plus simplement que la veille, et même plus négligemment, quoique avec une propreté toujours scrupuleuse. Je ne vois de la coquetterie dans cette négligence que parce que jy vois de laffectation. Sophie sait bien quune parure plus recherchée est une déclaration; mais elle ne sait pas quune parure plus négligée en est une autre; elle montre quon ne se contente pas de plaire par lajustement, quon veut plaire aussi par la personne. Eh! quimporte à lamant comment on soit mise, pourvu quil voie quon soccupe de lui? Déjà sûre de son empire, Sophie ne se borne pas à frapper par ses charmes les yeux dEmile, si son cur ne va les chercher; il ne lui suffit plus quil les voie, elle veut quil les suppose. Nen a-t-il pas assez vu pour être obligé de deviner le reste? [1465:] Il est à croire que, durant nos entretiens de cette nuit, Sophie et sa mère nont pas non plus resté muettes; il y a eu des aveux arrachés, des instructions données. Le lendemain on se rassemble bien préparés. Il ny a pas douze heures que nos jeunes gens se sont vus; ils ne se sont pas dit encore un seul mot, et déjà lon voit quils sentendent. Leur abord nest pas familier; il est embarrassé, timide; ils ne se parlent point; leurs yeux baissés semblent séviter, et cela même est un signe dintelligence; ils sévitent, mais de concert; ils sentent déjà le besoin du mystère avant de sêtre rien dit. En partant nous demandons la permission de venir nous-mêmes rapporter ce que nous emportons. La bouche dEmile demande cette permission au père, à la mère, tandis que ses yeux inquiets, tournés sur la fille, la lui demandent beaucoup plus instamment. Sophie ne dit rien, ne fait aucun signe, ne paraît rien voir, rien entendre; mais elle rougit; et cette rougeur est une réponse encore plus claire que celle de ses parents. [1466:] On nous permet de revenir sans nous inviter à rester. Cette conduite est convenable; on donne le couvert à des passants embarrassés de leur gîte, mais il nest pas décent quun amant couche dans la maison de sa maîtresse. [1467:] A peine sommes-nous hors de cette maison chérie, quEmile songe à nous établir aux environs: la chaumière la plus voisine lui semble déjà trop éloignée; il voudrait coucher dans les fossés du château. Jeune étourdi! lui dis-je dun ton de pitié, quoi! déjà la passion vous aveugle! Vous ne voyez déjà plus ni les bienséances ni la raison! Malheureux! vous croyez aimer, et vous voulez déshonorer votre maîtresse! Que dira-t-on delle quand on saura quun jeune homme qui sort de sa maison couche aux environs? Vous laimez, dites-vous! Est-ce donc à vous de la perdre de réputation? Est-ce là le prix de lhospitalité que ses parents vous ont accordée! Ferez-vous lopprobre de celle dont vous attendez votre bonheur? Eh! quimportent, répond-il avec vivacité, les vains discours des hommes et leurs injustes soupçons? Ne mavez-vous pas appris vous-même a n en faire aucun cas? Qui sait mieux que moi combien jhonore Sophie, combien je la veux respecter? Mon attachement ne fera point sa honte, il fera sa gloire, il sera digne delle. Quand mon cur et mes soins lui rendront partout lhommage quelle mérite, en quoi puis-je loutrager? Cher Emile, reprends-je en lembrassant, vous raisonnez pour vous: apprenez à raisonner pour elle. Ne comparez point lhonneur dun sexe à celui de lautre: ils ont des principes tout différents. Ces principes sont également solides et raisonnables, parce quils dérivent également de la nature, et que la même vertu qui vous fait mépriser pour vous les discours des hommes vous oblige à les respecter pour votre maîtresse. Votre honneur est en vous seul, et le sien dépend dautrui. Le négliger serait blesser le vôtre même, et vous ne vous rendez point ce que vous vous devez, si vous êtes cause quon ne lui rende pas ce qui lui est dû. [1468:] Alors, lui expliquant les raisons de ces différences, je lui fais sentir quelle injustice il y aurait à vouloir les compter pour rien. Qui est-ce qui lui a dit quil sera lépoux de Sophie, elle dont il ignore les sentiments, elle dont le cur ou les parents ont peut-être des engagements antérieurs, elle quil ne connaît point, et qui na peut-être avec lui pas une des convenances qui peuvent rendre un mariage heureux? Ignore-t-il que tout scandale est pour une fille une tache indélébile, que nefface pas même son mariage avec celui qui la causé? Eh! quel est lhomme sensible qui veut perdre celle quil aime? Quel est lhonnête homme qui veut faire pleurer à jamais à une infortunée le malheur de lui avoir plu? [1469:] Le jeune homme, effrayé des conséquences que je lui fais envisager, et toujours extrême dans ses idées, croit déjà nêtre jamais assez loin du séjour de Sophie: il double le pas pour fuir plus promptement; il regarde autour de nous si nous ne sommes point écoutés; il sacrifierait mille fois son bonheur à lhonneur de celle quil aime; il aimerait mieux ne la revoir de sa vie que de lui causer un seul déplaisir. Cest le premier fruit des soins que jai pris dès sa jeunesse de lui former un cur qui sache aimer. [1470:] Il sagit donc de trouver un asile éloigné, mais à portée. Nous cherchons, nous nous informons: nous apprenons quà deux grandes lieues est une ville; nous allons chercher à nous y loger, plutôt que dans les villages plus proches, où notre séjour deviendrait suspect. Cest là quarrive enfin le nouvel amant, plein damour, despoir, de joie et surtout de bons sentiments; et voilà comment, dirigeant peu à peu sa passion naissante vers ce qui est bon et honnête, je dispose insensiblement tous ses penchants à prendre le même pli. [1471:] Japproche du terme de ma carrière; je laperçois déjà de loin. Toutes les grandes difficultés sont vaincues, tous les grands obstacles sont surmontés; il ne me reste plus rien de pénible à faire que de ne pas gâter mon ouvrage en me hâtant de le consommer. Dans lincertitude de la vie humaine, évitons surtout la fausse prudence dimmoler le présent à lavenir; cest souvent immoler ce qui est à ce qui ne sera point. Rendons lhomme heureux dans tous les âges, de peur quaprès bien des soins il ne meure avant de lavoir été. Or, sil est un temps pour jouir de la vie, cest assurément la fin de ladolescence, où les facultés du corps et de lâme ont acquis leur plus grande vigueur, et où lhomme, au milieu de sa course, voit de plus loin les deux termes qui lui en font sentir la brièveté. Si limprudente jeunesse se trompe, ce nest pas en ce quelle veut jouir, cest en ce quelle cherche la jouissance où elle nest point, et quen sapprêtant un avenir misérable, elle ne sait pas même user du moment présent. [1472:] Considérez mon Emile, à vingt ans passés, bien formé, bien constitué desprit et de corps, fort, sain, dispos, adroit, robuste, plein de sens, de raison, de bonté, dhumanité, ayant des murs, du goût, aimant le beau, faisant le bien, libre de lempire des passions cruelles, exempt du joug de lopinion, mais soumis à la loi de la sagesse, et docile à la voix de lamitié; possédant tous les talents utiles et plusieurs talents agréables, se souciant peu des richesses, portant sa ressource au bout de ses bras, et nayant pas peur de manquer de pain, quoi quil arrive. Le voilà maintenant enivré dune passion naissante, son cur s ouvre aux premiers feux de lamour: ses douces illusions lui font un nouvel univers de délices et de jouissance; il aime un objet aimable, et plus aimable encore par son caractère que par sa personne; il espère, il attend un retour quil sent lui être dû. [1473:] Cest du rapport des curs, cest du concours des sentiments honnêtes, que sest formé leur premier penchant: ce penchant doit être durable. Il se livre avec confiance, avec raison même, au plus charmant délire, sans crainte, sans regret, sans remords, sans autre inquiétude que celle dont le sentiment du bonheur est inséparable. Que peut-il manquer au sien? Voyez, cherchez, imaginez ce quil lui faut encore, et quon puisse accorder avec ce quil a. Il réunit tous les biens quon peut obtenir à la fois; on ny en peut ajouter aucun quaux dépens dun autre; il est heureux autant quun homme peut lêtre. Irai-je en ce moment abréger un destin si doux? Irai-j e troubler une volupté si pure? Ah! tout le prix de la vie est dans la félicité quil goûte. Que pourrais-je lui rendre qui valût ce que je lui aurais ôté ? Même en mettant le comble à son bonheur, jen détruirais le plus grand charme. Ce bonheur suprême est cent fois plus doux à espérer quà obtenir; on en jouit mieux quand on lattend que quand on le goûte. O bon Emile, aime et sois aimé! jouis longtemps avant que de posséder; jouis à la fois de lamour et de linnocence; fais ton paradis sur la terre en attendant lautre: je nabrégerai point cet heureux temps de ta vie; jen filerai pour toi lenchantement; je le prolongerai le plus quil sera possible. Hélas! il faut quil finisse et quil finisse en peu de temps; mais je ferai du moins quil dure toujours dans ta mémoire, et que tu ne te repentes jamais de lavoir goûté. [1474:] Emile noublie pas que nous avons des restitutions à faire. Sitôt quelles sont prêtes, nous prenons des chevaux, nous allons grand train; pour cette fois, en partant il voudrait être arrivé. Quand le cur souvre aux passions, il souvre à lennui de la vie. Si je nai pas perdu mon temps, la sienne entière ne se passera pas ainsi. [1475:] Malheureusement la route est fort coupée et le pays difficile. Nous nous égarons; il sen aperçoit le premier, et, sans simpatienter, sans se plaindre, il met toute son attention à retrouver son chemin; il erre longtemps avant de se reconnaître, et toujours avec le même sang-froid. Ceci nest rien pour vous, mais cest beaucoup pour moi qui connais son naturel emporté: je vois le fruit des soins que jai mis dès son enfance à lendurcir aux coups de la nécessité. [1476:] Nous arrivons enfin. La réception quon nous fait est bien plus simple et plus obligeante que la première fois; nous sommes déjà danciennes connaissances. Emile et Sophie se saluent avec un peu dembarras, et ne se parlent toujours point: que se diraient-ils en notre présence? Lentretien quil leur faut na pas besoin de témoins. Lon se promène dans le jardin: ce jardin a pour parterre un potager très bien entendu; pour parc, un verger couvert de grands et beaux arbres fruitiers de toute espèce, coupé en divers sens de jolis ruisseaux, et de plates-bandes pleines de fleurs. Le beau lieu! sécrie Emile plein de son Homère et toujours dans lenthousiasme; je crois voir le jardin dAlcinoüs. La fille voudrait savoir ce que cest quAlcinoüs, et la mère le demande. Alcinoüs, leur dis-je, était un roi de Corcyre, dont le jardin, décrit par Homère, est critiqué par les gens de goût comme trop simple et trop peu paré. Cet Alcinoüs avait une fille aimable, qui, la veille quun étranger reçut lhospitalité chez son père, songea quelle aurait bientôt un mari. Sophie, interdite, rougit, baisse les yeux, se mord la langue; on ne peut imaginer une pareille confusion. Le père, qui se plaît à laugmenter, prend la parole, et dit que la jeune princesse allait elle-même laver le linge à la rivière. Croyez-vous, poursuit-il, quelle eût dédaigné de toucher aux serviettes sales, en disant quelles sentaient le graillon? Sophie, sur qui le coup porte, oubliant sa timidité naturelle, sexcuse avec vivacité. Son papa sait bien que tout le menu linge neût point eu dautre blanchisseuse quelle, si on lavait laissée faire, et quelle en eût fait davantage avec plaisir, si on le lui eût ordonné. Durant ces mots, elle me regarde à la dérobée avec une inquiétude dont je ne puis mempêcher de rire en lisant dans son cur ingénu les alarmes qui la font parler. Son père a la cruauté de relever cette étourderie en lui demandant dun ton railleur à quel propos elle parle ici pour elle, et ce quelle a de commun avec la fille dAlcinoüs. Honteuse et tremblante, elle nose plus souffler, ni regarder personne. Fille charmante! Il nest plus temps de feindre: vous voilà déclarée en dépit de vous. [1477:] Bientôt cette petite scène est oubliée ou paraît lêtre; très heureusement pour Sophie, Emile est le seul qui ny a rien compris. La promenade se continue, et nos jeunes gens, qui dabord étaient à nos côtés, ont peine à se régler sur la lenteur de notre marche; insensiblement ils nous précèdent, ils sapprochent, ils saccostent à la fin, et nous les voyons assez loin devant nous. Sophie semble attentive et posée; Emile parle et gesticule avec feu: il ne paraît pas que lentretien les ennuie. Au bout dune grande heure on retourne, on les rappelle, ils reviennent, mais lentement à leur tour, et lon voit quils mettent le temps à profit. Enfin, tout à coup, leur entretien cesse avant quon soit à portée de les entendre, et ils doublent le pas pour nous rejoindre. Emile nous aborde avec un air ouvert et caressant; ses yeux pétillent de joie; il les tourne pourtant avec un peu dinquiétude vers la mère de Sophie pour voir la réception quelle lui fera. Sophie na pas, à beaucoup près, un maintien si dégage; en approchant, elle semble toute confuse de se voir tête à tête avec un jeune homme, elle qui sy est si souvent trouvée avec dautres sans être embarrassée, et sans quon lait jamais trouvé mauvais. Elle se hâte daccourir à sa mère, un peu essoufflée, en disant quelques mots qui ne signifient pas grand-chose, comme pour avoir lair dêtre là depuis longtemps. [1478:] A la sérénité qui se peint sur le visage de ces aimables enfants, on voit que cet entretien a soulagé leurs jeunes curs dun grand poids. Ils ne sont pas moins réservés lun avec lautre, mais leur réserve est moins embarrassée; elle ne vient plus que du respect dEmile, de la modestie de Sophie, et de lhonnêteté de tous deux. Emile ose lui adresser quelques mots, quelquefois elle ose répondre, mais jamais elle nouvre la bouche pour cela sans jeter les yeux sur ceux de sa mère. Le changement qui paraît le plus sensible en elle est envers moi. Elle me témoigne une considération plus empressée, elle me regarde avec intérêt, elle me parle affectueusement, elle est attentive à ce qui peut me plaire; je vois quelle mhonore de son estime, et quil ne lui est pas indifférent dobtenir la mienne. Je comprends quEmile lui a parlé de moi; on dirait quils ont déjà comploté de me gagner: il nen est rien pourtant, et Sophie elle-même ne se gagne pas si vite. Il aura peut-être plus besoin de ma faveur auprès delle, que de la sienne auprès de moi. Couple charmant!... En songeant que le cur sensible de mon jeune ami ma fait entrer pour beaucoup dans son premier entretien avec sa maîtresse, je jouis du prix de ma peine; son amitié ma tout payé. [1479:] Les visites se réitèrent. Les conversations entre nos jeunes gens deviennent plus fréquentes. Emile, enivré damour, croit déjà toucher à son bonheur. Cependant, il nobtient point daveu formel de Sophie: elle lécoute et ne lui dit rien. Emile connaît toute sa modestie; tant de retenue létonne peu; il sent quil nest pas mal auprès delle; il sait que ce sont les pères qui marient les enfants; il suppose que Sophie attend un ordre de ses parents, il lui demande la permission de le solliciter; elle ne sy oppose pas. Il men parle; jen parle en son nom, même en sa présence. Quelle surprise pour lui dapprendre que Sophie dépend delle seule, et que pour le rendre heureux elle na quà le vouloir! Il commence à ne plus rien comprendre à sa conduite. Sa confiance diminue. Il salarme, il se voit moins avancé quil ne pensait lêtre, et cest alors que lamour le plus tendre emploie son langage le plus touchant pour la fléchir. [1480:] Emile nest pas fait pour deviner ce qui lui nuit: si on ne le lui dit, il ne le saura de ses jours, et Sophie est trop fière pour le lui dire. Les difficultés qui larrêtent feraient lempressement dune autre. Elle na pas oublié les leçons de ses parents. Elle est pauvre, Emile est riche, elle le sait. Combien il a besoin de se faire estimer delle! Quel mérite ne lui faut-il point pour effacer cette inégalité! Mais comment songerait-il à ces obstacles ? Emile sait-il sil est riche? Daigne-t-il même sen informer? Grâce au ciel, il na nul besoin de lêtre, il sait être bienfaisant sans cela. Il tire le bien quil fait de son cur, et non de sa bourse. Il donne aux malheureux son temps, ses soins, ses affections, sa personne; et, dans lestimation de ses bienfaits, à peine ose-t-il compter pour quelque chose largent quil répand sur les indigents. [1481:] Ne sachant à quoi sen prendre de sa disgrâce, il lattribue à sa propre faute: car qui oserait accuser de caprice lobjet de ses adorations? Lhumiliation de lamour-propre augmente les regrets de lamour éconduit. Il napproche plus de Sophie avec cette aimable confiance dun cur qui se sent digne du sien; il est craintif et tremblant devant elle. Il nespère plus la toucher par la tendresse, il cherche à la fléchir par la pitié. Quelquefois sa patience se lasse, le dépit est prêt à lui succéder. Sophie semble pressentir ses emportements, et le regarde. Ce seul regard le désarme et lintimide: il est plus soumis quauparavant. [1482:] Troublé de cette résistance obstinée et de ce silence invincible, il épanche son cur dans celui de son ami. Il y dépose les douleurs de ce cur navré de tristesse; il implore son assistance et ses conseils. Quel impénétrable mystère! Elle sintéresse à mon sort, je nen puis douter: loin de méviter, elle se plaît avec moi; quand jarrive, elle marque de la joie, et du regret quand je pars; elle reçoit mes soins avec bonté; mes services paraissent lui plaire; elle daigne me donner des avis, quelquefois même des ordres. Cependant, elle rejette mes sollicitations, mes prières. Quand jose parler dunion, elle mimpose impérieusement silence; et, si jajoute un mot, elle me quitte à linstant. Par quelle étrange raison veut-elle bien que je sois à elle sans vouloir entendre parler dêtre à moi? Vous quelle honore, vous quelle aime et quelle nosera faire taire, parlez, faites-la parler; servez votre ami, couronnez votre ouvrage; ne rendez pas vos soins funestes à votre élève: ah! ce quil tient de vous fera sa misère, si vous nachevez son bonheur. [1483:] Je parle à Sophie, et jen arrache avec peu de peine un secret que je savais avant quelle me leût dit. Jobtiens plus difficilement la permission den instruire Emile: je lobtiens enfin, et jen use. Cette explication le jette dans un étonnement dont il ne peut revenir. Il nentend rien à cette délicatesse; il nimagine pas ce que des écus de plus ou de moins font au caractère et au mérite. Quand je lui fais entendre ce quils font aux préjugés, il se met à rire, et, transporté de joie, il veut partir à linstant, aller tout déchirer, tout jeter, renoncer à tout, pour avoir lhonneur dêtre aussi pauvre que Sophie, et revenir digne dêtre son époux. [1484:] Hé quoi! dis-je en larrêtant, et riant à mon tour de son impétuosité, cette jeune tête ne mûrira-t-elle point? et, après avoir philosophé toute votre vie, napprendrez-vous jamais à raisonner? Comment ne voyez-vous pas quen suivant votre insensé projet, vous allez empirer votre situation et rendre Sophie plus intraitable? Cest un petit avantage davoir quelques biens de plus quelle, c en serait un très grand de les lui avoir tous sacrifiés; et si sa fierté ne peut se résoudre à vous avoir la première obligation, comment se résoudrait-elle à vous avoir lautre? Si elle ne peut souffrir quun mari puisse lui reprocher de lavoir enrichie, souffrira-t-elle quil puisse lui reprocher de sêtre appauvri pour elle? Eh malheureux! tremblez quelle ne vous soupçonne davoir eu ce projet. Devenez au contraire économe et soigneux pour lamour delle, de peur quelle ne vous accuse de vouloir la gagner par adresse, et de lui sacrifier volontairement ce que vous perdez par négligence. [1485:] Croyez-vous au fond que de grands biens lui fassent peur, et que ses oppositions viennent précisément des richesses? Non, cher Emile; elles ont une cause plus solide et plus grave dans leffet que produisent ces richesses dans lâme du possesseur. Elle sait que les biens de la fortune sont toujours préférés à tout par ceux qui les ont. Tous les riches comptent lor avant le mérite. Dans la mise commune de largent et des services, ils trouvent toujours que ceux-ci nacquittent jamais lautre, et pensent quon leur en doit de reste quand on a passé sa vie à les servir en mangeant leur pain. Quavez-vous donc à faire, ô Emile! pour la rassurer sur ses craintes? Faites-vous bien connaître à elle; ce nest pas laffaire dun jour. Montrez-lui dans les trésors de votre âme noble de quoi racheter ceux dont vous avez le malheur dêtre partagé. A force de constance et de temps, surmontez sa résistance; à force de sentiments grands et généreux, forcez-la doublier vos richesses. Aimez-la, servez-la, servez ses respectables parents. Prouvez-lui que ces soins ne sont pas leffet dune passion folle et passagère, mais des principes ineffaçables gravés au fond de votre cur. Honorez dignement le mérite outragé par la fortune: cest le seul moyen de le réconcilier avec le mérite quelle a favorisé. [1486:] On conçoit quels transports de joie ce discours donne au jeune homme, combien il lui rend de confiance et despoir, combien son honnête cur se félicite davoir à faire, pour plaire à Sophie, tout ce quil ferait de lui-même quand Sophie nexisterait pas, ou quil ne serait pas amoureux delle. Pour peu quon ait compris son caractère, qui est-ce qui nimaginera pas sa conduite en cette occasion? [1487:] Me voilà donc le confident de mes deux bonnes gens et le médiateur de leurs amours! Bel emploi pour un gouverneur! Si beau que je ne fis de ma vie rien qui mélevât tant à mes propres yeux, et qui me rendît si content de moi-même. Au reste, cet emploi ne laisse pas davoir ses agréments: je ne suis pas mal venu dans la maison; lon sy fie à moi du soin dy tenir les deux amants dans lordre: Emile, toujours tremblant de déplaire, ne fut jamais si docile. La petite personne maccable damitiés dont je ne suis pas la dupe, et dont je ne prends pour moi que ce qui men revient. Cest ainsi quelle se dédommage indirectement du respect dans lequel elle tient Emile. Elle lui fait en moi mille tendres caresses, quelle aimerait mieux mourir que de lui faire à lui-même; et lui qui sait que je ne veux pas nuire à ses intérêts, est charmé de ma bonne intelligence avec elle. Il se console quand elle refuse son bras à la promenade et que cest pour lui préférer le mien. Il séloigne sans murmure en me serrant la main, et me disant tout bas de la voix et de lil: Ami, parlez pour moi. Il nous suit des yeux avec intérêt; il tâche de lire nos sentiments sur nos visages, et dinterpréter nos discours par nos gestes; il sait que rien de ce qui se dit entre nous ne lui est indifférent. Bonne Sophie, combien votre cur sincère est à son aise, quand, sans être entendue de Télémaque, vous pouvez vous entretenir avec son Mentor! Avec quelle aimable franchise vous lui laissez lire dans ce tendre cur tout ce qui sy passe! Avec quel plaisir vous lui montrez toute votre estime pour son élève! Avec quelle ingénuité touchante vous lui laissez pénétrer des sentiments plus doux! Avec quelle feinte colère vous renvoyez limportun quand limpatience le force à vous interrompre! Avec quel charmant dépit vous lui reprochez son indiscrétion quand il vient vous empêcher de dire du bien de lui, den entendre, et de tirer toujours de mes réponses quelque nouvelle raison de laimer! [1488:] Ainsi parvenu à se faire souffrir comme amant déclaré, Emile en fait valoir tous les droits; il parle, il presse, il sollicite, il importune. Quon lui parle durement, quon le maltraite, peu lui importe, pourvu quil se fasse écouter. Enfin il obtient, non sans peine, que Sophie de son côté veuille bien prendre ouvertement sur lui lautorité dune maîtresse, quelle lui prescrive ce quil doit faire, quelle commande au lieu de prier, quelle accepte au lieu de remercier, quelle règle le nombre et le temps des visites, quelle lui défende de venir jusquà tel jour et de rester passé telle heure. Tout cela ne se fait point par jeu, mais très sérieusement, et si elle accepta ces droits avec peine, elle en use avec une rigueur qui réduit souvent le pauvre Emile au regret de les lui avoir donnés. Mais, quoi quelle ordonne, il ne réplique point; et souvent, en partant pour obéir, il me regarde avec des yeux pleins de joie qui me disent: Vous voyez quelle a pris possession de moi. Cependant, lorgueilleuse lobserve en dessous, et sourit en secret de la fierté de son esclave. [1489:] Albane et Raphael, prêtez-moi le pinceau de la volupté! Divin Milton, apprends à ma plume grossière à décrire les plaisirs de lamour et de linnocence! Mais non, cachez vos arts mensongers devant la sainte vérité de la nature. Ayez seulement des curs sensibles, des âmes honnêtes; puis laissez errer votre imagination sans contrainte sur les transports de deux jeunes amants qui, sous les yeux de leurs parents et de leurs guides, se livrent sans trouble à la douce illusion qui les flatte, et, dans livresse des désirs, savançant lentement vers le terme, entrelacent de fleurs et de guirlandes lheureux lien qui doit les unir jusquau tombeau. Tant dimages charmantes menivrent moi-même; je les rassemble sans ordre et sans suite; le délire quelles me causent mempêche de les lier. Oh! qui est-ce qui a un cur, et qui ne saura pas faire en lui-même le tableau délicieux des situations diverses du père, de la mère, de la fille, du gouverneur, de lélève, et du concours des uns et des autres à lunion du plus charmant couple dont lamour et la vertu puissent faire le bonheur? [1490:] Cest à présent que, devenu véritablement empressé de plaire, Emile commence à sentir le prix des talents agréables quil sest donnés. Sophie aime à chanter, il chante avec elle; il fait plus, il lui apprend la musique. Elle est vive et légère, elle aime à sauter, il danse avec elle; il change ses sauts en pas, il la perfectionne. Ces leçons sont charmantes, la gaieté folâtre les anime, elle adoucit le timide respect de lamour: il est permis à un amant de donner ces leçons avec volupté; il est permis dêtre le maître de sa maîtresse. [1491:] On a un vieux clavecin tout dérangé; Emile laccommode et laccorde; il est facteur, il est luthier aussi bien que menuisier; il eut toujours pour maxime dapprendre à se passer du secours dautrui dans tout ce quil pouvait faire lui-même. La maison est dans une situation pittoresque, il en tire différentes vues auxquelles Sophie a quelquefois mis la main, et dont elle orne le cabinet de son père. Les cadres nen sont point dorés et nont pas besoin de lêtre. En voyant dessiner Emile, en limitant, elle se perfectionne à son exemple; elle cultive tous les talents, et son charme les embellit tous. Son père et sa mère se rappellent leur ancienne opulence en revoyant briller autour deux les beaux-arts, qui seuls la leur rendaient chère; lamour a paré toute leur maison; lui seul y fait régner sans frais et sans peine les mêmes plaisirs quils ny rassemblaient autrefois quà force dargent et dennui [1492:] Comme lidolâtre enrichit des trésors quil estime lobjet de son culte, et pare sur lautel le dieu quil adore, lamant a beau voir sa maîtresse parfaite, il lui veut sans cesse ajouter de nouveaux ornements. Elle nen a pas besoin pour lui plaire; mais il a besoin, lui, de la parer: cest un nouvel hommage quil croit lui rendre, cest un nouvel intérêt quil donne au plaisir de la contempler. Il lui semble que rien de beau nest à sa place quand il norne pas la suprême beauté. Cest un spectacle à la fois touchant et risible, de voir Emile empressé dapprendre à Sophie tout ce quil sait, sans consulter si ce quil lui veut apprendre est de son goût ou lui convient. Il lui parle de tout, il lui explique tout avec un empressement puéril; il croit quil na quà dire et quà linstant elle lentendra; il se figure davance le plaisir quil aura de raisonner, de philosopher avec elle; il regarde comme inutile tout lacquis quil ne peut point étaler à ses yeux; il rougit presque de savoir quelque chose quelle ne sait pas. [1493:] Le voilà donc lui donnant une leçon de philosophie, de physique, de mathématiques, dhistoire, de tout en un mot. Sophie se prête avec plaisir à son zèle, et tâche den profiter. Quand il peut obtenir de donner ses leçons à genoux devant elle, quEmile est content! Il croit voir les cieux ouverts. Cependant, cette situation, plus gênante pour lécolière que pour le maître, nest pas la plus favorable à linstruction. Lon ne sait pas trop alors que faire de ses yeux pour éviter ceux qui les poursuivent, et quand ils se rencontrent la leçon nen va pas mieux. [1494:] Lart de penser nest pas étranger aux femmes, mais elles ne doivent faire queffleurer les sciences de raisonnement. Sophie conçoit tout et ne retient pas grand-chose. Ses plus grands progrès sont dans la morale et les choses du goût; pour la physique, elle nen retient que quelque idée des lois générales et du système du monde. Quelquefois, dans leurs promenades, en contemplant les merveilles de la nature, leurs curs innocents et purs osent sélever jusquà son auteur: ils ne craignent pas sa présence, ils sépanchent conjointement devant lui. [1495:] Quoi! deux amants dans la fleur de lâge emploient leur tête-à-tête à parler de religion! Ils passent leur temps à dire leur catéchisme! Que sert davilir ce qui est sublime? Oui, sans doute, ils le disent dans lillusion qui les charme: ils se voient parfaits, ils saiment, ils sentretiennent avec enthousiasme de ce qui donne un prix à la vertu. Les sacrifices quils lui font la leur rendent chère. Dans des transports quil faut vaincre, ils versent quelquefois ensemble des larmes plus pures que la rosée du ciel, et ces douces larmes font lenchantement de leur vie: ils sont dans le plus charmant délire quaient jamais éprouvé des âmes humaines. Les privations mêmes ajoutent à leur bonheur et les honorent à leurs propres yeux de leurs sacrifices. Hommes sensuels, corps sans âme, ils connaîtront un jour vos plaisirs, et regretteront toute leur vie lheureux temps où ils se les sont refusés!
[1496:] Malgré cette bonne intelligence, il ne laisse pas dy avoir quelquefois des dissensions, même des querelles; la maîtresse nest pas sans caprice, ni lamant sans emportement; mais ces petits orages passent rapidement et ne font que raffermir lunion; lexpérience même apprend à Emile à ne les plus tant craindre; les raccommodements lui sont toujours plus avantageux que les brouilleries ne lui sont nuisibles. Le fruit de la première lui en a fait espérer autant des autres; il sest trompé: mais enfin, sil nen rapporte pas toujours un profit aussi sensible, il y gagne toujours de voir confirmé par Sophie lintérêt sincère quelle prend à son cur. On veut savoir quel est donc ce profit. Jy consens dautant plus volontiers que cet exemple me donnera lieu dexposer une maxime très utile et den combattre une très funeste. [1497:] Emile aime, il nest donc pas téméraire; et lon conçoit encore mieux que limpérieuse Sophie nest pas fille à lui passer des familiarités. Comme la sagesse a son terme en toute chose, on la taxerait bien plutôt de trop de dureté que de trop dindulgence; et son père lui-même craint quelquefois que son extrême fierté ne dégénère en hauteur. Dans les tête-à-tête les plus secrets, Emile noserait solliciter la moindre faveur, pas même y paraître aspirer; et quand elle veut bien passer son bras sous le sien à la promenade, grâce quelle ne laisse pas changer en droit, à peine ose-t-il quelquefois, en soupirant, presser ce bras contre sa poitrine. Cependant, après une longue contrainte, il se hasarde à baiser furtivement sa robe; et plusieurs fois il est assez heureux pour quelle veuille bien ne pas sen apercevoir. Un jour quil veut prendre un peu plus ouvertement la même liberté, elle savise de le trouver très mauvais. Il sobstine, elle sirrite, le dépit lui dicte quelques mots piquants; Emile ne les endure pas sans réplique: le reste du jour se passe en bouderie, et lon se sépare très mécontents. [1498:] Sophie est mal à son aise. Sa mère est sa confidente; comment lui cacherait-elle son chagrin? Cest sa première brouillerie; et une brouillerie dune heure est une si grande affaire! Elle se repent de sa faute: sa mère lui permet de la réparer, son père le lui ordonne. [1499:] Le lendemain, Emile, inquiet, revient plus tôt quà lordinaire. Sophie est à la toilette de sa mère, le père est aussi dans la même chambre: Emile entre avec respect, mais dun air triste. A peine le père et la mère lont-ils salué, que Sophie se retourne, et, lui présentant la main, lui demande, dun ton caressant, comment il se porte. Il est clair que cette jolie main ne savance ainsi que pour être baisée: il la reçoit et ne la baise pas. Sophie, un peu honteuse, la retire daussi bonne grâce quil lui est possible. Emile, qui nest pas fait aux manières des femmes, et qui ne sait à quoi le caprice est bon, ne loublie pas aisément et ne sapaise pas si vite. Le père de Sophie, la voyant embarrassée, achève de la déconcerter par des railleries. La pauvre fille, confuse, humiliée, ne sait plus ce quelle fait, et donnerait tout au monde pour oser pleurer. Plus elle se contraint, plus son cur se gonfle; une larme séchappe enfin malgré quelle en ait. Emile voit cette larme, se précipite à ses genoux, lui prend la main, la baise plusieurs fois avec saisissement. Ma foi, vous être trop bon, dit le père en éclatant de rire; jaurais moins dindulgence pour toutes ces folles, et je punirais la bouche qui maurait offensé. Emile, enhardi par ce discours, tourne un il suppliant vers la mère, et, croyant voir un signe de consentement, sapproche en tremblant du visage de Sophie, qui détourne la tête, et, pour sauver la bouche, expose une joue de roses. Lindiscret ne sen contente pas; on résiste faiblement. Quel baiser, sil nétait pas pris sous les yeux dune mère! Sévère Sophie, prenez garde à vous; on vous demandera souvent votre robe à baiser, à condition que vous la refuserez quelquefois. [1500:] Après cette exemplaire punition, le père sort pour quelque affaire; la mère envoie Sophie sous quelque prétexte, puis elle adresse la parole à Emile et lui dit dun ton sérieux : [1501:] Monsieur, je crois quun jeune homme aussi bien né, aussi bien élevé que vous, qui a des sentiments et des murs, ne voudrait pas payer du déshonneur dune famille lamitié quelle lui témoigne. Je ne suis ni farouche ni prude; je sais ce quil faut passer à la jeunesse folâtre; et ce que jai souffert sous mes yeux vous le prouve assez. Consultez votre ami sur vos devoirs; il vous dira quelle différence il y a entre les jeux que la présence dun père et dune mère autorise et les libertés quon prend loin deux en abusant de leur confiance, et tournant en pièges les mêmes faveurs qui, sous leurs yeux, ne sont quinnocentes. Il vous dira, Monsieur, que ma fille na eu dautre tort avec vous que celui de ne pas voir, dès la première fois, ce quelle ne devait jamais souffrir; il vous dira que tout ce quon prend pour faveur en devient une, et quil est indigne dun homme dhonneur dabuser de la simplicité dune jeune fille pour usurper en secret les mêmes libertés quelle peut souffrir devant tout le monde. Car on sait ce que la bienséance peut tolérer en public; mais on ignore où sarrête, dans lombre du mystère, celui qui se fait seul juge de ses fantaisies. [1502:] Après cette juste réprimande, bien plus adressée à moi quà mon élève, cette sage mère nous quitte, et me laisse dans ladmiration de sa rare prudence, qui compte pour peu quon baise devant elle la bouche de sa fille, et qui seffraye quon ose baiser sa robe en particulier. En réfléchissant à la folie de nos maximes, qui sacrifient toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le langage est dautant plus chaste que les curs sont plus corrompus, et pourquoi les procédés sont dautant plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes. [1503:] En pénétrant, à cette occasion, le cur dEmile des devoirs que jaurais dû plus tôt lui dicter, il me vient une réflexion nouvelle, qui fait peut-être le plus dhonneur à Sophie, et que je me garde pourtant bien de communiquer à son amant; cest quil est clair que cette prétendue fierté quon lui reproche nest quune précaution très sage pour se garantir delle-même. Ayant le malheur de se sentir un tempérament combustible, elle redoute la première étincelle et léloigne de tout son pouvoir. Ce nest pas par fierté quelle est sévère, cest par humilité. Elle prend sur Emile lempire quelle craint de navoir pas sur Sophie; elle se sert de lun pour combattre lautre. Si elle était plus confiante, elle serait bien moins fière. Otez ce seul point, quelle fille au monde est plus facile et plus douce? qui est-ce qui supporte plus patiemment une offense ? qui est-ce qui craint plus den faire à autrui? qui est-ce qui a moins de prétentions en tout genre, hors la vertu? Encore nest-ce pas de sa vertu quelle est fière, elle ne lest que pour la conserver; et quand elle peut se livrer sans risque au penchant de son cur, elle caresse jusquà son amant. Mais sa discrète mère ne fait pas tous ces détails à son père même: les hommes ne doivent pas tout savoir. [1504:] Loin même quelle semble senorgueillir de sa conquête, Sophie en est devenue encore plus affable et moins exigeante avec tout le monde, hors peut-être le seul qui produit ce changement. Le sentiment de lindépendance nenfle plus son noble cur. Elle triomphe avec modestie dune victoire qui lui coûte sa liberté. Elle a le maintien moins libre et le parler plus timide depuis quelle nentend plus le mot damant sans rougir; mais le contentement perce à travers son embarras, et cette honte elle-même nest pas un sentiment fâcheux. Cest surtout avec les jeunes survenants que la différence de sa conduite est le plus sensible. Depuis quelle ne les craint plus, lextrême réserve quelle avait avec eux sest beaucoup relâchée. Décidée dans son choix, elle se montre sans scrupule gracieuse aux indifférents; moins difficile sur leur mérite depuis quelle ny prend plus dintérêt, elle les trouve toujours assez aimables pour des gens qui ne lui seront jamais rien. [1505:] Si le véritable amour pouvait user de coquetterie, jen croirais même voir quelques traces dans la manière dont Sophie se comporte avec eux en présence de son amant. On dirait que non contente de lardente passion dont elle lembrase par un mélange exquis de réserve et de caresse, elle nest pas fâchée encore dirriter cette même passion par un peu dinquiétude; on dirait quégayant à dessein ses jeunes hôtes, elle destine au tourment dEmile les grâces dun enjouement quelle nose avoir avec lui: mais Sophie est trop attentive, trop bonne, trop judicieuse, pour le tourmenter en effet. Pour tempérer ce dangereux stimulant, lamour et lhonnêteté lui tiennent lieu de prudence: elle sait lalarmer et le rassurer précisément quand il faut; et si quelquefois elle linquiète, elle ne lattriste jamais. Pardonnons le souci quelle donne à ce quelle aime à la peur quelle a quil ne soit jamais assez enlacé. [1506:] Mais quel effet ce petit manège fera-t-il sur Emile? sera-t-il jaloux? ne le sera-t-il pas ? Cest ce quil faut examiner: car de telles digressions entrent aussi dans lobjet de mon livre et méloignent peu de mon sujet. [1507:] Jai fait voir précédemment comment, dans les choses qui ne tiennent quà lopinion, cette passion sintroduit dans le cur de lhomme. Mais en amour cest autre chose; la jalousie paraît alors tenir de si près à la nature, qu on a bien de la peine à croire quelle nen vienne pas; et lexemple même des animaux, dont plusieurs sont jaloux jusquà la fureur, semble établir le sentiment opposé sans réplique. Est-ce lopinion des hommes qui apprend aux coqs à se mettre en pièces, et aux taureaux à se battre jusquà la mort? [1508:] Laversion contre tout ce qui trouble et combat nos plaisirs est un mouvement naturel, cela est incontestable. Jusquà certain point le désir de posséder exclusivement ce qui nous plaît est encore dans le même cas. Mais quand ce désir, devenu passion, se transforme en fureur ou en une fantaisie ombrageuse et chagrine appelée jalousie, alors cest autre chose; cette passion peut être naturelle, ou ne lêtre pas; il faut distinguer. [1509:] Lexemple tiré des animaux a été ci-devant examiné dans le Discours sur lInégalité; et maintenant que jy réfléchis de nouveau, cet examen me paraît assez solide pour oser y renvoyer les lecteurs. Jajouterai seulement aux distinctions que jai faites dans cet écrit que la jalousie qui vient de la nature tient beaucoup à la puissance du sexe, et que, quand cette puissance est ou parait être illimitée, cette jalousie est à son comble; car le mâle alors, mesurant ses droits sur ses besoins, ne peut jamais voir un autre mâle que comme un importun concurrent. Dans ces mêmes espèces, les femelles, obéissant toujours au premier venu, nappartiennent aux mâles que par le droit de conquête, et causent entre eux des combats éternels. [1510:] Au contraire, dans les espèces où un sunit avec une, où laccouplement produit une sorte de lien moral, une sorte de mariage, la femelle, appartenant par son choix au mâle quelle sest donné, se refuse communément à tout autre; et le mâle, ayant pour garant de sa fidélité cette affection de préférence, sinquiète aussi moins de la vue des autres mâles, et vit plus paisiblement avec eux. Dans ces espèces, le mâle partage le soin des petits; et par une de ces lois de la nature quon nobserve point sans attendrissement, il semble que la femelle rende au père lattachement quil a pour ses enfants. [1511:] Or, à considérer lespèce humaine dans sa simplicité primitive, il est aisé de voir, par la puissance bornée du mâle et par la tempérance de ses désirs, quil est destiné par la nature à se contenter dune seule femelle; ce qui se confirme par légalité numérique des individus des deux sexes, au moins dans nos climats; égalité qui na pas lieu, à beaucoup près, dans les espèces où la plus grande force des mâles réunit plusieurs femelles à un seul. Et bien que lhomme ne couve pas comme le pigeon, et que nayant pas non plus des mamelles pour allaiter, il soit à cet égard dans la classe des quadrupèdes, les enfants sont si longtemps rampants et faibles, que la mère et eux se passeraient difficilement de lattachement du père, et des soins qui en sont leffet. [1512:] Toutes les observations concourent donc à prouver que la fureur jalouse des mâles, dans quelques espèces danimaux, ne conclut point du tout pour lhomme; et lexception même des climats méridionaux, où la polygamie est établie, ne fait que mieux confirmer le principe, puisque cest de la pluralité des femmes que vient la tyrannique précaution des maris, et que le sentiment de sa propre faiblesse porte lhomme à recourir à la contrainte pour éluder les lois de la nature. [1513:] Parmi nous, où ces mêmes lois, en cela moins éludées, le sont dans un sens contraire et plus odieux, la jalousie a son motif dans les passions sociales plus que dans linstinct primitif. Dans la plupart des liaisons de galanterie, lamant hait bien plus ses rivaux quil naime sa maîtresse; sil craint de nêtre pas seul écouté, cest leffet de cet amour-propre dont jai montré lorigine, et la vanité pâtit en lui bien plus que lamour. Dailleurs nos maladroites institutions ont rendu les femmes si dissimulées, et ont si fort allumé leurs appétits, quon peut à peine compter sur leur attachement le mieux prouvé, et quelles ne peuvent plus marquer de préférences qui rassurent sur la crainte des concurrents. [1514:] Pour lamour véritable, cest autre chose. Jai fait voir, dans lécrit déjà cité, que ce sentiment nest pas aussi naturel que lon pense; et il y a bien de la différence entre la douce habitude qui affectionne lhomme à sa compagne, et cette ardeur effrénée qui lenivre des chimériques attraits dun objet quil ne voit plus tel quil est. Cette passion, qui ne respire quexclusions et préférences, ne diffère en ceci de la vanité, quen ce que la vanité, exigeant tout et naccordant tien, est toujours inique; au lieu que lamour, donnant autant quil exige, est par lui-même un sentiment rempli déquité. Dailleurs plus il est exigeant, plus il est crédule: la même illusion qui le cause le rend facile à persuader. Si lamour est inquiet, lestime est confiante; et jamais lamour sans estime nexista dans un cur honnête, parce que nul naime dans ce quil aime que les qualités dont il fait cas. [1515:] Tout ceci bien éclairci, lon peut dire à coup sûr de quelle sorte de jalousie Emile sera capable; car, puisquà peine cette passion a-t-elle un germe dans le cur humain, sa forme est déterminée uniquement par léducation. Emile amoureux et jaloux ne sera point colère, ombrageux, méfiant, mais délicat, sensible et craintif; il sera plus alarmé quirrité; il sattachera bien plus à gagner sa maîtresse quà menacer son rival; il lécartera, sil peut, comme un obstacle, sans le haïr comme un ennemi; sil le hait, ce ne sera pas pour laudace de lui disputer un cur auquel il prétend, mais pour le danger réel quil lui fait courir de le perdre; son injuste orgueil ne soffensera point sottement quon ose entrer en concurrence avec lui; comprenant que le droit de préférence est uniquement fondé sur le mérite, et que lhonneur est dans le succès, il redoublera de soins pour se rendre aimable, et probablement il réussira. La généreuse Sophie, en irritant son amour par quelques alarmes, saura bien les régler, len dédommager; et les concurrents, qui nétaient soufferts que pour le mettre à lépreuve, ne tarderont pas dêtre écartés. [1516:] Mais où me sens-je insensiblement entraîné? O Emile, ques-tu devenu? Puis-je reconnaître en toi mon élève? Combien je te vois déchu! Où est ce jeune homme formé si durement, qui bravait les rigueurs des saisons, qui livrait son corps aux plus rudes travaux et son âme aux seules lois de la sagesse; inaccessible aux préjugés, aux passions; qui naimait que la vérité, qui ne cédait quà la raison, et ne tenait à rien de ce qui nétait pas lui ? Maintenant, amolli dans une vie oisive, il se laisse gouverner par des femmes; leurs amusements sont ses occupations, leurs volontés sont ses lois; une jeune fille est larbitre de sa destinée; il rampe et fléchit devant elle; le grave Emile est le jouet dun enfant! [1517:] Tel est le changement des scènes de la vie: chaque âge a ses ressorts qui le font mouvoir; mais lhomme est toujours le même. A dix ans, il est mené par des gâteaux, à vingt par une maîtresse, à trente par les plaisirs, à quarante par lambition, à cinquante par lavarice: quand ne court-il quaprès la sagesse? Heureux celui quon y conduit malgré lui! Quimporte de quel guide on se serve, pourvu quil le mène au but? Les héros, les sages eux-mêmes, ont payé ce tribut à la faiblesse humaine; et tel dont les doigts ont cassé des fuseaux nen fut pas pour cela moins grand homme. [1518:] Voulez-vous étendre sur la vie entière leffet dune heureuse éducation, prolongez durant la jeunesse les bonnes habitudes de lenfance; et, quand votre élève est ce quil doit être, faites quil soit le même dans tous les temps. Voilà la dernière perfection quil vous reste à donner à votre ouvrage. Cest pour cela surtout quil importe de laisser un gouverneur aux jeunes hommes; car dailleurs il est peu à craindre quils ne sachent pas faire lamour sans lui. Ce qui trompe les instituteurs, et surtout les pères, cest quils croient quune manière de vivre en exclut une autre, et quaussitôt quon est grand on doit renoncer à tout ce quon faisait étant petit. Si cela était, à quoi servirait de soigner lenfance, puisque le bon ou le mauvais usage quon en ferait sévanouirait avec elle, et quen prenant des manières de vivre absolument différentes, on prendrait nécessairement dautres façons de penser. [1519:] Comme il ny a que de grandes maladies qui fassent solution de continuité dans la mémoire, il ny a guère que de grandes passions qui la fassent dans les murs. Bien que nos goûts et nos inclinations changent, ce changement, quelquefois assez brusque, est adouci par les habitudes. Dans la succession de nos penchants, comme dans une bonne dégradation de couleurs, lhabile artiste doit rendre les passages imperceptibles, confondre et mêler les teintes, et, pour quaucune ne tranche, en étendre plusieurs sur tout son travail. Cette règle est confirmée par lexpérience; les gens immodérés changent tous les jours daffections, de goûts, de sentiments, et nont pour toute constance que lhabitude du changement; mais lhomme réglé revient toujours à ses anciennes pratiques, et ne perd pas même dans sa vieillesse le goût des plaisirs quil aimait enfant. [1520:] Si vous faites quen passant dans un nouvel âge les jeunes gens ne prennent point en mépris celui qui la précédé, quen contractant de nouvelles habitudes ils n abandonnent point les anciennes, et quils aiment toujours à faire ce qui est bien, sans égard au temps où ils ont commencé, alors seulement vous aurez sauvé votre ouvrage, et vous serez sûrs deux jusquà la fin de leurs jours; car la révolution la plus à craindre est celle de lâge sur lequel vous veillez maintenant. Comme on le regrette toujours, on perd difficilement dans la suite les goûts quon y a conservés; au lieu que, quand ils sont interrompus, on ne les reprend de la vie. [1521:] La plupart des habitudes que vous croyez faire contracter aux enfants et aux jeunes gens ne sont point de véritables habitudes, parce quils ne les ont prises que par force, et que, les suivant malgré eux, ils nattendent que loccasion de sen délivrer. On ne prend point le goût dêtre en prison à force dy demeurer; lhabitude alors, loin de diminuer laversion, laugmente. Il nen est pas ainsi dEmile, qui, nayant rien fait dans son enfance que volontairement et avec plaisir, ne fait, en continuant dagir de même étant homme, quajouter lempire de lhabitude aux douceurs de la liberté. La vie active, le travail des bras, lexercice, le mouvement, lui sont tellement devenus nécessaires, quil ny pourrait renoncer sans souffrir. Le réduire tout à coup à une vie molle et sédentaire serait lemprisonner, lenchaîner, le tenir dans un état violent et contraint; je ne doute pas que son humeur et sa santé nen fussent également altérées. A peine peut-il respirer à son aise dans une chambre bien fermée; il lui faut le grand air, le mouvement, la fatigue. Aux genoux même de Sophie, il ne peut sempêcher de regarder quelquefois la campagne du coin de lil, et de désirer de la parcourir avec elle. Il reste pourtant quand il faut rester; mais il est inquiet, agité; il semble se débattre; il reste parce quil est dans les fers. Voilà donc, allez-vous dire, des besoins auxquels je lai soumis, des assujettissements que je lui ai donnés: et tout cela est vrai; je lai assujetti à létat dhomme. [1522:] Emile aime Sophie; mais quels sont les premiers charmes qui lont attaché? La sensibilité, la vertu, lamour des choses honnêtes. En aimant cet amour dans sa maîtresse, laurait-il perdu pour lui-même? A quel prix à son tour Sophie sest-elle mise? A celui de tous les sentiments qui sont naturels au cur de son amant: lestime des vrais biens, la frugalité, la simplicité, le généreux désintéressement, le mépris du faste et des richesses. Emile avait ces vertus avant que lamour les lui eût imposées. En quoi donc Emile est-il véritablement changé? Il a de nouvelles raisons dêtre lui-même; cest le seul point où il soit différent de ce quil était. [1523:] Je nimagine pas quen lisant ce livre avec quelque attention, personne puisse croire que toutes les circonstances de la situation où il se trouve se soient ainsi rassemblées autour de lui par hasard. Est-ce par hasard que, les villes fournissant tant de filles aimables, celle qui lui plaît ne se trouve quau fond dune retraite éloignée? Est-ce par hasard quil la rencontre? Est-ce par hasard quils se conviennent? Est-ce par hasard quils ne peuvent loger dans le même lieu? Est-ce par hasard quil ne trouve un asile que si loin delle? Est-ce par hasard quil la voit si rarement, et quil est forcé dacheter par tant de fatigues le plaisir de la voir quelquefois? Il seffémine, dites-vous. Il sendurcit, au contraire; il faut quil soit aussi robuste que je lai fait pour résister aux fatigues que Sophie lui fait supporter. [1524:] Il loge à deux grandes lieues delle. Cette distance est le soufflet de la forge; cest par elle que je trempe les traits de lamour. Sils logeaient porte à porte, ou quil pût laller voir mollement assis dans un bon carrosse, il laimerait à son aise, il laimerait en Parisien. Léandre eût-il voulu mourir pour Héro, si la mer ne leût séparé delle? Lecteur, épargnez-moi des paroles; si vous êtes fait pour mentendre, vous suivrez assez mes règles dans mes détails. [1525:] Les premières fois que nous sommes allés voir Sophie, nous avons pris des chevaux pour aller plus vite. Nous trouvons cet expédient commode, et à la cinquième fois nous continuons de prendre des chevaux. Nous étions attendus; à plus dune demi-lieue de la maison, nous apercevons du monde sur le chemin. Emile observe, le cur lui bat; il approche, il reconnaît Sophie, il se précipite à bas de son cheval, il part, il vole, il est aux pieds de laimable famille. Emile aime les beaux chevaux; le sien est vif, il se sent libre, il séchappe à travers champs: je le suis, je latteins avec peine, je le ramène. Malheureusement Sophie a peur des chevaux, je nose approcher delle. Emile ne voit rien; mais Sophie lavertit à loreille de la peine quil a laissé prendre à son ami. Emile accourt tout honteux, prend les chevaux, reste en arrière: il est juste que chacun ait son tour. Il part le premier pour se débarrasser de nos montures. En laissant ainsi Sophie derrière lui, il ne trouve plus le cheval une voiture aussi commode. Il revient essoufflé, et nous rencontre à moitié chemin. [1526:] Au voyage suivant Emile ne veut plus de chevaux. Pourquoi? lui dis-je; nous navons quà prendre un laquais pour en avoir soin. Ah! dit-il, surchargerons-nous ainsi la respectable famille ? Vous voyez bien quelle veut tout nourrir, hommes et chevaux. Il est vrai, reprends-je, quils ont la noble hospitalité de lindigence. Les riches, avares dans leur faste, ne logent que leurs amis; mais les pauvres logent aussi les chevaux de leurs amis. Allons à pied, dit-il; nen avez-vous pas le courage, vous qui partagez de si bon cur les fatigants plaisirs de votre enfant? Très volontiers, reprends-je à linstant: aussi bien lamour, à ce quil me semble, ne veut pas être fait avec tant de bruit. [1527:] En approchant, nous trouvons la mère et la fille plus loin encore que la première fois. Nous sommes venus comme un trait. Emile est tout en nage: une main chérie daigne lui passer un mouchoir sur les joues. Il y aurait bien des chevaux au monde, avant que nous fussions désormais tentés de nous en servir. [1528:] Cependant, il est assez cruel de ne pouvoir jamais passer la soirée ensemble. Lété savance, les jours commencent à diminuer. Quoi que nous puissions dire, on ne nous permet jamais de nous en retourner de nuit; et, quand nous ne venons pas dès le matin, il faut presque repartir aussitôt quon est arrivé. A force de nous plaindre et de s inquiéter de nous, la mère pense enfin quà la vérité lon ne peut nous loger décemment dans la maison, mais quon peut nous trouver un gîte au village pour y coucher quelquefois. A ces mots Emile frappe des mains, tressaillit de joie; et Sophie, sans y songer, baise un peu plus souvent sa mère le jour quelle a trouvé cet expédient. [1529:] Peu à peu la douceur de lamitié, la familiarité de linnocence sétablissent et saffermissent entre nous. Les jours prescrits par Sophie ou par sa mère, je viens ordinairement avec mon ami, quelquefois aussi je le laisse aller seul. La confiance élève lâme, et lon ne doit plus traiter un homme en enfant; et quaurais-je avancé jusque-là, si mon élève ne méritait pas mon estime? Il marrive aussi daller sans lui; alors il est triste et ne murmure point: que serviraient ses murmures? Et puis il sait bien que je ne vais pas nuire à ses intérêts. Au reste, que nous allions ensemble ou séparément, on conçoit quaucun temps ne nous arrête, tout fiers darriver dans un état à pouvoir être plaints. Malheureusement, Sophie nous interdit cet honneur, et défend quon vienne par le mauvais temps. Cest la seule fois que je la trouve rebelle aux règles que je lui dicte en secret. [1530:] Un jour quil est allé seul, et que je ne lattends que le lendemain, je le vois arriver le soir même, et je lui dis en lembrassant: Quoi! cher Emile, tu reviens à ton ami! Mais, au lieu de répondre à mes caresses, il me dit avec un peu dhumeur: Ne croyez pas que je revienne sitôt de mon gré, je viens malgré moi. Elle a voulu que je vinsse; je viens pour elle et non pas pour vous. Touché de cette naïveté, je lembrasse derechef, en lui disant: Ame franche, ami sincère, ne me dérobe pas ce qui mappartient. Si tu viens pour elle, cest pour moi que tu le dis: ton retour est son ouvrage, mais ta franchise est le mien. Garde à jamais cette noble candeur des belles âmes. On peut laisser penser aux indifférents ce quils veulent; mais cest un crime de souffrir quun ami nous fasse un mérite de ce que nous navons pas fait pour lui. [1531:] Je me garde bien davilir à ses yeux le prix de cet aveu, en y trouvant plus damour que de générosité, et en lui disant quil veut moins sôter le mérite de ce retour que le donner à Sophie. Mais voici comment il me dévoile le fond de son cur sans y songer: sil est venu à son aise, à petits pas, et rêvant à ses amours, Emile nest que lamant de Sophie; sil arrive à grands pas, échauffé, quoique un peu grondeur, Emile est lami de son Mentor. [1532:] On voit par ces arrangements que mon jeune homme est bien éloigné de passer sa vie auprès de Sophie et de la voir autant quil voudrait. Un voyage ou deux par semaine bornent les permissions quil reçoit; et ses visites, souvent dune seule demi-journée, sétendent rarement au lendemain. Il emploie bien plus de temps à espérer de la voir, ou à se féliciter de lavoir vue, quà la voir en effet. Dans celui même quil donne à ses voyages, il en passe moins auprès delle quà sen approcher ou sen éloigner. Ses plaisirs vrais, purs, délicieux, mais moins réels quimaginaires, irritent son amour sans efféminer son cur. [1533:] Les jours quil ne la voit point, il nest pas oisif et sédentaire. Ces jours-là cest Emile encore: il nest point du tout transformé. Le plus souvent, il court les campagnes des environs, il suit son histoire naturelle; il observe, il examine les terres, leurs productions, leur culture; il compare les travaux quil voit à ceux quil connaît; il cherche les raisons des différences: quand il juge dautres méthodes préférables à celles du lieu, il les donne aux cultivateurs; sil propose une meilleure forme de charrue, il en fait faire sur ses dessins: sil trouve une carrière de marne, il leur en apprend lusage inconnu dans le pays; souvent il met lui-même la main à luvre; ils sont tout étonnés de lui voir manier leurs outils plus aisément quils ne font eux-mêmes, tracer des sillons plus profonds et plus droits que les leurs, semer avec plus dégalité, diriger des ados avec plus dintelligence. Ils ne se moquent pas de lui comme dun beau diseur dagriculture: ils voient quil la sait en effet. En un mot, il étend son zèle et ses soins à tout ce qui est dutilité première et générale; même il ne sy borne pas: il visite les maisons des paysans, sinforme de leur état, de leurs familles, du nombre de leurs enfants, de la quantité de leurs terres, de la nature du produit, de leurs débouchés, de leurs facultés, de leurs charges, de leurs dettes, etc. Il donne peu dargent, sachant que, pour lordinaire, il est mal employé, mais il en dirige lemploi lui-même, et le leur rend utile malgré quils en aient. Il leur fournit des ouvriers, et souvent leur paye leurs propres journées pour les travaux dont ils ont besoin. A lun il fait relever ou couvrir sa chaumière à demi-tombée; à lautre il fait défricher sa terre abandonnée faute de moyens; à lautre il fournit une vache, un cheval, du bétail de toute espèce à la place de celui quil a perdu; deux voisins sont près dentrer en procès, il les gagne, il les accommode; un paysan tombe malade, il le fait soigner, il le soigne lui-même; un autre est vexé par un voisin puissant, il le protège et le recommande; de pauvres jeunes gens se recherchent, il aide à les marier; une bonne femme a perdu son enfant chéri, il va la voir, il la console, il ne sort point aussitôt quil est entré; il ne dédaigne point les indigents, il nest point pressé de quitter les malheureux, il prend souvent son repas chez les paysans quil assiste, il laccepte aussi chez ceux qui nont pas besoin de lui; en devenant le bienfaiteur des uns et lami des autres, il ne cesse point dêtre leur égal. Enfin, il fait toujours de sa personne autant de bien que de son argent. [1534:] Quelquefois, il dirige ses tournées du côté de lheureux séjour: il pourrait espérer dapercevoir Sophie à la dérobée, de la voir à la promenade sans en être vu; mais Emile est toujours sans détour dans sa conduite, il ne sait et ne veut rien éluder. Il a cette aimable délicatesse qui flatte et nourrit lamour-propre du bon témoignage de soi. Il garde à la rigueur son ban, et napproche jamais assez pour tenir du hasard ce quil ne veut devoir quà Sophie. En revanche, il erre avec plaisir dans les environs, recherchant les traces des pas de sa maîtresse, sattendrissant sur les peines quelle a prises et sur les courses quelle a bien voulu faire par complaisance pour lui. La veille des jours quil doit la voir, il ira dans quelque ferme voisine ordonner une collation pour le lendemain. La promenade se dirige de ce côté sans quil y paraisse; on entre comme par hasard; on trouve des fruits, des gâteux, de la crème. La friande Sophie nest pas insensible à ces attentions, et fait volontiers honneur à notre prévoyance; car jai toujours ma part au compliment, nen eussé-je eu aucune au soin qui lattire: cest un détour de petite fille pour être moins embarrassée en remerciant. Le père et moi mangeons des gâteaux et buvons du vin: mais Emile est de lécot des femmes, toujours au guet pour voler quelque assiette de crème où la cuillère de Sophie ait trempé. [1535:] A propos de gâteaux, je parle à Emile de ses anciennes courses. On veut savoir ce que cest que ces courses; je lexplique, on en rit; on lui demande sil sait courir encore. Mieux que jamais, répond-il; je serais bien fâché de lavoir oublié. Quelquun de la compagnie aurait grande envie de b voir, et nose le dire; quelque autre se charge de la proposition; il accepte: on fait rassembler deux ou trois jeunes gens des environs; on décerne un prix, et, pour mieux imiter les anciens jeux, on met un gâteau sur le but. Chacun se tient prêt, le papa donne le signal en frappant des mains. Lagile Emile fend lair, et se trouve au bout de la carrière quà peine mes trois lourdauds sont partis. Emile reçoit le prix des mains de Sophie, et, non moins généreux quEnée, fait des présents à tous les vaincus. [1536:] Au milieu de léclat du triomphe, Sophie ose défier le vainqueur, et se vante de courir aussi bien que lui. Il ne refuse point dentrer en lice avec elle; et, tandis quelle sapprête à lentrée de la carrière, quelle retrousse sa robe des deux côtés, et que, plus curieuse détaler une jambe fine aux yeux dEmile que de le vaincre à ce combat, elle regarde si ses jupes sont assez courtes, il dit un mot à loreille de la mère; elle sourit et fait un signe dapprobation. Il vient alors se placer à côté de sa concurrente; et le signal nest pas plus tôt donné, quon la voit partir comme un oiseau. [1537:] Les femmes ne sont pas faites pour courir; quand elles fuient, cest pour être atteintes. La course nest pas la seule chose quelles fassent maladroitement, mais cest la seule quelles fassent de mauvaise grâce: leurs coudes en arrière et collés contre leur corps leur donnent une attitude risible, et les hauts talons sur lesquels elles sont juchées les font paraître autant de sauterelles qui voudraient courir sans sauter. [1538:] Emile, nimaginant point que Sophie coure mieux quune autre femme, ne daigne pas sortir de sa place, et la voit partir avec un sourire moqueur. Mais Sophie est légère et porte des talons bas; elle na pas besoin dartifice pour paraître avoir le pied petit; elle prend les devants dune telle rapidité, que, pour atteindre cette nouvelle Atalante, il na que le temps quil lui faut quand il laperçoit si loin devant lui. Il part donc à son tour, semblable à laigle qui fond sur sa proie; il la poursuit, la talonne, latteint enfin tout essoufflée, passe doucement son bras gauche autour delle, lenlève comme une plume, et, pressant sur son cur cette douce charge, il achève ainsi la course, lui fait toucher le but la première, puis, criant Victoire à Sophie! met devant elle un genou en terre, et se reconnaît le vaincu. [1539:] A ses occupations diverses se joint celle du métier que nous avons appris. Au moins un jour par semaine, et tous ceux où le mauvais temps ne nous permet pas de tenir la campagne, nous allons, Emile et moi, travailler chez un maître. Nous ny travaillons pas pour la forme, en gens au-dessus de cet état, mais tout de bon et en vrais ouvriers. Le père de Sophie nous venant voir nous trouve tout de bon à louvrage, et ne manque pas de rapporter avec admiration à sa femme et à sa fille ce quil a vu. Allez voir, dit-il, ce jeune homme à latelier, et vous verrez sil méprise la condition du pauvre! On peut imaginer si Sophie entend ce discours avec plaisir! On en reparle, on voudrait le surprendre à louvrage. On me questionne sans faire semblant de rien; et, après sêtre assurées dun de nos jours, la mère et la fille prennent une calèche, et viennent à la ville le même jour. [1540:] En entrant dans latelier, Sophie aperçoit à lautre bout un jeune homme en veste, les cheveux négligemment rattachés, et si occupé de ce quil fait quil ne la voit point: elle sarrête et fait signe à sa mère. Emile, un ciseau dune main et le maillet de lautre, achève une mortaise; puis il scie une planche et en met une pièce sous le valet pour la polir. Ce spectacle ne fait point rire Sophie; il la touche, il est respectable. Femme, honore ton chef; cest lui qui travaille pour toi, qui te gagne ton pain, qui te nourrit: voilà lhomme. [1541:] Tandis quelles sont attentives à lobserver, je les aperçois, je tire Emile par la manche; il se retourne, les voit, jette ses outils, et sélance avec un cri de joie. Après s être livré à ses premiers transports, il les fait asseoir et reprend son travail. Mais Sophie ne peut rester assise; elle se lève avec vivacité, parcourt latelier, examine les outils, touche le poli des planches, ramasse des copeaux par terre, regarde à nos mains, et puis dit quelle aime ce métier, parce quil est propre. La folâtre essaye même dimiter Emile. De sa blanche et débile main, elle pousse un rabot sur la planche; le rabot glisse et ne mord point. Je crois voir lAmour dans les airs rire et battre des ailes; je crois lentendre pousser des cris dallégresse, et dire: Hercule est vengé. [1542:] Cependant, la mère questionne le maître. Monsieur, combien payez-vous ces garçons-là? Madame, je leur donne à chacun vingt sous par jour, et je les nourris; mais si ce jeune homme voulait, il gagnerait bien davantage, car cest le meilleur ouvrier du pays. Vingt sous par jour, et vous les nourrissez! dit la mère en nous regardant avec attendrissement. Madame, il en est ainsi, reprend le maître. A ces mots, elle court à Emile, lembrasse, le presse contre son sein en versant sur lui des larmes, et sans pouvoir dire autre chose que de répéter plusieurs fois: Mon fils! ô mon fils! [1543:] Après avoir passé quelque temps à causer avec nous, mais sans nous détourner: Allons-nous-en, dit la mère à sa fille; il se fait tard, il ne faut pas nous faire attendre. Puis, sapprochant dEmile, elle lui donne un petit coup sur la joue en lui disant: Eh bien! bon ouvrier, ne voulez-vous pas venir avec nous? Il lui répond dun ton fort triste: Je suis engagé, demandez au maître. On demande au maître sil veut bien se passer de nous. Il répond quil ne peut. Jai, dit-il, de louvrage qui presse et quil faut rendre après-demain. Comptant sur ces messieurs, jai refusé des ouvriers qui se sont présentés; si ceux-ci me manquent, je ne sais plus où en prendre dautres, et je ne pourrai rendre louvrage au jour promis. La mère ne réplique rien; elle attend quEmile parle. Emile baisse la tête et se tait. Monsieur, lui dit-elle un peu surprise de ce silence, navez-vous rien à dire à cela ? Emile regarde tendrement la fille et ne répond que ces mots: Vous voyez bien quil faut que je reste. Là-dessus les dames partent et nous laissent. Emile les accompagne jusquà la porte, les suit des yeux autant quil peut, soupire, et revient se mettre au travail sans parler. [1544:] En chemin, la mère, piquée, parle à sa fille de la bizarrerie de ce procédé! Quoi! dit-elle, était-il si difficile de contenter le maître sans être obligé de rester? Et ce jeune homme si prodigue, qui verse largent sans nécessité, nen sait-il plus trouver dans les occasions convenables? O maman! répond Sophie, à Dieu ne plaise quEmile donne tant de force à largent, quil sen serve pour rompre un engagement personnel, pour violer impunément sa parole, et faire violer celle dautrui! Je sais quil dédommagerait aisément louvrier du léger préjudice que lui causerait son absence; mais cependant il asservirait son âme aux richesses, il saccoutumerait à les mettre à la place de ses devoirs, et à croire quon est dispensé de tout, pourvu quon paye. Emile a dautres manières de penser, et jespère nêtre pas cause quil en change. Croyez-vous quil ne lui en ait rien coûté de rester? Maman, ne vous y trompez pas, cest pour moi quil reste; je lai bien vu dans ses yeux. [1545:] Ce nest pas que Sophie soit indulgente sur les vrais soins de lamour; au contraire, elle est impérieuse, exigeante; elle aimerait mieux nêtre point aimée que de lêtre modérément. Elle a le noble orgueil du mérite qui se sent, qui sestime et qui veut être honoré comme il shonore. Elle dédaignerait un cur qui ne sentirait pas tout le prix du sien, qui ne laimerait pas pour ses vertus autant et plus que pour ses charmes; un cur qui ne lui préférerait pas son propre devoir, et qui ne la préférerait pas à toute autre chose. Elle na point voulu damant qui ne connût de loi que la sienne; elle veut régner sur un homme quelle nait point défiguré. Cest ainsi quayant avili les compagnons dUlysse, Circé les dédaigne, et se donne à lui seul, quelle na pu changer. [1546:] Mais ce droit inviolable et sacré mis à part, jalouse à lexcès de tous les siens, Sophie épie avec quel scrupule Emile les respecte, avec quel zèle il accomplit ses volontés, avec quelle adresse il les devine, avec quelle vigilance il arrive au moment prescrit; elle ne veut ni quil retarde ni quil anticipe; elle veut quil soit exact. Anticiper, cest se préférer à elle; retarder, cest la négliger. Négliger Sophie! cela narriverait pas deux fois. Linjuste soupçon dune a failli tout perdre; mais Sophie est équitable et sait bien réparer ses torts. [1547:] Un soir nous sommes attendus; Emile a reçu lordre. On vient au-devant de nous; nous narrivons point. Que sont-ils devenus? Quel malheur leur est arrivé? Personne de leur part? La soirée sécoule à nous attendre. La pauvre Sophie nous croit morts; elle se désole, elle se tourmente; elle passe la nuit à pleurer. Dès le soir on a expédié un messager pour sinformer de nous et rapporter de nos nouvelles le lendemain matin. Le messager revient accompagné dun autre de notre part, qui fait nos excuses de bouche et dit que nous nous portons bien. Un moment après, nous paraissons nous-mêmes. Alors la scène change; Sophie essuie ses pleurs, ou, si elle en verse, ils sont de rage. Son cur altier na pas gagné à se rassurer sur notre vie: Emile vit, et sest fait attendre inutilement. [1548:] A notre arrivée, elle veut senfermer. On veut quelle reste; il faut rester: mais, prenant à linstant son parti, elle affecte un air tranquille et content qui en imposerait à dautres. Le père vient au-devant de nous et nous dit: Vous avez tenu vos amis en peine; il y a ici des gens qui ne vous le pardonneront pas aisément. Qui donc, mon papa? dit Sophie avec une manière de sourire le plus gracieux quelle puisse affecter. Que vous importe, répond le père, pourvu que ce ne soit pas vous? Sophie ne réplique point, et baisse les yeux sur son ouvrage. La mère nous reçoit dun air froid et composé. Emile embarrassé nose aborder Sophie. Elle lui parle la première, lui demande comment il se porte, linvite à sasseoir, et se contrefait si bien que le pauvre jeune homme, qui nentend rien encore au langage des passions violentes, est la dupe de ce sang-froid, et presque sur le point den être piqué lui-même. [1549:] Pour le désabuser je vais prendre la main de Sophie, jy veux porter mes lèvres comme je fais quelquefois: elle la retire brusquement, avec un mot de Monsieur si singulièrement prononcé, que ce mouvement involontaire la décèle à linstant aux yeux dEmile. [1550:] Sophie elle-même, voyant quelle sest trahie, se contraint moins. Son sang-froid apparent se change en un mépris ironique. Elle répond à tout ce quon lui dit par des monosyllabes prononcés dune voix lente et mal assurée, comme craignant dy laisser trop percer laccent de lindignation. Emile, demi-mort deffroi, la regarde avec douleur, et tâche de lengager à jeter les yeux sur les siens pour y mieux lire ses vrais sentiments. Sophie, plus irritée de sa confiance, lui lance un regard qui lui ôte lenvie den solliciter un second. Emile, interdit et tremblant, nose plus, très heureusement pour lui, ni lui parler ni la regarder, car, neût-il pas été coupable, sil eût pu supporter sa colère, elle ne lui eût jamais pardonné. [1551:] Voyant alors que cest mon tour, et quil est temps de sexpliquer, je reviens à Sophie. Je reprends sa main, quelle ne retire plus, car elle est prête à se trouver mal. Je lui dis avec douceur: Chère Sophie, nous sommes malheureux; mais vous êtes raisonnable et juste, vous ne nous jugerez pas sans nous entendre: écoutez-nous. Elle ne répond rien, et je parle ainsi : [1552:] Nous sommes partis hier à quatre heures; il nous était prescrit darriver à sept, et nous prenons toujours plus de temps quil ne nous est nécessaire afin de nous reposer en approchant dici. Nous avions déjà fait les trois quarts du chemin, quand des lamentations douloureuses nous frappent loreille; elles partaient dune gorge de la colline à quelque distance de nous. Nous accourons aux cris: nous trouvons un malheureux paysan qui, revenant de la ville un peu pris de vin sur son cheval, en était tombé si lourdement quil sétait cassé la jambe. Nous crions, nous appelons du secours; personne ne répond; nous essayons de remettre le blessé sur son cheval, nous nen pouvons venir à bout: au moindre mouvement le malheureux souffre des douleurs horribles. Nous prenons le parti dattacher le cheval dans le bois à lécart; puis, faisant un brancard de nos bras, nous y posons le blessé, et le portons le plus doucement quil est possible, en suivant ses indications sur la route quil fallait tenir pour aller chez lui. Le trajet était long; il fallut nous reposer plusieurs fois. Nous arrivons enfin, rendus de fatigue; nous trouvons avec une surprise amère que nous connaissions déjà la maison, et que ce misérable que nous rapportions avec tant de peine était le même qui nous avait si cordialement reçus le jour de notre première arrivée ici. Dans le trouble où nous étions tous, nous ne nous étions point reconnus jusquà ce moment. [1553:] Il navait que deux petits enfants. Prête à lui en donner un troisième, sa femme fut si saisie en le voyant arriver, quelle sentit des douleurs aiguës et accoucha peu dheures après. Que faire en cet état dans une chaumière écartée où lon ne pouvait espérer aucun secours? Emile prit le parti daller prendre le cheval que nous avions laissé dans le bois, de le monter, de courir à toute bride chercher un chirurgien à la ville. Il donna le cheval au chirurgien; et, nayant pu trouver assez tôt une garde, il revint à pied avec un domestique, après vous avoir expédié un exprès, tandis quembarrassé, comme vous pouvez croire, entre un homme ayant une jambe cassée et une femme en travail, je préparais dans la maison tout ce que je pouvais prévoir être nécessaire pour le secours de tous les deux. [1554:] Je ne vous ferai point le détail du reste; ce nest pas de cela quil est question. Il était deux heures après minuit avant que nous ayons eu ni lun ni lautre un moment de relâche. Enfin nous sommes revenus avant le jour dans notre asile ici proche, où nous avons attendu lheure de votre réveil pour vous rendre compte de notre accident. [1555:] Je me tais sans rien ajouter. Mais, avant que personne parle, Emile sapproche de sa maîtresse, élève la voix et lui dit avec plus de fermeté que je ne my serais attendu: Sophie, vous êtes larbitre de mon sort, vous le savez bien. Vous pouvez me faire mourir de douleur; mais nespérez pas me faire oublier les droits de lhumanité: ils me sont plus sacrés que les vôtres, je ny renoncerai jamais pour vous. [1556:] Sophie, à ces mots, au lieu de répondre, se lève, lui passe un bras autour du cou, lui donne un baiser sur la joue; puis, lui tendant la main avec une grâce inimitable, elle lui dit: Emile, prends cette main: elle est à toi. Sois, quand tu voudras, mon époux et mon maître; je tâcherai de mériter cet honneur. [1557:] A peine la-t-elle embrassé, que le père, enchanté, frappe des mains, en criant bis, bis, et Sophie, sans se faire presser, lui donne aussitôt deux baisers sur lautre joue; mais, presque au même instant, effrayée de tout ce quelle vient de faire, elle se sauve dans les bras de sa mère et cache dans ce sein maternel son visage enflammé de honte. [1558:] Je ne décrirai point la commune joie; tout le monde la doit sentir. Après le dîner, Sophie demande sil y aurait trop loin pour aller voir ces pauvres malades. Sophie le désire et cest une bonne uvre. On y va: on les trouve dans deux lits séparés; Emile en avait fait apporter un: on trouve autour deux du monde pour les soulager: Emile y avait pourvu. Mais au surplus tous deux sont si mal en ordre, quils souffrent autant du malaise que de leur état. Sophie se fait donner un tablier de la bonne femme, et va la ranger dans son lit; elle en fait ensuite autant à lhomme; sa main douce et légère sait aller chercher tout ce qui les blesse, et faire poser plus mollement leurs membres endoloris. Ils se sentent déjà soulagés à son approche; on dirait quelle devine tout ce qui fait leur mal. Cette fille si délicate ne se rebute ni de la malpropreté ni de la mauvaise odeur, et sait faire disparaître lune et lautre sans mettre personne en uvre, et sans que les malades soient tourmentés. Elle quon voit toujours si modeste et quelquefois si dédaigneuse, elle qui, pour tout au monde, naurait pas touché du bout du doigt le lit dun homme, retourne et change le blessé sans aucun scrupule, et le met dans une situation plus commode pour y pouvoir rester longtemps. Le zèle de la charité vaut bien la modestie; ce quelle fait, elle le fait si légèrement et avec tant dadresse, quil se sent soulagé sans presque sêtre aperçu quon lait touché. La femme et le mari bénissent de concert laimable fille qui les sert, qui les plaint, qui les console. Cest un ange du ciel que Dieu leur envoie, elle en a la figure et la bonne grâce, elle en a la douceur et la bonté. Emile attendri la contemple en silence. Homme, aime ta compagne. Dieu te la donne pour te consoler dans tes peines, pour te soulager dans tes maux: voilà la femme. [1559:] On fait baptiser le nouveau-né. Les deux amants le présentent, brûlant au fond de leurs curs den donner bientôt autant à faire à dautres. Ils aspirent au moment désiré; ils croient y toucher: tous les scrupules de Sophie sont levés, mais les miens viennent. Ils nen sont pas encore où ils pensent: il faut que chacun ait son tour. [1560:] Un matin quils ne se sont vus depuis deux jours, jentre dans la chambre dEmile une lettre à la main, et je lui dis en le regardant fixement: Que feriez-vous si lon vous apprenait que Sophie est morte? Il fait un grand cri, se lève en frappant des mains, et, sans dire un seul mot, me regarde dun il égaré. Répondez donc, poursuis-je avec la même tranquillité. Alors, irrité de mon sang-froid, il sapproche, les yeux enflammés de colère; et, sarrêtant dans une attitude presque menaçante: Ce que je ferais ?... je nen sais rien; mais ce que je sais, cest que je ne reverrais de ma vie celui qui me laurait appris. Rassurez-vous, répondis-je en souriant: elle vit, elle se porte bien, elle pense à vous, et nous sommes attendus ce soir. Mais allons faire un tour de promenade, et nous causerons. [1561:] La passion dont il est préoccupé ne lui permet plus de se livrer, comme auparavant, à des entretiens purement raisonnés: il faut lintéresser par cette passion même à se rendre attentif à mes leçons. Cest ce que jai fait par ce terrible préambule; je suis bien sûr maintenant quil mécoutera. [1562:] Il faut être heureux, cher Emile: cest la fin de tout être sensible; cest le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur? qui le sait? Chacun le cherche, et nul ne le trouve. On use la vie à le poursuivre et lon meurt sans lavoir atteint. Mon jeune ami, quand à ta naissance je te pris dans mes bras, et quattestant lEtre suprême de lengagement que josai contracter, je vouai mes jours au bonheur des tiens, savais-je moi-même à quoi je mengageais? Non: je savais seulement quen te rendant heureux jétais sûr de lêtre. En faisant pour toi cette utile recherche, je la rendais commune à tous deux. [1563:] Tant que nous ignorons ce que nous devons faire, la sagesse consiste à rester dans linaction. Cest de toutes les maximes celle dont lhomme a le plus grand besoin, et celle quil sait le moins suivre. Chercher le bonheur sans savoir où il est, cest sexposer à le fuir, cest courir autant de risques contraires quil y a de routes pour ségarer. Mais il nappartient pas à tout le monde de savoir ne point agir. Dans linquiétude où nous tient lardeur du bien-être, nous aimons mieux nous tromper à le poursuivre, que de ne rien faire pour le chercher: et, sortis une fois de la place où nous pouvons le connaître, nous ny savons plus revenir. [1564:] Avec la même ignorance jessayai déviter la même faute. En prenant soin de toi, je résolus de ne pas faire un pas inutile et de tempêcher den faire. Je me tins dans la route de la nature, en attendant quelle me montrât celle du bonheur. Il sest trouvé quelle était la même, et quen ny pensant pas je lavais suivie. [1565:] Sois mon témoin, sois mon juge; je ne te récuserai jamais. Tes premiers ans nont pas été sacrifiés à ceux qui les doivent suivre; tu as joui de tous les biens que la nature tavait donnés. Des maux auxquels elle tassujettit, et dont jai pu te garantir, tu nas senti que ceux qui pouvaient tendurcir aux autres. Tu nen as jamais souffert aucun que pour en éviter un plus grand. Tu nas connu ni la haine, ni lesclavage. Libre et content, tu es resté juste et bon; car la peine et le vice sont inséparables, et jamais lhomme ne devient méchant que lorsquil est malheureux. Puisse le souvenir de ton enfance se prolonger jusquà tes vieux jours! Je ne crains pas que jamais ton bon cur se la rappelle sans donner quelques bénédictions à la main qui la gouverna. [1566:] Quand tu es entré dans lâge de raison, je tai garanti de lopinion des hommes; quand ton cur est devenu sensible, je tai préservé de lempire des passions. Si javais pu prolonger ce calme intérieur jusquà la fin de ta vie, jaurais mis mon ouvrage en sûreté, et tu serais toujours heureux autant quun homme peut lêtre; mais, cher Emile, jai eu beau tremper ton âme dans le Styx, je nai pu la rendre partout invulnérable; il sélève un nouvel ennemi que tu nas pas encore appris à vaincre, et dont je nai pu te sauver. Cet ennemi, cest toi-même. La nature et la fortune tavaient laissé libre. Tu pouvais endurer la misère; tu pouvais supporter les douleurs du corps, celles de lâme tétaient inconnues; tu ne tenais à rien quà la condition humaine, et maintenant tu tiens à tous les attachements que tu tes donnés; en apprenant à désirer, tu tes rendu lesclave de tes désirs. Sans que rien change en toi, sans que rien toffense, sans que rien touche à ton être, que de douleurs peuvent attaquer ton âme! que de maux tu peux sentir sans être malade! que de morts tu peux souffrir sans mourir! Un mensonge, une erreur, un doute peut te mettre au désespoir. [1567:] Tu voyais au théâtre les héros, livrés à des douleurs extrêmes, faire retentir la scène de leurs cris insensés, saffliger comme des femmes, pleurer comme des enfants, et mériter ainsi les applaudissements publics. Souviens-toi du scandale que te causaient ces lamentations, ces cris, ces plaintes, dans des hommes dont on ne devait attendre que des actes de constance et de fermeté. Quoi ! disais-tu tout indigné, ce sont là les exemples quon nous donne à suivre, les modèles quon nous offre à imiter! A-t-on peur que lhomme ne soit pas assez petit, assez malheureux, assez faible, si lon ne vient encore encenser sa faiblesse sous la fausse image de la vertu? Mon jeune ami, sois plus indulgent désormais pour la scène: te voilà devenu lun de ses héros. [1568:] Tu sais souffrir et mourir: tu sais endurer la loi de la nécessité dans les maux physiques; mais tu n as point encore imposé de lois aux appétits de ton cur; et cest de nos affections, bien plus que de nos besoins, que naît le trouble de notre vie. Nos désirs sont étendus, notre force est presque nulle. Lhomme tient par ses vux à mille choses, et par lui-même il ne tient à rien, pas même à sa propre vie; plus il augmente ses attachements, plus il multiplie ses peines. Tout ne fait que passer sur la terre: tout ce que nous aimons nous échappera tôt ou tard, et nous y tenons comme sil devait durer éternellement. Quel effroi sur le seul soupçon de la mort de Sophie! As-tu donc compté quelle vivrait toujours? Ne meurt-il personne à son âge? Elle doit mourir, mon enfant, et peut-être avant toi. Qui sait si elle est vivante à présent même? La nature ne tavait asservi quà une seule mort, ru tasservis à une seconde; te voilà dans le cas de mourir deux fois. [1569:] Ainsi soumis à tes passions déréglées, que tu vas rester à plaindre! Toujours des privations, toujours des pertes, toujours des alarmes; tu ne jouiras pas même de ce qui te sera laissé. La crainte de tout perdre tempêchera de rien posséder; pour navoir voulu suivre que tes passions, jamais tu ne les pourras satisfaire. Tu chercheras toujours le repos, il fuira toujours devant toi, tu seras misérable, et tu deviendras méchant. Et comment pourrais-tu ne pas lêtre, nayant de loi que tes désirs effrénés! Si tu ne peux supporter des privations involontaires, comment ten imposeras-tu volontairement? comment sauras-tu sacrifier le penchant au devoir et résister à ton cur pour écouter ta raison? Toi qui ne veux déjà plus voir celui qui tapprendra la mort de ta maîtresse, comment verrais-tu celui qui voudrait te lôter vivante, celui qui toserait dire: Elle est morte pour toi, la vertu te sépare delle ? Sil faut vivre avec elle quoi quil arrive, que Sophie soit mariée ou non, que tu sois libre ou ne le sois pas, quelle taime ou te haïsse, quon te laccorde ou quon te la refuse, nimporte, tu la veux, il la faut posséder à quelque prix que ce soit. Apprends-moi donc à quel crime sarrête celui qui na de lois que les vux de son cur, et ne sait résister à rien de ce quil désire. [1570:] Mon enfant, il ny a point de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat. Le mot de vertu vient de force; la force est la base de toute vertu. La vertu nappartient quà un être faible par sa nature, et fort par sa volonté; c est en cela seul que consiste le mérite de lhomme juste; et quoique nous appelions Dieu bon, nous ne lappelons pas vertueux, parce quil na pas besoin defforts pour bien faire. Pour texpliquer ce mot si profané, jai attendu que tu fusses en état de mentendre. Tant que la vertu ne coûte rien à pratiquer, on a peu besoin de la connaître. Ce besoin vient quand les passions séveillent: il est déjà venu pour toi. [1571:] En télevant dans toute la simplicité de la nature, au lieu de te prêcher de pénibles devoirs, je tai garanti des vices qui rendent ces devoirs pénibles; je tai moins rendu le mensonge odieux quinutile; je tai moins appris à rendre à chacun ce qui lui appartient, quà ne te soucier que de ce qui est à toi; je tai fait plutôt bon que vertueux. Mais celui qui nest que bon ne demeure tel quautant quil a du plaisir à lêtre: la bonté se brise et périt sous le choc des passions humaines; lhomme qui nest que bon nest bon que pour lui. [1572:] Quest-ce donc que lhomme vertueux? Cest celui qui sait vaincre ses affections; car alors il suit sa raison, sa conscience; il fait son devoir; il se tient dans lordre, et rien ne len peut écarter. Jusquici tu nétais libre quen apparence; tu navais que la liberté précaire dun esclave à qui lon na rien commandé. Maintenant sois libre en effet; apprends à devenir ton propre maître; commande à ton cur, ô Emile, et tu seras vertueux. [1573:] Voilà donc un autre apprentissage à faire, et cet apprentissage est plus pénible que le premier: car la nature nous délivre des maux quelle nous impose ou nous apprend à les supporter; mais elle ne nous dit rien pour ceux qui nous viennent de nous; elle nous abandonne à nous-mêmes; elle nous laisse, victimes de nos passions, succomber à nos vaines douleurs, et nous glorifier encore des pleurs dont nous aurions dû rougir. [1574:] Cest ici la première passion. Cest la seule peut-être qui soit digne de toi. Si tu la sais régir en homme, elle sera la dernière; tu subjugueras toutes les autres, et tu n obéiras quà celle de la vertu. [1575:] Cette passion nest pas criminelle, je le sais bien; elle est aussi pure que les âmes qui la ressentent. Lhonnêteté la forma, linnocence la nourrie. Heureux amants! les charmes de la vertu ne font quajouter pour vous à ceux de lamour; et le doux lien qui vous attend nest pas moins le prix de votre sagesse que celui de votre attachement. Mais dis-moi, homme sincère, cette passion si pure ten a-t-elle moins subjugué? ten es-tu moins rendu lesclave? et si demain elle cessait dêtre innocente, létoufferais-tu dès demain? Cest à présent le moment dessayer tes forces; il nest plus temps quand il les faut employer. Ces dangereux essais doivent se faire loin du péril. On ne sexerce point au combat devant lennemi, on sy prépare avant la guerre; on sy présente déjà tout préparé. [1576:] Cest une erreur de distinguer les passions en permises et défendues, pour se livrer aux premières et se refuser aux autres. Toutes sont bonnes quand on en reste le maître; toutes sont mauvaises quand on sy laisse assujettir. Ce qui nous est défendu par la nature, cest détendre nos attachements plus loin que nos forces: ce qui nous est défendu par la raison, cest de vouloir ce que nous ne pouvons obtenir; ce qui nous est défendu par la conscience nest pas dêtre tentés, mais de nous laisser vaincre aux tentations. Il ne dépend pas de nous davoir ou de navoir pas des passions, mais il dépend de nous de régner sur elles. Tous sentiments que nous dominons sont légitimes; tous ceux qui nous dominent sont criminels. Un homme nest pas coupable daimer la femme dautrui, sil tient cette passion malheureuse asservie à la loi du devoir; il est coupable daimer sa propre femme au point dimmoler tout à son amour. [1577:] Nattends pas de moi de longs préceptes de morale; je nen ai quun seul à te donner, et celui-là comprend tous les autres. Sois homme; retire ton cur dans les bornes de ta condition. Etudie et connais ces bornes; quelque étroites quelles soient, on nest point malheureux tant quon sy renferme; on ne lest que quand on veut les passer; on lest quand dans ses désirs insensés, on met au rang des possibles ce qui ne lest pas; on lest quand on oublie son état dhomme pour sen forger dimaginaires, desquels on retombe toujours dans le sien. Les seuls biens dont la privation coûte sont ceux auxquels on croît avoir droit. Lévidente impossibilité de les obtenir en détache; les souhaits sans espoir ne tourmentent point. Un gueux nest point tourmenté du désir dêtre roi; un roi ne veut être dieu que quand il croit n être plus homme. [1578:] Les illusions de lorgueil sont la source de nos plus grands maux; mais la contemplation de la misère humaine rend le sage toujours modéré. Il se tient à sa place, il ne sagite point pour en sortir; il nuse point inutilement ses forces pour jouir de ce quil ne peut conserver; et, les employant toutes à bien posséder ce quil a, il est en effet plus puissant et plus riche de tout ce quil désire de moins que nous. Etre mortel et périssable, irai-je me former des nuds éternels sur cette terre, où tout change, où tout passe, et dont je disparaîtrai demain? O Emile, ô mon fils! en te perdant, que me resterait-il de moi? Et pourtant il faut que japprenne à te perdre: car qui sait quand tu me seras ôté? [1579:] Veux-tu donc vivre heureux et sage, nattache ton cur quà la beauté qui ne périt point: que ta condition borne tes désirs, que tes devoirs aillent avant tes penchants: étends la loi de la nécessité aux choses morales; apprends à perdre ce qui peut têtre enlevé; apprends à tout quitter quand la vertu lordonne, à te mettre au-dessus des événements, à détacher ton cur sans quils le déchirent, à être courageux dans ladversité, afin de nêtre jamais misérable, à être ferme dans ton devoir, afin de nêtre jamais criminel. Alors tu seras heureux malgré la fortune, et sage malgré les passions. Alors tu trouveras dans la possession même des biens fragiles une volupté que rien ne pourra troubler; tu les posséderas sans quils te possèdent, et tu sentiras que lhomme, à qui tout échappe, ne jouit que de ce quil sait perdre. Tu nauras point, il est vrai, lillusion des plaisirs imaginaires; tu nauras point aussi les douleurs qui en sont le fruit. Tu gagneras beaucoup à cet échange; car ces douleurs sont fréquentes et réelles, et ces plaisirs sont rares et vains. Vainqueur de tant dopinions trompeuses, tu le seras encore de celle qui donne un si grand prix à la vie. Tu passeras la tienne sans trouble et la termineras sans effroi; tu ten détacheras, comme de toutes choses. Que dautres, saisis dhorreur, pensent en la quittant cesser dêtre; instruit de son néant, tu croiras commencer. La mort est la fin de la vie du méchant, et le commencement de celle du juste. [1580:] Emile mécoute avec une attention mêlée dinquiétude. Il craint à ce préambule quelque conclusion sinistre. Il pressent quen lui montrant la nécessité dexercer la force de lâme, je veux le soumettre à ce dur exercice; et, comme un blessé qui frémit en voyant approcher le chirurgien, il croit déjà sentir sur sa plaie la main douloureuse, mais salutaire, qui lempêche de tomber en corruption. [1581:] Incertain, troublé, pressé de savoir où jen veux venir, au lieu de répondre, il minterroge, mais avec crainte. Que faut-il faire? me dit-il presque en tremblant et sans oser lever les yeux. Ce quil faut faire, réponds-je dun ton ferme, il faut quitter Sophie. Que dites-vous ? s écrie-t-il avec emportement: quitter Sophie! la quitter, la tromper, être un traître, un fourbe, un parjure ! ... Quoi! reprends-je en linterrompant, cest de moi quEmile craint dapprendre à mériter de pareils noms? Non, continue-t-il avec la même impétuosité, ni de vous ni dun autre; je saurai, malgré vous, conserver votre ouvrage; je saurai ne les pas mériter. [1582:] Je me suis attendu à cette première furie; je la laisse passer sans mémouvoir. Si je navais pas la modération que je lui prêche, jaurais bonne grâce à la lui prêcher! Emile me connaît trop pour me croire capable dexiger de lui rien qui soit mal, et il sait bien quil ferait mal de quitter Sophie, dans le sens quil donne à ce mot. Il attend donc enfin que je mexplique. Alors je reprends mon discours. [1583:] Croyez-vous, cher Emile, quun homme, en quelque situation quil se trouve, puisse être plus heureux que vous lêtes depuis trois mois ? Si vous le croyez, détrompez-vous. Avant de goûter les plaisirs de la vie, vous en avez épuisé le bonheur. Il ny a rien au delà de ce que vous avez senti. La félicité des sens est passagère; létat habituel du cur y perd toujours. Vous avez plus joui par lespérance que vous ne jouirez jamais en réalité. Limagination qui pare ce quon désire labandonne dans la possession. Hors le seul être existant par lui-même, il ny a rien de beau que ce qui nest pas. Si cet état eût pu durer toujours, vous auriez trouvé le bonheur suprême. Mais tout ce qui tient à lhomme se sent de sa caducité; tout est fini, tout est passager dans la vie humaine: et quand létat qui nous rend heureux durerait sans cesse, lhabitude den jouir nous en ôterait le goût. Si rien ne change au dehors, le cur change; le bonheur nous quitte, ou nous le quittons. [1584:] Le temps que vous ne mesuriez pas sécoulait durant votre délire. Lété finit, lhiver sapproche. Quand nous pourrions continuer nos courses dans une saison si rude, on ne le souffrirait jamais. Il faut bien, malgré nous, changer de manière de vivre; celle-ci ne peut plus durer. Je vois dans vos yeux impatients que cette difficulté ne vous embarrasse guère: laveu de Sophie et vos propres désirs vous suggèrent un moyen facile déviter la neige et de navoir plus de voyage à faire pour laller voir. Lexpédient est commode sans doute: mais le printemps venu, la neige fond et le mariage reste; il y- faut penser pour toutes les saisons. [1585:] Vous voulez épouser Sophie, et il ny a pas cinq mois que vous la connaissez! Vous voulez lépouser, non parce quelle vous convient, mais parce quelle vous plaît; comme si lamour ne se trompait jamais sur les convenances, et que ceux qui commencent par saimer ne finissent jamais par se haïr! Elle est vertueuse, je le sais; mais en est-ce assez ? suffit-il dêtre honnêtes gens pour se convenir? ce nest pas sa vertu que je mets en doute, cest son caractère. Celui dune femme se montre-t-il en un jour ? Savez-vous en combien de situations il faut lavoir vue pour connaître à fond son humeur? Quatre mois dattachement vous répondent-ils de toute la vie? Peut-être deux mois dabsence vous feront-ils oublier delle; peut-être un autre nattend-il que votre éloignement pour vous effacer de son cur; peut-être, à votre retour, la trouverez-vous aussi indifférente que vous lavez trouvée sensible jusquà présent. Les sentiments ne dépendent pas des principes; elle peut rester fort honnête et cesser de vous aimer. Elle sera constante et fidèle, je penche à le croire; mais qui vous répond delle et qui lui répond de vous, tant que vous ne vous êtes point mis à lépreuve? Attendrez-vous, pour cette épreuve, quelle vous devienne inutile? Attendrez-vous, pour vous connaître, que vous ne puissiez plus vous séparer; [1586:] Sophie na pas dix huit ans; à peine en passez-vous vingt-deux; cet âge est celui de lamour, mais non celui du mariage. Quel père et quelle mère de famille! Eh! pour savoir élever des enfants, attendez au moins de cesser de lêtre. Savez-vous à combien de jeunes personnes les fatigues de la grossesse supportées avant lâge ont affaibli la constitution, ruiné la santé, abrégé la vie ? Savez-vous combien denfants sont restés languissants et faibles, faute davoir été nourris dans un corps assez formé? Quand la mère et lenfant croissent à la fois, et que la substance nécessaire à laccroissement de chacun des deux se partage, ni lun ni lautre na ce que lui destinait la nature: comment se peut-il que tous deux nen souffrent pas? Ou je connais fort mal Emile, ou il aimera mieux avoir plus tard une femme et des enfants robustes, que de contenter son impatience aux dépens de leur vie et de leur santé. [1587:] Parlons de vous. En aspirant à létat dépoux et de père, en avez-vous bien médité les devoirs? En devenant chef de famille, vous allez devenir membre de lEtat. Et quest-ce quêtre membre de lEtat? le savez-vous ? Vous avez étudié vos devoirs dhomme, mais ceux de citoyen, les connaissez-vous? savez-vous ce que cest que gouvernement, lois, patrie? Savez-vous à quel prix il vous est permis de vivre, et pour qui vous devez mourir? Vous croyez avoir tout appris, et vous ne savez rien encore. Avant de prendre une place dans lordre civil, apprenez à le connaître et à savoir quel rang vous y convient. [1588:] Emile, il faut quitter Sophie: je ne dis pas labandonner; si vous en étiez capable, elle serait trop heureuse de ne vous avoir point épousé: il la faut quitter pour revenir digne delle. Ne soyez pas assez vain pour croire déjà la mériter. O combien il vous reste à faire! Venez remplir cette noble tâche; venez apprendre à supporter labsence; venez gagner le prix de la fidélité, afin quà votre retour vous puissiez vous honorer de quelque chose auprès delle, et demander sa main, non comme une grâce, mais comme une récompense. [1589:] Non encore exercé à lutter contre lui-même, non encore accoutumé à désirer une chose et à en vouloir une autre, le jeune homme ne se rend pas; il résiste, il dispute. Pourquoi se refuserait-il au bonheur qui lattend ? Ne serait-ce pas dédaigner la main qui lui est offerte que de tarder à laccepter? Quest-il besoin de séloigner delle pour sinstruire de ce quil doit savoir? Et quand cela serait nécessaire, pourquoi ne lui laisserait-il pas, dans des nuds indissolubles, le gage assuré de son retour? Quil soit son époux, et il est prêt à me suivre; quils soient unis, et il la quitte sans crainte... Vous unir pour vous quitter, cher Emile, quelle contradiction! Il est beau quun amant puisse vivre sans sa maîtresse; mais un mari ne doit jamais quitter sa femme sans nécessité. Pour guérir vos scrupules, je vois que vos délais doivent être involontaires: il faut que vous puissiez dire à Sophie que vous la quittez malgré vous. Eh bien! soyez content, et, puisque vous nobéissez pas à la raison, reconnaissez un autre maître. Vous navez pas oublié lengagement que vous avez pris avec moi. Emile, il faut quitter Sophie; je le veux. [1590:] A ce mot il baisse la tête, se tait, rêve un moment, et puis, me regardant avec assurance, il me dit: Quand partons-nous? Dans huit jours, lui dis-je; il faut préparer Sophie à ce départ. Les femmes sont plus faibles, on leur doit des ménagements; et cette absence nétant pas un devoir pour elle comme pour vous, il lui est permis de la supporter avec moins de courage. [1591:] Je ne suis que trop tenté de prolonger jusquà la séparation de mes jeunes gens le journal de leurs amours; mais jabuse depuis longtemps de lindulgence des lecteurs; abrégeons pour finir une fois. Emile osera-t-il porter aux pieds de sa maîtresse la même assurance quil vient de montrer à son ami ? Pour moi, je le crois; cest de la vérité même de son amour quil doit tirer cette assurance. Il serait plus confus devant elle sil lui en coûtait moins de la quitter; il la quitterait en coupable, et ce rôle est toujours embarrassant pour un cur honnête: mais plus le sacrifice lui coûte, plus il sen honore aux yeux de celle qui le lui rend pénible. Il na pas peur quelle prenne le change sur le motif qui le détermine. Il semble lui dire à chaque regard: O Sophie! lis dans mon cur, et sois fidèle; tu nas pas un amant sans vertu. [1592:] La fière Sophie, de son côté, tâche de supporter avec dignité le coup imprévu qui la frappe. Elle sefforce dy paraître insensible; mais, comme elle na pas, ainsi quEmile, lhonneur du combat et de la victoire, sa fermeté se soutient moins. Elle pleure, elle gémit en dépit delle, et la frayeur dêtre oubliée aigrit la douleur de la séparation. Ce nest pas devant son amant quelle pleure, ce nest pas à lui quelle montre ses frayeurs; elle étoufferait plutôt que de laisser échapper un soupir en sa présence: cest moi qui reçois ses plaintes, qui vois ses larmes, quelle affecte de prendre pour confident. Les femmes sont adroites et savent se déguiser: plus elle murmure en secret contre ma tyrannie, plus elle est attentive à me flatter; elle sent que son sort est dans mes mains. [1593:] Je la console, je la rassure, je lui réponds de son amant, ou plutôt de son époux: quelle lui garde la même fidélité quil aura pour elle, et dans deux ans il le sera, je le jure. Elle mestime assez pour croire que je ne veux pas la tromper. Je suis garant de chacun des deux envers lautre. Leurs curs, leur vertu, ma probité, la confiance de leurs parents, tout les rassure. Mais que sert la raison contre la faiblesse? Ils se séparent comme sils ne devaient plus se voir. [1594:] Cest alors que Sophie se rappelle les regrets dEucharis et se croit réellement à sa place. Ne laissons point durant labsence réveiller ces fantasques amours. Sophie, lui dis-je un jour, faites avec Emile un échange de livres. Donnez-lui votre Télémaque, afin quil apprenne à lui ressembler; et quil vous donne le Spectateur, dont vous aimez la lecture. Etudiez-y les devoirs des honnêtes femmes, et songez que dans deux ans ces devoirs seront les vôtres. Cet échange plaît à tous deux, et leur donne de la confiance. Enfin vient le triste jour, il faut se séparer. [1595:] Le digne père de Sophie, avec lequel jai tout concerté, membrasse en recevant mes adieux; puis, me prenant à part, il me dit ces mots dun ton grave et dun accent un peu appuyé: Jai tout fait pour vous complaire; je savais que je traitais avec un homme dhonneur. Il ne me reste quun mot à vous dire: Souvenez-vous que votre élève a signé son contrat de mariage sur la bouche de ma fille. [1596:] Quelle différence dans la contenance des deux amants! Emile, impétueux, ardent, agité, hors de lui, pousse des cris, verse des torrents de pleurs sur les mains du père, de la mère, de la fille, embrasse en sanglotant tous les gens de la maison, et répète mille fois les mêmes choses avec un désordre qui ferait rire en toute autre occasion. Sophie, morne, pâle, lil éteint, le regard sombre, reste en repos, ne dit rien, ne pleure point, ne voit personne, pas même Emile. Il a beau lui prendre les mains, la presser dans ses bras; elle reste immobile, insensible à ses pleurs, à ses caresses, à tout ce quil fait; il est déjà parti pour elle. Combien cet objet est plus touchant que la plainte importune et les regrets bruyants de son amant! Il le voit, il le sent, il en est navré: je lentraîne avec peine; si je le laisse encore un moment, il ne voudra plus partir. Je suis charmé quil emporte avec lui cette triste image. Si jamais il est tenté doublier ce quil doit à Sophie, en la lui rappelant telle quil la vit au moment de son départ, il faudra quil ait le cur bien aliéné si je ne le ramène pas à elle. [1597:] DES VOYAGES [1598:] On demande sil est bon que les jeunes gens voyagent, et lon dispute beaucoup là-dessus. Si lon proposait autrement la question, et quon demandât sil est bon que les hommes aient voyagé, peut-être ne disputerait-on pas tant. [1599:] Labus des livres tue la science. Croyant savoir ce quon a lu, on se croit dispensé de lapprendre. Trop de lecture ne sert quà faire de présomptueux ignorants. De tous les siècles de littérature, il ny en a point où lon lût tant que dans celui-ci, et point où lon fût moins savant; de tous les pays de lEurope, il ny en a point où lon imprime tant dhistoires, de relations de voyages quen France, et point où lon connaisse moins le génie et les murs des autres nations! Tant de livres nous font négliger le livre du monde; ou, si nous y lisons encore, chacun sen tient à son feuillet. Quand le mot Peut-on être Persan? me serait inconnu, je devinerais, à lentendre dire, quil vient du pays où les préjugés nationaux sont le plus en règne, et du sexe qui les propage le plus. [1600:] Un Parisien croit connaître les hommes, et ne connaît que les Français; dans sa ville, toujours pleine détrangers, il regarde chaque étranger comme un phénomène extraordinaire qui na rien dégal dans le reste de lunivers. Il faut avoir vu de près les bourgeois de cette grande ville, il faut avoir vécu chez eux, pour croire quavec tant desprit on puisse être aussi stupide. Ce quil y a de bizarre est que chacun deux a lu dix fois peut-être la description du pays dont un habitant va si fort lémerveiller. [1601:] Cest trop davoir à percer à la fois les préjugés des auteurs et les nôtres pour arriver à la vérité. Jai passé ma vie à lire des relations de voyages, et je nen ai jamais trouvé deux qui maient donné la même idée du même peuple. En comparant le peu que je pouvais observer avec ce que javais lu, jai fini par laisser là les voyageurs, et regretter le temps que javais donné pour minstruire à leur lecture, bien convaincu quen fait dobservations de toute espèce il ne faut pas lire, il faut voir. Cela serait vrai dans cette occasion, quand tous les voyageurs seraient sincères, quils ne diraient que ce quils ont vu ou ce quils croient, et quils ne déguiseraient la vérité que par les fausses couleurs quelle prend à leurs yeux. Que doit-ce être quand il la faut démêler encore à travers leurs mensonges et leur mauvaise foi! [1602:] Laissons donc la ressource des livres quon vous vante à ceux qui sont faits pour sen contenter. Elle est bonne, ainsi que lart de Raymond Lulle, pour apprendre à babiller de ce quon ne sait point. Elle est bonne pour dresser des Platons de quinze ans à philosopher dans des cercles, et à instruire une compagnie des usages de lEgypte et des Indes, sur la foi de Paul Lucas ou de Tavermer. [1603:] Je tiens pour maxime incontestable que quiconque a vu quun peuple, au lieu de connaître les hommes, connaît que les gens avec lesquels il a vécu. Voici donc encore une autre manière de poser la même question des voyages: Suffit-il quun homme bien élevé ne connaisse que ses compatriotes, ou sil lui importe de connaître les hommes en général? Il ne reste plus ici ni dispute ni doute. Voyez combien la solution dune question difficile dépend quelquefois de la manière de la poser. [1604:] Mais, pour étudier les hommes, faut-il parcourir la terre entière? Faut-il aller au Japon observer les Européens? Pour connaître lespèce, faut-il connaître tous les individus ? Non; il y a des hommes qui se ressemblent si fort, que ce nest pas la peine de les étudier séparément. Qui a vu dix Français les a vus tous. Quoiquon nen puisse pas dire autant des Anglais et de quelques autres peuples, il est pourtant certain que chaque nation a son caractère propre et spécifique, qui se tire par induction, non de lobservation dun seul de ses membres, mais de plusieurs. Celui qui a comparé dix peuples connaît les hommes, comme celui qui a vu dix Français connaît les Français. [1605:] Il ne suffit pas pour sinstruire de courir les pays; il faut savoir voyager. Pour observer il faut avoir des yeux, et les tourner vers lobjet quon veut connaître. Il y a beaucoup de gens que les voyages instruisent encore moins que les livres, parce quils ignorent lart de penser, que, dans la lecture, leur esprit est au moins guidé par lauteur, et que, dans leurs voyages, ils ne savent rien voir deux-mêmes. Dautres ne sinstruisent point, parce quils ne veulent pas sinstruire. Leur objet est si différent que celui-là ne les frappe guère; cest grand hasard si lon voit exactement ce que lon ne se soucie point de regarder. De tous les peuples du monde, le Français est celui qui voyage le plus; mais, plein de ses usages, il confond tout ce qui ny ressemble pas. Il y a des Français dans tous les coins du monde. Il ny a point de pays où lon trouve plus de gens qui aient voyagé quon nen trouve en France. Avec cela pourtant, de tous les peuples de lEurope, celui qui en voit le plus les connaît le moins. [1606:] LAnglais voyage aussi, mais dune autre manière; il faut que ces deux peuples soient contraires en tout. La noblesse anglaise voyage, la noblesse française ne voyage point; le peuple français voyage, le peuple anglais ne voyage point. Cette différence me paraît honorable au dernier. Les Français ont presque toujours quelque vue dintérêt dans leur voyage; mais les Anglais ne vont point chercher fortune chez les autres nations, si ce nest par le commerce et les mains pleines; quand ils voyagent, cest pour y verser leur argent, non pour vivre dindustrie; ils sont trop fiers pour aller ramper hors de chez eux. Cela fait aussi quils sinstruisent mieux chez létranger que ne font les Français, qui ont un tout autre objet en tête. Les Anglais ont pourtant aussi leurs préjugés nationaux, ils en ont même plus que personne; mais ces préjugés tiennent moins à lignorance quà la passion. LAnglais a les préjugés de lorgueil, et le Français ceux de la vanité. [1607:] Comme les peuples les moins cultivés sont généralement les plus sages, ceux qui voyagent le moins voyagent le mieux; parce quétant moins avancés que nous dans nos recherches frivoles, et moins occupés des objets de notre vaine curiosité, ils donnent toute leur attention à ce qui est véritablement utile. Je ne connais guère que les Espagnols qui voyagent de cette manière. Tandis quun Français court chez les artistes dun pays, quun Anglais en fait dessiner quelque antique, et quun Allemand porte son album chez tous les savants, lEspagnol étudie en silence le gouvernement, les murs, la police, et il est le seul des quatre qui, de retour chez lui, rapporte de ce quil a vu quelque remarque utile à son pays. [1608:] Les anciens voyageaient peu, lisaient peu, faisaient peu de livres; et pourtant on voit, dans ceux qui nous restent deux, quils observaient mieux les uns les autres que nous nobservons nos contemporains. Sans remonter aux écrits dHomère, le seul poète qui nous transporte dans les pays quil décrit, on ne peut refuser à Hérodote lhonneur davoir peint les murs dans son histoire, quoiqu elle soit plus en narrations quen réflexions, mieux que ne font tous nos historiens en chargeant leurs livres de portraits et de caractères. Tacite a mieux décrit les Germains de son temps quaucun écrivain na décrit les Allemands daujourdhui. Incontestablement ceux qui sont versés dans lhistoire ancienne connaissent mieux les Grecs, les Carthaginois, les Romains, les Gaulois, les Perses, quaucun peuple de nos jours ne connaît ses voisins. [1609:] Il faut avouer aussi que les caractères originaux des peuples, seffaçant de jour en jour, deviennent en même raison plus difficiles à saisir. A mesure que les races se mêlent, et que les peuples se confondent, on voit peu à peu disparaître ces différences nationales qui frappaient jadis au premier coup dil. Autrefois chaque nation restait plus enfermée en elle-même; il y avait moins de communications, moins de voyages, moins dintérêts communs ou contraires, moins de liaisons politiques et civiles de peuple à peuple, point tant de ces tracasseries royales appelées négociations, point dambassadeurs ordinaires ou résidant continuellement; les grandes navigations étaient rares; il y avait peu de commerce éloigné; et le peu quil y en avait était fait ou par le prince même, qui sy servait détrangers ou par des gens méprisés, qui ne donnaient le ton à personne et ne rapprochaient point les nations. Il y a cent fois plus de liaisons maintenant entre lEurope et lAsie quil ny en avait jadis entre la Gaule et lEspagne: lEurope seule était plus éparse que la terre entière ne lest aujourdhui. [1610:] Ajoutez à cela que les anciens peuples, se regardant la plupart comme autochtones ou originaires de leur propre pays, loccupaient depuis assez longtemps pour avoir perdu la mémoire des siècles reculés où leurs ancêtres sy étaient établis, et pour avoir laissé le temps au climat de faire sur eux des impressions durables: au lieu que, parmi nous, après les invasions des Romains, les récentes émigrations des barbares ont tout mêlé, tout confondu. Les Français daujourdhui ne sont plus ces grands corps blonds et blancs dautrefois; les Grecs ne sont plus ces beaux hommes faits pour servir de modèles à lart; la figure des Romains eux-mêmes a changé de caractère, ainsi que leur naturel; les Persans, originaires de Tartarie, perdent chaque jour de leur laideur primitive par le mélange du sang circassien; les Européens ne sont plus Gaulois, Germains, Ibériens, Allobroges; ils ne sont tous que des Scythes diversement dégénérés quant à la figure, et encore plus quant aux murs. [1611:] Voilà pourquoi les antiques distinctions des races, les qualités de lair et du terroir marquaient plus fortement de peuple à peuple les tempéraments, les figures, les murs, les caractères, que tout cela ne peut se marquer de nos jours, où linconstance européenne ne laisse à nulle cause naturelle le temps de faire ses impressions, et où les forêts abattues, les marais desséchés, la terre plus uniformément, quoique plus mal cultivée, ne laisse plus, même au physique, la même différence de terre à terre et de pays à pays. [1612:] Peut-être, avec de semblables réflexions, se presserait-on moins de tourner en ridicule Hérodote, Ctésias, Pluie, pour avoir représenté les habitants de divers pays avec des traits originaux et des différences marquées que nous ne leur voyons plus. Il faudrait retrouver les mêmes hommes pour reconnaître en eux les mêmes figures; il faudrait que rien ne les eût changés pour quils fussent restés les mêmes. Si nous pouvions considérer à la fois tous les hommes qui ont été, peut-on douter que nous ne les trouvassions plus variés de siècle à siècle, quon ne les trouve aujourdhui de nation à nation? [1613:] En même temps que les observations deviennent plus difficiles, elles se font plus négligemment et plus mal; cest une autre raison du peu de succès de nos recherches dans lhistoire naturelle du genre humain. Linstruction quon retire des voyages se rapporte à lobjet qui les fait entreprendre. Quand cet objet est un système de philosophie, le voyageur ne voit jamais que ce quil veut voir; quand cet objet est lintérêt, il absorbe toute lattention de ceux qui sy livrent. Le commerce et les arts, qui mêlent et confondent les peuples, les empêchent aussi de sétudier. Quand ils savent le profit quils peuvent faire lun avec lautre, quont-ils de plus à savoir? [1614:] Il est utile à lhomme de connaître tous les lieux où lon peut vivre, afin de choisir ensuite ceux où lon peut vivre le plus commodément. Si chacun se suffisait à lui-même, il ne lui importerait de connaître que létendue du pays qui peut le nourrir. Le sauvage, qui na besoin dé personne et ne convoite rien au monde, ne connaît et ne cherche à connaître dautres pays que le sien. Sil est forcé de sétendre pour subsister, il fuit les lieux habités par les hommes; il nen veut quaux bêtes, et na besoin que delles pour se nourrir. Mais pour nous, à qui la vie civile est nécessaire, et qui ne pouvons plus nous passer de manger des hommes, lintérêt de chacun de nous est de fréquenter les pays où lon en trouve le plus à dévorer. Voilà pourquoi tout afflue à Rome, à Paris, à Londres. Cest toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché. Ainsi lon ne connaît que les grands peuples, et les grands peuples se ressemblent tous. [1615:] Nous avons, dit-on, des savants qui voyagent pour s instruire; cest une erreur; les savants voyagent par intérêt comme les autres. Les Platon, les Pythagore ne se trouvent plus, ou, sil y en a, cest bien loin de nous. Nos savants ne voyagent que par ordre de la cour; on les dépêche, on les défraye, on les paye pour voir tel ou tel objet, qui tés sûrement nest pas un objet moral. Ils doivent tout leur temps à cet objet unique; ils sont trop honnêtes gens pour voler leur argent. Si, dans quelque pays que ce puisse être, des curieux voyagent à leurs dépens, ce nest jamais pour étudier les hommes, cest pour les instruire. Ce nest pas de science quils ont besoin, mais dostentation. Comment apprendraient-ils dans leurs voyages à secouer le joug de lopinion ? ils ne les font que pour elle. [1616:] Il y a bien de la différence entre voyager pour voir du pays ou pour voir des peuples. Le premier objet est toujours celui des curieux, lautre nest pour eux quaccessoire. Ce doit être tout le contraire pour celui qui veut philosopher. Lenfant observe les choses en attendant quil puisse observer les hommes. Lhomme doit commencer par observer ses semblables, et puis il observe les choses sil en a le temps. [1617:] Cest donc mal raisonner que de conclure que les voyages sont inutiles, de ce que nous voyageons mal. Mais, lutilité des voyages reconnue, sensuivra-t-il quils conviennent à tout le monde? Tant sen faut; ils ne conviennent au contraire quà très peu de gens; ils ne conviennent quaux hommes assez fermes sur eux-mêmes pour écouter les leçons de lerreur sans se laisser séduire, et pour voir lexemple du vice sans se laisser entraîner. Les voyages poussent le naturel vers sa pente, et achèvent de rendre lhomme bon ou mauvais. Quiconque revient de courir le monde est à son retour ce quil sera toute sa vie: il en revient plus de méchants que de bons, parce quil en part plus denclins au mal quau bien. Les jeunes gens mal élevés et mal conduits contractent dans leurs voyages tous les vices des peuples quils fréquentent, et pas une des vertus dont ces vices sont mêlés; mais ceux qui sont heureusement nés, ceux dont on a bien cultivé le bon naturel et qui voyagent dans le vrai dessein de s instruire, reviennent tous meilleurs et plus sages quils nétaient partis. Ainsi voyagera mon Emile: ainsi avait voyagé ce jeune homme, digne dun meilleur siècle, dont lEurope étonnée admira le mérite, qui mourut pour son pays à la fleur de ses ans, mais qui méritait de vivre, et dont la tombe, ornée de ses seules vertus, attendait pour être honorée quune main étrangère y semât des fleurs. [1618:] Tout ce qui se fait par raison doit avoir ses règles. Les voyages, pris comme une partie de léducation, doivent avoir les leurs. Voyager pour voyager, cest errer, être vagabond; voyager pour sinstruire est encore un objet trop vague: linstruction qui na pas un but déterminé nest rien. Je voudrais donner au jeune homme un intérêt sensible à sinstruire, et cet intérêt bien choisi fixerait encore la nature de linstruction. Cest toujours la suite de la méthode que jai tâché de pratiquer. [1619:] Or, après sêtre considéré par ses rapports physiques avec les autres êtres, par ses rapports moraux avec les autres hommes, il lui reste à se considérer par ses rapports civils avec ses concitoyens. Il faut pour cela quil commence par étudier la nature du gouvernement en général, les diverses formes de gouvernement, et enfin le gouvernement particulier sous lequel il est né, pour savoir sil lui convient dy vivre; car, par un droit que rien ne peut abroger, chaque homme, en devenant majeur et maître de lui-même, devient maître aussi de renoncer au contrat par lequel il tient à la communauté, en quittant le pays dans lequel elle est établie. Ce nest que par le séjour quil y fait après lâge de raison quil est censé confirmer tacitement lengagement quont pris ses ancêtres. Il acquiert le droit de renoncer à sa patrie comme à la succession de son père; encore le lieu de la naissance étant un don de la nature, cède-t-on du sien en y renonçant. Par le droit rigoureux, chaque homme reste libre à ses risques en quelque lieu quil naisse, à moins quil ne se soumette volontairement aux lois pour acquérir le droit den être protégé. [1620:] Je lui dirais donc par exemple: Jusquici vous avez vécu sous ma direction, vous étiez hors détat de vous gouverner vous-même. Mais vous approchez de lâge où les lois, vous laissant la disposition de votre bien, vous rendent maître de votre personne. Vous allez vous trouver seul dans la société, dépendant de tout, même de votre patrimoine. Vous avez en vue un établissement; cette vue est louable, elle est un des devoirs de lhomme; mais, avant de vous marier, il faut savoir quel homme vous voulez être, à quoi vous voulez passer votre vie, quelles mesures vous voulez prendre pour assurer du pain à vous et à votre famille; car, bien quil. ne faille pas faire dun tel soin sa principale affaire, il y faut pourtant songer une fois. Voulez-vous vous engager dans la dépendance des hommes que vous méprisez? Voulez-vous établir votre fortune et fixer votre état par des relations civiles qui vous mettront sans cesse à la discrétion dautrui, et vous forceront, pour échapper aux fripons, de devenir fripon vous-même? [1621:] Là-dessus je lui décrirai tous les moyens possibles de faire valoir son bien, soit dans le commerce, soit dans les charges, soit dans la finance; et je lui montrerai quil ny en a pas un qui ne lui laisse des risques à courir, qui ne le mette dans un état précaire et dépendant, et ne le force de régler ses murs, ses sentiments, sa conduite, sur lexemple et les préjugés dautrui. [1622:] Il y a, lui dirai-je, un autre moyen demployer son temps et sa personne, cest de se mettre au service, cest-à-dire de se louer à très bon compte pour aller tuer des gens qui ne nous ont point fait de mal. Ce métier est en grande estime parmi les hommes, et ils font un cas extraordinaire de ceux qui ne sont bons quà cela. Au surplus, loin de vous dispenser des autres ressources, il ne vous les rend que plus nécessaires; car il entre aussi dans lhonneur de cet état de ruiner ceux qui sy dévouent. Il est vrai quils ne sy ruinent pas tous; la mode vient même insensiblement de sy enrichir comme dans les autres; mais je doute quen vous expliquant comment sy prennent pour cela ceux qui réussissent, je vous rende curieux de les imiter. [1623:] Vous saurez encore que, dans ce métier même, il ne sagit plus de courage ni de valeur, si ce nest peut-être auprès des femmes; quau contraire le plus rampant, le plus bas, le plus servile, est toujours le plus honoré: que si vous vous avisez de vouloir faire tout de bon votre métier, vous serez méprisé, hait, chassé peut-être, tout au moins accablé de passe-droits et supplanté par tous vos camarades, pour avoir fait votre service à la tranchée, tandis quils faisaient le leur à la toilette. [1624:] On se doute bien que tous ces emplois ne seront pas fort du goût dEmile. Eh quoi! me dira-t-il, ai-je oublié les jeux de mon enfance ? ai-je perdu mes bras ? ma force est-elle épuisée ? ne sais-je plus travailler ? Que mimporte tous vos beaux emplois et toutes les sottes opinions des hommes? Je ne connais point dautre gloire que dêtre bienfaisant et juste; je ne connais point dautre bonheur que de vivre indépendant avec ce quon aime, en gagnant tous les jours de lappétit et de la santé par son travail. Tous ces embarras dont vous me parlez ne me touchent guère. Je ne veux pour tout bien quune petite métairie dans quelque coin du monde. Je mettrai toute mon avarice à la faire valoir, et je vivrai sans inquiétude. Sophie et mon champ, et je serai riche. [1625:] Oui, mon ami, cest assez pour le bonheur du sage dune femme et dun champ qui soient à lui; mais ces trésors, bien que modestes, ne sont pas si communs que vous pensez. Le plus rare est trouvé par vous; parlons de lautre. [1626:] Un champ qui soit à vous, cher Emile! et dans quel lieu le choisirez-vous ? En quel coin de la terre pourrez-vous dire: Je suis ici mon maître et celui du terrain qui mappartient? On sait en quels lieux il est aisé de se faire riche, mais qui sait où lon peut se passer de lêtre? Qui sait où lon peut vivre indépendant et libre sans avoir besoin de faire du mal à personne et sans crainte den recevoir? Croyez-vous que le pays où il est toujours permis dêtre honnête homme soit si facile à trouver? Sil est quelque moyen légitime et sûr de subsister sans intrigue, sans affaire, sans dépendance, cest, jen conviens, de vivre du travail de ses mains, en cultivant sa propre terre: mais où est lEtat où lon peut se dire: La terre que je foule est à moi? Avant de choisir cette heureuse terre, assurez-vous bien dy trouver la paix que vous cherchez; gardez quun gouvernement violent, quune religion persécutant, que des murs perverses ne vous y viennent troubler. Mettez-vous à labri des impôts sans mesure qui dévoreraient le fruit de vos peines, des procès sans fin qui consumeraient votre fonds. Faites en sorte quen vivant justement vous nayez point à faire votre cour à des intendants, à leurs substituts, à des juges, à des prêtres, à de puissants voisins, à des fripons de toute espèce, toujours prêts à vous tourmenter si vous les négligez. Mettez-vous surtout à labri des vexations des grands et des riches; songez que partout leurs terres peuvent confiner à la vigne de Naboth. Si votre malheur veut quun homme en place achète ou bâtisse une maison près de votre chaumière, répondez-vous quil ne trouvera pas le moyen, sous quelque prétexte, denvahir votre héritage pour sarrondir, ou que vous ne verrez pas, dès demain peut-être, absorber toutes vos ressources dans un large grand chemin? Que si vous vous conservez du crédit pour parer à tous ces inconvénients, autant vaut conserver aussi vos richesses, car elles ne vous coûteront pas plus à garder. La richesse et le crédit sétayent mutuellement; lun se soutient toujours mal sans lautre. [1627:] Jai plus dexpérience que vous, cher Emile; je vois mieux la difficulté de votre projet. Il est beau pourtant, il est honnête, il vous rendrait heureux en effet: efforçons-nous de lexécuter. Jai une proposition à vous faire: consacrons les deux ans que nous avons pris jusquà votre retour à choisir un asile en Europe où vous puissiez vivre heureux avec votre famille, à labri de tous les dangers dont je viens de vous parler. Si nous réussissons, vous aurez trouvé le vrai bonheur vainement cherché par tant dautres, et vous naurez pas regret à votre temps. Si nous ne réussissons pas, vous serez guéri dune chimère; vous vous consolerez dun malheur inévitable, et vous vous soumettrez à la loi de la nécessité. [1628:] Je ne sais si tous mes lecteurs apercevront jusquoù va nous mener cette recherche ainsi proposée; mais je sais bien que si, au retour de ses voyages, commencés et continués dans cette vue, Emile nen revient pas versé dans toutes les matières de gouvernement, de murs publiques, et de maximes dEtat de toute espèce, il faut que lui ou moi soyons bien dépourvus, lun dintelligence, et lautre de jugement. [1629:] Le droit politique est encore à naître, et il est à présumer quil ne naîtra jamais. Grotius, le maître de tous nos savants en cette partie, nest quun enfant, et, qui pis est, un enfant de mauvaise foi. Quand jentends élever Grotius jusquaux nues et couvrir Hobbes dexécration, je vois combien dhommes sensés lisent ou comprennent ces deux auteurs. La vérité est que leurs principes sont exactement semblables; ils ne diffèrent que par les expressions. Ils différent aussi par la méthode. Hobbes sappuie sur des sophismes, et Grotius sur des poètes; tout le reste leur est commun. [1630:] Le seul moderne en état de créer cette grande et inutile science eût été lillustre Montesquieu. Mais il neut garde de traiter des principes du droit politique; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements établis; et rien au monde nest plus différent que ces deux études. [1631:] Celui pourtant qui veut juger sainement des gouvernements tels quils existent est obligé de les réunir toutes deux: il faut savoir ce qui doit être pour bien juger de ce qui est. La plus grande difficulté pour éclaircir ces importantes matières est dintéresser un particulier à les discuter, de répondre à ces deux questions: Que mimporte? et: Quy puis-je faire? Nous avons mis notre Emile en état de répondre à toutes deux. [1632:] La deuxième difficulté vient des préjugés de lenfance, des maximes dans lesquelles on a été nourri, surtout de la partialité des auteurs, qui, parlant toujours de la vérité dont ils ne se soucient guère, ne songent quà leur intérêt dont ils ne parlent point. Or le peuple ne donne ni chaires, ni pensions, ni places dacadémies: quon juge comment ses droits doivent être établis par ces gens-là! Jai fait en sorte que cette difficulté fût encore nulle pour Emile. A peine sait-il ce que cest que gouvernement; la seule chose qui lui importe est de trouver le meilleur. Son projet n est point de faire des livres; et si jamais il en fait, ce ne sera point pour faire sa cour aux puissances, mais pour établir les droits de lhumanité. [1633:] Il reste une troisième difficulté, plus spécieuse que solide, et que je ne veux ni résoudre ni proposer: il me suffit quelle neffraye point mon zèle; bien sûr quen des recherches de cette espèce, de grands talents sont moins nécessaires quun sincère amour de la justice et un vrai respect pour la vérité. Si donc les matières de gouvernement peuvent être équitablement traitées, en voici, selon moi, le cas ou jamais. [1634:] Avant dobserver, il faut se faire des règles pour ses observations: il faut se faire une échelle pour y rapporter les mesures quon prend. Nos principes de droit politique sont cette échelle. Nos mesures sont les lois politiques de chaque pays. [1635:] Nos éléments seront clairs, simples, pris immédiatement dans la nature des choses. Ils se formeront des questions discutées entre nous, et que nous ne convertirons en principes que quand elles seront suffisamment résolues. [1636:] Par exemple, remontant dabord à létat de nature, nous examinerons si les hommes naissent esclaves ou libres, associés ou indépendants; sils se réunissent volontairement ou par force; si jamais la force qui les réunit peut former un droit permanent, par lequel cette force antérieure oblige, même quand elle est surmontée par une autre, en sorte que, depuis la force du roi Nembrod, qui, dit-on, lui soumit les premiers peuples, toutes les autres forces qui ont détruit celle-là soient devenues iniques et usurpatoires, et quil ny ait plus de légitimes rois que les descendants de Nembrod ou ses ayants cause; ou bien si cette première force venant à cesser, la force qui lui succède oblige à son tour, et détruit lobligation de lautre, en sorte quon ne soit obligé dobéir quautant quon y est forcé, et quon en soit dispensé sitôt quon peut faire résistance: droit qui, ce semble, najouterait pas grand-chose à la force, et ne serait guère quun jeu de mots. [1637:] Nous examinerons si lon ne peut pas dire que toute maladie vient de Dieu, et sil sensuit pour cela que ce soit un crime dappeler le médecin. [1638:] Nous examinerons encore si lon est obligé en conscience de donner sa bourse à un bandit qui nous la demande sur le grand chemin, quand même on pourrait la lui cacher; car enfin le pistolet quil tient est aussi une puissance. [1639:] Si ce mot de puissance en cette occasion veut dire autre chose quune puissance légitime, et par conséquent soumise aux lois dont elle tient son être. [1640:] Supposé quon rejette ce droit de force, et quon admette celui de la nature ou lautorité paternelle comme principe des sociétés, nous rechercherons la mesure de cette autorité, comment elle est fondée dans la nature, si elle a dautre raison que lutilité de lenfant, sa faiblesse et lamour naturel que le père a pour lui; si donc, la faiblesse de lenfant venant à cesser, et sa raison à mûrir, il ne devient pas seul juge naturel de ce qui convient à sa conservation, par conséquent son propre maître, et indépendant de tout autre homme, même de son père; car il est encore plus sûr que le fils saime lui-même, quil n est sûr que le père aime le fils. [1641:] Si, le père mort, les enfants sont tenus dobéir à leur aîné ou à quelque autre qui naura pas pour eux lattachement naturel dun père; et si de race en race, il y aura toujours un chef unique, auquel toute la famille soit tenue dobéir. Auquel cas on chercherait comment lautorité pourrait jamais être partagée, et de quel droit il y aurait sur la terre entière plus dun chef qui gouvernât le genre humain. [1642:] Supposé que les peuples se fussent formés par choix, nous distinguerons alors le droit du fait; et nous demanderons si, sétant ainsi soumis à leurs frères, oncles ou parents, non quils y fussent obligés, mais parce quils lont bien voulu, cette sorte de société ne rentre pas toujours dans lassociation libre et volontaire. [1643:] Passant ensuite au droit desclavage, nous examinerons si un homme peut légitimement saliéner à un autre, sans restriction, sans réserve, sans aucune espèce de condition; cest-à-dire sil peut renoncer à sa personne, à sa vie, à sa raison, à son moi, à toute moralité dans ses actions, et cesser en un mot dexister avant sa mort, malgré la nature qui le charge immédiatement de sa propre conservation, et malgré sa conscience et sa raison qui lui prescrivent ce quil doit faire et ce dont il doit sabstenir. [1644:] Que sil y a quelque réserve, quelque restriction dans lacte desclavage, nous discuterons si cet acte ne devient pas alors un vrai contrat, dans lequel chacun des deux contractants, nayant point en cette qualité de supérieur commun, restent leurs propres juges quant aux conditions du contrat, par conséquent libres chacun dans cette partie, et maîtres de le rompre sitôt quils sestiment lésés. [1645:] Que si donc un esclave ne peut saliéner sans réserve à son maître, comment un peuple peut-il saliéner sans réserve à son chef? et si lesclave reste juge de lobservation du contrat par son maître, comment le peuple ne restera-t-il pas juge de lobservation du contrat par son chef? [1646:] Forcés de revenir ainsi sur nos pas, et considérant le sens de ce mot collectif de peuple, nous chercherons si, pour létablir, il ne faut pas un contrat, au moins tacite, antérieur à celui que nous supposons. [1647:] Puisque avant de sélire un roi le peuple est un peuple, quest-ce qui la fait tel sinon le contrat social ? Le contrat social est donc la base de toute société civile, et cest dans la nature de cet acte quil faut chercher celle de la société quil forme. [1648:] Nous rechercherons quelle est la teneur de ce contrat, et si lon ne peut pas à peu près lénoncer par cette formule: Chacun de nous met en commun ses biens, sa personne, sa vie, et toute sa puissance, sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. [1649:] Ceci supposé, pour définir les termes dont nous avons besoin, nous remarquerons quau lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte dassociation produit un corps moral et collectif, composé dautant de membres que lassemblée a de voix. Cette personne publique prend en général le nom de corps poli tique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. A légard des membres eux-mêmes, ils prennent le nom de peuple collectivement, et sappellent en particulier citoyens, comme membres de la cité ou participants à lautorité souveraine, et sujets, comme soumis à la même autorité. [1650:] Nous remarquons que cet acte dassociation renferme un engagement réciproque du public et des particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport, savoir comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de lEtat envers le souverain. [1651:] Nous remarquerons encore que nul nétant tenu aux engagements quon na pris quavec soi, la délibération publique qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun deux est envisagé, ne peut obliger lEtat envers lui-même. Par où lon voit quil ny a ni ne peut y avoir dautre loi fondamentale proprement dite que le seul pacte social. Ce qui ne signifie pas que le corps politique ne puisse, à certains égards, sengager envers autrui; car, par rapport à létranger, il devient un être simple, un individu. [1652:] Les deux parties contractantes, savoir chaque particulier et le public, nayant aucun supérieur commun qui puisse juger leurs différends, nous examinerons si chacun des deux reste le maître de rompre le contrat quand il lui plaît, cest-à-dire dy renoncer pour sa part sitôt quil se croit lésé. [1653:] Pour éclaircir cette question, nous observons que, selon le pacte social, le souverain ne pouvant agir que par des volontés communes et générales, ses actes ne doivent de même avoir que des objets généraux et communs; doù il suit quun particulier ne saurait être lésé directement par le souverain quils ne le soient tous, ce qui ne se peut, puisque ce serait vouloir se faire du mal à soi-même. Ainsi le contrat social na jamais besoin dautre garant que la force publique, parce que la lésion ne peut jamais venir que des particuliers; et alors ils ne sont pas pour cela libres de leur engagement, mais punis de lavoir violé. [1654:] Pour bien décider toutes les questions semblables, nous aurons soin de nous rappeler toujours que le pacte social est dune nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte quavec lui-même, cest-à-dire le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets: condition qui fait tout lartifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes, raisonnables et sans danger des engagements qui sans cela seraient absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus. [1655:] Les particuliers ne sétant soumis quau souverain, et lautorité souveraine n étant autre chose que la volonté générale, nous verrons comment chaque homme, obéissant au souverain, nobéit quà lui-même, et comment on est plus libre dans le pacte social que dans létat de nature. [1656:] Après avoir fait la comparaison de la liberté naturelle avec la liberté civile quant aux personnes, nous ferons, quant aux biens, celle du droit de propriété avec le droit de souveraineté, du domaine particulier avec le domaine éminent. Si cest sur le droit de propriété quest fondée lautorité souveraine, ce droit est celui quelle doit le plus respecter; il est inviolable et sacré pour elle tant quil demeure un droit particulier et individuel; sitôt quil est considéré comme commun à tous les citoyens, il est soumis à la volonté générale, et cette volonté peut lanéantir. Ainsi le souverain na nul droit de toucher au bien dun particulier, ni de plusieurs; mais il peut légitimement semparer du bien de tous, comme cela se fit à Sparte au temps de Lycurgue, au lieu que labolition des dettes par Solon fut un acte illégitime. [1657:] Puisque rien noblige les sujets que la volonté générale, nous rechercherons comment se manifeste cette volonté, à quels signes on est sûr de la reconnaître, ce que cest quune loi, et quels sont les vrais caractères de la loi. Ce sujet est tout neuf: la définition de la loi est encore à faire. [1658:] A linstant que le peuple considère en particulier un ou plusieurs de ses membres, le peuple se divise. Il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est lun, et le tout, moins cette partie, est lautre. Mais le tout moins une partie nest pas le tout; tant que ce rapport subsiste, il ny a donc plus de tout, mais deux parties inégales. [1659:] Au contraire, quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même; et sil se forme un rapport, cest de lobjet entier sous un point de vue à lobjet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors lobjet sur, lequel on statue est général, et la volonté qui statue est aussi générale. Nous examinerons s il y a quelque autre espèce dacte qui puisse porter le nom de loi. [1660:] Si le souverain ne peut parler que par des lois, et si la loi ne peut jamais avoir quun objet général et relatif également à tous les membres de lEtat, il sensuit que le souverain na jamais le pouvoir de rien statuer sur un objet particulier; et, comme il importe cependant à la conservation de lEtat quil soit aussi décidé des choses particulières, nous rechercherons comment cela peut se faire. [1661:] Les actes du souverain ne peuvent être que des actes de volonté générale, des lois; il faut ensuite des actes déterminants, des actes de force ou de gouvernement, pour lexécution de ces mêmes lois; et ceux-ci, au contraire, ne peuvent avoir que des objets particuliers. Ainsi lacte par lequel le souverain statue quon élira un chef est une loi, et lacte par lequel on élit ce chef en exécution de la loi nest quun acte de gouvernement. [1662:] Voici donc un troisième rapport sous lequel le peuple assemblé peut être considéré, savoir comme magistrat ou exécuteur de la loi quil a portée comme souverain. [1663:] Nous examinerons sil est possible que le peuple se dépouille de son droit de souveraineté pour en revêtir un homme ou plusieurs; car lacte délection nétant pas une loi, et dans cet acte le peuple nétant pas souverain lui-même, on ne voit point comment alors il peut transférer un droit quil na pas. [1664:] Lessence de la souveraineté consistant dans la volonté générale, on ne voit point non plus comment on peut sassurer quune volonté particulière sera toujours daccord avec cette volonté générale. On doit bien plutôt présumer quelle y sera souvent contraire; car lintérêt privé tend toujours aux préférences, et lintérêt public à légalité; et, quand cet accord serait possible, il suffirait quil ne fût pas nécessaire et indestructible pour que le droit souverain n en pût résulter. [1665:] Nous rechercherons si, sans violer le pacte social, les chefs du peuple, sous quelque nom quils soient élus, peuvent jamais être autre chose que les officiers du peuple, auxquels il ordonne de faire exécuter les lois; si ces chefs ne lui doivent pas compte de leur administration, et ne sont pas soumis eux-mêmes aux lois quils sont chargés de faire observer. [1666:] Si le peuple ne peut aliéner son droit suprême, peut-il le confier pour un temps? sil ne peut se donner un maître, peut-il se donner des représentants? cette question est importante et mérite discussion. [1667:] Si le peuple ne peut avoir ni souverain ni représentants, nous examinerons comment il peut porter ses lois lui-même; sil doit avoir beaucoup de lois; sil doit les changer souvent; sil est aisé quun grand peuple soit son propre législateur; [1668:] Si le peuple romain nétait pas un grand peuple; [1669:] Sil est bon quil y ait de grands peuples. [1670:] Il suit des considérations précédentes quil y a dans lEtat un corps intermédiaire entre les sujets et le souverain; et ce corps intermédiaire, formé dun ou de plusieurs membres, est chargé de ladministration publique, de lexécution des lois, et du maintien de la liberté civile et politique. [1671:] Les membres de ce corps sappellent magistrats ou rois, cest-à-dire gouverneurs. Le corps entier, considéré par les hommes qui le composent, sappelle prince, et, considéré par son action, il sappelle gouvernement. [1672:] Si nous considérons laction du corps entier agissant sur lui-même, cest-à-dire le rapport du tout au tout, ou du souverain à lEtat, nous pouvons comparer ce rapport à celui des extrêmes dune proportion continue, dont le gouvernement donne le moyen terme. Le magistrat reçoit du souverain les ordres quil donne au peuple; et, tout compensé, son produit ou sa puissance est au même degré que le produit ou la puissance des citoyens, qui sont sujets dun côté et souverains de lautre. On ne saurait altérer aucun des trois termes sans rompre à linstant la proportion. Si le souverain veut gouverner, ou si le prince veut donner des lois, ou si le sujet refuse dobéir, le désordre succède à la règle, et lEtat dissous tombe dans le despotisme ou dans lanarchie. [1673:] Supposons que lEtat soit composé de dix mille citoyens. Le souverain ne peut être considéré que collectivement et en corps; mais chaque particulier a, comme sujet, une existence individuelle et indépendante. Ainsi le souverain est au sujet comme dix mille à un; cest-à-dire que chaque membre de lEtat na pour sa part que la dix millième partie de lautorité souveraine, quoiquil lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent mille hommes, létat des sujets ne change pas et chacun porte toujours tout lempire des lois, tandis que son suffrage, réduit à un cent millième, a dix fois moins dinfluence dans leur rédaction. Ainsi, le sujet restant toujours un, le rapport du souverain augmente en raison du nombre des citoyens. Doù il suit que plus lEtat sagrandit, plus la liberté diminue. [1674:] Or, moins les volontés particulières se rapportent à la volonté générale, cest-à-dire les murs aux lois, plus la force réprimante doit augmenter. Dun autre côté, la grandeur de lEtat donnant aux dépositaires de lautorité publique plus de tentations et de moyens den abuser, plus le gouvernement a de force pour contenir le peuple, plus le souverain doit en avoir à son tour pour contenir le gouvernement. [1675:] Il suit de ce double rapport que la proportion continue entre le souverain, le prince et le peuple nest point une idée arbitraire, mais une conséquence de la nature de lEtat. Il suit encore que lun des extrêmes, savoir le peuple, étant fixe, toutes les fois que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue à son tour; ce qui ne peut se faire sans que le moyen terme change autant de fois. Doù nous pouvons tirer cette conséquence, quil ny a pas une constitution de gouvernement unique et absolue, mais quil doit y avoir autant de gouvernements différents en nature quil y a dEtats différents en grandeur. [1676:] Si plus le peuple est nombreux, moins les murs se rapportent aux lois, nous examinerons si, par une analogie assez évidente, on ne peut pas dire aussi que plus les magistrats sont nombreux, plus le gouvernement est faible. [1677:] Pour éclaircir cette maxime, nous distinguerons dans la personne de chaque magistrat trois volontés essentiellement différentes: premièrement, la volonté propre de lindividu, qui ne tend quà son avantage particulier; secondement, la volonté commune des magistrats, qui se rapporte uniquement au profit du prince; volonté quon peut appeler volonté de corps, laquelle est générale par rapport au gouvernement, et particulière par rapport à lEtat dont le gouvernement fait partie; en troisième lieu, la volonté du peuple ou la volonté souveraine, laquelle est générale, tant par rapport à lEtat considéré comme le tout, que par rapport au gouvernement considéré comme partie du tout. Dans une législation parfaite, la volonté particulière et individuelle doit être presque nulle; la volonté de corps propre au gouvernement très subordonnée; et par conséquent la volonté générale et souveraine est la règle de toutes les autres. Au contraire, selon lordre naturel, ces différentes volontés deviennent plus actives à mesure quelles se concentrent; la volonté générale est toujours la plus faible, la volonté de corps a le second rang, et la volonté particulière est préférée à tout; en sorte que chacun est premièrement soi-même, et puis magistrat, et puis citoyen: gradation directement opposée à celle quexige lordre social. [1678:] Cela posé, nous supposerons le gouvernement entre les mains dun seul homme. Voilà la volonté particulière et la volonté de corps parfaitement réunies, et par conséquent celle-ci au plus haut degré dintensité quelle puisse avoir. Or, comme cest de ce degré que dépend lusage de la force, et que la force absolue du gouvernement, étant toujours celle du peuple, ne varie point, il sensuit que le plus actif des gouvernements est celui dun seul. [1679:] Au contraire, unissons le gouvernement à lautorité suprême, faisons le prince du souverain, et des citoyens autant de magistrats: alors la volonté de corps, parfaitement confondue avec la volonté générale, naura pas plus dactivité quelle, et laissera la volonté particulière dans toute sa force. Ainsi le gouvernement, toujours avec la même force absolue, sera dans son minimum dactivité. [1680:] Ces règles sont incontestables, et dautres considérations servent à les confirmer. On voit, par exemple, que les magistrats sont plus actifs dans leur corps que le citoyen nest dans le sien, et que par conséquent la volonté particulière y a beaucoup plus dinfluence. Car chaque magistrat est presque toujours chargé de quelque fonction particulière du gouvernement; au lieu que chaque citoyen pris à part na aucune fonction de la souveraineté. Dailleurs, plus lEtat sétend, plus sa force réelle augmente, quoiquelle naugmente pas en raison de son étendue; mais, lEtat restant le même, les magistrats ont beau se multiplier, le gouvernement nen acquiert pas une plus grande force réelle, parce quil est dépositaire de celle de lEtat, que nous supposons toujours égale. Ainsi, par cette pluralité, lactivité du gouvernement diminue sans que sa force puisse augmenter. [1681:] Après avoir trouvé que le gouvernement se relâche à mesure que les magistrats se multiplient, et que, plus le peuple est nombreux, plus la force réprimante du gouvernement doit augmenter, nous conclurons que le rapport des magistrats au gouvernement doit être inverse de celui des sujets au souverain; cest-à-dire que plus lEtat sagrandit, plus le gouvernement doit se resserrer, tellement que le nombre des chefs diminue en raison de laugmentation du peuple. [1682:] Pour fixer ensuite cette diversité de formes sous des dénominations plus précises, nous remarquerons en premier lieu que le souverain peut commettre le dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, en sorte quil y ait plus de citoyens magistrats que de citoyens simples particuliers. On donne le nom de démocratie à cette forme de gouvernement. [1683:] Ou bien il peut resserrer le gouvernement entre les mains dun nombre moindre, en sorte quil y ait plus de simples citoyens que de magistrats; et cette forme porte le nom daristocratie. [1684:] Enfin il peut concentrer tout le gouvernement entre les mains dun magistrat unique. Cette troisième forme est la plus commune, et sappelle monarchie ou gouvernement royal. [1685:] Nous remarquerons que toutes ces formes, ou du moins les deux premières, sont susceptibles de plus et de moins, et ont même une assez grande latitude. Car la démocratie peut embrasser tout le peuple ou se resserrer jusquà la moitié. Laristocratie, à son tour, peut de la moitié du peuple se resserrer indéterminément jusquaux plus petits nombres. La royauté même admet quelquefois un partage, soit entre le père et le fils, soit entre deux frères, soit autrement. Il y avait toujours deux rois à Sparte, et lon a vu dans lempire romain jusquà huit empereurs à la fois, sans quon pût dire que lempire fût divisé. Il y a un point où chaque forme de gouvernement se confond avec la suivante; et, sous trois dénominations spécifiques, le gouvernement est réellement capable dautant de formes que lEtat a de citoyens. [1686:] Il y a plus: chacun de ces gouvernements pouvant à certains égards se subdiviser en diverses parties, lune administrée dune manière et lautre dune autre, il peut résulter de ces trois formes combinées une multitude de formes mixtes, dont chacune est multipliable par toutes les formes simples. [1687:] On a de tout temps beaucoup disputé la meilleure forme de gouvernement, sans considérer que chacune est la meilleure en certains cas, et la pire en dautres. Pour nous, si, dans les différents Etats, le nombre des magistrats doit être inverse de celui des citoyens, nous conclurons quen général le gouvernement démocratique convient aux petits Etats, laristocratique aux médiocres, et le monarchique aux grands. [1688:] Cest par le fil de ces recherches que nous parviendrons à savoir quels sont les devoirs et les droits des citoyens, et si lon peut séparer les uns des autres; ce que cest que la patrie, en quoi précisément elle consiste, et à quoi chacun peut connaître sil a une patrie ou sil nen a point. [1689:] Après avoir ainsi considéré chaque espèce de société civile en elle-même, nous les comparerons pour en observer les divers rapports: les unes grandes, les autres petites; les unes fortes, les autres faibles; sattaquant, soffensant, sentredétruisant; et, dans cette action et réaction continuelle, faisant plus de misérables et coûtant la vie à plus dhommes que sils avaient tous gardé leur première liberté. Nous examinerons si lon nen a pas fait trop ou trop peu dans linstitution sociale; si les individus soumis aux lois et aux hommes, tandis que les sociétés gardent entre elles lindépendance de la nature, ne restent pas exposés aux maux des deux Etats, sans en avoir les avantages, et sil ne vaudrait pas mieux quil ny eût point de société civile au monde que dy en avoir plusieurs. Nest-ce pas cet Etat mixte qui participe à tous les deux et nassure ni lun ni lautre, per quem neutrum licet, nec tan quam in bello paratum esse, nec tanquam in pace securum? Nest-ce pas cette association partielle et imparfaite qui produit la tyrannie et la guerre? et la tyrannie et la guerre ne sont-elles pas les plus grands fléaux de lhumanité? [1690:] Nous examinerons enfin lespèce de remèdes quon a cherchés à ces inconvénients par les ligues et confédérations, qui, laissant chaque Etat son maître au dedans, larment au dehors contre tout agresseur injuste. Nous rechercherons comment on peut établir une bonne association fédérative, ce qui peut la rendre durable, et jusquà quel point on peut étendre le droit de la confédération sans nuire à celui de la souveraineté. [1691:] Labbé de Saint-Pierre avait proposé une association de tous les Etats de lEurope pour maintenir entre eux une paix perpétuelle. Cette association était-elle praticable? et, supposant quelle eût été établie, était-il à présumer quelle eût duré ? Ces recherches nous mènent directement à toutes les questions de droit public qui peuvent achever déclaircir celles du droit politique. [1692:] Enfin nous poserons les vrais principes du droit de la guerre, et nous examinerons pourquoi Grotius et les autres nen ont donné que de faux. [1693:] Je ne serais pas étonné quau milieu de tous nos raisonnements, mon jeune homme, qui a du bon sens, me dît en minterrompant: On dirait que nous bâtissons notre édifice avec du bois, et non pas avec des hommes, tant nous alignons exactement chaque pièce à la règle! Il est vrai, mon ami; mais songez que le droit ne se plie point aux passions des hommes, et quil sagissait entre nous détablir les vrais principes du droit politique. A présent que nos fondements sont posés, venez examiner ce que les hommes ont bâti dessus, et vous verrez de belles choses! [1694:] Alors je lui fais lire Télémaque et poursuivre sa route; nous cherchons lheureuse Salente, et le bon Idoménée rendu sage à force de malheurs. Chemin faisant, nous trouvons beaucoup de Protésilas, et point de Philoclès. Adraste, roi de Dauniens, nest pas non plus introuvable. Mais laissons les lecteurs imaginer nos voyages, ou les faire à notre place un Télémaque à la main; et ne leur suggérons point des applications affligeantes que lauteur même écarte ou fait malgré lui. [1695:] Au reste, Emile nétant pas roi, ni moi dieu, nous ne nous tourmentons point de ne pouvoir imiter Télémaque et Mentor dans le bien quils faisaient aux hommes: personne ne sait mieux que nous se tenir à sa place, et ne désire moins den sortir. Nous savons que la même tâche est donnée à tous; que quiconque aime le bien de tout son cur, et le fait de tout son pouvoir, la remplie. Nous savons que Télémaque et Mentor sont des chimères. Emile ne voyage pas en homme oisif, et fait plus de bien que sil était prince. Si nous étions rois, nous ne serions plus bienfaisants. Si nous étions rois et bienfaisants, nous ferions sans le savoir mille maux réels pour un bien apparent que nous croirions faire. Si nous étions rois et sages, le premier bien que nous voudrions faire à nous-mêmes et aux autres serait dabdiquer la royauté et de redevenir ce que nous sommes. [1696:] Jai dit ce qui rend les voyages infructueux à tout le monde. Ce qui les rend encore plus infructueux à la jeunesse, cest la manière dont on les lui fait faire. Les gouverneurs, plus curieux de leur amusement que de son instruction, la mènent de ville en ville, de palais en palais, de cercle en cercle; ou, sils sont savants et gens de lettres, ils lui font passer son temps à courir des bibliothèques, à visiter des antiquaires, à fouiller de vieux monuments, à transcrire de vieilles inscriptions. Dans chaque pays, ils soccupent dun autre siècle; cest comme sils soccupaient dun autre pays; en sorte quaprès avoir à grands frais parcouru lEurope, livrés aux frivolités ou à lennui, ils reviennent sans avoir rien vu de ce qui peut les intéresser, ni rien appris de ce qui peut leur être utile. [1697:] Toutes les capitales se ressemblent, tous les peuples sy mêlent, toutes les murs sy confondent; ce nest pas là quil faut aller étudier les nations. Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même ville. Leurs habitants ont quelques préjugés différents, mais ils nen ont pas moins les uns que les autres, et toutes leurs maximes pratiques sont les mêmes. On sait quelles espèces dhommes doivent se rassembler dans les cours. On sait quelles murs lentassement du peuple et linégalité des fortunes doit partout produire. Sitôt quon me parle dune ville composée de deux cent mille âmes, je sais davance comment on y vit. Ce que je saurais de plus sur les lieux ne vaut pas la peine daller lapprendre. [1698:] Cest dans les provinces reculées, où il y a moins de mouvement, de commerce, où les étrangers voyagent moins, dont les habitants se déplacent moins, changent moins de fortune et détat, quil faut aller étudier le génie et les murs dune nation. Voyez en passant la capitale, mais allez observer au loin le pays. Les Français ne sont pas à Paris, ils sont en Touraine; les Anglais sont plus Anglais en Mercie quà Londres et les Espagnols plus Espagnols en Galice quà Madrid. Cest à ces grandes distances quun peuple se caractérise et se montre tel quil est sans mélange; cest là que les bons et les mauvais effets du gouvernement se font mieux sentir, comme au bout dun plus grand rayon la mesure des arcs est plus exacte. [1699:] Les rapports nécessaires des murs au gouvernement ont été si bien exposés dans le livre de lEsprit des Lois, quon ne peut mieux faire que de recourir à cet ouvrage pour étudier ces rapports. Mais, en général, il y a deux règles faciles et simples pour juger de la bonté relative des gouvernements. Lune est la population. Dans tout pays qui se dépeuple, lEtat tend à sa ruine; et le pays qui peuple le plus, fût-il le plus pauvre, est infailliblement le mieux gouverné. [1700:] Mais il faut pour cela que cette population soit un effet naturel du gouvernement et des murs; car, si elle se faisait par des colonies, ou par dautres voies accidentelles et passagères, alors elles prouveraient le mal par le remède. Quand Auguste porta des lois contre le célibat, ces lois montraient déjà le déclin de lempire romain. Il faut que la bonté du gouvernement porte les citoyens à se marier, et non pas que la loi les y contraigne; il ne faut pas examiner ce qui se fait par force, car la loi qui combat la constitution sélude et devient vaine, mais ce qui se fait par linfluence des murs et par la pente naturelle du gouvernement; car ces moyens ont seuls un effet constant. Cétait la politique du bon abbé de Saint-Pierre de chercher toujours un petit remède à chaque mal particulier, au lieu de remonter à leur source commune, et de voir quon ne les pouvait guérir que tous à la fois. Il ne sagit pas de traiter séparément chaque ulcère qui vient sur le corps dun malade, mais dépurer la masse du sang qui les produit tous. On dit quil y a des prix en Angleterre pour lagriculture; je nen veux pas davantage: cela me prouve quelle ny brillera pas longtemps. [1701:] La seconde marque de la bonté relative du gouvernement et des lois se tire aussi de la population, mais dune autre manière, cest-à-dire de sa distribution, et non pas de sa quantité. Deux Etats égaux en grandeur et en nombre dhommes peuvent être fort inégaux en force; et le plus puissant des deux est toujours celui dont les habitants sont le plus également répandus sur le territoire; celui qui na pas de si grandes villes, et qui par conséquent brille le moins, battra toujours lautre. Ce sont les grandes villes qui épuisent un Etat et font sa faiblesse: la richesse quelles produisent est une richesse apparente et illusoire; cest beaucoup dargent et peu deffet. On dit que la ville de Paris vaut une province au roi de France; mais je crois quelle lui en coûte plusieurs; que cest à plus dun égard que Paris est nourri par les provinces, et que la plupart de leurs revenus se versent dans cette ville et y restent, sans jamais retourner au peuple ni au roi. Il est inconcevable que, dans ce siècle de calculateurs, il ny en ait pas un qui sache voir que la France serait beaucoup plus puissante si Paris était anéanti. Non seulement le peuple mal distribué nest pas avantageux à lEtat, mais il est plus ruineux que la dépopulation même, en ce que la dépopulation ne donne quun produit nul, et que la consommation mal entendue donne un produit négatif. Quand jentends un Français et un Anglais, tout fiers de la grandeur de leurs capitales, disputer entre eux lequel de Paris ou de Londres contient le plus dhabitants, cest pour moi comme sils disputaient ensemble lequel des deux peuples a lhonneur dêtre le plus mal gouverné. [1702:] Etudiez un peuple hors de ses villes, ce nest quainsi que vous le connaîtrez. Ce nest rien de voir la forme apparente dun gouvernement, fardée par lappareil de ladministration et par le jargon des administrateurs, si lon nen étudie aussi la nature par les effets quil produit sur le peuple et dans tous les degrés de ladministration. La différence de la forme au fond se trouvant partagée entre tous ces degrés, ce nest quen les embrassant tous quon connaît cette différence. Dans tel pays, cest par les manuvres des subdélégués quon commence à sentir lesprit du ministère; dans tel autre, il faut voir élire les membres du parlement pour juger sil est vrai que la nation soit libre; dans quelque pays que ce soit, il est impossible que qui na vu que les villes connaisse le gouvernement, attendu que lesprit nen est jamais le même pour la ville et pour la campagne. Or, cest la campagne qui fait le pays, et cest le peuple de la campagne qui fait la nation. [1703:] Cette étude des divers peuples dans leurs provinces reculées, et dans la simplicité de leur génie originel, donne une observation générale bien favorable à mon épigraphe, et bien consolante pour le cur humain; cest que toutes les nations, ainsi observées, paraissent en valoir beaucoup mieux; plus elles se rapprochent de la nature, plus la bonté domine dans leur caractère; ce nest quen se renfermant dans les villes, ce nest quen saltérant à force de culture, quelles se dépravent, et quelles changent en vices agréables et pernicieux quelques défauts plus grossiers que malfaisants. [1704:] De cette observation résulte un nouvel avantage dans la manière de voyager que je propose, en ce que les jeunes gens, séjournant peu dans les grandes villes où règne une horrible corruption, sont moins exposés à la contracter, et conservent parmi des hommes plus simples, et dans des sociétés moins nombreuses, un jugement plus sûr, un goût plus sain, des murs plus honnêtes. Mais, au reste, cette contagion nest guère à craindre pour mon Emile; il a tout ce quil faut pour sen garantir. Parmi toutes les précautions que jai prises pour cela, je compte pour beaucoup lattachement quil a dans le cur. [1705:] On ne sait plus ce que peut le véritable amour sur les inclinations des jeunes gens, parce que, ne le connaissant pas mieux queux, ceux qui les gouvernent les en détournent. Il faut pourtant quun jeune homme aimé ou quil soit débauché. Il est aisé den imposer par les apparences. On me citera mille jeunes gens qui, dit-on, vivent fort chastement sans amour; mais quon me cite un homme fait, un véritable homme qui dise avoir ainsi passé sa jeunesse, et qui soit de bonne foi. Dans toutes les vertus, dans tous les devoirs, on ne cherche que lapparence; moi, je cherche la réalité, et je suis trompé sil y a, pour y parvenir, dautres moyens que ceux que je donne. [1706:] Lidée de rendre Emile amoureux avant de le faire voyager nest pas de mon invention. Voici le trait qui me la suggérée. [1707:] Jétais à Venise en visite chez le gouverneur dun jeune Anglais. Cétait en hiver, nous étions autour du feu. Le gouverneur reçoit ses lettres de la poste. Il les lit, et puis en relit une tout haut à son élève. Elle était en anglais: je ny compris rien; mais, durant la lecture, je vis le jeune homme déchirer de très belles manchettes de point quil portait, et les jeter au feu lune après lautre, le plus doucement quil put, afin quon ne sen aperçût pas. Surpris de ce caprice, je le regarde au visage, et je crois y voir de lémotion; mais les signes extérieurs des passions, quoique assez semblables chez tous les hommes, ont des différences nationales sur lesquelles il est facile de se tromper. Les peuples ont divers langages sur le visage, aussi bien que dans la bouche. Jattends la fin de la lecture, et puis montrant au gouverneur les poignets nus de son élève, quil cachait pourtant de son mieux, je lui dis: Peut-on savoir ce que cela signifie? [1708:] Le gouverneur, voyant ce qui sétait passé, se mit à rire, embrassa son élève dun air de satisfaction; et, après avoir obtenu son consentement, il me donna lexplication que je souhaitais. [1709:] Les manchettes, me dit-il, que M. John vient de déchirer sont un présent quune dame de cette ville lui a fait il ny a pas longtemps. Or vous saurez que M. John est promis dans son pays à une jeune demoiselle pour laquelle il a beaucoup damour, et qui en mérite encore davantage. Cette lettre est de la mère de sa maîtresse, et je vais vous en traduire lendroit qui a causé le dégât dont vous avez été le témoin. [1710:] Lucy ne quitte point les manchettes de lord John. Miss Betty Roldham vint hier passer laprès-midi avec elle, et voulut à toute force travailler à son ouvrage. Sachant que Lucy sétait levée aujourdhui plus tôt quà lordinaire, jai voulu voir ce quelle faisait, et je lai trouvée occupée à défaire tout ce quavait fait hier miss Betty. Elle ne veut pas quil y ait dans son présent un seul point dune autre main que la sienne. [1711:] M. John sortit un moment après pour prendre dautres manchettes, et je dis à son gouverneur: Vous avez un élève dun excellent naturel; mais parlez-moi vrai, la lettre de la mère de miss Lucy nest-elle point arrangée? Nest-ce point un expédient de votre façon contre la dame aux manchettes ? Non, me dit-il, la chose est réelle; je nai pas mis tant dart à mes soins; jy ai mis de la simplicité, du zèle, et Dieu a béni mon travail. [1712:] Le trait de ce jeune homme nest point sorti de ma mémoire: il nétait pas propre à ne rien produire dans la tête dun rêveur comme moi. [1713:] Il est temps de finir. Ramenons lord John à miss Lucy, cest-à-dire Emile à Sophie. Il lui rapporte, avec un cur non moins tendre quavant son départ, un esprit plus éclairé, et il rapporte dans son pays lavantage davoir connu les gouvernements par tous leurs vices, et les peuples par toutes leurs vertus. Jai même pris soin quil se liât dans chaque nation avec quelque homme de mérite par un traité dhospitalité à la manière des anciens, et je ne serai pas fâché quil cultive ces connaissances par un commerce de lettres. Outre quil peut être utile et quil est toujours agréable davoir des correspondances dans les pays éloignés, cest une excellente précaution contre lempire des préjugés nationaux, qui, nous attaquant toute la vie, ont tôt ou tard quelque prise sur nous. Rien nest plus propre à leur ôter cette prise que le commerce désintéressé de gens sensés quon estime, lesquels, nayant point ces préjugés et les combattant par les leurs, nous donnent les moyens dopposer sans cesse les uns aux autres, et de nous garantir ainsi de tous. Ce nest point la même chose de commercer avec les étrangers chez nous ou chez eux. Dans le premier cas, ils ont toujours pour le pays où ils vivent un ménagement qui leur fait déguiser ce quils en pensent, ou qui leur en fait penser favorablement tandis quils y sont; de retour chez eux, ils en rabattent, et ne sont que justes. Je serais bien aise que létranger que je consulte eût vu mon pays, mais je ne lui en demanderai son avis que dans le sien.
[1714:] Après avoir presque employé deux ans à parcourir quelques-uns des grands Etats de lEurope et beaucoup plus des petits; après en avoir appris les deux ou trois principales langues; après y avoir vu ce quil y a de vraiment curieux, soit en histoire naturelle, soit en gouvernement, soit en arts, soit en hommes, Emile, dévoré dimpatience, mavertit que notre terme approche. Alors je lui dis: Eh bien! mon ami, vous vous souvenez du principal objet de nos voyages; vous avez vu, vous avez observé: quel est enfin le résultat de vos observations ? A quoi vous fixez-vous? Ou je me suis trompé dans ma méthode, ou il doit me répondre à peu près ainsi : [1715:] A quoi je me fixe? à rester tel que vous mavez fait être, et à najouter volontairement aucune autre chaîne à celle dont me chargent la nature et les lois. Plus jexamine louvrage des hommes dans leurs institutions, plus je vois quà force de vouloir être indépendants, ils se font esclaves, et quils usent leur liberté même en vains efforts pour lassurer. Pour ne pas céder au torrent des choses, ils se font mille attachements; puis, sitôt quils veulent faire un pas, ils ne peuvent, et sont étonnés de tenir à tout. Il me semble que pour se rendre libre on na rien à faire; il suffit de ne pas vouloir cesser de lêtre. Cest vous, ô mon maître, qui mavez fait libre en mapprenant à céder à la nécessité. Quelle vienne quand il lui plait, je my laisse entraîner sans contrainte; et comme je ne veux pas la combattre, je ne mattache à rien pour me retenir. Jai cherché dans nos voyages si je trouverais quelque coin de terre où je pusse être absolument mien; mais en quel lieu parmi les hommes ne dépend-on plus de leurs passions? Tout bien examiné, jai trouvé que mon souhait même était contradictoire; car, dussé-je ne tenir à nulle autre chose, je tiendrais au moins à la terre où je me serais fixé; ma vie serait attachée à cette terre comme celle des dryades létait à leurs arbres; jai trouvé quempire et liberté étant deux mots incompatibles, je ne pouvais être maître dune chaumière quen cessant de lêtre de moi. Hoc erat in votis: modus agri non ita magnus. [1716:] Je me souviens que mes biens furent la cause de nos recherches. Vous prouviez très solidement que je ne pouvais garder à la fois ma richesse et ma liberté; mais quand vous vouliez que je fusse à la fois libre et sans besoins, vous vouliez deux choses incompatibles, car je ne saurais me tirer de la dépendance des hommes quen rentrant sous celle de la nature. Que ferai-je donc avec la fortune que mes parents mont laissée? Je commencerai par nen point dépendre; je relâcherai tous les liens qui my attachent. Si on me la laisse, elle me restera; si on me lôte, on ne mentraînera point avec elle. Je ne me tourmenterai point pour la retenir, mais je resterai ferme à ma place. Riche ou pauvre, je serai libre. Je ne le serai point seulement en tel pays, en telle contrée; je le serai par toute la terre. Pour moi toutes les chaînes de lopinion sont brisées; je ne connais que celle de la nécessité. Jappris à les porter dès ma naissance, et je les porterai jusquà la mort, car je suis homme; et pourquoi ne saurais-je pas les porter étant libre, puisque étant esclave il les faudrait bien porter encore, et celle de lesclavage pour surcroît? [1717:] Que mimporte ma condition sur la terre? que mimporte où que je sois ? Partout où il y a des hommes, je suis chez mes frères; partout où il ny en a pas, je suis chez moi. Tant que je pourrai rester indépendant et riche, jai du bien pour vivre, et je vivrai. Quand mon bien massujettira, je labandonnerai sans peine; j ai des bras pour travailler, et je vivrai. Quand mes bras me manqueront, je vivrai si lon me nourrit, je mourrai si lon mabandonne; je mourrai bien aussi quoiquon ne mabandonne pas; car la mort nest pas une peine de la pauvreté, mais une loi de la nature. Dans quelque temps que la mort vienne, je la défie, elle ne me surprendra jamais faisant des préparatifs pour vivre; elle ne mempêchera jamais davoir vécu. [1718:] Voilà, mon père, à quoi je me fixe. Si jétais sans passions, je serais, dans mon état dhomme, indépendant comme Dieu même, puisque, ne voulant que ce qui est, je naurais jamais à lutter contre la destinée. Au moins je nai quune chaîne, cest la seule que je porterai jamais, et je puis men glorifier. Venez donc, donnez-moi Sophie, et je suis libre. [1719:] Cher Emile, je suis bien aise dentendre sortir de ta bouche des discours dhomme, et den voir les sentiments dans ton cur. Ce désintéressement outré ne me déplaît pas à ton âge. Il diminuera quand tu auras des enfants, et tu seras alors précisément ce que doit être un bon père de famille et un homme sage. Avant tes voyages je savais quel en serait leffet; je savais quen regardant de prés nos institutions, tu serais bien éloigné dy prendre la confiance quelles ne méritent pas. Cest en vain quon aspire à la liberté sous la sauvegarde des lois. Des lois! où est-ce quil y en a, et où est-ce quelles sont respectées ? Partout tu nas vu régner sous ce nom que lintérêt particulier et les passions des hommes. Mais les lois éternelles de la nature et de lordre existent. Elles tiennent lieu de loi positive au sage; elles sont écrites au fond de son cur par la conscience et par la raison; cest à celles-là quil doit sasservir pour être libre; et il ny a desclave que celui qui fait mal, car il le fait toujours malgré lui. La liberté nest dans aucune forme de gouvernement, elle est dans le cur de lhomme libre; il la porte partout avec lui. Lhomme vil porte partout la servitude. Lun serait esclave à Genève, et lautre libre à Paris. [1720:] Si je te parlais des devoirs du citoyen, tu me demanderais peut-être où est la patrie, et tu croirais m avoir confondu. Tu te tromperais pourtant, cher Emile; car qui na pas une patrie a du moins un pays. Il y a toujours un gouvernement et des simulacres de lois sous lesquels il a vécu tranquille. Que le contrat social nait point été observé, quimporte, si lintérêt particulier la protégé comme aurait fait la volonté générale, si la violence publique la garanti des violences particulières, si le mal quil a vu faire lui a fait aimer ce qui était bien, et si nos institutions mêmes lui ont fait connaître et haïr leurs propres iniquités? O Emile! où est lhomme de bien qui ne doit rien à son pays? Quel quil soit, il lui doit ce quil y a de plus précieux pour lhomme, la moralité de ses actions et lamour de la vertu. Né dans le fond dun bois, il eût vécu plus heureux et plus libre; mais nayant rien à combattre pour suivre ses penchants, il eût été bon sans mérite, il neût point été vertueux, et maintenant il sait lêtre malgré ses passions. La seule apparence de lordre le porte à le connaître, à laimer. Le bien public, qui ne sert que de prétexte aux autres, est pour lui seul un motif réel. Il apprend à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt à lintérêt commun. Il nest pas vrai quil ne tire aucun profit des lois; elles lui donnent le courage dêtre juste, même parmi les méchants. Il nest pas vrai quelles ne lont pas rendu libre, elles lui ont appris à régner sur lui. [1721:] Ne dis donc pas: que mimporte ou je sois? Il timporte dêtre où tu peux remplir tous tes devoirs; et lun de ces devoirs est lattachement pour le lieu de ta naissance. Tes compatriotes te protégèrent enfant, tu dois les aimer étant homme. Tu dois vivre au milieu deux, ou du moins en lieu doù tu puisses leur être utile autant que tu peux lêtre, et où ils sachent où te prendre si jamais ils ont besoin de toi. Il y a telle circonstance où un homme peut être plus utile à ses concitoyens hors de sa patrie que sil vivait sans son sein. Alors il doit n écouter que son zèle et supporter son exil sans murmure; cet exil même est un de ses devoirs. Mais toi, bon Emile, à qui rien nimpose ces douloureux sacrifices, toi qui nas pas pris le triste emploi de dire la vérité aux hommes, va vivre au milieu deux, cultive leur amitié dans un doux commerce, sois leur bienfaiteur, leur modèle: ton exemple leur servira plus que tous nos livres, et le bien quils te verront faire les touchera plus que tous nos vains discours. [1722:] Je ne texhorte pas pour cela daller vivre dans les grandes villes; au contraire, un des exemples que les bons doivent donner aux autres est celui de la vie patriarcale et champêtre, la première vie de lhomme, la plus paisible, la plus naturelle et la plus douce à qui na pas le cur corrompu. Heureux, mon jeune ami, le pays où lon na pas besoin daller chercher la paix dans un désert! Mais où est ce pays? Un homme bienfaisant satisfait mal son penchant au milieu des villes, où il ne trouve presque à exercer son zèle que pour des intrigants ou pour des fripons. Laccueil quon y fait aux fainéants qui viennent y chercher fortune ne fait quachever de dévaster le pays, quau contraire il faudrait repeupler aux dépens des villes. Tous les hommes qui se retirent de la grande société sont utiles précisément parce quils sen retirent, puisque tous ses vices lui viennent dêtre trop nombreuse. Ils sont encore utiles lorsquils peuvent ramener dans les lieux déserts de la vie la culture et lamour de leur premier état. Je mattendris en songeant combien, de leur simple retraite, Emile et Sophie peuvent répandre de bienfaits autour deux, combien ils peuvent vivifier la campagne et ranimer le zèle éteint de linfortuné villageois. Je crois voir le peuple se multiplier, les champs se fertiliser, la terre prendre une nouvelle parure, la multitude et labondance transformer les travaux en fêtes, les cris de joie et les bénédictions sélever du milieu des jeux rustiques autour du couple aimable qui les a ranimés. On traite lâge dor de chimère, et cen sera toujours une pour quiconque a le cur et le goût gâtés. Il nest pas même vrai quon le regrette, puisque ces regrets sont toujours vains. Que faudrait-il donc pour le faire renaître? une seule chose, mais impossible, ce serait de laimer. [1723:] Il semble déjà renaître autour de lhabitation de Sophie; vous ne ferez quachever ensemble ce que ses dignes parents ont commencé. Mais, cher Emile, quune vie si douce ne te dégoûte pas des devoirs pénibles, si jamais ils te sont imposés: souviens-toi que les Romains passaient de la charrue au consulat. Si le prince ou lEtat tappelle au service de la patrie, quitte tout pour aller remplir, dans le poste quon tassigne, lhonorable fonction de citoyen. Si cette fonction test onéreuse, il est un moyen honnête et sûr de ten affranchir, cest de la remplir avec assez dintégrité pour quelle ne te soit pas longtemps laissée. Au reste, crains peu lembarras dune pareille charge; tant quil y aura des hommes de ce siècle, ce nest pas toi quon viendra chercher pour servir lEtat. [1724:] Que ne mest-il permis de peindre le retour dEmile auprès de Sophie et la fin de leurs amours, ou plutôt le commencement de lamour conjugal qui les unit! amour fondé sur lestime qui dure autant que la vie, sur les vertus qui ne seffacent point avec la beauté, sur les convenances des caractères qui rendent le commerce aimable et prolongent dans la vieillesse le charme de la première union. Mais tous ces détails pourraient plaire sans être utiles; et jusquici je me suis permis de détails agréables que ceux dont jai cru voir lutilité. Quitterais-je cette règle à la fin de ma tâche ? Non; je sens aussi bien que ma plume est lassée. Trop faible pour des travaux de si longue haleine, jabandonnerais celui-ci sil était moins avancé; pour ne pas le laisser imparfait, il est temps que jachève. [1725:] Enfin je vois naître le plus charmant des jours dEmile, et le plus heureux des miens; je vois couronner mes soins, et je commence den goûter le fruit. Le digne couple sunit dune chaîne indissoluble; leur bouche prononce et leur cur confirme des serments qui ne seront point vains: ils sont époux. En revenant du temple, ils se laissent conduire; ils ne savent où ils sont, où ils vont, ce quon fait autour deux. Ils nentendent point, ils ne répondent que des mots confus, leurs yeux troublés ne voient plus rien. O délire! ô faiblesse humaine! le sentiment du bonheur écrase lhomme, il nest pas assez fort pour le supporter. [1726:] Il y a bien peu de gens qui sachent, un jour de mariage, prendre un ton convenable avec les nouveaux époux. La morne décence des uns et le propos léger des autres me semblent également déplacés. Jaimerais mieux quon laissât ces jeunes curs se replier sur eux-mêmes, et se livrer à une agitation qui nest pas sans charme, que de les en distraire si cruellement pour les attrister par une fausse bienséance, ou pour les embarrasser par de mauvaises plaisanteries, qui, dussent-elles leur plaire en tout autre temps, leur sont très sûrement importunes un pareil jour. [1727:] Je vois mes deux jeunes gens, dans la douce langueur qui les trouble, nécouter aucun des discours quon leur tient. Moi, qui veux quon jouisse de tous les jours de la vie, leur en laisserai-je perdre un si précieux? Non, je veux quils le goûtent, quils le savourent, quil ait pour eux ses voluptés. Je les arrache à la foule indiscrète qui les accable, et, les menant promener à lécart, je les rappelle à eux-mêmes en leur parlant deux. Ce nest pas seulement à leurs oreilles que je veux parler, cest à leurs curs; et je nignore pas quel est le sujet unique dont ils peuvent soccuper ce jour-là. [1728:] Mes enfants, leur dis-je en les prenant tous deux par la main, il y a trois ans que jai vu naître cette flamme vive et pure qui fait votre bonheur aujourdhui. Elle na fait quaugmenter sans cesse; je vois dans vos yeux quelle est à son dernier degré de véhémence; elle ne peut plus que saffaiblir. Lecteurs, ne voyez-vous pas les transports, les emportements, les serments dEmile, lair dédaigneux dont Sophie dégage sa main de la mienne, et les tendres protestations que leurs yeux se font mutuellement de sadorer jusquau dernier soupir? Je les laisse faire, et puis je reprends. [1729:] Jai souvent pensé que si lon pouvait prolonger le bonheur de lamour dans le mariage, on aurait le paradis sur la terre. Cela ne sest jamais vu jusquici. Mais si la chose nest pas tout à fait impossible, vous êtes bien dignes lun et lautre de donner un exemple que vous naurez reçu de personne, et que peu dépoux sauront imiter. Voulez-vous, mes enfants, que je vous dise un moyen que jimagine pour cela, et que je crois être le seul possible? [1730:] Ils se regardent en souriant et se moquent de ma simplicité. Emile me remercie nettement de ma recette, en me disant quil croit que Sophie en a une meilleure, et que, quant à lui, celle-là lui suffit. Sophie approuve, et parait tout aussi confiante. Cependant, à travers son air de raillerie, je crois démêler un peu de curiosité. Jexamine Emile; ses yeux ardents dévorent les charmes de son épouse; cest la seule chose dont il soit curieux, et tous mes propos ne lembarrassent guère. Je souris à mon tour en disant en moi-même: Je saurai bientôt te rendre attentif. [1731:] La différence presque imperceptible de ces mouvements secrets en marque une bien caractéristique dans les deux sexes, et bien contraire aux préjugés reçus; cest que généralement les hommes sont moins constants que les femmes, et se rebutent plus tôt quelles de lamour heureux. La femme pressent de loin linconstance de lhomme, et sen inquiète; cest ce qui la rend aussi plus jalouse. Quand il commence à sattiédir, forcée lui rendre pour le garder tous les soins quil prit autrefois pour lui plaire, elle pleure, elle shumilie à son tour, et rarement avec le même succès. Lattachement et les soins gagnent les curs, mais ils ne les recouvrent guère. Je reviens à ma recette contre le refroidissement de lamour dans le mariage. [1732:] Elle est simple et facile, reprends-je; cest de continuer dêtre amants quand on est époux. En effet, dit Emile en riant du secret, elle ne nous sera pas pénible. Plus pénible à vous qui parlez que vous ne pensez peut-être. Laissez-moi, je vous prie, le temps de mexpliquer. [1733:] Les nuds quon veut trop serrer rompent. Voilà ce qui arrive à celui du mariage quand on veut lui donner plus de force quil nen doit avoir. La fidélité quil impose aux deux époux est le plus saint de tous les droits; mais le pouvoir quil donne à chacun des deux sur lautre est de trop. La contrainte et lamour vont mal ensemble, et le plaisir ne se commande pas. Ne rougissez point, ô Sophie! et ne songez pas à fuir. A Dieu ne plaise que je veuille offenser votre modestie! mais il sagit du destin de vos jours. Pour un si grand objet, souffrez, entre un époux et un père, des discours que vous ne supporteriez pas ailleurs. [1734:] Ce nest pas tant la possession que lassujettissement qui rassasie, et lon garde pour une fille entretenue un bien plus long attachement que pour une femme. Comment a-t-on pu faire un devoir des plus tendres caresses, et un droit des plus doux témoignages de lamour? Cest le désir mutuel qui fait le droit, la nature nen connaît point dautre. La loi peut restreindre ce droit, mais elle ne saurait létendre. La volupté est si douce par elle-même! doit-elle recevoir de la triste gêne la force quelle naura pu tirer de ses propres attraits? Non, mes enfants, dans le mariage les curs sont liés, mais les corps ne sont point asservis. Vous vous devez la fidélité, non la complaisance. Chacun des deux ne peut être quà lautre, mais nul des deux ne doit être à lautre quautant quil lui plaît. [1735:] Sil est donc vrai, cher Emile, que vous vouliez être lamant de votre femme, quelle soit toujours votre maîtresse et la sienne; soyez amant heureux, mais respectueux; obtenez tout de lamour sans rien exiger du devoir, et que les moindres faveurs ne soient jamais pour vous des droits, mais des grâces. Je sais que la pudeur fuit les aveux formels et demande dêtre vaincue; mais avec de la délicatesse et du véritable amour, lamant se trompe-t-il sur la volonté secrète? Ignore-t-il quand le cur et les yeux accordent ce que la bouche feint de refuser? Que chacun des deux, toujours maître de sa personne et de ses caresses, ait droit de ne les dispenser à lautre quà sa propre volonté. Souvenez-vous toujours que, même dans le mariage, le plaisir nest légitime que quand le désir est partagé. Ne craignez pas, mes enfants, que cette loi vous tienne éloignés; au contraire, elle vous rendra tous deux plus attentifs à vous plaire, et préviendra la satiété. Bornés uniquement lun à lautre, la nature et lamour vous rapprocheront assez. [1736:] A ces propos et dautres semblables, Emile se fâche, se récrie; Sophie, honteuse, tient son éventail sur ses yeux, et ne dit rien. Le plus mécontent des deux, peut-être, nest pas celui qui se plaint le plus. Jinsiste impitoyablement: je fais rougir Emile de son peu de délicatesse; je me rends caution pour Sophie quelle accepte pour sa part le traité. Je la provoque à parler; on se doute bien quelle nose me démentir. Emile, inquiet, consulte les yeux de sa jeune épouse; il les voit, à travers leur embarras, pleins dun trouble voluptueux qui le rassure contre le risque de la confiance. Il se jette à ses pieds, baise avec transport la main quelle lui tend, et jure que, hors la fidélité promise, il renonce à tout autre droit sur elle. Sois, lui dit-il, chère épouse, larbitre de mes plaisirs comme tu les de mes jours et de ma destinée. Dût ta cruauté me coûter la vie, je te rends mes droits les plus chers. Je ne veux rien devoir à ta complaisance, je veux tout tenir de ton cur. [1737:] Bon Emile, rassure-toi: Sophie est trop généreuse elle-même pour te laisser mourir victime de ta. générosité. [1738:] Le soir, prêt à les quitter, je leur dis du ton le plus grave quil mest possible: Souvenez-vous tous deux que vous êtes libres, et quil nest pas ici question des devoirs dépoux; croyez-moi, point de fausse déférence. Emile, veux-tu venir? Sophie le permet. Emile, en fureur, voudra me battre. Et vous, Sophie, quen dites-vous ? faut-il que je lemmène? La menteuse, en rougissant, dira que oui. Charmant et doux mensonge, qui vaut mieux que la vérité! [1739:] Le lendemain... Limage de la félicité ne flatte plus les hommes: la corruption du vice na pas moins dépravé leur goût que leurs curs. Ils ne savent plus sentir ce qui est touchant ni voir ce qui est aimable. Vous qui, pour peindre la volupté, nimaginez jamais que dheureux amants nageant dans le sein des délices, que vos tableaux sont encore imparfaits! vous nen avez que la moitié la plus grossière; les plus doux attraits de la volupté ny sont point. O qui de vous na jamais vu deux jeunes époux, unis sous dheureux auspices, sortant du lit nuptial, et portant à la fois dans leurs regards languissants et chastes livresse des doux plaisirs quils viennent de goûter, laimable sécurité de linnocence, et la certitude alors si charmante de couler ensemble le reste de leurs jours? Voici lobjet le plus ravissant qui puisse être offert au cur de lhomme; voilà le vrai tableau de la volupté: vous lavez vu cent fois sans le reconnaître; vos curs endurcis ne sont plus faits pour laimer. Sophie, heureuse et paisible, passe le jour dans les bras de sa tendre mère; cest un repos bien doux à prendre après avoir passé la nuit dans ceux dun époux. [1740:] Le surlendemain, japerçois déjà quelque changement de scène. Emile veut paraître un peu mécontent; mais, à travers cette affectation, je remarque un empressement si tendre, et même tant de soumission, que je nen augure rien de bien fâcheux. Pour Sophie, elle est plus gaie que la veille, je vois briller dans ses yeux un air satisfait; elle est charmante avec Emile; elle lui fait presque des agaceries dont il nest plus dépité. [1741:] Ces changements sont peu sensibles; mais ils ne méchappent pas: je men inquiète, jinterroge Emile en particulier; japprends quà son grand regret, et malgré toutes ses instances, il a fallu faire lit à part la nuit précédente. Limpérieuse sest hâtée duser de son droit. On a un éclaircissement: Emile se plaint amèrement, Sophie plaisante; mais enfin, le voyant prêt à se fâcher tout de bon, elle lui jette un regard plein de douceur et damour, et, me serrant la main, ne prononce que ce seul mot, mais dun ton qui va chercher lâme: Lingrat! Emile est si bête quil nentend rien à cela. Moi, je lentends; jécarte Emile, et je prends à son tour Sophie en particulier. [1742:] Je vois, lui dis-je, la raison de ce caprice. On ne saurait avoir plus de délicatesse ni lemployer plus mal à propos. Chère Sophie, rassurez-vous; cest un homme que je vous ai donné, ne craignez pas de le prendre pour tel: vous avez eu les prémices de sa jeunesse; il ne la prodiguée à personne, il la conservera longtemps pour vous. [1743:] Il faut, ma chère enfant, que je vous explique mes vues dans la conversation que nous eûmes tous trois avant hier. Vous ny avez peut-être aperçu quun art de ménager vos plaisirs pour les rendre durables. O Sophie! elle eut un autre objet plus digne de mes soins. En devenant votre époux, Emile est devenu votre chef; cest à vous dobéir, ainsi la voulu la nature. Quand la femme ressemble à Sophie, il est pourtant bon que lhomme soit conduit par elle; cest encore la loi de la nature; et cest pour vous rendre autant dautorité sur son cur que son sexe lui en donne sur votre personne, que je vous ai faite larbitre de ses plaisirs. Il vous en coûtera des privations pénibles; mais vous régnerez sur lui si vous savez régner sur vous; et ce qui sest déjà passé me montre que cet art si difficile nest pas au-dessus de votre courage. Vous régnerez longtemps par lamour, si vous rendez vos faveurs rares et précieuses, si vous savez les faire valoir. Voulez-vous voir votre mari sans cesse à vos pieds, tenez-le toujours à quelque distance de votre personne. Mais, dans votre sévérité, mettez de la modestie, et non du caprice; quil vous voie réservée, et non pas fantasque; gardez quen ménageant son amour vous ne le fassiez douter du vôtre. Faites-vous chérir par vos faveurs et respecter par vos refus; quil honore la chasteté de sa femme sans avoir à se plaindre de sa froideur. [1744:] Cest ainsi, mon enfant, quil vous donnera sa confiance, qu il écoutera vos avis, quil vous consultera dans ses affaires, et ne résoudra rien sans en délibérer avec vous. Cest ainsi que vous pouvez le rappeler à la sagesse quand il ségare, le ramener par une douce persuasion, vous rendre aimable pour vous rendre utile, employer la coquetterie aux intérêts de la vertu, et lamour au profit de la raison. [1745:] Ne croyez pas avec tout cela que cet art même puisse vous servir toujours. Quelque précaution quon puisse prendre, la jouissance use les plaisirs, et lamour avant tous les autres. Mais, quand lamour a duré longtemps, une douce habitude en remplit le vide, et lattrait de la confiance succède aux transports de la passion. Les enfants forment entre ceux qui leur ont donné lêtre une liaison non moins douce et souvent plus forte que lamour même. Quand vous cesserez dêtre la maîtresse dEmile, vous serez sa femme et son amie; vous serez la mère de ses enfants. Alors, au lieu de votre première réserve, établissez entre vous la plus grande intimité; plus de lit à part, plus de refus, plus de caprice. Devenez tellement sa moitié, quil ne puisse plus se passer de vous, et que, sitôt quil vous quitte, il se sente loin de lui-même. Vous qui fîtes si bien régner les charmes de la vie domestique dans la maison paternelle, faites-les régner ainsi dans la vôtre. Tout homme qui se plaît dans sa maison aime sa femme. Souvenez-vous que si votre époux vit heureux chez lui, vous serez une femme heureuse. [1746:] Quant à présent, ne soyez pas si sévère à votre amant; il a mérité plus de complaisance; il soffenserait de vos alarmes; ne ménagez plus si fort sa santé aux dépens de son bonheur, et jouissez du vôtre. Il ne faut point attendre le dégoût ni rebuter le désir; il ne faut point refuser pour refuser, mais pour faire valoir ce quon accorde. [1747:] Ensuite, les réunissant, je dis devant elle à son jeune époux: Il faut bien supporter le joug quon sest imposé. Méritez quil vous soit rendu léger. Surtout sacrifiez aux grâces, et nimaginez pas vous rendre plus aimable en boudant. La paix nest pas difficile à faire, et chacun se doute aisément des conditions. Le traité se signe par un baiser. Après quoi je dis à mon élève: Cher Emile, un homme a besoin toute sa vie de conseil et de guide. Jai fait de mon mieux pour remplir jusquà présent ce devoir envers vous; ici finit ma longue tâche et commence celle dun autre. Jabdique aujourdhui lautorité que vous m avez confiée, et voici désormais votre gouverneur. [1748:] Peu à peu le premier délire se calme, et leur laisse goûter en paix les charmes de leur nouvel état. Heureux amants! dignes époux! pour honorer leurs vertus, pour peindre leur félicité, il faudrait faire lhistoire de leur vie. Combien de fois, contemplant en eux mon ouvrage, je me sens saisi dun ravissement qui fait palpiter mon cur! Combien de fois je joins leurs mains dans les miennes en bénissant la Providence et poussant dardents soupirs! Que de baisers japplique sur ces deux mains qui se serrent! de combien de larmes de joie ils me les sentent arroser! Ils sattendrissent à leur tour en partageant mes transports. Leurs respectables parents jouissent encore une fois de leur jeunesse dans celle de leurs enfants; ils recommencent pour ainsi dire de vivre en eux, ou plutôt ils connaissent pour la première fois le prix de la vie: ils maudissent leurs anciennes richesses qui les empêchèrent au même âge de goûter un sort si charmant. Sil y a du bonheur sur la terre, cest dans lasile où nous vivons quil faut le chercher. [1749:] Au bout de quelques mois, Emile entre un matin dans ma chambre, et me dit en membrassant: Mon maître, félicitez votre enfant; il espère avoir bientôt lhonneur dêtre père. Oh! quels soins vont être imposés à notre zèle, et que nous allons avoir besoin de vous! A Dieu ne plaise que je vous laisse encore élever le fils après avoir élevé le père. A Dieu ne plaise quun devoir si saint et si doux soit jamais rempli par un autre que moi, dussé-je aussi bien choisir pour lui quon a choisi pour moi-même! Mais restez le maître des jeunes maîtres. Conseillez-nous, gouvernez-nous, nous serons dociles: tant que je vivrai, jaurai besoin de vous. Jen ai plus besoin que jamais, maintenant que mes fonctions dhomme commencent. Vous avez rempli les vôtres; guidez-moi pour vous imiter; et reposez-vous, il en est temps. |