LIVRE QUATRIÈME

[743:] Que nous passons rapidement sur cette terre! le premier quart de la vie est écoulé avant quon en connaisse lusage; le dernier quart sécoule encore après quon a cessé den jouir. Dabord nous ne savons point vivre; bientôt nous ne le pouvons plus; et, dans lintervalle qui sépare ces deux extrémités inutiles, les trois quarts du temps qui nous reste sont consumés par le sommeil, par le travail, par la douleur, par la contrainte, par les peines de toute espèce. La vie est courte, moins par le peu de temps quelle dure, que parce que de ce peu de temps, nous nen avons presque point pour la goûter. Linstant de la mort a beau être éloigné de celui de la naissance, la vie est toujours trop courte quand cet espace est mal rempli.

[744:] Nous naissons, pour ainsi dire, en deux fois: lune pour exister, et lautre pour vivre; lune pour lespèce, et lautre pour le sexe. Ceux qui regardent la femme comme un homme imparfait ont tort sans doute: mais lanalogie extérieure est pour eux. Jusquà lâge nubile, les enfants des deux sexes nont rien dapparent qui les distingue; même visage, même figure, même teint, même voix, tout est égal: les filles sont des enfants, les garçons sont des enfants; le même nom suffit à des êtres si semblables. Les mâles en qui lon empêche le développement ultérieur du sexe gardent cette conformité toute leur vie; ils sont toujours de grands enfants, et les femmes, ne perdant point cette même conformité, semblent, à bien des égards, ne jamais être autre chose.

[745:] Mais lhomme, en général, nest pas fait pour rester toujours dans lenfance. Il en sort au temps prescrit par la nature; et ce moment de crise, bien quassez court, a de longues influences.

[746:] Comme le mugissement de la mer précède de loin la tempête, cette orageuse révolution sannonce par le murmure des passions naissantes; une fermentation sourde avertit de lapproche du danger. Un changement dans lhumeur, des emportements fréquents, une continuelle agitation desprit, rendent lenfant presque indisciplinable. Il devient sourd à la voix qui le rendait docile; cest un lion dans sa fièvre; il méconnaît son guide, il ne veut plus être gouverné.

[747:] Aux signes moraux dune humeur qui saltère se joignent des changements sensibles dans la figure. Sa physionomie se développe et sempreint dun caractère; le coton rare et doux qui croît au bas de ses joues brunit et prend de la consistance. Sa voix mue, ou plutôt il la perd: il nest ni enfant ni homme et ne peut prendre le ton daucun des deux. Ses yeux, ces organes de lâme, qui nont rien dit jusquici, trouvent un langage et de lexpression; un feu naissant les anime, leurs regards plus vifs ont encore une sainte innocence, mais ils nont plus leur première imbécillité: il sent déjà quils peuvent trop dire; il commence à savoir les baisser et rougir; il devient sensible avant de savoir ce quil sent; il est inquiet sans raison de lêtre. Tout cela peut venir lentement et vous laisser du temps encore: mais si sa vivacité se rend trop impatiente, si son emportement se change en fureur, sil sirrite et sattendrit dun instant à lautre, sil verse des pleurs sans sujet, si, près des objets qui commencent à devenir dangereux pour lui, son pouls sélève et son oeil senflamme, si la main dune femme se posant sur la sienne le fait frissonner, sil se trouble ou sintimide auprès delle, Ulysse, ô sage Ulysse, prends garde à toi; les outres que tu fermais avec tant de soin sont ouvertes; les vents sont déjà déchaînés; ne quitte plus un moment le gouvernail, ou tout est perdu.

[748:] Cest ici la seconde naissance dont jai parlé; cest ici que lhomme naît véritablement à la vie, et que rien dhumain nest étranger à lui. Jusquici nos soins nont été que des jeux denfant; ils ne prennent quà présent une véritable importance. Cette époque où finissent les éducations ordinaires est proprement celle où la nôtre doit commencer; mais, pour bien exposer ce nouveau plan, reprenons de plus haut létat des choses qui sy rapportent.

[749:] Nos passions sont les principaux instruments de notre conservation: cest donc une entreprise aussi vaine que ridicule de vouloir les détruire; cest contrôler la nature, cest réformer louvrage de Dieu. Si Dieu disait àlhomme danéantir les passions quil lui donne, Dieu voudrait et ne voudrait pas; il se contredirait lui-même. Jamais il na donné cet ordre insensé, rien de pareil nest écrit dans le coeur humain; et ce que Dieu veut quun homme fasse, il ne le lui fait pas dire par un autre homme, il le lui dit lui-même, il lécrit au fond de son coeur.

[750:] Or je trouverais celui qui voudrait empêcher les passions de naître presque aussi fou que celui qui voudrait les anéantir; et ceux qui croiraient que tel a été mon projet jusquici mauraient sûrement fort mal entendu.

[751:] Mais raisonnerait-on bien, si, de ce quil est dans la nature de lhomme davoir des passions, on allait conclure que toutes les passions que nous sentons en nous et que nous voyons dans les autres sont naturelles? Leur source est naturelle, il est vrai; mais mille ruisseaux étrangers lont grossie; cest un grand fleuve qui saccroît sans cesse, et dans lequel on retrouverait à peine quelques gouttes de ses premières eaux. Nos passions naturelles sont très bornées; elles sont les instruments de notre liberté, elles tendent à nous conserver. Toutes celles qui nous subjuguent et nous détruisent nous viennent dailleurs; la nature ne nous les donne pas, nous nous les approprions à son préjudice.

[752:] La source de nos passions, lorigine et le principe de toutes les autres,. la seule qui naît avec lhomme et ne le quitte jamais tant quil vit, est lamour de soi: passion primitive, innée, antérieure à toute autre, et dont toutes les autres ne sont, en un sens, que des modifications. En ce sens, toutes, si lon veut, sont naturelles. Mais la plupart de ces modifications ont des causes étrangères sans lesquelles elles nauraient jamais lieu; et ces mêmes modifications, loin de nous être avantageuses, nous sont nuisibles; elles changent le premier objet et vont contre leur principe: cest alors que lhomme se trouve hors de la nature, et se met en contradiction avec soi.

[753:] Lamour de soi-même est toujours bon, et toujours conforme à lordre. Chacun étant chargé spécialement de sa propre conservation, le premier et le plus important de ses soins est et doit être dy veiller sans cesse: et comment y veillerait-il ainsi, sil ny prenait le plus grand intérêt?

[754:] Il faut donc que nous nous aimions pour nous conserver, il faut que nous nous aimions plus que toute chose; et, par une suite immédiate du même sentiment, nous aimons ce qui nous conserve. Tout enfant sattache àsa nourrice: Romulus devait sattacher à la louve qui lavait allaité. Dabord cet attachement est purement machinal. Ce qui favorise le bien-être dun individu lattire ce qui lui nuit le repousse: ce nest là quun instinct aveugle. Ce qui transforme cet instinct en sentiment, lattachement en amour, laversion en haine, cest lintention manifestée de nous nuire ou de nous être utile. On ne se passionne pas pour les êtres insensibles qui ne suivent que limpulsion quon leur donne; mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur disposition intérieure, par leur volonté, ceux que nous voyons agir librement pour ou contre, nous inspirent des sentiments semblables à ceux quils nous montrent. Ce qui nous sert, on le cherche; mais ce qui nous veut servir, on laime. Ce qui nous nuit, on le fuit; mais ce qui nous veut nuire, on le hait.

[755:] Le premier sentiment dun enfant est de saimer lui-même; et le second, qui dérive du premier, est daimer ceux qui lapprochent; car, dans létat de faiblesse où il est, il ne connaît personne que par lassistance et les soins quil reçoit. Dabord lattachement quil a pour sa nourrice et sa gouvernante nest quhabitude. Il les cherche, parce quil a besoin delles et quil se trouve bien de les avoir; cest plutôt de connaissance que bienveillance. Il lui faut beaucoup de temps pour comprendre que non seulement elles lui sont utiles, mais quelles veulent lêtre; et cest alors quil commence à les aimer.

[756:] Un enfant est donc naturellement enclin à la bienveillance, parce quil voit que tout ce qui lapproche est porté à lassister, et quil prend de cette observation lhabitude dun sentiment favorable à son espèce; mais, à mesure quil étend ses relations, ses besoins, ses dépendances actives ou passives, le sentiment de ses rapports à autrui séveille, et produit celui des devoirs et des préférences. Alors lenfant devient impérieux, jaloux, trompeur, vindicatif. Si on le plie à lobéissance, ne voyant point lutilité de ce quon lui commande, il lattribue au caprice, àlintention de le tourmenter, et il se mutine. Si on lui obéit à lui-même, aussitôt que quelque chose lui résiste, il y voit une rébellion, une intention de lui résister; il bat la chaise ou la table pour avoir désobéi. Lamour de soi, qui ne regarde quà nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits; mais lamour-propre, qui se compare, nest jamais content et ne saurait lêtre, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux; ce qui est impossible. Voilà comment les passions douces et affectueuses naissent de lamour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles naissent de lamour-propre. Ainsi, ce qui rend lhomme essentiellement bon est davoir peu de besoins, et de peu se comparer aux autres; ce qui le rend essentiellement méchant est davoir beaucoup de besoins, et de tenir beaucoup à lopinion. Sur ce principe il est aisé de voir comment on peut diriger au bien ou au mal toutes les passions des enfants et des hommes. Il est vrai que, ne pouvant vivre toujours seuls, ils vivront difficilement toujours bons: cette difficulté même augmentera nécessairement avec leurs relations; et cest en ceci surtout que les dangers de la société nous rendent lart et les soins plus indispensables pour prévenir dans le coeur humain la dépravation qui naît de ses nouveaux besoins.

[757:] Létude convenable à lhomme est celle de ses rapports. Tant quil ne se connaît que par son être physique, il doit sétudier par ses rapports avec les choses: cest lemploi de son enfance; quand il commence à sentir son être moral, il doit sétudier par ses rapports avec les hommes: cest lemploi de sa vie entière, à commencer au point où nous voilà parvenus.

[758:] Sitôt que lhomme a besoin dune compagne, il nest plus un être isolé, son coeur nest plus seul. Toutes ses relations avec son espèce, toutes les affections de son âme naissent avec celle-là. Sa première passion fait bientôt fermenter les autres.

[759:] Le penchant de linstinct est indéterminé. Un sexe est attiré vers lautre: voilà le mouvement de la nature. Le choix, les préférences, lattachement personnel, sont louvrage des lumières, des préjugés, de lhabitude: il faut du temps et des .connaissances pour nous rendre capables damour: on naime quaprès avoir jugé, on ne préfère quaprès avoir comparé. Ces jugements se font sans quon sen aperçoive, mais ils nen sont pas moins réels. Le véritable amour, quoi quon en dise, sera toujours honoré des hommes: car, bien que ses emportements nous égarent, bien quil nexclue pas du coeur qui le sent des qualités odieuses, et même quil en produise, il en supporte pourtant toujours destimables, sans lesquelles on serait hors détat de le sentir. Ce choix quon met en opposition avec la raison nous vient delle. On a fait lamour aveugle, parce quil a de meilleurs yeux que nous, et quil voit des rapports que nous ne pouvons apercevoir. Pour qui naurait nulle idée de mérite ni de beauté, toute femme serait également bonne, et la première venue serait toujours la plus aimable. Loin que lamour vienne de la nature, il est la règle et le frein de ses penchants: cest par lui quexcepté lobjet aimé, un sexe nest p lus rien pour lautre.

[760:] La préférence quon accorde, on veut lobtenir; lamour doit être réciproque. Pour être aimé, il faut se rendre aimable; pour être préféré, il faut se rendre plus aimable quun autre, plus aimable que tout autre, au moins aux yeux de lobjet aimé. De là les premiers regards sur ses semblables; de là les premières comparaisons avec eux, de là lémulation, les rivalités, la jalousie. Un coeur plein dun sentiment qui déborde aime àsépancher: du besoin dune maîtresse naît bientôt celui dun ami. Celui qui sent combien il est doux dêtre aimé voudrait lêtre de tout le monde, et tous ne sauraient vouloir des préférences, quil ny ait beaucoup de mécontents. Avec lamour et lamitié naissent les dissensions, linimitié, la haine. Du sein de tant de passions diverses je vois lopinion sélever un trône inébranlable, et les stupides mortels, asservis à son empire, ne fonder leur propre existence que sur les jugements dautrui.

[761:] Etendez ces idées, et vous verrez doù vient à notre amour-propre la forme que nous lui croyons naturelle; et comment lamour de soi, cessant dêtre un sentiment absolu, devient orgueil dans les grandes âmes, vanité dans les petites, et dans toutes se nourrit sans cesse aux dépens du prochain. Lespèce de ces passions, nayant point son germe dans le coeur des enfants, ny peut naître delle-même; cest nous seuls qui ly portons, et jamais elles ny prennent racine que par notre faute; mais il nen est plus ainsi du coeur du jeune homme: quoi que nous puissions faire, elles y naîtront malgré nous. Il est donc temps de changer de méthode.

[762:] Commençons par quelques réflexions importantes sur létat critique dont il sagit ici. Le passage de lenfance à la puberté nest pas tellement déterminé par la nature quil ne varie dans les individus selon les tempéraments, et dans les peuples selon les climats. Tout le monde sait les distinctions observées sur ce point entre les pays chauds et les pays froids, et chacun voit que les tempéraments ardents sont formés plus tôt que les autres: mais on peut se tromper sur les causes, et souvent attribuer au physique ce quil faut imputer au moral; cest un des abus les plus fréquents de la philosophie de notre siècle. Les instructions de la nature sont tardives et lentes; celles des hommes sont presque toujours prématurées. Dans le premier cas, les sens éveillent limagination; dans le second, limagination éveille les sens; elle leur donne une activité précoce qui ne peut manquer dénerver, daffaiblir dabord les individus, puis lespèce même à la longue. Une observation plus générale et plus sûre que celle de leffet des climats est que la puberté et la puissance du sexe est toujours p lus hâtive chez les peuples instruits et policés que chez les peuples ignorants et barbares. Les enfants ont une sagacité singulière pour démêler à travers toutes les singeries de la décence les mauvaises moeurs quelle couvre. Le langage épuré quon leur dicte, les leçons dhonnêteté quon leur donne, le voile du mystère quon affecte de tendre devant leurs yeux, sont autant daiguillons à leur curiosité. A la manière dont on sy prend, il est clair que ce quon feint de leur cacher nest que pour le leur apprendre; et cest, de toutes les instructions quon leur donne, celle qui leur profite le mieux.

[763:] Consultez lexpérience, vous comprendrez à quel point cette méthode insensée accélère louvrage de la nature et ruine le tempérament. Cest ici lune des principales causes qui font dégénérer les races dans les villes. Les jeunes gens, épuisés de bonne heure, restent petits, faibles, mal faits, vieillissent au lieu de grandir, comme la vigne à qui lon fait porter du fruit au printemps languit et meurt avant lautomne.

[764:] Il faut avoir vécu chez des peuples grossiers et simples pour connaître jusquà quel âge une heureuse ignorance y peut prolonger linnocence des enfants. Cest un spectacle à la fois touchant et risible dy voir les deux sexes, livrés à la sécurité de leurs coeurs, prolonger dans la fleur de lâge et de la beauté les jeux naïfs de lenfance, et montrer par leur familiarité même la pureté de leurs plaisirs. Quand enfin cette aimable jeunesse vient à se marier, les deux époux, se donnant mutuellement les prémices de leur personne, en sont plus chers lun a lautre; des multitudes denfants, sains et robustes, deviennent le gage dune union que rien naltère, et le fruit de la sagesse de leurs premiers ans.

[765:] Si lâge où lhomme acquiert la conscience de son sexe diffère autant par leffet de léducation que par laction de la nature, il suit de là quon peut accélérer et retarder cet âge selon la manière dont on élèvera les enfants; et si le corps gagne ou perd de la consistance à mesure quon retarde ou quon accélère ce progrès, il suit aussi que, plus on sapplique à le retarder, plus un jeune homme acquiert de vigueur et de force. Je ne parle encore que des effets purement physiques: on verra bientôt quils ne se bornent pas là.

[766:] De ces réflexions je tire la solution de cette question si souvent agitée, sil convient déclairer les enfants de bonne heure sur les objets de leur curiosité, ou sil vaut mieux leur donner le change par de modestes erreurs. Je pense quil ne faut faire ni lun ni lautre. Premièrement, cette curiosité ne leur vient point sans quon y ait donné lieu. Il faut donc faire en sorte quils ne laient pas. En second lieu, des questions quon nest pas forcé de résoudre nexigent point quon trompe celui qui les fait: il vaut mieux lui imposer silence que de lui répondre en mentant. Il sera peu surpris de cette loi, si lon a pris soin de ly asservir dans les choses indifférentes. Enfin, si lon prend le parti de répondre, que ce soit avec la plus grande simplicité, sans mystère, sans embarras, sans sourire. Il y a beaucoup moins de danger à satisfaire la curiosité de lenfant quà lexciter.

[767:] Que vos réponses soient toujours graves, courtes, décidées, et sans jamais paraître hésiter. Je nai pas besoin dajouter quelles doivent être vraies. On ne peut apprendre aux enfants le danger de mentir aux hommes, sans sentir, de la part des hommes, le danger plus grand de mentir aux enfants. Un seul mensonge avéré du maître à lélève ruinerait à jamais tout le fruit de léducation.

[768:] Une ignorance absolue sur certaines matières est peut-être ce qui conviendrait le mieux aux enfants: mais quils apprennent de bonne heure ce quil est impossible de leur cacher toujours. Il faut, ou que leur curiosité ne séveille en aucune manière, ou quelle soit satisfaite avant lâge où elle nest plus sans danger. Votre conduite avec votre élève dépend beaucoup en ceci de sa situation particulière, des sociétés qui lenvironnent, des circonstances où lon prévoit quil pourra se trouver, etc. Il importe ici de ne rien donner au hasard; et si vous nêtes pas sûr de lui faire ignorer jusquà seize ans la différence des sexes, ayez soin quil lapprenne avant dix.

[769:] Je naime point quon affecte avec les enfants un langage trop épuré, ni quon fasse de longs détours, dont ils saperçoivent, pour éviter de donner aux choses leur véritable nom. Les bonnes moeurs, en ces matières, ont toujours beaucoup de simplicité; mais des imaginations souillées par le vice rendent loreille délicate, et forcent de raffiner sans cesse sur les expressions. Les termes grossiers sont sans conséquence; ce sont les idées lascives quil faut écarter.

[770:] Quoique la pudeur soit naturelle à lespèce humaine, naturellement les enfants nen ont point. La pudeur ne naît quavec la connaissance du mal: et comment les enfants, qui nont ni ne doivent avoir cette connaissance, auraient-ils le sentiment qui en est leffet? Leur donner des leçons de pudeur et dhonnêteté, cest leur apprendre quil y a des choses honteuses et déshonnêtes, cest leur donner un désir secret de connaître ces choses-là. Tôt ou tard ils en viennent à bout, et la première étincelle qui touche à limagination accélère à coup sûr lembrasement des sens. Quiconque rougit est déjà coupable; la vraie innocence na honte de rien.

[771:] Les enfants nont pas les mêmes désirs que les hommes; mais, sujets comme eux à la malpropreté qui blesse les sens, ils peuvent de ce seul assujettisement recevoir les mêmes leçons de bienséance. Suivez lesprit de la nature, qui, plaçant dans les mêmes lieux les organes des plaisirs secrets et ceux des besoins dégoûtants, nous inspire les mêmes soins à différents âges, tantôt par une idée et tantôt par une autre; à lhomme par la modestie, àlenfant par la propreté.

[772:] Je ne vois quun bon moyen de conserver aux enfants leur innocence; cest que tous ceux qui les entourent la respectent et laiment. Sans cela, toute la retenue dont on tâche duser avec eux se dément tôt ou tard; un sourire, un dm doeil, un geste échappé, leur disent tout ce quon cherche à leur taire; il leur suffit, pour lapprendre, de voir quon le leur a voulu cacher. La délicatesse de tours et dexpressions dont se servent entre eux les gens polis, supposant des lumières que les enfants ne doivent pas avoir, est tout à fait déplacée avec eux; mais quand on honore vraiment leur simplicité, lon prend aisément, en leur parlant, celle des termes qui leur conviennent. Il y a une certaine naïveté de langage qui sied et qui plaît àlinnocence: voilà le vrai ton qui détourne un enfant dune dangereuse curiosité. En lui parlant simplement de tout, on ne lui laisse pas soupçonner quil reste rien de plus à lui dire. En joignant aux mots grossiers les idées déplaisantes qui leur conviennent, on étouffe le premier feu de limagination: on ne lui défend pas de prononcer ces mots et davoir ces idées; mais on lui donne, sans quil y songe, de la répugnance à les rappeler. Et combien dembarras cette liberté naïve ne sauve-t-elle point à ceux qui, la tirant de leur propre coeur, disent toujours ce quil faut dire, et le disent toujours comme ils lont senti!

[773:] Comment se font les enfants? Question embarrassante qui vient assez naturellement aux enfants, et dont la réponse indiscrète ou prudente décide quelquefois de leurs moeurs et de leur santé pour toute leur vie. La manière la plus courte quune mère imagine pour sen débarrasser sans tromper son fils, est de lui imposer silence. Cela serait bon, si on ly eût accoutumé de longue main dans des questions indifférentes, et quil ne soupçonnât pas du mystère à ce nouveau ton. Mais rarement elle sen tient là. Cest le secret des gens mariés, lui dira-t-elle; de petits garçons ne doivent point être si curieux. Voilà qui est fort bien pour tirer dembarras la mère: mais quelle sache que, piqué de cet air de mépris, le petit garçon naura pas un moment de repos quil nait appris le secret des gens mariés, et quil ne tardera pas de lapprendre.

[774:] Quon me permette de rapporter une réponse bien différente que jai entendu faire à la même question, et qui me frappa dautant plus, quelle partait dune femme aussi modeste dans ses discours que dans ses manières, mais qui savait au besoin fouler aux pieds, pour le bien de son fils et pour la vertu, la fausse crainte du blâme et les vains pro p os des plaisants. Il ny avait pas longtemps que le an avait jeté par les urines une petite pierre qui lui avait déchiré lurètre; mais le mal passé était oublié. Maman, dit le petit étourdi, comment se font les enfonts? Mon fils, répond la mère sans hésiter, les femmes les pissent avec des douleurs qui leur coûtent quelquefois la vie. Que les fous rient, et que les sots soient scandalisés: mais que les sages cherchent si jamais ils trouveront une réponse plus judicieuse et qui aille mieux à ses fins.

[775:] Dabord lidée dun besoin naturel et connu de lenfant détourne celle dune opération mystérieuse. Les idées accessoires de la douleur et de la mort couvrent celle-là dun voile de tristesse qui amortit limagination et réprime la curiosité; tout porte lesprit sur les suites de laccouchement, et non pas sur ses causes. Les infirmités de la nature humaine, des objets dégoûtants, des images de souffrance, voilà les éclaircissements où mène cette réponse, si la répugnance quelle inspire permet à lenfant de les demander. Par où linquiétude des désirs aura-t-elle occasion de naître dans des entretiens ainsi dirigés? Et cependant vous voyez que la vérité na point été altérée, et quon na point eu besoin dabuser son élève au lieu de linstruire.

[776:] Vos enfants lisent; ils prennent dans leurs lectures des connaissances quils nauraient pas sils navaient point lu. Sils étudient, limagination sallume et saiguise dans le silence du cabinet. Sils vivent dans le monde, ils entendent un jargon bizarre, ils voient des exemples dont ils sont frappés: on leur a si bien persuadé quils étaient hommes, que, dans tout ce que font les hommes en leur présence, ils cherchent aussitôt comment cela peut leur convenir: il faut bien que les actions dautrui leur servent de modèle, quand les jugements dautrui leur servent de loi. Des domestiques quon fait dépendre deux, par conséquent intéressés à leur plaire, leur font leur cour aux dépens des bonnes moeurs; des, gouvernantes rieuses leur tiennent à quatre ans des propos que la plus effrontée noserait leur tenir à quinze. Bientôt elles oublient ce quelles ont dit; mais ils noublient pas ce quils ont entendu. Les entretiens polissons préparent les moeurs libertines: le laquais fripon rend lenfant débauché; et le secret de lun sert de garant à celui de lautre.

[777:] Lenfant élevé selon son âge est seul. Il ne connaît dattachements que ceux de lhabitude; il aime sa soeur comme sa montre, et son ami comme son chien. Il ne se sent daucun sexe, daucune espèce: lhomme et la femme lui sont également étrangers; il ne rapporte àlui rien de ce quils font ni de ce quils disent: il ne le voit ni ne lentend, ou ny fait nulle attention; leurs discours ne lintéressent pas plus que leurs exemples: tout cela nest point fait pour lui. Ce nest pas une erreur artificieuse quon lui donne par cette méthode, cest lignorance de la nature. Le temps vient où la même nature prend soin déclairer son élève; et cest alors seulement quelle la mis en état de profiter sans risque des leçons quelle lui donne. Voilà le principe: le détail des règles nest pas de mon sujet; et les moyens que je propose en vue dautres objets servent encore dexemple pour celui-ci.

[778:] Voulez-vous mettre lordre et la règle dans les passions naissantes, étendez lespace durant lequel elles se développent, afin quelles aient le temps de sarranger àmesure quelles naissent. Alors ce nest pas lhomme qui les ordonne, cest la nature elle-même; votre soin nest que de la laisser arranger son travail. Si votre élève était seul, vous nauriez rien à faire; mais tout ce qui lenvironne enflamme son imagination. Le torrent des préjugés lentraîne: pour le retenir, il faut le pousser en sens contraire. Il faut que le sentiment enchaîne limagination, et que la raison fasse taire lopinion des hommes. La source de toutes les passions est la sensibilité, limagination détermine leur pente. Tout être qui sent ses rapports doit être affecté quand ces rapports saltèrent et quil en imagine ou quil en croit imaginer de plus convenables à sa nature. Ce sont les erreurs de limagination qui transforment en vices les passions de tous les êtres bornés, même des anges, sils en ont; car il faudrait quils connussent la nature de tous les êtres, pour savoir quels rapports conviennent le mieux à la leur.

[779:] Voici donc le sommaire de toute la sagesse humaine dans lusage des passions: I sentir les vrais rapports de lhomme tant dans lespèce que dans lindividu; 2 ordonner toutes les affections de lâme selon ces rapports.

[780:] Mais lhomme est-il maitre dordonner ses affections selon tels ou tels rapports? Sans doute, sil est maître de diriger son imagination sur tel ou tel objet, ou de lui donner telle ou telle habitude. Dailleurs, il sagit moins ici de ce quun homme peut faire sur lui-même que de ce que nous pouvons faire sur notre élève par le choix des circonstances où nous le plaçons. Exposer les moyens propres à maintenir dans lordre de la nature, cest dire assez comment il en peut sortir.

[781:] Tant que sa sensibilité reste bornée à son individu, il ny a rien de moral dans ses actions; ce nest que quand elle commence à sétendre hors de lui, quil prend dabord les sentiments, ensuite les notions du bien et du mal, qui le constituent véritablement homme et partie intégrante de son espèce. Cest donc à ce premier point quil faut dabord fixer nos observations.

[782:] Elles sont difficiles en ce que, pour les faire, il faut rejeter les exemples qui sont sous nos yeux, et chercher ceux où les développements successifs se font selon lordre de la nature.

[783:] Un enfant façonné, poli, civilisé, qui nattend que la puissance de mettre en oeuvre les instructions prématurées quil a reçues, ne se trompe jamais sur le moment où cette puissance lui survient. Loin de lattendre, il laccélère, il donne à son sang une fermentation précoce, il sait quel doit être lobjet de ses désirs, longtemps même avant quil les éprouve. Ce nest pas la nature qui lexcite, cest lui qui la force: elle na plus rien à lui apprendre, en le faisant homme; il létait par la pensée longtemps avant de lêtre en effet.

[784:] La véritable marche de la nature est plus graduelle et plus lente. Peu à peu le sang senflamme, les esprits sélaborent, le tempérament se forme. Le sage ouvrier qui dirige la fabrique a soin de perfectionner tous ses instruments avant de les mettre en oeuvre: une longue inquiétude précède les premiers désirs, une longue ignorance leur donne le change; on désire sans savoir quoi. Le sang fermente et sagite; une surabondance de vie cherche à sétendre au dehors. Loeil sanime et parcourt les autres êtres, on commence à prendre intérêt à ceux qui nous environnent, on commence à sentir quon nest pas fait pour vivre seul: cest ainsi que le coeur souvre aux affections humaines, et devient capable dattachement.

[785:] Le premier sentiment dont un jeune homme élevé soigneusement est susceptible nest pas lamour, cest lamitié. Le premier acte de son imagination naissante est de lui apprendre quil a des semblables, et lespèce laffecte avant le sexe. Voilà donc un autre avantage de linnocence prolongée: cest de profiter de la sensibilité naissante pour jeter dans le coeur du jeune adolescent les premières semences de lhumanité: avantage dautant plus précieux que cest le seul temps de la vie où les mêmes soins puissent avoir un vrai succès.

[786:] Jai toujours vu que les jeunes gens corrompus de bonne heure, et livrés aux femmes et à la débauche, étaient inhumains et cruels; la fougue du tempérament les rendait impatients, vindicatifs, furieux; leur imagination, pleine dun seul objet, se refusait à tout le reste; ils ne connaissaient ni pitié ni miséricorde; ils auraient sacrifié père, mère, et lunivers entier au moindre de leurs plaisirs. Au contraire, un jeune homme élevé dans une heureuse simplicité est porté par les premiers mouvements de la nature vers les passions tendres et affectueuses: son coeur compatissant sémeut sur les peines de ses semblables; il tressaille daise quand il revoit son camarade, ses bras savent trouver des étreintes caressantes, ses yeux savent verser des larmes dattendrissement; il est sensible à la honte de déplaire, au regret davoir offensé. Si lardeur dun sang qui senflamme le rend vif, emporté, colère, on voit le moment daprès toute la bonté de son coeur dans leffusion de son repentir; il pleure, il gémit sur la blessure quil a faite; il voudrait au prix de son sang racheter celui quil a versé; tout son emportement séteint, toute sa fierté shumilie devant le sentiment de sa faute. Est-il offensé lui-même: au fort de sa fureur, une excuse, un mot le désarme; il pardonne les torts dautrui daussi bon coeur quil répare les siens. Ladolescence nest lâge ni de la vengeance ni de la haine; elle est celui de la commisération, de la clémence, de la générosité. Oui, je le soutiens et je ne crains point dêtre démenti par lexpérience, un enfant qui nest pas mal né, et qui a conservé jusquà vingt ans son innocence, est à cet âge le plus généreux, le meilleur, le plus aimant et le plus aimable des hommes. On ne vous a jamais rien dit de semblable; je le crois bien; vos philosophes, élevés dans toute la corruption des collèges, nont garde de savoir cela.

[787:] Cest la faiblesse de lhomme qui le rend sociable; ce sont nos misères communes qui portent nos coeurs àlhumanité: nous ne lui devrions rien si nous nétions pas hommes. Tout attachement est un signe dinsuffisance: si chacun de nous navait nul besoin des autres, il ne songerait guère à sunir à eux. Ainsi de notre infirmité même naît notre frêle bonheur. Un être vraiment heureux est un être solitaire; Dieu seul jouit dun bonheur absolu; mais qui de nous en a lidée? Si quelque être imparfait pouvait se suffire à lui-même, de quoi jouirait-il selon nous? Il serait seul, il serait misérable. Je ne conçois pas que celui qui na besoin de rien puisse aimer quelque chose: je ne conçois pas que celui qui n aime rien puisse être heureux.

[788:] Il suit de là que nous nous attachons à nos semblables moins par le sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines; car nous y voyons bien mieux lidentité de notre nature et les garants de leur attachement pour nous. Si nos besoins communs nous unissent par intérêt, nos misères communes nous unissent par affection. Laspect dun homme heureux inspire aux autres moins damour que denvie; on laccuserait volontiers dusurper un droit quil na pas en se faisant un bonheur exclusif; et lamour-propre souffre encore cn nous faisant sentir que cet homme na nul besoin de nous. Mais qui est-ce qui ne plaint pas le malheureux quil voit souffrir? Qui est-ce qui ne voudrait pas le délivrer de ses maux sil nen coûtait quun souhait pour cela? Limagination nous met à la place du misérable plutôt quà celle de lhomme heureux; on sent que lun de ces états nous touche de plus près que lautre. La pitié est douce, parce quen se mettant à la place de celui qui souffre, on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. Lenvie est amère, en ce que laspect dun homme heureux, loin de mettre lenvieux à sa place, lui donne le regret de ny pas être. Il semble que lun nous exempte des maux quil souffre, et que lautre nous ôte les biens dont il jouit.

[789:] Voulez-vous donc exciter et nourrir dans le coeur dun jeune homme les premiers mouvements de la sensibilité naissante, et tourner son caractère vers la bienfaisance et vers la bonté; nallez point faire germer en lui lorgueil, la vanité, lenvie, par la trompeuse image du bonheur des hommes; nexposez point dabord à ses yeux la pompe des cours, le faste des palais, lattrait des spectacles; ne le promenez point dans les cercles, dans les brillantes assemblées, ne lui montrez lextérieur de la grande société quaprès lavoir mis en état de lapprécier en elle-même. Lui montrer le monde avant quil connaisse les hommes, ce nest pas le former, cest le corrompre; ce nest pas linstruire, cest le tromper.

[790:] Les hommes ne sont naturellement ni rois, ni grands, ni courtisans, ni riches; tous sont nés nus et pauvres, tous sujets aux misères de la vie, aux chagrins, aux maux, aux besoins, aux douleurs de toute espèce; enfin, tous sont condamnés à la mort. Voilà ce qui est vraiment de lhomme; voilà de quoi nul mortel nest exempt. Commencez donc par étudier de la nature humaine ce qui en est le plus inséparable, ce qui constitue le mieux lhumanité.

[791:] A seize ans ladolescent sait ce que cest que souffrir; car il a souffert lui-même; mais à peine sait-il que dautres êtres souffrent aussi; le voir sans le sentir nest pas le savoir, et, comme je lai dit cent fois, lenfant nimaginant point ce que sentent les autres ne connaît de maux que les siens: mais quand le premier développement des sens allume en lui le feu de limagination, il commence à se sentir dans ses semblables, à sémouvoir de leurs plaintes et a souffrir de leurs douleurs. Cest alors que le triste tableau de lhumanité souffrante doit porter à son coeur le premier attendrissement quil ait jamais éprouvé.

[792:] Si ce moment nest pas facile à remarquer dans vos enfants, à qui vous en prenez-vous? Vous les instruisez de si bonne heure à jouer le sentiment, vous leur en apprenez si tôt le langage, que parlant toujours sur le même ton, ils tournent vos leçons contre vous-même, et ne vous laissent nul moyen de distinguer quand, cessant de mentir, ils commencent à sentir ce quils disent. Mais voyez mon Emile; à lâge où je lai conduit il na ni senti ni menti. Avant de savoir ce que cest quaimer, il na dit àpersonne: Je vous aime bien; on ne lui a point prescrit la contenance quil devait prendre en entrant dans la chambre de son père, de sa mère, ou de son gouverneur malade; on ne lui a point montré lart daffecter la tristesse quil navait pas. Il na feint de pleurer sur la mort de personne; car il ne sait ce que cest que mourir. La même insensibilité quil a dans le coeur est aussi dans ses manières. Indifférent à tout, hors à lui-même, comme tous les autres enfants, il ne prend intérêt à personne; tout ce qui le distingue est quil ne veut point paraître en prendre, et quil nest pas faux comme eux.

[793:] Emile, ayant peu réfléchi sur les êtres sensibles, saura tard ce que cest que souffrir et mourir. Les plaintes et les cris commenceront dagiter ses entrailles; laspect du sang qui coule lui fera détourner les yeux; les convulsions dun animal expirant lui donneront je ne sais quelle angoisse avant quil sache doù lui viennent ces nouveaux mouvements. Sil était resté stupide et barbare, il ne les aurait pas; sil était plus instruit, il en connaîtrait la source: il a déjà trop comparé didées pour ne rien sentir, et pas assez pour concevoir ce quil sent.

[794:] Ainsi naît la pitié, premier sentiment relatif qui touche le coeur humain selon lordre de la nature. Pour devenir sensible et pitoyable, il faut que lenfant sache quil y a des êtres semblables à lui qui souffrent ce quil a souffert, qui sentent les douleurs quil a senties, et dautres dont il doit avoir lidée comme pouvant les sentir aussi. En effet, comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié, si ce nest en nous transportant hors de nous et nous identifiant avec lanimal souffrant, en quittant, pour ainsi dire, notre être pour prendre le sien? Nous ne souffrons quautant que nous jugeons quil souffre; ce nest pas dans nous, cest dans lui que nous souffrons. Ainsi nul ne devient sensible que quand son imagination sanime et commence à le transporter hors de lui.

[795:] Pour exciter et nourrir cette sensibilité naissante, pour la guider ou la suivre dans sa pente naturelle, quavons-nous donc à faire, si ce nest doffrir au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son coeur, qui le dilatent, qui létendent sur les autres êtres, qui le fassent partout retrouver hors de lui; décarter avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain; cest-à-dire, en dautres termes, dexciter en lui la bonté, lhumanité, la commisération, la bienfaisance, toutes les passions attirantes et douces qui plaisent naturellement aux hommes, et dempêcher de naître lenvie, la convoitise, la haine, toutes les passions repoussantes et cruelles, qui rendent, pour ainsi dire, la sensibilité non seulement nulle, mais négative, et font le tourment de celui qui les éprouve?

[796:] Je crois pouvoir résumer toutes les réflexions précédentes en deux ou trois maximes précises, claires et faciles à saisir.

PREMIÈRE MAXIME: Il nest pas dans le coeur humain de se mettre à la place des gens qui sont plus heureux que nous, mais seulement de ceux qui sont plus à plaindre.

[797:] Si lon trouve des exceptions à cette maxime, elles sont plus apparentes que réelles. Ainsi lon ne se met pas à la place du riche ou du grand auquel on sattache; même en sattachant sincèrement, on ne fait que sapproprier une partie de son bien-être. Quelquefois on laime dans ses malheurs; mais, tant quil prospère, il na de véritable ami que celui qui nest pas la dupe des apparences, et qui le plaint plus quil ne lenvie, malgré sa prospérité.

[798:] On est touché du bonheur de certains états, par exemple de la vie champêtre et pastorale. Le charme de voir ces bonnes gens heureux nest point empoisonné par lenvie; on sintéresse à eux véritablement. Pourquoi cela? Parce quon se sent maître de descendre à cet état de paix et dinnocence, et de jouir de la même félicité; cest un pis-aller qui ne donne que des idées agréables, attendu quil suffit den vouloir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du plaisir à voir ses ressources, à contempler son propre bien, même quand on nen veut pas user.

[799:] Il suit de là que, pour porter un jeune homme à lhumanité, loin de lui faire admirer le sort brillant des autres, il faut le lui montrer par les côtés tristes; il faut le lui faire craindre. Alors, par une conséquence évidente, il doit se frayer une route au bonheur, qui ne soit sur les traces de personne.

DEUXIÉME MAXIME: On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt sos-même. Non ignara mali, miseris succurrere disco.

[800:] Je ne connais rien de si beau, de si profond, de si touchant, de si vrai, que ce vers-là.

[801:] Pourquoi les rois sont-ils sans pitié pour leurs sujets? Cest quils comptent de nêtre jamais hommes. Pourquoi les riches sont-ils si durs pour les pauvres? Cest quils nont pas peur de le devenir. Pourquoi la noblesse a-t-elle un si grand mépris pour le peuple? Cest quun noble ne sera jamais roturier. Pourquoi les Turcs sont-ils généralement plus humains, plus hospitaliers que nous? Cest que, dans leur gouvernement tout à fait arbitraire, la grandeur et la fortune des particuliers étant toujours précaires et chancelantes, ils ne regardent point labaissement et la misère comme un état étranger à eux; chacun peut être demain ce quest aujourdhui celui quil assiste. Cette réflexion, qui revient sans cesse dans les romans orientaux, donne à leur lecture je ne sais quoi dattendrissant que na point tout lapprêt de notre sèche morale.

[802:] Naccoutumez donc pas votre élève à regarder du haut de sa gloire les peines des infortunés, les travaux des misérables; et nespérez pas lui apprendre à les plaindre, sil les considère comme lui étant étrangers. Faites-lui bien comprendre que le sort de ces malheureux peut être le sien, que tous leurs maux sont sous ses pieds, que mille événements imprévus et inévitables peuvent ly plonger dun moment à lautre. Apprenez-lui à ne compter ni sur la naissance, ni sur la santé, ni sur les richesses; montrez-lui toutes les vicissitudes de la fortune; cherchez lui les exemples toujours trop fréquents de gens qui, dun état plus élevé que le sien, sont tombés au-dessous de celui de ces malheureux; que ce soit par leur faute ou non, ce nest pas maintenant de quoi il est question; sait-il seulement ce que cest que faute? Nempiétez jamais sur lordre de ses connaissances, et ne léclairez que par les lumières qui sont à sa portée: il na pas besoin dêtre fort savant pour sentir que toute la prudence humaine ne peut lui répondre si dans une heure il sera vivant ou mourant; si les douleurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les dents avant la nuit; si dans un mois il sera riche ou pauvre, si dans un an peut-être il ne ramera pomt sous le nerf de boeuf dans les galères dAlger. Surtout nallez pas lui dire tout cela froidement comme son catéchisme; quil voie, quil sente les calamités humaines: ébranlez, effrayez son imagination des périls dont tout homme est sans cesse environné; quil voie autour de lui tous ces abîmes, et quà vous les entendre décrire, il se presse contre vous de peur dy tomber. Nous le rendrons timide et poltron, direz-vous. Nous verrons dans la suite; mais quant à présent, commençons par le rendre humain; voilà surtout ce qui nous importe.

TROISIÉME MAXIME: La pitié quon a du mal dautrui ne se mesure pas sur la quantité de ce mal, mais sur le sentiment quon prête à ceux qui le souffrent.

[803:] On ne plaint un malheureux quautant quon croit quil se trouve à plaindre. Le sentiment physique de nos maux est plus borné quil ne semble; mais cest par la mémoire qui nous en fait sentir la continuité, cest par limagination qui les étend sur lavenir, quils nous rendent vraiment à plaindre. Voilà, je pense, une des causes qui nous endurcissent plus aux maux des animaux quà ceux des hommes, quoique la sensibilité commune dût également nous identifier avec eux. On ne plaint guère un cheval de charretier dans son écurie, parce quon ne présume pas quen mangeant son foin il songe aux coups quil a reçus et aux fatigues qui lattendent. On ne plaint pas non plus un mouton quon voit paître, quoiquon sache quil sera bientôt égorgé, parce quon juge quil ne prévoit pas son sort. Par extension lon sendurcit ainsi sur le sort des hommes; et les riches se consolent du mal quils font aux pauvres, en les supposant assez stupides pour nen rien sentir. En général je juge du prix que chacun met au bonheur de ses semblables par le cas quil paraît faire deux. Il est naturel quon fasse bon marché du bonheur des gens quon méprise. Ne vous étonnez donc plus si les politiques parlent du peuple avec tant de dédain, ni si la plupart des philosophes affectent de faire lhomme si méchant.

[804:] Cest le peuple qui compose le genre humain; ce qui nest pas peuple est si peu de chose que ce nest pas la peine de le compter. Lhomme est le même dans tous les états: si cela est, les états les plus nombreux méritent le plus de respect. Devant celui qui pense, toutes les distinctions civiles disparaissent: il voit les mêmes passions, les mêmes sentiments dans le goujat et dans lhomme illustre; il ny discerne que leur langage, quun coloris plus ou moins apprêté; et si quelque différence essentielle les distingue, elle est au préjudice des plus dissimulés. Le peuple se montre tel quil est, et nest pas aimable: mais il faut bien que les gens du monde se déguisent; sils se montraient tels quils sont, ils feraient horreur.

[805:] Il y a, disent encore nos sages, même dose de bonheur et de peine dans tous les états. Maxime aussi funeste quinsoutenable: car, si tous sont également heureux, quai-je besoin de mincommoder pour personne? Que chacun reste comme il est: que lesclave soit maltraité, que linfirme souffre, que le gueux périsse; il ny a rien à gagner pour eux à changer détat. Ils font lénumération des peines du riche, et montrent linanité de ses vains plaisirs: quel grossier sophisme! les peines du riche ne lui viennent point de son état, mais de lui seul, qui en abuse. Fût-il plus malheureux que le pauvre même, il n est point à plaindre, parce que ses maux sont tous son ouvrage, et quil ne tient quà lui dêtre heureux. Mais la peine du misérable lui vient des choses, de la rigueur du sort qui sappesantit sur lui. Il ny a point dhabitude qui lui puisse ôter le sentiment physique de la fatigue, de lépuisement, de la faim: le bon esprit ni la sagesse ne servent de rien pour lexempter des maux de son état. Que gagne Epictète de prévoir que son maître va lui casser la jambe? la lui casse-t-il moins pour cela? il a par-dessus son mal le mal de la prévoyance. Quand le peuple serait aussi sensé que nous le supposons stupide, que pourrait-il être autre que ce quil est? que pourrait-il faire autre que ce quil fait? Etudiez les gens de cet ordre, vous verrez que, sous un autre langage, ils ont autant desprit et plus de bon sens que vous. Respectez donc votre espèce; songez quelle est composée essentiellement de la collection des peuples; que, quand tous les rois et tous les philosophes en seraient ôtés, il ny paraîtrait guère, et que les choses nen iraient pas plus mal. En un mot, apprenez àvotre élève à aimer tous les hommes, et même ceux qui les déprisent; faites en sorte quil ne se place dans aucune classe, mais quil se retrouve dans toutes; parlez devant lui du genre humain avec attendrissement, avec pitié même, mais jamais avec mépris. Homme, ne déshonore point lhomme.

[806:] Cest par ces routes et dautres semblables, bien contraires à celles qui sont frayées, quil convient de pénétrer dans le coeur dun jeune adolescent pour y exciter les premiers mouvements de la nature, le développer et létendre sur ses semblables; à quoi jajoute quil importe de mêler à ces mouvements le moins dintérêt personnel quil est possible; surtout point de vanité, point démulation, point de gloire, point de ces sentiments qui nous forcent de nous comparer aux autres; car ces comparaisons ne se font jamais sans quelque impression de haine contre ceux qui nous disputent la préférence, ne fût-ce que dans notre propre estime. Alors il faut saveugler ou sirriter, être un méchant ou un sot: tâchons déviter cette alternative. Ces passions si dangereuses naîtront tôt ou tard, me dit-on, malgré nous. Je ne le nie pas: chaque chose a son temps et son lieu; je dis seulement qu on ne doit pas leur aider à naître.

[807:] Voilà lesprit de la méthode quil faut se prescrire. Ici les exemples et les détails sont inutiles, parce quici commence la division presque infinie des caractères, et que chaque exemple que je donnerais ne conviendrait pas peut-être à un sur cent mille. Cest à cet âge aussi que commence, dans lhabile maître, la véritable fonction de lobservateur et du philosophe, qui sait lart de sonder les coeurs en travaillant à les former. Tandis que le jeune homme ne songe point encore à se contrefaire, et ne la point encore appris, à chaque objet quon lui présente on voit dans son air, dans ses yeux, dans son geste, limpression quil en reçoit: on lit sur son visage tous les mouvements de son âme; à force de les épier, on parvient àles prévoir, et enfin à les diriger.

[808:] On remarque en général que le sang, les blessures, les cris, les gémissements, lappareil des opérations douloureuses, et tout ce qui porte aux sens des objets de souffrance, saisit plus tôt et plus généralement tous les hommes. Lidée de destruction, étant plus composée, ne frappe pas de même; limage de la mort touche plus tard et plus faiblement, parce que nul na par devers soi lexpérience de mourir: il faut avoir vu des cadavres pour sentir les angoisses des agonisants. Mais quand une fois cette image sest bien formée dans notre esprit, il ny a point de spectacle plus horrible à nos yeux, soit à cause de lidée de destruction totale quelle donne alors par les sens, soit parce que, sachant que ce moment est inévitable pour tous les hommes, on se sent plus vivement affecté dune situation à laquelle on est sûr de ne pouvoir échapper.

[809:] Ces impressions diverses ont leurs modifications et leurs degrés, qui dépendent du caractère particulier de chaque individu et de ses habitudes antérieures; mais e es sont universelles, et nul nen est tout à fait exempt. Il en est de plus tardives et de moins générales, qui sont plus propres aux âmes sensibles; ce sont celles quon reçoit des peines morales, des douleurs internes, des afflictions, des langueurs, de la tristesse. Il y a des gens qui ne savent être émus que par des cris et des pleurs; les longs et sourds gémissements dun coeur serré de détresse ne leur ont jamais arraché des soupirs; jamais laspect dune contenance abattue, dun visage hâve et plombé, dun oeil éteint et qui ne peut plus pleurer, ne les fit pleurer euxmêmes, les maux de lâme ne sont rien pour eux: ils sont jugés, la leur ne sent rien; nattendez deux que rigueur inflexible, endurcissement, cruauté. Ils pourront être intègres et justes, jamais cléments, généreux, pitoyables. Je dis quils pourront être justes, si toutefois un homme peut lêtre quand il nest pas miséricordieux.

[810:] Mais ne vous pressez pas de juger les jeunes gens par cette règle, surtout ceux qui, ayant été élevés comme ils doivent lêtre, nont aucune idée des peines morales quon ne leur a jamais fait éprouver, car, encore une fois, ils ne peuvent plaindre que les maux quils connaissent; et cette apparente insensibilité, qui ne vient que de lignorance, se change bientôt en attendrissement, quand ils commencent à sentir quil y a dans la vie humaine mille douleurs quils ne connaissaient pas. Pour mon Emile, sil a eu de la simplicité et du bon sens dans son enfance, je suis sûr quil aura de lâme et de la sensibilité dans sa jeunesse; car la vérité des sentiments tient beaucoup àla justesse des idées.

[811:] Mais pourquoi le rappeler ici? Plus dun lecteur me reprochera sans doute loubli de mes premières résolutions et du bonheur constant que javais promis à mon élève. Des malheureux, des mourants, des spectacles de douleur et de misère! quel bonheur, quelle jouissance pour un jeune coeur qui naît à la vie! Son triste instituteur, qui lui destinait une éducation si douce, ne le fait naître que pour souffrir. Voilà ce quon dira: que m importe? jai promis de le rendre heureux, non de faire quil parût lêtre. Est-ce ma faute si, toujours dupe de lapparence, vous la prenez pour la réalité?

[812:] Prenons deux jeunes gens sortant de la première éducation et entrant dans le monde par deux portes directement opposées. Lun monte tout à coup sur lOlympe et se répand dans la plus brillante société; on le mène à la cour, chez les grands, chez les riches, chez les jolies femmes. Je le suppose fêté partout, et je nexamine pas leffet de cet accueil sur sa raison; je suppose quelle y résiste. Les plaisirs volent au-devant de lui, tous les jours de nouveaux objets lamusent; il se livre à tout avec un intérêt qui vous séduit. Vous le voyez attentif, empressé, curieux; sa première admiration vous frappe; vous lestimez content: mais voyez létat de son âme; vous croyez quil jouit; moi, je crois quil souffre.

[813:] Quaperçoit-il dabord en ouvrant les yeux? des multitudes de prétendus biens quil ne connaissait pas, et dont la plupart, nétant quun moment à sa portée, ne semblent se montrer à lui que pour lui donner le regret den être privé. Se promène-t-il dans un palais, vous voyez à son inquiète curiosité quil se demande pourquoi sa maison paternelle nest pas ainsi. Toutes ses questions vous disent quil se compare sans cesse au maître de cette maison, et tout ce quil trouve de mortifiant pour lui dans ce parallèle aiguise sa vanité en la révoltant. Sil rencontre un jeune homme mieux mis que lui, je le vois murmurer en secret contre lavarice de ses parents. Est-il plus paré qu un autre, il a la douleur de voir cet autre leffacer ou par sa naissance ou par son esprit, et toute sa dorure humiliée devant un simple habit de drap. Brille-t-il seul dans une assemblée, sélève-t-il sur la pointe du pied pour être mieux vu; qui est-ce qui na pas une disposition secrète à rabaisser lair superbe et vain dun jeune fat? Tout sunit bientôt comme de concert; les regards inquiétants dun homme grave, les mots railleurs dun caustique ne tardent pas darriver jusquà lui; et, ne fût-il dédaigné que dun seul homme, le mépris de cet homme empoisonne à linstant les applaudissements des autres.

[814:] Donnons-lui tout, prodiguons-lui les agréments, le mérite; quil soit bien fait, plein desprit, aimable: il sera recherché des femmes; mais en le recherchant avant quil les aime, elles le rendront plutôt fou quamoureux: il aura de bonnes fortunes; mais il naura ni transports ni passion pour les goûter. Ses désirs toujours prévenus, nayant jamais le temps de naître, au sein des plaisirs il ne sent que lennui de la gêne: le sexe fait pour le bonheur du sien le dégoûte et le rassasie même avant quil le connaisse; sil continue à le voir, ce nest plus que par vanité; et quand il sy attacherait par un goût véritable, il ne sera pas seul jeune, seul brillant, seul aimable, et ne trouvera pas toujours dans ses maîtresses des prodiges de fidélité.

[815:] Je ne dis rien des tracasseries, des trahisons, des noirceurs, des repentirs de toute espèce inséparables dune pareille vie. Lexpérience du monde en dégoûte, on le sait; je ne parle que des ennuis attachés à la première illusion.

[816:] Quel contraste pour celui qui, renfermé jusquici dans le sein de sa famille et de ses amis, sest vu lunique objet de toutes leurs attentions, dentrer tout à coup dans un ordre de choses où il est compté pour si peu; de se trouver comme noyé dans une sphère étrangère, lui qui fit si longtemps le centre de la sienne! Que daffronts, que dhumiliations ne faut-il pas quil essuie, avant de perdre, parmi les inconnus, les préjugés de son importance pris et nourris parmi les siens! Enfant, tout lui cédait, tout sempressait autour de lui: jeune homme, il faut quil cède à tout le monde; ou pour peu quil soublie et conserve ses anciens airs, que de dures leçons vont le faire rentrer en lui-même! Lhabitude dobtenir aisément les objets de ses désirs le porte à beaucoup désirer, et lui fait sentir des privations continuelles. Tout ce qui le flatte le tente; tout ce que dautres ont, il voudrait lavoir: il convoite tout, il porte envie à tout le monde, il voudrait dominer partout; la vanité le ronge, lardeur des désirs effrénés enflamme son jeune coeur; la jalousie et la haine y naissent avec eux; toutes les passions dévorantes y prennent àla fois leur essor; il en porte lagitation dans le tumulte du monde; il la rapporte avec lui tous les soirs; il rentre mécontent de lui et des autres; il sendort plein de mille vains projets, troublé de mille fantaisies, et son orgueil lui peint jusque dans ses songes les chimériques biens dont le désir le tourmente, et quil ne possédera de sa vie. Voilà votre élève! voyons le mien.

[817:] Si le premier spectacle qui le frappe est un objet de tristesse, le premier retour sur lui-même est un sentiment de plaisir. En voyant de combien de maux il est exempt, il se sent plus heureux quil ne pensait lêtre. Il partage les peines de ses semblables; mais ce partage est volontaire et doux. Il jouit à la fois de la pitié quil a pour leurs maux, et du bonheur qui len exempte; il se sent dans cet état de force qui nous étend au-delà de nous, et nous fait porter ailleurs lactivité superflue à notre bien-être. Pour plaindre le mal dautrui, sans doute il faut le connaître, mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert, ou quon craint de souffrir, on plaint ceux qui souffrent; mais tandis quon souffre, on ne plaint que soi. Or si, tous étant assujettis aux misères de la vie, nul naccorde aux autres que la sensibilité dont il na pas actuellement besoin pour lui-même, il sensuit que la commisération doit être un sentiment très doux, puisquelle dépose en notre faveur, et quau contraire un homme dur est toujours malheureux, puisque létat de son coeur ne lui laisse aucune sensibilité surabondante quil puisse accorder aux peines dautrui.

[818:] Nous jugeons trop du bonheur sur les apparences: nous le supposons où il est le moins; nous le cherchons où il ne saurait être: la gaieté nen est quun signe très équivoque. Un homme gai nest souvent quun infortuné qui cherche à donner le change aux autres et à sétourdir lui-même. Ces gens si riants, si ouverts, si sereins dans un cercle, sont presque tous tristes et grondeurs chez eux, et leurs domestiques portent la peine de lamusement quils donnent à leurs sociétés. Le vrai contentement nest ni gai ni folâtre; jaloux dun sentiment si doux, en le goûtant on y pense, on le savoure, on cramt de lévaporer. Un homme vraiment heureux ne parle guère et ne rit guère; il resserre, pour ainsi dire, le bonheur autour de son coeur. Les jeux bruyants, la turbulente joie, voilent les dégoûts et lennui. Mais la mélancolie est amie de la volupté: lattendrissement et les larmes accompagnent les plus douces jouissances, et lexcessive joie elle-même arrache plutôt des pleurs que des cris.

[819:] Si dabord la multitude et la variété des amusements paraissent contribuer au bonheur, si luniformité dune vie égale parait dabord ennuyeuse, en y regardant mieux, on trouve, au contraire, que la plus douce habitude de lâme consiste dans une modération de jouissance qui laisse peu de prise au désir et au dégoût. Linquiétude des désirs produit la curiosité, linconstance: le vide des turbulents plaisirs produit lennui. On ne sennuie jamais de son état quand on nen connaît point de plus agréable. De tous les hommes du monde, les sauvages sont les moins curieux et les moins ennuyés; tout leur est indifférent: ils ne jouissent pas des choses, mais deux; ils passent leur vie à ne rien faire, et ne sennuient jamais.

[820:] Lhomme du monde est tout entier dans son masque. Nétant presque jamais en lui-même, il y est toujours étranger, et mal à son aise quand il est forcé dy rentrer. Ce quil est nest rien, ce quil paraît est tout pour lui.

[821:] Je ne puis mempêcher de me représenter, sur le visage du jeune homme dont jai parlé ci-devant, je ne sais quoi dimpertinent, de doucereux, daffecté, qui déplaît, qui rebute les gens unis, et sur celui-ci du mien, une physîonomie intéressante et simple, qui montre le contentement, la véritable sérénité de lâme, qui inspire lestime, la confiance, et qui semble nattendre que lépanchement de lamitié pour donner la sienne à ceux qui lapprochent. On croit que la physionomie nest quun simple développement de traits déjà marqués par la nature. Pour moi, je penserais quoutre ce développement, les traits du visage dun homme viennent insensiblement à se former et prendre de la physionomie par limpression fréquente et habituelle de certaines affections de lâme. Ces affections se marquent sur le visage, rien nest plus certain; et quand elles tournent en habitude, elles y doivent laisser des impressions durables. Voilà comment je conçois que la physionomie annonce le caractère, et quon peut quelquefois juger de lun par lautre, sans aller chercher des explications mystérieuses qui supposent des connaissances que nous navons pas.

[822:] Un enfant na que deux affections bien marquées, la joie et la douleur: il rit ou il pleure; les intermédiaires ne sont rien pour lui; sans cesse il passe de lun de ces mouvements à lautre. Cette alternative continuelle empêche quils ne fassent sur son visage aucune impression constante, et quil ne prenne de la physionomie: mais dans lâge où, devenu plus sensible, il est plus vivement, ou plus constamment affecté, les impressions plus profondes laissent des traces plus difficiles à détruire; et de létat habituel de lâme résulte un arrangement de traits que le temps rend ineffaçables. Cependant il nest pas rare de voir des hommes changer de physionomie àdifférents âges. Jen ai vu plusieurs dans ce cas; et jai toujours trouvé que ceux que javais pu bien observer et suivre avaient aussi changé de passions habituelles. Cette seule observation, bien confirmée, me paraîtrait décisive, et nest pas déplacée dans un traité déducation, où il importe dapprendre à juger des mouvements de lâme par les signes extérieurs.

[823:] Je ne sais si, pour navoir pas appris à imiter des manières de convention et à feindre des sentiments quil na pas, mon jeune homme sera moins aimable, ce nest pas de cela quil sagit ici: je sais seulement quil sera plus aimant, et jai bien de la peine à croire que celui qui naime que lui puisse assez bien se déguiser pour plaire autant que celui qui tire de son attachement pour les autres un nouveau sentiment de bonheur. Mais, quant à ce sentiment même, je crois en avoir assez dit pour guider sur ce point un lecteur raisonnable, et montrer que je ne me suis pas contredit.

[824:] Je reviens donc à ma méthode, et je dis: Quand lâge critique approche, offrez aux jeunes gens des spectacles qui les retiennent, et non des spectacles qui les excitent; donnez le change à leur imagination naissante par des objets qui, loin denflammer leurs sens, en répriment lactivité. Eloignez-les des grandes villes, où la parure et limmodestie des femmes hâtent et préviennent les leçons de la nature, où tout présente à leurs yeux des plaisirs quils ne doivent connaître que quand ils sauront les choisir. Ramenez-les dans leurs premières habitations, où la simplicité champêtre laisse les passions de leur âge se développer moins rapidement; ou si leur goût pour les arts les attache encore à la ville, prévenez en eux, par ce goût même, une dangereuse oisiveté. Choisissez avec soin leurs sociétés, leurs occupations, leurs plaisirs: ne leur montrez que des tableaux touchants, mais modestes, qui les remuent sans les séduire, et qui nourrissent leur sensibilité sans émouvoir leurs sens. Songez aussi quil y a partout quelques excès à craindre, et que les passions immodérées ont toujours p lus de mal quon nen veut éviter. Il ne sagit pas de aire de votre élève un garde-malade, un frère de la charité, daffliger ses regards par des objets continuels de douleurs et de souffrances, de le promener dinfirme en infirme, dhôpital en hôpital, et de la Grève aux prisons; il faut le toucher et non lendurcir à laspect des misères humaines. Longtemps frappé des mêmes spectacles, on nen sent plus les impressions; lhabitude accoutume à tout; ce quon voit trop on ne limagine plus, et ce nest que limagination qui nous fait sentir les maux dautrui: cest ainsi quà force de voir mourir et souffrir, les prêtres et les médecins deviennent impitoyables. Que votre élève connaisse donc le sort de lhomme et les misères de ses semblables; mais quil nen soit pas trop souvent le témoin. Un seul objet bien choisi, et montré dans un jour convenable, lui donnera pour un mois dattendrissement et de réflexions. Ce nest pas tant ce quil voit, que son retour sur ce quil a vu, qui détermine le jugement quil en porte; et limpression durable quil reçoit dun objet lui vient moins de lobjet même que du point de vue sous lequel on le porte à se le rappeler. Cest ainsi quen ménageant les exemples, les leçons, les images, vous émousserez longtemps laiguillon des sens, et donnerez le change à la nature en suivant ses propres directions.

[825:] A mesure quil acquiert des lumières, choisissez les idées qui sy rapportent; à mesure que nos désirs sallument, choisissez des tableaux propres à les réprimer. Un vieux militaire, qui sest distingué par ses moeurs autant que par son courage, ma raconté que, dans sa première jeunesse, son père, homme de sens, mais très dévot, voyant son tempérament naissant le livrer aux femmes, népargna rien pour le contenir; mais enfin, malgré tous ses soins, le sentant prêt à lui échapper, il savisa de le mener dans un hôpital de vérolés, et, sans le prévenir de rien, le fit entrer dans une salle où une troupe de ces malheureux expiaient, par un traitement effroyable, le désordre qui les y avait exposés. A ce hideux aspect, qui révoltait à la fois tous les sens, le jeune homme faillit se trouver mal. Va, misérable débauché, lui dit alors le père dun ton véhément, suis le vil penchant qui tentraîne; bientôt tu seras trop heureux dêtre admis dans cette salle, où, victime des plus infâmes douleurs, tu forceras ton père à remercier Dieu de ta mort.

[826:] Ce peu de mots, joints à lénergique tableau qui frappait le jeune homme, lui firent une impression qui ne seffaça jamais. Condamné par son état à passer sa jeunesse dans les garnisons, il aima mieux essuyer toutes les railleries de ses camarades que dimiter leur libertinage. Jai été homme, me dit-il, jai eu des faiblesses; mais parvenu jusquà mon âge, je nai jamais pu voir une fille publique sans horreur. Maître, peu de discours; mais apprenez à choisir les lieux, les temps, les personnes, puis donnez toutes vos leçons en exemples, et soyez sûr de leur effet.

[827:] Lemploi de lenfance est peu de chose: le mal qui sy glisse nest point sans remède; et le bien qui sy fait peut venir plus tard. Mais il nen est pas ainsi du premier âge où lhomme commence véritablement à vivre. Cet âge ne dure jamais assez pour lusage quon en doit faire, et son importance exige une attention sans relâche: voilà pourquoi jinsiste sur lart de le prolonger. Un des meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout retarder tant quil est possible. Rendez les progrès lents et sûrs; empêchez que ladolescent ne devienne homme au moment où rien ne lui reste à faire pour le devenir. Tandis que le corps croît, les esprits destinés à donner du baume au sang et de la force aux fibres se forment et sélaborent. Si vous leur faites prendre un cours différent, et que ce qui est destiné à perfectionner un individu serve à la formation dun autre, tous deux restent dans un état de faiblesse, et louvrage de la nature demeure imparfait. Les opérations de lesprit se sentent à leur tour de cette altération; et lâme, aussi débile que le corps, na que des fonctions faibles et languissantes. Des membres gros et robustes ne font ni le courage ni le génie; et je conçois que la force de lâme naccompagne pas celle du corps, quand dailleurs les organes de la communication des deux substances sont mal disposés. Mais, quelque bien disposés quils puissent être, ils agiront toujours faiblement, sils nont pour prmcipe quun sang épuisé, appauvri, et dépourvu de cette substance qui donne de la force et du jeu à tous les ressorts de la machine. Généralement on aperçoit plus de vigueur dâme dans les hommes dont les jeunes ans ont été préservés dune corruption prématurée, que dans ceux dont le désordre a commencé avec le pouvoir de sy livrer; et cest sans doute une des raisons pourquoi les peuples qui ont des moeurs surpassent ordinairement en bon sens et en courage les peuples qui nen ont pas. Ceux-ci brillent uniquement par je ne sais quelles petites qualités déliées, quils appellent esprit, sagacité, finesse; mais ces grandes et nobles fonctions de sagesse et de raison, qui distinguent et honorent lhomme par de belles actions, par des vertus, par des soins véritablement utiles, ne se trouvent guère que dans les premiers.

[828:] Les maîtres se plaignent que le feu de cet âge rend la jeunesse indisciplinable, et je le vois: mais nest-ce pas leur faute? Sitôt quils ont laissé prendre à ce feu son cours par les sens, ignorent-ils quon ne peut plus lui en donner un autre? Les longs et froids sermons dun pédant effaceront-ils dans lesprit de son élève limage des plaisirs quil a conçus? banniront-ils de son coeur les désirs qui le tourmentent? amortiront-ils lardeur dun tempérament dont il sait lusage? ne sirriteratil pas contre les obstacles qui sopposent au seul bonheur dont il ait lidée? Et, dans la dure loi quon lui prescrit sans pouvoir la lui faire entendre, que verra-t-il, sinon le caprice et la haine dun homme qui cherche à le tourmenter? Est-il étrange quil se mutine et le haïsse àson tour?

[829:] Je conçois bien quen se rendant facile on peut se rendre plus supportable, et conseryer une apparente autorité. Mais je ne vois pas trop à quoi sert lautorité quon ne garde sur son élève quen fomentant les vices quelle devrait réprimer; cest comme si, pour calmer un cheval fougueux, lécuyer le faisait sauter dans un précipice.

[830:] Loin que ce feu de ladolescent soit un obstacle àléducation, cest par lui quelle se consomme et sachève; c est lui qui vous donne une prise sur le coeur dun jeune homme, quand il cesse dêtre moins fort que vous. Ses premières affections sont les rênes avec lesquelles vous dirigez tous ses mouvements: il était libre, et je le vois asservi. Tant quil naimait rien, il ne dépendait que de lui-même et de ses besoins; sitôt quil aime, il dépend de ses attachements. Ainsi se forment les premiers liens qui lunissent à son espèce. En dirigeant sur elle sa sensibilité naissante, ne croyez pas quelle embrassera dabord tous les hommes, et que ce mot de genre humain signifiera pour lui quelque chose. Non, cette sensibilité se bornera premièrement à ses semblables; et ses semblables ne seront point pour lui des inconnus, mais ceux avec lesquels il a des liaisons, ceux que lhabitude lui a rendus chers ou nécessaires, ceux quil voit évidemment avoir avec lui des manières de penser et de sentir communes, ceux quil voit exposés aux peines quil a souffertes et sensibles aux plaisirs quil a goûtés, ceux, en un mot, en qui lidentité de nature plus manifestée lui donne une plus grande disposition à saimer. Ce ne sera quaprès avoir cultivé son naturel en mille manières, après bien des réflexions sur ses propres sentiments et sur ceux quil observera dans les autres, quil pourra parvenir à généraliser ses notions individuelles sous lidée abstraite dhumanité, et joindre à ses affections particulières celles qui peuvent lidentifier avec son espèce.

[831:] En devenant capable dattachement, il devient sensible à celui des autres, et par là même attentif aux signes de cet attachement. Voyez-vous quel nouvel empire vous allez acquérir sur lui? Que de chaînes vous avez mises autour de son coeur avant quil sen aperçût! Que ne sentira-t-il point quand, ouvrant les yeux sur lui-même, il verra ce que vous avez fait pour lui; quand il pourra se comparer aux autres jeunes gens de son âge, et vous comparer aux autres gouverneurs! Je dis quand il le verra, mais gardez-vous de le lui dire; si vous le lui dites, il ne le verra plus. Si vous exigez de lui de lobéissance en retour des soins que vous lui avez rendus, il croira que vous lavez surpris: il se dira quen feignant de lobliger gratuitement, vous avez prétendu le charger dune dette, et le lier par un contrat auquel il na point consenti. En vain vous ajouterez que ce que vous exigez de lui nest que pour lui-même: vous exigez enfin, et vous exigez en vertu de ce que vous avez fait sans son aveu. Quand un malheureux prend largent quon feint de lui donner, et se trouve enrôlé malgré lui, vous criez àlinjustice: n êtes-vous pas plus injuste encore de demander à votre élève le prix des soins quil na point acceptés?

[832:] Lingratitude serait plus rare si les bienfaits à usure étaient moins connus. On aime ce qui nous fait du bien; cest un sentiment si naturel! Lingratitude nest pas dans le coeur de lhomme, mais lintérêt y est: il y a moins dobligés ingrats que de bienfaiteurs intéressés. Si vous me vendez vos dons, je marchanderai sur le prix; mais si vous feignez de donner pour vendre ensuite à votre mot, vous usez de fraude: cest dêtre gratuits qui les rend inestimables. Le coeur ne reçoit de lois que de lui-même; en voulant lenchaîner on le dégage; on lenchaîne en le laissant libre.

[833:] Quand le pêcheur amorce leau, le poisson vient, et reste autour de lui sans défiance; mais quand, pris àlhameçon caché sous lappât, il sent retirer la ligne, il tâche de fuir. Le pêcheur est-il le bienfaiteur? le poisson est-il lingrat? Voit-on jamais quun homme oublié par son bienfaiteur loublie? Au contraire, il en parle toujours avec plaisir, il ny songe point sans attendrissement: sil trouve occasion de lui montrer par quelque service inattendu quil se ressouvient des siens, avec quel contentement intérieur il satisfait alors sa gratitude! Avec quelle douce joie il se fait reconnaître! Avec quel transport il lui dit: Mon tour est venu! Voilà vraiment la voix de nature; jamais un vrai bienfait ne fit dingrat.

[834:] Si donc la reconnaissance est un sentiment naturel, et que vous nen détruisiez pas leffet par votre faute, assurez-vous que votre élève, commençant à voir le prix de vos soins, y sera sensible, pourvu que vous ne les ayez point mis vous-même à prix, et quils vous donneront dans son coeur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais, avant de vous être bien assuré de cet avantage, gardez de vous lôter en vous faisant valoir auprès de lui. Lui vanter vos services, cest les lui rendre insupportables; les oublier, cest len faire souvenir. Jusquà ce quil soit temps de le traiter en homme, quil ne soit jamais question de ce quil vous doit, mais de ce quil se doit. Pour le rendre docile, laissez-lui toute sa liberté; dérobez-vous pour quil vous cherche; élevez son âme au noble sentiment de la reconnaissance, en ne lui parlant jamais que de son intérêt. Je nai point voulu quon lui dît que ce quon faisait était pour son bien, avant quil fût en état de lentendre; dans ce discours il neût vu que votre dépendance, et il ne vous eût pris que pour son valet. Mais maintenant quil commence à sentir ce que cest quaimer, il sent aussi quel doux lien peut unir un homme à ce quil aime; et, dans le zèle qui vous fait occuper de lui sans cesse, il ne voit plus lattachement dun esclave, mais laffection dun ami. Or rien na tant de poids sur le coeur humain que la voix de lamitié bien reconnue; car on sait quelle ne nous parle jamais que pour notre intérêt. On peut croire quun ami se trompe, mais non quil veuille nous tromper. Quelquefois on résiste à ses conseils, mais jamais on ne les méprise.

[835:] Nous entrons enfin dans lordre moral: nous venons de faire un second pas dhomme. Si cen était ici le lieu, jessayerais de montrer comment des premiers mouvements du coeur sélèvent les premières voix de la conscience, et comment des sentiments damour et de haine naissent les premières notions du bien et du mal: je ferais voir que justice et bonté ne sont point seulement des mots abstraits, de purs êtres moraux formés par lentendement, mais de véritables affections de lâme éclairée par la raison, et qui ne sont quun progrès ordonné de nos affections primitives; que, par la raison seule, indépendamment de la conscience, on ne peut établir aucune loi naturelle; et que tout le droit de la nature nest quune chimère, sil nest fondé sur un besoin naturel au coeur humain. Mais je songe que je nai point à faire ici des traités de métaphysique et de morale, ni des cours détude daucune espèce; il me suffit de marquer lordre et le progrès de nos sentiments et de nos connaissances relativement à notre constitution. Dautres démontreront peut-être ce que je ne fais quindiquer ici.

[836:] Mon Emile nayant jusquà présent regardé que lui-même, le premier regard quil jette sur ses semblables le porte à se comparer avec eux; et le premier sentiment quexcite en lui cette comparaison est de désirer la première place. Voilà le point où lamour de soi se change en amour-propre, et où commencent à naître toutes les passions qui tiennent à celle-là. Mais pour décider si celles de ces passions qui domineront dans son caractère seront humaines et douces, ou cruelles et malfaisantes, si ce seront des passions de bienveillance et de commisération, ou denvie et de convoitise, il faut savoir à quelle place il se sentira parmi les hommes, et quels genres dobstacles il pourra croire avoir à vaincre pour parvenir à celle quil veut occuper.

[837:] Pour le guider dans cette recherche, après lui avoir montré les hommes par les accidents communs à lespèce, il faut maintenant les lui montrer par leurs différences. Ici vient la mesure de linégalité naturelle et civile, et le tableau de tout lordre social.

[838:] Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société: ceux qui voudront traiter séparément la polititique et la morale nentendront jamais rien àaucune des deux. En sattachant dabord aux relations primitives, on voit comment les hommes en doivent être affectés, et quelles passions en doivent naître: on voit que cest réciproquement par le progrès des passions que ces relations se multiplient et se resserrent. Cest moms la force des bras que la modération des coeurs qui rend les hommes indépendants et libres. Quiconque désire peu de chose tient à peu de gens; mais confondant toujours nos vains désirs avec nos besoins physiques, ceux qui ont fait de ces derniers les fondements de la société humaine ont toujours pris les effets pour les causes, nont fait que ségarer dans tous leurs raisonnements.

[839:] Il y a dans létat de nature une égalité de fait réelle et indestructible, parce quil est impossible dans cet état que la seule différence dhomme à homme soit assez grande pour rendre lun dépendant de lautre. Il y a dans létat civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire, et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le faible rompt lespèce déquilibre que la nature avait mis entre eux. De cette première contradiction découlent toutes celles quon remarque dans lordre civil entre lapparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et lintérêt public à lintérêt particulier; toujours ces noms spécieux de justioe et de subordination serviront dinstruments à la violence et darmes à liniquité: doù il suit que les ordres distingués qui se prétendent utiles aux autres ne sont en effet utiles quà eux-mêmes aux dépens des autres; par où lon doit juger de la considération qui leur est due selon la justice et la raison. Reste àvoir si le rang quils se sont donné est plus favorable au bonheur de ceux qui loccupent, pour savoir quel jugement chacun de nous doit porter de son propre sort. Voilà maintenant létude qui nous importe; mais pour la bien faire, il faut commencer par connaître le coeur humain.

[840:] Sil ne sagissait que de montrer aux jeunes gens lhomme par son masque, on naurait pas besoin de le leur montrer, ils le verraient toujours de reste; mais, puisque le masque nest pas lhomme, et quil ne faut pas que son vernis le séduise, en leur peignant les hommes, peignez-les leur tels quils sont, non pas afin quils les haïssent, mais afin quils les plaignent et ne leur veuillent pas ressembler. Cest, à mon gré, le sentiment le mieux entendu que lhomme puisse avoir sur son espèce.

[841:] Dans cette vue, il importe ici de prendre une route opposée à celle que nous avons suivie jusquà présent, et dinstruire plutôt le jeune homme par lexpérience dautrui que par la sienne. Si les hommes le trompent, il les prendra en haine; mais si, respecté deux, il les voit se tromper mutuellement, il en aura pitié. Le spectacle du monde, disait Pythagore, ressemble à celui des jeux olympiques: les uns y tiennent boutique et ne songent quà leur profit; les autres y payent de leur personne et cherchent la gloire; dautres se contentent de voir les jeux, et ceux-ci ne sont pas les pires.

[842:] Je voudrais quon choisît tellement les sociétés dun jeune homme, quil pensât bien de ceux qui vivent avec lui; et quon lui apprît à si bien connaître le monde, quil pensât mal de tout ce qui sy fait. Quil sache que lhomme est naturellement bon, quil le sente, quil juge de son prochain par lui-même; mais quil voie comment la société déprave et pervertit les hommes; quil trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices; quil soit porté à estimer chaque individu, mais quil méprise la multitude; quil voie que tous les hommes portent àpeu près le même masque, mais quil sache aussi quil y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre.

[843:] Cette méthode, il faut lavouer, a ses inconvénients et nest pas facile dans la pratique; car, sil devient observateur de trop bonne heure, si vous lexercez à épier de trop près les actions dautrui, vous le rendrez médisant et satirique, décisif et prompt à juger; il se fera un odieux plaisir de chercher à tout de sinistres interprétations, et à ne voir en bien rien même de ce qui est bien. Il saccoutumera du moins au spectacle du vice, et à voir les méchants sans horreur, comme on saccoutume à voir les malheureux sans pitié. Bientôt la perversité générale lui servira moins de leçon que dexcuse: il se dira que si lhomme est ainsi, il ne doit pas vouloir être autrement.

[844:] Que si vous voulez linstruire par principe et lui faire connaître, avec la nature du coeur humain, lapplication des causes externes qui tournent nos penchants en vices, en le transportant ainsi tout dun coup des objets sensibles aux objets intellectuels, vous employez une métaphysique quil nest point en état de comprendre; vous retombez dans linconvénient, évité si soigneusement jusquici, de lui donner des leçons qui ressemblent à des leçons, de substituer dans son esprit lexpérience et lautorité du maître à sa propre expérience et au progrès de sa raison.

[845:] Pour lever à la fois ces deux obstacles et pour mettre le coeur humain à sa portée sans risquer de gâter le sien, je voudrais lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans dautres temps ou dans dautres lieux, et de sorte quil pût voir la scène sans jamais y pouvoir agir. Voilà le moment de lhistoire; cest par elle quil lira dans les coeurs sans les leçons de la philosophie; cest par elle quil les verra, simple spectateur, sans intérêt et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur accusateur.

[846:] Pour connaître les hommes il faut les voir agir. Dans le monde on les entend parler; ils montrent leurs discours et cachent leurs actions: mais dans lhistoire elles sont dévoilées, et on les juge sur les faits. Leurs propos même aident à les apprécier; car, comparant ce quils ont à ce quils disent, on voit à la fois ce quils sont et ce quils veulent paraître: plus ils se déguisent, mieux on les connaît.

[847:] Malheureusement cette étude a ses dangers, ses inconvénients de plus dune espèce. Il est difficile de se mettre dans un point de vue doù lon puisse juger ses semblables avec équité. Un des grands vices de lhistoire est quelle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons; comme elle nest intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant quun peuple croît et prospère dans le calme dun paisible gouvernement, elle nen dit rien; elle ne commence à en parler que quand, ne pouvant plus se suffire à lui-même, il prend part aux affaires de ses voisins, ou les laisse prendre part aux siennes; elle ne lillustre que quand il est déjà sur son déclin: toutes nos histoires commencent où elles devraient finir. Nous avons fort exactement celle des peuples qui se détruisent; ce qui nous manque est celle des peuples qui se multiplient; ils sont assez heureux et assez sages pour quelle nait rien à dire deux: et en effet nous voyons, même de nos jours, que les gouvernements qui se conduisent le mieux sont ceux dont on parle le moins. Nous ne savons donc que le mal; à peine le bien fait-il époque. Il ny a que les méchants de célèbres, les bons sont oubliés ou tournés en ridicule: et voilà comment lhistoire, ainsi que la philosophie, calomnie sans cesse le genre humain.

[848:] De plus, il sen faut bien que les faits décrits dans lhistoire soient la peinture exacte des mêmes faits tels quils sont arrivés: ils changent de forme dans la tête de lhistorien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. Qui est-ce qui sait mettre exactement le lecteur au lieu de la scène pour voir un événement tel quil sest passé? Lignorance ou la partialité déguise tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant ou resserrant des circonstances qui sy rapportent, que de faces différentes on peut lui donner! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, et pourtant rien naura changé que loeil du spectateur. Suffit-il, pour lhonneur de la vérité, de me dire un fait véritable en me le faisant voir tout autrement quil nest arrivé? Combien de fois un arbre de plus ou de moins, un rocher à droite ou à gauche, un tourbillon de poussière élevé par le vent ont décidé de lévénement dun combat sans que personne sen soit aperçu! Cela empêche-t-il que lhistorien ne vous dise la cause de la défaite ou de la victoire avec autant dassurance que sil eût été partout? Or que mimportent les faits en eux-mêmes, quand la raison men reste inconnue? et quelles leçons puis-je tirer dun événement dont jignore la vraie cause? Lhistorien men donne une, mais il la controuve; et la critique elle-même, dont on fait tant de bruit, nest quun art de conjecturer, lart de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité.

[849:] Navez-vous jamais lu Cléopâtre ou Cassandre, ou dautres livres de cette espèce? Lauteur choisit un événement connu, puis, laccommodant à ses vues, lornant de détails de son invention, de personnages qui n ont jamais existé, et de portraits imaginaires, entasse fictions sur fictions pour rendre sa lecture agréable. Je vois peu de différence entre ces romans et vos histoires, si ce nest que le romancier se livre davantage à sa propre imagination, et que lhistorien sasservit plus à celle dautrui: à quoi jajouterai, si lon veut, que le premier se propose un objet moral, bon ou mauvais, dont lautre ne se soucie guère.

[850:] On me dira que la fidélité de lhistoire intéresse moins que la vérité des moeurs et des caractères; pourvu que le coeur humain soit bien peint, il importe peu que les événements soient fidèlement rapportés: car, apres tout, ajoute-t-on, que nous font des faits arrivés il y a deux mille ans? On a raison si les portraits sont bien rendus daprès nature; mais si la plupart nont leur modèle que dans limagination de lhistorien, nest-ce pas retomber dans linconvénient que lon voulait fuir, et rendre àlautorité des écrivains ce quon veut ôter à celle du maître? Si mon élève ne doit voir que des tableaux de fantaisie, jaime mieux quils soient tracés de ma main que dune autre; ils lui seront du moins mieux appropries.

[851:] Les pires historiens pour un jeune homme sont ceux qui jugent. Les faits! les faits! et quil juge lui-même; cest ainsi quil apprend à connaître les hommes. Si le jugement de lauteur le guide sans cesse, il ne fait que voir par loeil dun autre; et quand cet oeil lui manque, il ne voit plus rien.

[852:] Je laisse à part lhistoire moderne, non seulement parce qu elle na plus de physionomie et que nos hommes se ressemblent tous, mais parce que nos historiens, umquement attentifs à briller, ne songent quà faire des portraits fortement coloriés, et qui souvent ne représentent rien. Généralement les anciens font moins de portraits, mettent moins desprit et plus de sens dans leurs jugements; encore y a-t-il entre eux un grand choix à faire, et il ne faut pas dabord prendre les plus judicieux, mais les plus simples. Je ne voudrais mettre dans la main dun jeune homme ni Polybe ni Salluste; Tacite est le livre des vieillards; les jeunes gens ne sont pas faits pour lentendre: il faut apprendre à voir dans les actions humaines les premiers traits du coeur de lhomme, avant den vouloir sonder les profondeurs; il faut savoir bien lire dans les faits avant de lire dans les maximes. La philosophie en maximes ne convient quà lexpérience. La jeunesse ne doit rien généraliser: toute son instruction doit être en règles particulières.

[853:] Thucydide est, à mon gré, le vrai modèle des historiens. Il rapporte les faits sans les juger; mais il nomet aucune des circonstances propres à nous en faire juger nous-mêmes. Il met tout ce quil raconte sous les yeux du lecteur; loin de sinterposer entre les événements et les lecteurs, il se dérobe; on ne croit plus lire, on croit voir. Malheureusement il parle toujours de guerre, et lon ne voit presque dans ses récits que la chose du monde la moins instructive, savoir les combats. La Retraite des Dix mille et les Commentaires de César ont à peu près la même sagesse et le même défaut. Le bon Hérodote, sans portraits, sans maximes, mais coulant, naïf, plein de détails les plus capables dintéresser et de plaire, serait peut-être le meilleur des historiens, si ces mêmes détails ne dégénéraient souvent en simplicités puériles, plus propres à gâter le goût de la jeunesse quà le former: il faut déjà du discernement pour le lire. Je ne dis rien de Tite-Live, son tour viendra; mais il est politique, il est rhéteur, il est tout ce qui ne convient pas à cet âge.

[854:] Lhistoire en général est défectueuse, en ce quelle ne tient registre que de faits sensibles et marqués, quon peut fixer par des noms, des lieux, des dates; mais les causes lentes et progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent sassigner de même, restent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison dune révolution qui, même avant cette bataille, était déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir.

[855:] Lesprit philosophique a tourné de ce côté les réflexions de plusieurs écrivains de ce siècle; mais je doute que la vérité gagne à leur travail. La fureur des systèmes sétant emparée deux tous, nul ne cherche à voir les choses comme elles sont, mais comme elles saccordent avec son système.

[856:] Ajoutez à toutes ces réflexions que lhistoire montre bien plus les actions que les hommes, parce quelle ne saisit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs vêtements de parade; elle nexpose que lhomme public qui sest arrangé pour être vu: elle ne le suit point dans sa maison, dans son cabinet, dans sa famille, au milieu de ses amis; elle ne le peint que quand il représente: cest bien plus son habit que sa personne quelle peint.

[857:] Jaimerais mieux la lecture des vies particulières pour commencer létude du coeur humain; car alors lhomme a beau se dérober, lhistorien le poursuit partout; il ne lui laisse aucun moment de relâche, aucun recoin pour éviter loeil perçant du spectateur; et cest quand lun croit mieux se cacher, que lautre le fait mieux connaître. Ceux, dit Montaigne, qui écrivent les vies, dautant quils samusent plus aux conseils quaux événements, plus à ce qui part du dedans quà ce qui arrive au dehors, ceux-là me sont plus propres: voilà pourquoi, en toutes sortes, cest mon homme que Plutarque.

[858:] Il est vrai que le génie des hommes assemblés ou des peuples est fort différent du caractère de lhomme en particulier, et que ce serait connaître très imparfaitement le coeur humain que de ne pas lexaminer aussi dans la multitude; mais il nest pas moins vrai quil faut commencer par étudier lhomme pour juger les hommes, et que qui connaîtrait parfaitement les penchants de chaque individu pourrait prévoir tous leurs effets combinés dans le corps du peuple.

[859:] Il faut encore ici recourir aux anciens par les raisons ue jai déjà dites, et de plus, parce que tous les détails familiers et bas, mais vrais et caractéristiques, étant bannis du style moderne, les hommes sont aussi parés par nos auteurs dans leurs vies privées que sur la scène du monde. La décence, non moins sévère dans les écrits que dans les actions, ne permet plus de dire en public que ce quelle permet dy faire, et, comme on ne peut montrer les hommes que représentant toujours, on ne les connaît pas p lus dans nos livres que sur nos théâtres. On aura beau faire e t refaire cent fois la vie des rois, nous naurons plus de Suétones.

[860:] Plutarque excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous nosons plus entrer. Il a une grâce inimitable àpeindre les grands hommes dans les petites choses; et il est si heureux dans le choix de ses traits, que souvent un mot, un sourire, un geste lui suffit pour caractériser son héros. Avec un mot plaisant Annibal rassure son armée effrayée, et la fait marcher en riant à la bataille qui lui livra lItalie; Agésilas, à cheval sur un bâton, me fait aimer le vainqueur du grand roi; César, traversant un pauvre village et causant avec ses amis, décèle, sans y penser, le fourbe qui disait ne vouloir quêtre légal de Pompée; Alexandre avale une médecine et ne dit pas un seul mot: cest le plus beau moment de sa vie; Aristide écrit son propre nom sur une coquille, et justifie ainsi son surnom; Philopoemen, le manteau bas, coupe du bois dans la cuisine de son hôte. Voilà le véritable art de peindre. La physionomie ne se montre pas dans les grands traits, ni le caractère dans les grandes actions; cest dans les bagatelles que le naturel se découvre. Les choses publiques sont ou trop communes ou trop apprêtées, et cest presque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet à nos auteurs de sarrêter.

[861:] Un des plus grands hommes du siècle dernier fut incontestablement M. de Turenne. On a eu le courage de rendre sa vie intéressante par de petits détails qui le font connaltre et aimer; mais combien sest-on vu forcé den supprimer qui lauraient fait connaître et aimer davantage! Je nen citerai quun, que je tiens de bon lieu, et que Plutarque neût eu garde domettre, mais que Ramsai neût eu garde décrire quand il laurait su.

[862:] Un jour dété quil faisait fort chaud, le vicomte de Turenne, en petite veste blanche et en bonnet, était àla fenêtre dans son antichambre: un de ses gens survient, et, trompé par lhabillement, le prend pour un aide de cuisine avec lequel ce domestique était familier. Il sapproche doucement par derrière, et dune main qui nétait pas légère lui applique un grand coup sur les fesses. Lhomme frappé se retourne à linstant. Le valet voit en frémissant le visage de son maître. Il se jette àgenoux tout éperdu: Monseigneur, jai cru que cétait George. Et quand ceût été George, sécrie Turenne en se frottant le derrière, il ne fallait pas frapper si fort. Voilà donc ce que vous nosez dire, misérables? Soyez donc à jamais sans naturel, sans entrailles; trempez, durcissez vos coeurs de fer dans votre vile décence; rendez-vous méprisables à force de dignité. Mais toi, bon jeune homme qui lis ce trait, et qui sens avec attendrissement toute la douceur dâme quil montre, même dans le premier mouvement, lis aussi les petitesses de ce grand homme, dès quil était question de sa naissance et de son nom. Songe que cest le même Turenne qui affectait de céder partout le pas à son neveu, afin quon vit bien que cet enfant était le chef dune maison souveraine. Rapproche ces contrastes, aime la nature, méprise lopinion, et connais lhomme.

[863:] Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets que des lectures ainsi dirigées peuvent opérer sur lesprit tout neuf dun jeune homme. Appesantis sur des livres dès notre enfance, accoutumés à lire sans penser, ce que nous lisons nous frappe dautant moins que, portant déjà dans nous-mêmes les passions et les préjugés qui remplissent lhistoire et les vies des hommes, tout ce quils font nous paraît naturel, parce que nous sommes hors de la nature, et que nous jugeons des autres par nous. Mais quon se représente un jeune homme élevé selon mes maximes, quon se figure mon Emile, auquel dix-huit ans de soins assidus nont eu pour objet que de conserver un jugement intègre et un coeur sain; quon se le figure, au lever de la toile, jetant pour la première fois les yeux sur la scène du monde, ou plutôt, placé derrière le théâtre, voyant les acteurs prendre et poser leurs habits, et comptant les cordes et les poulies dont le grossier prestige abuse les yeux des spectateurs: bientôt à sa première surprise succéderont des mouvements de honte et de dédain pour son espèce; il sindignera de voir ainsi tout le genre humain, dupe de lui-même, savilir à ces jeux denfants; il saffligera de voir ses frères sentre-déchirer pour des rêves, et se changer en bêtes féroces pour navoir pas su se contenter dêtre hommes.

[864:] Certainement, avec les dispositions naturelles de lélève, pour peu que le maître apporte de prudence et de choix dans ses lectures, pour peu quil le mette sur la voie des réflexions quil en doit tirer, cet exercice sera pour lui un cours de philosophie pratique, meilleur sûrement et mieux entendu que toutes les vaines spéculations dont on brouille lesprit des jeunes gens dans nos écoles. Quaprès avoir suivi les romanesques projets de Pyrrhus, Cynéas lui demande quel bien réel lui procurera la conquête du monde, dont il ne puisse jouir dès à présent sans tant de tourments; nous ne voyons là quun bon mot qui passe. Mais Emile y verra une réflexion très sage, quil eût faite le premier, et qui ne seffacera jamais de son esprit, parce quelle ny trouve aucun préjugé contraire qui puisse en empêcher limpression. Quand ensuite, en lisant la vie de cet insensé, il trouvera que tous ses grands desseins ont abouti à saller faire tuer par la main dune femme, au lieu dadmirer cet héroïsme prétendu, que verra-t-il dans tous les exploits dun si grand capitaine, dans toutes les intrigues dun si grand politique, si ce nest autant de pas pour aller chercher cette malheureuse tuile qui devait terminer sa vie et ses projets par une mort déshonorante?

[865:] Tous les conquérants nont pas été tués; tous les usurpateurs nont pas échoué dans leurs entreprises, plusieurs paraîtront heureux aux esprits prévenus des opinions vulgaires: mais celui qui, sans sarrêter aux apparences, ne juge du bonheur des hommes que par létat de leurs coeurs, verra leurs misères dans leurs succès mêmes; il verra leurs désirs et leurs soucis rongeants sétendre et saccroître avec leur fortune; il les verra perdre haleine en avançant, sans jamais parvenir à leurs termes, il les verra semblables à ces voyageurs inexpérimentés qui, sengageant pour la première fois dans les Alpes, pensent les franchir à chaque montagne, et, quand ils sont au sommet, trouvent avec découragement de plus hautes montagnes au-devant deux.

[866:] Auguste, après avoir soumis ses concitoyens et détruit ses rivaux, régit durant quarante ans le plus grand empire qui ait existé: mais tout cet immense pouvoir lempêchait-il de frapper les murs de sa tête et de remplir son vaste palais de ses cris, en redemandant à Varus ses légions exterminées? Quand il aurait vaincu tous ses ennemis, de quoi lui auraient servi ses vains triomphes, tandis que les peines de toute espèce naissaient sans cesse autour de lui, tandis que ses plus chers amis attentaient à sa vie et quil était réduit à pleurer la honte ou la mort de tous ses proches? Linfortuné voulut gouverner le monde, et ne sut pas gouverner sa maison! Quarriva-t-il de cette négligence? Il vit périr à la fleur de lâge son neveu, son fils adoptif, son gendre; son petit-fils fut réduit à manger la bourre de son lit pour prolonger de quelques heures sa misérable vie; sa fille et sa petite-fille, après lavoir couvert de leur infamie, moururent lune de misère et de faim dans une île déserte, lautre en prison par la main dun archer. Lui-même enfin, dernier reste de sa malheureuse famille, fut réduit par sa propre femme à ne laisser après lui quun monstre pour lui succéder. Tel fut le sort de ce maître du monde tant célébré pour sa gloire et son bonheur. Croirai-je quun seul de ceux qui les admirent les voulût acquérir au même prix?

[867:] Jai pris lambition pour exemple; mais le jeu de toutes les passions humaines offre de semblables leçons à qui veut étudier lhistoire pour se connaître et se rendre sage aux dépens des morts. Le temps approche où la vie dAntoine aura pour le jeune homme une instruction plus prochaine que celle dAuguste. Emile ne se reconnaîtra guère dans les étranges objets qui frapperont ses regards durant ses nouvelles études; mais il saura davance écarter lillusion des passions avant quelles naissent; et, voyant que de tous les temps elles ont aveuglé les hommes, il sera prévenu de la manière dont elles pourront laveugler à son tour, si jamais il sy livre. Ces leçons, je le sais, lui sont mal appropriées; peut-être au besoin seront-elles tardives, insuffisantes: mais souvenez-vous que ce ne sont point celles que jai voulu tirer de cette étude. En la commençant, je me proposais un autre objet; et sûrement, si cet objet est mal rempli, ce sera la faute du maître.

[868:] Songez quaussitôt que lamour-propre est développé, le moi relatif se met en jeu sans cesse, et que jamais le jeune homme nobserve les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux. Il sagit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir examinés. Je vois, à la manière dont on fait lire lhistoire aux jeunes gens, quon les transforme, pour ainsi dire, dans tous les personnages quils voient, quon sefforce de les faire devenir tantôt Cicéron, tantôt Trajan, tantôt Alexandre; de les décourager lorsquils rentrent dans eux-mêmes; de donner à chacun le regret de n être que soi. Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens pas; mais, quant à mon Emile, sil arrive une seule fois, dans ces parallèles, quil aime mieux être un autre que lui, cet autre fût-il Socrate, fût-il Caton, tout est manqué: celui qui commence à se rendre étranger àlui-même ne tarde pas à soublier tout à fait.

[869:] Ce ne sont point les philosophes qui connaissent le mieux les hommes; ils ne les voient quà travers les préjugés de la philosophie; et je ne sache aucun état où lon en ait tant. Un sauvage nous juge plus sainement que ne fait un philosophe. Celui-ci sent ses vices, sindigne des nôtres, et dit en lui-même: Nous sommes tous méchants; lautre nous regarde sans sémouvoir, et dit: Vous êtes des fous. Il a raison, car nul ne fait le mal pour le mal. Mon élève est ce sauvage, avec cette différence quEmile, ayant plus réfléchi, plus comparé didées, vu nos erreurs de plus près, se tient plus en garde contre lui-même et ne juge que de ce quil connaît.

[870:] Ce sont nos passions qui nous irritent contre celles des autres; cest notre intérêt qui nous fait haïr les méchants; sils ne nous faisaient aucun mal, nous aurions pour eux plus de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchants nous fait oublier celui quils se font à euxmêmes. Nous leur pardonnerions plus aisément leurs vices, si nous pouvions connaître combien leur propre coeur les en punit. Nous sentons loffense et nous ne voyons pas le châtiment; les avantages sont apparents, la peine est intérieure. Celui qui croit jouir du fruit de ses vices nest pas moins tourmenté que sil neût point réussi; lobjet est changé, linquiétude est la même; ils ont beau montrer leur fortune et cacher leur coeur, leur conduite le montre en dépit deux: mais pour le voir, il nen faut pas avoir un semblable.

[871:] Les passions que nous partageons nous séduisent; celles qui choquent nos intérêts nous révoltent, et, par une inconséquence qui nous vient delles, nous blâmons dans les autres ce que nous voudrions imiter. Laversion et lillusion sont inévitables, quand on est forcé de souffrir de la part dautrui le mal quon ferait si lon était à sa place.

[872:] Que faudrait-il donc pour bien observer les hommes? Un grand intérêt à les connaître, une grande impartialité à les juger, un coeur assez sensible pour concevoir toutes les passions humaines, et assez calme pour ne les pas éprouver. Sil est dans la vie un moment favorable à cette étude, cest celui que jai choisi pour Emile: plus tôt, ils lui eussent été étrangers, plus tard, il leur eût été semblable. Lopinion dont il voit le jeu na point encore acquis sur lui dempire; les passions dont il sent leffet nont point agité son coeur. Il est homme, il sintéresse àses frères; il est équitable, il juge ses pairs. Or, sûrement, sil les juge bien, il ne voudra être à la place daucun deux; car le but de tous les tourments quils se donnent, étant fondé sur des préjugés quil na pas, lui paraît un but en lair. Pour lui, tout ce quil désire est à sa portée. De qui dépendrait-il, se su ffisant à lui-même et libre de préjugés? Il a des bras, de la santé, de la modération, peu de besoins et de quoi les satisfaire. Nourri dans la plus absolue liberté, le plus grand des maux quil conçoit est la servitude. Il plaint ces misérables rois, esclaves de tout ce qui leur obéit; il plaint ces faux sages enchaînés à leur vaine réputation; il plaint ces riches sots, martyrs de leur faste; il plaint ces voluptueux de parade qui livrent leur vie entière à lennui pour paraître avoir du plaisir. Il plaindrait lennemi qui lui ferait du mal à lui-même; car, dans ses méchancetés, il verrait sa misère. Il se dirait: En se donnant le besoin de me nuire, cet homme a fait dépendre son sort du mien.

[873:] Encore un pas et nous touchons au but. Lamour-propre est un instrument utile, mais dangereux; souvent il blesse la main qui sen sert, et fait rarement du bien sans mal. Emile, en considérant son rang dans lespèce humaine et sy voyant si heureusement placé, sera tenté de faire honneur à sa raison de louvrage de la vôtre, et dattribuer à son mérite leffet de son bonheur. Il se dira: Je suis sage, et les hommes sont fous. En les plaignant il les méprisera, en se félicitant il sestimera davantage; et, se sentant plus heureux queux, il se croira plus digne de lêtre. Voilà lerreur la plus à craindre, parce quelle est la plus difficile à détruire. Sil restait dans cet état il aurait peu gagné à tous nos soins: et sil fallait opter, je ne sais si je naimerais pas mieux encore lillusion des préjugés que celle de lorgueil.

[874:] Les grands hommes ne sabusent point sur leur supériorité; ils la voient, la sentent, et nen sont pas moins modestes. Plus ils ont, plus ils connaissent tout ce qui leur manque. Ils sont moins vains de leur élévation sur nous quhumiliés du sentiment de leur misère; et, dans les biens exclusifs quils possèdent, ils sont trop sensés pour tirer vanité dun don quils ne se sont pas fait. Lhomme de bien peut être fier de sa vertu, parce quelle est à lui; mais de quoi lhomme desprit est-il fier? Qua fait Racine pour nêtre pas Pradon? Qua fait Boileau pour nêtre par Cotin?

[875:] Ici cest tout autre chose encore. Restons toujours dans lordre commun. Je nai supposé dans mon élève ni un génie transcendant, ni un entendement bouché. Je lai choisi parmi les esprits vulgaires pour montrer ce que peut léducation sur lhomme. Tous les cas rares sont hors des règles. Quand donc, en conséquence de mes soins, Emile préfère sa manière dêtre, de voir, de sentir, à celle des autres hommes, Emile a raison; mais quand il se croit pour cela dune nature plus excellente, et plus heureusement né queux, Emile a tort: il se trompe; il faut le détromper, ou plutôt prévenir lerreur, de peur quil ne soit trop tard ensuite pour la détruire.

[876:] Il ny a point de folie dont on ne puisse guérir un homme qui nest pas fou, hors la vanité; pour celle-ci, rien nen corrige que lexpérience, si toutefois quelque chose en peut corriger; à sa naissance, au moins, on peut lempêcher de croître. Nallez donc pas vous perdre en beaux raisonnements pour prouver à ladolescent quil est homme comme les autres et sujet aux mêmes faiblesses. Faites-le lui sentir, ou jamais il ne le saura. Cest encore ici un cas dexception à mes propres règles; cest le cas dexposer volontairement mon éléve à tous les accidents qui peuvent lui prouver quil nest pas plus sage que nous. Laventure du bateleur serait répétée en mille manières, je laisserais aux flatteurs prendre tout leur avantage sur lui: si des étourdis lentraînaient dans quelque extravagance, je lui en laisserais courir le danger; si des filous lattaquaient au jeu, je le leur livrerais pour en faire leur dupe; je le laisserais encenser, plumer, dévaliser par eux; et quand, layant mis à sec, ils finiraient par se moquer de lui, je les remercierais encore en sa présence des leçons quils ont bien voulu lui donner. Les seuls pièges dont je le garantirais avec soin seraient ceux des courtisanes. Les seuls ménagements que jaurais pour lui seraient de partager tous les dangers que je lui laisserais courir et tous les affronts que je lui laisserais recevoir. Jendurerais tout en silence, sans plainte, sans reproche, sans jamais lui en dire un seul mot, et soyez sûr quavec cette discrétion bien soutenue, tout ce quil maura vu souffrir pour lui fera plus dimpression sur son coeur que ce quil aura souffert lui-même.

[877:] Je ne puis mempêcher de relever ici la fausse dignité des gouverneurs qui, pour jouer sottement les sages, rabaissent leurs élèves, affectent de les traiter toujours en enfants, et de se distinguer toujours deux dans tout ce quils leur font faire. Loin de ravaler ainsi leurs jeunes courages, népargnez rien pour leur élever lâme; faitesen vos égaux afin quils le deviennent; et, sils ne peuvent encore sélever à vous, descendez à eux sans honte, sans scrupule. Songez que votre honneur nest plus dans vous, mais dans votre élève; partagez ses fautes pour len corriger; chargez-vous de sa honte pour leffacer; imitez ce brave Romain qui, voyant fuir son armée et ne pouvant la rallier, se mit à fuir à la tête de ses soldats, en criant: ils ne fuient pas, ils suivent leur capitaine. Fut-il déshonoré pour cela? Tant sen faut: en sacrifiant ainsi sa gloire, il laugmenta. La force du devoir, la beauté de la vertu entraînent malgré nous nos suffrages et renversent nos insensés préjugés. Si je recevais un soufflet en remplissant mes fonctions auprès dEmile, loin de me venger de ce soufflet, jirais partout men vanter; et je doute quil y eût dans le monde un homme assez vil pour ne pas men respecter davantage.

[878:] Ce nest pas que lélève doive supposer dans le maître des lumières aussi bornées que les siennes et la même facilité à se laisser séduire. Cette opinion est bonne pour un enfant, qui, ne sachant rien voir, rien comparer, met tout le monde à sa portée, et ne donne sa confiance quà ceux qui savent sy mettre en effet. Mais un jeune homme de lâge dEmile, et aussi sensé que lui, nest plus assez sot pour prendre ainsi le change, et il ne serait pas bon quil le prît. La confiance quil doit avoir en son gouverneur est dune autre espéce: elle doit porter sur lautorité de la raison, sur la supériorité des lumières, sur les avantages que le jeune homme est en état de connaître, et dont il sent lutilité pour lui. Une longue expérience la convaincu quil est aimé de son conducteur; que ce conducteur est un homme sage, éclairé, qui, voulant son bonheur, sait ce qui peut le lui procurer. Il doit savoir quc, pour son propre intérêt, il lui convient découter ses avis. Or, si le maître se laissait tromper comme le disciple, il perdrait le droit den exiger de la déférence et de lui donner des leçons. Encore moins lélève doit-il supposer que le maître le laisse à dessein tomber dans des pièges, et tend des embûches à sa simplicité. Que faut-il donc faire pour éviter à la fois ces deux inconvénients? Ce quil y a de meilleur et de plus naturel: être simple et vrai comme lui; lavertir des périls auxquels il sexpose; les lui montrer clairement, sensiblement, mais sans exagération, sans humeur, sans pédantesque étalage, surtout sans lui donner vos avis pour des ordres, jusquà ce quils le soîent devenus, et que ce ton impérieux soit absolument nécessaire. Sobstine-t-il après cela, comme il fera très souvent? alors ne lui dites plus rien; laissez-le en liberté suivez-le, imitez-le, et cela gaiement, franchement; livrez-vous, amusez-vous autant que lui, sil est possible. Si les conséquences deviennent trop fortes, vous êtes toujours là pour les arrêter; et cependant combien le jeune homme, témoin de votre prévoyance et de votre complaisance, ne doit-il pas être à la fois frappé de lune et touché de lautre! Toutes ses fautes sont autant de liens, quil vous fournit pour le retenir au besoin. Or, ce qui fait ici le plus grand art du maître, cest damener les occasions et de diriger les exhortations de manière quil sache davance quand le jeune homme cédera, et quand il sobstinera, afin de lenvironner partout des leçons de lexpérience, sans jamais lexposer à de trop grands dangers.

[879:] Avertissez-le de ses fautes avant quil y tombe: quand il y est tombé, ne les lui reprochez point; vous ne feriez quenflammer et mutiner son amour-propre. Une leçon qui révolte ne profite pas. Je ne connais rien de plus inepte que ce mot: Je vous lavais bien dit. Le meilleur moyen de faire quil se souvienne de ce quon lui a dit est de paraître lavoir oublié. Tout au contraire, quand vous le verrez honteux de ne vous avoir pas cru, effacez doucement cette humiliation par de bonnes paroles. Il saffectionnera sûrement à vous en voyant que vous vous oubliez pour lui, et quau lieu dachever e écraser, vous le consolez. Mais si à son chagrin vous ajoutez des reproches, il vous prendra en haine, et se fera une loi de ne vous plus écouter, comme pour vous prouver quil ne pense pas comme vous sur limportance de vos avis.

[880:] Le tour de vos consolations peut encore être pour lui une instruction dautant plus utile quil ne sen défiera pas. En lui disant, je suppose, que mille autres font les mêmes fautes, vous le mettez loin de son compte; vous le corrigez en ne paraissant que le plaindre: car, pour celui qui croit valoir mieux que les autres hommes, cest une excuse bien mortifiante que de se consoler par leur exemple; cest concevoir que le plus quil peut prétendre est quils ne valent pas mieux que lui.

[881:] Le temps des fautes est celui des fables. En censurant le coupable sous un masque étranger, on linstruit sans loffenser; et il comprend alors que lapologue nest pas un mensonge, par la vérité dont il se fait lapplication. Lenfant quon na jamais trompé par des louanges nentend rien à la fable que jai ci-devant examinée, mais létourdi qui vient dêtre la dupe dun flatteur conçoit àmerveille que le corbeau nétait quun sot. Ainsi, dun fait il tire une maxime; et lexpérience quil eût bientôt oubliée se grave, au moyen de la fable, dans son jugement. Il ny a point de connaissance morale quon ne puisse acquérir par lexpérience dautrui ou par la sienne. Dans les cas où cette expérience est dangereuse, au lieu de la faire soi-même, on tire sa leçon de lhistoire. Quand lépreuve est sans conséquence, il est bon que le jeune homme y reste exposé; puis, au moyen de lapologue, on rédige en maximes les cas particuliers qui lui sont connus.

[882:] Je nentends pas pourtant que ces maximes doivent être développées, ni même énoncées. Rien nest si vain, si mal entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart des fables; comme si cette morale nétait pas ou ne devait pas être entendue dans la fable même, de manière à la rendre sensible au lecteur! Pourquoi donc, en ajoutant cette morale à la fln, lui ôter le plaisir de la trouver de son chef? Le talent dinstruire est de faire que le disciple se plaise à linstruction. Or, pour quil sy plaise, il ne faut pas que son esprit reste tellement passif à tout ce que vous lui dites, quil nait absolument rien àfaire pour vous entendre. Il faut que lamour-propre du maître laisse toujours quelque prise au sien; il faut quil se puisse dire: Je conçois, je pénètre, jagis, je minstruis. Une des choses qui rendent ennuyeux le Pantalon de la comédie italienne, est le soin quil prend dinterpréter au parterre des platises quon nentend déjà que trop. Je ne veux point quun gouverneur soit Pantalon, encore moins un auteur. Il faut toujours se faire entendre; mais il ne faut pas toujours tout dire: celui qui dit tout dit peu de choses, car à la fin on ne lécoute plus. Que signifient ces quatre vers que La Fontaine ajoute à la fable de la grenouille qui senfle? A-t-il peur quon ne lait pas compris? A-t-il besoin, ce grand peintre, décrire les noms au-dessous des objets quil peint? Loin de généraliser par là sa morale, il la particularise, il la restreint en quelque sorte aux exemples cités, et empêche quon ne lapplique à dautres. Je voudrais quavant de mettre les fables de cet auteur inimitable entre les mains dun jeune homme, on en retranchât toutes ces conclusions par lesquelles il prend la peine dexpliquer ce quil vient de dire aussi clairement quagréablement. Si votre élève nentend la fable quà laide de lexplication, soyez sûr quil ne lentendra pas même ainsi.

[883:] Il importerait encore de donner à ces fables un ordre plus didactique et plus conforme aux progrès des sentiments et des lumières du jeune adolescent. Conçoit-on rien de moins raisonnable que daller suivre exactement lordre numérique du livre, sans égard au besoin ni àloccasion? Dabord le corbeau, puis la cigale, puis la grenouille, puis les deux mulets, etc. Jai sur le coeur ces deux mulets, parce que je me souviens davoir vu un enfant élevé pour la finance, et quon étourdissait de lemploi quil allait remplir, lire cette fable, lapprendre, la dire, la redire cent et cent fois, sans en tirer jamais la moindre objection contre le méfier auquel il était destiné. Non seulement je nai jamais vu denfants faire aucune application solide des fables quils apprenaient, mais je nai jamais vu que personne se souciât de leur faire faire cette application. Le prétexte de cette étude est linstruction morale; mais le véritable objet de la mère et de lenfant nest que doccuper de lui toute une compagnie, tandis quil récite ses fables; aussi les oublie-t-il toutes en grandissant, lorsquil nest plus question de les réciter, mais den profiter. Encore une fois, il nappartient quaux hommes de sinstruire dans les fables; et voici pour Emile le temps de commencer.

[884:] Je montre de loin, car je ne veux pas non plus tout dire, les routes qui détournent de la bonne, afin quon apprenne à les éviter. Je crois quen suivant celle que jai marquée, votre élève achètera la connaissance des hommes et de soi-même au meilleur marché quil est possible; que vous le mettrez au point de contempler les jeux de la fortune sans envier le sort de ses favoris, et dêtre content de lui sans se croire plus sage que les autres. Vous avez aussi commencé à le rendre acteur pour le rendre spectateur: il faut achever; car du parterre on voit les objets tels quils paraissent, mais de la scène on les voit tels quils sont. Pour embrasser le tout, il faut se mettre dans le point de vue; il faut approcher pour voir les détails. Mais à quel titre un jeune homme entrera-t-il dans les affaires du monde? Quel droit a-t-il dêtre initié dans ces mystères ténébreux? Des intrigues de plaisir bornent les intérêts de son âge; il ne dispose encore que de luimême; cest comme sil ne disposait de rien. Lhomme est la plus vile des marchandises, et, parmi nos importants droits de propriété, celui de la personne est toujours le moindre de tous.

[885:] Quand je vois que, dans lâge de la plus grande activité, lon borne les jeunes gens à des études purement spéculatives, et quaprès, sans la moindre expérience, ils sont tout dun coup jetés dans le monde et dans les affaires, je trouve quon ne choque pas moins la raison que la nature, et je ne suis plus surpris que si peu de gens sachent se conduire. Par quel bizarre tour desprit nous apprend-on tant de choses inutiles, tandis que lart dagir est compté pour rien? On prétend nous former pour la société, et lon nous instruit comme si chacun de nous devait passer sa vie à penser seul dans sa cellule, ou à traiter des sujets en lair avec des indifférents. Vous croyez apprendre à vivre à vos enfants, en leur enseignant certaines contorsions du corps et certames formules de paroles qui ne signifient rien. Moi aussi, jai appris à vivre à mon Emile; car je lui ai appris à vivre avec lui-même, et, de plus, à savoir gagner son pam. Mais ce nest pas assez. Pour vivre dans le monde, il faut savoir traiter avec les hommes, il faut connaître les instruments qui donnent prise sur eux; il faut calculer laction et réaction de lintérêt particulier dans la société civile, et prévoir si juste les événements, quon soit rarement trompé dans ses entreprises, ou quon ait du moins toujours pris les meilleurs moyens pour réussir. Les lois ne permettent pas aux jeunes gens de faire leurs propres affaires, et de disposer de leur propre bien: mais que leur serviraient ces précautions, si, jusquà lâge prescrit, ils ne pouvaient acquérir aucune expérience? Ils nauraient rien gagné dattendre, et seraient tout aussi neufs à vingt-cinq ans quà quinze. Sans doute il faut empêcher quun jeune homme, aveuglé par son ignorance, ou trompé par ses passions, ne se fasse du mal à lui-même; mais à tout âge il est permis dêtre bienfaisant, à tout âge on peut protéger, sous la direction dun homme sage, les malheureux qui nont besoin que dappui.

[886:] Les nourrices, les mères sattachent aux enfants par les soins quelles leur rendent; lexercice des vertus sociales porte au fond des coeurs lamour de lhumanité: cest en faisant le bien quon devient bon; je ne connais point de pratique plus sûre. Occupez votre élève à toutes les bonnes actions qui sont à sa portée; que lintérêt des indigents soit toujours le sien; quil ne les assiste pas seulement de sa bourse, mais de ses soins; quil les serve, quil les protège, quil leur consacre sa personne et son temps; quil se fasse leur homme daffaires: il ne remplira de sa vie un si noble emploi. Combien dopprimés, quon neût jamais écoutés, obtiendront justice, quand il la demandera pour eux avec cette intrépide fermeté que donne lexercice de la vertu; quand il forcera les portes des grands et des riches, quand il ira, sil le faut, jusquau pied du trône faire entendre la voix des infortunés, à qui tous les abords sont fermés par leur misère, et que la crainte dêtre punis des maux quon leur fait empêche même doser sen plaindre!

[887:] Mais ferons-nous dEmile un chevalier errant, un redresseur de torts, un paladin? Ira-t-il singérer dans les affaires publiques, faire le sage et le défenseur des lois chez les grands, chez les magistrats, chez le prince, faire le solliciteur chez les juges et lavocat dans les tribunaux? Je ne sais rien de tout cela. Les noms badins et ridicules ne changent rien à la nature des choses. Il fera tout ce quil sait être utile et bon. Il ne fera rien de plus, et il sait que rien n est utile et bon pour lui de ce qui ne convient pas à son âge; il sait que son premier devoir est envers lui-même; que les jeunes gens doivent se défier deux, être circonspects dans leur conduite, respectueux devant les gens plus âgés, retenus et discrets à parler sans sujet, modestes dans les choses indifférentes, mais hardis à bien faire, et courageux à dire la vérité. Tels étaient ces illustres Romains qui, avant dêtre admis dans les charges, passaient leur jeunesse à poursuivre le crime et à défendre linnocence, sans autre intérêt que celui de sinstruire en servant la justice et protégeant les bonnes moeurs.

[888:] Emile naime ni le bruit ni les querelles, non seulement entre les hommes, pas même entre les animaux. Il nexcita jamais deux chiens à se battre; jamais il ne fit poursuivre un chat par un chien. Cet esprit de paix est un effet de son éducation, qui nayant point fomenté lamour-propre et la haute opinion de lui-même, la détourné de chercher ses plaisirs dans la domination et dans le malheur dautrui. Il souffre quand il voit souffrir; cest un sentiment naturel. Ce qui fait quun jeune homme sendurcit et se complaît à voir tourmenter un être sensible, cest quand un retour de vanité le fait se regarder comme exempt des mêmes peines par sa sagesse ou par sa supériorité. Celui quon a garanti de ce tour desprit ne saurait tomber dans le vice qui en est louvrage. Emile aime donc la paix. Limage du bonheur le flatte, et quand il peut contribuer à le produire, cest un moyen de plus de le partager. Je nai pas supposé quen voyant des malheureux il naurait pour eux que cette pitié stérile et cruelle qui se contente de plaindre les maux quelle peut guérir. Sa bienfaisance active lui donne bientôt des lumières quavec un coeur plus dur il neût point acquises, ou quil eût acquises beaucoup plus tard. Sil voit régner la discorde entre ses camarades, il cherche àles réconcilier; sil voit des affligés, il sinforme du sujet de leurs peines; sil voit deux hommes se haïr, il veut connaître la cause de leur inimitié; sil voit un opprimé gémir des vexations du puissant et du riche, il cherche de quelles manoeuvres se couvrent ces vexations; et, dans lintérêt quil prend à tous les misérables, les moyens de finir leurs maux ne sont jamais indifférents pour lui. Quavons-nous donc à faire pour tirer parti de ces dispositions dune manière convenable à son âge? De régler ses soins et ses connaissances, et demployer son zèle à les augmenter.

[889:] Je ne me lasse point de le redire: mettez toutes les leçons des jeunes gens en action plutôt quen discours; quils napprennent rien dans les livres de ce que lexpérience peut leur enseigner. Quel extravagant projet de les exercer à parler sans sujet de rien dire; de croire leur faire sentir, sur les bancs dun collège, lénergie du langage des passions et toute la force de lart de persuader sans intérêt de rien persuader à personne! Tous les préceptes de la rhétorique ne semblent quun pur verbiage à quiconque nen sent pas lusage pour son profit. Quimporte à un écolier de savoir comment sy prit Annibal pour déterminer ses soldats à passer les Alpes? Si, au lieu de ces magnifiques harangues, vous lui disiez comment il doit sy prendre pour porter son préfet à lui donner congé, soyez sûr quil serait plus attentif à vos règles.

[890:] Si je voulais enseigner la rhétorique à un jeune homme dont toutes les passions fussent déjà développées, je lui présenterais sans cesse des objets propres à flatter ses passions, et jexaminerais avec lui quel iangage il doit tenir aux autres hommes pour les engager à favoriser ses désirs. Mais mon Emile nest pas dans- une situation si avantageuse à lart oratoire; borné presque au seul nécessaire physique, il a moins besoin des autres que les autres n ont besoin de lui; et nayant rien à leur demander pour lui-même, ce quil veut leur persuader ne le touche pas dassez près pour lémouvoir excessivement. Il suit de là quen général il doit avoir un langage simple et peu figuré. Il parle ordinairement au propre et seulement pour être entendu. Il est peu sentencieux, parce quil na pas appris à généraliser ses idées: il a peu dimages, parce quil est rarement passionné.

[891:] Ce nest pas pourtant quil soit tout à fait flegmatique et froid; ni son âge, ni ses moeurs, ni ses goûts ne le permettent: dans le feu de ladolescence, les esprits vivifiants, retenus, et cohobés dans son sang, portent à son jeune coeur une chaleur qui brille dans ses regards, quon sent dans ses discours, quon voit dans ses actions. Son langage a pris de laccent, et quelquefois de la véhémence. Le noble sentiment qui linspire lui donne de la force et de lélévation: pénétré du tendre amour de lhumanité, il transmet en parlant les mouvements de son âme; sa généreuse franchise a je ne sais quoi de plus enchanteur que lartificieuse éloquence des autres; ou plutôt lui seul est véritablement éloquent, puisquil na quà montrer ce quil sent pour le communiquer à ceux qui lécoutent.

[892:] Plus jy pense, plus je trouve quen mettant ainsi la bienfaisance en action et tirant de nos bons ou mauvais succès des réflexions sur leurs causes, il y a peu de connaissances utiles quon ne puisse cultiver dans lesprit dun jeune homme, et quavec tout le vrai savoir quon peut acquérir dans les collèges, il acquerra de plus une science plus importante encore, qui est lapplication de cet acquis aux usages de la vie. Il nest pas possible que, prenant tant dintérêt à ses semblables, il napprenne de bonne heure à peser et apprécier leurs actions, leurs goûts, leurs plaisirs, et à donner en général une plus juste valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur des hommes, que ceux qui, ne sintéressant à personne, ne font lamais rien pour autrui. Ceux qui ne traitent jamais que leurs propres affaires se passionnent trop pour juger sainement des choses. Rapportant tout à eux seuls, et réglant sur leur seul intérêt les idées du bien et du mal, ils se remplissent lesprit de mille préjugés ridicules, et dans tout ce qui porte atteinte à leur moindre avantage, ils voient aussitôt le bouleversement de tout lunivers.

[893:] Etendons lamour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en vertu, et il ny a point de coeur dhomme dans lequel cette vertu nait sa racine. Moins lobjet de nos soins tient immédiatement à nous-memes, moins lillusion de lintérêt particulier est à craindre; plus on généralise cet intérêt, plus il devient équitable; et lamour du genre humain nest autre chose en nous que lamour de la justice. Voulons-nous donc quEmile aime la vérité, voulons-nous quil la connaisse; dans les affaires tenons-le toujours loin de lui. Plus ses soins seront consacrés au bonheur dautrui, plus ils seront éclairés et sages, et moins il se trompera sur ce qui est bien ou mal; mais ne souffrons jamais en lui de préférence aveugle, fondée uniquement sur des acceptions de personnes ou sur dinjustes préventions. Et pourquoi nuirait-il à lun pour servir lautre? Peu lui importe à qui tombe un plus grand bonheur en partage, pourvu quil concoure au plus grand bonheur de tous: cest là le premier intérêt du sage après lintérêt privé; car chacun est partie de son espèce et non dun autre individu.

[894:] Pour empêcher la pitié de dégénérer en faiblesse, il faut donc la généraliser et létendre sur tout le genre humain. Alors on ne sy livre quautant quelle est daccord avec la justice, parce que, de toutes les vertus, la justice est celle qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut par raison, par amour pour nous, avoir pitié de notre espèce encore plus que de notre prochain; et cest une très grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les méchants.

[895:] Au reste, il faut se souvenir que tous ces moyens, par lesquels je jette ainsi mon élève hors de lui-même, ont cependant toujours un rapport direct à lui, puisque non seulement il en résulte une jouissance intérieure, mais quen le rendant bienfaisant au profit des autres, je travaille à sa propre instruction.

[896:] Jai dabord donné les moyens, et maintenant jen montre leffet. Quelles grandes vues je vois sarranger peu à peu dans sa tête! Quels sentiments sublimes étouffent dans son coeur le germe des petites passions! Quelle netteté de judiciaire, quelle justesse de raison je vois se former en lui de ses penchants cultivés, de lexpérience qui concentre les voeux dune âme grande dans létroite borne des possibles, et fait quun homme supérieur aux autres, ne pouvant les élever à sa mesure, sait sabaisser à la leur! Les vrais principes du juste, les vrais modèles du beau, tous les rapports moraux des êtres, toutes les idées de lordre, se gravent dans son entendement; il voit la place de chaque chose et la cause qui len écarte: il voit ce qui peut faire le bien et ce qui lempêche. Sans avoir éprouvé les passions humaines, il connaît leurs illusions et leur jeu.

[897:] Javance, attiré par la force des choses, mais sans men imposer sur les jugements des lecteurs. Depuis longtemps ils me voient dans le pays des chimères; moi, je les vois toujours dans le pays des préjugés. En mécartant si fort des opinions vulgaires, je ne cesse de les avoir présentes à mon esprit: je les examine, je les médite, non pour les suivre ni pour les fuir, mais pour les peser à la balance du raisonnement. Toutes les fois quil me force à mécarter delles, instruit par lexpérience, je me tiens déjà pour dit quils ne mimiteront pas: je sais que, sobstinant à nimaginer possible que ce quils voient, ils prendront le jeune homme que je figure pour un être imaginaire et fantastique, parce quil diffère de ceux auxquels ils le comparent; sans songer quil faut bien quil en diffère, puisque, élevé tout différemment, affecté de sentiments tout contraires, instruit tout autrement queux, il serait beaucoup plus surprenant quil leur ressemblât que dêtre tel que je le suppose. Ce nest pas lhomme de lhomme, cest lhomme de la nature. Assurément il doit être fort étranger à leurs yeux.

[898:] En commençant cet ouvrage, je ne supposais rien que tout le monde ne pût observer ainsi que moi, parce quil est un point, savoir la naissance de lhomme, duquel nous partons tous également: mais plus nous avançons, moi pour cultiver la nature, et vous pour la dépraver, plus nous nous éloignons les uns des autres. Mon élève, à six ans, différait peu des vôtres, que vous naviez pas encore eu le temps de défigurer; maintenant ils nont plus rien de semblable; et lâge de lhomme fait, dont il approche, doit le montrer sous une forme absolument différente, si je nai pas perdu tous mes soins. La quantité dacquis est peut-être assez égale de part et dautre; mais les choses acquises ne se ressemblent point. Vous êtes étonnés de trouver à lun des sentiments sublimes dont les autres n ont pas le moindre germe; mais considérez aussi que ceux-ci sont déjà tous philosophes et théologiens, avant quEmile sache seulement ce que cest que philosophie et quil ait même entendu parler de Dieu.

[899:] Si donc on venait me dire: Rien de ce que vous supposez nexiste; les jeunes gens ne sont point faits ainsi; ils ont telle ou telle passion; ils font ceci ou cela: cest comme si lon niait que jamais poirier fût un grand arbre, parce quon nen voit que de nains dans nos jardins.

[900:] Je prie ces juges, si prompts à la censure, de considérer que ce quils disent là, je le sais tout aussi bien queux, que jy ai probablement réfléchi plus longtemps, et que, nayant nul intérêt à leur en imposer, jai droit dexiger quils se donnent au moins le temps de chercher en quoi je me trompe. Quils examinent bien la constitution de lhomme, quils suivent les premiers développements du coeur dans telle ou telle circonstance, afin de voir combien un individu peut différer dun autre par la force de léducation; quensuite ils comparent la mienne aux effets que je lui donne; et quils disent en quoi jai mal raisonné: je naurai rien à répondre.

[901:] Ce qui me rend plus affirmatif, et, je crois, plus excusable de lêtre, cest quau lieu de me livrer à lesprit de système, je donne le moins quil est possible au raisonnement et ne me fie quà lobservation. Je ne me fonde point sur ce que jai imaginé, mais sur ce que jai vu. Il est vrai que je nai pas renfermé mes expériences dans lenceinte des murs dune ville ni dans un seul ordre de gens; mais, après avoir comparé tout autant de rangs et de peuples que jen ai pu voir dans une vie passée à les observer, jai retranché comme artificiel ce qui était dun peuple et non pas dun autre, dun état et non pas dun autre, et nai regardé comme appartenant incontestablement àlhomme, que ce qui était commun à tous, à quelque âge, dans quelque rang, et dans quelque nation que ce fût.

[902:] Or, si, selon cette méthode, vous suivez dès lenfance un jeune homme qui naura point reçu de forme particulière, et qui tiendra le moins quil est possible à lautorité et à lopinion dautrui, à qui, de mon élève ou des vôtres, pensez-vous quil ressemblera le plus? Voilà, ce me semble, la question quil faut résoudre pour savoir si je me suis égare.

[903:] Lhomme ne commence pas aisément à penser, mais sitôt quil commence, il ne cesse plus. Quiconque a pensé pensera toujours, et lentendement une fois exercé à la réflexion ne peut plus rester en repos. On pourrait donc croire que jen fais trop ou trop peu, que lesprit humain nest point naturellement si prompt à souvrir, et quaprès lui avoir donné des facilités quil na pas, je le tiens trop longtemps inscrit dans un cercle didées quil doit avoir franchi.

[904:] Mais considérez premièrement que, voulant former lhomme de la nature, il ne sagit pas pour cela den faire un sauvage et de le reléguer au fond des bois; mais quenfermé dans le tourbillon social, il suffit quil ne sy laisse entraîner ni par les passions ni par les opinions des hommes; quil voie par ses yeux, quil sente par son coeur; quaucune autorité ne le gouverne, hors celle de sa propre raison. Dans cette position, il est clair que la multitude dobjets qui le frappent, les fréquents sentiments dont il est affecté, les divers moyens de pourvoir à ses besoins réels, doivent lui donner beaucoup didées quil naurait jamais eues, ou quil eût acquises plus lentement. Le progrès naturel à lesprit est accéléré, mais non renversé. Le même homme qui doit rester stupide dans les forêts doit devenir raisonnable et sensé dans les villes, quand il y sera simple spectateur. Rien nest plus propre à rendre sage que les folies quon voit sans les partager; et celui même qui les partage sinstruit encore, pourvu quil nen soit pas la dupe et quil ny porte pas lerreur de ceux qui les font.

[905:] Considérez aussi que, bornés par nos facultés aux choses sensibles, nous noffrons presque aucune prise aux notions abstraites de la philosophie et aux idées purement intellectuelles. Pour y atteindre il faut, ou nous dégager du corps auquel nous sommes si fortement attachés, ou faire dobjet en objet un progrès graduel et lent, ou enfin franchir rapidement et presque dun saut lintervalle par un pas de géant dont lenfance nest pas capable, et pour lequel il faut même aux hommes bien des échelons faits exprès pour eux. La première idée abstraite est le premier de ces échelons; mais jai bien de la peine à voir comment on savise de les construire.

[906:] LEtre incompréhensible qui embrasse tout, qui donne le mouvement au monde et forme tout le système des êtres, nest ni visible à nos yeux, ni palpable à nos mains; il échappe à tous nos sens: louvrage se montre, mais louvrier se cache. Ce nest pas une petite affaire de connaître enfin quil existe, et quand nous sommes parvenus là, quand nous nous demandons: quel est-il? où est-il? notre esprit se confond, ségare, et nous ne savons plus que penser.

[907:] Locke veut quon commence par létude des esprits, et quon passe ensuite à celle des corps. Cette méthode est celle de la superstition, de préjugés, de lerreur: ce nest point celle de la raison, ni même de la nature bien ordonnée; cest se boucher les yeux pour apprendre à voir. Il faut avoir longtemps étudié les corps pour se faire une véritable notion des esprits, et soupçonner quils existent. Lordre contraire ne sert quà établir le matérialisme.

[908:] Puisque nos sens sont les premiers instruments de nos connaissances, les êtres corporels et sensibles sont les seuls dont nous ayons immédiatement lidée. Ce mot esprit na aucun sens pour quiconque na pas philosophé. Un esprit nest quun corps pour le peuple et pour les enfants. Nimaginent-ils pas des esprits qui crient, qui parlent, qui battent, qui font du bruit? Or on mavouera que des esprits qui ont des bras et des langues ressemblent beaucoup à des corps. Voilà pourquoi tous les peuples du monde, sans excepter les Juifs, se sont fait des dieux corporels. Nous-mêmes, avec nos termes dEsprit, de Trinité, de Personnes, sommes pour la plupart de vrais anthropomorphites. Javoue quon nous apprend à dire que Dieu est partout: mais nous croyons aussi que lair est partout, au moins dans notre atmosphère; et le mot esprit, dans son origine, ne signifie lui-même que souffle et vent. Sitôt quon accoutume les gens à dire des mots sans les entendre, il est facile après cela de leur faire dire tout ce quon veut.

[909:] Le sentiment de notre action sur les autres corps a dû dabord nous faire croire que, quand ils agissaient sur nous, cétait dune manière semblable à celle dont nous agissons sur eux. Ainsi lhomme a commencé par animer tous les êtres dont il sentait laction. Se sentant moins fort que la plupart de ces êtres, faute de connaître les bornes de leur puissance, il la supposée illimitée, et il en fit des dieux aussitôt quil en fit des corps. Durant les premiers âges, les hommes, effrayés de tout, nont rien vu de mort dans la nature. Lidée de la matière na pas été moins lente à se former en eux que celle de lesprit, puisque cette première idée est une abstraction elle-même. Ils ont ainsi rempli lunivers de dieux sensibles. Les astres, les vents, les montagnes, les fleuves, les arbres, les villes, les maisons même, tout avait son âme, son dieu, sa vie. Les marmousets de Laban, les manitous des sauvages, les fétiches des Nègres, tous les ouvrages de la nature et des hommes ont été les premières divinités des mortels; le polythéisme a été leur première religion, lidolâtrie leur premier culte. Ils nont pu reconnaître un seul Dieu que quand, généralisant de plus en plus leurs idées, ils ont été en état de remonter à une première cause, de réunir le système total des êtres sous une seule idée, et de donner un sens au mot substance, lequel est au fond la plus grande des abstractions. Tout enfant qui croit en Dieu est donc nécessairement idolâtre, ou du moins anthropomorphite; et quand une fois limagination a vu Dieu, il est bien rare que lentendement le conçoive. Voilà précisément lerreur où mène lordre de Locke.

[910:] Parvenu, je ne sais comment, à lidée abstraite de la substance, on voit que, pour admettre une substance unique, il lui faudrait supposer des qualités incompatibles qui sexcluent mutuellement, telles que la pensée et létendue, dont lune est essentiellement divisible, et dont lautre exclut toute divisibilité. On conçoit dailleurs que la pensée, ou si lon veut le sentiment, est une qualité primitive et inséparable de la substance à laquelle elle appartient; quil en est de même de létendue par rapport à sa substance. Doù lon conclut que les êtres qui perdent une de ces qualités perdent la substance àlaquelle elle appartient, que par conséquent la mort nest quune séparation de substances, et que les êtres où ces deux qualités sont réunies sont composés de deux substances auxquelles ces deux qualités appartiennent.

[911:] Or considérez maintenant quelle distance reste encore entre la notion des deux substances et celle de la nature divine; entre lidée incompréhensible de laction de notre âme sur notre corps et lidée de laction de Dieu sur tous les êtres. Les idées de création, dannihilation, dubiquité, déternité, de toute-puissance, celle des attributs divins, toutes ces idées quil appartient à Si peu dhommes de voir aussi confuses et aussi obscures quelles le sont, et qui nont rien dobscur pour le peuple, parce quil ny comprend rien du tout, comment se présenteront-elles dans toute leur force, cest-à-dire dans toute leur obscurité, à de jeunes esprits encore occupés aux premières opérations des sens et qui ne conçoivent que ce quils touchent? Cest en vain que les abîmes de linfini sont ouverts tout autour de nous; un enfant nen sait point être épouvanté; ses faibles yeux nen peuvent sonder la profondeur. Tout est infini pour les enfants; ils ne savent mettre de bornes à rien; non quils fassent la mesure fort longue, mais parce quils ont lentendement court. Jai même remarqué quils mettent linfini moins au-delà quen deçà des dimensions qui leur sont connues. Ils estimeront un espace immense bien plus par leurs pieds que par leurs yeux; il ne sétendra pas pour eux plus loin quils ne pourront voir, mais plus loin quils ne pourront aller. Si on leur parle de la puissance de Dieu, ils lestimeront presque aussi fort que leur père. En toute chose, leur connaissance étant pour eux la mesure des possibles, ils jugent ce quon leur dit toujours moindre que ce quils savent. Tels sont les jugements naturels à lignorance et à la faiblesse desprit. Ajax eût craint de se mesurer avec Achille, et défie Jupiter au combat, parce quil connaît Achille et ne connaît pas Jupiter. Un paysan suisse qui se croyait le plus riche des hommes, et à qui lon tâchait dexpliquer ce que cétait quun roi, demandait dun air fier si le roi pourrait bien avoir cent vaches à la montagne.

[912:] Je prévois combien de lecteurs seront surpris de me voir suivre tout le premier âge de mon élève sans lui parler de religion. A quinze ans il ne savait sil avait une âme, et peut-être à dix-huit nest-il pas encore temps quil lapprenne; car, sil lapprend plus tôt quil ne faut, il court risque de ne le savoir jamais.

[913:] Si javais à peindre la stupidité fâcheuse, je peindrais un pédant enseignant le catéchisme à des enfants; si je voulais rendre un enfant fou, je lobligerais dexpliquer ce quil dit en disant son catéchisme. On mobjectera que, la plupart des dogmes du christianisme étant des mystères, attendre que lesprit humain soit capable de les concevoir, ce nest pas attendre que lenfant soit homme, cest attendre que lhomme ne soit plus. A cela je réponds premièrement quil y a des mystères quil est non seulement impossible à lhomme de concevoir, mais de croire, et que je ne vois pas ce quon gagne à les enseigner aux enfants, si ce nest de leur apprendre à mentir de bonne heure. Je dis de plus que, pour admettre les mystères, il faut comprendre au moins quils sont incompréhensibles; et les enfants ne sont pas même capables de cette conception-là. Pour lâge où tout est mystère, il ny a pas de mystères proprement dits.

[914:] Il faut croire en Dieu pour être sauvé. Ce dogme mal entendu est le principe de la sanguinaire intolérance, et la cause de toutes ces vaines instructions qui portent le coup mortel à la raison humaine en laccoutumant à se payer de mots. Sans doute il ny a pas un moment àperdre pour mériter le salut éternel: mais si, pour lobtenir, il suffit de répéter certaines paroles, je ne vois pas ce qui nous empêche de peupler le ciel de sansonnets et de pies, tout aussi bien que denfants.

[915:] Lobligation de croire en suppose la possibilité. Le philosophe qui ne croit pas a tort, parce quil use mal de la raison quil a cultivée, et quil est en état dentendre les vérités quil rejette. Mais lenfant qui professe la religion chrétienne, que croit-il? ce quil conçoit; et il conçoit si peu ce quon lui fait dire, que si vous lui dites le contraire, il ladoptera tout aussi volontiers. La foi des enfants et de beaucoup dhommes est une affaire de géographie. Seront-ils récompensés dêtre nés à Rome plutôt quà la Mecque? On dit à lun que Mahomet est le prophète de Dieu, et il dit que Mahomet est le prophète de Dieu; on dit à lautre que Mahomet est un fourbe, et il dit que Mahomet est un fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce quaffirme lautre, sils se fussent trouvés transposés. Peut-on partir de deux dispositions si semblables pour envoyer lun en paradis, lautre en enfer? Quand un enfant dit quil croit en Dieu, ce nest pas en Dieu quil croit, cest à Pierre ou à Jacques qui lui disent quil y a quelque chose quon appelle Dieu; et il le croit à la manière dEuripide :

O Jupiter! car de toi rien sinon
Je ne connais seulement que le nom.

[916:] Nous tenons que nul enfant mort avant lâge de ralson ne sera privé du bonheur éternel; les catholiques croient la même chose de tous les enfants qui ont reçu le baptême, quoiquils naient jamais entendu parler de Dieu. Il y a donc des cas où lon peut être sauvé sans croire en Dieu, et ces cas ont lieu, soit dans lenfance, soit dans la démence, quand lesprit humain est incapable des opérations nécessaires pour reconnaître la Divinité. Toute la différence que je vois ici entre vous et moi est que vous prétendez que les enfants ont à sept ans cette capacité, et que je ne la leur accorde pas même àquinze. Que jaie tort ou raison, il ne sagit pas ici dun article de foi, mais dune simple observation dhistoire naturelle.

[917:] Par le même principe, il est clair que tel homme, parvenu jusquà la vieillesse sans croire en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa présence dans lautre vie si son aveuglement na pas été volontaire; et je dis quil ne lest pas toujours. Vous en convenez pour les insensés quune maladie prive de leurs facultés spirituelles, mais non de leur qualité dhomme, ni par conséquent du droit aux bienfaits de leur Créateur. Pourquoi donc nen pas convenir pour ceux qui, séquestrés de toute société dés leur enfance, auraient mené une vie absolument sauvage, privés des lumières quon nacquiert que dans le commerce des hommes? Car il est dune impossibilité démontrée quun pareil sauvage pût jamais élever ses réflexions jusquà la connaissance du vrai Dieu. La raison nous dit quun homme nest punissable que par les fautes de sa volonté, et quune ignorance invincible ne lui saurait être imputée à crime. Doù il suit que, devant la justice éternelle, tout homme qui croirait, sil avait des lumières nécessaires, est réputé croire, et quil ny aura dincrédules punis que ceux dont le coeur se ferme à la vérité.

[918:] Gardons-nous dannoncer la vérité à ceux qui ne sont pas en état de lentendre, car cest vouloir y substituer lerreur. Il vaudrait mieux navoir aucune idée de la Divinité que den avoir des idées basses, fantastiques, injurieuses, indignes delle; cest un moindre mal de la méconnaître que de loutrager. Jaimerais mieux, dit le bon Plutarque, quon crût quil ny a point de Plutarque au monde, que si lon disait que Plutarque est injuste, envieux, jaloux, et si tyran, quil exige plus quil ne laisse le pouvoir de faire.

[919:] Le grand mal des images difformes de la Divinité quon trace dans lesprit des enfants est quelles y restent toute leur vie, et quils ne conçoivent plus, étant hommes, dautre Dieu que celui des enfants. Jai vu en Suisse une bonne et pieuse mère de famille tellement convaincue de cette maxime, quelle ne voulut point instruire son fils de la religion dans le premier âge, de peur que, content de cette instruction grossière, il nen négligeât une meilleure à lâge de raison. Cet enfant nentendait jamais parler de Dieu quavec recueillement et révérence, et, sitôt quil en voulait parler lui-même, on lui imposait silence, comme sur un sujet trop sublime et trop grand pour lui. Cette réserve excitait sa curiosité, et son amour-propre aspirait au moment de connaître ce mystère quon lui cachait avec tant de soin. Moins on lui parlait de Dieu, moins on souffrait quil en pariât lui-même, et plus il sen occupait: cet enfant voyait Dieu partout. Et ce que je craindrais de cet air de mystère indiscrètement affecté, serait quen allumant trop limagination dun jeune homme on naltérât sa tête, et quenfin lon nen fît un fanatique, au lieu den faire un croyant.

[920:] Mais ne craignons rien de semblable pour mon Emile, qui, refusant constamment son attention à tout ce qui est au-dessus de sa portée, écoute avec la plus profonde indifférence les choses quil nentend pas. Il y en a tant sur lesquelles il est habitué à dire: Cela nest pas de mon ressort, quune de plus ne lembarrasse guère; et, quand il commence à sinquiéter de ces grandes questions, ce nest pas pour les avoir entendu proposer, mais cest quand le progrès naturel de ses lumières porte ses recherches de ce côté-là.

[921:] Nous avons vu par quel chemin lesprit humain cultivé sapproche de ces mystères; et je conviendrai volontiers quil ny parvient naturellement, au sein de la société même, que dans un âge plus avancé. Mais comme il y a dans la même société des causes inévitables par lesquelles le progrès des passions est accéléré, si lon naccélérait de même le progrès des lumières qui servent à régler ces passions, cest alors quon sortirait véritablement de lordre de la nature, et que léquilibre serait rompu. Quand on nest pas maître de modérer un développement trop rapide, il faut mener avec la même rapidité ceux qui doivent y correspondre; en sorte que lordre ne soit point interverti, que ce qui doit marcher ensemble ne soit point séparé, et que lhomme, tout entier à tous les moments de sa vie, ne soit pas à tel point par une de ses facultés, et àtel autre point par les autres.

[922:] Quelle difficulté je vois sélever ici! difficulté dautant plus grande quelle est moins dans les choses que dans la pusillanimité de ceux qui nosent la résoudre. Commençons au moins par oser la proposer. Un enfant doit être élevé dans la religion de son père: on lui prouve toujours très bien que cette religion, quelle quelle soit, est la seule véritable: que toutes les autres ne sont quextravagance et absurdité. La force des arguments dépend absolument sur ce point du pays où lon les propose. Quun Turc, qui trouve le christianisme si ridicule àConstantinople, aille voir comment on trouve le mahométisme à Paris! Cest surtout en matière de religion que lopinion triomphe. Mais nous qui prétendons secouer son joug en toute chose, nous qui ne voulons rien donner à lautorité, nous qui ne voulons rien enseigner à notre Emile quil ne pût apprendre de lui-meme par tout pays, dans quelle religion lélèverons-nous? à quelle secte agrégerons-nous lhomme de la nature? La réponse est fort simple, ce me semble; nous ne lagrégerons ni à celle-ci ni à celle-là, mais nous le mettrons en état de choisir celle où le meilleur usage de sa raison doit le conduire.

Incedo per ignes
Suppositos cineri doloso.

[923:] Nimporte: le zèle et la bonne foi mont jusquici tenu lieu de prudence: jespère que ces garants ne mabandonneront point au besoin. Lecteurs, ne craignez pas de moi des précautions indignes dun ami de la vérité: je noublierai jamais ma devise; mais il mest trop permis de me défier de mes jugements. Au lieu de vous dire ici de mon chef ce que je pense, je vous dirai ce que pensait un homme qui valait mieux que moi. Je garantis la vérité des faits qui vont être rapportés, ils sont réellement arrivés à lauteur du papier que je vais transcrire: cest à vous de voir si lon peut en tirer des réflexions utiles sur le sujet dont il sagit. Je ne vous propose point le sentiment dun autre ou le mien pour règle; je vous loffre à examiner.

[924:] Il y a trente ans que, dans une ville dItalie, un jeune homme expatrié se voyait réduit à la dernière misère. Il était né calviniste; mais, par les suites dune étourderie, se trouvant fugitif, en pays étranger, sans ressource, il changea de religion pour avoir du pain. Il y avait dans cette ville un hospice pour les prosélytes: il y fut admis. En linstruisant sur la controverse, on lui donna des doutes quil navait pas, et on lui apprit le mal quil ignorait: il entendit des dogmes nouveaux, il vit des moeurs encore plus nouvelles; il les vit, et faillit en être la victime. Il voulut fuir, on lenferma; il se plaignit, on le punit de ses plaintes: à la merci de ses tyrans, il se vit traiter en criminel pour navoir pas voulu céder au crime. Que ceux qui savent combien la première épreuve de la violence et de linjustice irrite un jeune coeur sans expérience se figurent létat du sien. Des larmes de rage coulaient de ses yeux, lindignation létouffait: il implorait le ciel et les hommes, il se confiait à tout le monde, et nétait écouté de personne. Il ne voyait que de vils domestiques soumis à linfâme qui loutrageait, ou des complices du même crime qui se raillaient de sa résistance et lexcitaient àles imiter. Il était perdu sans un honnête ecclésiastique qui vint à lhospice pour quelque affaire, et quil trouva le moyen de consulter en secret. Lecclésiastique était pauvre et avait besoin de tout le monde: mais lopprimé avait encore plus besoin de lui; et il nhésita pas à favoriser son évasion, au risque de se faire un dangereux ennemi.

[925:] Echappé au vice pour rentrer dans lindigence, le jeune homme luttait sans succès contre sa destinée: un moment il se crut au-dessus delle. A la première lueur de fortune ses maux et son protecteur furent oubliés. Il fut bientôt puni de cette ingratitude: toutes ses espérances sévanouirent; sa jeunesse avait beau le favoriser, ses idées romanesques gâtaient tout. Nayant ni assez de talents, ni assez dadresse pour se faire un chemin facile, ne sachant être ni modéré ni méchant, il prétendit à tant de choses quil ne sut parvenir à rien. Retombé dans sa première détresse, sans pain, sans asile, prêt à mourir de faim, il se ressouvint de son bienfaiteur.

[926:] Il y retourne, il le trouve, il en est bien reçu: sa vue rappelle à lecclésiastique une bonne action quil avait faite; un tel souvenir réjouit toujours lâme. Cet homme était naturellement humain, compatissant; il sentait les peines dautrui par les siennes, et le bien-être navait point endurci son coeur; enfin les leçons de la sagesse et une vertu éclairée avaient affermi son bon naturel. Il accueille le jeune homme, lui cherche un gîte, ly recommande; il partage avec lui son nécessaire, à peine suffisant pour deux. Il fait plus, il linstruit, le console, il lui apprend lart difficile de supporter patiemment ladversité. Gens à préjugés, est-ce dun prêtre, est-ce en Italie que vous eussiez espéré tout cela ?

[927:] Cet honnête ecclésiastique était un pauvre vicaire savoyard, quune aventure de jeunesse avait mis mal avec son évêque, et qui avait passé les monts pour chercher les ressources qui lui manquaient dans son pays. Il nétait ni sans esprit ni sans lettres; et avec une figure intéressante il avait trouvé des protecteurs qui le placèrent chez un ministre pour élever son fils. Il préférait la pauvreté à la dépendance, et il ignorait comment il faut se conduire chez les grands. Il ne resta pas longtemps chez celui-ci; en le quittant, il ne perdit point son estime, et comme il vivait sagement et se faisait aimer de tout le monde, il se flattait de rentrer en grâce auprès de son évêque, et den obtenir quelque petite cure dans les montagnes pour y passer le reste de ses jours. Tel était le dernier terme de son ambition.

[928:] Un penchant naturel lintéressait au jeune fugitif, et le lui fit examiner avec soin. Il vit que la mauvaise fortune avait déjà flétri son coeur, que lopprobre et le mépris avaient abattu son courage, et que sa fierté, changée en dépit amer, ne lui montrait dans linjustice et la dureté des hommes que le vice de leur nature et la chimère de la vertu. Il avait vu que la religion ne sert que de masque à lintérêt, et le culte sacré de sauvegarde à lhypocrisie; il avait vu, dans la subtilité des vaines disputes, le paradis et lenfer mis pour prix à des jeux de mots; il avait vu la sublime et primitive idée de la Divinité défigurée par les fantasques imaginations des hommes; et, trouvant que pour croire en Dieu il fallait renoncer au jugement qu on avait reçu de lui, il prit dans le même dédain nos ridicules rêveries et lobjet auquel nous les appliquons. Sans rien savoir de ce qui est, sans rien imaginer sur la génération des choses, il se plongea dans sa stupide ignorance avec un profond mépris pour tous ceux qui pensaient en savoir plus que lui.

[929:] Loubli de toute religion conduit à loubli des devoirs de lhomme. Ce progrès était déjà plus dà moitié fait dans le coeur du libertin. Ce nétait pas pourtant un enfant mal né; mais lincrédulité, la misère, étouffant peu à peu le naturel, lentraînaient rapidement à sa perte, et ne lui préparaient que les moeurs dun gueux et la morale dun athée.

[930:] Le mal, presque inévitable, nétait pas absolument consommé. Le jeune homme avait des connaissances, et son éducation navait pas été négligée. Il était dans cet âge heureux où le sang en fermentation commence déchauffer lâme sans lasservir aux fureurs des sens. La sienne avait encore tout son ressort. Une honte native, un caractère timide suppléaient à la gêne et prolongeaient pour lui cette époque dans laquelle vous maintenez votre élève avec tant de soins. Lexemple odieux dune dépravation brutale et dun vice sans charme, loin danimer son imagination, lavait amortie. Longtemps le dégoût lui tint lieu de vertu pour conserver son innocence; elle ne devait succomber quà de plus douces séductions.

[931:] Lecclésiastique vit le danger et les ressources. Les difficultés ne le rebutèrent point: il se complaisait dans son ouvrage; il résolut de lachever, et de rendre à la vertu la victime quil avait arrachée à linfamie. Il sy prit de loin pour exécuter son projet: la beauté du motif animait son courage et lui inspirait des moyens dignes de son zèle. Quel que fût le succès, il était sûr de navoir pas perdu son temps. On réussit toujours quand on ne veut que bien faire.

[932:] Il commença par gagner la confiance du prosélyte en ne lui vendant point ses bienfaits, en ne se rendant point importun, en ne lui faisant point de sermons, en se mettant toujours à sa portée, en se faisant petit pour ségaler àlui. Cétait, ce me semble, un spectacle assez touchant de voir un homme grave devenir le camarade dun polisson, et la vertu se prêter au ton de la licence pour en triompher plus sûrement. Quand létourdi venait lui faire ses folles confidences, et sépancher avec lui, le prêtre lécoutait, le mettait à son aise; sans approuver le mal il sintéressait à tout: jamais une indiscrète censure ne venait arrêter son babil et resserrer son coeur; le plaisir avec lequel il se croyait écouté augmentait celui quil prenait à tout dire. Ainsi se fit sa confession générale sans quil songeât à rien confesser.

[933:] Après avoir bien étudié ses sentiments et son caractère, le prêtre vit clairement que, sans être ignorant pour son âge, il avait oublié tout ce quil lui importait de savoir, et que lopprobre ou lavait réduit la fortune étouffait en lui tout vrai sentiment du bien et du mal. Il est un degré dabrutissement qui ôte la vie à lâme; et la voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe quà se nourrir. Pour garantir le jeune infortuné de cette mort morale dont il était si près, il commença par réveiller en lui lamour-propre et lestime de soi-même: il lui montrait un avenir plus heureux dans le bon emploi de ses talents; il ranimait dans son coeur une ardeur généreuse par le récit des belles actions dautrui; en lui faisant admirer ceux qui les avaient faites, il lui rendait le désir den faire de semblables. Pour le détacher insensiblement de sa vie oisive et vagabonde, il lui faisait faire des extraits de livres choisis; et, feignant davoir besoin de ces extraits, il nourrissait en lui le noble sentiment de la reconnaissance. Il linstruisait directement par ces livres; il lui faisait reprendre assez bonne opinion de lui-même pour ne pas se croire un être inutile à tout bien, et pour ne vouloir plus se rendre méprisable à ses propres yeux.

[934:] Une bagatelle fera juger de lart quemployait cet homme bienfaisant pour élever insensiblement le coeur de son disciple au-dessus de la bassesse, sans paraître songer à son instruction. Lecclésiastique avait une probité si bien reconnue et un discernement si sûr, que plusieurs personnes aimaient mieux faire passer leurs aumônes par ses mains que par celles des riches curés des villes. Un jour quon lui avait donné quelque argent à distribuer aux pauvres, le jeune homme eut, à ce titre, la lâcheté de lui en demander. Non, dit-il, nous sommes frères, vous mappartenez, et je ne dois pas toucher à ce dépôt pour mon usage. Ensuite il lui donna de son propre argent autant quil en avait demandé. Des leçons de cette espèce sont rarement perdues dans le coeur des jeunes gens qui ne sont pas tout à fait corrompus.

[935:] Je me lasse de parler en tierce personne; et ccst un soin fort superflu; car vous sentez bien, cher concitoyen, que ce malheureux fugitif cest moi-même: je me crois assez loin des désordres de ma jeunesse pour oser les avouer, et la main qui men tira mérite bien quaux dépens dun peu de honte je rende au moins quelque honneur à ses bienfaits.

[936:] Ce qui me frappait le plus était de voir, dans la vie privée de mon digne maître, la vertu sans hypocrisie, lhumanité sans faiblesse, des discours toujours droits et simples, et une conduite toujours conforme à ces discours. Je ne le voyais point sinquiéter si ceux quil aidait allaient à vêpres, sils se confessaient souvent, sils jeûnaient les jours prescrits, sils faisaient maigre, ni leur imposer dautres conditions semblables, sans lesquelles, dût-on mourir de misère, on na nulle assistance à espérer des dévots.

[937:] Encouragé par ses observations, loin détaler moimême à ses yeux le zéle affecté dun nouveau converti, je ne lui cachais point trop mes maniéres de penser, et ne len voyais pas plus scandalisé. Quelquefois jaurais pu me dire: il me passe mon indifférence pour le culte que jai embrassé en faveur de celle quil me voit aussi pour le culte dans lequel je suis né; il sait que mon dédain nest plus une affaire de parti. Mais que devais-je penser quand je lentendais quelquefois approuver des dogmes contraires à ceux de lEglise romaine, et paraître estimer médiocrement toutes ses cérémonies? Je laurais cru protestant déguisé si je lavais vu moins fidéle à ces mêmes usages dont il semblait faire assez peu de cas; mais, sachant quil sacquittait sans témoin de ses devoirs de prêtre aussi ponctuellement que sous les yeux du public, je ne savais plus que juger de ces contradictions. Au défaut près qui jadis avait attiré sa disgrâce et dont il nétait pas trop bien corrigé, sa vie était exemplaire, ses moeurs étaient irréprochables, ses discours honnêtes et judicieux. En vivant avec lui dans la plus grande intimité, japprenais àle respecter chaque jour davantage; et tant de bontés mayant tout à fait gagné le coeur, jattendais avec une curieuse inquiétude le moment dapprendre sur quel principe il fondait luniformité dune vie aussi singulière.

[938:] Ce moment ne vint pas sitôt. Avant de souvrir àson disciple, il sefforça de faire germer les semences de raison et de bonté quil jetait dans son âme. Ce quil y avait en moi de plus difficile à détruire était une orgueilleuse misanthropie, une certaine aigreur contre les riches et les heureux du monde, comme sils leussent été àmes dépens, et que leur prétendu bonheur eût été usurpé sur le mien. La folle vanité de la jeunesse, qui regimbe contre lhumiliation, ne me donnait que trop de penchant à cette humeur colère, et lamour-propre, que mon mentor tâchait de réveiller en moi, me portant à la fierté, rendait les hommes encore plus vils à mes yeux, et ne faisait quajouter pour eux le mépris à la haine.

[939:] Sans combattre directement cet orgueil, il lempêcha de se tourner en dureté dâme; et sans môter lestime de moi-même, il la rendit moins dédaigneuse pour mon prochain. En écartant toujours la vaine apparence et me montrant les maux réels quelle couvre, il mapprenait àdéplorer les erreurs de mes semblables, à mattendrir sur leurs misères, et à les plaindre plus quà les envier. Emu de compassion sur les faiblesses humaines par le profond sentiment des siennes, il voyait partout des hommes victimes de leurs propres vices et de ceux dautruî; il voyait les pauvres gémir sous le joug des riches, et les riches sous le joug des préjugés. Croyez-moi, disait-il, nos illusions, loin de nous cacher nos maux, les augmentent, en donnant un prix à ce qui nen a point, et nous rendant sensibles à mille fausses privations que nous ne sentirions pas sans elles. La paix de lâme consiste dans le mépris de tout ce qui peut la troubler: lhomme qui fait le plus cas de la vie est celui qui sait le moins en jouir et celui qui aspire le plus avidement au bonheur est toujours le plus misérable.

[940:] Ah! quels tristes tableaux! mécriais-je avec amertume: sil faut se refuser à tout, que nous a donc servi de naître? et sil faut mépriser le bonheur même, qui est-ce qui sait être heureux? Cest moi, répondit un jour le prêtre dun ton dont je fus frappé. Heureux, vous! si peu fortuné, si pauvre, exilé, persécuté, vous êtes heureux! Et quavez-vous fait pour lêtre? Mon enfant, reprit-il, je vous le dirai volontiers.

[941:] Là-dessus il me fit entendre quaprès avoir reçu mes confessions il voulait me faire les siennes. Jépancherai dans votre sein, me dit-il en membrassant, tous les sentiments de mon coeur. Vous me verrez, sinon tel que je suis, au moins tel que je me vois moi-même. Quand vous aurez reçu mon entière profession de foi, quand vous connaîtrez bien létat de mon âme, vous saurez pourquoi je mestime heureux, et, si vous pensez comme moi, ce que vous avez à faire pour lêtre. Mais ces aveux ne sont pas laffaire dun moment; il faut du temps pour vous exposer tout ce que je pense sur le sort de lhomme et sur le vrai prix de la vie: prenons une heure, un lieu commode pour nous livrer paisiblement à cet entretien.

[942:] Je marquai de lempressement à lentendre. Le rendez-vous ne fut pas renvoyé plus tard quau lendemain matin. On était en été, nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline, au-dessous de laquelle passait le Pô, dont on voyait le cours àtravers les fertiles rives quil baigne; dans léloignement, limmense chaîne des Alpes couronnait le paysage; les rayons du soleil levant rasaient déjà les plaines, et projetant sur les champs par longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient de mille accidents de lumière le plus beau tableau dont loeil humain puisse être frappé. On eût dit que la nature étalait à nos yeux toute sa magnificence pour en offrir le texte à nos entretiens. Ce fut là quaprès avoir quelque temps contemplé ces objets en silence, lhomme de paix me parla ainsi:

 

PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD

[943:] Mon enfant, nattendez de moi ni des discours savants ni de profonds raisonnements, Je ne suis pas un grand philosophe, et je me soucie peu de lêtre. Mais jai quelquefois du bon sens, et jaime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous, ni même tenter de vous convaincre; il me suffit de vous exposer ce que je pense dans la simplicité de mon coeur. Consultez le vôtre durant mon discours; cest tout ce que je vous demande. Si je me trompe, cest de bonne foi; cela suffit pour que mon erreur ne me soit point imputée à crime: quand vous vous tromperiez de même, il y aurait peu de mal à cela. Si je pense bien, la raison nous est commune, et nous avons le même intérêt à lécouter; pourquoi ne penseriez-vous pas comme moi?

[944:] Je suis né pauvre et paysan, destiné par mon état àcultiver la terre; mais on crut plus beau que japprisse àgagner mon pain dans le métier de prêtre, et lon trouva le moyen de me faire étudier. Assurément ni mes parents ni moi ne songions guère à chercher en cela ce qui était bon, véritable, utile, mais ce quil fallait savoir pour être ordonné. Jappris ce quon voulait que japprisse, je dis ce quon voulait que je disse, je mengageai comme on voulut, et je fus fait prêtre. Mais je ne tardai pas à sentir quen mobligeant de nêtre pas homme javais promis plus que je ne pouvais tenir.

[945:] On nous dit que la conscience est louvrage des préjugés; cependant, je sais par mon expérience quelle sobstine à suivre lordre de la nature contre toutes les lois des hommes. On a beau nous défendre ceci ou cela, le remords nous reproche toujours faiblement ce que nous permet la nature bien ordonnée, à plus forte raison ce quelle nous prescrit. O bon jeune homme, elle na rien dit encore à vos sens: vivez longtemps dans létat heureux où sa voix est celle de linnocence. Souvenez-vous quon loffense encore plus quand on la prévient que quand on la combat; il faut commencer par apprendre à résister pour savoir quand on peut céder sans crime.

[946:] Dès ma jeunesse jai respecté le mariage comme la première et la plus sainte institution de la nature. Métant ôté le droit de my soumettre, je résolus de ne le point profaner; car, malgré mes classes et mes études, ayant toujours mené une vie uniforme et simple, javais conservé dans mon esprit toute la clarté des lumières primitives: les maximes du monde ne les avaient point obscurcies, et ma pauvreté méloignait des tentations qui dictent les sophismes du vice.

[947:] Cette résolution fut précisément ce qui me perdit; mon respect pour le lit dautrui laissa mes fautes à découvert. Il fallut expier le scandale: arrêté, interdit, chassé, je fus bien plus la victime de mes scrupules que de mon incontinence; et jeus lieu de comprendre, aux reproches dont ma disgrâce fut accompagnée, quil ne faut souvent quaggraver la faute pour échapper au châtiment.

[948:] Peu dexpériences pareilles mènent loin un esprit qui réfléchit. Voyant par de tristes observations renverser les idées que javais du juste, de lhonnête, et de tous les devoirs de lhomme, je perdais chaque jour quelquune des opinions que javais reçues; celles qui me restaient ne suffisant plus pour faire ensemble un corps qui pût se soutenir par lui-même, je sentis peu à peu sobscurcir dans mon esprit lévidence des principes, et, réduit enfin à ne savoir plus que penser, je parvins au même point où vous êtes; avec cette différence, que mon incrédulité, fruit tardif dun âge plus mûr, sétait formée avec plus de peine, et devait être plus difficile à détruire.

[949:] Jétais dans ces dispositions dincertitude et de doute que Descartes exige pour la recherche de la vérité. Cet état est peu fait pour durer, il est inquiétant et pénible; il ny a que lintérêt du vice ou la paresse de lâme qui nous y laisse. Je navais point le coeur assez corrompu pour my plaire; et rien ne conserve mieux lhabitude de réfléchir que dêtre plus content de soi que de sa fortune.

[950:] Je méditais donc sur le triste sort des mortels flottant sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, et livrés à leurs passions orageuses, sans autre guide quun pilote inexpérimenté qui méconnaît sa route, et qui ne sait ni doù il vient ni où il va. Je me disais: Jaime la vérité, je la cherche, et ne puis la reconnaître; quon me la montre et jy demeure attaché: pourquoi faut-il quelle se dérobe à lempressement dun coeur fait pour ladorer?

[951:] Quoique jaie souvent éprouvé de plus grands maux, je nai jamais mené une vie aussi constamment désagréable que dans ces temps de trouble et danxiété, où, sans cesse errant de doute en doute, je ne rapportais de mes longues méditations quincertitude, obscurité, contradictions sur la cause de mon être et sur la règle de mes devoirs.

[952:] Comment peut-on être sceptique par système et de bonne foi? je ne saurais le comprendre. Ces philosophes, ou nexistent pas, ou sont les plus malheureux des hommes. Le doute sur les choses quil nous importe de connaître est un état trop violent pour lesprit humain: il ny résiste pas longtemps; il se décide malgré lui de manière ou dautre, et il aime mieux se tromper que ne rien croire.

[953:] Ce qui redoublait mon embarras, était quétant né dans une Eglise qui décide tout, qui ne permet aucun doute, un seul point rejeté me faisait rejeter tout le reste, et que limpossibilité dadmettre tant de décisions absurdes me détachait aussi de celles qui ne létaient pas. En me disant: Croyez tout, on mempêchait de rien croire, et je ne savais plus où marrêter.

[954:] Je consultai les philosophes, je feuilletai leurs livres, jexaminai leurs diverses opinions; je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, nignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres; et ce point commun à tous me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphants quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se défendant. Si vous pesez les raisons, ils nen ont que pour détruire; si vous comptez les voies, chacun est réduit à la sienne; ils ne saccordent que pour disputer; les écouter nétait pas le moyen de sortir de mon incertitude.

[955:] Je conçus que linsuffisance de lesprit humain est la première cause de cette prodigieuse diversité de sentiments, et que lorgueil est la seconde. Nous navons point la mesure de cette machine immense, nous nen pouvons calculer les rapports; nous nen connaissons ni les premières lois ni la cause finale; nous nous ignorons nous-mêmes; nous ne connaissons ni notre nature ni notre principe actif; à peine savons-nous si lhomme est un être simple ou composé: des mystères impénétrables nous environnent de toutes parts; ils sont au-dessus de la région sensible; pour les percer nous croyons avoir de lintelligence, et nous navons que de limagination. Chacun se fraye, à travers ce monde imaginaire, une route quil croît la bonne; nul ne peut savoir si la sienne mène au but. Cependant nous voulons tout pénétrer, tout connaître. La seule chose que nous ne savons point, est dignorer ce que nous ne pouvons savoir. Nous aimons mieux nous déterminer au hasard, et croire ce qui nest pas, que davouer quaucun de nous ne peut voir ce qui est. Petite partie dun grand tout dont les bornes nous échappent, et que son auteur livre à nos folles disputes, nous sommes assez vains pour vouloir décider ce quest ce tout en lui-même, et ce que nous sommes par rapport à lui.

[956:] Quand les philosophes seraient en état de découvrir la venté, qui dentre eux prendrait intérêt à elle? Chacun sait bien que son système nest pas mieux fondé que les autres; mais il le soutient parce quil est à lui. Il ny en a pas un seul qui, venant à connaître le vrai et le faux, ne préférât le mensonge quil a trouvé à la vérité découverte par un autre. Où est le philosophe qui, pour sa gloire, ne tromperait pas volontiers le genre humain? Où est celui qui, dans le secret de son coeur, se propose un autre objet que de se distinguer? Pourvu quil sélève au-dessus du vulgaire, pourvu quil efface léclat de ses concurrents, que demande-t-il de plus? Lessentiel est de penser autrement que les autres. Chez les croyants il est athée, chez les athées il serait croyant.

[957:] Le premier fruit que je tirai de ces réflexions fut dapprendre à borner mes recherches à ce qui mintéressait immédiatement, à me reposer dans une profonde ignorance sur tout le reste, et à ne minquiéter, jusquau doute, que des choses quil mimportait de savoir.

[958:] Je compris encore que, loin de me délivrer de mes doutes inutiles, les philosophes ne feraient que multiplier ceux qui me tourmentaient et nen résoudraient aucun. Je pris donc un autre guide et je me dis: Consultons la lumière intérieure, elle mégarera moins quils ne mégarent, ou, du moins, mon erreur sera la mienne, et je me dépraverai moins en suivant mes propres illusions quen me livrant à leurs mensonges.

[959:] Alors, repassant dans mon esprit les diverses opinions qui mavaient tour à tour entraîné depuis ma naissance, je vis que, bien quaucune delles ne fût assez évidente pour produire immédiatement la conviction, elles avaient divers degrés de vraisemblance, et que lassentiment intérieur sy prêtait ou sy refusait à différentes mesures. Sur cette première observation, comparant entre elles toutes ces différentes idées dans le silence des préjugés, je trouvai que la première et la plus commune était aussi la plus simple et la plus raisonnable, et quil ne lui manquait, pour réunir tous les suffrages, que davoir été proposée la dernière. Imaginez tous vos philosophes anciens et modernes ayant dabord épuisé leurs bizarres systèmes de force, de chances, de fatalité, de nécessité, datomes, de monde animé, de matière vivante, de matérialisme de toute espèce, et après eux tous, lillustre Clarke éclairant le monde, annonçant enfin lEtre des êtres et le dispensateur des choses: avec quelle universelle admiration, avec quel applaudissement unanime neût point été reçu ce nouveau système, si grand, si consolant, si sublime, si propre à élever lâme, à donner une base à la vertu, et en même temps si frappant, si lumineux, si simple, et, ce me semble, offran moins de choses incompréhensibles à lesprit humain quil nen trouve dabsurdes en tout autre système! Je me disais: Les objections insolubles sont communes à tous, parce que lesprit de lhomme est trop borné pour les résoudre; elles ne prouvent donc contre aucun par préférence: mais quelle différence entre les preuves directes! celui-là seul qui explique tout ne doit-il pas être préféré quand il na pas plus de difficulté que les autres?

[960:] Portant donc en moi lamour de la vérité pour toute philosophie, et pour toute méthode une règle facile et simple qui me dispense de la vaine subtilité des arguments, je reprends sur cette règle lexamen des connaissances qui mintéressent, résolu dadmettre pour évidentes toutes celles auxquelles, dans la sincérité de mon coeur, je ne pourrai refuser mon consentement, pour vraies toutes celles qui me paraîtront avoir une liaison nécessaire avec ces premières, et de laisser toutes les autres dans lincertitude, sans les rejeter ni les admettre, et sans me tourmenter à les éclaircir quand elles ne mènent à rien dutile pour la pratique.

[961:] Mais qui suis-je? quel droit ai-je de juger les choses? et quest-ce qui détermine mes jugements? Sils sont entraînés, forcés par les impressions que je reçois, je me fatigue en vain à ces recherches, elles ne se feront point, ou se feront delles-mêmes sans que je me mêle de les diriger. Il faut donc tourner dabord mes regards sur moi pour connaître linstrument dont je veux me servir, et jusquà quel point je puis me fier à son usage.

[962:] Jexiste, et jai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé dacquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations? Voilà mon premier doute, quil mest, quant à présent, impossible de résoudre. Car, étant continuellement affecté de sensations, ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations, et sil peut être indépendant delles?

[963:] Mes sensations se passent en moi, puisquelles me font sentir mon existence; mais leur cause mest étrangère, puisquelles maffectent malgré que jen aie, et quil ne dépend de moi ni de les produire ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors de moi, ne sont pas la même chose.

[964:] Ainsi, non seulement jexiste, mais il existe dautres êtres, savoir, les objets de mes sensations; et quand ces objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas moi.

[965:] Or, tout ce que je sens hors de moi et qui agit sur mes sens, je lappelle matière; et toutes les portions de matière que je conçois réunies en êtres individuels, je les appelle des corps. Ainsi toutes les disputes des idéalistes et des matérialistes ne signifient rien pour moi: leurs distinctions sur lapparence et la réalité des corps sont des chimères.

[966:] Me voici déjà tout aussi sûr de lexistence de lunivers que de la mienne. Ensuite je réfléchis sur les objets de mes sensations; et, trouvant en moi la faculté de les comparer, je me sens doué dune force active que je ne savais pas avoir auparavant.

[967:] Apercevoir, cest sentir; comparer, cest juger; juger et sentir ne sont pas la même chose. Par la sensation, les objets soffrent à moi séparés, isolés, tels quils sont dans la nature; par la comparaison, je les remue, je les transporte pour ainsi dire, je les pose lun sur lautre pour prononcer sur leur différence ou sur leur similitude, et généralement sur tous leurs rapports. Selon moi la faculté distinctive de lêtre actif ou intelligent est de pouvoir donner un sens à ce mot est. Je cherche en vain dans lêtre purement sensitif cette force intelligente qui superpose et puis qui prononce; je ne la saurais voir dans sa nature. Cet être passif sentira chaque objet séparément, ou même il sentira lobjet total formé des deux; mais, nayant aucune force pour les replier lun sur lautre, il ne les comparera jamais, il ne les jugera point.

[968:] Voir deux objets à la fois, ce nest pas voir leurs rapports ni juger de leurs différences; apercevoir plusieurs objets les uns hors des autres nest pas les nombrer. Je puis avoir au même instant lidée dun grand bâton et dun petit bâton sans les comparer, sans juger que lun est plus petit que lautre, comme je puis voir à la fois ma main entière, sans faire le compte de mes doigts. Ces idées comparatives, plus grand, plus petit, de même que les idées numériques dun, de deux, etc., ne sont certainement pas des sensations, quoique mon esprit ne les produise quà loccasion de mes sensations.

[969:] On nous dit que lêtre sensitif distingue les sensations les unes des autres par les différences quont entre elles ces mêmes sensations: ceci demande explication. Quand les sensations sont différentes, lêtre sensitif les distingue par leurs différences: quand elles sont semblables, il les distingue parce quil sent les unes hors des autres. Autrement, comment dans une sensation simultanée distinguerait-il deux objets égaux? il faudrait nécessairement quil confondît ces deux objets et les prît pour le même, surtout dans un système où lon prétend que les sensations représentatives de létendue ne sont point étendues.

[970:] Quand les deux sensations à comparer sont aperçues, leur impression est faite, chaque objet est senti, les deux sont sentis, mais leur rapport nest pas senti pour cela. Si le jugement de ce rapport nétait quune sensation, et me venait uniquement de lobjet, mes jugements ne me tromperaient jamais, puisquil nest jamais faux que je sente ce que je sens.

[971:] Pourquoi donc est-ce que je me trompe sur le rapport de ces deux bâtons, surtout sils ne sont pas parallèles? Pourquoi dis-je, par exemple, que le petit bâton est le tiers du grand, tandis quil nen est que le quart? Pourquoi limage, qui est la sensation, nest-elle pas conforme à son modèle, qui est lobjet? Cest que je suis actif quand je juge, que lopération qui compare est fautive, et que mon entendement, qui juge les rapports, mêle ses erreurs à la vérité des sensations, qui ne montrent que les objets.

[972:] Ajoutez à cela une réflexion qui vous frappera, je massure, quand vous y aurez pensé; cest que, si nous étions purement passifs dans lusage de nos sens, il ny aurait entre eux aucune communication; il nous serait impossible de connaître que le corps que nous touchons et lobjet que nous voyons sont le même. Ou nous ne sentirions jamais rien hors de nous, ou il y aurait pour nous cinq substances sensibles, dont nous naurions nul moyen dapercevoir lidentité.

[973:] Quon donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare mes sensations; quon lappelle attention, méditation, réflexion, ou comme on voudra; toujours est-il vrai quelle est en moi et non dans les choses, que cest moi seul qui la produis, quoique je ne la produise quà loccasion de limpression que font sur moi les objets. Sans être maître de sentir ou de ne pas sentir, je le suis dexaminer plus ou moins ce que je sens.

[974:] Je ne suis donc pas simplement un être sensitif et passif, mais un être actif et intelligent, et, quoi quen dise la philosophie, joserai prétendre à lhonneur de penser. Je sais seulement que la vérité est dans les choses et non pas dans mon esprit qui les juge, et que moins je mets du mien dans les jugements que jen porte, plus je suis sûr dapprocher de la vérité: ainsi ma règle de me livrer au sentiment plus quà la raison est confirmée par la raison même.

[975:] Métant, pour ainsi dire, assuré de moi-même, je commence à regarder hors de moi, et je me considère avec une sorte de frémissement, jeté, perdu dans ce vaste univers, et comme noyé dans limmensité des êtres, sans rien savoir de ce quils sont, ni entre eux, ni par rapport à moi. Je les étudie, je les observe; et le premier objet qui se présente à moi pour les comparer, cest moi-même.

[976:] Tout ce que japerçois par les sens est matière, et je déduis toutes les propriétés essentielles de la matière des qualités sensibles qui me la font apercevoir, et qui en sont inséparables. Je la vois tantôt en mouvement et tantôt en repos, doù jinfère que ni le repos ni le mouvement ne lui sont essentiels; mais le mouvement, étant une action, est leffet dune cause dont le repos nest que labsence. Quand donc rien nagit sur la matière, elle ne se meut point, et, par cela même quelle est indifférente au repos et au mouvement, son état naturel est dêtre en repos.

[977:] Japerçois dans les corps deux sortes de mouvements, savoir, mouvement communiqué, et mouvement spontané ou volontaire. Dans le premier, la cause motrice est étrangère au corps mû, et dans le second elle est en lui-même. Je ne conclurai pas de là que le mouvement dune montre, par exemple, est spontané; car si rien détranger au ressort nagissait sur lui, il ne tendrait point à se redresser, et ne tirerait pas la chaîne. Par la même raison, je naccorderai point non plus la spontanéité aux fluides, ni au feu même qui fait leur fluidité.

[978:] Vous me demanderez si les mouvements des animaux sont spontanés; je vous dirai que je nen sais rien, mais que lanalogie est pour laffirmative. Vous me demanderez encore comment je sais donc quil y a des mouvements spontanés; je vous dirai que je le sais parce que je le sens. Je veux mouvoir mon bras et je le meus, sans que ce mouvement ait dautre cause immédiate que ma volonté. Cest en vain quon voudrait raisonner pour détruire en moi ce sentiment, il est plus fort que toute évidence; autant vaudrait me prouver que je nexiste pas.

[979:] Sil ny avait aucune spontanéité dans les actions des hommes, ni dans rien de ce qui se fait sur la terre, on nen serait que plus embarrassé à imaginer la première cause de tout mouvement. Pour moi, je me sens tellement persuadé que létat naturel de la matière est dêtre en repos, et quelle na par elle-même aucune force pour agir, quen voyant un corps en mouvement je juge aussitôt, ou que cest un corps animé, ou que ce mouvement lui a éte communiqué. Mon esprit refuse tout acquiescement à lidée de la matière non organisée se mouvant delle-même, ou produisant quelque action.

[980:] Cependant cet univers visible est matière, matière éparse et morte, qui na rien dans son tout de lunion, de lorganisation, du sentiment commun des parties dun corps animé, puisquil est certain que nous qui sommes parties ne nous sentons nullement dans le tout. Ce même univers est en mouvement, et dans ses mouvements réglés, uniformes, assujettis à des lois constantes, il na rien de cette liberté qui paraît dans les mouvements spontanés de lhomme et des animaux. Le monde nest donc pas un grand animal qui se meuve de lui-même; il y a donc de ses mouvements quelque cause étrangère àlui, laquelle je naperçois pas; mais la persuation intérieure me rend cette cause tellement sensible, que je ne puis voir rouler le soleil sans imaginer une force qui le pousse, ou que, si la terre tourne, je crois sentir une main qui la fait tourner.

[981:] Sil faut admettre des lois générales dont je naperçois point les rapports essentiels avec la matière, de quoi serai-je avancé? Ces lois, nétant point des êtres réels, des substances, ont donc quelque autre fondement qui mest inconnu. Lexpérience et lobservation nous ont fait connaître les lois du mouvement; ces lois déterminent les effets sans montrer les causes; elles ne suffisent point pour expliquer le système du monde et la marche de lunivers. Descartes avec des dés fermait le ciel et la terre; mais il ne put donner le premier branle à ces dés, ni mettre en jeu sa force centrifuge quà laide dun mouvement de rotation. Newton a trouvé la loi de lattraction; mais lattraction seule réduirait bientôt lunivers en une masse immobile: à cette loi il a fallu joindre une force projectile pour faire décrire des courbes aux corps célestes. Que Des-cartes nous dise quelle loi physique a fait tourner ses tourbillons; que Newton nous montre la main qui lança les planètes sur la tangente de leurs orbites.

[982:] Les premières causes du mouvement ne sont point dans la matière; elle reçoit le mouvement et le communique, mais elle ne le produit pas. Plus jobserve laction et réaction des forces de la nature agissant les unes sur les autres, plus je trouve que, deffets en effets, il faut toujours remonter à quelque volonté pour première cause; car supposer un progrès de causes à linfini, cest nen point supposer du tout. En un mot, tout mouvement qui nest pas produit par un autre ne peut venir que dun acte spontané, volontaire; les corps inanimés nagissent que par le mouvement, et il ny a point de véritable action sans volonté. Voilà mon premier principe. Je crois donc quune volonté meut lunivers et anime la nature. Voilà mon premier dogme, ou mon premier article de foi.

[983:] Comment une volonté produit-elle une action physique et corporelle? je nen sais rien, mais jéprouve en moi quelle la produit. Je veux agir, et jagis; je veux mouvoir mon corps, et mon corps se meut; mais quun corps inanimé et en repos vienne à se mouvoir de lui-même ou produise le mouvement, cela est incompréhensible et sans exemple. La volonté mest connue par ses actes, non par sa nature. Je connais cette volonté comme cause motrice; mais concevoir la matière productrice du mouvement, cest clairement concevoir un effet sans cause, cest ne concevoir absolument rien.

[984:] Il ne mest pas plus possible de concevoir comment ma volonté meut mon corps, que comment mes sensations affectent mon âme. Je ne sais pas même pourquoi lun de ces mystères a paru plus explicable que lautre. Quant à moi, soit quand je suis passif, soit quand je suis actif le moyen dunion des deux substances me paraît absolument incompréhensible. Il est bien étrange quon parte de cette incompréhensibilité même pour confondre les deux substances, comme si des opérations de natures si différentes sexpliquaient mieux dans un seul sujet que dans deux.

[985:] Le dogme que je viens détablir est obscur, il est vrai; mais enfin il offre un sens, et il na rien qui répugne à la raison ni à lobservation: en peut-on dire autant du matérialisme? Nest-il pas clair que si le mouvement était essentiel à la matière, il en serait inséparable, il y serait toujours en même degré, toujours le même dans chaque portion de matière, il serait incommunicable, il ne pourrait ni augmenter ni diminuer, et lon ne pourrait pas même concevoir la matière en repos? Quand on me dit que le mouvement ne lui est pas essentiel, mais nécessaire, on veut me donner le change par des mots qui seraient plus aisés à réfuter sils avaient un peu plus de sens. Car, ou le mouvement de la matière lui vient delle-même, et alors il lui est essentiel, ou, sil lui vient dune cause étrangère, il nest nécessaire à la matière quautant que la cause motrice agit sur elle: nous rentrons dans la première difficulté.

[986:] Les idées générales et abstraites sont la source des plus grandes erreurs des hommes; jamais le jargon de la métaphysique na fait découvrir une seule vérité, et il a rempli la philosophie dabsurdités dont on a honte, sitôt quon les dépouille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, si, quand on vous parle dune force aveugle répandue dans toute la nature, on porte quelque véritable idée à votre esprit. On croit dire quelque chose par ces mots vagues de force universelle, de mouvement nécessaire, et lon ne dit rien du tout. Lidée du mouvement nest autre chose que lidée du transport dun lieu à un autre: il ny a point de mouvement sans quelque direction; car un être individuel ne saurait se mouvoir à la fois dans tous les sens. Dans quel sens donc la matière se meut-elle nécessairement? Toute la matière en corps a-t-elle un mouvement uniforme, ou chaque atome a-t-il son mouvement propre? Selon la première idée, lunivers entier doit former une masse solide et indivisible; selon la seconde, il ne doit former quun fluide épars et incohérent, sans quil soit jamais possible que deux atomes se réunissent. Sur quelle direction se fera ce mouvement commun de toute la matière? Sera-ce en droite ligne, en haut, en bas, à droite ou à gauche? Si chaque molécule de matière a sa direction particulière, quelles seront les causes de toutes ces directions et de toutes ces différences? Si chaque atome ou molécule de matière ne faisait que tourner sur son propre centre, jamais rien ne sortirait de sa place, et il ny aurait point de mouvement communiqué; encore même faudrait-il que ce mouvement circulaire fût déterminé dans quelque sens. Donner à la matière le mouvement par abstraction, cest dire des mots qui ne signifient rien; et lui donner un mouvement déterminé, cest supposer une cause qui le détermine. Plus je multiplie les forces particulières, plus jai de nouvelles causes à expliquer, sans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de pouvoir imaginer aucun ordre dans le concours fortuit des éléments, je nen puis pas même imaginer le combat, et le chaos de lunivers mest plus inconcevable que son harmonie. Je comprends que le mécanisme du monde peut nêtre pas intelligible àlesprit humain; mais sitôt quun homme se mêle de lexpliquer, il doit dire des choses que les hommes entendent.

[987:] Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence: cest mon second article de foi. Agir, comparer, choisir, sont les opérations dun être actif et pensant: donc cet être existe. Où le voyez-vous exister? mallez-vous dire. Non seulement dans les cieux qui roulent, dans lastre qui nous éclaire; non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans loiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille quemporte le vent.

[988:] Je juge de lordre du monde quoique jen ignore la fln, parce que pour juger de cet ordre il me suffit de comparer les parties entre elles, détudier leur concours, leurs rapports, den remarquer le concert. Jignore pourquoi lunivers existe; mais je ne laisse pas de voir comment il est modifié: je ne laisse pas dapercevoir lintime correspondance par laquelle les êtres qui le composent se prêtent un secours mutuel. Je suis comme un homme qui verrait pour la première fois une montre ouverte, et qui ne laisserait pas den admirer louvrage, quoiquil ne connût pas lusage de la machine et quil neût point vu le cadran. Je ne sais, dirait-il, à quoi le tout est bon; mais je vois que chaque pièce est faite pour les autres; jadmire louvrier dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune quil mest impossible dapercevoir.

[989:] Comparons les fins particulières, les moyens, les rapports ordonnés de toute espèce, puis écoutons le sentiment intérieur; quel esprit sain peut se refuser à son témoignage? A quels yeux non prévenus lordre sensible de lunivers nannonce-t-il pas une suprême intelligence? Et que de sophismes ne faut-il point entasser pour méconnaître lharmonie des êtres et ladmirable concours de chaque pièce pour la conservation des autres? Quon me parle tant quon voudra de combinaisons et de chances; que vous sert de me réduire au silence, si vous ne pouvez mamener à la persuasion? Et comment môterez-vous le sentiment involontaire qui vous dément toujours malgré moi? Si les corps organisés se sont combinés fortuitement de mille manières avant de prendre des formes constantes, sil sest formé dabord des estomacs sans bouches, des pieds sans têtes, des mains sans bras, des organes imparfaits de toute espèce qui sont péris faute de pouvoir se conserver, pourquoi nul de ces informes essais ne frappe-t-il plus nos regards? Pourquoi la nature sest-elle enfin prescrit des lois auxquelles elle nétait pas dabord assujettie? Je ne dois point être surpris quune chose arrive lorsquelle est possible, et que la difficulté de lévénement est compensée par la quantité des jets; jen conviens. Cependant, si lon venait me dire que des caractères dimprimerie projetés au hasard ont donné lEnéide tout arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité des jets. Mais de ces jets-là combien faut-il que jen suppose pour rendre la combinaison vraisemblable? Pour moi, qui nen vois quun seul, jai linfini à parier contre un que son produit nest point leffet du hasard. Ajoutez que des combinaisons et des chances ne donneront jamais que des produits de même nature que les éléments combinés, que lorganisation et la vie ne résulteront point dun jet datomes, et quun chimiste combinant des mixtes ne les fera point sentir et penser dans son creuset.

[990:] Jai lu Nieuwentit avec surprise, et presque avec scandale. Comment cet homme a-t-il pu vouloir faire un livre des merveilles de la nature, qui montrent la sagesse de son auteur? Son livre serait aussi gros que le monde, quil naurait pas épuisé son sujet; et sitôt quon veut entrer dans les détails, la plus grande merveille échappe, qui est lharmonie et laccord du tout. La seule génération des corps vivants et organisés est labîme de lesprit humain; la barrière insurmontable que la nature a mise entre les diverses espèces, afin quelles ne se confondissent pas, montre ses intentions avec la dernière évidence. Elle ne sest pas contentée détablir lordre, elle a pris des mesures certaines pour que rien ne pût le troubler.

[991:] Il ny a pas un être dans lunivers quon ne puisse, àquelque égard, regarder comme le centre commun de tous les autres, autour duquel ils sont tous ordonnés, en sorte quils sont tous réciproquement fins et moyens les uns relativement aux autres. Lesprit se confond et se perd dans cette infinité de rapports, dont pas un nest confondu ni perdu dans la foule. Que dabsurdes suppositions pour déduire toute cette harmonie de laveugle mécanisme de la matière mue fortuitement! Ceux qui nient lunité dintention qui se manifeste dans les rapports de toutes les parties de ce grand tout, ont beau couvrir leur galimatias dabstractions, de coordinations, de principes généraux, de termes emblématiques; quoi quils fassent, il mest impossible de concevoir un système dêtres si constamment ordonnés, que je ne conçoive une intelligence qui lordonne. Il ne dépend pas de moi de croire que la matière passive et morte a pu produire des êtres vivants et sentants, quune fatalité aveugle a pu produire des êtres intelligents, que ce qui ne pense point a pu produire des êtres qui pensent.

[992:] Je crois donc que le monde est gouverné par une volonté puissante et sage; je le vois, ou plutôt je le sens, et cela mimporte à savoir. Mais ce même monde est-il éternel ou créé? Y a-t-il un principe unique des choses? Y en a-t-il deux ou plusieurs? Et quelle est leur nature? Je nen sais rien, et que mimporte. A mesure que ces connaissances me deviendront intéressantes, je mefforcerai de les acquérir; jusque-là je renonce à des questions oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-propre, mais qui sont inutiles à ma conduite et supérieures à ma raison.

[993:] Souvenez-vous toujours que je nenseigne point mon sentiment, je lexpose. Que la matière soit éternelle ou créée, quil y ait un principe passif ou quil ny en ait point; toujours est-il certain que le tout est un, et annonce une intelligence unique; car je ne vois rien qui ne soit ordonné dans le même système, et qui ne concoure à la même fln, savoir la conservation du tout dans lordre établi. Cet être qui veut et qui peut, cet être actif par lui-même, cet être enfin, quel quil soit, qui meut lunivers et ordonne toutes choses, je lappelle Dieu. Je joins à ce nom les idées dintelligence, de puissance, de volonté, que jai rassemblées, et celle de bonté qui en est une suite nécessaire; mais je nen connais pas mieux lêtre auquel je lai donné; il se dérobe également à mes sens et à mon entendement; plus jy pense, plus je me confonds; je sais très certainement quil existe, et quil existe par lui-même: je sais que mon existence est subordonnée à la sienne, et que toutes les choses qui me sont connues sont absolument dans le même cas. Japerçois Dieu partout dans ses oeuvres; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt que je veux chercher où il est, ce quil est, quelle est sa substance, il méchappe et mon esprit troublé naperçoit plus rien.

[994:] Pénétré de mon insuffisance, je ne raisonnerai jamais sur la nature de Dieu, que je ny sois forcé par le sentiment de ses rapports avec moi. Ces raisonnements sont toujours téméraires, un homme sage ne doit sy livrer quen tremblant, et sûr quil nest pas fait pour les approfondir: car ce quil y a de plus injurieux à la Divinité nest pas de ny point penser, mais den mal penser.

[995:] Après avoir découvert ceux de ses attributs par lesquels je conçois mon existence, je reviens à moi, et je cherche quel rang joccupe dans lordre des choses quelle gouverne, et que je puis examiner. Je me trouve incontestablement au premier par mon espèce; car, par ma volonté et par les instruments qui sont en mon pouvoir pour lexécuter, jai plus de force pour agir sur tous les corps qui menvironnent, ou pour me prêter ou me dérober comme il me plaît à leur action, quaucun deux nen a pour agir sur moi malgré moi par la seule impulsion physique; et, par mon intelligence, je suis le seul qui ait inspection sur le tout. Quel être ici-bas, hors lhomme, sait observer tous les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements, leurs effets, et joindre, pour ainsi dire, le sentiment de lexistence commune à celui de son existence individuelle? Quy a-t-il de si ridicule à penser que tout est fait pour moi, si je suis le seul qui sache tout rapporter à lui?

[996:] Il est donc vrai que lhomme est le roi de la terre quil habite; car non seulement il dompte tous les animaux, non seulement il dispose des éléments par son industrie, mais lui seul sur la terre en sait disposer, et il sapproprie encore, par la contemplation, les astres mêmes dont il ne peut approcher. Quon me montre un autre animal sur la terre qui sache faire usage du feu, et qui sache admirer le soleil. Quoi! je puis observer, connaître les êtres et leurs rapports? je puis sentir ce que cest quordre, beauté, vertu; je puis contempler lunivers, mélever à la main qui le gouverne; je puis aimer le bien, le faire; et je me comparerais aux bêtes! Ame abjecte, cest ta triste philosophie qui te rend semblable à elles: ou plutôt tu veux en vain tavilir, ton génie dépose contre tes principes, ton coeur bienfaisant dément ta doctrine, et labus même de tes facultés prouve leur excellence en dépit de toi.

[997:] Pour moi qui nai point de système à soutenir, moi, homme simple et vrai, que la fureur daucun parti nentraîne et qui naspire point à lhonneur dêtre chef de secte, content de la place où Dieu ma mis, je ne vois rien, après lui, de meilleur que mon espèce; et si j avais à choisir ma place dans lordre des êtres, que pourrais-je choisir de plus que dêtre homme?

[998:] Cette réflexion menorgueillit moins quelle ne me touche; car cet état nest point de mon choix, et il n était pas dû au mérite dun être qui n existait pas encore. Puis-je me voir ainsi distingué sans me féliciter de remplir ce poste honorable, et sans bénir la main qui my a placé? De mon premier retour sur moi naît dans mon coeur un sentiment de reconnaissance et de bénédiction pour lauteur de mon espèce, et de ce sentiment mon premier hommage à la Divinité bienfaisante. Jadore la puissance suprême et je mattendris sur ses bienfaits. Je nai pas besoin quon menseigne ce culte, il mest dicté par la nature elle-même. Nest-ce pas une conséquence naturelle de lamour de soi, dhonorer ce qui nous protège, et daimer ce qui nous veut du bien?

[999:] Mais quand, pour connaître ensuite ma place individuelle dans mon espèce, jen considère les divers rangs et les hommes qui les remplissent, que deviens-je? Quel spectacle! Où est lordre que javais observé? Le tableau de la nature ne moffrait quharmonie et proportions, celui du genre humain ne moffre que confusion, désordre! Le concert règne entre les éléments, et les hommes sont dans le chaos! Les animaux sont heureux, leur roi seul est misérable! O sagesse, où sont tes lois? O Providence, est-ce ainsi que tu régis le monde? Etre bienfaisant, quest devenu ton pouvoir? Je vois le mal sur la terre.

[1000:] Croiriez-vous, mon bon ami, que de ces tristes réflexions et de ces contradictions apparentes se formèrent dans mon esprit les sublimes idées de lâme, qui navaient point jusque-là résulté de mes recherches? En méditant sur la nature de lhomme, jy crus découvrir deux principes distincts, dont lun lélevait à létude des vérités éternelles, à lamour de la justice et du beau moral, aux régions du monde intellectuel dont la contemplation fait les délices du sage, et dont lautre le ramenait bassement en lui-même, lasservissait à lempire des sens, aux passions qui sont leurs ministres, et contrariait par elles tout ce que lui inspirait le sentiment du premier. En me sentant entraîné, combattu par ces deux mouvements contraires, je me disais: Non, lhomme nest point un: je veux et je ne veux pas, je me sens à la fois esclave et libre; je vois le bien, je laime, et je fais le mal; je suis actif quand jécoute la raison, passif quand mes passions mentraînent; et mon pire tourment quand je succombe est de sentir que jai pu résister.

[1001:] Jeune homme, écoutez avec confiance, je serai toujours de bonne foi. Si la conscience est louvrage des préjugés, jai tort, sans doute, et il ny a point de morale démontrée; mais si se préférer à tout est un penchant naturel à lhomme, et si pourtant le premier sentiment de la justice est inné dans le coeur humain, que celui qui fait de lhomme un être simple lève ces contradictions, et je ne reconnais plus quune substance.

[1002:] Vous remarquerez que, par ce mot de substance, jentends en général lêtre doué de quelque qualité primitive, et abstraction faite de toutes modifications particulières ou secondaires. Si donc toutes les qualités primitives qui nous sont connues peuvent se réunir dans un même être, on ne doit admettre quune substance; mais sil y en a qui sexcluent mutuellement, il y a autant de diverses substances quon peut faire de pareilles exclusions. Vous réfléchirez sur cela; pour moi, je nai besoin, quoi quen dise Locke, de connaître la matière que comme étendue et divisible, pour être assuré quelle ne peut penser; et quand un philosophe viendra me dire que les arbres sentent et que les roches pensent, il aura beau membarrasser dans ses arguments subtils, je ne puis voir en lui quun sophiste de mauvaise foi, qui aime mieux donner le sentiment aux pierres que daccorder une âme àlhomme.

[1003:] Supposons un sourd qui nie lexistence des sons, parce quils nont jamais frappé son oreille. Je mets sous ses yeux un instrument à corde, dont je fais sonner lunisson par un autre instrument caché: le sourd voit frémir la corde; je lui dis: Cest le son qui fait cela. Point du tout, répond-il; la cause du frémissement de la corde est en elle-même; cest une qualité commune à tous les corps de frémir ainsi. Montrez-moi donc, reprends-je, ce frémissement dans les autres corps, ou du moins sa cause dans cette corde. Je ne puis, réplique le sourd; mais, parce que je ne conçois pas comment frémit cette corde, pourquoi faut-il que jaille expliquer cela par vos sons, dont je nai pas la moindre idée? Cest expliquer un fait obscur par une cause encore plus obscure. Ou rendez-moi vos sons sensibles, ou je dis quils nexistent pas.

[1004:] Plus je réfléchis sur la pensée et sur la nature de lesprit humain, plus je trouve que le raisonnement des matérialistes ressemble à celui de ce sourd. Ils sont sourds, en effet, à la voix intérieure qui leur crie dun ton difficile àméconnaître: Une machine ne pense point, il ny a ni mouvement ni figure qui produise la réflexion: quelque chose en toi cherche à briser les liens qui le compriment; lespace nest pas ta mesure, lunivers entier nest pas assez grand pour toi: tes sentiments, tes désirs, ton inquiétude, ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te sens enchaîné.

[1005:] Nul être matériel nest actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. Jai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux; cette action réciproque nest pas douteuse; mais ma volonté est indépendante de mes sens; je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que jai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. Jai toujours la puissance de vouloir, non la force dexécuter. Quand je me livre aux tentations, jagis selon limpulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je nécoute que mn volonté; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords; le sentiment de ma liberté ne sefface en moi que quand je me déprave, et que jempêche enfin la voix de lâme de sélever contre la loi du corps.

[1006:] Je ne connais la volonté que par le sentiment de la mienne, et lentendement ne mest pas mieux connu. Quand on me demande quelle est la cause qui détermine ma volonté, je demande à mon tour quelle est la cause qui détermine mon jugement: car il est clair que ces deux causes nen font quune; et si lon comprend bien que lhomme est actif dans ses jugements, que son entendement nest que le pouvoir de comparer et de juger, on verra que sa fierté nest quun pouvoir semblable, ou dérivé de celui-là; il choisit le bon comme il a jugé le vrai; sil juge faux, il choisit mal. Quelle est donc la cause qui détermine sa volonté? Cest son jugement. Et quelle est la cause qui détermine son jugement? Cest sa faculté intelligente, cest sa puissance de juger; la cause déterminante est en lui-même. Passé cela, je nentends plus rien.

[1007:] Sans doute je ne suis pas libre de ne pas vouloir mon propre bien, je ne suis pas libre de vouloir mon mal; mais ma liberté consiste en cela même que je ne puis vouloir que ce qui mest convenable, ou que jestime tel, sans que rien détranger à moi me détermine. Sensuit-il que je ne sois pas mon maître, parce que je ne suis pas le maître dêtre un autre que moi?

[1008:] Le principe de toute action est dans la volonté dun être libre; on ne saurait remonter au delà. Ce nest pas le mot de liberté qui ne signifie rien, cest celui de nécessité. Supposer quelque acte, quelque effet qui ne dérive pas dun principe actif, cest vraiment supposer des effets sans cause, cest tomber dans le cercle vicieux. Ou il ny a point de première impulsion, ou toute première impulsion na nulle cause antérieure, et il ny a point de véritable volonté sans liberté. Lhomme est donc libre dans ses actions, et, comme tel, animé dun substance immatérielle, cest mon troisième article de foi. De ces trois premiers vous déduirez aisément tous les autres, sans que je continue à les compter.

[1009:] Si lhomme est actif et libre, il agit de lui-même; tout ce quil fait librement nentre point dans le système ordonné de la Providence, et ne peut lui être imputé. Elle ne veut point le mal que fait lhomme, en abusant de la liberté quelle lui donne; mais elle ne lempêche pas de le faire, soit que de la part dun être si faible ce mal soit nul à ses yeux, soit quelle ne pût lempêcher sans gêner sa liberté et faire un mal plus grand en dégradant sa nature. Elle la fait libre afin quil fît non le mal, mais le bien par choix. Elle la mis en état de faire ce choix en usant bien des facultés dont elle la doué; mais elle a tellement borné ses forces, que labus de la liberté quelle lui laisse ne peut troubler lordre général. Le mal que lhomme fait retombe sur lui sans rien changer au système du monde, sans empêcher que lespèce humaine elle-même ne se conserve malgré quelle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne lempêche pas de faire le mal, cest murmurer de ce quil la fit dune nature excellente, de ce quil mit à ses actions la moralité qui les ennoblit, de ce quil lui donna droit à la vertu. La suprême jouissance est dans le contentement de soi-même; cest pour mériter ce contentement que nous sommes placés sur la terre et doués de la liberté, que nous sommes tentés par les passions et retenus par la conscience. Que pouvait de plus en notre faveur la puissance divine elle-même? Pouvait-elle meure de la contradiction dans notre nature et donner le prix davoir bien fait à qui neut pas le pouvoir de mal faire? Quoi! pour empêcher lhomme dêtre méchant, fallait-il le borner à linstinct et le faire bête? Non, Dieu de mon âme, je ne te reprocherai jamais de lavoir faite à ton image, afin que je pusse être libre, bon et heureux comme toi.

[1010:] Cest labus de nos facultés qui nous rend malheureux et méchants. Nos chagrins, nos soucis, nos peines, nous viennent de nous. Le mal moral est incontestablement notre ouvrage, et le mal physique ne serait rien sans nos vices, qui nous lont rendu sensible. Nest-ce pas pour nous conserver que la nature nous fait sentir nos besoins? La douleur du corps nest-elle pas un signe que la machine se dérange, et un avertissement dy pourvoir? La mort... Les méchants nempoisonnent-ils pas leur vie et la nôtre? Qui est-ce qui voudrait toujours vivre? La mort est le remède aux maux que vous vous faites; la nature a voulu que vous ne souffrissiez pas toujours. Combien lhomme vivant dans la simplicité primitive est sujet à peu de maux! Il vit presque sans maladies ainsi que sans passions, et ne prévoit ni ne sent la mort; quand il la sent, ses misères la lui rendent désirable: dès lors elle nest plus un mal pour lui. Si nous nous contentions dêtre ce que nous sommes, nous naurions point à déplorer notre sort; mais pour chercher un bien-être imaginaire, nous nous donnons mille maux réels. Qui ne sait pas supporter un peu de souffrance doit sattendre à beaucoup souffrir. Quand on a gâté sa constitution par une vie déréglée, on la veut rétablir par des remèdes; au mal quon sent on ajoute celui quon craint; la prévoyance de la mort la rend horrible et laccélère; plus on la veut fuir, plus on la sent; et lon meurt de frayeur durant toute sa vie, en murmurant contre la nature des maux quon sest faits en loffensant.

[1011:] Homme, ne cherche plus lauteur du mal; cet auteur, cest toi-même. Il nexiste point dautre mal que celui que tu fais ou que tu souffres, et lun et lautre te vient de toi. Le mal général ne peut être que dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne se dément point. Le mal particulier nest que dans le sentiment de lêtre qui souffre; et ce sentiment, lhomme ne la pas reçu de la nature, il se lest donné. La douleur a peu de prise sur quiconque, ayant peu réfléchi, na ni souvenir ni prévoyance. Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez louvrage de lhomme, et tout est bien.

[1012:] Où tout est bien, rien nest injuste. La justice est inséparable de la bonté; or la bonté est leffet nécessaire dune puissance sans borne et de lamour de soi, essentiel à tout être qui se sent. Celui qui peut tout étend, pour ainsi dire, son existence avec celle des êtres. Produire et conserver sont lacte perpétuel de la puissance; elle nagit point sur ce qui nest pas; Dieu nest pas le Dieu des morts, il ne pourrait être destructeur et méchant sans se nuire. Celui qui peut tout ne peut vouloir que ce qui est bien. Donc lEtre souverainement bon parce quil est souverainement puissant, doit être aussi souverainement juste, autrement il se contredirait lui-même; car lamour de lordre qui le produit sappelle bonté, et lamour de lordre qui le conserve sappelle justice.

[1013:] Dieu, dit-on, ne doit rien à ses créatures. Je crois quil leur doit tout ce quil leur promit en leur donnant lêtre. Or cest leur promettre un bien que de leur en donner lidée et de leur en faire sentir le besoin. Plus je rentre en moi, plus je me consulte, et plus je lis ces mots écrits dans mon âme: Sois juste, et tu seras heureux. Il nen est rien pourtant, à considérer létat présent des choses; le méchant prospère, et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation sallume en nous quand cette attente est frustrée! La conscience sélève et murmure contre son auteur; elle lui crie en gémissant: Tu mas trompé!

[1014:] Je tai trompé, téméraire! et qui te la dit? Ton âme est-elle anéantie? As-tu cessé dexister? O Brutus, ô mon fils! ne souille point ta noble vie en la finissant; ne laisse point ton espoir et ta gloire avec ton corps aux champs de Philippes. Pourquoi dis-tu: La vertu nest rien, quand tu vas jouir du prix de la tienne? Tu vas mourir, penses-tu: non, tu vas vivre, et cest alors que je tiendrai tout ce que je tai promis.

[1015:] On dirait, aux murmures des impatients mortels, que Dieu leur doit la récompense avant le mérite, et quil est obligé de payer leur vertu davance. Oh! soyons bons premièrement, et puis nous serons heureux. Nexigeons pas le prix avant la victoire, ni le salaire avant le travail. Ce nest point dans la lice, disait Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux sacrés sont couronnés, cest après quils lont parcourue.

[1016:] Si lâme est immatérielle, elle peut survivre au corps; et si elle lui survit, la Providence est justifiée. Quand je naurais dautre preuve de limmatérialité de lâme que le triomphe du méchant et loppression du juste en ce monde, cela seul mempêcherait den douter. Une si choquante dissonance dans lharmonie universelle me ferait chercher à la résoudre. Je me dirais: Tout ne finit pas pour nous avec la vie, tout rentre dans lordre à la mort. Jaurais, à la vérité, lembarras de me demander où est lhomme, quand tout ce quil avait de sensible est détruit. Cette question nest plus une difficulté pour moi, sitôt que jai reconnu deux substances. Il est très simple que, durant ma vie corporelle, napercevant rien que par mes sens, ce qui ne leur est point soumis méchappe. Quand lunion du corps et de lâme est rompue, je conçois que lun peut se dissoudre, et lautre se conserver. Pourquoi la destruction de lun entraînerait-elle la destruction de lautre? Au contraire, étant de natures si différentes, ils étaient, par leur union, dans un état violent; et quand cette union cesse, ils rentrent tous deux dans leur état naturel: la substance active et vivante regagne toute la force quelle employait à mouvoir la substance passive et morte. Hélas! je le sens trop par mes vices, lhomme ne vit quà moitié durant sa vie, et la vie de lâme ne commence quà la mort du corps.

[1017:] Mais quelle est cette vie? et lâme est-elle immortelle par sa nature? Mon entendement borné ne conçoit rien sans bornes: tout ce quon appelle infini méchappe. Que puis-je nier, affirmer? quels raisonnements puis-je faire sur ce que je ne puis concevoir? Je crois que lâme survit au corps assez pour le maintien de lordre: qui sait si cest assez pour durer toujours? Toutefois je conçois comment le corps suse et se détruit par la division des parties: mais je ne puis concevoir une destruction pareille de lêtre pensant; et nimaginant point comment il peut mourir, je présume quil ne meurt pas. Puisque cette présomption me console et na rien de déraisonnable, pourquoi craindrais-je de my livrer?

[1018:] Je sens mon âme, je la connais par le sentiment et par la pensée, je sais quelle est, sans savoir quelle est son essence; je ne puis raisonner sur des idées que je nai pas. Ce que je sais bien, cest que lidentité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et que, pour être le même en effet, il faut que je me souvienne davoir été. Or je ne saurais me rappeler, après ma mort, ce que jai été durant ma vie, que je ne me rappelle aussi ce que jai senti, par conséquent ce que jai fait; et je ne doute point que ce souvenir ne fasse un jour la félicité des bons et le tourment des méchants. Ici-bas, mille passions ardentes absorbent le sentiment interne, et donnent le change aux remords. Les humiliations, les disgrâces quattire lexercice des vertus, empêchent den sentir tous les charmes. Mais quand, délivrés des illusions que nous font le corps et les sens, nous jouirons de la contemplation de lEtre suprême et des vérités éternelles dont il est la source, quand la beauté de lordre frappera toutes les puissances de notre âme, et que nous serons uniquement occupés àcomparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons dû faire, cest alors que la voix de la conscience reprendra sa force et son empire, cest alors que la volupté pure qui naît du contentement de soi-même, et le regret amer de sêtre avili, distingueront par des sentiments inépuisables le sort que chacun se sera préparé. Ne me demandez point, ô mon bon ami, sil y aura dautres sources de bonheur et de peines; je lignore; et cest assez de celles que jimagine pour me consoler de cette vie, et men faire espérer une autre. Je ne dis point que les bons seront récompensés; car quel autre bien peut attendre un être excellent que dexister selon sa nature? Mais je dis quils seront heureux, parce que leur auteur, lauteur de toute justice, les ayant faits sensibles, ne les a pas faits pour souffrir; et que, nayant point abusé de leur liberté sur la terre, ils nont pas trompé leur destination par leur faute: ils ont souffert pourtant dans cette vie, ils seront donc dédommagés dans une autre. Ce sentiment est moins fondé sur le mérite de lhomme que sur la notion de bonté qui me semble inséparable de lessence divine. Je ne fais que supposer les lois de lordre observées, et Dieu constant à lui-même.

[1019:] Ne me demandez pas non plus si les tourments des méchants seront éternels; je lignore encore, et nai point la vaine curiosité déclaircir des questions inutiles. Que mimporte ce que deviendront les méchants? Jeprends peu dintérêt à leur sort. Toutefois jai peine à croire quils soient condamnés à des tourments sans fin. Si la suprême justice se venge, elle se venge dès cette vie. Vous et vos erreurs, ô nations! êtes ses ministres. Elle emploie les maux que vous vous faites à punir les crimes qui les ont attirés. Cest dans vos coeurs insatiables, rongés denvie, davarice et dambition, quau sein de vos fausses prospérités les passions vengeresses punissent vos forfaits. Quest-il besoin daller chercher lenfer dans lautre vie? il est dès celle-ci dans le coeur des méchants.

[1020:] Où finissent nos besoins périssables, où cessent nos désirs insensés doivent cesser aussi nos passions et nos crimes. De quelle perversité de purs esprits seraient-ils susceptibles? Nayant besoin de rien, pourquoi seraient-ils méchants? Si, destitués de nos sens grossiers, tout leur bonheur est dans la contemplation des êtres, ils ne sauraient vouloir que le bien; et quiconque cesse dêtre méchant peut-il être à jamais misérable? Voilà ce que jai du penchant à croire, sans prendre peine à me décider là-dessus. O Etre clément et bon! quels que soient tes décrets, je les adore; si tu punis les méchants, janéantis ma faible raison devant ta justice. Mais si les remords de ces infortunés doivent séteindre avec le temps, si leurs maux doivent finir, et si la même paix nous attend tous également un jour, je ten loue. Le méchant nest-il pas mon frère? Combien de fois jai été tenté de lui ressembler! Que, délivré de sa misère, il perde aussi la malignité qui laccompagne; quil soit heureux ainsi que moi: loin dexciter ma jalousie, son bonheur ne fera quajouter au mien.

[1021:] Cest ainsi que, contemplant Dieu dans ses oeuvres, et létudiant par ceux de ses attributs quil mimportait de connaître, je suis parvenu à étendre et augmenter par degrés lidée, dabord imparfaite et bornée, que je me faisais de cet être immense. Mais si cette idée est devenue plus noble et plus grande, elle est aussi moins proportionnée à la raison humaine. A mesure que japproche en esprit de léternelle lumière, son éclat méblouit, me trouble, et je suis forcé dabandonner toutes les notions terrestres qui maidaient à limaginer. Dieu nest plus corporel et sensible; la suprême Intelligence qui régit le monde nest plus le monde même: jélève et fatigue en vain mon esprit à concevoir son essence. Quand je pense que cest elle qui donne la vie et lactivité à la substance vivante et active qui régit les corps animés; quand jentends dire que mon âme est spirituelle et que Dieu est un esprit, je mindigne contre cet avilissement de lessence divine; comme si Dieu et mon âme étaient de même nature; comme si Dieu nétait pas le seul être absolu, le seul vraiment actif, sentant, pensant, voulant par lui-même, et duquel nous tenons la pensée, le sentiment, lactivité, la volonté, la liberté, lêtre! Nous ne sommes libres que parce quil veut que nous le soyons, et sa substance inexplicable est à nos âmes ce que nos âmes sont à nos corps. Sil a créé la matière, les corps, les esprits, le monde, je nen sais rien. Lidée de création me confond et passe ma portée: je la crois autant que je la puis concevoir; mais je sais quil a formé lunivers et tout ce qui existe, quil a tout fait, tout ordonné. Dieu est éternel, sans doute; mais mon esprit peut-il embrasser lidée de léternité? Pourquoi me payer de mots sans idée? Ce que je conçois, cest quil est avant les choses, quil sera tant quelles subsisteront, et quil serait même au-delà, si tout devait finir un jour. Quun être que je ne conçois pas donne lexistence à dautres êtres, cela nest quobscur et incompréhensible; mais que lêtre et le néant se convertissent deux-mêmes lun dans lautre, cest une contradiction palpable, cest une claire absurdité.

[1022:] Dieu est intelligent; mais comment lest-il? lhomme est intelligent quand il raisonne, et la suprême Intelligence na pas besoin de raisonner; il ny a pour elle ni prémisses ni conséquences, il ny a pas même de proposition: elle est purement intuitive, elle voit également tout ce qui est et tout ce qui peut être; toutes les vérités ne sont pour elle quune seule idée, comme tous les lieux un seul point, et tous les temps un seul moment. La puissance humaine agit par des moyens, la puissance divine agit par elle-même. Dieu peut parce quil veut; sa volonté fait son pouvoir. Dieu est bon, rien nest plus manifeste: mais la bonté dans lhomme est lamour de ses semblables, et la bonté de Dieu est lamour de lordre; car cest par lordre quil maintient ce qui existe, et lie chaque partie avec le tout. Dieu est juste; jen suis convaincu, cest une suite de sa bonté; linjustice des hommes est leur oeuvre et non pas la sienne; le désordre moral, qui dépose contre la Providence aux yeux des philosophes, ne fait que la démontrer aux miens. Mais la justice de lhomme est de rendre à chacun ce qui lui appartient, et la justice de Dieu, de demander compte àchacun de ce quil lui a donné.

[1023:] Que si je viens à découvrir successivement ces attributs dont je nai nulle idée absolue, cest par des conséquences forcées, cest par le bon usage de ma raison; mais je les affirme sans les comprendre, et, dans le fond, cest naffirmer rien. Jai beau me dire: Dieu est ansi, je le sens, je me le prouve; je nen conçois pas mieux comment Dieu peut être ainsi.

[1024:] Enfin, plus je mefforce de contempler son essence infinie, moins je la conçois; mais elle est, cela me suffit; moins je la conçois, plus je ladore. Je mhumilie, et lui dis: litre des êtres, je suis parce que tu es; cest mélever à ma source que de te méditer sans cesse. Le plus digne usage de ma raison est de sanéantir devant toi: cest mon ravissement desprit, cest le charme de ma faiblesse, de me sentir accablé de ta grandeur.

[1025:] Après avoir ainsi, de limpression des objets sensibles et du sentiment intérieur qui me porte à juger des causes selon mes lumières naturelles, déduit les principales vérités quil mimportait de connaître, il me reste à chercher quelles maximes jen dois tirer pour ma conduite, et quelles règles je dois me prescrire pour remplir ma destination sur la terre, selon lintention de celui qui my a placé. En suivant toujours ma méthode, je ne tire point ces règles des principes dune haute philosophie, mais je les trouve au fond de mon coeur écrites par la nature en caractères ineffaçables. Je nai quà me consulter sur ce que je veux faire: tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est mal: le meilleur de tous les casuistes est la conscience; et ce nest que quand on marchande avec elle quon a recours aux subtilités du raisonnement. Le premier de tous les soins est celui de soi-même: cependant combien de fois la voix intérieure nous dit quen faisant notre bien aux dépens dautrui nous faisons mal! Nous croyons suivre limpulsion de la nature, et nous lui résistons; en écoutant ce quelle dit à nos sens, nous méprisons ce quelle dit à nos coeurs; lêtre actif obéit, lêtre passif commande. La conscience est la voix de lâme, les passions sont la voix du corps. Est-il étonnant que souvent ces deux langages se contredisent? et alors lequel faut-il écouter? Trop souvent la raison nous trompe, nous navons que trop acquis le droit de la récuser; mais la conscience ne trompe jamais; elle est le vrai guide de lhomme: elle est à lâme ce que linstinct est au corps; qui la suit obéit à la nature, et ne craint point de ségarer. Ce point est important, poursuivit mon bienfaiteur, voyant que jallais linterrompre: souffrez que je marrête un peu plus àléclaircir.

[1026:] Toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-mêmes. Sil est vrai que le bien soit bien, il doit être au fond de nos coeurs comme dans nos oeuvres, et le premier prix de la justice est de sentir quon la pratique. Si la bonté morale est conforme ànotre nature, lhomme ne saurait être sain desprit ni bien constitué quautant quil est bon. Si elle ne lest pas, et que lhomme soit méchant naturellement, il ne peut cesser de lêtre sans se corrompre, et la bonté nest en lui quun vice contre nature. Fait pour nuire à ses semblables comme le loup pour égorger sa proie, un homme humain serait un animal aussi dépravé quun loup pitoyable; et la vertu seule nous laisserait des remords.

[1027:] Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami! examinons, tout intérêt personnel à part, à quoi nos penchants nous portent. Quel spectacle nous flatte le plus, celui des tourments ou du bonheur dautrui? Quest-ce qui nous est le plus doux à faire, et nous laisse une impression plus agréable après lavoir fait, dun acte de bienfaisance ou dun acte de méchanceté? Pour qui vous intéressez-vous sur vos théâtres? Est-ce aux forfaits que vous prenez plaisir? est-ce à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes? Tout nous est indifférent, disent-ils, hors notre intérêt: et, tout au contraire, les douceurs de lamitié, de lhumanité, nous consolent dans nos peines; et, même dans nos plaisirs, nous serions trop seuls, trop misérables, si nous navions avec qui les partager. Sil ny a rien de moral dans le coeur de lhomme, doù lui viennent donc ces transports dadmiration pour les actions héroïques, ces ravissements damour pour les grandes âmes? Cet enthousiasme de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intérêt privé? Pourquoi voudrais-je être Caton qui déchire ses entrailles, plutôt que César triomphant? Otez de nos coeurs cet amour du beau, vous ôtez tout le charme de la vie. Celui dont les viles passions ont étouffé dans son âme étroite ces sentiments délicieux; celui qui, àforce de se concentrer au dedans de lui, vient à bout de naimer que lui-même, na plus de transports, son coeur glacé ne palpite plus de joie; un doux attendrissement nhumecte jamais ses yeux; il ne jouit plus de rien; le malheureux ne sent plus, ne vit plus; il est déjà mort.

[1028:] Mais, quel que soit le nombre des méchants sur la terre, il est peu de ces âmes cadavéreuses devenues insensibles, hors leur intérêt, à tout ce qui est juste et bon. Liniquité ne plaît quautant quon en profite; dans tout le reste on veut que linnocent soit protégé. Voit-on dans une rue ou sur un chemin quelque acte de violence et dinjustice; à linstant un mouvement de colère et dindignation sélève au fond du coeur, et nous porte à prendre la défense de lopprimé: mais un devoir plus puissant nous retient, et les lois nous ôtent le droit de protéger linnocence. Au contraire, si quelque acte de clémence ou de générosité frappe nos yeux, quelle admiration, quel amour il nous inspire! Qui est-ce qui ne se dit pas: Jen voudrais avoir fait autant? Il nous importe sûrement fort peu quun homme ait été méchant ou juste il y a deux mille ans; et cependant le même intérêt nous affecte dans lhistoire ancienne, que si tout cela sétait passé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina? ai-je peur dêtre sa victime? Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que sil était mon contemporain? Nous ne haïssons pas seulement les méchants parce quils nous nuisent, mais parce quils sont méchants. Non seulement nous voulons être heureux, nous voulons aussi le bonheur dautrui, et quand ce bonheur ne coûte rien au nôtre, il laugmente. Enfin lon a, malgré soi, pitié des infortunés ;quand on est témoin de leur mal, on en souffre. Les plus pervers ne sauraient perdre tout à fait ce penchant; souvent il les met en contradiction avec eux-mêmes. Le voleur qui dépouille les passants couvre encore la nudité du pauvre; et le plus féroce assassin soutient un homme tombant en défaillance.

[1029:] On parle du cri des remords, qui punit en secret les crimes cachés et les met si souvent en évidence. Hélas! qui de nous nentendit jamais cette importune voix? On parle par expérience; et lon voudrait étouffer ce sentiment tyrannique qui nous donne tant de tourment. Obéissons à la nature, nous connaîtrons avec quelle douceur elle règne, et quel charme on trouve, après lavoir écoutée, à se rendre un bon témoignage de soi. Le méchant se craint et se fuit; il ségaye en se jetant hors de lui-même; il tourne autour de lui des yeux inquiets, et cherche un objet qui lamuse; sans la satire amère, sans la raillerie insultante, il serait toujours triste; le ris moqueur est son seul plaisir. Au contraire, la sérénité du juste est intérieure; son ris nest point de malignité, mais de joie; il en porte la source en lui-même; il est aussi gai seul quau milieu dun cercle; il ne tire pas son contentement de ceux qui lapprochent, il le leur communique.

[1030:] Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de moeurs et de caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et dhonnêteté, partout les mêmes notions de bien et de mal. Lancien paganisme enfanta des dieux abominables, quon eût punis ici-bas comme des scélérats, et qui noffraient pour tableau du bonheur suprême que des forfaits à commettre et des passions àcontenter. Mais le vice, armé dune autorité sacrée, descendait en vain du séjour éternel, linstinct moral le repoussait du coeur des humains. En célébrant les débauches de Jupiter, on admirait la continence de Xénocrate; la chaste Lucrèce adorait limpudique Vénus; lintrépide Romain sacrifiait à la Peur; il invoquait le dieu qui mutila son père et mourait sans murmure de la main du sien. Les plus méprisables divinités furent servies par les plus grands hommes. La sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux, se faisait respecter sur la terre, et semblait reléguer dans le ciel le crime avec les coupables.

[1031:] Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles dautrui comme bonnes ou mauvaises, et cest à ce principe que je donne le nom de conscîence.

[1032:] Mais à ce mot jentends sélever de toutes parts la clameur des prétendus sages: Erreurs de lenfance, préjugés de léducation! sécrient-ils tous de concert. Il ny a rien dans lesprit humain que ce qui sy introduit par lexpérience, et nous ne jugeons daucune chose que sur des idées acquises. Ils font plus: cet accord évident et umversel de toutes les nations, ils losent rejeter; et, contre léclatante uniformité du jugement des hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu deux seuls; comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation dun peuple, et que, sitôt quil est des monstres, lespèce ne fût plus rien. Mais que servent au sceptique Montaigne les tourments quil se donne pour déterrer en un coin du monde une coutume opposée aux notions de la justice? Que lui sert de donner aux plus suspects voyageurs lautorité quil refuse aux écrivains les plus célèbres? Quelques usages incertains et bizarres fondés sur des causes locales qui nous sont inconnues, détruiront-ils linduction générale tirée du concours de tous les peuples, opposés en tout le reste, et daccord sur ce seul point? O Montaigne! toi qui te piques de franchise et de vérité, sois sincère et vrai, si un philosophe peut lêtre, et dis-moi sil est quelque pays sur la terre où ce soit un crime de garder sa foi, dêtre clément, bienfaisant, généreux; où lhomme de bien soit méprisable, et le perfide honoré.

[1033:] Chacun, dit-on, concourt au bien public pour son intérêt. Mais doù vient donc que le juste y concourt à son préjudice? Quest-ce qualler à la mort pour son intérêt? Sans doute nul nagit que pour son bien; mais sil est un bien moral dont il faut tenir compte, on nexpliquera jamais par lintérêt propre que les actions des méchants. Il est même à croire quon ne tentera point daller plus loin. Ce serait une trop abominable philosophie que celle où lon serait embarrassé des actions vertueuses; où lon ne pourrait se tirer daffaire quen leur controuvant des intentions basses et des motifs sans vertu; où lon serait forcé davilir Socrate et de calomnier Régulus. Si jamais de pareilles doctrines pouvaient germer parmi nous, la voix de la nature, ainsi que celle de la raison, sélèveraient incessamment contre elles, et ne laisseraient jamais à un seul de leurs partisans lexcuse de lêtre de bonne foi.

[1034:] Mon dessein nest pas dentrer ici dans des discussions métaphysiques qui passent ma portée et la vôtre, et qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas philosopher avec vous, mais vous aider àconsulter votre coeur. Quand tous les philosophes prouveraient que jai tort, si vous sentez que jai raison, je nen veux pas davantage.

[1035:] Il ne faut pour cela que vous faire distinguer nos idées acquises de nos sentiments naturels; car nous sentons avant de connaître; et comme nous napprenons point à vouloir notre bien et à fuir notre mal, mais que nous tenons cette volonté de la nature, de même lamour du bon et la haine du mauvais nous sont aussi naturels que lamour de nous-mêmes. Les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments. Quoique toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au dedans de nous, et cest par eux seuls que nous connaissons la convenance ou disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons respecter ou fuir.

[1036:] Exister pour nous, cest sentir; notre sensibilité est incontestablement antérieure à notre intelligence, et nous avons eu des sentiments avant des idées. Quelle que soit la cause de notre être, elle a pourvu à notre conservation en nous donnant des sentiments convenables à notre nature; et lon ne saurait nier quau moins ceux-là ne soient innés. Ces sentiments, quant à lindividu, sont lamour de soi, la crainte de la douleur, lhorreur de la mort, le désir du bien-être. Mais si, comme on nen peut douter, lhomme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir, il ne peut lêtre que par dautres sentiments innés, relatifs à son espèce; car, à ne considérer que le besoin physique, il doit certainement disperser les hommes au lieu de les rapprocher. Or cest du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses semblables que naît limpulsion de la conscience. Connaître le bien, ce nest pas laimer: lhomme nen a pas la connaissance innée, mais sitôt que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à laimer: cest ce sentiment qui est inné.

[1037:] Je ne crois donc pas, mon ami, quil soit impossible dexpliquer par des conséquences de notre nature le principe immédiat de la conscience, indépendant de la raison même. Et quand cela serait impossible, encore ne serait-il pas nécessaire: car, puisque ceux qui nient ce principe admis et reconnu par tout le genre humain ne prouvent point quil nexiste pas, mais se contentent de laffirmer; quand nous affirmons quil existe, nous sommes tout aussi bien fondés queux, et nous avons de plus le témoignage intérieur, et la voix de la conscience qui dépose pour elle-même. Si les premières lueurs du jugement nous éblouissent et confondent dabord les objets à nos regards, attendons que nos faibles yeux se rouvrent, se raffermissent; et bientôt nous reverrons ces mêmes objets aux lumières de la raison, tels que nous les montrait dabord la nature: ou plutôt soyons plus simples et moins vains; bornons-nous aux premiers sentiments que nous trouvons en nous-mêmes, puisque cest toujours à eux que létude nous ramène quand elle ne nous a point égarés.

[1038:] Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix; guide assuré dun être ignorant et borné, mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends lhomme semblable à Dieu, cest toi qui fais lexcellence de sa nature et la moralité de ses actions; sans toi je ne sens rien en moi qui mélève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de mégarer derreurs en erreurs à laide dun entendement sans règle et dune raison sans principe.

[1039:] Grâce au ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de philosophie: nous pouvons être hommes sans être savants; dispensés de consumer notre vie à létude de la morale, nous avons à moindres frais un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines. Mais ce nest pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. Sil parle à tous les coeurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui lentendent? Eh! cest quil nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix; le monde et le bruit lépouvantent: les préjugés dont on la fait naître sont ses plus cruels ennemis; elle fuit ou se tait devant eux: leur voix bruyante étouffe la sienne et lempêche de se faire entendre; le fanatisme ose la contrefaire, et dicter le crime en son nom. Elle se rebute enfin à force dêtre éconduite; elle ne nous parle plus, elle ne nous répond plus, et, après de si longs mépris pour elle, il en coûte autant de la rappeler quil en coûta de la bannir.

[1040:] Combien de fois je me suis lassé dans mes recherches de la froideur que je sentais en moi! Combien de fois la tristesse et lennui, versant leur poison sur mes premières méditations, me les rendirent insupportables? Mon coeur aride ne donnait quun zèle languissant et tiède à lamour de la vérité. Je me disais: Pourquoi me tourmenter àchercher ce qui nest pas? Le bien moral nest quune chimère; il ny a rien de bon que les plaisirs des sens. O quand on a une fois perdu le goût des plaisirs de lâme, quil est difficile de le reprendre! Quil est plus difficile encore de le prendre quand on ne la jamais eu! Sil existait un homme assez misérable pour navoir rien fait en toute sa vie dont le souvenir le rendit content de lui-même et bien aise davoir vécu, cet homme serait incapable de jamais se connaître; et, faute de sentir quelle bonté convient à sa nature, il resterait méchant par force et serait éternellement malheureux. Mais croyez-vous quil y ait sur la terre entière un seul homme assez dépravé pour navoir jamais livré son coeur à la tentation de bien faire? Cette tentation est si naturelle et si douce, quil est impossible de lui résister toujours; et le souvenir du plaisir quelle a produit une fois suffit pour la rappeler sans cesse. Malheureusement elle est dabord pénible à satîsfaire; on a mille raisons pour se refuser au penchant de son coeur; la fausse prudence le resserre dans les bornes du moi humain; il faut mille efforts de courage pour oser les franchir. Se plaire à bien faire est le prix davoir bien fait, et ce prix ne sobticnt quaprès lavoir mérité. Rien nest plus aimable que la vertu; mais il en faut jouir pour la trouver telle. Quand on la veut embrasser semblable au Protée de la fable, elle prend dabord mille formes effrayantes, et ne se montre enfin sous la sienne quà ceux qui nont point lâché prise.

[1041:] Combattu sans cesse par mes sentiments naturels qui parlaient pour lintérêt commun, et par ma raison qui rapportait tout à moi, jaurais flotté toute ma vie dans cette continuelle alternative, faisant le mal, aîmant le bien, et toujours contraire à moi-même, si de nouvelles lumières neussent éclairé mon coeur, si la vérité, qui fixa mes opinions, neût encore assuré ma conduite et ne meût mis daccord avec moi. On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner? La vertu, disent-ils, est lamour de lordre. Mais cet amour peut-il donc et doit-il lemporter en moi sur celui de mon bien-être? Quils me donnent une rat-son claire et suffisante pour le préférer. Dans le fond leur prétendu principe est un pur jeu de mots; car je dis aussi, moi, que le vice est lamour de lordre, pris dans un sens différent. Il y a quelque ordre moral partout où il y a sentiment et intelligence. La différence est que le bon sordonne par rapport au tout, et que le méchant ordonne le tout par rapport à lui. Celui-ci se fait le centre de toutes choses; lautre mesure son rayon et se tient à la circonférence. Alors il est ordonné par rapport au centre commun, qui est Dieu, et par rapport à tous les cercles concentriques, qui sont les créatures. Si la Divinité nest pas, il ny a que le méchant qui raisonne, le bon nest quun insense.

[1042:] O mon enfant, puissiez-vous sentir un jour de quel poids on est soulagé, quand, après avoir épuisé la vanité des opinions humaines et goûté lamertume des passions, on trouve enfin si près de soi la route de la sagesse, le prix des travaux de cette vie, et la source du bonheur dont on a désespéré! Tous les devoirs de la loi naturelle, presque effacés de mon coeur par linjustice des hommes, sy retracent au nom de léternelle justice qui me les impose et qui me les voit remplir. Je ne sens plus en moi que louvrage et linstrument du grand Etre qui veut le bien, qui le fait, qui fera le mien par le concours de mes volontés aux siennes et par le bon usage de ma liberté: jacquiesce à lordre quil établit, sûr de jouir moi-même un jour de cet ordre et dy trouver ma félicité; car quelle félicité plus douce que de se sentir ordonné dans un système où tout est bien? En proie à la douleur, je la supporte avec patience, en songeant quelle est passagère et quelle vient dun corps qui nest point à moi. Si je fais une bonne action sans témoin, je sais quelle est vue, et je prends acte pour lautre vie de ma conduite en celle-ci. En souffrant une injustice, je me dis: lEtre juste qui régit tout saura bien men dédommager, les besoins de mon corps, les misères de ma vie me rendent lidée de la mort plus supportable. Ce seront autant de liens de moins à rompre quand il faudra tout quitter.

[1043:] Pourquoi mon âme est-elle soumise à mes sens et enchaînée à ce corps qui lasservit et la gêne? Je nen sais rien: suis-je entré dans les décrets de Dieu? Mais je puis, sans témérité, former de modestes conjectures. Je me dis: Si lesprit de lhomme fût resté libre et pur, quel mérite aurait-il daimer et suivre lordre quil verrait établi et quil naurait nul intérêt à troubler? Il serait heureux, il est vrai; mais il manquerait à son bonheur le degré le plus sublime, la gloire de la vertu et le bon témoignage de soi; il ne serait que comme les anges; et sans doute lhomme vertueux sera plus queux. Unie à un corps mortel par des liens non moins puissants quincompréhensibles, le soin de la conservation de ce corps excite lâme à rapporter tout à lui, et lui donne un intérêt contraire à lordre général, quelle est pourtant capable de voir et daimer; cest alors que le bon usage de sa liberté devient à la fois le mérite et la récompense, et quelle se prépare un bonheur inaltérable en combattant ses passions terrestres et se maintenant dans sa première volonté.

[1044:] Que si, même dans létat dabaissement où nous sommes durant cette vie, tous nos premiers penchants sont légitimes; si tous nos vices nous viennent de nous, pourquoi nous plaignons-nous dêtre subjugués par eux? pourquoi reprochons-nous à lauteur des choses les maux que nous nous faisons et les ennemis que nous armons contre nous-mêmes? Ah! ne gâtons point lhomme; il sera toujours bon sans peine, et toujours heureux sans remords. Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que méchants: comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre ouvrage; que leur première dépravation vient de leur volonté; quà force de vouloir céder à leurs tentations, ils leur cèdent enfin malgré eux et les rendent irrésistibles? Sans doute il ne dépend plus deux de nêtre pas méchants et faibles, mais il dépendit deux de ne le pas devenir. O que nous resterions aisément maîtres de nous et de nos passions, même durant cette vie, si, lorsque nos habitudes ne sont point encore acquises, lorsque notre esprit commence à souvrir, nous savions loccuper des objets quil doit connaître pour apprécier ceux quil ne connaît pas; si nous voulions sincèrement nous éclairer, non pour briller aux yeux des autres, mais pour être bons et sages selon notre nature, pour nous rendre heureux en pratiquant nos devoirs! Cette étude nous paraît ennuyeuse et pénible, parce que nous ny songeons que déjà corrompus par le vice, déjà livrés à nos passions. Nous fixons nos jugements et notre estime avant de connaître le bien et le mal; et puis, rapportant tout à cette fausse mesure, nous ne donnons à rien sa juste valeur.

[1045:] Il est un âge où le coeur, libre encore, mais ardent, inquiet, avide du bonheur quil ne connaît pas, le cherche avec une curieuse incertitude, et, trompé par les sens, se fixe enfin sur sa vaine image, et croit le trouver où il nest point. Ces illusions ont duré trop longtemps pour moi. Hélas! je les ai trop tard connues, et nai pu tout à fait les détruire: elles dureront autant que ce corps mortel qui les cause. Au moins elles ont beau me séduire, elles ne mabusent pas; je les connais pour ce quelles sont; en les suivant je les méprise; loin dy voir lobjet de mon bonheur, jy vois son obstacle. Jaspire au moment où, délivré des entraves du corps, je serai moi sans contradiction, sans partage, et naurai besoin que de moi pour être heureux; en attendant, je le suis dès cette vie, parce que jen compte pour peu tous les maux, que je la regarde comme presque étrangère à mon être, et que tout le vrai bien que jen peux retirer dépend de mol.

[1046:] Pour mélever davance autant quil se peut à cet état de bonheur, de force et de liberté, je mexerce aux sublimes contemplations. Je médite sur lordre de lunivers, non pour lexpliquer par de vains systèmes, mais pour ladmirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui sy fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence; je mattendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons; mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je? quil changeât pour moi le cours des choses, quil fît des miracles en ma faveur? Moi qui dois aimer par-dessus tout lordre établi par sa sagesse et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi? Non, ce voeu téméraire mériterait dêtre plutôt puni quexaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire: pourquoi lui demandcr ce quil ma donné? Ne ma-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir? Si je fais le mal, je nai point dexcuse; je le fais parce que je le veux: lui demander de changer nia volonté, cest lui demander ce quil me demande; cest vouloir quil fasse mon oeuvre et que jen recueille le salaire; nêtre pas content de mon état, cest ne vouloir plus être homme, cest vouloir autre chose que ce qui est, cest vouloir le désordre et le mal. Source de justice et de vérité, Dieu clément et bon! dans nia confiance en toi, le suprême voeu de mon coeur est que ta volonté soit faite. En y joignant la mienne, je fats ce que ru fais, jacquiesce à ton bonté; je crois partager davance la suprême félicité qui en est le prix.

[1047:] Dans la juste défiance de moi-même, la seule chose que je lui demande, ou plutôt que jattends de sa justice, est de redresser mon erreur si je mégare et si cette erreur mest dangereuse. Pour être de bonne foi je ne me crois pas infaillible: mes opinions qui me semblent les plus vrates sont peut-être autant de mensonges; car quel homme ne tient pas aux siennes? et combien dhommes sont daccord en tout? Lillusion qui mabuse a beau me venir de moi, cest lui seul qui men peut guérir. Jai fait ce que jai pu pour atteindre à la vérité; mais sa source est trop élevée: quand les forces me manquent pour aller plus loin, de quoi puis-je être coupable? cest à elle àsapprocher.

 

[1048:] Le BON PRÊTRE avait parlé avec véhémence; il était ému, je létais aussi. Je croyais entendre le divin Orphée chanter les premiers hymnes, et apprendre aux hommes le culte des dieux. Cependant je voyais des foules dobjections à lui faire: je nen fis pas une, parce queiles étaient moins solides quembarrassantes, et que la persuasion était pour lui. A mesure quil me parlait selon sa conscience, la mienne semblait me confirmer ce quil mavait dit.

[1049:] Les sentiments que vous venez de mexposer, lui dis-je, me paraissent plus nouveaux par ce que vous avouez ignorer que par ce que vous dites croire. Jy vois, à peu de chose près, le théisme ou la religion naturelle, que les chrétiens affectent de confondre avec lathéisme ou lirréligion, qui est la doctrine directement opposée. Mais, dans létat actuel de ma foi, jai plus à remonter quà descendre pour adopter vos opinions, et je trouve difficile de rester précisément au point où vous êtes, àmoins dêtre aussi sage que vous. Pour être au moins aussi sincère, je veux consulter avec moi. Cest le sentiment intérieur qui doit me conduire à votre exemple; et vous mavez appris vous-même quaprès lui avoir longtemps imposé silence, le rappeler nest pas laffaire dun moment. Jemporte vos discours dans mon coeur, il faut que je les médite. Si, après mêtre bien consulté, jen demeure aussi convaincu que vous, vous serez mon dernier apôtre, et je serai votre prosélyte jusquà la mort. Continuez cependant à minstruire, vous ne mavez dit que la moitié de ce que je dois savoir. Parlez-moi de la révélation, des écritures, de ces dogmes obscurs sur lesquels je vais errant dès mon enfance, sans pouvoir les concevoir ni les croire, et sans savoir ni les admettre ni les rejeter.

[1050:] Oui, mon enfant, dît-il en membrassant, jachèverai de vous dire ce que je pense; je ne veux point vous ouvrir mon coeur à demi: mais le désir que vous me témoignez était nécessaire pour mautoriser à navoir aucune réserve avec vous. Je ne vous ai rien dit jusquici que je ne crusse pouvoir vous être utile et dont je ne fusse intimement persuadé. Lexamen qui me reste à faire est bien différent; je ny vois quembarras, mystère, obscurité; je ny porte quincertitude et défiance. Je ne me détermine quen tremblant et je vous dis plutôt mes doutes que mon avis. Si vos sentiments étaient plus stables, jhésiterais de vous exposer les miens; mais, dans létat où vous êtes, vous gagnerez à penser comme moi. Au reste, ne donnez àmes discours que lautorité de la raison; jignore si je suis dans lerreur. Il est difficile, quand on discute, de ne pas prendre quelquefois le ton affirmatif; mais souvenez-vous quici toutes mes affirmations ne sont que des raisons de douter. Cherchez la vérité vous-même: pour moi, je ne vous promets que de la bonne foi.

[1051:] Vous ne voyez dans mon exposé que la religion naturelie: il est bien étrange quil en faille une autre. Par où connaîtrai-je cette nécessité? De quoi puis-je être coupable en servant Dieu selon les lumières quil donne àmon esprit et selon les sentiments quil inspire à mon coeur? Quelle pureté de morale, quel dogme utile àlhomme et honorable à son auteur puis-je tirer dune doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes facultés? Montrez-moi ce quon peut ajouter, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, et pour mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez naître dun nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien. Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu na-t-il pas tout dit à nos yeux, ànotre conscience, à notre jugement? Quest-ce que les hommes nous diront de plus? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines. Loin déclaircir les notions du grand Etre, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent; que loin de les ennoblir, ils les avilissent; quaux mystères inconcevables qui lenvironnent ils ajoutent des contradictions absurdes; quils rendent lhomme orgueilleux, intolérant, cruel; quau lieu détablir la paix sur la terre, ils y portent le fer et le feu. Je me demande à quoi bon tout cela sans savoir me répondre. Je ny vois que les crimes des hommes et les misères du genre humain.

[1052:] On me dit quil fallait une révélation pour apprendre aux hommes la manière dont Dieu voulait être servi; on assigne en preuve la diversité des cultes bizarres quils ont institués, et lon ne voit pas que cette diversité même vient de la fantaisie des révélations. Dès que les peuples se sont avisés de faire parler Dieu, chacun la fait parler à sa mode et lui a fait dire ce quil a voulu. Si lon neût écouté que ce que Dieu dit au coeur de lhomme, il ny aurait jamais eu quune religion sur la terre.

[1053:] Il fallait un culte uniforme; je le veux bien: mais ce point était-il donc si important quil fallût tout lappareil de la puissance divine pour létablir? Ne confondons point le cérémonial de la religion avec la religion. Le culte que Dieu demande est celui du coeur; et celui-là, quand il est sincère, est toujours uniforme. Cest avoir une vanité bien folle de simaginer que Dieu prenne un si grand intérêt à la forme de lhabit du prêtre, à lordre des mots quil prononce, aux gestes quil fait à lautel, et à toutes ses génuflexions. Eh! mon ami, reste de toute ta hauteur, tu seras toujours assez près de terre. Dieu veut être adoré en esprit et en vérité: ce devoir est de toutes les religions, de tous les pays, de tous les hommes. Quant au culte extérieur, sil doit être uniforme pour le bon ordre, cest purement une affaire de police; il ne faut point de révélation pour cela.

[1054:] Je ne commençai pas par toutes ces réflexions. Entraîné par les préjugés de léducation et par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter lhomme au-dessus de sa sphère, ne pouvant élever mes faibles conceptions jusquau grand Etre, je mefforçais de le rabaisser jusquà moi. Je rapprochais les rapports infiniment éloignés quil a mis entre sa nature et la mienne. Je voulais des communications plus immédiates, des instructions plus particulières; et non content de faire Dieu semblable àlhomme, pour être privilégié moi-même parmi mes semblables, je voulais des lumières surnaturelles; je voulais un culte exclusif; je voulais que Dieu meût dit ce quil navait pas dit à dautres, ou ce que dautres nauraient pas entendu comme moi.

[1055:] Regardant le point où jétais parvenu comme le point commun doù partaient tous les croyants pour arriver àun culte plus éclairé, je ne trouvais dans les dogmes de la religion naturelle que les éléments de toute religion. Je considérais cette diversité de sectes qui règnent sur la terre et qui saccusent mutuellement de mensonge et derreur; je demandais: Quelle est la bonne? Chacun me répondait: Cest la mienne; chacun disait: Moi seul et mes partisans pensons juste; tous les autres sont dans lerreur. Et comment savez-vous que votre secte est la bonne? Parce que Dieu la dît. Et qui vous dit que Dieu la dit? Mon pasteur, qui le sait bien. Mon pasteur me dit dainsi croire, et ainsi je crois: il massure que tous ceux qui disent autrement que lui mentent, et je ne les écoute pas.

[1056:] Quoi! pensais-je, la vérité nest-elle pas une? et ce qui est vrai chez moi peut-il être faux chez vous? Si la méthode de celui qui suit la bonne route et celle de celui qui ségare est la même, quel mérite ou quel tort a lun de plus que lautre? Leur choix est leffet du hasard; le leur imputer est iniquité, cest récompenser ou punir pour être né dans tel ou tel pays. Oser dire que Dieu nous juge ainsi, cest outrager sa justice.

[1057:] Ou toutes les religions sont bonnes et agréables à Dieu, ou, sil en est une quil prescrive aux hommes, et quil les punisse de méconnaître, il lui a donné des signes certains et manifestes pour être distinguée et connue pour la seule véritable. Ces signes sont de tous les temps et de tous les lieux, également sensibles à tous les hommes, grands et petits, savants et ignorants, Européens, Indiens, Africains, Sauvages. Sil était une religion sur la terre hors de laquelle il ny eût que peine éternelle, et quen quelque lieu du monde un seul mortel de bonne foi neût pas été frappé de son évidence, le Dieu de cette religion serait le plus inique et le plus cruel des tyrans.

[1058:] Cherchons-nous donc sincèrement la vérité? Ne donnons rien au droit de la naissance et à lautorité des pères et des pasteurs, mais rappelons à lexamen de la conscience et de la raison tout ce quils nous ont appris dès notre enfance. Ils ont beau me crier: Soumets ta raison; autant men peut dire celui qui me trompe: il me faut des raisons pour soumettre ma raison.

[1059:] Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même par linspection de lunivers, et par le bon usage de mes facultés, se borne à ce que je vous ai ci-devant expliqué. Pour en savoir davantage, il faut recourir à des moyens extraordinaires. Ces moyens ne sauraient être lautorité des hommes; car, nul homme nétant dune autre espèce que moi, tout ce quun homme connaît naturellement, je puis aussi le connaître, et un autre homme peut se tromper aussi bien que moi: quand je crois ce quil dit, ce nest pas parce quil le dit, mais parce quil le prouve. Le témoignage des hommes nest donc au fond que celui de ma raison même, et najoute rien aux moyens naturels que Dieu ma donnés de connaître la vérité.

[1060:] Apôtre de la vérité, quavez-vous donc à me dire dont je ne reste pas le juge? Dieu lui-même a parlé: écoutez sa révélation. Cest autre chose. Dieu a parlé! voilà certes un grand mot. Et à qui a-t-il parlé? Il a parlé aux hommes. Pourquoi donc nen ai-je rien entendu? Il a chargé dautres hommes de vous rendre sa parole. Jentends! ce sont des hommes qui vont me dire ce que Dieu a dit. Jaimerais mieux avoir entendu Dieu lui-même; il ne lui en aurait pas coûté davantage, et jaurais été à labri de la séduction. Il vous en garantit en manifestant la mission de ses envoyés. Comment cela? Par des prodiges. Et où sont ces prodiges? Dans les livres. Et qui a fait ces livres? Des hommes. Et qui a vu ces prodiges? Des hommes qui les attestent. Quoi! toujours des témoignages humains! toujours des hommes qui me rapportent ce que dautres hommes ont rapporté! que dhommes entre Dieu et moi! Voyons toutefois, examinons, comparons, vérifions. O si Dieu eût daigné me dispenser de tout ce travail, len aurais-je servi de moins bon coeur?

[1061:] Considérez, mon ami, dans quelle horrible discussion me voilà engagé; de quelle immense érudition jai besoin pour remonter dans les plus hautes antiquités, pour examiner, peser, confronter les prophéties, les révélations, les faits, tous les monuments de foi proposés dans tous les pays du monde, pour en assigner les temps, les lieux, les auteurs, les occasions! Quelle justesse de critique mest nécessaire pour distinguer les pièces authentiques des pièces supposées; pour comparer les objections aux réponses, les traductions aux originaux; pour juger de limpartialité des témoins, de leur bon sens, de leurs lumières; pour savoir si lon na rien supprimé, rien ajouté, rien transposé, changé, falsifié; pour lever les contradictions qui restent, pour juger quel poids doit avoir le silence des adversaires dans les faits allégués contre eux; si ces allégations leur ont été connues; sils en ont fait assez de cas pour daigner y répondre; si les livres étaient assez communs pour que les nôtres leur parvinssent; sî nous avons été dassez bonne foi pour donner cours aux leurs parmi nous, et pour y laisser leurs plus fortes objections telles quils les avaient faites.

[1062:] Tous ces monuments reconnus pour incontestables, il faut passer ensuite aux preuves de la mission de leurs auteurs; il faut bien savoir les lois des sorts, les probabilités éventives, pour juger quelle prédiction ne peut saccomplir sans miracle; le génie des langues originales pour distinguer ce qui est prédiction dans ces langues, et ce qui nest que figure oratoire; quels faits sont dans lordre de la nature, et quels autres faits ny sont pas; pour dire jusquà quel point un homme adroit peut fasciner les yeux des simples, peut étonner même les gens éclairés; chercher de quelle espèce doit être un prodige, et quelle authenticité il doit avoir, non seulement pour être cru, mais pour quon soit punissable den douter; comparer les preuves des vrais et des faux prodiges, et trouver les règles sûres pour les discerner; dire enfin pourquoi Dieu choisit, pour attester sa parole, des moyens qui ont eux-mêmes si grand besoin dattestation, comme sil se jouait de la crédulité des hommes, et quil évitât à dessein les vrais moyens de les persuader.

[1063:] Supposons que la majesté divine daigne sabaisser assez pour rendre un homme lorgane de ses volontés sacrées; est-il raisonnable, est-il juste dexiger que tout le genre humain obéisse à la voix de ce ministre sans le lui faire connaître pour tel? Y a-t-il de léquité à ne lui donner, pour toutes lettres de créance, que quelques signes particuliers faits devant peu de gens obscurs, et dont tout le reste des hommes ne saura jamais rien que par oui-dire? Par tous les pays du monde, si lon tenait pour vrais tous les prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque secte serait la bonne; il y aurait plus de prodiges que dévénements naturels; et le plus grand de tous les miracles serait que là où il y a des fanatiques persécutés, il ny eût point de miracles. Cest lordre inaltérable de la nature qui montre le mieux la sage main qui la régit; sil arrivait beaucoup dexceptions, je ne saurais plus quen penser; et pour moi, je crois trop en Dieu pour croire à tant de miracles si peu dignes de lui.

[1064:] Quun homme vienne nous tenir ce langage: Mortels, je vous annonce la volonté du Très-Haut; reconnaissez à ma voix celui qui menvoie; jordonne au soleil de changer sa course, aux étoiles de former un autre arrangement, aux montagnes de saplanir, aux flots de sélever, à la terre de prendre un autre aspect. A ces merveilles, qui ne reconnaîtra pas à linstant le maitre de la nature! Elle nobéit point aux imposteurs; leurs miracles se font dans des carrefours, dans des déserts, dans des chambres; et cest là quils ont bon marché dun petit nombre de spectateurs déjà disposés à tout croire. Qui est-ce qui mosera dire combien il faut de témoins oculaires pour rendre un prodige digne de foi? Si vos miracles, faits pour prouver votre doctrine, ont eux-mêmes besoin dêtre prouvés, de quoi servent-ils? autant valait nen point faire.

[1065:] Reste enfin lexamen le plus important dans la doctrine annoncée; car, puisque ceux qui disent que Dieu fait ici-bas des miracles prétendent que le diable les imite quelquefois, avec les prodiges les mieux attestés, nous ne sommes pas plus avancés quauparavant; et puisque les magiciens de Pharaon osaient, en présence même de Moîse, faire les mêmes signes quil faisait par lordre exprès de Dieu, pourquoi, dans son absence, neussent-ils pas, aux mêmes titres, prétendu la même autorité? Ainsi donc, après avoir prouvé la doctrine par le miracle, il faut prouver le miracle par la doctrine, de peur de prendre loeuvre du démon pour loeuvre de Dieu. Que pensez-vous de ce diallèle?

[1066:] Cette doctrine, venant de Dieu, doit porter le sacré caractère de la Divinité; non seulement elle doit nous éclaircir les idées confuses que le raisonnement en trace dans notre esprit, mais elle doit aussi nous proposer un culte, une morale et des maximes convenables aux attributs par lesquels seuls nous concevons son essence. Si donc elle ne nous apprenait que des choses absurdes et sans raison, si elle ne nous inspirait que des sentiments daversion pour nos semblables et de frayeur pour nousmêmes, si elle ne nous peignait quun Dieu colère, jaloux, vengeur, partial, haïssant les hommes, un Dieu de la guerre et des combats, toujours prêt à détruire et foudroyer, toujours parlant de tourments, de peines, et se vantant de punir même les innocents, mon coeur ne serait point attiré vers ce Dieu terrible, et je me garderais de quitter la religion naturelle pour embrasser celle-là; car vous voyez bien quil faudrait nécessairement opter. Votre Dieu nest pas le nôtre, dirais-je à ses sectateurs. Celui qui commence par se choisir un seul peuple et proscrire le reste du genre humain, nest pas le père commun des hommes; celui qui destine au supplice éternel le plus grand nombre de ses créatures nest pas le Dieu clément et bon que ma raison m a montré.

[1067:] A légard des dogmes, elle me dit quils doivent être clairs, lumineux, frappants par leur évidence. Si la relig ion naturelle est insuffisante, cest par lobscurité quelle laisse dans les grandes vérités quelle nous enseigne: cest à la révélation de nous enseigner ces vérités dune manière sensible à lesprit de lhomme, de les mettre à sa portée, de les lui faire concevoir, afin quil les croie. La foi sassure et saffermit par lentendement; la meilleure de toutes les religions est infailliblement la plus claire: celui qui charge de mystères, de contradictions le culte quil me prêche, mapprend par cela même à men défier. Le Dieu que jadore nest point un Dieu de ténèbres, il ne ma point doué dun entendement pour men interdire lusage: me dire de soumettre ma raison, cest outrager son auteur. Le ministre de la vérité ne tyrannise point ma raison, il léclaire.

[1068:] Nous avons mis à part toute autorité humaine; et, sans elle, je ne saurais voir comment un homme en peut convaincre un autre en lui prêchant une doctrine déraisonnable. Mettons un moment ces deux hommes aux prises, et cherchons ce quils pourront se dire dans cette âpreté de langage ordinaire aux deux partis.

[1069:] LINSPIRÉ:

La raison vous apprend que le tout est plus grand que sa partie; mais moi je vous apprends, de la part de Dieu, que cest la partie qui est plus grande que le tout.

LE RAISONNEUR:

Et qui êtes-vous pour moser dire que Dieu se contredit? et à qui croirai-je par préférence, de lui qui mapprend par la raison les vérités éternelles, ou de vous qui mannoncez de sa part une absurdité?

LINSPIRÉ:

A moi, car mon instruction est plus positive; et je vais vous prouver invinciblement que cest lui qui menvoie.

LE RAISONNEUR:

Comment? vous meprouverezquecest Dieu qui vous envoie déposer contre lui? Et de quel genre seront vos preuves pour me convaincre quil est plus cerain que Dieu me parle par votre bouche que par lentendement quil ma donné?

LINSPIRÉ:

Lentendement quil vous a donné! Homme petit et vain! comme si vous étiez le premier impie qui ségare dans sa raison corrompue par le péché!

LE RAISONNEUR:

Homme de Dieu, vous ne seriez pas non plus le premier fourbe qui donne son arrogance pour preuve de sa mission.

LINSPIRÉ:

Quoi! les philosophes disent aussi des injures!

LE RAISONNEUR:

Quelquefois, quand les saints leur en donnent lexemple.

LINSPIRÉ:

Oh! moi, jai le droit den dire, je parle de la part de Dieu.

LE RAISONNEUR:

Il serait bon de montrer vos titres avant duser de vos privilèges.

LINSPIRÉ:

Mes titres sont authentiques, la terre et les cieux déposeront pour moi. Suivez bien mes raisonnements, je vous prie.

LE RAISONNEUR:

Vos raisonnements! vous ny pensez pas. Mapprendre que ma raison me trompe, nest-ce pas réfuter ce quelle maura dit pour vous? Quiconque peut récuser la raison doit convaincre sans se servir delle. Car, supposons quen raisonnant vous mayez convaincu; comment saurai-je si ce nest point ma raison corrompue par le péché qui me fait acquiescer à ce que vous me dites? Dailleurs, quelle preuve, quelle démonstration pourrez-vous jamais employer plus évidente que laxiome quelle doit détruire? Il est tout aussi croyable quun bon syllogisme est un mensonge, quil lest que la partie est plus grande que le tout.

LINSPIRÉ:

Quelle différence! Mes preuves sont sans réplique; elles sont dun ordre surnaturel.

LE RAISONNEUR:

Surnaturel! Que signifie ce mot? Je ne lentends pas.

LINSPIRÉ:

Des changements dans lordre de la nature, des prophéties, des miracles, des prodiges de toute espèce.

LE RAISONNEUR:

Des prodiges! des miracles! Je nai jamais rien vu de tout cela.

LINSPIRÉ:

Dautres lont vu pour vous. Des nuées de témoins... le témoignage des peuples...

LE RAISONNEUR:

Le témoignage des peuples est-il dun ordre surnaturel ?

LINSPIRÉ:

Non; mais quand il est unanime, il est incontestable.

LE RAISONNEUR:

Il ny a rien de plus incontestable que les principes de la raison, et lon ne peut autoriser une absurdité sur le témoignage des hommes. Encore une fois, voyons des preuves surnaturelles, car lattestation du genre humain nen est pas une.

LINSPIRÉ:

O coeur endurci! la grâce ne vous parle point.

LE RAISONNEUR:

Ce nest pas ma faute; car, selon vous, il faut avoir déjà reçu la grâce pour savoir la demander. Commencez donc à me parler au lieu delle.

LINSPIRÉ:

Ah! cest ce que je fais, et vous ne mécoutez pas. Mais que dites-vous des prophéties?

LE RAISONNEUR:

Je dis premièrement que je nai pas plus entendu de prophéties que je nai vu de miracles. Je dis de plus quaucune prophétie ne saurait faire autorité pour moi.

LINSPIRÉ:

Satellite du démon! et pourquoi les prophéties ne font-elle pas autorité pour vous

LE RAISONNEUR:

Parce que, pour quelles la fissent, il faudrait trois choses dont le concours est impossible; savoir que jeusse été témoin de la prophétie, que je fusse témoin de lévénement, et quil me fût démontré que cet événement na pu cadrer fortuitement avec la prophétie; car, fût-elle plus précise, plus claire, plus lumineuse quun axiome de géométrie, puisque la clarté dune prédiction faite au hasard nen rend pas laccomplissement impossible, cet accomplissement, quand il a lieu, ne prouve rien à la rigueur pour celui qui la prédit.

[1070:] Voyez donc à quoi se réduisent vos prétendues preuves surnaturelles, vos miracles, vos prophéties. A croire tout cela sur la foi dautrui, et à soumettre à lautorité des hommes lautorité de Dieu parlant à ma raison. Si les vérités éternelles que mon esprit conçoit pouvaient souffrir quelque atteinte, il ny aurait plus pour moi nulle espèce de certitude; et, loin dêtre sûr que vous me parlez de la part de Dieu, je ne serais pas même assuré quil existe.

[1071:] Voilà bien des difficultés, mon enfant, et ce nest pas tout. Parmi tant de religions diverses qui se proscrivent et sexcluent mutuellement, une seule est la bonne, si tant est quune le soit. Pour la reconnaître il ne suffit pas den examiner une, il faut les examiner toutes; et, dans quelque matière que ce soit, on ne doit pas condamner sans entendre; il faut comparer les objections aux preuves; il faut savoir ce que chacun oppose aux autres, et ce quil leur répond. Plus un sentiment nous paraît démontré, plus nous devons chercher sur quoi tant dhommes se fondent pour ne pas le trouver tel. Il faudrait être bien simple pour croire quil suffit dentendre les docteurs de son parti pour sinstruire des raisons du parti contraire. Où sont les théologiens qui se piquent de bonne foi? Où sont ceux qui, pour réfuter les raisons de leurs adversaires, ne commencent pas par les affaiblir? Chacun brille dans son parti: mais tel au milieu des siens est tout fier de ses preuves qui ferait un fort sot personnage avec ces mêmes preuves parmi des gens dun autre parti. Voulez-vous instruire dans les livres; quelle érudition il faut acquérir! que de langues il faut apprendre! que de bibliothèques il faut feuilleter! quelle immense lecture il faut faire! Qui me guidera dans le choix? Difficilement trouvera-t-on dans un pays les meilleurs livres du parti contraire, à plus forte raison ceux de tous les partis: quand on les trouverait, ils seraient bientôt réfutés. Labsent a toujours tort et de mauvaises raisons dites avec assurance effacent aisément les bonnes exposées avec mépris. Dailleurs souvent rien nest plus trompeur que les livres et ne rend moins fidèlement les sentiments de ceux qui les ont écrits. Quand vous avez voulu juger de la foi catholique sur le livre de Bossuet, vous vous êtes trouvé loin de compte après avoir vécu parmi nous. Vous avez vu que la doctrine avec laquelle on répond aux protestants n est point celle quon enseigne au peuple, et que le livre de Bossuet ne ressemble guère aux instructions du prône. Pour bien juger dune religion, il ne faut pas létudier dans les livres de ses sectateurs, il faut aller lapprendre chez eux; cela est fort différent. Chacun a ses traditions, son sens, ses coutumes, ses préjugés, qui font lesprit de sa croyance, et quil y faut joindre pour en juger.

[1072:] Combien de grands peuples nimpriment point de livres et ne lisent pas les nôtres! Comment jugeront-ils de nos opinions? comment jugerons-nous des leurs? Nous les raillons, ils nous méprisent, et, si nos voyageurs les tournent en ridicule, il ne leur manque, pour nous le rendre, que de voyager parmi nous. Dans quel pays ny a-t-il pas des gens sensés, des gens de bonne foi, dhonnêtes gens amis de la vérité, qui, pour la professer, ne cherchent quà la connaître? Cependant chacun la voit dans son culte, et trouve absurdes les cultes des autres nations: donc ces cultes étrangers ne sont pas si extravagants quils nous semblent, ou la raison que nous trouvons dans les nôtres ne prouve rien.

[1073:] Nous avons trois principales religions en Europe. Lune admet une seule révélation, lautre en admet deux, lautre en admet trois. Chacune déteste, maudit les autres, les accuse daveuglement, dendurcissement, dopiniâtreté, de mensonge. Quel homme impartial osera juger entre elles, sil na premièrement bien pesé leurs preuves, bien écouté leurs raisons? Celle qui nadmet quune révélation est la plus ancienne, et paraît la plus sûre; celle qui en admet trois est la plus moderne, et paraît la plus conséquente; celle qui en admet deux, et rejette la troisième, peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous les préjugés contre elle, linconséquence saute aux yeux.

[1074:] Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les Juifs nentendent plus lhébreu, les Chrétiens nentendent ni lhébreu ni le grec; les Turcs ni les Persans nentendent point larabe; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue de Mahomet. Ne voilàt-il pas une manière bien simple dinstruire les hommes, de leur parler toujours une langue quils nentendent point? On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse! Qui massurera que ces livres sont fidèlement traduits, quil est même possible quils le soient? Et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi faut-il quil ait besoin dinterprète?

[1075:] Je ne concevrai jamais que ce que tout homme est obligé de savoir soit enfermé dans des livres, et que celui qui nest à portée ni de ces livres, ni des gens qui les entendent soit puni dune ignorance involontaire. Toujours des livres! quelle manie! Parce que lEurope est pleine de livres, les Européens les regardent comme indispensables, sans songer que, sur les trois quarts de la terre, on nen a jamais vu. Tous les livres nont-ils pas été écrits par des hommes? Comment donc lhomme en aurait-il besoin pour connaître ses devoirs? Et quels moyens avait-il de les connaître avant que ces livres fussent faits? Ou il apprendra ses devoirs de lui-même, ou il est dispensé de les savoir.

[1076:] Nos catholiques font grand bruit de lautorité de lEglise; mais que gagnent-ils à cela, sil leur faut un aussi grand appareil de preuves pour établir cette autorité, quaux autres sectes pour établir directement leur doctrine? LEglise décide que lEglise a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une autorité bien prouvée? Sortez de là, vous rentrez dans toutes nos discussions.

[1077:] Connaissez-vous beaucoup de chrétiens qui aient pris la peine dexaminer avec soin ce que le judaîsme allègue contre eux? Si quelques-uns en ont vu quelque chose, cest dans les livres des chrétiens. Bonne manière de sinstruire des raisons de leurs adversaires! Mais comment faire? Si quelquun osait publier parmi nous des livres où lon favoriserait ouvertement le judaîsme, nous punirions lauteur, léditeur, le libraire. Cette police est commode et sûre, pour avoir toujours raison. Il y a plaisir à réfuter des gens qui nosent parler.

[1078:] Ceux dentre nous qui sont à portée de converser avec des Juifs ne sont guère plus avancés. Les malheureux se sentent à notre discrétion; la tyrannie quon exerce envers eux les rend craintifs; ils savent combien peu linjustice et la cruauté coûtent à la charité chrétienne: quoseront-ils dire sans sexposer à nous faire crier au blasphème? Lavidité nous donne du zèle, et ils sont trop riches pour navoir pas tort. Les plus savants, les plus éclairés sont toujours les plus circonspects. Vous convertirez quelque misérable, payé pour calomnier sa secte; vous ferez parler quelques vils fripiers, qui céderont pour vous flatter; vous triompherez de leur ignorance ou de leur lâcheté, tandis que leurs docteurs souriront en silence de votre ineptie. Mais croyez-vous que dans des lieux où ils se sentiraient en sûreté lon eût aussi bon marché deux? En Sorbonne, il est clair comme le jour que les prédictions du Messie se rapportent à Jésus-Christ. Chez les rabbins dAmsterdam, il est tout aussi clair quelles ny ont pas le moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs, quils naient un Etat libre, des écoles, des universités, où ils puissent parler et disputer sans risque. Alors seulement nous pourrons savoir ce quils ont à dire.

[1079:] A Constantinople les Turcs disent leurs raisons, mais nous nosons dire les nôtres; là cest notre tour de ramper. Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet, auquel nous ne croyons point, le même respect que nous exigeons pour Jésus-Christ des Juifs qui ny croient pas davantage, les Turcs ont-ils tort? avons-nous raison? sur quel principe équitable résoudrons-nous cette question?

[1080:] Les deux tiers du genre humain ne sont ni Juifs, ni Mahométans, ni Chrétiens; et combien de millions dhommes nont jamais ouï parler de Moîse, de Jésus-Christ, ni de Mahomet! On le nie; on soutient que nos missionnaires vont partout. Cela est bientôt dit. Mais vont-ils dans le coeur de lAfrique encore inconnue, et où jamais Européen na pénétré jusquà présent? Vont-ils dans la Tartarie méditerranée suivre à cheval les hordes ambulantes, dont jamais étranger napproche, et qui, loin davoir ouï parler du pape, connaissent à peine le grand lama? Vont-ils dans les continents immenses de lAmérique, où des nations entières ne savent pas encore que les peuples dun autre monde ont mis les pieds dans le leur? Vont-ils au Japon, dont leurs manoeuvres les ont fait chasser pour jamais, et où leurs prédécesseurs ne sont connus des générations qui naissent que comme des intrigants rusés, venus avec un zèle hypocrite pour semparer doucement de lempire? Vont-ils dans les harems des princes de lAsie annoncer lEvangile à des milliers de pauvres esclaves? Quont fait les femmes de cette partie du monde pour quaucun missionnaire ne puisse leur prêcher la foi? Iront-elles toutes en enfer pour avoir été recluses?

[1081:] Quand il serait vrai que IEvangile est annoncé par toute la terre, quy gagnerait-on? la veille du jour que le premier missionnaire est arrivé dans un pays, il y est sûrement mort quelquun qui na pu lentendre. Or, dites-moi ce que nous ferons de ce quelquun-là. Ny eût-il dans tout lunivers quun seul homme à qui lon naurait jamais prêché Jésus-Christ, lobjection serait aussi forte pour ce seul homme que pour le quart du genre humain.

[1082:] Quand les ministres de lEvangile se sont fait entendre aux peuples éloignés, que leur ont-ils dit quon pût raisonnablement admettre sur leur parole, et qui ne demandât pas la plus exacte vérification? Vous mannoncez un Dieu né et mort il y a deux mille ans, à lautre extrémité du monde, dans je ne sais quelle petite ville, et vous me dites que tous ceux qui nauront p oint cru à ce mystère seront damnés. Voilà des choses bien étranges pour les croire si vite sur la seule autorité dun homme que je ne connais point! Pourquoi votre Dieu a-t-il fait arriver si loin de moi les événements dont il voulait mobliger dêtre instruit? Est-ce un crime dignorer ce qui se passe aux antipodes? Puis-je deviner quil y a eu dans un autre hémisphère un peuple hébreu et une ville de Jérusalem? Autant voudrait mobliger de savoir ce qui se fait dans la lune. Vous venez, dites-vous, me lapprendre; mais pourquoi n êtes-vous pas venu lapprendre à mon père? ou pourquoi damnez-vous ce bon vieillard pour nen avoir jamais rien su? Doit-il être éternellement puni de votre paresse, lui qui était si bon, si bienfaisant, et qui ne cherchait que la vérité? Soyez de bonne foi, puis mettez-vous à usa place: voyez si je dois, sur votre seul témoignage, croire toutes les choses incroyables que vous me dites, et concilier tant dinjustices avec le Dieu juste que vous mannoncez. Laissez-moi, de grâce, aller voir ce pays lointain où sopérèrent tant de merveilles inouïes dans celui-ci, que jaille savoir pourquoi les habitants de cette Jérusalem ont traité Dieu comme un brigand. Ils ne lont pas, dites-vous, reconnu pour Dieu. Que ferai-je donc, moi qui nen ai jamais entendu parler que par vous? Vous ajoutez quils ont été punis, dispersés, o p primés, asservis, quaucun deux napproche plus de la même ville. Assurément ils ont bien mérité tout cela; mais les habitants daujourdhui, que disent-ils du déicide de leurs prédécesseurs? Ils le nient, ils ne reconnaissent pas non plus Dieu pour Dieu. Autant valait donc laisser les enfants des autres.

[1083:] Quoi! dans cette même ville où Dieu est mort, les anciens ni les nouveaux habitants ne lont point reconnu, et vous voulez que je le reconnaisse, moi qui suis né deux mille ans après à deux mille lieues de là! Ne voyezvous pas quavant que jajoute foi à ce livre que vous appelez sacré, et auquel je ne comprends rien, je dois savoir par dautres que vous quand et par qui il a été fait, comment il sest conservé, comment il vous est parvenu, ce que disent dans le pays, pour leurs raisons, ceux qui le rejettent, quoiquils sachent aussi bien que vous tout ce que vous mapprenez? Vous sentez bien quil faut nécessairement que jaille en Europe, en Asie, en Palestine, examiner tout par moi-même: il faudrait que je fusse fou pour vous écouter avant ce temps-là.

[1084:] Non seulement ce discours me paraît raisonnable, mais je soutiens que tout homme sensé doit, en pareil cas, parler ainsi et renvoyer bien loin le missionnaire qui, avant la vérification des preuves, veut se dépêcher de linstruire et de le baptiser. Or, je soutiens quil ny a pas de révélation contre laquelle les mêmes objections naient autant et plus de force que contre le christianisme. Doù il suit que sil ny a quune religion véritable, et que tout homme soit obligé de la suivre sous peine de damnation, il faut passer sa vie à les étudier toutes, à les approfondir, à les comparer, à parcourir les pays où elles sont établies. Nul nest exempt du premier devoir de lhomme, nul na droit de se fier au jugement dautrui. Lartisan qui ne vit que de son travail, le laboureur qui ne sait pas lire, la jeune fille délicate et timide, linfirme qui peut à peine sortir de son lit, tous, sans exception, doivent étudier, méditer, disputer, voyager, parcourir le monde: il ny aura plus de peuple fixe et stable; la terre entière ne sera couverte que de pèlerins allant à grands frais, et avec de longues fatigues, vérifier, comparer, examiner par eux-mêmes les cultes divers quon y suit. Alors, adieu les métiers, les arts, les sciences humaines, et toutes les occupations civiles: il ne peut plus y avoir dautre étude que celle de la religion: à grand-peine celui qui aura joui de la santé la plus robuste, le mieux employé son temps, le mieux usé de sa raison, vécu le plus dannées, saura-t-il dans sa vieillesse à quoi sen tenir; et ce sera beaucoup sil apprend avant sa mort dans quel culte il aurait dû vivre.

[1085:] Voulez-vous mitiger cette méthode, et donner la moindre prise à lautorité des hommes? A linstant vous lui rendez tout; et si le fils dun Chrétien fait bien de suivre, sans un examen profond et impartial, la religion de son père, pourquoi le fils dun Turc ferait-il mal de suivre de même la religion du sien? Je défie tous les intolérants de répondre à cela rien qui contente un homme sense.

[1086:] Pressés par ces raisons, les uns aiment mieux faire Dieu injuste, et punir les innocents du péché de leur père, que de renoncer à leur barbare dogme. Les autres se tirent daffaire en envoyant obligeamment un ange instruire quiconque, dans une ignorance invincible, aurait vécu moralement bien. La belle invention que cet ange! Non contents de nous asservir à leurs machines, ils mettent Dieu lui-même dans la nécessité den employer.

[1087:] Voyez, mon fils, à quelle absurdité mènent lorgueil et lintolérance, quand chacun veut abonder dans son sens, et croire avoir raison exclusivement au reste du genre humain. Je prends à témoin ce Dieu de paix que jadore et que je vous annonce, que toutes mes recherches ont été sincères; mais voyant quelles étaient, quelles seraient toujours sans succès, et que je mabîmais dans un océan sans rives, je suis revenu sur mes pas, et jai resserré ma foi dans mes notions primitives. Je nai jamais pu croire que Dieu mordonnât, sous peine de lenfer, dêtre savant. Jai donc refermé tous les livres. Il en est un seul ouvert à tous les yeux, cest celui de la nature. Cest dans ce grand et sublime livre que japprends à servir et adorer son divin auteur. Nul nest excusable de ny pas lire, parce quil parle à tous les hommes une langue intelligible à tous les esprits. Quand je serais né dans une île déserte, quand je naurais point vu dautre homme que moi, quand je naurais jamais appris ce qui sest fait anciennement dans un coin du monde; si jexerce ma raison, si je la cultive, si juse bien des facultés immédiates que Dieu me donne, japprendrai de moi-même àle connaître, à laimer, à aimer ses oeuvres, à vouloir le bien quil veut, et à remplir pour lui plaire tous mes devoirs sur la terre. Quest-ce que tout le savoir des hommes mapprendra de plus?

[1088:] A légard de la révélation, si jétais meilleur raisonneur ou mieux instruit, peut-être sentirais-je sa vérité, son utilité pour ceux qui ont le bonheur de la reconnaître; mais si je vois en sa faveur des preuves que je ne puis combattre, je vois aussi contre elle des objections que je ne puis résoudre. Il y a tant de raisons solides pour et contre, que, ne sachant à quoi me déterminer, je ne ladmets ni ne la rejette; je rejette seulement lobligation de la reconnaître, parce que cette obligation prétendue est incompatible avec la justice de Dieu, et que, loin de lever par là les obstacles au salut, il les eût multipliés, il les eût rendus insurmontables pour la grande partie du genre humain. A cela près, je reste sur ce point dans un doute respectueux. Je nai pas la présomption de me croire infaillible: dautres hommes ont pu décider ce qui me semble indécis; je raisonne pour moi et non pas pour eux; je ne les blâme ni ne les imite: leur jugement peut être meilleur que le mien; mais il ny a pas de ma faute si ce nest pas le mien.

[1089:] Je vous avoue aussi que la majesté des Ecritures m etonne, que la sainteté de lEvangile parle à mon coeur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe: quils sont petits près de celui-là! Se peut-il quun livre à la fois si sublime et si simple soit louvrage des hommes? Se peut-il que celui dont il fait lhistoire ne soit quun homme lui-même? Est-ce là le ton dun enthousiaste ou dun ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle pureté dans ses moeurs! quelle grâce touchante dans ses instructions! quelle élévation dans ses maximes! quelle profonde sagesse dans ses discours! quelle présence desprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions! Où est lhomme, où est le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostentation? Quand Platon peint son juste imaginaire couvert de tout lopprobre du crime, et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ: la ressemblance est si frappante, que tous les Pères lont sentie, et quil nest pas possible de sy tromper. Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour oser comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie? Quelle distance de lun à lautre! Socrate, mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisément jusquau bout son personnage; et si cette facile mort neût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose quun sophiste. Il inventa, dit-on, la morale; dautres avant lui lavaient mise en pratique; il ne fit que dire ce quils avaient fait, il ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Aristide avait été juste avant que Socrate eût dit ce que cétait que justice; Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir daimer la patrie; Sparte était sobre avant que Socrate eût loué la sobriété; avant quil eût défini la vertu, la Grèce abondait en hommes vertueux. Mais où Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et lexemple? Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre; et la simplicité des plus héroîques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate, philosophant tranquillement avec ses amis, est la plus douce quon puisse désirer; celle de Jésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible quon puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus, au milieu dun supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont dun sage, la vie et la mort de Jésus sont dun Dieu. Dirons-nous que lhistoire de lEvangile est inventée à plaisir? Mon ami, ce nest pas ainsi quon invente; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond cest reculer la difficulté sans la détruire; il serait plus inconcevable que plusieurs hommes daccord eussent fabriqué ce livre, quil ne lest quun seul en ait fourni le sujet. Jamais les auteurs juifs neussent trouvé ni ce ton ni cette morale; et lEvangile a des caractères de vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que linventeur en serait plus étonnant que le héros. Avec tout cela, ce même Evangile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et quil est impossible à tout homme sensé de concevoir ni dadmettre. Que faire au milieu de toutes ces contradictions? Etre toujours modeste et circonspect, mon enfant; respecter en silence ce quon ne saurait ni rejeter, ni comprendre, et shumilier devant le grand Etre qui seul sait la vérité.

[1090:] Voilà le scepticisme involontaire où je suis resté; mais ce scepticisme ne mest nullement pénible, parce quil ne sétend pas aux points essentiels à la pratique, et que je suis bien décidé sur les principes de tous mes devoirs. Je sers Dieu dans la simplicité de mon coeur. Je ne cherche à savoir que ce qui importe à ma conduite. Quant aux dogmes qui ninfluent ni sur les actions ni sur la morale, et dont tant de gens se tourmentent, je ne men mets nullement en peine. Je regarde toutes les religions particulières comme autant dinstitutions salutaires qui prescrivent dans chaque pays une manière uniforme dhonorer Dieu par un culte public, et qui peuvent toutes avoir leurs raisons dans le climat, dans le gouvernement, dans le génie du peuple, ou dans quelque autre cause locale qui rend lune préférable à lautre, selon les temps et les lieux. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. Le culte essentiel est celui du coeur. Dieu nen rejette point lhommage, quand il est sincère, sous quelque forme quil lui soit offert. Appelé dans celle que je professe au service de lEglise, jy remplis avec toute lexactitude possible les soins qui me sont prescrits, et ma conscience me reprocherait dy manquer volontairement en quelque point. Après un long interdit vous savez que jobtins, par le crédit de M. de Mellarède, la permission de reprendre mes fonctions pour maider à vivre. Autrefois je disais la messe avec la légèreté quon met à la longue aux choses les plus graves quand on les fait trop souvent; depuis mes nouveaux principes, je la célèbre avec plus de vénération: je me pénètre de la majesté de lEtre suprême, de sa présence, de linsuffisance de lesprit humain, qui conçoit si peu ce qui se rapporte à son auteur. En songeant que je lui porte les voeux du peuple sous une forme prescrite, je suis avec soin tous les rites; je récite attentivement, je mapplique à nomettre jamais ni le moindre mot ni la moindre cérémonie: quand japproche du moment de la consécration, je me recueille pour la faire avec toutes les dispositions quexige lEglise et la grandeur du sacrement; je tâche danéantir ma raison devant la suprême intelligence; je me dis: Qui es-tu pour mesurer la puissance infinie? Je prononce avec respect les mots sacramentaux, et je donne à leur effet toute la foi qui dépend de moi. Quoi quil en soit de ce mystère inconcevable, je ne crains pas quau jour du jugement je sois puni pour lavoir jamais profané dans mon coeur.

[1091:] Honoré du ministère sacré, quoique dans le dernier rang, je ne ferai jamais rien qui me rende indigne den remplir les sublimes devoirs. Je prêcherai toujours la vertu aux hommes, je les exhorterai toujours à bien faire; et, tant que je pourrai, je leur en donnerai lexemple. Il ne tiendra pas à moi de leur rendre la religion aimable; il ne tiendra pas à moi daffermir leur foi dans les dogmes vraiment utiles et que tout homme est obligé de croire: mais à Dieu ne plaise que jamais je leur prêche le dogme cruel de lintolérance; que jamais je les porte à détester leur prochain, à dire à dautres hommes: Vous serez damnés. Si jétais dans un rang plus remarquable, cette réserve pourrait mattirer des affaires; mais je suis trop petit pour avoir beaucoup à craindre, et je ne puis guère tomber plus bas que je ne suis. Quoi quil arrive, je ne blasphémerai point contre la justice divine, et ne mentirai point contre le Saint-Esprit.

[1092:] Jai longtemps ambitionné lhonneur dêtre curé; je lambitionne encore, mais je ne lespère plus. Mon bon ami, je ne trouve rien de si beau que dêtre curé. Un bon curé est un ministre de bonté, comme un bon magistrat est un ministre de justice. Un curé na jamais de mal àfaire; sil ne peut pas toujours faire le bien par lui-même, il est toujours à sa place quand il le sollicite, et souvent il lobtient quand il sait se faire respecter. O si jamais dans nos montagnes javais quelque cure de bonnes gens à desservir! je serais heureux, car il me semble que je ferais le bonheur de mes paroissiens. Je ne les rendrais pas riches, mais je partagerais leur pauvreté; jen ôterais la flétrissure et le mépris, plus insupportable que lindigence. Je leur ferais aimer la concorde et légalité, qui chassent souvent la misère, et la font toujours supporter. Quand ils verraient que je ne serais en rien mieux queux, et que pourtant je vivrais content, ils apprendraient à se consoler de leur sort et à vivre contents comme moi. Dans mes instructions je mattacherais moins à lesprit de lEglise quà lesprit de lEvangile, où le dogme est simple et la morale sublime, où lon voit peu de pratiques religieuses et beaucoup doeuvres de charité. Avant de leur enseigner ce quil faut faire, je mefforcerais toujours de le pratiquer afin quils vissent bien que tout ce que je leur dis, je le pense. Si javais des protestants dans mon voisinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerais point de mes vrais paroissiens en tout ce qui tient à la charité chrétienne; je les porterais tous également àsentraimer, à se regarder comme frères, à respecter toutes les religions, et à vivre en paix chacun dans la sienne. Je pense que solliciter quelquun de quitter celle où il est né, cest le solliciter de mal faire, et par conséquent faire mal soi-même. En attendant de plus grandes lumières, gardons lordre public; dans tout pays respectons les lois, ne troublons point le culte quelles prescrivent; ne portons point les citoyens à la désobéissance; car nous ne savons point certainement si cest un bien pour eux de quitter leurs opinions pour dautres, et nous savons très certainement que cest un mar de désobéir aux lois.

[1093:] Je viens, mon jeune ami, de vous réciter de bouche ma profession de foi telle que Dieu la lit dans mon coeur: vous êtes le premier à qui je laie faite; vous êtes le seul peut-être à qui je la ferai jamais. Tant quil reste quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faut point troubler les âmes paisibles, ni alarmer la foi des simples par des difficultés quils ne peuvent résoudre et qui les inquiètent sans les éclairer. Mais quand une fois tout est ébranlé, on doit conserver le tronc aux dépens des branches. Les consciences agitées, incertaines, presque éteintes, et dans létat où jai vu la vôtre, ont besoin dêtre affermies et réveillées; et, pour les rétablir sur la base des vérités éternelles, il faut achever darracher les piliers flottants auxquels elles pensent tenir encore.

[1094:] Vous êtes dans lâge critique où lesprit souvre à la certitude, où le coeur reçoit sa forme et son caractère, et où lon se détermine pour toute la vie, soit en bien, soit en mal. Plus tard, la substance est durcie, et les nouvelles empreintes ne marquent plus. Jeune homme, recevez dans votre âme, encore flexible, le cachet de la vérité. Si jétais plus sûr de moi-même, jaurais pris avec vous un ton dogmatique et décisif: mais je suis homme, ignorant, sujet à lerreur; que pouvais-je faire? Je vous ai ouvert mon coeur sans réserve; ce que je tiens pour sûr, je vous lai donné pour tel; je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opinions pour des opinions; je vous ai dit mes raisons de douter et de croire. Maintenant, cest àvous de juger: vous avez pris du temps; cette précaution est sage et me fait bien penser de vous. Commencez par mettre votre conscience en état de vouloir être éclairée. Soyez sincère avec vous-même. Appropriez-vous de mes sentiments ce qui vous aura persuadé, rejetez le reste. Vous nêtes pas encore assez dépravé par le vice pour risquer de mal choisir. Je vous proposerais den conférer entre nous; mais sitôt quon dispute on séchauffe; la vanité, lobstination sen mêlent, la bonne foi ny est plus. Mon ami, ne disputez jamais, car on néclaire par la dispute ni soi ni les autres. Pour moi, ce nest quaprès bien des années de méditation que jai pris mon parti: je my tiens; ma conscience est tranquille, mon coeur est content. Si je voulais recommencer un nouvel examen de mes sentiments, je ny porterais pas un plus pur amour de la vérité; et mon esprit, déjà moins actif, serait moins en état de la connaître. Je resterai comme je suis, de peur quinsensiblement le goût de la contemplation, devenant une passion oiseuse, ne mattiédît sur lexercice de mes devoirs, et de peur de retomber dans mon premier pyrrhonisme, sans retrouver la force den sortir. Plus de la moitié de ma vie est écoulée; je nai plus que le temps quil me faut pour en mettre à profit le reste, et pour effacer mes erreurs par mes vertus. Si je me trompe, cest maîgre moi. Celui qui lit au fond de mon coeur sait bien que je n aime pas mon aveuglement. Dans limpuissance de men tirer par mes propres lumières, le seul moyen qui me reste pour en sortir est une bonne vie; et si des pierres mêmes Dieu peut susciter des enfants à Abraham, tout homme a droit despérer dêtre éclairé lorsquil sen rend digne.

[1095:] Si mes réflexions vous amènent à penser comme je pense, que mes sentiments soient les vôtres, et que nous ayons la même profession de foi, voici le conseil que je vous donne: Nexposez plus votre vie aux tentations de la misère et du désespoir; ne la traînez plus avec ignominie à la merci des étrangers, et cessez de manger le vil pain de laumône. Retournez dans votre patrie, reprenez la religion de vos pères, suivez-la dans la sincérité de votre coeur, et ne la quittez plus: elle est très simple et très sainte; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre celle dont la morale est la plus pure et dont la raison se contente le mieux. Quant aux frais du voyage, nen soyez point en peine, on y pourvoira. Ne craignez pas non plus la mauvaise honte dun retour humiliant; il faut rougir de faire une faute, et non de la réparer. Vous êtes encore dans lâge où tout se pardonne, mais où lon ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écouter votre conscience, mille vains obstacles disparaîtront à sa voix. Vous sentirez que, dans lincertitude où nous sommes, cest une inexcusable présomption de professer une autre religion que celle où lon est né, et une fausseté de ne pas pratiquer sincèrement celle quon professe. Si lon ségare, on sôte une grande excuse au tribunal du souverain juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt lerreur ou lon fut nourri, que celle quon osa choisir soi-même?

[1096:] Mon fils, tenez votre âme en état de désirer toujours quil y ait un Dieu, et vous nen douterez jamais. Au surplus, quelque parti que vous puissiez prendre, songez que les vrais devoirs de la religion sont indépendants des institutions des hommes; quun coeur juste est le vrai temple de la Divinité; quen tout pays et dans toute secte, aimer Dieu par-dessus tout et son prochain comme soi-même, est le sommaire de la loi; quil ny a point de religion qui dispense des devoirs de la morale; quil ny a de vraiment essentiels que ceux-là; que le culte intérieur est le premier de ces devoirs, et que sans la foi nulle véritable vertu nexiste.

[1097:] Fuyez ceux qui, sous prétexte dexpliquer la nature, sèment dans les coeurs des hommes de désolantes doctrines, et dont le scepticisme apparent est cent fois plus affirmatif et plus dogmatique que le ton décidé de leurs adversaires. Sous le hautain prétexte queux seuls sont éclairés, vrais, de bonne foi, ils nous soumettent impérieusement à leurs décisions tranchantes, et prétendent nous donner pour les vrais principes des choses les inintelligibles systèmes quils ont bâtis dans leur imagination. Du reste, renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent, ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère, aux puissants et aux riches le seul frein de leurs passions; ils arrachent du fond des coeurs le remords du crime, lespoir de la vertu, et se vantent encore dêtre les bienfaiteurs du genre humain. Jamais, disent-ils, la vérité nest nuisible aux hommes. Je le crois comme eux, et cest, à mon avis, une grande preuve que ce quils enseignent nest pas la vérîte.

[1098:] Bon jeune homme, soyez sincère et vrai sans orgueil; sachez être ignorant: vous ne tromperez ni vous ni les autres. Si jamais vos talents cultivés vous mettent en état de parler aux hommes, ne leur parlez jamais que selon votre conscience, sans vous embarrasser sils vous applaudiront. Labus du savoir produit lincrédulité. Tout savant dédaigne le sentiment vulgaire; chacun en veut avoir un à soi. Lorgueilleuse philosophie mène au fanatisme. Evitez ces extrémités; restez toujours ferme dans la voie de la vérité, ou de ce qui vous paraîtra lêtre dans la simplicité de votre coeur, sans jamais vous en détourner par vanité ni par faiblesse. Osez confesser Dieu chez les philosophes; osez prêcher lhumanité aux intolérants. Vous serez seul de votre parti peut-être; mais vous porterez en vous-même un témoignage qui vous dispensera de ceux des hommes. Quils vous aiment ou vous haîssent, quils lisent ou méprisent vos écrits, il nimporte. Dites ce qui est vrai, faites ce qui est bien; ce qui importe est de remplir ses devoirs sur la terre; et cest en soubliant quon travaille pour soi. Mon enfant, lintérêt particulier nous trompe; il ny a que lespoir du juste qui ne trompe point.

[1099:] Jai transcrit cet écrit, non comme une règle des sentiments quon doit suivre en matière de religion, mais comme un exemple de la manière dont on peut raisonner avec son élève, pour ne point sécarter de la méthode que jai tâché détablir. Tant quon ne donne rien à lautorité des hommes, ni aux préjugés du pays où lon est né, les seules lumières de la raison ne peuvent, dans linstitution de la nature, nous mener plus loin que la religion naturelle; et cest à quoi je me borne avec mon Emile. Sil en doit avoir une autre, je nai plus en cela le droit dêtre son guide; cest à lui seul de la choisir.

[1100:] Nous travaillons de concert avec la nature, et tandis quelle forme lhomme physique, nous tâchons de former lhomme moral; mais nos progrès ne sont pas les mêmes. Le corps est déjà robuste et fort, que lâme est encore languissante et faible; et quoi que lart humain puisse faire, le tempérament précède toujours la raison. Cest à retenir lun et a exciter lautre que nous avons jusquici donné tous nos soins, afin que lhomme fût toujours un, le plus quil était possible. En développant le naturel, nous avons donné le change à sa sensibilité naissante; nous lavons réglé en cultivant la raison. Les objets intellectuels modéraient limpression des objets sensibles. En remontant au principe des choses, nous lavons soustrait à lempire des sens; il était simple de sélever de létude de la nature àla recherche de son auteur.

[1101:] Quand nous en sommes venus là, quelles nouvelles prises nous nous sommes données sur notre élève! que,de nouveaux moyens nous avons de parler à son coeur! Cest alors seulement quil trouve son véritable intérêt à être bon, à faire le bien loin des regards des hommes, et sans y être forcé par les lois, à être juste entre Dieu et lui, àremplir son devoir, même aux dépens de sa vie, et à porter dans son coeur la vertu, non seulement pour lamour de lordre, auquel chacun préfère toujours lamour de soi, mais pour lamour de lauteur de son être, amour qui se confond avec ce même amour de soi, pour jouir enfin du bonheur durable que le repos dune bonne conscience et la contemplation de cet Etre suprême lui promettent dans lautre vie, après avoir bien usé de celle-ci. Sortez de là, je ne vois plus quinjustice, hypocrisie et mensonge parmi les hommes. Lintérêt particulier, qui, dans la concurrence, lemporte nécessairement sur toutes choses, apprend à chacun deux à parer le vice du masque de la vertu. Que tous les autres hommes fassent mon bien aux dépens du leur; que tout se rapporte à moi seul; que tout le genre humain meure, sil le faut, dans la peine et dans la misère pour mépargner un moment de douleur ou de faim: tel est le langage intérieur de tout incrédule qui raisonne. Oui, je le soutiendrai toute ma vie, quiconque a dit dans son coeur: il ny a point de Dieu, et parle autrement, nest quun menteur ou un insensé.

[1102:] Lecteur, jaurai beau faire, je sens bien que vous et moi ne verrons jamais mon Emile sous les mêmes traits; vous vous le figurez toujours semblable à vos jeunes gens, toujours étourdi, pétulant, volage, errant de fête en fête, damusement en amusement, sans jamais pouvoir se fixer à rien. Vous rirez de me voir faire un contemplatif, un philosophe, un vrai théologien, dun jeune homme ardent, vif, emporté, fougueux, dans lâge le plus bouillant de la vie. Vous direz: Ce rêveur poursuit toujours sa chimère; en nous donnant un élève de sa façon, il ne le forme pas seulement, il le crée, il le tire de son cerveau; et, croyant toujours suivre la nature, il sen écarte à chaque instant. Moi, comparant mon élève aux vôtres, je trouve à peine ce quils peuvent avoir de commun. Nourri si différemment, cest presque un miracle sil leur ressemble en quelque chose. Comme il a passé son enfance dans toute la liberté quils prennent dans leur jeunesse, il commence à prendre dans sa jeunesse la règle à laquelle on les a soumis enfants: cette règle devient leur fléau, ils la prennent en horreur, ils ny voient que la longue tyrannie des maîtres, ils croient ne sortir de lenfance quen secouant toute espèce de joug, ils se dédommagent alors de la longue contrainte où on les a tenus, comme un prisonnier, délivré des fers, étend, agite et fléchit ses membres.

[1103:] Emile, au contraire, shonore de se faire homme, et de sassujettir au joug de la raison naissante; son corps, déjà formé, na plus besoin des mêmes mouvements, et commence à sarrêter de lui-même, tandis que son esprit, à moitié développé, cherche à son tour à prendre lessor. Ainsi lâge de raison nest pour les uns que lâge de la licence; pour lautre, il devient lâge du raisonnement.

[1104:] Voulez-vous savoir lesquels deux ou de lui sont mieux en cela dans lordre de la nature? considérez les différences dans ceux qui en sont plus ou moins éloignés: observez les jeunes gens chez les villageois, et voyez sils sont aussi pétulants que les vôtres. Durant lenfance des sauvages, dit le sieur Le Beau, on les voit toujours actifs, et soccupant sans cesse à différents jeux qui leur agitent le corps; mais à peine ont-ils atteint lâge de ladolescence, quils deviennent tranquilles, rêveurs; ils ne sappliquent plus guère quà des jeux sérieux ou de hasard. Emile, ayant été élevé dans toute la liberté des jeunes paysans et des jeunes sauvages, doit changer et sarreter comme eux en grandissant. Toute la différence est quau lieu dagir uniquement pour jouer ou pour se nourrir, il a, dans ses travaux et dans ses jeux, appris à penser. Parvenu donc à ce terme par cette route, il se trouve tout disposé pour celle où je lintroduis: les sujets de réflexion que je lui présente irritent sa curiosité, parce quils sont beaux par eux-mêmes, quils sont tout nouveaux pour lui, et quil est en état de les comprendre. Au contraire, ennuyés, excédés de vos fades leçons, de vos longues morales, de vos éternels catéchismes, comment vos jeunes gens ne se refuseraient-ils pas à lapplication desprit quon leur a rendue triste, aux lourds préceptes dont on na cessé de les accabler, aux méditations sur lauteur de leur être, dont on a fait lennemi de leurs plaisirs? Ils nont conçu pour tout cela quaversion, dégoût, ennui; la contrainte les en a rebutés: le moyen désormais quils sy livrent quand ils commencent à disposer deux? Il leur faut du nouveau pour leur plaire, il ne leur faut plus rien de ce quon dit aux enfants. Cest la même chose pour mon élève; quand il devient homme, je lui parle comme à un homme, et ne lui dis que des choses nouvelles; cest précisément parce quelles ennuient les autres quil doit les trouver de son goût.

[1105:] Voilà comment je lui fais doublement gagner du temps, en retardant au profit de la raison le progrès de la nature. Mais ai-je en effet retardé ce progrès? Non; je nai fait quempêcher limagination de laccélérer; jai balancé par des leçons dune autre espèce des leçons précoces que le jeune homme reçoit dailleurs. Tandis que le torrent de nos institutions lentraîne, lattirer en sens contraire par dautres institutions, ce nest pas lôter de sa place, cest ly maintenir.

[1106:] Le vrai moment de la nature arrive enfin, il faut quil arrive. Puisquil faut que lhomme meure, il faut quil se reproduise, afin que lespèce dure et que lordre du monde soit conservé. Quand, par les signes dont jai parlé, vous pressentirez le moment critique, à linstant quittez avec lui pour jamais votre ancien ton. Cest votre disciple encore, mais ce nest plus votre élève. Cest votre ami, cest un homme, traitez-le désormais comme tel.

[1107:] Quoi! faut-il abdiquer mon autorité lorsquelle mest le plus nécessaire? Faut-il abandonner ladulte à lui-même au moment quil sait le moins se conduire, et quil fait les plus grands écarts? Faut-il renoncer à mes droits quand il lui importe le plus que jen use? Vos droits! Qui vous dit dy renoncer? ce nest quà présent quils commencent pour lui. Jusquici vous nen obteniez rien que par force ou par ruse; lautorité, la loi du devoir lui étaient inconnues; il fallait le contraindre ou le tromper pour vous faire obéir. Mais vous voyez de combien de nouvelles chaînes vous avez environné son coeur. La raison, lamitié, la reconnaissance, mille affections, lui parlent dun ton quil ne peut méconnaître. Le vice ne la point encore rendu sourd à leur voix. Il nest sensible encore quaux passions de la nature. La première de toutes, qui est lamour de soi, le livre à vous; lhabitude vous le livre encore. Si le transport dun moment vous larrache, le regret vous le ramène à linstant; le sentiment qui lattache à vous est le seul permanent; tous les autres passent et seffacent mutuellement. Ne le laissez point corrompre, il sera toujours docile, il ne commence dêtre rebelle que quand il est déjà perverti.

[1108:] Javoue bien que si, heurtant de front ses désirs naissants, vous alliez sottement traiter de crimes les nouveaux besoins qui se font sentir à lui, vous ne seriez pas longtemps écouté; mais sitôt que vous quitterez ma méthode, je ne vous réponds plus de rien. Songez toujours que vous êtes le ministre de la nature; vous nen serez jamais lennemi.

[1109:] Mais quel parti prendre? On ne sattend ici quà lalternative de favoriser ses penchants ou de les combattre, dêtre son tyran ou son complaisant; et tous deux ont de Si dangereuses conséquences, quil ny a que trop àbalancer sur le choix.

[1110:] Le premier moyen qui soffre pour résoudre cette difficulté est de le marier bien vite; cest incontestablement lexpédient le plus sûr et le plus naturel. Je doute pourtant que ce soit le meilleur, ni le plus utile. Je dirai ci-après mes raisons; en attendant, je conviens quil faut marier les jeunes gens à lâge nubile. Mais cet âge vient pour eux avant le temps; cest nous qui lavons rendu précoce; on doit le prolonger jusquà la maturité.

[1111:] Sil ne fallait quécouter les penchants et suivre les indications, cela serait bientôt fait: mais il y a tant de contradictions entre les droits de la nature et nos lois sociales, que pour les concilier il faut gauchir et tergiverser sans cesse: il faut employer beaucoup dart pour empêcher lhomme social dêtre tout à fait artificiel.

[1112:] Sur les raisons ci-devant exposées, jestime que, par les moyens que jai donnés, et dautres semblables, on peut au moins étendre jusquà vingt ans lignorance des désirs et la pureté des sens: cela est si vrai, que, chez les Germains, un jeune homme qui perdait sa virginité avant cet âge en restait diffamé: et les auteurs attribuent, avec raison, à la continence de ces peuples durant leur jeunesse la vigueur de leur constitution et la multitude de leurs enfants.

[1113:] On peut même beaucoup prolonger cette époque, et il y a peu de siècles que rien nétait plus commun dans la France même. Entre autres exemples connus, le père de Montaigne, homme non moins scrupuleux et vrai que fort et bien constitué, jurait sêtre marié vierge à trente-trois ans, après avoir servi longtemps dans les guerres d Italie; et lon peut voir dans les écrits du fils quelle vigueur et quelle gaîté conservait le père à plus de soixante ans. Certainement lopinion contraire tient plus à nos moeurs et à nos préjugés quà la connaissance de lespèce en général.

[1114:] Je puis donc laisser à part lexemple de notre jeunesse: il ne prouve rien pour qui na pas été élevé comme elle. Considérant que la nature na point là-dessus de terme fixe quon ne puisse avancer ou retarder, je crois pouvoir, sans sortir de sa loi, supposer Emile resté jusque-là par mes soins dans sa primitive innocence, et je vois cette heureuse époque prête à finir. Entouré de périls toujours croissants, il va méchapper, quoi que je fasse, àla première occasion, et cette occasion ne tardera pas ànaître; il va suivre laveugle instinct des sens; il y a mille à parier contre un quil va se perdre. Jai trop réfléchi sur les moeurs des hommes pour ne pas voir linfluence invincible de ce premier moment sur le reste de sa vie. Si je dissimule et feins de ne rien voir, il se prévaut de ma faiblesse; croyant me tromper, il me méprise, et je suis le complice de sa perte. Si jessaye de le ramener, il nest plus temps, il ne mécoute plus; je lui deviens incommode, odieux, insupportable; il ne tardera guère à se débarrasser de moi. Je nai donc plus quun parti raisonnable à prendre, cest de le rendre comptable de ses actions à lui-même, de le garantir au moins des surprises de lerreur, et de lui montrer à découvert les périls dont il est environné. Jusquici je larrêtais par son ignorance; cest maintenant par des lumières quil faut larrêter.

[1115:] Ces nouvelles instructions sont importantes, et il convient de reprendre les choses de plus haut. Voici linstant de lui rendre, pour ainsi dire, mes comptes; de lui montrer lemploi de son temps et du mien; de lui déclarer ce quil est et ce que je suis; ce que jai fait, ce quil a fait; ce que nous nous devons lun à lautre; toutes ses relations morales, tous les engagements quil a contractés, tous ceux quon a contractés avec lui, à quel point il est parvenu dans le progrès de ses facultés, quel chemin lui reste à faire, les difficultés quil y trouvera, les moyens de franchir ces difficultés; en quoi je lui puis aider encore, en quoi lui seul peut désormais saider, enfin le point critique où il se trouve, les nouveaux périls qui lenvironnent, et toutes les solides raisons qui doivent lengager à veiller attentivement sur lui-même avant découter ses désirs naissants.

[1116:] Songez que, pour conduire un adulte, il faut prendre le contrepied de tout ce que vous avez fait pour conduire un enfant. Ne balancez point à linstruire de ces dangereux mystéres que vous lui avez cachés si longtemps avec tant de soin. Puisquil faut enfin quil les sache, il importe quil ne les apprenne ni dun autre, ni de luimeme, mais de vous seul: puisque le voilà désormais forcé de combattre, il faut, de peur de surprise, quil connaisse son ennemi.

[1117:] Jamais les jeunes gens quon trouve savants sur ces matières, sans savoir comment ils le sont devenus, ne le sont devenus impunément. Cette indiscrète instruction, ne pouvant avoir un objet honnête, souille au moins limagination de ceux qui la reçoivent, et les dispose aux vices de ceux qui la donnent. Ce nest pas tout; les domestiques sinsinuent ainsi dans lesprit dun enfant, gagnent sa confiance, lui font envisager son gouverneur comme un personnage triste et fâcheux; et lun des sujets favoris de leurs secrets colloques est de médire de lui. Quand lélève en est là, le maître peut se retirer, il na plus rien de bon à faire.

[1118:] Mais pourquoi lenfant se choisit-il des confidents particuliers? Toujours par la tyrannie de ceux qui le gouvernent. Pourquoi se cacherait-il deux, sil nétait forcé de sen cacher? Pourquoi sen plaindrait-il, sil navait nul sujet de sen plaindre? Naturellement ils sont ses premiers confidents; on voit, à lempressement avec lequel il vient leur dire ce quil pense, quil croit ne lavoir pensé quà moitié jusquà ce quil le leur ait dit. Comptez que si lenfant ne craint de votre part ni sermon ni réprimande, il vous dira toujours tout, et quon nosera lui rien confier quil vous doive taire, quand on sera bien sûr quil ne vous taira rien.

[1119:] Ce qui me fait le plus compter sur ma méthode, cest quen suivant ses effets le plus exactement quil mest possible, je ne vois pas une situation dans la vie de mon élève qui ne me laisse de lui quelque image agréable. Au moment même où les fureurs du tempérament lentraînent, et où, révolté contre la main qui larrête, il se débat et commence a m echapper, dans ses agitations, dans ses emportements, je retrouve encore sa première simplicité; son coeur, aussi pur que son corps, ne connaît pas plus le déguisement que le vice; les reproches ni le mépris ne lont point rendu lâche; jamais la vile crainte ne lui apprit à se déguiser. Il a toute lindiscrétion de linnocence; il est naïf sans scrupule; il ne sait encore àquoi sert de tromper. Il ne se passe pas un mouvement dans son âme que sa bouche ou ses yeux ne le disent; et souvent les sentiments quil éprouve me sont connus plus tôt quà lui.

[1120:] Tant quil continue de m ouvrir ainsi librement son âme, et de me dire avec plaisir ce quil sent, je nai rien àcraindre, le péril nest pas encore proche; mais sil devient plus timide, plus réservé, que j aperçoive dans ses entretiens le premier embarras de la honte, déjà linstinct se développe, déjà la notion du mal commence à sy joindre, il ny a plus un moment à perdre; et, si je ne me hâte de linstruire, il sera bientôt instruit maîgre moi.

[1121:] Plus dun lecteur, même en adoptant mes idées, pensera quil ne sagit ici que dune conversation prise au hasard avec le jeune homme, et que tout est fait. Oh! que ce nest pas ainsi que le coeur humain se gouverne! Ce quon dit ne signifie rien si lon na préparé le moment de le dire. Avant de semer, il faut labourer la terre: la semence de la vertu lève difficilement; il faut de longs apprêts pour lui faire prendre racine. Une des choses qui rendent les prédications le plus inutiles est quon les fait indifféremment àtout le monde sans discernement et sans choix. Comment peut-on penser que le même sermon convienne à tant dauditeurs si diversement disposés, si différents desprit, dhumeurs, dâges, de sexes, détats et dopinions? Il ny en a peut-être pas deux auxquels ce quon dit à tous puisse être convenable; et toutes nos affections ont si peu de constance, quil ny a peut-être pas deux moments dans la vie de chaque homme où le même discours fît sur lui la même impression. Jugez si, quand les sens enflammés aliènent lentendement et tyrannisent la volonté, cest le temps découter les graves leçons de la sagesse. Ne parlez donc jamais raison aux jeunes gens, même en âge de raison, que vous ne les ayez premièrement mis en état de lentendre. La plupart des discours perdus le sont bien plus par la faute des maîtres que par celle des disciples. Le pédant et linstituteur disent à peu prés les mêmes choses: mais le premier les dit à tout propos; le second ne les dit que quand il est sûr de leur effet.

[1122:] Comme un somnambule, errant durant son sommeil, marche en dormant sur les bords dun précipice, dans lequel il tomberait sil était éveillé tout à coup; ainsi mon Emile, dans le sommeil de lignorance, échappe à des périls quil naperçoit point: si je léveille en sursaut, il est perdu. Tâchons premièrement de léloigner du précipice, et puis nous léveillerons pour le lui montrer de plus loin.

[1123:] La lecture, la solitude, loisiveté, la vie molle et sédentaire, le commerce des femmes et des jeunes gens: voilà les sentiers dangereux à frayer à son âge, et qui le tiennent sans cesse à côté du péril. Cest par dautres objets sensibles que je donne le change à ses sens, cest en traçant un autre cours aux esprits que je les détourne de celui quils commençaient à prendre; cest en exerçant son corps à des travaux pénibles que jarrête lactivité de limagination qui lentraîne. Quand les bras travaillent beaucoup, limagination se repose; quand le corps est bien las, le coeur ne séchauffe point. La précaution la plus prompte et la plus facile est de larracher au danger local. Je lemmène dabord hors des villes, loin des objets capables de le tenter. Mais ce nest pas assez; dans quel désert, dans quel sauvage asile échappera-t-il aux images qui le poursuivent? Ce nest rien déloigner les objets dangereux, si je nen éloigne aussi le souvenir; si je ne trouve lart de le détacher de tout, si je ne le distrais de lui-même, autant valait le laisser où il était.

[1124:] Emile sait un métier, mais ce métier nest pas ici notre ressource; il aime et entend lagriculture, mais lagriculture ne nous suffit pas: les occupations quil connaît deviennent une routine; en sy livrant, il est comme ne faisant rien; il pense à tout autre chose; la tête et les bras agissent séparément. Il lui faut une occupation nouvelle qui lintéresse par sa nouveauté, qui le tienne en haleine, qui lui plaise, qui lapplique, qui lexerce, une occupation dont il se passionne, et à laquelle il soit tout entier. Or, la seule qui me paraît réunir toutes ces conditions est la chasse. Si la chasse est jamais un plaisir innocent, si jamais elle est convenable à lhomme, cest à présent quil y faut avoir recours. Emile a tout ce quil faut pour y réussir; il est robuste, adroit, patient, infatigable. Infailliblement il prendra du goût pour cet exercice; il y mettra toute lardeur de son âge; il y perdra, du moins pour un temps, les dangereux penchants qui naissent de la mollesse. La chasse endurcit le coeur aussi bien que le corps; elle accoutume au sang, à la cruauté. On a fait Diane ennemie de lamour; et lallégorie est très juste: les langueurs de lamour ne naissent que dans un doux repos; un violent exercice étouffe les sentiments tendres. Dans les bois, dans les lieux champêtres, lamant, le chasseur sont si diversement affectés, que sur les mêmes objets ils portent des images toutes différentes. Les ombrages frais, les bocages, les doux asiles du premier, ne sont pour lautre que des viandis, des forts, des remises; où lun nentend que chalumeaux, que rossignols, que ramages, lautre se figure les cors et les cris des chiens; lun nimagine que dryades et nymphes, lautre que piqueurs, meutes et chevaux. Promenez-vous en campagne avec ces deux sortes dhommes; à la différence de leur langage, vous connaîtrez bientôt que la terre na pas pour eux un aspect semblable, et que le tour de leurs idées est aussi divers que le choix de leurs plaisirs.

[1125:] Je comprends comment ces goûts se réunissent et comment on trouve enfin du temps pour tout. Mais les passions de la jeunesse ne se partagent pas ainsi: donnez-lui une seule occupation quelle aime, et tout le reste sera bientôt oublié. La variété des désirs vient de celle des connaissances, et les premiers plaisirs quon connaît sont longtemps les seuls quon recherche. Je ne veux pas que toute la jeunesse dEmile se passe à tuer des bêtes, et je ne prétends pas même justifier en tout cette féroce passion; il me suffit quelle serve assez à suspendre une passion plus dangereuse pour me faire écouter de sang-froid parlant delle, et me donner le temps de la peindre sans lexciter.

[1126:] Il est des époques dans la vie humaine qui sont faites pour nêtre jamais oubliées. Telle est, pour Emile, celle de linstruction dont je parle; elle doit influer sur le reste de ses jours. Tâchons donc de la graver dans sa mémoire en sorte quelle ne sen efface point. Une des erreurs de notre âge est demployer la raison trop nue, comme si les hommes nétaient quesprit. En négligeant la langue des signes qui parlent à limagination, lon a perdu le plus énergique des langages. Limpression de la parole est toujours faible, et lon parle au coeur par les yeux bien mieux que par les oreilles. En voulant tout donner au raisonnement, nous avons réduit en mots nos préceptes; nous navons rien mis dans les actions. La seule raison nest point active; elle retient quelquefois, rarement elle excite, et jamais elle na rien fait de grand. Toujours raisonner est la manie des petits esprits. Les âmes fortes ont bien un autre langage; cest par ce langage quon persuade et quon fait agir.

[1127:] J'observe que, dans les siècles modernes, les hommes n'ont de prise les uns sur les autres que par la force et par lintérêt, au lieu que les anciens agissaient beaucoup plus par la persuasion, par les affections de lâme, parce quils ne négligeaient pas la langue des signes. Toutes les conventions se passaient avec solennité pour les rendre plus inviolables: avant que la force fût établie, les dieux étaient les magistrats du genre humain; cest par-devant eux que les particuliers faisaient leurs traités, leurs alliances, prononçaient leurs promesses; la face de la terre était le livre ou sen conservaient les archives. Des rochers, des arbres, des monceaux de pierres consacrés par ces actes, et rendus respectables aux hommes barbares étaient les feuillets de ce livre, ouvert sans cesse àtous les yeux. Le puits du serment, le puits du vivant et du voyant, le vieux chêne de Mambré, le monceau du témoin; voilà quels étaient les monuments grossiers, mais augustes, de la sainteté des contrats; nul neût osé dune mam sacrilège attenter à ces monuments; et la foi des hommes était plus assurée par la garantie de ces témoins muets, quelle ne lest aujourdhui par toute la vaine rigueur des lois.

[1128:] Dans le gouvernement, lauguste appareil de la puissance royale en imposait aux peuples. Des marques de dignité, un trône, un sceptre, une robe de pourpre, une couronne, un bandeau, étaient pour eux des choses sacrées. Ces signes respectés leur rendaient vénérable lhomme quils en voyaient orné: sans soldats, sans menaces, sitôt quil parlait il était obéi. Maintenant quon affecte dabolir ces signes, quarrive-t-il de ce mépris? Que la majesté royale sefface de tous les coeurs, que les rois ne se font plus obéir quà force de troupes, et que le respect des sujets nest que dans la crainte du châtiment. Les rois nont plus la peine de porter leur diadème, ni les grands les marques de leurs dignités; mais il faut avoir cent mille bras toujours prêts pour faire exécuter leurs ordres. Quoique cela leur semble plus beau peut-être, il est aisé de voir quà la longue cet échange ne leur tournera pas à profit.

[1129:] Ce que les anciens ont fait avec léloquence est prodigieux: mais cette éloquence ne consistait pas seulement en beaux discours bien arrangés; et jamais elle neut plus deffet que quand lorateur parlait le moins. Ce quon disait le plus vivement ne sexprimait pas par des mots, mais par des signes; on ne le disait pas, on le montrait. Lobjet quon expose aux yeux ébranle limagination, excite la curiosité, tient lesprit dans lattente de ce quon va dire: et souvent cet objet seul a tout dit. Thrasybule et Tarquin coupant des têtes de pavots, Alexandre appliquant son sceau sur la bouche de son favori, Diogène marchant devant Zénon, ne parlaient-ils pas mieux que sils avaient fait de longs discours? quel circuit de paroles eût aussi bien rendu les mêmes idées? Darius, engagé dans la Scythie avec son armée, reçoit de la part du roi des Scythes un oiseau, une grenouille, une souris et cinq flèches. Lambassadeur remet son présent, et sen retourne sans rien dire. De nos jours cet homme eût passé pour fou. Cette terrible harangue fut entendue, et Darius neut plus grande hâte que de regagner son pays comme il put. Substituez une lettre à ces signes; plus elle sera menaçante, et moins elle effrayera; ce ne sera quune fanfaronnade dont Darius neût fait que rire.

[1130:] Que dattention chez les Romains à la langue des signes! Des vêtements divers selon les âges, selon les conditions; des toges, des saies, des prétextes, des bulles, des laticlaves, des chaires, des licteurs, des faisceaux, des haches, des couronnes dor, dherbes, de feuilles, des ovations, des triomphes: tout chez eux était appareil, représentation, cérémonie, et tout faisait impression sur les coeurs des citoyens. Il importait à lEtat que le peuple sassemblât en tel lieu plutôt quen tel autre; quil vît ou ne vît pas le Capitole; quil fût ou ne fût pas tourné du côté du sénat; quil délibérât tel ou tel jour par préférence. Les accusés changeaient dhabit, les candidats en changeaient; les guerriers ne vantaient pas leurs exploits, ils montraient leurs blessures. A la mort de César, jimagine un de nos orateurs, voulant émouvoir le peuple, épuiser tous les lieux communs de lart pour faire une pathétique description de ses plaies, de son sang, de son cadavre: Antoine, quoique éloquent, ne dit point tout cela; il fait apporter le corps. Quelle rhétorique!

[1131:] Mais cette digression mentraîne insensiblement loin de mon sujet, ainsi que font beaucoup dautres, et mes écarts sont trop fréquents pour pouvoir être longs et tolérables: je reviens donc.

[1132:] Ne raisonnez jamais sèchement avec la jeunesse. Revêtez la raison dun corps si vous voulez la lui rendre sensible. Faites passer par le coeur le langage de lesprit; afin quil se fasse entendre. Je le répète, les arguments froids peuvent déterminer nos opinions, non nos actions; ils nous font croire et non pas agir; on démontre ce quil faut penser, et non ce quil faut faire. Si cela est vrai pour tous les hommes, à plus forte raison lest-il pour les jeunes gens encore enveloppés dans leurs sens, et qui ne pensent quautant quils imaginent.

[1133:] Je me garderai donc bien, même après les préparations dont jai parlé, daller tout dun coup dans la chambre dEmile lui faire lourdement un long discours sur le sujet dont je veux linstruire. Je commencerai par émouvoir son imagination; je choisirai le temps, le lieu, les objets les plus favorables à limpression que je veux faire; jappellerai, pour ainsi dire, toute la nature à témoin de nos entretiens; jattesterai lEtre éternel, dont elle est louvrage, de la vérité de mes discours; je le prendrai pour juge entre Emile et moi; je marquerai la place où nous sommes, les rochers, les bois, les montagnes qui nous entourent pour monuments de ses engagements et des miens; je mettrai dans mes yeux, dans mon accent, dans mon geste, lenthousiasme et lardeur que je lui veux inspirer. Alors je lui parlerai et il mécoutera, je mattendrirai et il sera ému. En me pénétrant de la sainteté de mes devoirs je lui rendrai les siens plus respectables; janimerai la force du raisonnement dimages et de figures; je ne serai point long et diffus en froides maximes, mais abondant en sentiments qui débordent; ma raison sera grave et sentencieuse, mais mon coeur naura jamais assez dit. Cest alors quen lui montrant tout ce que jai fait pour lui, je le lui montrerai comme fait pour moi-même, il verra dans ma tendre affection la raison de tous mes soins. Quelle surprise, quelle agitation je vais lui donner en changeant tout à coup de langage! au lieu de lui rétrécir lâme en lui parlant toujours de son intérêt, cest du mien seul que je lui parlerai désormais, et je le toucherai davantage; jenflammerai son jeune coeur de tous les sentiments damitié, de générosité, de reconnaissance, que jai fait naître, et qui sont si doux à nourrir. Je le presserai contre mon sein en versant sur lui des larmes dattendrissement; je lui dirai: Tu es mon bien, mon enfant, mon ouvrage; cest de ton bonheur que jattends le mien: si tu frustres mes espérances, tu me voles vingt ans de ma vie, et tu fais le malheur de mes vieux jours. Cest ainsi quon se fait écouter dun jeune homme, et quon grave au fond de son coeur le souvenir de ce quon lui dit.

[1134:] Jusquici jai tâché de donner des exemples dans la manière dont un gouverneur doit instruire son disciple dans les occasions difficiles. Jai tenté den faire autant dans celle-ci, mais après bien des essais, jy renonce, convaincu que la langue française est trop précieuse pour supporter jamais dans un livre la naïveté des premières instructions sur certains sujets.

[1135:] La langue française est, dit-on, la plus chaste des langues; je la crois, moi, la plus obscène: car il me semble que la chasteté dune langue ne consiste pas à éviter avec soin les tours déshonnêtes, mais à ne les pas avoir. En effet, pour les éviter, il faut quon y pense; et il ny a point de langue où il soit plus difficile de parler purement en tout sens que la française. Le lecteur, toujours plus habile à trouver des sens obcènes que lauteur à les écarter, se scandalise et seffarouche de tout. Comment ce qui passe par des oreilles impures ne contracterait-il pas leur souillure? Au contraire, un peuple de bonnes moeurs a des termes propres pour toutes choses; et ces termes sont toujours honnêtes, parce quils sont toujours employés honnêtement. Il est impossible dimaginer un langage plus modeste que celui de la Bible, précisément parce que tout y est dit avec naïveté. Pour rendre immodestes les mêmes choses, il suffit de les traduire en français. Ce que je dois dire à mon Emile naura rien que dhonnête et de chaste à son oreille; mais, pour le trouver tel à la lecture, il faudrait avoir un coeur aussi pur que le sien.

[1136:] Je penserais même que des réflexions sur la véritable pureté du discours et sur la fausse délicatesse du vice pourraient tenir une place utile dans les entretiens de morale où ce sujet nous conduit; car, en apprenant le langage de lhonnêteté, il doit apprendre aussi celui de la décence, et il faut bien quil sache pourquoi ces deux langages sont si différents. Quoi quil eti soit, je soutiens quau lieu des vains préceptes, dont on rebat avant le temps les oreilles de la jeunesse, et dont elle se moque à lâge où ils seraient de saison; si lon attend, si lon prépare le moment de se faire entendre; qualors on lui expose les lois de la nature dans toute leur vérité; quon lui montre la sanction de ces mêmes lois dans les maux physiques et moraux quattire leur infraction sur les coupables; quen lui parlant de cet inconcevable mystère de la génération, lon joigne à lidée de lattrait que lauteur de la nature donne à cet acte celle de lattachement exclusif qui le rend délicieux, celle des devoirs de fidélité, de pudeur, qui lenvironnent, et qui redoublent son charme en remplissant son objet; quen lui peignant le mariage, non seulement comme la plus douce des sociétés, mais comme le plus inviolable et le plus saint de tous les contrats, on lui dise avec force toutes les raisons qui rendent un noeud si sacré respectable à tous les hommes, et qui couvrent de haine et de malédictions quiconque ose en souiller la pureté; quon lui fasse un tableau frappant et vrai des horreurs de la débauche, de son stupide abrutissement, de la pente insensible par laquelle un premier désordre conduit à tous, et traîne enfin celui qui sy livre à sa perte; si, dis-je, on lui montre avec évidence comment au goût de la chasteté tiennent la santé, la force, le courage,, les vertus, lamour même, et tous les vrais biens de lhomme; je soutiens qualors on lui rendra cette même chasteté désirable et chère, et quon trouvera son esprit docile aux moyens quon lui donnera pour la conserver: car tant quon la conserve, on la respecte; on ne la méprise quaprès lavoir perdue.

[1137:] Il nest point vrai que le penchant au mal soit indomptable, et quon ne soit pas maître de le vaincre avant davoir pris lhabitude dy succomber. Aurélius Victor dit que plusieurs hommes transportés damour achetèrent volontairement de leur vie une nuit de Cléopâtre, et ce sacrifice nest pas impossible à livresse de la passion. Mais supposons que lhomme le plus furieux, et qui commande le moins à ses sens, vît lappareil du supplice, sûr dy périr dans les tourments un quart dheure après; non seulement cet homme, dès cet instant, deviendrait supérieur aux tentations, il lui en coûterait même peu de leur résister: bientôt limage affreuse dont elles seraient accompagnées le distrairait delles; et, toujours rebutées, elles se lasseraient de revenir. Cest la seule tiédeur de notre volonté qui fait toute notre faiblesse, et lon est toujours fort pour faire ce quon veut fortement; volenti nihil difficile. Oh! si nous détestions le vice autant que nous aimons la vie, nous nous abstiendrions aussi aisément dun crime agréable que dun poison mortel dans un mets délicieux.

[1138:] Comment ne voit-on pas que, si toutes les leçons quon donne sur ce point à un jeune homme sont sans succès, cest quelles sont sans raison pour son âge, et quil importe à tout âge de revêtir la raison des formes qui la fassent aimer? Parlez-lui gravement quand il le faut; mais que ce que vous lui dites ait toujours un attrait qui le force à vous écouter. Ne combattez pas ses désirs avec sécheresse; nétouffez pas son imagination, guidez-la de peur quelle nengendre des monstres. Parlez-lui de lamour, des femmes, des plaisirs; faites quil trouve dans vos conversations un charme qui flatte son jeune coeur; népargnez rien pour devenir son confident: ce nest quà ce titre que vous serez vraiment son maître. Alors ne craignez plus que vos entretiens lennuient; il vous fera parler plus que vous ne voudrez.

[1139:] Je ne doute pas un instant que, si sur ces maximes jai su prendre toutes les précautions nécessaires, et tenir àmon Emile les discours convenables à la conjoncture où le progrès des ans la fait arriver, il ne vienne de lui-même au point où je veux le conduire, quil ne se mette avec empressement sous ma sauvegarde, et quil ne me dise avec toute la chaleur de son âge, frappé des dangers dont il se voit environné: O mon ami, mon protecteur, mon maître, reprenez lautorité que vous voulez déposer au moment quil mimporte le plus quelle vous reste; vous ne laviez jusquici que par ma faiblesse, vous laurez maintenant par ma volonté, et elle men sera plus sacrée. Défendez-moi de tous les ennemis qui massiègent, et surtout de ceux que je porte avec moi, et qui me trahissent; veillez sur votre ouvrage, afin quil demeure digne de vous. Je veux obéir à vos lois, je le veux toujours, cest ma volonté constante; si jamais je vous désobéis, ce sera malgré moi: rendez-moi libre en me protégeant contre mes passions qui me font violence; empêchez-moi dêtre leur esclave, et forcez-moi dêtre mon propre maître en nobéissant point à mes sens, mais à ma raison.

[1140:] Quand vous aurez amené votre élève à ce point (et sil ny vient pas, ce sera votre faute), gardez-vous de le prendre trop vite au mot, de peur que, si jamais votre empire lui paraît trop rude, il ne se croie en droit de sy soustraire en vous accusant de lavoir surpris. Cest en ce moment que la réserve et la gravité sont à leur place; et ce ton lui en imposera dautant plus, que ce sera la première fois quil vous laura vu prendre.

[1141:] Vous lui direz donc: Jeune homme, vous prenez légèrement des engagements pénibles; il faudrait les connaître pour être en droit de les former: vous ne savez pas avec quelle fureur les sens entraînent vos pareils dans le gouffre des vices, sous lattrait du plaisir. Vous navez point une âme abjecte, je le sais bien; vous ne violerez jamais votre foi; mais combien de fois peut-être vous vous repentirez de lavoir donnée! combien de fois vous maudirez celui qui vous aime, quand, pour vous dérober aux maux qui vous menacent, il se verra forcé de vous déchirer le coeur! Tel quUlysse, ému du chant des Sirènes, criait à ses conducteurs de le déchaîner, séduit par lattrait des plaisirs, vous voudrez briser les liens qui vous gênent; vous mimportunerez de vos plaintes; vous me reprocherez ma tyrannie quand je serai le plus tendrement occupé de vous; en ne songeant quà vous rendre heureux, je mattirerai votre haine. O mon Emile, je ne supporterai jamais la douleur de têtre odieux; ton bonheur même est trop cher à ce prix. Bon jeune homme, ne voyez-vous pas quen vous obligeant à mobéir, vous mobligez à vous conduire, à moublier pour me dévouer à vous, àn écouter ni vos plaintes, ni vos murmures, à combattre incessamment vos désirs et les miens. Vous mimposez un joug plus dur que le vôtre. Avant de nous en charger tous deux, consultons nos forces; prenez du temps, donnez-men pour y penser, et sachez que le plus lent àpromettre est toujours le plus fidèle à tenir.

[1142:] Sachez aussi vous-même que plus vous vous rendez difficile sur lengagement, et plus vous en facilitez lexécution. Il importe que le jeune homme sente quil promet beaucoup, et que vous promettez encore plus. Quand le moment sera venu, et quil aura, pour ainsi dire, signé le contrat, changez alors de langage, mettez autant de douceur dans votre empire que vous avez annoncé de sévérité. Vous lui direz: Mon jeune ami, lexpérience vous manque, mais jai fait en sorte que la raison ne vous manquât pas. Vous êtes en état de voir partout les motifs de ma conduite; il ne faut pour cela quattendre que vous soyez de sang-froid. Commencez toujours par obéir, et puis demandez-moi compte de mes ordres; je serai prêt à vous en rendre raison sitôt que vous serez en état de mentendre, et je ne craindrai jamais de vous prendre pour juge entre vous et moi. Vous promettez dêtre docile, et moi je promets de nuser de cette docilité que pour vous rendre le plus heureux des hommes. Jai pour garant de ma promesse le sort dont vous avez joui jusquici. Trouvez quelquun de votre âge qui ait passé une vie aussi douce que la vôtre, et je ne vous promets plus rien.

[1143:] Après létablissement de mon autorité, mon premier soin sera décarter la nécessité den faire usage. Je népargnerai rien pour métablir de plus en plus dans sa confiance, pour me rendre de plus en plus le confident de son coeur et larbitre de ses plaisirs. Loin de combattre les penchants de son âge, je les consulterai pour en être le maître; jentrerai dans ses vues pour les diriger, je ne lui chercherai point aux dépens du présent un bonheur éloigné. Je ne veux point quil soit heureux une fois, mais toujours, sil est possible.

[1144:] Ceux qui veulent conduire sagement la jeunesse pour la garantir des pièges des sens lui font horreur de lamour, et lui feraient volontiers un crime dy songer à son âge, comme si lamour était fait pour les vieillards. Toutes ces leçons trompeuses que le coeur dément ne persuadent point. Le jeune homme, conduit par un instinct plus sûr, rit en secret des tristes maximes auxquelles il feint dacquiescer, et nattend que le moment de les rendre vaines. Tout cela est contre la nature. En suivant une route opposée, jarriverai plus sûrement au même but. Je ne craindrai point de flatter en lui le doux sentiment dont il est avide; je le lui peindrai comme le suprême bonheur de la vie, parce quil lest en effet; en le lui peignant, je veux quil sy livre; en lui faisant sentir quel charme ajoute àlattrait des sens lunion des coeurs, je le dégoûterai du libertinage, et je le rendrai sage en le rendant amoureux.

[1145:] Quil faut être borné pour ne voir dans les désirs naissants dun jeune homme quun obstacle aux leçons de la raison! Moi, jy vois le vrai moyen de le rendre docile à ces mêmes leçons. On na de prise sur les passions que par les passions; cest par leur empire quil faut combattre leur tyrannie, et cest toujours de la nature elle-même quil faut tirer les instruments propres à la régler.

[1146:] Emile nest pas fait pour rester toujours solitaire; membre de la société, il en doit remplir les devoirs. Fait pour vivre avec les hommes, il doit les connaître. Il connaît lhomme en général; il lui reste à connaître les individus. Il sait ce quon fait dans le monde: il lui reste à voir comment on y vit. Il est temps de lui montrer lextérieur de cette grande scène dont il connaît déjà tous les jeux cachés. Il ny portera plus ladmiration stupide dun jeune étourdi, mais le discernement dun esprit droit et juste. Ses passions pourront labuser, sans doute; quand est-ce quelles nabusent pas ceux qui sy livrent? mais au moins il ne sera point trompé par celles des autres. Sil les voit, il les verra de loeil du sage, sans être entraîné par leurs exemples ni séduit par leurs préjugés.

[1147:] Comme il y a un âge propre à létude des sciences, il y en a un pour bien saisir lusage du monde. Quiconque apprend cet usage trop jeune le suit toute sa vie sans choix, sans réflexion, et, quoique avec suffisance, sans jamais bien savoir ce quil fait. Mais celui qui lapprend et qui en voit les raisons, le suit avec plus de discernement, et par conséquent avec plus de justesse et de grâce. Donnez-moi un enfant de douze ans qui ne sache rien du tout, à quinze ans je dois vous le rendre aussi savant que celui que vous avez instruit dès le premier âge, avec la différence que le savoir du vôtre ne sera que dans sa mémoire, et que celui du mien sera dans son jugement. De même, introduisez un jeune homme de vingt ans dans le monde; bien conduit, il sera dans un an plus aimable et plus judicieusement poli que celui quon y aura nourri dès son enfance: car le premier, étant capable de sentir les raisons de tous les procédés relatifs à lâge, à létat, au sexe, qui constituent cet usage, les peut réduire en principes, et les étendre aux cas non prévus; au lieu que lautre, nayant que sa routine pour toute règle, est embarrassé sitôt quon len sort.

[1148:] Les jeunes demoiselles françaises sont toutes élevées dans des couvents jusquà ce quon les marie. Saperçoit-on quelles aient peine alors à prendre ces manières qui leur sont si nouvelles? et accusera-t-on les femmes de Paris davoir lair gauche, embarrassé, et dignorer lusage du monde pour ny avoir pas été mises dès leur enfance? Ce préjugé vient des gens du monde eux-mêmes, qui, ne connaissant rien de plus important que cette petite science, simaginent faussement quon ne peut sy prendre de trop bonne heure pour lacquérir.

[1149:] Il est vrai quil ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a passé toute sa jeunesse loin du grand monde y porte le reste de sa vie un air embarrassé, contraint, un propos toujours hors de propos, des manières lourdes et maladroites, dont lhabitude dy vivre ne le défait plus, et qui nacquièrent quun nouveau ridicule par leffort. de sen délivrer. Chaque sorte dinstruction a son temps propre quil faut connaître, et ses dangers quil faut éviter. Cest surtout pour celle-ci quils se réunissent; mais je ny expose pas non plus mon élève sans précaution pour len garantir.

[1150:] Quand ma méthode remplit dun même objet toutes les vues, et quand, parant un inconvénient, elle en prévient un autre, je juge alors quelle est bonne, et que je suis dans le vrai. Cest ce que je crois voir dans lexpédient quelle me suggère ici. Si je veux être austère et sec avec mon disciple, je perdrai sa confiance, et bientôt il se cachera de moi. Si je veux être complaisant, facile, ou fermer les yeux, de quoi lui sert dêtre sous ma garde? Je ne fais quautoriser son désordre, et soulager sa conscience aux dépens de la mienne. Si je lintroduis dans le monde avec le seul projet de linstruire, il sinstruira plus que je ne veux. Si je len tiens éloigné jusquà la fln, quaura-t-il appris de moi? Tout, peut-être, hors lart le plus nécessaire à lhomme et au citoyen, qui est de savoir vivre avec ses semblables. Si je donne à ces soins une utilité trop éloignée, elle sera pour lui comme nulle, il ne fait cas que du présent. Si je me contente de lui fournir des amusements, quel bien lui fais-je? il samollit et ne sinstruit point.

[1151:] Rien de tout cela. Mon expédient seul pourvoit à tout. Ton coeur, dis-je au jeune homme, a besoin dune compagne; allons chercher celle qui te convient: nous ne la trouverons pas aisément peut-être, le vrai mérite est toujours rare; mais ne nous pressons ni ne nous rebutons point. Sans doute il en est une et nous la trouverons à la fln, ou du moins celle qui en approche le plus. Avec un projet si flatteur pour lui je lintroduis dans le monde. Quai-je besoin den dire davantage? Ne voyez-vous pas que jai tout fait?

[1152:] En lui peignant la maîtresse que je lui destine, imaginez si je saurai men faire écouter, si je saurai lui rendre agréables et chères les qualités quil doit aimer, si je saurai disposer tous ses sentiments à ce quil doit rechercher ou fuir. Il faut que je sois le plus maladroit des hommes, si je ne le rends davance passionné sans savoir de qui. Il nimporte que lobjet que je lui peindrai soit imaginaire, il suffit quil le dégoûte de ceux qui pourraient le tenter, il suffit quil trouve partout des comparaisons qui lui fassent préférer sa chimère aux objets réels qui le frapperont: et quest-ce que le véritable amour lui-même, si ce nest chimère, mensonge, illusion? On aime bien plus limage quon se fait que lobjet auquel on lapplique. Si lon voyait ce quon aime exactement tel quil est, il ny aurait plus damour sur la terre. Quand on cesse daimer, la personne quon aimait reste la même quauparavant, mais on ne la voit plus la même; le voile du prestige tombe, et lamour sévanouit. Or, en fournissant lobjet imaginaire, je suis maître des comparaisons, et jempêche aisément lillusion des objets réels.

[1153:] Je ne veux pas pour cela quon trompe un jeune homme en peignant un modèle de perfection qui ne puisse exister; mais je choisirai tellement les défauts de sa maîtresse, quils lui conviennent, quils lui plaisent, et quils servent à corriger les siens. Je ne veux pas non plus quon lui mente, en affirmant faussement que lobjet quon lui peint existe; mais sil se complaît à limage, il lui souhaitera bientôt un original. Du souhait à la supposition, le trajet est facile; cest laffaire de quelques descriptions adroites qui, sous des traits plus sensibles, donneront à cet objet imaginaire un plus grand air de vérité. Je voudrais aller jusquà le nommer; je dirais en riant: Appelons Sophie votre future maîtresse: Sophie est un nom de bon augure: si celle que vous choisirez ne le porte pas, elle sera digne au moins de le porter; nous pouvons lui en faire honneur davance. Après tous ces détails, si, sans affirmer, sans nier, on séchappe par des défaites, ses soupçons se changeront en certitude; il croira quon lui fait mystère de lépouse quon lui destine, et quil la verra quand il sera temps. Sil en est une fois là, et quon ait bien choisi les traits quil faut lui montrer, tout le reste est facile; on peut lexposer dans le monde presque sans risque: défendez-le seulement de ses sens, son coeur est en sûreté.

[1154:] Mais, soit quil personnifie ou non le modèle que jaurai su lui rendre aimable, ce modèle, sil est bien fait, ne lattachera pas moins à tout ce qui lui ressemble, et ne lui donnera pas moins déloignement pour tout ce qui ne lui ressemble pas, que sil avait un objet réel. Quel avantage pour préserver son coeur des dangers auxquels sa personne doit être exposée, pour réprimer ses sens par son imagination, pour larracher surtout à ces donneuses déducation qui la font payer si cher, et ne forment un jeune homme à la politesse quen lui ôtant toute honnêteté! Sophie est si modeste! de quel oeil verra-t-il leurs avances? Sophie a tant de simplicité! comment aimera-t-il leurs airs? il y a trop loin de ses idées à ses observations, pour que celles-ci lui soient jamais dangereuses.

[1155:] Tous ceux qui parlent du gouvernement des enfants suivent les mêmes préjugés et les mêmes maximes, parce quils observent mal et réfléchissent plus mal encore. Ce nest ni par le tempérament ni par le sens que commence légarement de la jeunesse, cest par lopinion. Sil était ici question des garçons quon élève dans les collèges, et des filles quon élève dans les couvents, je ferais voir que cela est vrai, même à leur égard; car les premières leçons que prennent les uns et les autres, les seules qui fructifient sont celles du vice; et ce nest pas la nature qui les corrompt, cest lexemple. Mais abandonnons les pensionnaires des collèges et des couvents à leurs mauvaises moeurs; elles seront toujours sans remède. Je ne parle que de léducation domestique. Prenez un jeune homme élevé sagement dans la maison de son père en province, et lexaminez au moment quil arrive à Paris, ou quil entre dans le monde; vous le trouverez pensant bien sur les choses honnêtes, et ayant la volonté même aussi saine que la raison; vous lui trouverez du mépris pour le vice et de lhorreur pour la débauche; au nom seul dune prostituée, vous verrez dans ses yeux le scandale de linnocence. Je soutiens quil ny en a pas un qui pût se résoudre à entrer seul dans les tristes demeures de ces malheureuses, quand même il en saurait lusage, et quil en sentirait le besoin.

[1156:] A six mois de là, considérez de nouveau le même jeune homme, vous ne le reconnaîtrez plus; des propos libres, des maximes du haut ton, des airs dégagés le feraient prendre pour un autre homme, si ses plaisanteries sur sa première simplicité, sa honte quand on la lui rappelle, ne montraient quil est le même et quil en rougit. O combien il sest formé dans peu de temps! Doù vient un changement si grand et si brusque? Du progrès du tempérament? Son tempérament neût-il pas fait le même progrès dans la maison paternelle? et sûrement il ny eût pris ni ce ton ni ces maximes. Des premiers plaisirs des sens? Tout au contraire: quand on commence à sy livrer, on est craintif, inquiet, on fuit le grand jour et le bruit. Les premières voluptés sont toujours mystérieuses, la pudeur les assaisonne et les cache: la première maîtresse ne rend pas effronté, mais timide. Tout absorbé dans un état si nouveau pour lui, le jeune homme se recueille pour le goûter, et tremble toujours de le perdre. Sil est bruyant, il nest ni voluptueux ni tendre; tant quil se vante, il na pas joui.

[1157:] Dautres manières de penser ont produit seules ces différences. Son coeur est encore le même, mais ses opinions ont changé. Ses sentiments, plus lents à saltérer, saltéreront enfin par elles; et cest alors seulement quil sera véritablement corrompu. A peine est-il entré dans le monde quil y prend une seconde éducation tout opposée à la première, par laquelle il apprend à mépriser ce quil estimait et à estimer ce quil méprisait: on lui fait regarder les leçons de ses parents et de ses maîtres comme un jargon pédantesque, et les devoirs quils lui ont prêchés comme une morale puérile quon doit dédaigner étant grand. Il se croit obligé par honneur à changer de conduite; il devient entreprenant sans désirs et fat par mauvaise honte. Il raille les bonnes moeurs avant davoir pris du goût pour les mauvaises, et se pique de débauche sans savoir être débauché. Je noublierai jamais laveu dun jeune officier aux gardes suisses, qui sennuyait beaucoup des plaisirs bruyants de ses camarades, et nosait sy refuser de peur dêtre moqué deux: ((Je mexerce à cela, disait-il, comme à prendre du tabac malgré ma répugnance: le goût viendra par lhabitude; il ne faut pas toujours être enfant.

[1158:] Ainsi donc, cest bien moins de la sensualité que de la vanité quil faut préserver un jeune homme entrant dans le monde: il cède plus aux penchants dautrui quaux siens, et lamour-propre fait plus de libertins que lamour.

[1159:] Cela posé, je demande sil en est un sur la terre entière mieux armé que le mien contre tout ce qui peut attaquer ses moeurs, ses sentiments, ses principes; sil en est un plus en état de résister au torrent. Car contre quelle séduction nest-il pas en défense? Si ses désirs lentraînent vers le sexe, il ny trouve point ce quil cherche, et son coeur préoccupé le retient. Si ces sens lagitent et le pressent, où trouvera-t-il à les contenter? Lhorreur de ladultère et de la débauche léloigne également des filles publiques et des femmes mariées, et cest toujours par lun de ces deux états que commencent les désordres de la jeunesse. Une fille à marier peut être coquette; mais elle ne sera pas effrontée, elle nira pas se jeter à la tête dun jeune homme qui peut lépouser sil la croit sage; dailleurs elle aura quelquun pour la surveiller. Emile, de son côté, ne sera pas tout à fait livré à lui-même; tous deux auront au moins pour gardes la crainte et la honte, inséparables des premiers désirs; ils ne passeront point tout dun coup aux dernières familiarités, et nauront pas le temps dy venir par degrés sans obstacles. Pour sy prendre autrement, il faut quil ait déjà pris leçon de ses camarades, quil ait appris deux à se moquer de sa retenue, à devenir insolent à leur imitation. Mais quel homme au monde est moins imitateur quEmile? Quel homme se mène moins par le ton plaisant que celui qui na point de préjugés et ne sait rien donner à ceux des autres? Jai travaillé vingt ans à larmer contre les moqueurs: il leur faudra plus dun jour pour en faire leur dupe; car le ridicule nest à ses yeux que la raison des sots, et rien ne rend plus insensible à la raillerie que dêtre au-dessus de lopinion. Au lieu de plaisanteries, il lui faut des raisons; et, tant quil en sera là, je nai pas peur que de jeunes fous me lenlèvent; jai pour moi la conscience et la vérité. Sil faut que le préjugé sy mêle, un attachement de vingt ans est aussi quelque chose: on ne lui fera jamais croire que je laie ennuyé de vaines leçons; et dans un coeur droit et sensible, la voix dun ami fidèle et vrai saura bien effacer les cris de vingt séducteurs. Comme il nest alors question que de lui montrer quils le trompent, et quen feignant de le traiter en homme ils le traitent réellement en enfant, jaffecterai dêtre toujours simple, mais grave et clair dans mes raisonnements, afin quil sente que cest moi qui le traite en homme. Je lui dirai: Vous voyez que votre seul intérêt, qui est le mien, dicte mes discours, je nen peux avoir aucun autre. Mais pourquoi ces jeunes gens veulent-ils vous persuader? Cest quils veulent vous séduire: ils ne vous aiment point, ils ne prennent aucun intérêt à vous; ils ont pour tout motif un dépit secret de voir que vous valez mieux queux; ils veulent vous rabaisser à leur petite mesure, et ne vous reprochent de vous laisser gouverner quafin de vous gouverner eux-mêmes. Pouvez-vous croire quil y eût à gagner pour vous dans ce changement? Leur sagesse est-elle donc si supérieure, et leur attachement dun jour est-il plus fort que le mien? Pour donner quelque poids à leur raillerie, il faudrait en pouvoir donner à leur autorité; et quelle expérience ont-ils pour élever leurs maximes au-dessus des nôtres? Ils nont fait quimiter dautres étourdis, comme ils veulent être imités à leur tour. Pour se mettre au-dessus des prétendus préjugés de leurs pères, ils sasservissent à ceux de leurs camarades. Je ne vois point ce quils gagnent à cela: mais je vois quils y perdent sûrement deux grands avantages, celui de laffection paternelle, dont les conseils sont tendres et sincères, et celui de lexpérience, qui fait juger de ce quon connaît; car les pères ont été enfants, et les enfants nont pas été pères.

[1160:] Mais les croyez-vous sincères au moins dans leurs folles maximes? Pas même cela, cher Emile; ils se trompent pour vous tromper; ils ne sont point daccord avec eux-mêmes: leur coeur les dément sans cesse, et souvent leur bouche les contredit. Tel dentre eux tourne en dérision tout ce qui est honnête, qui serait au désespoir que sa femme pensât comme lui. Tel autre poussera cette indifférence de moeurs jusquà celles de la femme quil na point encore, ou, pour comble dinfamie, à celles de la femme quil a déjà. Mais allez plus loin, parlez-lui de sa mère, et voyez sil passera volontiers pour être un enfant dadultère et le fils dune femme de mauvaise vie, pour prendre à faux le nom dune famille, pour en voler le patrimoine à lhéritier naturel; enfin sil se laissera patiemment traiter de bâtard. Qui dentre eux voudra quon rende à sa fille le déshonneur dont il couvre celle dautrui? Il ny en a pas un qui nattentât même à votre vie, si vous adoptiez avec lui, dans la pratique, tous les principes quil sefforce de vous donner. Cest ainsi quils décèlent enfin leur inconséquence, et quon sent quaucun deux ne croit ce quil dit. Voilà des raisons, cher Emile: pesez les leurs, sils en sont, et comparez. Si je voulais user comme eux de mépris et de raillerie, vous les verriez prêter le flanc au ridicule autant peut-être et plus que moi. Mais je nai pas peur dun examen sérieux. Le triomphe des moqueurs est de courte durée; la vérité demeure, et leur rire insensé sévanouit.

[1161:] Vous nimaginez pas comment, à vingt ans, Emile peut être docile. Que nous pensons différemment! Moi, je ne conçois pas comment il a pu lêtre à dix; car quelle prise avais-je sur lui à cet âge? Il ma fallu quinze ans de soins pour me ménager cette prise. Je ne lélevais pas alors, je le préparais pour être élevé. Il lest maintenant assez pour être docile; il reconnaît la voix de lamitié, et il sait obéir à la raison. Je lui laisse, il est vrai, lapparence de lindépendance, mais jamais il ne me fut mieux assujetti, car il lest parce quil veut lêtre. Tant que je nai pu me rendre maître de sa volonté, je le suis demeuré de sa personne; je ne le quittais pas dun pas. Maintenant je le laisse quelquefois à lui-même, parce que je le gouverne toujours. En le quittant je lembrasse, et je lui dis dun air assuré: Emile, je te confie à mon ami; je te livre à son coeur honnête; cest lui qui me répondra de toi.

[1162:] Ce nest pas laffaire dun moment de corrompre des affections saines qui nont reçu nulle altération précédente, et deffacer des principes dérivés immédiatement des premières lumières de la raison. Si quelque changement sy fait durant mon absence, elle ne sera jamais assez longue, il ne saura jamais assez bien se cacher de moi pour que je naperçoive pas le danger avant le mal, et que je îîe sois pas à temps dy porter remède. Comme on ne se déprave pas tout dun coup, on napprend pas tout dun coup à dissimuler; et si jamais homme est maladroit en cet art, cest Emile, qui neut de sa vie une seule occasion den user.

[1163:] Par ces soins et dautres semblables je le crois si bien garanti des objets étrangers et des maximes vulgaires, que jaimerais mieux le voir au milieu de la plus mauvaise société de Paris, que seul dans sa chambre ou dans un parc, livré à toute linquiétude de son âge. On a beau faire, de tous les ennemis qui peuvent attaquer un jeune homme, le plus dangereux et le seul quon ne peut écarter, cest lui-même: cet ennemi pourtant nest dangereux que par notre faute; car, comme je lai dit mille fois, cest par la seule imagination que séveillent les sens. Leur besoin proprement nest point un besoin physique: il nest pas vrai que ce soit un vrai besoin. Si jamais objet lascif neût frappé nos yeux, si jamais idée déshonnête ne fût entrée dans notre esprit, jamais peut-être ce prétendu besoin ne se fût fait sentir à nous; et nous serions demeurés chastes, sans tentations, sans efforts et sans mérite. On ne sait pas quelles fermentations sourdes certaines situations et certains spectacles excitent dans le sang de la jeunesse, sans quelle sache démêler elle-même la cause de cette première inquiétude, qui nest pas facile à calmer, et qui ne tarde pas à renaître. Pour moi, plus je réfléchis à cette importante crise et à ses causes prochaines ou éloignées, plus je me persuade quun solitaire élevé dans un désert, sans livres, sans instruction et sans femmes, y mourrait vierge à quelque âge quil fût parvenu.

[1164:] Mais il nest pas ici question dun sauvage de cette espèce. En élevant un homme parmi ses semblables et pour la société, il est impossible, il nest même pas à propos de le nourrir toujours dans cette salutaire ignorance; et ce quil y a de pis pour la sagesse est dêtre savant àdemi. Le souvenir des objets qui nous ont frappés, les idées que nous avons acquises, nous suivent dans la retraite, la peuplent, malgré nous, dimages plus séduisantes que les objets mêmes, et rendent la solitude aussi funeste à celui qui les y porte, quelle est utile à celui qui sy maintient toujours seul.

[1165:] Veillez donc avec soin sur le jeune homme, il pourra se garantir de tout le reste; mais cest à vous de le garantir de lui. Ne le laissez seul ni jour ni nuit, couchez tout au moins dans sa chambre: quil ne se mette au lit quaccablé de sommeil et quil en sorte à linstant quil séveille. Défiez-vous de linstinct sitôt que vous ne vous y bornez plus: il est bon tant quil agit seul; il est suspect dès quil se mêle aux institutions des hommes: il ne faut pas le détruire, il faut le régler; et cela peut-être est plus difficile que de lanéantir. Il serait très dangereux quil apprît àvotre élève à donner le change à ses sens et à suppléer aux occasions de les satisfaire: sil connaît une fois ce dangereux supplément, il est perdu. Dès lors il aura toujours le corps et le coeur énervés; il portera jusquau tombeau les tristes effets de cette habitude, la plus funeste àlaquelle un jeune homme puisse être assujetti. Sans doute il vaudrait mieux encore... Si les fureurs dun tempérament ardent deviennent invincibles, mon cher Emile, je te plains; mais je ne balancerai pas un moment, je ne souffrirai point que la fin de la nature soit éludée. Sil faut quun tyran te subjugue, je te livre par préférence à celui dont je peux te délivrer: quoi quil arrive, je tarracherai plus aisément aux femmes quà toi.

[1166:] Jusquà vingt ans le corps croît, il a besoin de toute sa substance: la continence est alors dans lordre de la nature, et lon ny manque guère quaux dépens de sa constitution. Depuis vingt ans la continence est un devoir de morale; elle importe pour apprendre à régner sur soî-même, à rester le maître de ses appétits. Mais les devoirs moraux ont leurs modifications, leurs exceptions, leurs règles. Quand la faiblesse humaine rend une alternative inévitable, de deux maux préférons le moindre; en tout état de cause il vaut mieux commettre une faute que de contracter un vice.

[1167:] Souvenez-vous que ce n est plus de mon élève que je parle ici, cest du vôtre. Ses passions, que vous avez laissées fermenter, vous subjuguent: cédez-leur donc ouvertement, et sans lui déguiser sa victoire. Si vous savez la lui montrer dans son vrai, il en sera moins fier que honteux, et vous vous ménagerez le droit de le guider durant son égarement, pour lui faire au moins éviter les précipices. Il importe que le disciple ne fasse rien que le maître ne le sache et ne le veuille, pas même ce qui est mal; et il vaut cent fois mieux que le gouverneur approuve une faute et se trompe, que sil était trompé par son élève, et que la faute se f ît sans quil en sût rien. Qui croit devoir fermer les yeux sur quelque chose se voit bientôt forcé de les fermer sur tout: le premier abus toléré en amène un autre; et cette chaîne ne finit plus quau renversement de tout ordre et au mépris de toute loi.

[1168:] Une autre erreur que jai déjà combattue, mais qui ne sortira jamais des petits esprits, cest daffecter toujours la dignité magistrale, et de vouloir passer pour un homme parfait dans lesprit de son disciple. Cette méthode est àcontresens. Comment ne voient-ils pas quen voulant affermir leur autorité ils la détruisent; que pour faire écouter ce quon dit il faut se mettre à la place de ceux à qui lon sadresse, et quil faut être homme pour savoir parler au coeur humain? Tous ces gens parfaits ne touchent ni ne persuadent: on se dît toujours quil leur est bien aisé de combattre des passions quils ne sentent pas. Montrez vos faiblesses à votre élève, si vous voulez le guérir des siennes: quil voie en vous les mêmes combats quil éprouve, quil apprenne à se vaincre àvotre exemple, et quil ne dise pas comme les autres: Ces vieillards, dépités de nêtre plus jeunes, veulent traiter les jeunes gens en vieillards: et parce que tous leurs désirs sont éteints, ils nous font un crime des nôtres.

[1169:] Montaigne dit quil demandait un jour au seigneur de Langey combien de fois, dans ses négociations dAllemagne, il sétait enivré pour le service du roi. Je demanderais volontiers au gouverneur de certain jeune homme combien de fois il est entré dans un mauvais lieu pour le service de son élève. Combien de fois? Je me trompe. Si la première nôte à jamais au libertin le désir dy rentrer, sil nen rapporte le repentir et la honte, sil ne verse dans votre sein des torrents de larmes, quittez-le à linstant; il nest quun monstre, ou vous nêtes quun imbécile; vous ne lui servirez jamais à rien. Mais laissons ces expédients extrêmes, aussi tristes que dangereux, et qui nont aucun rapport à notre éducation.

[1170:] Que de précautions à prendre avec un jeune homme bien né avant de lexposer au scandale des moeurs du siècle! Ces précautions sont pénibles, mais elles sont indispensables; cest la négligence en ce point qui perd toute la jeunesse; cest par le désordre du premier âge que les hommes dégénèrent, et quon les voit devenir ce quils sont aujourdhui. Vils et lâches dans leurs vices mêmes, ils nont que de petites âmes, parce que leurs corps usés ont été corrompus de bonne heure; à peine leur reste-t-il assez de vie pour se mouvoir. Leurs subtiles pensées marquent des esprits sans étoffe; ils ne savent rien sentir de grand et de noble; ils nont ni simplicité ni vigueur; abjects en toute chose, et bassement méchants, ils ne sont que vains, fripons, faux; ils nont pas même assez de courage pour être dillustres scélérats. Tels sont les méprisables hommes que forme la crapule de la jeunesse: sil sen trouvait un seul qui sût être tempérant et sobre, qui sût, au milieu deux, préserver son coeur, son sang, ses moeurs, de la contagion de lexemple, à trente ans il écraserait tous ces insectes, et deviendrait leur maître avec moins de peine quil nen eut à rester le sien.

[1171:] Pour peu que la naissance ou la fortune eût fait pour Emile, il serait cet homme sil voulait lêtre: mais il les mépriserait trop pour daigner les asservir. Voyons-le maintenant au milieu deux, entrant dans le monde, non pour y primer, mais pour le connaître et pour y trouver une compagne digne de lui.

[1172:] Dans quelque rang quil puisse être né, dans quelque société quil commence à sintroduire, son début sera simple et sans éclat: à Dieu ne plaise quil soit assez malheureux pour y briller! Les qualités qui frappent au premier coup doeil ne sont pas les siennes; il ne les a ni ne les veut avoir. Il met trop peu de prix aux jugements des hommes pour en mettre à leurs préjugés, et ne se soucie point quon lestime avant que de le connaître. Sa manière de se présenter nest ni modeste ni vaine, elle est naturelle et vraie; il ne connaît ni gêne ni déguisement, et il est au milieu dun cercle ce quil est seul et sans témoin. Sera-t-il pour cela grossier, dédaigneux, sans attention pour personne? Tout au contraire; si seul il ne compte pas pour rien les autres hommes, pourquoi les compterait-il pour rien, vivant avec eux? Il ne les préfère point à lui dans ses manières, parce quil ne les préfère pas à lui dans son coeur; mais il ne leur montre pas non plus une indifférence quil est bien éloigné davoir; sil na pas les formules de la politesse, il a les soins de lhumanité. Il naime à voir souffrir personne; il noffrira pas sa place à un autre par simagrée, mais il la lui cédera volontiers par bonté, si, le voyant oublié, il juge que cet oubli le mortifie; car il en coûtera moins à mon jeune homme de rester debout volontairement, que de voir lautre y rester par force.

[1173:] Quoique en général Emile nestime pas les hommes, il ne leur montrera point de mépris, parce quil les plaint et sattendrît sur eux. Ne pouvant leur donner le goût des biens réels, il leur laisse les biens de lopinion dont ils se contentent, de peur que, les leur ôtant à pure perte, il ne les rendît plus malheureux quauparavant. Il nest donc point disputeur ni contredisant; il nest pas non plus complaisant et flatteur; il dit son avis sans combattre celui de personne, parce quil aime la liberté par-dessus toute chose, et que la franchise en est un des plus beaux droits.

[1174:] Il parle peu, parce quil ne se soucie guère quon soccupe de lui, par la même raison il ne dit que des choses utiles: autrement, quest-ce qui lengagerait à parler? Emile est trop instruit pour être jamais babillard. Le grand caquet vient nécessairement, ou de la prétention à lesprit, dont je parlerai ci-après, ou du prix quon donne àdes bagatelles, dont on croit sottement que les autres font autant de cas que nous. Celui qui connaît assez de choses pour donner à toutes leur véritable prix, ne parle jamais trop; car il sait apprécier aussi lattention quon lui donne et lintérêt quon peut prendre à ses discours. Généralement les gens qui savent peu parlent beaucoup, et les gens qui savent beaucoup parlent peu. Il est simple quun ignorant trouve important tout ce quil sait, et le dise àtout le monde. Mais un homme instruit nouvre pas aisément son répertoire; il aurait trop à dire, et il voit encore plus à dire après lui; il se tait.

[1175:] Loin de choquer les manières des autres, Emile sy conforme assez volontiers, non pour paraître instruit des usages, ni pour affecter les airs dun homme poli, mais au contraire de peur quon ne le distingue, pour éviter dêtre aperçu; et jamais il nest plus à son aise que quand on ne prend pas garde à lui.

[1176:] Quoique entrant dans le monde, il en ignore absolument les manières; il nest pas pour cela timide et craintif; sil se dérobe, ce nest point par embarras, cest que pour bien voir, il faut nêtre pas vu; car ce quon pense de lui ne linquiète guère, et le ridicule ne lui fait pas la moindre peur. Cela fait quétant toujours tranquille et de sang-froid, il ne se trouble point par la mauvaise honte. Soit quon le regarde ou non, il fait toujours de son mieux ce quil fait; et, toujours tout à lui pour bien observer les autres, il saisit leurs manières avec une aisance que ne peuvent avoir les esclaves de lopinion. On peut dire quil prend plutôt lusage du monde, précisément parce quil en fait peu de cas.

[1177:] Ne vous trompez pas cependant sur sa contenance, et nallez pas la comparer à celle de vos jeunes agréables. Il est ferme et non suffisant; ses manières sont libres et non dédaigneuses: lair insolent nappartient quaux esclaves, lindépendance na rien daffecté. Je nai jamais vu dhomme ayant de la fierté dans lâme en montrer dans son maintien: cette affectation est bien plus propre aux âmes viles et vaines, qui ne peuvent en imposer que par là. Je lis dans un livre quun étranger se présentant un jour dans la salle du fameux Marcel, celui-ci lui demanda de quel pays il était: Je suis Anglais, répond létranger. Vous, Anglais! réplique le danseur; vous seriez de cette île où les citoyens ont part à ladministration publique, et sont une portion de la puissance souveraine! Non, monsieur; ce front baissé, ce regard timide, cette démarche incertaine, ne mannoncent que lesclave titré dun électeur.

[1178:] Je ne sais si ce jugement montre une grande connaissance du vrai rapport qui est entre le caractère dun homme et son extérieur. Pour moi, qui nai pas lhonneur dêtre maître à danser, jaurais pensé tout le contraire. Jaurais dit: Cet Anglais nest pas courtisan, je nai jamais ouï dire que les courtisans eussent le front baissé et la démarche incertaine: un homme timide chez un danseur pourrait bien ne lêtre pas dans la chambre des Communes. Assurément, ce M. Marcel-là doit prendre ses compatriotes pour autant de Romains.

[1179:] Quand on aime, on veut être aimé. Emile aime les hommes, il veut donc leur plaire. A plus forte raison il veut plaire aux femmes; son âge, ses moeurs, son projet, tout concourt à nourrir en lui ce désir. Je dis ses moeurs, car elles y font beaucoup; les hommes qui en ont sont les vrais adorateurs des femmes. Ils nont pas comme les autres je ne sais quel jargon moqueur de galanterie; mais ils ont un empressement plus vrai, plus tendre, et qui part du coeur. Je connaîtrais près dune jeune femme un homme qui a des moeurs et qui commande à la nature, entre cent mille débauchés. Jugez de ce que doit être Emile avec un tempérament tout neuf, et tant de raisons dy résister! Pour auprès delles, je crois quil sera quelquefois timide et embarrassé; mais sûrement cet embarras ne leur déplaira pas, et les moins friponnes n auront encore que trop souvent lart den jouir et de laugmenter. Au reste, son empressement changera sensiblement de forme selon les états. Il sera plus modeste et plus respectueux pour les femmes, plus vif et plus tendre auprès des filles à marier. Il ne perd point de vue lobjet de ses recherches, et cest toujours à ce qui les lui rappelle quil marque le plus dattention.

[1180:] Personne ne sera plus exact à tous les égards fondés sur lordre de la nature, et même sur le bon ordre de la société; mais les premiers seront toujours préférés aux autres; et il respectera davantage un particulier plus vieux que lui, quun magistrat de son âge. Etant donc pour lordinaire un des plus jeunes des sociétés où il se trouvera, il sera toujours un des plus modestes, non par la vanité de paraître humble, mais par un sentiment naturel et fondé sur la raison. Il naura point limpertinent savoir-vivre dun jeune fat, qui, pour amuser la compagnie, parle plus haut que les sages et coupe la parole aux anciens: il nautorisera point, pour sa part, la réponse dun vieux gentilhomme à Louis XV, qui lui demandait lequel il préférait de son siècle ou de celui-ci: Sire, jai passé ma jeunesse à respecter les vieillards, et il faut que je passe ma vieillesse à respecter les enfants.

[1181:] Ayant une âme tendre et sensible, mais nappréciant rien sur le taux de lopinion, quoiquil aime à plaire aux autres, il se souciera peu den être considéré. Doù il suit quil sera plus affectueux que poli, quil naura jamais dairs ni de faste, et quil sera plus touché dune caresse que de mille éloges. Par les mêmes raisons il ne négligera ni ses manières ni son maintien; il pourra même avoir quelque recherche dans sa parure, non pour paraître un homme de goût, mais pour rendre sa figure agréable; il naura point recours au cadre doré, et jamais lenseigne de la richesse ne souillera son ajustement.

[1182:] On voit que tout cela nexige point de ma part un étalage de préceptes, et nest quun effet de sa première éducation. On nous fait un grand mystère de lusage du monde; comme si, dans lâge où lon prend cet usage, on ne le prenait pas naturellement, et comme si ce nétait pas dans un coeur honnête quil faut chercher ses premières lois! La véritable politesse consiste à marquer de la bienveillance aux hommes; elle se montre sans peine quand on en a; cest pour celui qui nen a pas quon est forcé de réduire en art ses apparences.

[1183:] Le plus malheureux effet de la politesse dusage est denseigner lart de se passer des vertus quelle imite. Quon nous inspire dans léducation lhumanité et la bienfaisance, nous aurons la politesse, ou nous nen aurons plus besoin.

[1184:] Si nous navons pas celle qui sannonce par les grâces, nous aurons celle qui annonce lhonnête homme et le citoyen;nousnauronspasbesoinderecouriràlafausseté.

[1185:] Au lieu dêtre artificieux pour plaire, il suffira dêtre bon; au lieu dêtre faux pour flatter les faiblesses des autres, il suffira dêtre indulgent.

[1186:] Ceux avec qui lon aura de tels procédés nen seront ni enorgueillis ni corrompus; ils nen seront que reconnaissants, et en deviendront meilleurs.

[1187:] Il me semble que si quelque éducation doit produire lespèce de politesse quexige ici M. Duclos, cest celle dont jai tracé le plan jusqu ici.

[1188:] Je conviens pourtant quavec des maximes si différentes, Emile ne sera point comme tout le monde, et Dieu le préserve de lêtre jamais! Mais, en ce quil sera différent des autres, il ne sera ni fâcheux, ni ridicule: la différence sera sensible sans être incommode. Emile sera, si lon veut, un aimable étranger. Dabord on lui pardonnera ses singularités en disant: Il se formera. Dans la suite on sera tout accoutumé à ses manières; et voyant quil nen change pas, on les lui pardonnera encore en disant: Il est fait ainsi.

[1189:] Il ne sera point fêté comme un homme aimable, mais on laimera sans savoir pourquoi; personne ne vantera son esprit, mais on le prendra volontiers pour juge entre les gens desprit.: le sien sera net et borné, il aura le sens droit et le jugement sain. Ne courant jamais après les idées neuves, il ne saurait se piquer desprit. Je lui ai fait sentir que toutes les idées salutaires et vraiment utiles aux hommes ont été les premières connues, quelles font de tout temps les seuls vrais liens de la société, et quil ne reste aux esprits transcendants quà se distinguer par des idées pernicieuses et funestes au genre humain. Cette manière de se faire admirer ne le touche guère: il sait où il doit trouver le bonheur de sa vie, et en quoi il peut contribuer au bonheur dautrui. La sphère de ses connaissances ne sétend pas plus loin que ce qui est profitable. Sa route est étroite et bien marquée; nétant point tenté den sortir, il reste confondu avec ceux qui la suivent; il ne veut ni ségarer ni briller. Emile est un homme de bon sens, et ne veut pas être autre chose: on aura beau vouloir linjurier par ce titre, il sen tiendra toujours honoré.

[1190:] Quoique le désir de plaire ne le laisse plus absolument indifférent sur lopinion dautrui, il ne prendra de cette opinion que ce qui se rapporte immédiatement à sa personne, sans se soucier des appréciations arbitraires qui nont de loi que la mode ou les préjugés. Il aura lorgueil de vouloir bien faire tout ce quil fait, même de le vouloir faire mieux quun autre: à la course il voudra être le plus léger; à la lutte, le plus fort; au travail, le plus habile; aux jeux dadresse, le plus adroit; mais il cherchera peu les avantages qui ne sont pas clairs par eux-mêmes, et qui ont besoin dêtre constatés par le jugement dautrui, comme davoir plus desprit quun autre, de parler mieux, dêtre plus savant, etc.; encore moins ceux qui ne tiennent point du tout à la personne, comme dêtre dune plus grande naissance, dêtre estimé plus riche, plus en crédit, plus considéré, den imposer par un plus grand faste.

[1191:] Aimant les hommes parce quils sont ses semblables, il aimera surtout ceux qui lui ressemblent le plus, parce quil se sentira bon; et, jugeant de cette ressemblance par la conformité des goûts dans les choses morales, en tout ce qui tient au bon caractère, il sera fort aise dêtre approuvé. Il ne se dira pas précisément: Je me réjouis parce quon mapprouve; mais, je me réjouis parce quon approuve ce que jai fait de bien; je me réjouis de ce que les gens qui mhonorent se font honneur: tant quils jugeront aussi sainement, il sera beau dobtenir leur estime.

[1192:] Etudiant les hommes par leurs moeurs dans le monde, comme il les étudiait ci-devant par leurs passions dans lhistoire, il aura souvent lieu de réfléchir sur ce qui flatte ou choque le coeur humain. Le voilà philosophant sur les principes du goût; et voilà létude qui lui convient durant cette époque.

[1193:] Plus on va chercher loin les définitions du goût, et plus on ségare: le goût nest que la faculté de juger ce qui plaît ou déplaît au plus grand nombre. Sortez de là, vous ne savez plus ce que cest que le goût. Il ne sensuit pas quil y ait plus de gens de goût que dautres; car, bien que la pluralité juge sainement de chaque objet, il y a peu dhommes qui jugent comme elle sur tous; et, bien que le concours des goûts les plus généraux fasse le bon goût, il y a peu de gens de goût, de même quil y a peu de belles personnes, quoique lassemblage des traits les plus communs fasse la beauté.

[1194:] Il faut remarquer quil ne sagit pas ici de ce quon aime parce quil nous est utile, ni de ce quon hait parce quil nous nuit. Le goût ne sexerce que sur les choses indifférentes ou dun intérêt damusement tout au plus, et non sur celles qui tiennent à nos besoins: pour juger de cellesci, le goût nest pas nécessaire, le seul appétit suffit. Voilà ce qui rend si difficiles, et, ce semble, si arbitraires les pures décisions du goût; car, hors linstinct qui le détermine, on ne voit plus la raison de ses décisions. On doit distinguer encore ses lois dans les choses morales et ses lois dans les choses physiques. Dans celles-ci, les principes du goût semblent absolument inexplicables. Mais il importe dobserver quil entre du moral dans tout ce qui tient à limitation: ainsi lon explique des beautés qui paraissent physiques et qui ne le sont réellement point. Jajouterai que le goût a des règles locales qui le rendent en mille choses dépendant des climats, des moeurs, du gouvernement, des choses dinstitution; quil en a dautres qui tiennent à lâge, au sexe, au caractère, et que cest en ce sens quil ne faut pas disputer des goûts.

[1195:] Le goût est naturel à tous les hommes, mais ils ne lont pas tous en même mesure, il ne se développe pas dans tous au même degré, et, dans tous, il est sujet à saltérer par diverses causes. La mesure du goût quon peut avoir dépend de la sensibilité quon a reçue; sa culture et sa forme dépendent des sociétés où lon a vécu. Premièrement il faut vivre dans des sociétés nombreuses pour faire beaucoup de comparaisons. Secondement il faut des sociétés damusement et doisiveté; car, dans celles daffaires, on a pour règle, non le plaisir, mais lintérêt. En troisième lieu il faut des sociétés où linégalité ne soit pas trop grande, où la tyrannie de lopinion soit modérée, et où règne la volupté plus que la vanité; car, dans le cas contraire, la mode étouffe le goût; et lon ne cherche plus ce qui plaît, mais ce qui distingue.

[1196:] Dans ce dernier cas, il nest plus vrai que le bon goût est celui du plus grand nombre. Pourquoi cela? Parce que lobjet change. Alors la multitude na plus de jugement à elle, elle ne juge plus que daprès ceux quelle croit plus éclairés quelle; elle approuve, non ce qui est bien, mais ce quils ont approuvé. Dans tous les temps, faites que chaque homme ait son propre sentiment; et ce qui est le plus agréable en soi aura toujours la pluralité des suffrages.

[1197:] Les hommes, dans leurs travaux, ne font rien de beau que par imitation. Tous les vrais modèles du goût sont dans la nature. Plus nous nous éloignons du maître, plus nos tableaux sont défigurés. Cest alors des objets que nous aimons que nous tirons nos modèles; et le beau de fantaisie, sujet au caprice et à lautorité, nest plus rien que ce qui plaît à ceux qui nous guident.

[1198:] Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands, les riches; et ce qui les guide eux-mêmes est leur intérêt ou leur vanité. Ceux-ci, pour étaler leurs richesses, et les autres pour en profiter, cherchent à lenvi de nouveaux moyens de dépense. Par là le grand luxe établit son empire, et fait aimer ce qui est difficile et coûteux: alors le prétendu beau, loin dimiter la nature, nest tel quà force de la contrarier. Voilà comment le luxe et le mauvais goût sont inséparables. Partout où le goût est dispendieux, il est faux.

[1199:] Cest surtout dans le commerce des deux sexes que le goût, bon ou mauvais, prend sa forme; sa culture est un effet nécessaire de lobjet de cette société. Mais, quand la facilité de jouir attiédit le désir de plaire, le goût doit dégénérer; et cest là, ce me semble, une autre raison des plus sensibles, pourquoi le bon goût tient aux bonnes moeurs.

[1200:] Consultez le goût des femmes dans les choses physiques et qui tiennent au jugement des sens; celui des hommes dans les choses morales et qui dépendent plus de lentendement. Quand les femmes seront ce quelles doivent être, elles se borneront aux choses de leur compétence, et jugeront toujours bien; mais depuis quelles se sont établies les arbitres de la littérature, depuis quelles se sont mises à juger les livres et à en faire à toute force, elles ne connaissent plus rien. Les auteurs qui consultent les savantes sur leurs ouvrages sont toujours sûrs dêtre mal conseillés: les galants qui les consultent sur leur parure sont toujours ridiculement mis. Jaurai bientôt occasion de parler des vrais talents de ce sexe, de la manière de les cultiver, et des choses sur lesquelles ses décisions doivent alors être écoutées.

[1201:] Voilà les considérations élémentaires que je poserai pour principes en raisonnant avec mon Emile sur une matière qui ne lui est rien moins quindifférente dans la circonstance où il se trouve, et dans la recherche dont il est occupé. Et à qui doit-elle être indifférente? La connaissance de ce qui peut être agréable ou désagréable aux hommes nest pas seulement nécessaire à celui qui a besoin deux, mais encore à celui qui veut leur être utile: il importe même de leur plaire pour les servir; et lart décrire nest rien moins quune étude oiseuse quand on lemploie à faire écouter la vérité.

[1202:] Si, pour cultiver le goût de mon disciple, javais àchoisir entre des pays où cette culture est encore ànaître et dautres où elle aurait déjà dégénéré, je suivrais lordre rétrograde; je commencerais sa tournée par ces derniers, et je finirais par les premiers. La raison de ce choix est que le goût se corrompt par une délicatesse excessive qui rend sensible à des choses que le gros des hommes naperçoit pas; cette délicatesse mène à lesprit de discussion; car plus on subtilise les objets, plus ils se multiplient: cette subtilité rend le tact plus délicat et moins uniforme. Il se forme alors autant de goûts quil y a de têtes. Dans les disputes sur la préférence, la philosophie et les lumières sétendent; et cest ainsi quon apprend à penser. Les observations fines ne peuvent guère être faites que par des gens très répandus, attendu quelles frappent après toutes les autres, et que les gens peu accoutumés aux sociétés nombreuses y épuisent leur attention sur les grands traits. Il ny a pas peut-être à présent un lieu policé sur la terre où le goût général soit plus mauvais quà Paris. Cependant cest dans cette capitale que le bon goût se cultive; et il paraît peu de livres estimés dans lEurope dont lauteur nait été se former à Paris. Ceux qui pensent quil suffit de lire les livres qui sy font se trompent: on apprend beaucoup plus dans la conversation des auteurs que dans leurs livres; et les auteurs eux-mêmes ne sont pas ceux avec qui lon apprend le plus. Cest lesprit des sociétés qui développe une tête pensante, et qui porte la vue aussi loin quelle peut aller. Si vous avez une étincelle de génie, allez passer une année à Paris: bientôt vous serez tout ce que vous pouvez être, ou vous ne serez jamais rien.

[1203:] On peut apprendre à penser dans les lieux où le mauvais goût règne; mais il ne faut pas penser comme ceux qui ont ce mauvais goût, et il est bien difficile que cela narrive quand on reste avec eux trop longtemps. Il faut perfectionner par leurs soins linstrument qui juge, en évitant de lemployer comme eux. Je me garderai de polir le jugement dEmile jusquà laltérer; et, quand il aura le tact assez fin pour sentir et comparer les divers goûts des hommes, cest sur des objets plus simples que je le ramènerai fixer le sien.

[1204:] Je my prendrai de plus loin encore pour lui conserver un goût pur et sain. Dans le tumulte de la dissipation je saurai me ménager avec lui des entretiens utiles; et, les dirigeant toujours sur des objets qui lui plaisent, jaurai soin de les lui rendre aussi amusants quinstructifs. Voici le temps de la lecture et des livres agréables; voici le temps de lui apprendre à faire lanalyse du discours, de le rendre sensible à toutes les beautés de léloquence et de la diction. Cest peu de chose dapprendre les langues pour elles-mêmes; leur usage nest pas si important quon croit; mais létude des langues mène àcelle de la grammaire générale. Il faut apprendre le latin pour bien savoir le français; il faut étudier et comparer lun et lautre pour entendre les règles de lart de parler.

[1205:] Il y a dailleurs une certaine simplicité de goût qui va au coeur, et qui ne se trouve que dans les écrits des anciens. Dans léloquence, dans la poésie, dans toute espèce de littérature, il les retrouvera, comme dans lhistoire, abondants en choses, et sobres à juger. Nos auteurs, au contraire, disent peu et prononcent beaucoup. Nous donner sans cesse leur jugement pour loi nest pas le moyen de former le nôtre. La différence des deux goûts se fait sentir dans tous les monuments et jusque sur les tombeaux. Les nôtres sont couverts déloges; sur ceux des anciens on lisait des faits.

Sta, via tor; heroem calcas.

[1206:] Quand jaurais trouvé cette épitaphe sur un monument antique, jaurais dabord deviné quelle était moderne; car rien n est si commun que des héros parmi nous; mais chez les anciens ils étaient rares. Au lieu de dire quun homme était un héros, ils auraient dit ce quil avait fait pour lêtre. A lépitaphe de ce héros comparez celle de lefféminé Sardanapale :

Jai bâti Tarse et Anchiale en un jour,
et maintenant je suis mort.

[1207:] Laquelle dit plus, à votre avis? Notre style lapidaire, avec son enflure, nest bon quà souffler des nains. Les anciens montraient les hommes au naturel, et lon voyait que cétaient des hommes. Xénophon honorant la mémoire de quelques guerriers tués en trahison dans la retraite des dix mille: Ils moururent, dit-il, irréprochables dans la guerre et dans lamitié. Voilà tout: mais considérez, dans cet éloge si court et si simple, de quoi lauteur devait avoir le coeur plein. Malheur à qui ne trouve pas cela ravissant!

[1208:] On lisait ces mots gravés sur un marbre aux Thermopyles :

Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici
pour obéir a ses saintes lois.

[1209:] On voit bien que ce nest pas lAcadémie des inscriptions qui a composé celle-là.

[1210:] Je suis trompé si mon élève, qui donne si peu de prix aux paroles, ne porte sa première attention sur ces différences, et si elles ninfluent sur le choix de ses lectures. Entraîné par la mâle éloquence de Démosthène, il dira: Cest un orateur; mais en lisant Cicéron, il dira: Cest un avocat.

[1211:] En général, Emile prendra plus de goût pour les livres des anciens que pour les nôtres; par cela seul quétant les premiers, les anciens sont les plus près de la nature, et que leur génie est plus à eux. Quoi quen aient pu dire La Motte et labbé Terrasson, il ny a point de vrai progrès de raison dans lespèce humaine, parce que tout ce quon gagne dun côté on le perd de lautre; que tous les esprits partent toujours du même point, et que le temps. quon emploie à savoir ce que dautres ont pensé étant perdu pour apprendre à penser soi-même, on a plus de lumières acquises et moins de vigueur desprit. Nos esprits sont comme nos bras, exercés à tout faire avec des outils, et rien par eux-mêmes. Fontenelle disait que toute cette dispute sur les anciens et les modernes se réduisait à savoir si les arbres dautrefois étaient plus grands que ceux daujourdhui. Si lagriculture avait changé, cette question ne serait pas impertinente à faire.

[1212:] Après lavoir ainsi fait remonter aux sources de la pure littérature, je lui en montre aussi les égouts dans les réservoirs des modernes compilateurs: journaux, traductions, dictionnaires; il jette un coup doeil sur tout cela, puis le laisse pour ny jamais revenir. Je lui fais entendre, pour le réjouir, le bavardage des académies; je lui fais remarquer que chacun de ceux qui les composent vaut toujours mieux seul quavec le corps: là-dessus il tirera de lui-même la conséquence de lutilité de tous ces beaux établissements.

[1213:] Je le mène aux spectacles, pour étudier, non les moeurs, mais le goût; car cest là surtout quil se montre à ceux qui savent réfléchir. Laissez les préceptes et la morale, lui dirais-je; ce nest pas ici quil faut les apprendre. Le théâtre nest pas fait pour la vérité; il est fait pour flatter, pour amuser les hommes; il ny a point décole où lon apprenne si bien lart de leur plaire et dintéresser le coeur humain. Létude du théâtre mène à celle de la poésie; elles ont exactement le même objet. Quil ait une étincelle de goût pour elle, avec quel plaisir il cultivera les langues des poètes, le grec, le latin, litalien! Ces études seront pour lui des amusements sans contrainte, et nen profiteront que mieux; elles lui seront délicieuses dans un âge et des circonstances où le coeur sintéresseavectantdecharmeàtouslesgenresdebeauté faits pour le toucher. Figurez-vous dun côté mon Emile, et de lautre un polisson de collège, lisant le quatrième livre de lEnéide, ou Tibulle, ou le Banquet de Platon: quelle différence! Combien le coeur de lun est remué de ce qui naffecte pas même lautre! O bon jeune homme! arrête, suspends ta lecture, je te vois trop ému; je veux bien que le langage de lamour te plaise, mais non pas quil tégare; sois homme sensible, mais sois homme sage. Si tu nes que lun des deux, tu nes rien. Au reste, quil réussisse ou non dans les langues mortes, dans les belles-lettres, dans la poésie, peu mimporte. Il nen vaudra pas moins sil ne sait rien de tout cela, et ce nest pas de tous ces badinages quil sagit dans son éducation.

[1214:] Mon principal objet, en lui apprenant à sentir et aimer le beau dans tous les genres, est dy fixer ses affections et ses goûts, dempêcher que ses appétits naturels ne saltèrent, et quil ne cherche un jour dans sa richesse les moyens dêtre heureux, quil doit trouver plus près de lui. Jai dit ailleurs que le goût nétait que lart de se connaître en petites choses et cela est très vrai; mais puisque cest dun tissu de petites choses que dépend lagrément de la vie, de tels soins ne sont rien moins quindifférents; cest par eux que nous apprenons à la remplir des biens mis à notre portée, dans toute la vérité quils peuvent avoir pour nous. Je nentends point ici les biens moraux qui tiennent à la bonne disposition de lâme, mais seulement ce qui est de sensualité, de volupté réelle, mis à part les préjugés et lopinion.

[1215:] Quon me permette, pour mieux développer mon idée, de laisser un moment Emile, dont le coeur pur et sain ne peut plus servir de règle à personne, et de chercher en moi-même un exemple plus sensible et plus rapproché des moeurs du lecteur.

[1216:] Il y a des états qui semblent changer la nature, et refondre, soit en mieux, soit en pis, les hommes qui les remplissent. Un poltron devient brave en entrant dans le régiment de Navarre. Ce nest pas seulement dans le militaire que lon prend lesprit de corps, et ce nest pas toujours en bien que ses effets se font sentir. Jai pensé cent fois avec effroi que si javais le malheur de remplir aujourdhui tel emploi que je pense en certains pays, demain je serais presque inévitablement tyran, concussionnaire, destructeur du peuple, nuisible au prince, ennemi par état de toute humanité, de toute équité, de toute espèce de vertu.

[1217:] De même, si jétais riche, jaurais fait tout ce quil faut pour le devenir; je serais donc insolent et bas, sensible et délicat pour moi seul, impitoyable et dur pour tout le monde, spectateur dédaigneux des misères de la canaille, car je ne donnerais plus dautre nom aux indigents, pour faire oublier quautrefois je fus de leur classe. Enfin je ferais de ma fortune linstrument de mes plaisirs, dont je serais uniquement occupé; et jusque-là je serais comme tous les autres.

[1218:] Mais en quoi je crois que jen différerais beaucoup, cest que je serais sensuel et voluptueux plutôt quorgueilleux et vain, et que je me livrerais au luxe de mollesse bien plus quau luxe dostentation. Jaurais même quelque honte détaler trop ma richesse, et je croirais toujours voir lenvieux que jécraserais de mon faste dire à ses voisins à loreille: Voilà un fripon qui a grand-peur de nêtre pas connu pour tel.

[1219:] De cette immense profusion de biens qui couvrent la terre, je chercherais ce qui mest le plus agréable et que je puis le mieux mapproprier. Pour cela, le premier usage de ma richesse serait den acheter du loisir et la liberté, à quoi jajouterais la santé, si elle était à prix; mais comme elle ne sachète quavec la tempérance, et quil ny a point sans la santé de vrai plaisir dans la vie, je serais tempérant par sensualité.

[1220:] Je resterais toujours aussi près de la nature quil serait possible pour flatter les sens que jai reçus delle, bien sûr que plus elle mettrait du sien dans mes jouissances, plus jy trouverais de réalité. Dans le choix des objets dimitation je la prendrais toujours pour modèle; dans mes appétits je lui donnerais la préférence; dans mes goûts je la consulterais toujours; dans les mets je voudrais toujours ceux dont elle fait le meilleur apprêt et qui passent par le moins de mains pour parvenir sur nos tables. Je préviendrais les falsifications de la fraude, jirais au-devant du plaisir. Ma sotte et grossière gourmandise nenrichirait point un maître dhôtel; il ne me vendrait point au poids de lor du poison pour du poisson; ma table ne serait point couverte avec appareil de magnifiques ordures et charognes lointaines; je prodiguerais ma propre peine pour satisfaire ma sensualité, puisque alors cette peine est un plaisir elle-même, et quelle ajoute à celui quon en attend. Si je voulais goûter un mets du bout du monde, jirais, comme Apicius, plutôt ly chercher, que de len faire venir, car les mets les plus exquis manquent toujours dun assaisonnement quon napporte pas avec eux et quaucun cuisinier ne leur donne, lair du climat qui les a produits.

[1221:] Par la même raison, je nimiterais pas ceux qui, ne se trouvant bien quoù ils ne sont point, mettent toujours les saisons en contradiction avec elles-mêmes, et les climats en contradiction avec les saisons; qui, cherchant lété en hiver, et lhiver en été, vont avoir froid en Italie et chaud dans le nord, sans songer quen croyant fuir la rigueur des saisons, ils la trouvent dans les lieux où lon na point appris à sen garantir. Moi, je resterais en place, ou je prendrais tout le contre-pied: je voudrais tirer dune saison tout ce quelle a dagréable, et dun climat tout ce quil a de particulier. Jaurais une diversité de plaisirs et dhabitudes qui ne se ressembleraient point, et qui seraient toujours dans la nature, jirais passer lété à Naples, et lhiver à Pétersbourg; tantôt respirant un doux zéphyr, à demi couché dans les fraîches grottes de Tarente; tantôt dans lillumination dun palais de glace, hors dhaleine, et fatigué des plaisirs du bal.

[1222:] Je voudrais dans le service de ma table, dans la parure de mon logement, imiter par des ornements très simples la variété des saisons, et tirer de chacune toutes ses délices, sans anticiper sur celles qui la suivront. Il y a de la peine et non du goût à troubler ainsi lordre de la nature, à lui arracher des productions involontaires quelle donne à regret dans sa malédiction, et qui, nayant ni qualité ni saveur, ne peuvent ni nourrir lestomac, ni flatter le palais. Rien nest plus insipide que les primeurs; ce nest quà grands frais que tel riche de Paris, avec ses fourneaux et ses serres chaudes, vient à bout de navoir sur sa table toute lannée que de mauvais légumes et de mauvais fruits. Si javais des cerises quand il gèle, et des melons ambrés au coeur de lhiver, avec quel plaisir les goûterais-je, quand mon palais na besoin dêtre humecté ni rafraîchi? Dans les ardeurs de la canicule, le lourd marron me serait-il fort agréable? Le préférerais-je sortant de la poêle, à la groseille, à la fraise et aux fruits désaltérants qui me sont offerts sur la terre sans tant de soins? Couvrir sa cheminée au mois de janvier de végétations forcées, de fleurs pâles et sans odeur, cest moins parer lhiver que déparer le printemps: cest sôter le plaisir daller dans les bois chercher la première violette, épier le premier bourgeon, et sécrier dans un saisissement de joie: Mortels, vous nêtes pas abandonnés, la nature vit encore.

[1223:] Pour être bien servi, jaurais peu de domestiques: cela a déjà été dit, et cela est bon à redire encore. Un bourgeois tire plus de vrai service de son seul laquais quun duc des dix messieurs qui lentourent. Jai pensé cent fois quayant à table mon verre à côté de moi, je bois à linstant quil me plaît, au lieu que, si javais un grand couvert, il faudrait que vingt voix répétassent: à boire, avant que je pusse étancher ma soi f. Tout ce quon fait par autrui se fait mal, comme quon sy prenne. Je nenverrais pas chez les marchands, jirais moi-même; jirais pour que mes gens ne traitassent pas avec eux avant moi, pour choisir plus sûrement, et payer moins chèrement; jirais pour faire un exercice agréable, pour voir un peu ce qui se fait hors de chez moi; cela récrée, et quelquefois cela instruit; enfin j irais pour aller, cest toujours quelque chose. Lennui commence par la vie trop sédentaire; quand on va beaucoup, on sennuie peu. Ce sont de mauvais interprètes quun portier et des laquais; je ne voudrais point avoir toujours ces gens-là entre moi et le reste du monde, ni marcher toujours avec le fracas dun carrosse, comme si javais peur dêtre abordé. Les chevaux dun homme qui se sert de ses jambes sont toujours prêts; sils sont fatigués ou malades, il le sait avant tout autre; et il na pas peur dêtre obligé de garder le logis sous ce prétexte, quand son cocher veut se donner du bon temps; en chemin mille embarras ne le font point sécher dimpatience, ni rester en place au moment quil voudrait voler. Enfin, si nul ne nous sert jamais si bien que nous-mêmes, fût-on plus puissant quAlexandre et plus riche que Crésus, on ne doit recevoir des autres que les services quon ne peut tirer de soi.

[1224:] Je ne voudrais point avoir un palais pour demeure; car dans ce palais je nhabiterais quune chambre; toute pièce commune nest à personne, et la chambre de chacun de mes gens me serait aussi étrangère que celle de mon voisin. Les Orientaux, bien que très voluptueux, sont tous logés et meublés simplement. Ils regardent la vie comme un voyage, et leur maison comme un cabaret. Cette raison prend peu sur nous autres riches, qui nous arrangeons pour vivre toujours: mais jen aurais une différente qui produirait le même effet. Il me semblerait que métablir avec tant dappareil dans un lieu serait me bannir de tous les autres, et memprisonner pour ainsi dire dans mon palais. Cest un assez beau palais que le monde; tout nest-il pas au riche quand il veut jouir? Ubi bene, ibi patria; cest là sa devise; ses lares sont les lieux où largent peut tout, son pays est partout où peut passer son coffre-fort, comme Philippe tenait à lui toute place forte où pouvait entrer un mulet chargé dargent. Pourquoi donc saller circonscrire par des murs et par des portes pour nen sortir jamais? Une épidémie, une guerre, une révolte me chasse-t-elle dun lieu, je vais dans un autre, et jy trouve mon hôtel arrivé avant moi. Pourquoi prendre le soin de men faire un moi-même, tandis quon en bâtit pour moi par tout lunivers? Pourquoi, si pressé de vivre, mapprêter de si loin des jouissances que je puis trouver dès aujourdhui? Lon ne saurait se faire un sort agréable en se mettant sans cesse en contradiction avec soi. Cest ainsi quEmpédocle reprochait aux Agrigentins dentasser les plaisirs comme sils navaient quun jour à vivre et de bâtir comme sils ne devaient jamais mourir.

[1225:] Dailleurs, que me sert un logement si vaste, ayant si peu de quoi le peupler, et moins de quoi le remplir? Mes meubles seraient simples comme mes goûts; je naurais ni galerie ni bibliothèque, surtout si jaimais la lecture et que je me connusse en tableaux. Je saurais alors que de telles collections ne sont jamais complètes, et que le défaut de ce qui leur manque donne plus de chagrin que de navoir rien. En ceci labondance fait la misère: il ny a pas un faiseur de collections qui ne lait éprouvé. Quand on sy connaît, on nen doit point faire; on na guère un cabinet à montrer aux autres quand on sait sen servir pour soi.

[1226:] Le jeu nest point un amusement dhomme riche, il est la ressource dun désoeuvré; et mes plaisirs me donneraient trop daffaires pour me laisser bien du temps àsi mal remplir. Je ne joue point du tout, étant solitaire et pauvre, si ce nest quelquefois aux échecs, et cela de trop. Si jétais riche, je jouerais moins encore, et seulement un très petit jeu, pour ne voir point de mécontent, ni lêtre. Lintérêt du jeu, manquant de motif dans lopulence, ne peut jamais se changer en fureur que dans un esprit mal fait. Les profits quun homme riche peut faire au jeu lui sont toujours moins sensibles que les pertes; et comme la forme des jeux modérés, qui en use le bénéfice à la longue, fait quen général ils vont plus en pertes quen gains, on ne peut, en raisonnant bien, saffectionner beaucoup à un amusement où les risques de toute espèce sont contre soi. Celui qui nourrit sa vanité des préférences de la fortune les peut chercher dans des objets beaucoup plus piquants, et ces préférences ne se marquent pas moins dans le plus petit jeu que dans le plus grand. Le goût du jeu, fruit de lavarice et de lennui, ne prend que dans un esprit et dans un coeur vides; et il me semble que jaurais assez de sentiment et de connaissances pour me passer dun tel supplément. On voit rarement les penseurs se plaire beaucoup au jeu, qui suspend cette habitude, ou la tourne sur darides combinaisons; aussi lun des biens, et peut-être le seul quait produit le goût des sciences, est damortir un peu cette passion sordide; on aimera mieux sexercer à prouver lutilité du jeu que de sy livrer. Moi, je le combattrais parmi les joueurs, et jaurais plus de plaisir à me moquer deux en les voyant perdre, quà leur gagner leur argent.

[1227:] Je serais le même dans ma vie privée et dans le commerce du monde. Je voudrais que ma fortune mît partout de laisance, et ne fît jamais sentir dinégalité. Le clinquant de la parure est incommode à mille égards. Pour garder parmi les hommes toute la liberté possible, je voudrais être mis de manière que dans tous les rangs je parusse à ma place, et quon ne me distinguât dans aucun; que, sans affectation, sans changement sur ma personne, je fusse peuple à la guinguette et bonne compagnie au Palais-Royal. Par là plus maître de ma conduite, Je mettrais toujours à ma portée les plaisirs de tous les états. Il y a, dit-on, des femmes qui ferment leur porte aux manchettes brodées, et ne reçoivent personne quen dentelle; j irais donc passer ma journée ailleurs; mais si ces femmes étaient jeunes et jolies, je pourrais quelquefois prendre de la dentelle pour y passer la nuit tout au plus.

[1228:] Le seul lien de mes sociétés serait lattachement mutuel, la conformité des goûts, la convenance des caractères; je my livrerais comme homme et non comme riche; je ne souffrirais jamais que leur charme fût empoisonné par lintérêt. Si mon opulence mavait laissé quelque humanité, jétendrais au loin mes services et mes bienfaits; mais je voudrais avoir autour de moi une société et non une cour, des amis et non des protégés; je ne serais point le patron de mes convives, je serais leur hôte. Lindépendance et légalité laisseraient à mes liaisons toute la candeur de la bienveillance; et où le devoir ni lintérêt nentreraient pour rien, le plaisir et lamitié feraient seuls la loi.

[1229:] On nachète ni son ami ni sa maîtresse. Il est aisé davoir des femmes avec de largent; mais cest le moyen de nêtre jamais lamant daucune. Loin que lamour soit à vendre, largent le tue infailliblement. Quiconque paye, fût-il le plus aimable des hommes, par cela seul quil paye, ne peut être longtemps aimé. Bientôt il payera pour un autre, ou plutôt cet autre sera payé de son argent; et, dans ce double lien, formé par lintérêt, par la débauche, sans amour, sans honneur, sans vrai plaisir, la femme avide, infidèle et misérable, traitée par le vil qui reçoit comme elle traite le sot qui donne, reste ainsi quitte envers tous les deux. Il serait doux dêtre libéral envers ce quon aime, si cela ne faisait un marché. Je ne connais quun moyen de satisfaire ce penchant avec sa maîtresse sans empoisonner lamour: cest de lui tout donner et dêtre ensuite nourri par elle. Reste à savoir où est la femme avec qui ce procédé ne fût pas extravagant.

[1230:] Celui qui disait: Je possède Lais sans quelle me possède, disait un mot sans esprit. La possession qui nest pas réciproque nest rien: cest tout au plus la possession du sexe, mais non pas de lindividu. Or, où le moral de lamour nest pas, pourquoi faire une si grande affaire du reste? Rien nest si facile à trouver. Un muletier est là-dessus plus près du bonheur quun millionnaire.

[1231:] Oh! si lon pouvait développer assez les inconséquences du vice, combien, lorsquil obtient ce quil a voulu, on le trouverait loin de son compte! Pourquoi cette barbare avidité de corrompre linnocence, de se faire une victime dun jeune objet quon eût dû protéger, et que de ce premier pas on traîne inévitablement dans un gouffre de misère dont il ne sortira quà la mort? Brutalité, vanité, sottise, erreur, et rien davantage. Ce plaisir même nest pas de la nature; il est de lopinion, et de lopinion la plus vile, puisquelle tient au mépris de soi. Celui qui se sent le dernier des hommes craint la comparaison de tout autre, et veut passer le premier pour être moins odieux. Voyez si les plus avides de ce ragoût imaginaire sont jamais de jeunes gens aimables, dignes de plaire, et qui seraient plus excusables dêtre difficiles. Non: avec de la figure, du mérite et des sentiments, on craint peu lexpérience de sa maîtresse; dans une juste confiance, on lui dit: Tu connais les plaisirs, nimporte; mon coeur ten promet que tu nas jamais connus.

[1232:] Mais un vieux satyre usé de débauche, sans agrément, sans ménagement, sans égard, sans aucune espèce dhonnêteté, incapable, indigne de plaire à toute femme qui se connaît en gens aimables, croit suppléer à tout cela chez une jeune innocente, en gagnant de vitesse sur lexpérience, et lui donnant la première émotion des sens. Son dernier espoir est de plaire à la faveur de la nouveauté; cest incontestablement là le motif secret de cette fantaisie; mais il se trompe, lhorreur quil fait nest pas moins de la nature que nen sont les désirs quil voudrait exciter. Il se trompe aussi dans sa folle attente: cette même nature a soin de revendiquer ses droits: toute fille qui se vend sest déjà donnée; et sétant donnée à son choix, elle a fait la comparaison quil craint. Il achète donc un plaisir imaginaire, et nen est pas moins abhorré.

[1233:] Pour moi, jaurais beau changer étant riche, il est un point où je ne changerai jamais. Sil ne me reste ni moeurs ni vertu, il me restera du moins quelque goût, quelque sens, quelque délicatesse; et cela me garantira duser ma fortune en dupe à courir après des chimères, dépuiser ma bourse et ma vie à me faire trahir et moquer par des enfants. Si jétais jeune, je chercherais les plaisirs de la jeunesse; et, les voulant dans toute leur volupté, je ne les chercherais pas en homme riche. Si je restais tel que je suis, ce serait autre chose; je me bornerais prudemment aux plaisirs de mon âge; je prendrais les goûts dont je peux jouir, et jétoufferais ceux qui ne feraient plus que mon supplice. Je nirais point offrir ma barbe grise aux dédains railleurs des jeunes filles; je ne supporterais point de voir mes dégoûtantes caresses leur faire soulever le coeur, de leur préparer à mes dépens les récits les plus ridicules, de les imaginer décrivant les vilains plaisirs du vieux singe, de manière à se venger de les avoir endurés. Que si des habitudes mal combattues avaient tourné mes anciens désirs en besoins, jy satisferais peut-être, mais avec honte, mais en rougissant de moi. Jôterais la passion du besoin, je massortirais le mieux quil me serait possible, et men tiendrais là: je ne me ferais plus une occupation de ma faiblesse, et je voudrais surtout nen avoir quun seul témoin. La vie humaine a dautres plaisirs, quand ceux-là lui manquent; en courant vainement après ceux qui fuient, on sôte encore ceux qui nous sont laissés. Changeons de goûts avec les années, ne déplaçons pas plus les âges que les saisons: il faut être soi dans tous les temps, et ne point lutter contre la nature: ces vains efforts usent la vie et nous empêchent den user.

[1234:] Le peuple ne sennuie guère, sa vie est active; si ses amusements ne sont pas variés, ils sont rares; beaucoup de jours de fatigue lui font goûter avec délices quelques jours de fêtes. Une alternative de longs travaux et de courts loisirs tient lieu dassaisonnement aux plaisirs de son état. Pour les riches, leur grand fléau, cest lennui; au sein de tant damusements rassemblés à grands frais, au milieu de tant de gens concourant à leur plaire, lennui les consume et les tue, ils passent leur vie à le fuir et àen être atteints: ils sont accablés de son poids insupportable: les femmes surtout, qui ne savent plus ni soccuper ni samuser, en sont dévorées sous le nom de vapeurs; il se transforme pour elles en un mal horrible, qui leur ôte quelquefois la raison, et enfin la vie. Pour moi, je ne connais point de sort plus affreux que celui dune jolie femme de Paris, après celui du petit agréable qui sattache à elle, qui, changé de même en femme oisive, séloigne ainsi doublement de son état, et à qui la vanité dêtre homme à bonnes fortunes fait supporter la langueur des plus tristes jours quait jamais passés créature humame.

[1235:] Les bienséances, les modes, les usages qui dérivent du luxe et du bon air, renferment le cours de la vie dans la plus maussade uniformité. Le plaisir quon veut avoir aux yeux des autres est perdu pour tout le monde: on ne la ni pour eux ni pour soi. Le ridicule, que lopinion redoute sur toute chose, est toujours à côté delle pour la tyranniser et pour la punir. On nest jamais ridicule que par des formes déterminées: celui qui sait varier ses situations et ses plaisirs efface aujourdhui limpression dhier: il est comme nul dans lesprit des hommes; mais il jouit, car il est tout entier à chaque heure et à chaque chose. Ma seule forme constante serait celle-là; dans chaque situation je ne moccuperais daucune autre, et je prendrais chaque jour en lui-même, comme indépendant de la veille et du lendemain. Comme je serais peuple avec le peuple, je serais campagnard aux champs; et quand je parlerais dagriculture, le paysan ne se moquerait pas de moi. Je nirais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond dune province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, jaurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et quoique une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce quelle a lair plus propre et plus gai que le chaume, quon ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu lheureux temps de ma jeunesse. Jaurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que jaime beaucoup. Jaurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier; et mon avare magnificence nétalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que jaurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où lon voit peu dargent et beaucoup de denrées, et où règnent labondance et la pauvreté.

[1236:] Là, je rassemblerais une société, plus choisie que nombreuse, damis aimant le plaisir et sy connaissant, de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses, et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés, et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules damusements divers qui ne nous donneraient chaque soir que lembarras du choix pour le lendemain. Lexercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où labondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service naurait pas plus dordre que délégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre; quelquefois au loin, près dune source vive, sur lherbe verdoyante et fraîche, sous des touffes daunes et de coudriers; une longue procession de gais convives porterait en chantant lapprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaise; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, lappétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui: de cette familiarité cordiale et modérée naîtrait, sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les coeurs. Point dimportun laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux dun oeil avide, samusant à nous faire attendre à boire, et murmurant dun trop long dîner. Nous serions nos valets pour être nos maîtres, chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter; le repas serait le repos, et durerait autant que lardeur du jour. Sil passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur lépaule, je lui réjouirais le coeur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère; et moi j aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: Je suis encore homme.

[1237:] Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, jy serais des premiers avec ma troupe; si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que jaime la joie, et jy serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête; et jy trouverais en échange des biens dun prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table; jy ferais chorus au refrain dune vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de meilleur coeur quau bal de lOpéra.

[1238:] Jusquici tout est à merveille, me dira-t-on; mais la chasse? est-ce être en campagne que de ny pas chasser? Jentends: je ne voulais quune métairie, et javais tort. Je me suppose riche, il me faut donc des plaisirs exclusifs, des plaisirs destructifs: voici de tout autres affaires. Il me faut des terres, des bois, des gardes, des redevances, des honneurs seigneuriaux, surtout de lencens et de leau bénite.

[1239:] Fort bien. Mais cette terre aura des voisins jaloux de leurs droits et désireux dusurper ceux des autres; nos gardes se chamailleront, et peut-être les maîtres: voilà des altercations, des querelles, des haines, des procès tout au moins: cela nest déjà pas fort agréable. Mes vassaux ne verront point avec plaisir labourer leurs blés par mes lièvres, et leurs fèves par mes sangliers; chacun, nosant tuer lennemi qui détruit son travail, voudra du moins le chasser de son champ; après avoir passé le jour à cultiver leurs terres, il faudra quils passent la nuit àles garder, ils auront des mâtins, des tambours, des cornets, des sonnettes: avec tout ce tintamarre ils troubleront mon sommeil. Je songerai malgré moi à la misère de ces pauvres gens, et ne pourrai m empêcher de me la reprocher. Si javais lhonneur dêtre prince, tout cela ne me toucherait guère; mais moi, nouveau parvenu, nouveau riche, jaurais le coeur encore un peu roturier.

[1240:] Ce nest pas tout; labondance du gibier tentera les chasseurs; jaurai bientôt des braconniers à punir; il me faudra des prisons, des geôliers, des archers, des galères: tout cela me paraît assez cruel. Les femmes de ces malheureux viendront assiéger ma porte et mimportuner de leurs cris, ou bien il faudra quon les chasse, quon les maltraite. Les pauvres gens qui nauront point braconné, et dont mon gibier aura fourragé la récolte, viendront se plaindre de leur côté: les uns seront punis pour avoir tué le gibier, les autres ruinés pour lavoir épargné: quelle triste alternative! Je ne verrai de tous côtés quobjets de misère, je nentendrai que gémissements: cela doit troubler beaucoup, ce me semble, le plaisir de massacrer à son aise des foules de perdrix et de lièvres presque sous ses pieds.

[1241:] Voulez-vous dégager les plaisirs de leurs peines, ôtezen lexclusion: plus vous les laisserez communs aux hommes, plus vous les goûterez toujours purs. Je ne ferai donc point tout ce que je viens de dire; mais, sans changer de goûts, je suivrai celui que je me suppose à moindres frais. Jétablirai mon séjour champêtre dans un pays où la chasse soit libre à tout le monde, et où jen puisse avoir lamusement sans embarras. Le gibier sera plus rare; mais il y aura plus dadresse à le chercher et de plaisir àlatteindre. Je me souviendrai des battements de coeur quéprouvait mon père au vol de la première perdrix, et des transports de joie avec lesquels il trouvait le lièvre quil avait cherché tout le jour. Oui, je soutiens que, seul avec son chien, chargé de son fusil, de son carnier, de son fourniment, de sa petite proie, il revenait le soir, rendu de fatigue et déchiré des ronces, plus content de sa journée que tous vos chasseurs de ruelle, qui, sur un bon cheval, smvis de vingt fusils chargés, ne font quen changer, tirer, et tuer autour deux, sans art, sans gloire, et presque sans exercice. Le plaisir nest donc pas moindre, et linconvénient est ôté quand on na ni terre à garder, ni braconnier à punir, ni misérable à tourmenter: voilà donc une solide raison de préférence. Quoi quon fasse, on ne tourmente point sans fin les hommes quon nen reçoive aussi quelque malaise; et les longues malédictions du peuple rendent tôt ou tard le gibier amer.

[1242:] Encore un coup, les plaisirs exclusifs sont la mort du plaisir. Les vrais amusements sont ceux quon partage avec le peuple; ceux quon veut avoir à soi seul, on ne les a plus. Si les murs que jélève autour de mon parc men font une triste clôture, je nai fait à grands frais que môter le plaisir de la promenade: me voilà forcé de laller chercher au loin. Le démon de la propriété infecte tout ce quil touche. Un riche veut être partout le maître et ne se trouve bien quoù il ne lest pas: il est forcé de se fuir toujours. Pour moi, je ferai là-dessus dans ma richesse ce que jai fait dans ma pauvreté. Plus riche maintenant du bien des autres que je ne serai jamais du mien, je mempare de tout ce qui me convient dans mon voisinage: il ny a pas de conquérant plus déterminé que moi; jusurpe sur les princes mêmes; je maccommode sans distinction de tous les terrains ouverts qui me plaisent; je leur donne des noms; je fais de lun mon parc, de lautre ma terrasse, et men voilà le maître; dès lors, je my promène impunément; j y reviens souvent pour maintenir la possession; juse autant que je veux le sol à force dy marcher; et lon ne me persuadera jamais que le titulaire du fonds que je mapproprie tire plus dusage de largent quil lui produit que jen tire de son terrain. Que si lon vient à me vexer par des fossés, par des haies, peu mimporte; je prends mon parc sur mes épaules, et je vais le poser ailleurs; les emplacements ne manquent pas aux environs, et jaurai longtemps à piller mes voisins avant de manquer dasile.

[1243:] Voilà quelque essai du vrai goût dans le choix des loisirs agréables: voilà dans quel esprit on jouit; tout le reste nest quillusion, chimère, sotte vanité. Quiconque sécartera de ces règles, quelque riche quil puisse être, mangera son or en fumier, et ne connaîtra jamais le prix de la vie.

[1244:] On mobjectera sans doute que de tels amusements sont à la portée de tous les hommes, et quon na pas besoin dêtre riche pour les goûter. Cest précisément à quoi jen voulais venir. On a du plaisir quand on en veut avoir: cest lopinion seule qui rend tout difficile, qui chasse le bonheur devant nous; et il est cent fois plus aisé dêtre heureux que de le paraître. Lhomme de goût et vraiment voluptueux na que faire de richesse; il lui suffit dêtre libre et maître de lui. Quiconque jouit de la santé et ne manque pas du nécessaire, sil arrache de son coeur les biens de lopinion, est assez riche; cest laurea mediocritas dHorace. Gens à coffres-forts, cherchez donc quelque autre emploi de votre opulence, car pour le plaisir elle nest bonne à rien. Emile ne saura pas tout cela mieux que moi; mais, ayant le coeur plus pur et plus sain, il le sentira mieux encore, et toutes ses observations dans le monde ne feront que le lui confirmer.

[1245:] En passant ainsi le temps, nous cherchons toujours Sophie, et nous ne la trouvons point. Il importait quelle ne se trouvât pas si vite, et nous lavons cherchée où jétais bien sûr quelle nétait pas.

[1246:] Enfin le moment presse; il est temps de la chercher tout de bon, de peur quil ne sen fasse une quil prenne pour elle, et quil ne connaisse trop tard son erreur. Adieu donc, Paris, ville célèbre, ville de bruit, de fumée et de boue, où les femmes ne croient plus à lhonneur ni les hommes à la vertu. Adieu, Paris: nous cherchons lamour, le bonheur, linnocence; nous ne serons jamais assez loin de toi.