LIVRE TROISIÈME[550:] Quoique jusquà ladolescence tout le cours de la vie soit un temps de faiblesse, il est un point, dans la durée de ce premier âge, où, le progrès des forces ayant passé celui des besoins, lanimal croissant, encore absolument faible, devient fort par relation. Ses besoins nétant pas tous développés, ses forces actuelles sont plus que suffisantes pour pourvoir à ceux quil a. Comme homme il serait très faible, comme enfant il est très fort. [551:] Doù vient la faiblesse de lhomme? De linégalité qui se trouve entre sa force et ses désirs. Ce sont nos passions qui nous rendent faibles, parce quil faudrait pour les contenter plus de forces que ne nous en donna la nature. Diminuez donc les désirs, cest comme si vous augmentiez les forces: celui qui peut plus quil ne désire en a de reste; il est certainement un être très fort. Voilà le troisième état de lenfance, et celui dont jai maintenant à parler. Je continue à lappeler enfance, faute de terme propre à lexprimer; car cet âge approche de ladolescence, sans être encore celui de la puberté. [552:] A douze ou treize ans les forces de lenfant se développent bien plus rapidement que ses besoins. Le plus violent, le plus terrible, ne sest pas encore fait sentir à lui; lorgane même en reste dans limperfection, et semble, pour en sortir, attendre que sa volonté ly force. Peu sensible aux injures de lair et des saisons, il les brave sans peine, sa chaleur naissante lui tient lieu dhabit; son appétit lui tient lieu dassaisonnement; tout ce qui peut nourrir est bon à son âge; sil a sommeil, il sétend sur la terre et dort: il se voit partout entouré de tout ce qui lui est nécessaire; aucun besoin imaginaire ne le tourmente; lopinion ne peut rien sur lui; ses désirs ne vont pas plus loin que ses bras: non seulement il peut se suffire à lui-même, il a de la force au-delà de ce quil lui en faut; cest le seul temps de sa vie où il sera dans ce cas. [553:] Je pressens lobjection. Lon ne dira pas que lenfant a plus de besoins que je ne lui en donne, mais on niera quil ait la force que je lui attribue: on ne songera pas que je parle de mon élève, non de ces poupées ambulantes qui voyagent dune chambre à lautre, qui labourent dans une caisse et portent des fardeaux de carton. Lon me dira que la force virile ne se manifeste quavec la virilité; que les esprits vitaux, élaborés dans les vaisseaux convenables, et répandus dans tout le corps, peuvent seuls donner aux muscles la consistance, lactivité, le ton, le ressort, doù résulte une véritable force. Voilà la philosophie du cabinet; mais moi jen appelle à lexpérience. Je vois dans vos campagnes de grands garçons labourer, biner, tenir la charrue, charger un tonneau de vin, mener la voiture tout comme leur père; on les prendrait pour des hommes, si le son de leur voix ne les trahissait pas. Dans nos villes mêmes, de jeunes ouvriers, forgerons, taillandiers, maréchaux, sont presque aussi robustes que les maîtres, et ne seraient guère moins adroits, si on les eût exercés à temps. Sil y a de la différence, et je conviens quil y en a, elle y est beaucoup moindre, je le répète, que celle des désirs fougueux dun homme aux désirs bornés dun enfant. Dailleurs il nest pas ici question seulement de forces physiques, mais surtout de la force et capacité de lesprit qui les supplée ou qui les dirige. [554:] Cet intervalle où lindividu peut plus quil ne désire, bien quil ne soit pas le temps de sa plus grande force absolue, est, comme je lai dit, celui de sa plus grande force relative. Il est le temps le plus précieux de la vie, temps qui ne vient quune seule fois; temps très court, et dautant plus court, comme on verra dans la suite, quil lui importe plus de le bien employer. [555:] Que fera-t-il donc de cet excédent de facultés et de forces quil a de trop à présent, et qui lui manquera dans un autre âge? Il tâchera de lemployer à des soins qui lui puissent profiter au besoin; il jettera, pour ainsi dire, dans lavenir le superflu de son être actuel; lenfant robuste fera des provisions pour lhomme faible; mais il nétablira ses magasins ni dans des coffres quon peut lui voler, ni dans des granges qui lui sont étrangères; pour sapproprier véritablement son acquis, cest dans ses bras, dans sa tête, cest dans lui quil le logera. Voici donc le temps des travaux, des instructions, des études, et remarquez que ce nest pas moi qui fais arbitrairement ce choix, c'est la nature ellemême qui lindique. [556:] Lintelligence humaine a ses bornes; et non seulement un homme ne peut pas tout savoir, il ne peut pas même savoir en entier le peu que savent les autres hommes. Puisque la contradictoire de chaque position fausse est une vérité, le nombre des vérités est inépuisable comme celui des erreurs. Il y a donc un choix dans les choses quon doit enseigner ainsi que dans le temps propre àles apprendre. Des connaissances qui sont à notre portée, les unes sont fausses, les autres sont inutiles, les autres servent à nourrir lorgueil de celui qui les a. Le petit nombre de celles qui contribuent réellement à notre bien-être est seul digne des recherches dun homme sage, et par conséquent dun enfant quon veut rendre tel. Il ne sagit point de savoir ce qui est, mais seulement ce qui est utile. [557:] De ce petit nombre, il faut ôter encore ici les vérités qui demandent, pour être comprises, un entendement déjà tout formé; celles qui supposent la connaissance des rapports de lhomme, quun enfant ne peut acquérir; celles qui, bien que vraies en elles-mêmes, disposent une âme inexpérimentée à penser faux sur dautres sujets. [558:] Nous voilà réduits à un bien petit cercle relativement à lexistence des choses; mais que ce cercle forme encore une sphère immense pour la mesure de lesprit dun enfant! Ténèbres de lentendement humain, quelle main téméraire osa toucher à votre voile? Que dabîmes je vois creuser par nos vaines sciences autour de ce jeune infortuné! O toi qui vas le conduire dans ces périlleux sentiers, et tirer devant ses yeux le rideau sacré de la nature, tremble. Assure-toi bien premièrement de sa tête et de la tienne, crains quelle ne tourne à lun ou à lautre, et peut-être à tous les deux. Crains lattrait spécieux du mensonge et les vapeurs enivrantes de lorgueil. Souviens-toi, souviens-toi sans cesse que lignorance na jamais fait de mal, que lerreur seule est funeste, et qu'on ne ségare point par ce quon ne sait pas, mais par ce quon croit savoir. [559:] Ses progrès dans la géométrie vous pourraient servir dépreuve et de mesure certaine pour le développement de son intelligence: mais sitôt quil peut discerner ce qui est utile et ce qui ne lest pas, il importe duser de beaucoup de ménagement et dart pour lamener aux études spéculatives. Voulez-vous, par exemple, quil cherche une moyenne proportionnelle entre deux lignes; commencez par faire en sorte quil ait besoin de trouver un carré égal à un rectangle donné: sil sagissait de deux moyennes proportionnelles, il faudrait dabord lui rendre le problème de la duplication du cube intéressant, etc. Voyez comment nous approchons par degrés des notions morales qui distinguent le bien et le mal. Jusqu ici nous n'avons connu de loi que celle de la nécessité: maintenant nous avons égard à ce qui est utile; nous arriverons bientôt à ce qui est convenable et bon. [560:] Le même instinct anime les diverses facultés de lhomme. A lactivité du corps, qui cherche à se développer, succède lactivité de lesprit, qui cherche a s'instruire. Dabord les enfants ne sont que remuants, ensuite ils sont curieux; et cette curiosité bien dirigée est le mobile de lâge où nous voilà parvenus. Distinguons toujours les penchants qui viennent de la nature de ceux qui viennent de lopinion. Il est une ardeur de savoir qui nest fondée que sur le désir dêtre estimé savant; il en est une autre qui naît dune curiosité naturelle à lhomme pour tout ce qui peut lintéresser de prés ou de loin. Le désir inné du bien-être et limpossibilité de contenter pleinement ce désir lui font rechercher sans cesse de nouveaux moyens dy contribuer. Tel est le premier principe de la curiosité; principe naturel au cur humain, mais dont le développement ne se fait quen proportion de nos passions et de nos lumières. Supposez un philosophe relégué dans une île déserte avec des instruments et des livres, sûr dy passer seul le reste de ses jours; il ne sembarrassera plus guère du système du monde, des lois de lattraction, du calcul différentiel: il nouvrira peut-être de sa vie un seul livre, mais jamais il ne sabstiendra de visiter son île jusquau dernier recoin, quelque grande quelle puisse être. Rejetons donc encore de nos premières études les connaissances dont le goût nest point naturel à lhomme, et bornons-nous à celles que linstinct nous porte à chercher. [561:] Lîle du genre humain, cest la terre; lobjet le plus frappant pour nos yeux, cest le soleil. Sitôt que nous commençons à nous éloigner de nous, nos premières observations doivent tomber sur lune et sur lautre. Aussi la philosophie de presque tous les peuples sauvages roule-t-elle uniquement sur dimaginaires divisions de la terre et sur la divinité du soleil. [562:] Quel écart! dira-t-on peut-être. Tout à lheure nous occupés que de ce qui nous touche, de ce qui nous entoure immédiatement; tout à coup nous voilà parcourant le globe et sautant aux extrémités de lunivers! Cet écart est leffet du progrès de nos forces et de la pente de notre esprit. Dans létat de faiblesse et dinsuffisance, le soin de nous conserver nous concentre au-dedans de nous; dans létat de puissance et de force, le désir détendre notre être nous porte au-delà, et nous fait élancer aussi loin quil nous est possible; mais, comme le monde intellectuel nous est encore inconnu, notre pensée ne va pas plus loin que nos yeux, et notre entendement ne sétend quavec lespace quil mesure. [563:] Transformons nos sensations en idées, mais ne sautons pas tout dun coup des objets sensibles aux objets intellectuels. Cest par les premiers que nous devons arriver aux autres. Dans les premières opérations de lesprit, que les sens soient toujours ses guides: point dautre livre que le monde, point dautre instruction que les faits. Lenfant qui lit ne pense pas, il ne fait que lire; il ne sinstruit pas, il apprend des mots. [564:] Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt vous le rendrez curieux; mais, pour nourrir sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissez-les lui résoudre. Quil ne sache rien parce que vous le lui avez dit, mais parce quil la compris lui-même; quil napprenne pas la science, quil linvente. Si jamais vous substituez dans son esprit lautorité à la raison, il ne raisonnera plus; il ne sera plus que le jouet de lopinion des autres. [565:] Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant, et vous lui allez chercher des globes, des sphères, des cartes: que de machines! Pourquoi toutes ces représentations? que ne commencez-vous par lui montrer lobjet même, afin quil sache au moins de quoi vous lui parlez! [566:] Une belle soirée on va se promener dans un lieu favorable, où lhorizon bien découvert laisse voir à plein le soleil couchant, et lon observe les objets qui rendent reconnaissable le lieu de son coucher. Le lendemain, pour respirer le frais, on retourne au même lieu avant que le soleil se lève. On le voit sannoncer de loin par les traits de feu quil lance au-devant de lui. Lincendie augmente, lorient parait tout en flammes; à leur éclat on attend lastre longtemps avant quil se montre; à chaque instant on croit le voir paraître; on le voit enfin. Un point brillant part comme un éclair et remplit aussitôt tout lespace; le voile des ténèbres sefface et tombe. Lhomme reconnaît son séjour et le trouve embelli. La verdure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle; le jour naissant qui léclaire, les premiers rayons qui la dorent, la montrent couverte dun brillant réseau de rosée, qui réfléchit à lil la lumière et les couleurs. Les oiseaux en chur se réunissent et saluent de concert le père de la vie; en ce moment pas un seul ne se tait; leur gazouillement, faible encore, est plus lent et plus doux que dans le reste de la journée, il se sent de la langueur dun paisible réveil. Le concours de tous ces objets porte au sens une impression de fraîcheur qui semble pénétrer jusquà lâme. Il y a là une demi-heure denchantement auquel nul homme ne résiste; un spectacle si grand, si beau, si délicieux, nen laisse aucun de sang-froid. [567:] Plein de lenthousiasme quil éprouve, le maître veut le communiquer à lenfant: il croit lémouvoir en le rendant attentif aux sensations dont il est ému lui-même. Pure bêtise! cest dans le cur de lhomme quest la vie du spectacle de la nature; pour le voir, il faut le sentir. Lenfant aperçoit les objets, mais il ne peut apercevoir les rapports qui les lient, il ne peut entendre la douce harmonie de leur concert. Il faut une expérience quil na point acquise, il faut des sentiments quil na point éprouvés, pour sentir limpression composée qui résulte à la fois de toutes ces sensations. Sil na longtemps parcouru des plaines arides, si des sables ardents nont brûlé ses pieds, si la réverbération suffocante des rochers frappés du soleil ne loppressa jamais, comment goûtera-t-il lair frais dune belle matinée? comment le parfum des fleurs, le charme de la verdure, lhumide vapeur de la rosée, le marcher mol et doux sur la pelouse, enchanteront-ils ses sens? Comment le chant des oiseaux lui causera-t-il une émotion voluptueuse, si les accents de lamour et du plaisir lui sont encore inconnus? Avec quels transports verra-t-il naître une si belle journée, si son imagination ne sait pas lui peindre ceux dont on peut la remplir? Enfin comment sattendrira-t-il sur la beauté du spectacle de la nature, sil ignore quelle main prit soin de lorner ? [568:] Ne tenez point à lenfant des discours quil ne peut entendre. Point de descriptions, point déloquence, point de figures, point de poésie. Il nest pas maintenant question de sentiment ni de goût. Continuez dêtre clair, simple et froid; le temps ne viendra que trop tôt de prendre un autre langage. [569:] Elevé dans lesprit de nos maximes, accoutumé à tirer tous ses instruments de lui-même, et à ne recourir jamais à autrui quaprès avoir reconnu son insuffisance, à chaque nouvel objet quil voit il lexamine longtemps sans rien dire. Il est pensif et non questionneur. Contentez-vous de lui présenter à propos les objets; puis, quand vous verrez sa curiosité suffisamment occupée, faites-lui quelque question laconique qui le mette sur la voie de la résoudre. [570:] Dans cette occasion, après avoir bien contemplé avec lui le soleil levant, après lui avoir fait remarquer du même côté les montagnes et les autres objets voisins, après lavoir laissé causer là-dessus tout à son aise, gardez quelques moments le silence comme un homme qui rêve, et puis vous lui direz: Je songe quhier au soir le soleil sest couché là, et quil sest levé là ce matin. Comment cela peut-il se faire? Najoutez rien de plus: sil vous fait des questions, ny répondez point; parlez dautre chose. Laissez-le à lui-même, et soyez sûr quil y pensera. [571:] Pour quun enfant saccoutume à être attentif, et quil soit bien frappé de quelque vérité sensible, il faut bien quelle lui donne quelques jours dinquiétude avant de la découvrir. Sil ne conçoit pas assez celle-ci de cette manière, il y a moyen de la lui rendre plus sensible encore, et ce moyen cest de retourner la question. Sil ne sait pas comment le soleil parvient de son coucher à son lever, il sait au moins comment il parvient de son lever à son coucher, ses yeux seuls le lui apprennent. Eclaircissez donc la première question par lautre: ou votre élève est absolument stupide, ou lanalogie est trop claire pour lui pouvoir échapper. Voilà sa première leçon de cosmographie. [572:] Comme nous procédons toujours lentement didée sensible en idée sensible, que nous nous familiarisons longtemps avec la même avant de passer à une autre, et quenfin nous ne forçons jamais notre élève dêtre attentif, il y a loin de cette première leçon à la connaissance du cours du soleil et de la figure de la terre: mais comme tous les mouvements apparents des corps célestes tiennent au même principe, et que la première observation mène à toutes les autres, il faut moins deffort, quoiquil faille plus de temps, pour arriver dune révolution diurne au calcul des éclipses, que pour bien comprendre le jour et la nuit. [573:] Puisque le soleil tourne autour du monde, il décrit un cercle et tout cercle doit avoir un centre; nous savons déjà cela. Ce centre ne saurait se voir, car il est au cur de la terre, mais on peut sur la surface marquer deux points opposées qui lui correspondent. Une broche passant par les trois points et prolongée jusquau ciel de part et dautre sera laxe du monde et du mouvement journalier du soleil. Un toton rond tournant sur sa pointe représente le ciel tournant sur son axe; les deux pointes du toton sont les deux pôles: lenfant sera fort aise den connaître un; je le lui montre à la queue de la Petite Ourse. Voilà de lamusement pour la nuit; peu à peu lon se familiarise avec les étoiles, et de là naît le premier goût de connaître les planètes et dobserver les constellations. [574:] Nous avons vu lever le soleil à la Saint-Jean; nous lallons voir aussi lever à Noël ou quelque autre beau jour dhiver; car on sait que nous ne sommes pas paresseux, et que nous nous faisons un jeu de braver le froid. Jai soin de faire cette seconde observation dans le même lieu où nous avons fait la première; et moyennant quelque adresse pour préparer la remarque, lun ou lautre ne manquera pas de sécrier: Oh! oh! voilà qui est plaisant! le soleil ne se lève plus à la même place! ici sont nos anciens renseignements, et à présent il sest levé là, etc.... Il y a donc un orient dété, et un orient dhiver, etc... Jeune maître, vous voilà sur la voie. Ces exemples vous doivent suffire pour enseigner très clairement la sphère, en prenant le monde pour le monde, et le soleil pour le soleil. [575:] En général, ne substituez jamais le signe à la chose que quand il vous est impossible de la montrer; car le signe absorbe lattention de lenfant et lui fait oublier la chose représentée. [576:] La sphère armillaire me paraît une machine mal composée et exécutée dans de mauvaises proportions. Cette confusion de cercles et les bizarres figures quon y marque lui donnent un air de grimoire qui effarouche lesprit des enfants. La terre est trop petite, les cercles sont trop grands, trop nombreux; quelques-uns, comme les colures, sont parfaitement inutiles; chaque cercle est plus large que la terre; lépaisseur du carton leur donne un air de solidité qui les fait prendre pour des masses circulaires réellement existantes; et quand vous dites à lenfant que ces cercles sont imaginaires, il ne sait ce quil voit, il nentend plus rien. [577:] Nous ne savons jamais nous mettre à la place des enfants; nous nentrons pas dans leurs idées, nous leur prêtons les nôtres; et suivant toujours nos propres raisonnements, avec des chaînes de vérités nous nentassons quextravagances et querreurs dans leur tête. [578:] On dispute sur le choix de lanalyse ou de la synthèse pour étudier les sciences; il nest pas toujours besoin de choisir. Quelquefois on peut résoudre et composer dans les mêmes recherches, et guider lenfant par la méthode enseignante lorsquil croit ne faire quanalyser. Alors, en employant en même temps lune et lautre, elles se serviraient mutuellement de preuves. Partant à la fois des deux points opposés, sans penser faire la même route, il serait tout surpris de se rencontrer, et cette surprise ne pourrait quêtre fort agréable. Je voudrais, par exemple, prendre la géographie par ces deux termes, et joindre à létude des révolutions du globe la mesure de ses parties, à commencer du lieu quon habite. Tandis que lenfant étudie la sphère et se transporte ainsi dans les cieux, ramenez-le à la division de la terre, et montrez-lui dabord son propre séjour. [579:] Ses deux premiers points de géographie seront la ville où il demeure et la maison de campagne de son père, ensuite les lieux intermédiaires, ensuite les rivières du voisinage, enfin laspect du soleil et la manière de sorienter. Cest ici le point de réunion. Quil fasse lui-même la carte de tout cela; carte très simple et dabord formée de deux seuls objets, auxquels il ajoute peu à peu les autres, à mesure quil sait ou quil estime leur distance et leur position. Vous voyez déjà quel avantage nous lui avons procuré davance en lui mettant un compas dans les yeux. [580:] Malgré cela, sans doute, il faudra le guider un peu; mais très peu, sans quil y paraisse. Sil se trompe, laissez-le faire, ne corrigez point ses erreurs, attendez en silence qu'il soit en état de les voir et de les corriger lui-même; ou tout au plus, dans une occasion favorable, amenez quelque opération qui les lui fasse sentir. Sil ne se trompait jamais, il napprendrait pas si bien. Au reste, il ne sagit pas quil sache exactement la topographie du pays, mais le moyen de sen instruire; peu importe quil ait des cartes dans la tête pourvu quil conçoive bien ce quelles représentent, et quil ait une idée nette de lart qui sert à les dresser. Voyez déjà la différence quil y a du savoir de vos élèves à lignorance du mien! Ils savent les cartes, et lui les fait. Voici de nouveaux ornements pour sa chambre. [581:] Souvenez-vous toujours que lesprit de mon institution nest pas denseigner à lenfant beaucoup de choses, mais de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des idées justes et claires. Quand il ne saurait rien, peu mimporte, pourvu quil ne se trompe pas, et je ne mets des vérités dans sa tête que pour le garantir des erreurs quil apprendrait à leur place. La raison, le jugement, viennent lentement, les préjugés accourent en foule; cest deux quil le faut préserver. Mais si vous regardez la science en elle-même, vous entrez dans une mer sans fond, sans rive, toute pleine décueils; vous ne vous en tirerez jamais. Quand je vois un homme épris de lamour des connaissances se laisser séduire à leur charme et courir de lune à lautre sans savoir sarrêter, je crois voir un enfant sur le rivage amassant des coquilles, et commençant par sen charger, puis, tenté par celles quil voit encore, en rejeter, en reprendre, jusquà ce quaccablé de leur multitude et ne sachant plus que choisir, il finisse par tout jeter et retourne à vide. [582:] Durant le premier âge, le temps était long: nous ne cherchions quà le perdre, de peur de le mal employer. Ici cest tout le contraire, et nous nen avons pas assez pour faire tout ce qui serait utile. Songez que les passions approchent, et que, sitôt quelles frapperont à la porte, votre élève naura plus dattention que pour elles. Lâge paisible dintelligence est si court, il passe si rapidement, il a tant dautres usages nécessaires, que cest une folie de vouloir quil suffise à rendre un enfant savant. Il ne sagit point de lui enseigner les sciences, mais de lui donner du goût pour les aimer et des méthodes pour les apprendre, quand ce goût sera mieux développé. Cest là très certainement un principe fondamental de toute bonne éducation. [583:] Voici le temps aussi de laccoutumer peu à peu à donner une attention suivie au même objet: mais ce nest jamais la contrainte, cest toujours le plaisir ou le désir qui doit produire cette attention; il faut avoir grand soin quelle ne laccable point et naille pas jusquà lennui. Tenez donc toujours lil au guet; et, quoi quil arrive, quittez tout avant quil sennuie; car il nimporte jamais autant quil apprenne, quil importe quil ne fasse rien malgré lui. [584:] Sil vous questionne lui-même, répondez autant quil faut pour nourrir sa curiosité, non pour la rassasier: surtout quand vous voyez quau lieu de questionner pour s'instruire, il se met à battre la campagne et à vous accabler de sottes questions, arrêtez-vous à linstant, sûr qualors il ne se soucie plus de la chose, mais seulement de vous asservir à ses interrogations. Il faut avoir moins dégard aux mots quil prononce quau motif qui le fait parler. Cet avertissement, jusquici moins nécessaire, devient de la dernière importance aussitôt que lenfant commence à raisonner. [585:] Il y a une chaîne de vérités générales par laquelle toutes les sciences tiennent à des principes communs et se développent successivement: cette chaîne est la méthode des philosophes. Ce nest point de celle-là quil sagit ici. Il y en a une toute différente, par laquelle chaque objet particulier en attire un autre et montre toujours celui qui le suit. Cet ordre, qui nourrit, par une curiosité continuelle, lattention quils exigent tous, est celui que suivent la plupart des hommes, et surtout celui quil faut aux enfants. En nous orientant pour lever nos cartes, il a fallu tracer des méridiennes. Deux points dintersection entre les ombres égales du matin et du soir donnent une méridienne excellente pour un astronome de treize ans. Mais ces méridiennes seffacent, il faut du temps pour les tracer; elles assujettissent à travailler toujours dans le même lieu: tant de soins, tant de gêne, lennuieraient à la fin. Nous lavons prévu; nous y pourvoyons davance. [586:] Me voici de nouveau dans mes longs et minutieux détails. Lecteurs, jentends vos murmures, et je les brave: je ne veux point sacrifier à votre impatience la partie la plus utile de ce livre. Prenez votre parti sur mes longueurs; car pour moi jai pris le mien sur vos plaintes. [587:] Depuis longtemps nous nous étions aperçus, mon élève et moi, que lambre, le verre, la cire, divers corps frottés attiraient les pailles, et que dautres ne les attiraient pas. Par hasard nous en trouvons un qui a une vertu plus singulière encore; cest dattirer à quelque distance, et sans être frotté, la limaille et dautres brins de fer. Combien de temps cette qualité nous amuse, sans que nous puissions y rien voir de plus! Enfin nous trouvons quelle se communique au fer même, aimanté dans un certain sens. Un jour nous allons à la foire; un joueur de gobelets attire avec un morceau de pain un canard de cire flottant sur un bassin deau. Fort surpris, nous ne disons pourtant pas: cest un sorcier; car nous ne savons ce que cest quun sorcier. Sans cesse frappés deffets dont nous ignorons les causes, nous ne nous pressons de juger de rien, et nous restons en repos dans notre ignorance jusquà ce que nous trouvions loccasion den sortir. [588:] De retour au logis, à force de parler du canard de la foire, nous allons nous mettre en tête de limiter: nous prenons une bonne aiguille bien aimantée, nous lentourons de cire blanche, que nous façonnons de notre mieux en forme de canard, de sorte que laiguille traverse le corps et que la tête fasse le bec. Nous posons sur leau le canard, nous approchons du bec un anneau de clef, et nous voyons, avec une joie facile à comprendre, que notre canard suit la clef précisément comme celui de la foire suivait le morceau de pain. Observer dans quelle direction le canard sarrête sur leau quand on ly laisse en repos, cest ce que nous pourrons faire une autre fois. Quant à présent, tout occupés de notre objet, nous nen voulons pas davantage. [589:] Dès le même soir nous retournons à la foire avec du pain préparé dans nos poches; et, sitôt que le joueur de gobelets a fait son tour, mon petit docteur, qui se contenait à peine, lui dit que ce tour nest pas difficile, et que lui-même en fera bien autant. Il est pris au mot: à linstant, il tire de sa poche le pain où est caché le morceau de fer; en approchant de la table, le cur lui bat; il présente le pain presque en tremblant; le canard vient et le suit; lenfant sécrie et tressaillit daise. Aux battements de mains, aux acclamations de lassemblée la tête lui tourne, il est hors de lui. Le bateleur interdit vient pourtant lembrasser, le féliciter, et le prie de lhonorer encore le lendemain de sa présence, ajoutant quil aura soin dassembler plus de monde encore pour applaudir à son habileté. Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller, mais sur-le-champ je lui ferme la bouche, et lemmène comblé déloges. [590:] Lenfant, jusquau lendemain, compte les minutes avec une risible inquiétude. Il invite tout ce quil rencontre; il voudrait que tout le genre humain fût témoin de sa gloire; il attend lheure avec peine, il la devance; on vole au rendez-vous; la salle est déjà pleine. En entrant, son jeune cur sépanouit. Dautres jeux doivent précéder; le joueur de gobelets se surpasse et fait des choses surprenantes. Lenfant ne voit rien de tout cela; il sagite, il sue, il respire à peine; il passe son temps à manier dans sa poche son morceau de pain dune main tremblante dimpatience. Enfin son tour vient; le maître lannonce au public avec pompe. Il sapproche un peu honteux, il tire son pain... Nouvelle vicissitude des choses humaines! Le canard, si privé la veille, est devenu sauvage aujourdhui; au lieu de présenter le bec, il tourne la queue et senfuit; il évite le pain et la main qui le présente avec autant de soin quil les suivait auparavant. Après mille essais inutiles et toujours hués, lenfant se plaint, dit quon le trompe, que cest un autre canard quon a substitué au premier, et défie le joueur de gobelets dattirer celui-ci. [591:] Le joueur de gobelets, sans répondre, prend un morceau de pain, le présente au canard; à linstant le canard suit le pain, et vient à la main qui le retire. Lenfant prend le même morceau de pain; mais loin de réussir mieux quauparavant, il voit le canard se moquer de lui et faire des pirouettes tout autour du bassin: il séloigne enfin tout confus, et nose plus sexposer aux huées. [592:] Alors le joueur de gobelets prend le morceau de pain que lenfant avait apporté, et sen sert avec autant de succès que du sien: il en tire le fer devant tout le monde, autre risée à nos dépens; puis de ce pain ainsi vidé, il attire le canard comme auparavant. Il fait la même chose avec un autre morceau coupé devant tout le monde par une main tierce, il en fait autant avec son gant, avec le bout de son doigt; enfin il séloigne au milieu de la chambre, et, du ton demphase propre à ces gens-là, déclarant que son canard nobéira pas moins à sa voix quà son geste, il lui parle et le canard obéit; il lui dit daller à droite et il va à droite, de revenir et il revient, de tourner et il tourne: le mouvement est aussi prompt que lordre. Les applaudissements redoublés sont autant daffronts pour nous. Nous nous évadons sans être aperçus, et nous nous renfermons dans notre chambre, sans aller raconter nos succès à tout le monde comme nous lavions projeté. [593:] Le lendemain matin lon frappe à notre porte; jouvre: cest lhomme aux gobelets. Il se plaint modestement de notre conduite. Que nous avait-il fait pour nous engager à vouloir décréditer ses jeux et lui ôter son gagne-pain? Quy a-t-il donc de si merveilleux dans lart dattirer un canard de cire, pour acheter cet honneur aux dépens de la subsistance dun honnête homme? Ma foi, messieurs, si javais quelque autre talent pour vivre, je ne me glorifierais guère de celui-ci. Vous deviez croire quun homme qui a passé sa vie à sexercer à cette chétive industrie en sait là-dessus plus que vous, qui ne vous en occupez que quelques moments. Si je ne vous ai pas dabord montré mes coups de maître, cest quil ne faut pas se presser détaler étourdiment ce quon sait; jai toujours soin de conserver mes meilleurs tours pour loccasion, et après celui-ci, jen ai dautres encore pour arrêter de jeunes indiscrets. Au reste, messieurs, je viens de bon cur vous apprendre ce secret qui vous a tant embarrassés, vous priant de nen pas abuser pour me nuire, et dêtre plus retenus une autre fois. [594:] Alors il nous montre sa machine, et nous voyons avec la dernière surprise quelle ne consiste quen un aimant fort et bien armé, quun enfant caché sous la table faisait mouvoir sans quon sen aperçût. [595:] Lhomme replie sa machine; et, après lui avoir fait nos remerciements et nos excuses, nous voulons lui faire un présent; il le refuse. Non, messieurs, je nai pas assez à me louer de vous pour accepter vos dons; je vous laisse obligés à moi malgré vous; cest ma seule vengeance. Apprenez quil y a de la générosité dans tous les états; je fais payer mes tours et non mes leçons. [596:] En sortant, il madresse à moi nommément et tout haut une réprimande. Jexcuse volontiers, me dit-il, cet enfant; il na péché que par ignorance. Mais vous, monsieur, qui deviez connaître sa faute, pourquoi la lui avoir laissé faire? Puisque vous vivez ensemble, comme le plus âgé vous lui devez vos soins, vos conseils; votre expérience est lautorité qui doit le conduire. En se reprochant, étant grand, les torts de sa jeunesse, il vous reprochera sans doute ceux dont vous ne laurez pas averti. [597:] Il part et nous laisse tous deux très confus. Je me blâme de ma molle facilité; je promets à lenfant de la sacrifier une autre fois à son intérêt, et de lavertir de ses fautes avant quil en fasse; car le temps approche où nos rapports vont changer, et où la sévérité du maître doit succéder à la complaisance du camarade; ce changement doit samener par degrés; il faut tout prévoir, et tout prévoir de fort loin. [598:] Le lendemain nous retournons à la foire pour revoir le tour dont nous avons appris le secret. Nous abordons avec un profond respect notre bateleur Socrate; à peine osons-nous lever les yeux sur lui: il nous comble dhonnêtetés, et nous place avec une distinction qui nous humilie encore. Il fait ses tours comme à lordinaire; mais il samuse et se complaît longtemps à celui du canard, en nous regardant souvent dun air assez fier. Nous savons tout, et nous ne soufflons pas. Si mon élève osait seulement ouvrir la bouche, ce serait un enfant à écraser. [599:] Tout le détail de cet exemple importe plus quil ne semble. Que de leçons dans une seule! Que de suites mortifiantes attire le premier mouvement de vanité! Jeune maître, épiez ce premier mouvement avec soin. Si vous savez en faire sortir ainsi lhumiliation, les disgrâces, soyez sûr quil nen reviendra de longtemps un second. Que dapprêts! direz-vous. Jen conviens, et le tout pour nous faire une boussole qui nous tienne lieu de méridienne. [600:] Ayant appris que laimant agit à travers les autres corps, nous navons rien de plus pressé que de faire une machine semblable à celle que nous avons vue: une table évidée, un bassin très plat ajusté sur cette table, et rempli de quelques lignes deau, un canard fait avec un peu plus de soin, etc. Souvent attentifs autour du bassin, nous remarquons enfin que le canard en repos affecte toujours à peu près la même direction. Nous suivons cette expérience, nous examinons cette direction: nous trouvons quelle est du midi au nord. Il nen faut pas davantage: notre boussole est trouvée, ou autant vaut; nous voilà dans la physique. [601:] Il y a divers climats sur la terre, et diverses températures à ces climats. Les saisons varient plus sensiblement à mesure quon approche du pôle; tous les corps se resserrent au froid et se dilatent à la chaleur; cet effet est plus mesurable dans les liqueurs, et plus sensible dans les liqueurs spiritueuses; de là le thermomètre. Le vent frappe le visage; lair est donc un corps, un fluide; on le sent, quoiquon nait aucun moyen de le voir. Renversez un verre dans leau, leau ne le remplira pas à moins que vous ne laissiez à lair une issue; lair est donc capable de résistance. Enfoncez le verre davantage, leau gagnera dans lespace lair, sans pouvoir remplir tout à fait cet espace; lair est donc capable de compression jusquà certain point. Un ballon rempli dair comprimé bondit mieux que rempli de toute autre matière; lair est donc un corps élastique. Etant étendu dans le bain, soulevez horizontalement le bras hors de leau, vous le sentirez chargé dun poids terrible; lair est donc un corps pesant. En mettant lair en équilibre avec dautres fluides, on peut mesurer son poids: de là le baromètre, le siphon, la canne à vent, la machine pneumatique. Toutes les lois de la statique et de lhydrostatique se trouvent par des expériences tout aussi grossières. Je ne veux pas quon entre pour rien de tout cela dans un cabinet de physique expérimentale: tout cet appareil dinstruments et de machines me déplaît. Lair scientifique tue la science. Ou toutes ces machines effrayent un enfant, ou leurs figures partagent et dérobent lattention quil devrait à leurs effets. [602:] Je veux que nous fassions nous-mêmes toutes nos machines; et je ne veux pas commencer par faire linstrument avant lexpérience; mais je veux quaprès avoir entrevu lexpérience comme par hasard, nous inventions peu à peu linstrument qui doit la vérifier. Jaime mieux que nos instruments ne soient point si parfaits et si justes, et que nous ayons des idées plus nettes de ce quils doivent être, et des opérations qui doivent en résulter. Pour ma première leçon de statique, au lieu daller chercher des balances, je mets un bâton en travers sur le dos dune chaise, je mesure la longueur des deux parties du bâton en équilibre, jajoute de part et dautre des poids, tantôt égaux, tantôt inégaux; et, le tirant ou le poussant autant quil est nécessaire, je trouve enfin que léquilibre résulte dune proportion réciproque entre la quantité des poids et la longueur des leviers. Voilà déjà mon petit physicien capable de rectifier des balances avant que den avoir vu. [603:] Sans contredit on prend des notions bien plus claires et bien plus sûres des choses quon apprend ainsi de soi-même, que de celles quon tient des enseignements dautrui; et, outre quon naccoutume point sa raison à se soumettre servilement à lautorité, lon se rend plus ingénieux à trouver des rapports, à lier des idées, à inventer des instruments, que quand, adoptant tout cela tel quon nous le donne, nous laissons affaisser notre esprit dans la nonchalance, comme le corps dun homme qui, toujours habillé, chaussé, servi par ses gens et traîné par ses chevaux, perd à la fin la force et lusage de ses membres. Boileau se vantait davoir appris à Racine à rimer difficilement. Parmi tant dadmirables méthodes pour abréger létude des sciences, nous aurions grand besoin que quelquun nous en donnât une pour les apprendre avec effort. [604:] Lavantage le plus sensible de ces lentes et laborieuses recherches est de maintenir, au milieu des études spéculatives, le corps dans son activité, les membres dans leur souplesse, et de former sans cesse les mains au travail et aux usages utiles à lhomme. Tant dinstruments inventés pour nous guider dans nos expériences et suppléer à la justesse des sens, en font négliger lexercice. Le graphomètre dispense destimer la grandeur des angles; lil qui mesurait avec précision les distances sen fie à la chaîne qui les mesure pour lui; la romaine mexempte de juger à la main le poids que je connais par elle. Plus nos outils sont ingénieux, plus nos organes deviennent grossiers et maladroits: à force de rassembler des machines autour de nous, nous nen trouvons plus en nous-mêmes. [605:] Mais, quand nous mettons à fabriquer ces machines ladresse qui nous en tenait lieu, quand nous employons à les faire la sagacité quil fallait pour nous en passer, nous gagnons sans rien perdre, nous ajoutons lart à la nature, et nous devenons plus ingénieux, sans devenir moins adroits. Au lieu de coller un enfant sur des livres, si je loccupe dans un atelier, ses mains travaillent au profit de son esprit: il devient philosophe et croit nêtre quun ouvrier. Enfin cet exercice a dautres usages dont je parlerai ci-après; et lon verra comment des jeux de la philosophie on peut sélever aux véritables fonctions de lhomme. [606:] Jai déjà dit que les connaissances purement spéculatives ne convenaient guère aux enfants, même approchant de ladolescence; mais sans les faire entrer bien avant dans la physique systématique, faites pourtant que toutes leurs expériences se lient lune à lautre par quelque sorte de déduction, afin quà laide de cette chaîne ils puissent les placer par ordre dans leur esprit, et se les rappeler au besoin; car il est bien difficile que des faits et même des raisonnements isolés tiennent longtemps dans la mémoire, quand on manque de prise pour les y ramener. [607:] Dans la recherche des lois de la nature, commencez toujours par les phénomènes les plus communs et les plus sensibles, et accoutumez votre élève à ne pas prendre ces phénomènes pour des raisons, mais pour des faits. Je prends une pierre, je feins de la poser en lair; jouvre la main, la pierre tombe. Je regarde Emile attentif a ce que je fais, et je lui dis: Pourquoi cette pierre est-elle tombée? [608:] Quel enfant restera court à cette question? Aucun, pas même Emile, si je nai pris grand soin de le préparer à ny savoir pas répondre. Tous diront que la pierre tombe parce quelle est pesante. Et quest-ce qui est pesant? Cest ce qui tombe. La pierre tombe donc parce quelle tombe? Ici mon petit philosophe est arrêté tout de bon. Voilà sa première leçon de physique systématique, et soit quelle lui profite ou non dans ce genre, ce sera toujours une leçon de bon sens. [609:] A mesure que lenfant avance en intelligence, dautres considérations importantes nous obligent à plus de choix dans ses occupations. Sitôt quil parvient à se connaître assez lui-même pour concevoir en quoi consiste son bien-être, sitôt quil peut saisir des rapports assez étendus pour juger de ce qui lui convient et de ce qui ne lui convient pas, dès lors il est en état de sentir la différence du travail à lamusement, et de ne regarder celui-ci que comme le délassement de lautre. Alors des objets dutilité réelle peuvent entrer dans ses études, et lengager à y donner une application plus constante quil nen donnait à de simples amusements. La loi de la nécessité, toujours renaissante, apprend de bonne heure à lhomme à faire ce qui ne lui plaît pas pour prévenir un mal qui lui déplairait davantage. Tel est lusage de la prévoyance; et, de cette prévoyance bien ou mal réglée, naît toute la sagesse ou toute la misère humaine. [610:] Tout homme veut être heureux; mais, pour parvenir à lêtre, il faudrait commencer par savoir ce que cest que le bonheur. Le bonheur de lhomme naturel est aussi simple que sa vie; il consiste à ne pas souffrir: la santé, la liberté, le nécessaire le constituent. Le bonheur de lhomme moral est autre chose; mais ce nest pas de celui-là quil est ici question. Je ne saurais trop répéter quil ny a que des objets purement physiques qui puissent intéresser les enfants, surtout ceux dont on na pas éveillé la vanité, et quon na point corrompus davance par le poison de lopinion. [611:] Lorsque avant de sentir leurs besoins ils les prévoient, leur intelligence est déjà fort avancée, ils commencent à connaître le prix du temps. Il importe alors de les accoutumer à en diriger lemploi sur des objets utiles, mais dune utilité sensible à leur âge, et à la portée de leurs lumières. Tout ce qui tient à lordre moral et à lusage de la société ne doit point sitôt leur être présenté, parce qu ils ne sont pas en état de lentendre. Cest une ineptie dexiger deux quils sappliquent à des choses quon leur dit vaguement être pour leur bien, sans quils sachent quel est ce bien, et dont on les assure quils tireront du profit étant grands, sans quils prennent maintenant aucun intérêt à ce prétendu profit, quils ne sauraient comprendre. [612:] Que lenfant ne fasse rien sur parole: rien n est bien pour lui que ce quil sent être tel. En le jetant toujours en avant de ses lumières, vous croyez user de prévoyance, et vous en manquez. Pour larmer de quelques vains instruments dont il ne fera peut-être jamais dusage, vous lui ôtez linstrument le plus universel de lhomme, qui est le bon sens; vous laccoutumez à se laisser toujours conduire, à nêtre jamais quune machine entre les mains dautrui. Vous voulez quil soit docile étant petit: cest vouloir quil soit crédule et dupe étant grand. Vous lui dites sans cesse: Ç Tout ce que je vous demande est pour votre avantage; mais vous nêtes pas en état de le connaître. Que mimporte à moi que vous fassiez ou non ce que jexige? cest pour vous seul que vous travaillez. È Avec tous ces beaux discours que vous lui tenez maintenant pour le rendre sage, vous préparez le succès de ceux que lui tiendra quelque jour un visionnaire, un souffleur, un charlatan, un fourbe, ou un fou de toute espèce, pour le prendre à son piège ou pour lui faire adopter sa folie. [613:] Il importe quun homme sache bien des choses dont un enfant ne saurait comprendre lutilité; mais faut-il et se peut-il quun enfant apprenne tout ce quil importe à un homme de savoir? Tâchez dapprendre à lenfant tout ce qui est utile à son âge, et vous verrez que tout son temps sera plus que rempli. Pourquoi voulez-vous, au préjudice des études qui lui conviennent aujourdhui, lappliquer à celles dun âge auquel il est si peu sûr quil parvienne? Mais, direz-vous, sera-t-il temps dapprendre ce quon doit savoir quand le moment sera venu den faire usage? Je lignore: mais ce que je sais, cest quil mest impossible de lapprendre plus tôt; car nos vrais maîtres sont lexpérience et le sentiment, et jamais lhomme ne sent bien ce qui convient à lhomme que dans les rapports où il sest trouvé. Un enfant sait quil est fait pour devenir homme, toutes les idées quil peut avoir de létat dhomme sont des occasions dinstruction pour lui; mais sur les idées de cet état qui ne sont pas à sa portée il doit rester dans une ignorance absolue. Tout mon livre nest quune preuve continuelle de ce principe déducation. [614:] Sitôt que nous sommes parvenus à donner à notre élève une idée du mot utile, nous avons une grande prise de plus pour le gouverner; car ce mot le frappe beaucoup, attendu quil na pour lui quun sens relatif à son âge, et quil en voit clairement le rapport à son bien-être actuel. Vos enfants ne sont point frappés de ce mot parce que vous navez pas eu soin de leur en donner une idée qui soit à leur portée, et que dautres se chargeant toujours de pourvoir à ce qui leur est utile, ils nont jamais besoin dy songer eux-mêmes, et ne savent ce que cest quutilité. [615:] A quoi cela est-il bon? Voilà désormais le mot sacré, le mot déterminant entre lui et moi dans toutes les actions de notre vie: voilà la question qui de ma part suit infailliblement toutes ses questions, et qui sert de frein à ces multitudes dinterrogations sottes et fastidieuses dont les enfants fatiguent sans relâche et sans fruit tous ceux qui les environnent, plus pour exercer sur eux quelque espèce dempire que pour en tirer quelque profit. Celui à qui, pour sa plus importante leçon, lon apprend à ne vouloir rien savoir que dutile, interroge comme Socrate; il ne fait pas une question sans sen rendre à lui-même la raison quil sait quon lui en va demander avant que de la résoudre. [616:] Voyez quel puissant instrument je vous mets entre les mains pour agir sur votre élève. Ne sachant les raisons de rien, le voilà presque réduit au silence quand il vous plaît; et vous, au contraire, quel avantage vos connaissances et votre expérience ne vous donnent-elles point pour lui montrer lutilité de tout ce que vous lui proposez! Car, ne vous y trompez pas, lui faire cette question, cest lui apprendre à vous la faire à son tour; et vous devez compter, sur tout ce que vous lui proposerez dans la suite, quà votre exemple il ne manquera pas de dire: A quoi cela est-il bon? [617:] Cest ici peut-être le piège le plus difficile à éviter pour un gouverneur. Si, sur la question de lenfant, ne cherchant quà vous tirer daffaire, vous lui donnez une seule raison quil ne soit pas en état dentendre, voyant que vous raisonnez sur vos idées et non sur les siennes, il croira ce que vous lui dites bon pour votre âge, et non pour le sien; il ne se fiera plus à vous, et tout est perdu. Mais où est le maître qui veuille bien rester court et convenir de ses torts avec son élève? tous se font une loi de ne pas convenir même de ceux quils ont; et moi je men ferais une de convenir même de ceux que je naurais pas, quand je ne pourrais mettre mes raisons à sa portée: ainsi ma conduite, toujours nette dans son esprit, ne lui serait jamais suspecte, et je me conserverais plus de crédit en me supposant des fautes, quils ne font en cachant les leurs. [618:] Premièrement, songez bien que cest rarement à vous de lui proposer ce quil doit apprendre; cest à lui de le désirer, de le chercher, de le trouver; à vous de le mettre à sa portée, de faire naître adroitement ce désir et de lui fournir les moyens de le satisfaire. Il suit de là que vos questions doivent être peu fréquentes, mais bien choisies; et que, comme il en aura beaucoup plus à vous faire que vous à lui, vous serez toujours moins à découvert, et plus souvent dans le cas de lui dire: En quoi ce que vous me demandez est-il utile à savoir? [619:] De plus, comme il importe peu quil apprenne ceci ou cela, pourvu quil conçoive bien ce quil apprend, et lusage de ce quil apprend, sitôt que vous navez pas à lui donner sur ce que vous lui dites un éclaircissement qui soit bon pour lui, ne lui en donnez point du tout. Dites-lui sans scrupule: Je nai pas de bonne réponse à vous faire; javais tort, laissons cela. Si votre instruction était réellement déplacée, il ny a pas de mal à labandonner tout à fait; si elle ne létait pas, avec un peu de soin vous trouverez bientôt loccasion de lui en rendre lutilité sensible. [620:] Je naime point les explications en discours; les jeunes gens y font peu dattention et ne les retiennent guère. Les choses! les choses! Je ne répéterai jamais assez que nous donnons trop de pouvoir aux mots; avec notre éducation babillarde nous ne faisons que des babillards. [621:] Supposons que, tandis que jétudie avec mon élève le cours du soleil et la manière de sorienter, tout à coup il minterrompe pour me demander à quoi sert tout cela. Quel beau discours je vais lui faire! de combien de choses je saisis loccasion de linstruire en répondant à sa question, surtout si nous avons des témoins de notre entretien. Je lui parlerai de lutilité des voyages, des avantages du commerce, des productions particulières à chaque climat, des murs des différents peuples, de lusage du calendrier, de la supputation du retour des saisons pour lagriculture, de lart de la navigation, de la manière de se conduire sur mer et de suivre exactement sa route, sans savoir où lon est. La politique, lhistoire naturelle, lastronomie, la morale même et le droit des gens entreront dans mon explication, de manière à donner à mon élève une grande idée de toutes ces sciences et un grand désir de les apprendre. Quand jaurai tout dit, jaurai fait létalage dun vrai pédant, auquel il naura pas compris une seule idée. Il aurait grande envie de me demander comme auparavant à quoi sert de sorienter; mais il nose, de peur que je me fâche. Il trouve mieux son compte à feindre dentendre ce quon la forcé découter. Ainsi se pratiquent les belles éducations. [622:] Mais notre Emile, plus rustiquement élevé, et à qui nous donnons avec tant de peine une conception dure, n écoutera rien de tout cela. Du premier mot quil nentendra pas, il va senfuir, il va folâtrer par la chambre, et me laisser pérorer tout seul. Cherchons une solution plus grossière; mon appareil scientifique ne vaut rien pour lui. [623:] Nous observions la position de la forêt au nord de Montmorency, quand il ma interrompu par son importune question: A quoi sert cela? Vous avez raison, lui dis-je, il y faut penser à loisir; et si nous trouvons que ce travail nest bon à rien, nous ne le reprendrons plus, car nous ne manquons pas damusements utiles. On soccupe dautre chose, et il nest plus question de géographie du reste de la journée. [624:] Le lendemain matin, je lui propose un tour de promenade avant le déjeuner; il ne demande pas mieux; pour courir, les enfants sont toujours prêts, et celui-ci a de bonnes jambes. Nous montons dans la forêt, nous parcourons les Champeaux, nous nous égarons, nous ne savons plus où nous sommes; et, quand il sagit de revenir, nous ne pouvons plus retrouver notre chemin. Le temps se passe, la chaleur vient, nous avons faim; nous nous pressons, nous errons vainement de côté et dautre, nous ne trouvons partout que des bois, des carrières, des plaines, nul renseignement pour nous reconnaître. Bien échauffés, bien recrus, bien affamés, nous ne faisons avec nos courses que nous égarer davantage. Nous nous asseyons enfin pour nous reposer, pour délibérer. Emile, que je suppose élevé comme un autre enfant, ne délibère point, il pleure; il ne sait pas que nous sommes à la porte de Montmorency, et quun simple taillis nous le cache; mais ce taillis est une forêt pour lui, un homme de sa stature est enterré dans des buissons. [625:] Après quelques moments de silence, je lui dis dun air inquiet: Mon cher Emile, comment ferons-nous pour sortir dici ? [626:] ÉMILE, en nage, et pleurant à chaudes larmes: Je nen sais rien. Je suis las; jai faim; jai soif; je nen puis plus. JEAN-JACQUES: Me croyez-vous en meilleur état que vous? et pensez-vous que je me fisse faute de pleurer, si je pouvais déjeuner de mes larmes? Il ne sagit pas de pleurer, il sagit de se reconnaître. Voyons votre montre; quelle heure est-il ? ÉMILE: Il est midi, et je suis à jeun. JEAN-JACQUES: Cela est vrai, il est midi, et je suis à jeun. ÉMILE: Oh! que vous devez avoir faim! JEAN-JACQUES: Le malheur est que mon dîner ne viendra pas me chercher ici. Il est midi: cest justement lheure où nous observions hier de Montmorency la position de la forêt. Si nous pouvions de même observer de la forêt la position de Montmorency!... ÉMILE: Oui; mais hier nous voyions la forêt, et dici nous ne voyons pas la ville. JEAN-JACQUES: Voilà le mal... Si nous pouvions nous passer de la voir pour trouver sa position! ÉMILE: O mon bon ami! JEAN-JACQUES: Ne disions-nous pas que la forêt était... ÉMILE: Au nord de Montmorency. JEAN-JACQUES: Par conséquent Montmorency doit être... ÉMILE: Au sud de la forêt. JEAN-JACQUES: Nous avons un moyen de trouver le nord à midi? ÉMILE: Oui, par la direction de lombre. JEAN-JACQUES: Mais le sud ? ÉMILE: Comment faire? JEAN-JACQUES: Le sud est lopposé du nord. ÉMILE: Cela est vrai; il ny a quà chercher lopposé de lombre. Oh! voilà le sud! voilà le sud! sûrement Montmorency est de ce côté. JEAN-JACQUES: Vous pouvez avoir raison: prenons ce sentier à travers le bois. ÉMILE, frappant des mains, et poussant un cri de joie: Ah! je vois Montmorency! le voilà tout devant nous, tout à découvert. Allons déjeuner, allons dîner, courons vite: lastronomie est bonne à quelque chose. [627:] Prenez garde que, sil ne dit pas cette dernière phrase, il la pensera; peu importe, pourvu que ce ne soit pas moi qui la dise. Or soyez sûr quil noubliera de sa vie la leçon de cette journée; au lieu que, si je navais fait que lui supposer tout cela dans sa chambre, mon discours eût été oublié dès le lendemain. Il faut parler tant quon peut par les actions, et ne dire que ce quon ne saurait faire. [628:] Le lecteur ne sattend pas que je le méprise assez pour lui donner un exemple sur chaque espèce détude: mais, de quoi quil soit question, je ne puis trop exhorter le gouverneur à bien mesurer sa preuve sur la capacité de lélève; car, encore une fois, le mal nest pas dans ce quil nentend point, mais dans ce quil croit entendre. [629:] Je me souviens que, voulant donner à un enfant du goût pour la chimie, après lui avoir montré plusieurs précipitations métalliques, je lui expliquais comment se faisait lencre. Je lui disais que sa noirceur ne venait que dun fer très divisé, détaché du vitriol, et précipité par une liqueur alcaline. Au milieu de ma docte explication, le petit traître marrêta tout court avec ma question que je lui avais apprise: me voilà fort embarrassé. [630:] Après avoir un peu rêvé, je pris mon parti; jenvoyai chercher du vin dans la cave du maître de la maison, et dautre vin à huit sous chez un marchand de vin. Je pris dans un petit flacon de la dissolution dalcali fixe; puis, ayant devant moi, dans deux verres, de ces deux différents vins, je lui parlai ainsi : [631:] On falsifie plusieurs denrées pour les faire paraître meilleures quelles ne sont. Ces falsifications trompent lil et le goût; mais elles sont nuisibles, et rendent la chose falsifiée pire, avec sa belle apparence, quelle n était auparavant. [632:] On falsifie surtout les boissons, et surtout les vins, parce que la tromperie est plus difficile à connaître, et donne plus de profit au trompeur. [633:] La falsification des vins verts ou aigres se fait avec de la litharge, la litharge est une préparation de plomb. Le plomb uni aux acides fait un sel fort doux, qui corrige au goût la verdeur du vin, mais qui est un poison pour ceux qui le boivent. Il importe donc, avant de boire du vin suspect, de savoir sil est lithargyré ou sil ne lest pas. Or voici comment je raisonne pour découvrir cela. [634:] La liqueur du vin ne contient pas seulement de lesprit inflammable, comme vous lavez vu par leau-de-vie qu on en tire; elle contient encore de lacide, comme vous pouvez le connaître par le vinaigre et le tartre quon en tire aussi. [635:] Lacide a du rapport aux substances métalliques, et sunit avec elles par dissolution pour former un sel composé, tel, par exemple, que la rouille, qui nest quun fer dissous par lacide contenu dans lair ou dans leau, et tel aussi que le vert-de-gris, qui nest quun cuivre dissous par le vinaigre. [636:] Mais ce même acide a plus de rapport encore aux substances alcalines quaux substances métalliques, en sorte que, par lintervention des premières dans les sels composés dont je viens de vous parler, lacide est forcé de lâcher le métal auquel il est uni, pour sattacher à lalcali. [637:] Alors la substance métallique, dégagée de lacide qui la tenait dissoute, se précipite et rend la liqueur opaque. [638:] Si donc un de ces deux vins est lithargyré, son acide tient la litharge en dissolution. Que jy verse de la liqueur alcaline, elle forcera lacide de quitter prise pour sunir à elle; le plomb, nétant plus tenu en dissolution, reparaîtra, troublera la liqueur, et se précipitera enfin dans le fond du verre. [639:] Sil ny a point de plomb ni daucun métal dans le vin, lalcali sunira paisiblement avec lacide, le tout restera dissous, et il ne se fera aucune précipitation. [640:] Ensuite je versai de ma liqueur alcaline successivement dans les deux verres: celui du vin de la maison resta clair et diaphane; lautre en un moment fut trouble, et au bout dune heure on vit clairement le plomb précipité dans le fond du verre. [641:] Voilà, repris-je, le vin naturel et pur dont on peut boire, et voici le vin falsifié qui empoisonne. Cela se découvre par les mêmes connaissances dont vous me demandiez lutilité: celui qui sait bien comment se fait lencre sait connaître aussi les vins frelatés. [642:] Jétais fort content de mon exemple, et cependant je maperçus que lenfant nen était point frappé. Jeus besoin dun peu de temps pour sentir que je navais fait quune sottise: car, sans parler de limpossibilité quà douze ans un enfant pût suivre mon explication, lutilité de cette expérience nentrait pas dans son esprit, parce quayant goûté des deux vins, et les trouvant bons tous deux, il ne joignait aucune idée à ce mot de falsification que je pensais lui avoir si bien expliqué. Ces autres mots malsain, poison, navaient même aucun sens pour lui; il était là-dessus dans le cas de lhistorien du médecin Philippe: cest le cas de tous les enfants. [643:] Les rapports des effets aux causes dont nous napercevons pas la liaison, les biens et les maux dont nous navons aucune idée, les besoins que nous navons jamais sentis, sont pour nous; il est impossible de nous intéresser par eux à rien faire qui sy rapporte. On voit à quinze ans le bonheur dun homme sage, comme à trente la gloire du paradis. Si lon ne conçoit bien lun et lautre, on fera peu de chose pour les acquérir; et quand même on les concevrait, on fera peu de chose encore si on ne les désire, si on ne les sent convenables à soi. Il est aisé de convaincre un enfant que ce quon lui veut enseigner est utile: mais ce nest rien de le convaincre, si lon ne sait le persuader. En vain la tranquille raison nous fait approuver ou blâmer; il ny a que la passion qui nous fasse agir; et comment se passionner pour des intérêts quon na point encore? [644:] Ne montrez jamais rien à lenfant quil ne puisse voir. Tandis que lhumanité lui est presque étrangère, ne pouvant lélever à létat dhomme, rabaissez pour lui lhomme à létat denfant. En songeant à ce qui lui peut être utile dans un autre âge, ne lui parlez que de ce dont il voit dès à présent lutilité. Du reste, jamais de comparaisons avec dautres enfants, point de rivaux, point de concurrents, même à la course, aussitôt quil commence à raisonner; j aime cent fois mieux quil napprenne point ce quil napprendrait que par jalousie ou par vanité. Seulement je marquerai tous les ans les progrès quil aura faits; je les comparerai à ceux quil fera lannée suivante; je lui dirai: Vous êtes grandi de tant de lignes; voilà le fossé que vous sautiez, le fardeau que vous portiez; voici la distance où vous lanciez un caillou, la carrière que vous parcouriez dune haleine, etc.; voyons maintenant ce que vous ferez. Je lexcite ainsi sans le rendre jaloux de personne. Il voudra se surpasser, il le doit; je ne vois nul inconvénient quil soit émule de lui-même. [645:] Je hais les livres; ils napprennent quà parler de ce quon ne sait pas. On dit quHermès grava sur des colonnes les éléments des sciences, pour mettre ses découvertes à labri dun déluge. Sil les eût bien imprimées dans la tête des hommes, elles sy seraient conservées par tradition. Des cerveaux bien préparés sont les monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines. Ny aurait-il point moyen de rapprocher tant de leçons éparses dans tant de livres, de les réunir sous un objet commun qui pût être facile à voir, intéressant à suivre, et qui pût servir de stimulant, même à cet âge? Si lon peut inventer une situation où tous les besoins naturels de lhomme se montrent dune manière sensible à lesprit dun enfant, et où les moyens de pourvoir à ces mêmes besoins se développent successivement avec la même facilité, cest par la peinture vive et naïve de cet état quil faut donner le premier exercice à son imagination. [646:] Philosophe ardent, je vois déjà sallumer la vôtre. Ne vous mettez pas en frais; cette situation est trouvée, elle est décrite, et, sans vous faire tort, beaucoup mieux que vous ne la décririez vous-même, du moins avec plus de vérité et de simplicité. Puisquil nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité déducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon Emile; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire. Il servira dépreuve durant nos progrès à létat de notre jugement; et, tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre? Est-ce Aristote? est-ce Pline? est-ce Buffon? Non; cest Robinson Crusoé. [647:] Robinson Crusoé dans son 11e, seul, dépourvu de lassistance de ses semblables et des instruments de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien-être, voilà un objet intéressant pour tout âge, et quon a mille moyens de rendre agréable aux enfants. Voilà comment nous réalisons lîle déserte qui me servait dabord de comparaison. Cet état nest pas, jen conviens, celui de lhomme social; vraisemblablement il ne doit pas être celui dEmile: mais cest sur ce même état quil doit apprécier tous les autres. Le plus sûr moyen de sélever au-dessus des préjugés et dordonner ses jugements sur les vrais rapports des choses, est de se mettre à la place dun homme isolé, et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à sa propre utilité. [648:] Ce roman, débarrassé de tout son fatras, commençant au naufrage de Robinson près de son île, et finissant à larrivée du vaisseau qui vient len tirer, sera tout à la fois lamusement et linstruction dEmile durant lépoque dont il est ici question. Je veux que la tête lui en tourne, quil soccupe sans cesse de son château, de ses chèvres, de ses plantations; quil apprenne en détail, non dans ses livres, mais sur les choses, tout ce quil faut savoir en pareil cas; quil pense être Robinson lui-même; quil se voie habillé de peaux, portant un grand bonnet, un grand sabre, tout le grotesque équipage de la figure, au parasol près, dont il naura pas besoin. Je veux quil sinquiète des mesures à prendre, si ceci ou cela venait à lui manquer, quil examine la conduite de son héros, quil cherche sil na rien omis, sil ny avait rien de mieux à faire; quil marque attentivement ses fautes, et quil en profite pour ny pas tomber lui-même en pareil cas; car ne doutez point quil ne projette daller faire un établissement semblable; cest le vrai château en Espagne de cet heureux âge, où lon ne connaît dautre bonheur que le nécessaire et la liberté. [649:] Quelle ressource que cette folie pour un homme habile, qui na su la faire naître quafin de la mettre à profit! Lenfant, pressé de se faire un magasin pour son île, sera plus ardent pour apprendre. que le maître pour enseigner. Il voudra savoir tout ce qui est utile, et ne voudra savoir que cela; vous naurez plus besoin de le guider, vous naurez quà le retenir. Au reste, dépêchons-nous de létablir dans cette île, tandis quil y borne sa félicité; car le jour approche où, sil y veut vivre encore, il ny voudra plus vivre seul, et où Vendredi, qui maintenant ne le touche guère, ne lui suffira pas longtemps. [650:] La pratique des arts naturels, auxquels peut suffire un seul homme, mène à la recherche des arts dindustrie, et qui ont besoin du concours de plusieurs mains. Les premiers peuvent sexercer par des solitaires, par des sauvages; mais les autres ne peuvent naître que dans la société, et la rendent nécessaire. Tant quon ne connaît que le besoin physique, chaque homme se suffit à lui-même; lintroduction du superflu rend indispensable le partage et la distribution du travail; car, bien quun homme travaillant seul ne gagne que la subsistance dun homme, cent hommes, travaillant de concert, gagneront de quoi en faire subsister deux cents. Sitôt donc quune partie des hommes se repose, il faut que le concours des bras de ceux qui travaillent supplée à loisiveté de ceux qui ne font rien. [651:] Votre plus grand soin doit être décarter de lesprit de votre élève toutes les notions des relations sociales qui ne sont pas à sa portée; mais, quand lenchaînement des connaissances vous force à lui montrer la mutuelle dépendance des hommes, au lieu de la lui montrer par le côté moral, tournez dabord toute son attention vers lindustrie et les arts mécaniques, qui les rendent utiles les uns aux autres. En le promenant datelier en atelier, ne souffrez jamais quil voie aucun travail sans mettre lui-même la main à luvre, ni quil en sorte sans savoir parfaitement la raison de tout ce qui sy fait, ou du moins de tout ce quil a observé. Pour cela, travaillez vous-même, donnez-lui partout lexemple; pour le rendre maître, soyez partout apprenti, et comptez quune heure de travail lui apprendra plus de choses quil nen retiendrait dun jour dexplications. [652:] Il y a une estime publique attachée aux différents arts en raison inverse de leur utilité réelle. Cette estime se mesure directement sur leur inutilité même, et cela doit être. Les arts les plus utiles sont ceux qui gagnent le moins, parce que le nombre des ouvriers se proportionne au besoin des hommes, et que le travail nécessaire à tout le monde reste forcément à un prix que le pauvre peut payer. Au contraire, ces importants quon nappelle pas artisans, mais artistes, travaillant uniquement pour les oisifs et les riches, mettent un prix arbitraire à leurs babioles; et, comme le mérite de ces vains travaux nest que dans lopinion, leur prix même fait partie de ce mérite, et on les estime à proportion de ce quils coûtent. Le cas quen fait le riche ne vient pas de leur usage, mais de ce que le pauvre ne les peut payer. Nolo habere bona nisi quibus populus inviderit. [653:] Que deviendront vos élèves, si vous leur laissez adopter ce sot préjugé, si vous le favorisez vous-même, sils vous voient, par exemple, entrer avec plus dégards dans la boutique dun orfèvre que dans celle dun serrurier? Quel jugement porteront-ils du vrai mérite des arts et de la véritable valeur des choses, quand ils verront partout le prix de fantaisie en contradiction avec le prix tiré de lutilité réelle, et que plus la chose coûte, moins elle vaut? Au premier moment que vous laisserez entrer ces idées dans leur tête, abandonnez le reste de leur éducation; malgré vous ils seront élevés comme tout le monde; vous avez perdu quatorze ans de soins. [654:] Emile songeant à meubler son île aura dautres manières de voir. Robinson eût fait beaucoup plus de cas de la boutique dun taillandier que de tous les colifichets de Saide. Le premier lui eût paru un homme très respectable, et lautre un petit charlatan. [655:] Ç Mon fils est fait pour vivre dans le monde; il ne vivra pas avec des sages, mais avec des fous; il faut donc quil connaisse leurs folies, puisque cest par elles quils veulent être conduits. La connaissance réelle des choses peut être bonne, mais celle des hommes et de leurs jugements vaut encore mieux; car, dans la société humaine, le plus grand instrument de lhomme est lhomme, et le plus sage est celui qui se sert le mieux de cet instrument. A quoi bon donner aux enfants lidée dun ordre imaginaire tout contraire à celui quils trouveront établi, et sur lequel il faudra quils se règlent? Donnez-leur premièrement des leçons pour être sages, et puis vous leur en donnerez pour juger en quoi les autres sont fous. È [656:] Voilà les spécieuses maximes sur lesquelles la fausse prudence des pères travaille à rendre leurs enfants esclaves des préjugés dont ils les nourrissent, et jouets eux-mêmes de la tourbe insensée dont ils pensent faire linstrument de leurs passions. Pour parvenir à connaître lhomme, que de choses il faut connaître avant lui! Lhomme est la dernière étude du sage, et vous prétendez en faire la première dun enfant! Avant de linstruire de nos sentiments, commencez par lui apprendre à les apprécier. Est-ce connaître une folie que de la prendre pour la raison! Pour être sage il faut discerner ce qui ne lest pas. Comment votre enfant connaîtra-t-il les hommes, sil ne sait ni juger leurs jugements ni démêler leurs erreurs? Cest un mal de savoir ce quils pensent, quand on ignore si ce quils pensent est vrai ou faux. Apprenez-lui donc premièrement ce que sont les choses en elles-mêmes, et vous lui apprendrez après ce quelles sont à nos yeux; cest ainsi quil saura comparer lopinion à la vérité, et sélever au-dessus du vulgaire; car on ne connaît point les préjugés quand on les adopte, et lon ne mène point le peuple quand on lui ressemble. Mais si vous commencez par linstruire de lopinion publique avant de lui apprendre à lapprécier, assurez-vous que, quoi que vous puissiez faire, elle deviendra la sienne, et que vous ne la détruirez plus. Je conclus que, pour rendre un jeune homme judicieux, il faut bien former ses jugements, au lieu de lui dicter les nôtres. [657:] Vous voyez que jusquici je nai point parlé des hommes à mon élève, il aurait eu trop de bon sens pour mentendre; ses relations avec son espèce ne lui sont pas encore assez sensibles pour quil puisse juger des autres par lui. Il ne connaît dêtre humain que lui seul, et même il est bien éloigné de se connaître; mais sil porte peu de jugements sur sa personne, au moins il nen porte que de justes. Il ignore quelle est la place des autres, mais il sent la sienne et sy tient. Au lieu des lois sociales quil ne peut connaître, nous lavons lié des chaînes de la nécessité. Il nest presque encore quun être physique, continuons de le traiter comme tel. [658:] Cest par leur rapport sensible avec son utilité, sa sûreté, sa conservation, son bien-être, quil doit apprécier tous les corps de la nature et tous les travaux des hommes. Ainsi le fer doit être à ses yeux dun beaucoup plus grand prix que lor, et le verre que le diamant; de même, il honore beaucoup plus un cordonnier, un maçon, quun Lempereur, un Le Blanc, et tous les joailliers de lEurope; un pâtissier est surtout à ses yeux une homme très important, et il donnerait toute lacadémie des sciences pour le moindre confiseur de la rue des Lombards. Les orfèvres, les graveurs, les doreurs, les brodeurs, ne sont à son avis que des fainéants qui samusent à des jeux parfaitement inutiles; il ne fait pas même un grand cas de lhorlogerie. Lheureux enfant jouit du temps sans en être esclave: il en profite et nen connaît pas le prix. Le calme des passions qui rend pour lui sa succession toujours égale lui tient lieu dinstrument pour le mesurer au besoin. En lui supposant une montre, aussi bien quen le faisant pleurer, je me donnais un Emile vulgaire, pour être utile et me faire entendre; car, quant au véritable, un enfant si différent des autres ne servirait dexemple à rien. [659:] Il y a un ordre non moins naturel et plus judicieux encore, par lequel on considère les arts selon les rapports de nécessité qui les lient, mettant au premier rang les plus indépendants, et au dernier ceux qui dépendent dun plus grand nombre dautres. Cet ordre, qui fournit dimportantes considérations sur celui de la société générale, est semblable au précédent, et soumis au même renversement dans lestime des hommes; en sorte que lemploi des matières premières se fait dans des métiers sans honneur, presque sans profit, et que plus elles changent de mains, plus la main-duvre augmente de prix et devient honorable. Je nexamine pas sil est vrai que lindustrie soit plus grande et mérite plus de récompense dans les arts minutieux qui donnent la dernière forme à ces matières, que dans le premier travail qui les convertit à lusage des hommes: mais je dis quen chaque chose lart dont lusage est le plus général et le plus indispensable est incontestablement celui qui mérite le plus destime, et que celui à qui moins dautres arts sont nécessaires, la mérite encore par-dessus les plus subordonnés, parce quil est plus libre et plus près de lindépendance. Voilà les véritables règles de lappréciation des arts et de lindustrie; tout le reste est arbitraire et dépend de lopinion. [660:] Le premier et le plus respectable de tous les arts est lagriculture: je mettrais la forge au second rang, la charpente au troisième, et ainsi de suite. Lenfant qui naura point été séduit par les préjugés vulgaires en jugera précisément ainsi. Que de réflexions importantes notre Emile ne tirera-t-il point là-dessus de son Robinson! Que pensera-t-il en voyant que les arts ne se perfectionnent quen se subdivisant, en multipliant à linfini les instruments des uns et des autres? Il se dira: Tous ces gens-là sont sottement ingénieux: on croirait quils ont peur que leurs bras et leurs doigts ne leur servent à quelque chose, tant ils inventent dinstruments pour sen passer. Pour exercer un seul art ils sont asservis à mille autres; il faut une ville à chaque ouvrier. Pour mon camarade et moi, nous mettons notre génie dans notre adresse; nous nous faisons des outils que nous puissions porter partout avec nous. Tous ces gens si fiers de leurs talents dans Paris ne sauraient rien dans notre île, et seraient nos apprentis à leur tour. [661:] Lecteur, ne vous arrêtez pas à voir ici lexercice du corps et ladresse des mains de notre élève; mais considérez quelle direction nous donnons à ses curiosités enfantines; considérez le sens, lesprit inventif, la prévoyance; considérez quelle tête nous allons lui former. Dans tout ce quil verra, dans tout ce quil fera, il voudra tout connaître, il voudra savoir la raison de tout; dinstrument en instrument, il voudra toujours remonter au premier; il nadmettra rien par supposition; il refuserait dapprendre ce qui demanderait une connaissance antérieure quil naurait pas: sil voit faire un ressort, il voudra savoir comment lacier a été tiré de la mine; sil voit assembler les pièces dun coffre, il voudra savoir comment larbre a été coupé; sil travaille lui-même, à chaque outil dont il se sert, il ne manquera pas de se dire: Si je navais pas cet outil, comment my prendrais-je pour en faire un semblable ou pour men passer? [662:] Au reste, une erreur difficile à éviter dans les occupations pour lesquelles le maître se passionne est de supposer toujours le même goût à lenfant: gardez, quand lamusement du travail vous emporte, que lui cependant ne sennuie sans vous loser témoigner. Lenfant doit être tout à la chose; mais vous devez être tout à lenfant, lobserver, lépier sans relâche et sans quil y paraisse, pressentir tous -ses sentiments davance, et prévenir ceux quil ne doit pas avoir, loccuper enfin de manière que non seulement il se sente utile à la chose, mais quil sy plaise à force de bien comprendre à quoi sert ce quil fait. [663:] La société des arts consiste en échanges dindustrie, celle du commerce en échanges de choses, celle des banques en échanges de signes et dargent: toutes ces idées se tiennent, et les notions élémentaires sont déjà prises; nous avons jeté les fondements de tout cela dès le premier âge, à laide du jardinier Robert. Il ne nous reste maintenant quà généraliser ces mêmes idées, et les étendre à plus dexemples, pour lui faire comprendre le jeu du trafic pris en lui-même, et rendu sensible par les détails dhistoire naturelle qui regardent les productions particulières à chaque pays, par les détails darts et de sciences qui regardent la navigation, enfin, par le plus grand ou moindre embarras du transport, selon léloignement des lieux, selon la situation des terres, des mers, des rivières, etc. [664:] Nulle société ne peut exister sans échange, nul échange sans mesure commune, et nulle mesure commune sans égalité. Ainsi, toute société a pour première loi quelque égalité conventionnelle, soit dans les hommes, soit dans les choses. [665:] Légalité conventionnelle entre les hommes, bien différente de légalité naturelle, rend nécessaire le droit positif, cest-à-dire le gouvernement et les lois. Les connaissances politiques dun enfant doivent être nettes et bornées; il ne doit connaître du gouvernement en général que ce qui se rapporte au droit de propriété, dont il a déjà quelque idée. [666:] Légalité conventionnelle entre les choses a fait inventer la monnaie; car la monnaie nest quun terme de comparaison pour la valeur des choses de différentes espèces; et en ce sens la monnaie est le vrai lien de la société; mais tout peut être monnaie; autrefois le bétail létait, des coquillages le sont encore chez plusieurs peuples; le fer fut monnaie à Sparte, le cuir la été en Suède, lor et largent le sont parmi nous. [667:] Les métaux, comme plus faciles à transporter, ont été généralement choisis pour termes moyens de tous les échanges; et lon a converti ces métaux en monnaie, pour épargner la mesure ou le poids à chaque échange: car la marque de la monnaie nest quune attestation que la pièce ainsi marquée est dun tel poids; et le prince seul a droit de battre monnaie, attendu que lui seul a droit dexiger que son témoignage fasse autorité parmi tout un peuple. [668:] Lusage de cette invention ainsi expliqué se fait sentir au plus stupide. Il est difficile de comparer immédiatement des choses de différentes natures, du drap, par exemple, avec du blé; mais, quand on a trouvé une mesure commune, savoir la monnaie, il est aisé au fabricant et au laboureur de rapporter la valeur des choses quils veulent échanger à cette mesure commune. Si telle quantité de drap vaut une telle somme dargent et que telle quantité de blé vaille aussi la même somme dargent, il sensuit que le marchand, recevant ce blé pour son drap, fait un échange équitable. Ainsi, cest par la monnaie que les biens despèces diverses deviennent commensurables et peuvent se comparer. [669:] Nallez pas plus loin que cela, et nentrez point dans lexplication des effets moraux de cette institution. En toute chose il importe de bien exposer les usages avant de montrer les abus. Si vous prétendiez expliquer aux enfants comment les signes font négliger les choses, comment de la monnaie sont nées toutes les chimères de lopinion, comment les pays riches dargent doivent être pauvres de tout, vous traiteriez ces enfants non seulement en philosophes, mais en hommes sages, et vous prétendriez leur faire entendre ce que peu de philosophes même ont bien conçu. [670:] Sur quelle abondance dobjets intéressants ne peut-on point tourner ainsi la curiosité dun élève, sans jamais quitter les rapports réels et matériels qui sont à sa portée, ni souffrir quil sélève dans son esprit une seule idée quil ne puisse pas concevoir! Lart du maître est de ne laisser jamais appesantir ses observations sur des minuties qui ne tiennent à rien, mais de le rapprocher sans cesse des grandes relations quil doit connaître un jour pour bien juger du bon et du mauvais ordre de la société civile. Il faut savoir assortir les entretiens dont on lamuse au tour desprit quon lui a donné. Telle question, qui ne pourrait pas même effleurer lattention dun autre, va tourmenter Emile pendant six mois. [671:] Nous allons dîner dans une maison opulente; nous trouvons les apprêts dun festin, beaucoup de monde, beaucoup de laquais, beaucoup de plats, un service élégant et fin. Tout cet appareil de plaisir et de fête a quelque chose denivrant qui porte à la tête quand on ny est pas accoutumé. Je pressens leffet de tout cela sur mon jeune élève. Tandis que le repas se prolonge, tandis que les services se succèdent, tandis quautour de la table règnent mille propos bruyants, je mapproche de son oreille, et je lui dis: Par combien de mains estimeriez-vous bien quait passé tout ce que vous voyez sur cette table avant que dy arriver? Quelle foule didées jéveille dans son cerveau par ce peu de mots! A linstant voilà toutes les vapeurs du délire abattues. Il rêve, il réfléchit, il calcule, il sinquiète. Tandis que les philosophes, égayés par le vin, peut-être par leurs voisines, radotent et font les enfants, le voilà, lui, philosophant tout seul dans son coin; il minterroge; je refuse de répondre, j e le renvoie à un autre temps; il simpatiente, il oublie de manger et de boire, il brûle dêtre hors de table pour mentretenir à son aise. Quel objet pour sa curiosité! Quel texte pour son instruction! Avec un jugement sain que rien na pu corrompre, que pensera-t-il du luxe, quand il trouvera que toutes les régions du monde ont été mises à contribution, que vingt millions de mains ont peut-être, ont longtemps travaillé, quil en a coûté la vie peut-être à des milliers dhommes, et tout cela pour lui présenter en pompe à midi ce quil va déposer le soir dans sa garde-robe? [672:] Epiez avec soin les conclusions secrètes quil tire en son cur de toutes ces observations. Si vous lavez moins bien gardé que je ne le suppose, il peut être tenté de tourner ses réflexions dans un autre sens, et de se regarder comme un personnage important au monde, en voyant tant de soins concourir pour apprêter son dîner. Si vous pressentez ce raisonnement, vous pouvez aisément le prévenir avant quil le fasse, ou du moins en effacer aussitôt limpression. Ne sachant encore sapproprier les choses que par une jouissance matérielle, il ne peut juger de leur convenance ou disconvenance avec lui que par des rapports sensibles. La comparaison dun dîner simple et rustique, préparé par lexercice, assaisonné par la faim, par la liberté, par la joie, avec son festin si magnifique et si compassé, suffira pour lui faire sentir que tout lappareil du festin ne lui ayant donné aucun profit réel, et son estomac sortant tout aussi content de la table du paysan que de celle du financier, il ny avait rien à lun de plus quà lautre quil pût appeler véritablement sien. [673:] Imaginons ce quen pareil cas un gouverneur pourra lui dire. Rappelez-vous bien ces deux repas, et décidez en vous-même lequel vous avez fait avec le plus de plaisir; auquel avez-vous remarqué le plus de joie? auquel a-t-on mangé de plus grand appétit, bu plus gaiement, n de meilleur cur? lequel a duré le plus longtemps sans ennui, et sans avoir besoin dêtre renouvelé par dautres services? Cependant voyez la différence: ce pain bis, que vous trouvez si bon, vient du blé recueilli par ce paysan; son vin noir et grossier, mais désaltérant et sain, est du cru de sa vigne; le linge vient de son chanvre, filé lhiver par sa femme, par ses filles, par sa servante; nulles autres mains que celles de sa famille nont fait les apprêts de sa table; le moulin le plus proche et le marché voisin sont les bornes de lunivers pour lui. En quoi donc avez-vous réellement joui de tout ce quont fourni de plus la terre éloignée et la main des hommes sur lautre table? Si tout cela ne vous a pas fait faire un meilleur repas, quavez-vous gagné à cette abondance? quy avait-il là qui fût fait pour vous? Si vous eussiez été le maître de la maison, pourra-t-il ajouter, tout cela vous fût resté plus étranger encore: car le soin détaler aux yeux des autres votre jouissance eût achevé de vous lôter: vous auriez eu la peine, et eux le plaisir. [674:] Ce discours peut être fort beau; mais il ne vaut rien pour Emile, dont il passe la portée, et à qui lon ne dicte point ses réflexions. Parlez-lui donc plus simplement. Après ces deux épreuves, dites-lui quelque matin: Où dînerons-nous aujourdhui? autour de cette montagne dargent qui couvre les trois quarts de la table, et de ces parterres de fleurs de papier quon sert au dessert sur des miroirs, parmi ces femmes en grand panier qui vous traitent en marionnette, et veulent que vous ayez dit ce que vous ne savez pas; ou bien dans ce village à deux lieues dici, chez ces bonnes gens qui nous reçoivent si joyeusement et nous donnent de si bonne crème? Le choix dEmile nest pas douteux; car il nest ni babillard ni vain; il ne peut souffrir la gêne, et tous nos ragoûts fins ne lui plaisent point: mais il est toujours prêt à courir en campagne, et il aime fort les bons fruits, les bons légumes, la bonne crème, et les bonnes gens. Chemin faisant, la réflexion vient delle-même. Je vois que ces foules dhommes qui travaillent à ces grands repas perdent bien leurs peines, ou quils ne songent guère à nos plaisirs. [675:] Mes exemples, bons peut-être pour un sujet, seront mauvais pour mille autres. Si lon en prend lesprit, on saura bien les varier au besoin; le choix tient à létude du génie propre à chacun, et cette étude tient aux occasions quon leur offre de se montrer. On nimaginera pas que, dans lespace de trois ou quatre ans que nous avons à remplir ici, nous puissions donner à lenfant le plus heureusement né une idée de tous les arts et de toutes les sciences naturelles, suffisante pour les apprendre un jour lui-même; mais en faisant ainsi passer devant lui tous les objets quil lui importe de connaître, nous le mettons dans le cas de développer son goût, son talent, de faire les premiers pas vers lobjet où le porte son génie, et de nous indiquer la route quil lui faut ouvrir pour seconder la nature. [676:] Un autre avantage de cet enchaînement de connaissances bornées, mais justes, est de les lui montrer par leurs liaisons, par leurs rapports, de les mettre toutes à leur place dans son estime, et de prévenir en lui les préjugés quont la plupart des hommes pour les talents quils cultivent, contre ceux quils ont négligés. Celui qui voit bien lordre du tout voit la place où doit être chaque partie; celui qui voit bien une partie, et qui la connaît à fond, peut être un savant homme: lautre est un homme judicieux; et vous vous souvenez que ce que nous nous proposons dacquérir est moins la science que le jugement. [677:] Quoi quil en soit, ma méthode est indépendante de mes exemples; elle est fondée sur la mesure des facultés de lhomme à ses différents âges, et sur le choix des occupations qui conviennent à ses facultés. Je crois quon trouverait aisément une autre méthode avec laquelle on paraîtrait faire mieux; mais si elle était moins appropriée à lespèce, à lâge, au sexe, je doute quelle eût le même succès. [678:] En commençant cette seconde période, nous avons profité de la surabondance de nos forces sur nos besoins pour nous porter hors de nous; nous nous sommes élancés dans les cieux; nous avons mesuré la terre; nous avons recueilli les lois de la nature, en un mot nous avons parcouru lîle entière: maintenant nous revenons à nous; nous nous rapprochons insensiblement de notre habitation. Trop heureux, en y rentrant, de nen pas trouver encore en possession lennemi qui nous menace, et qui sapprête à sen emparer! [679:] Que nous reste-t-il à faire après avoir observé tout ce qui nous environne? den convertir à notre usage tout ce que nous pouvons nous approprier, et de tirer parti de notre curiosité pour lavantage de notre bien-être. Jusquici nous avons fait provision dinstruments de toute espèce, sans savoir desquels nous aurions besoin. Peut-être, inutiles à nous-mêmes, les nôtres pourront-ils servir à dautres; et peut-être, à notre tour, aurons-nous besoin des leurs. Ainsi nous trouverions tous notre compte à ces échanges: mais, pour les faire, il faut connaître nos besoins mutuels, il faut que chacun sache ce que dautres ont à son usage, et ce quil peut leur offrir en retour. Supposons dix hommes, dont chacun a dix sortes de besoins. Il faut que chacun, pour son nécessaire, sapplique à dix sortes de travaux; mais, vu la différence de génie et de talent, lun réussira moins à quelquun de ces travaux, lautre à un autre. Tous, propres à diverses choses, feront les mêmes, et seront mal servis. Formons une société de ces dix hommes, et que chacun sapplique, pour lui seul et pour les neuf autres, au genre doccupation qui lui convient le mieux; chacun profitera des talents des autres comme si lui seul les avait tous; chacun perfectionnera le sien par un continuel exercice; et il arrivera que tous les dix, parfaitement bien pourvus, auront encore du surabondant pour dautres. Voilà le principe apparent de toutes nos institutions. Il nest pas de mon sujet den examiner ici les conséquences: cest ce que jai fait dans un autre écrit. [680:] Sur ce principe, un homme qui voudrait se regarder comme un être isolé, ne tenant du tout à rien et se suffisant à lui-même, ne pourrait être que misérable. Il lui serait même impossible de subsister; car, trouvant la terre entière couverte du tien et du mien, et nayant rien à lui que son corps, doù tirerait-il son nécessaire? En sortant de létat de nature, nous forçons nos semblables den sortir aussi; nul ny peut demeurer malgré les autres; et ce serait réellement en sortir, que dy vouloir rester dans limpossibilité dy vivre; car la première loi de la nature est le soin de se conserver. [681:] Ainsi se forment peu à peu dans lesprit dun enfant les idées des relations sociales, même avant quil puisse être réellement membre actif de la société. Emile voit que, pour avoir des instruments à son usage, il lui en faut encore à lusage des autres, par lesquels il puisse obtenir en échange les choses qui lui sont nécessaires et qui sont en leur pouvoir. Je lamène aisément à sentir le besoin de ces échanges, et à se mettre en état den profiter. [682:] Monseigneur, il faut que je vive, disait un malheureux auteur satirique au ministre qui lui reprochait linfamie de ce métier. Je nen vois pas la nécessité, lui repartit froidement lhomme en place. Cette réponse, excellente pour un ministre, eût été barbare et fausse en toute autre bouche. Il faut que tout homme vive. Cet argument, auquel chacun donne plus ou moins de force à proportion quil a plus ou moins dhumanité, me paraît sans réplique pour celui qui le fait relativement à lui-même. Puisque, de toutes les aversions que nous donne la nature, la plus forte est celle de mourir, il sensuit que tout est permis par elle à quiconque na nul autre moyen possible pour vivre. Les principes sur lesquels lhomme vertueux apprend à mépriser sa vie et à limmoler à son devoir sont bien loin de cette simplicité primitive. Heureux les peuples chez lesquels on peut être bon sans effort et juste sans vertu! Sil est quelque misérable état au monde où chacun ne puisse pas vivre sans mal faire et où les citoyens soient fripons par nécessité, ce nest pas le malfaiteur quil faut pendre, cest celui qui le force à le devenir. [683:] Sitôt quEmile saura ce que cest que la vie, mon premier soin sera de lui apprendre à la conserver. Jusquici je nai point distingué les états, les rangs, les fortunes; et je ne les distinguerai guère plus dans la suite, parce que lhomme est le même dans tous les états; que le riche na pas lestomac plus grand que le pauvre et ne digère pas mieux que lui; que le maître na pas les bras plus longs ni plus forts que ceux de son esclave; quun grand nest pas plus grand quun homme du peuple; et quenfin les besoins naturels étant partout les mêmes, les moyens dy pourvoir doivent être partout égaux. Appropriez léducation de lhomme à lhomme, et non pas à ce qui nest point lui. Ne voyez-vous pas quen travaillant à le former exclusivement pour un état, vous le rendez inutile à tout autre, et que, sil plaît à la fortune, vous naurez travaillé quà le rendre malheureux? Quy a-t-il de plus ridicule quun grand seigneur devenu gueux, qui porte dans sa misère les préjugés de sa naissance? Quy a-t-il de plus vil quun riche appauvri, qui, se souvenant du mépris quon doit à la pauvreté, se sent devenu le dernier des hommes? Lun a pour toute ressource le métier de fripon public, lautre celui de valet rampant avec ce beau mot: Il faut que je vive. [684:] Vous vous fiez à lordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et quil vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet: les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter den être exempt? Nous approchons de létat de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors? Tout ce quont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire: il ny a de caractères ineffaçables que ceux quimprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera donc dans la bassesse ce satrape que vous navez élevé que pour la grandeur? Que fera, dans la pauvreté, ce publicain qui ne sait vivre que dor? Que fera, dépourvu de tout, ce fastueux imbécile qui ne sait point user de lui-même, et ne met son être que dans ce qui est étranger à lui? Heureux celui qui sait quitter alors létat qui le quitte, et rester homme en dépit du sort! Quon loue tant quon voudra ce roi vaincu qui veut senterrer en furieux sous les débris de son trône; moi je le méprise; je vois quil nexiste que par sa couronne, et quil nest rien du tout sil nest roi: mais celui qui la perd et sen passe est alors au-dessus delle. Du rang de roi, quun lâche, un méchant, un fou peut remplir comme un autre, il monte à létat dhomme, que si peu dhommes savent remplir. Alors il triomphe de la fortune, il la brave; il ne doit rien quà lui seul; et, quand il ne lui reste à montrer que lui, il nest point nul; il est quelque chose. Oui, jaime mieux cent fois le roi de Syracuse maître décole à Corinthe, et le roi de Macédoine greffier à Rome, quun malheureux Tarquin, ne sachant que devenir sil ne règne pas, que lhéritier du possesseur de trois royaumes, jouet de quiconque ose insulter à sa misère, errant de cour en cour, cherchant partout des secours, et trouvant partout des affronts, faute de savoir faire autre chose quun métier qui nest plus en son pouvoir. [685:] Lhomme et le citoyen, quel quil soit, na dautre bien à mettre dans la société que lui-même; tous ses autres biens y sont malgré lui; et quand un homme est riche, ou il ne jouit pas de sa richesse, ou le public en jouit aussi. Dans le premier cas il vole aux autres ce dont il se prive; et dans le second, il ne leur donne rien. Ainsi la dette sociale lui reste tout entière tant quil ne paye que de son bien. Mais mon père, en le gagnant, a servi la société... Soit, il a payé sa dette, mais non pas la vôtre. Vous devez plus aux autres que si vous fussiez né sans bien, puisque vous êtes né favorisé. Il nest point juste que ce quun homme a fait pour la société en décharge un autre de ce quil lui doit; car chacun, se devant tout entier, ne peut payer que pour lui, et nul père ne peut transmettre à son fils le droit dêtre inutile à ses semblables; or, cest pourtant ce quil fait, selon vous, en lui transmettant ses richesses, qui sont la preuve et le prix du travail. Celui qui mange dans loisiveté ce quil na pas gagné lui-même le vole; et un rentier que lEtat paye pour ne rien faire ne diffère guère, à mes yeux, dun brigand qui vit aux dépens des passants. Hors de la société, lhomme isolé, ne devant rien à personne, a droit de vivre comme il lui plaît; mais dans la société, où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à lhomme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. [686:] Or, de toutes les occupations qui peuvent fournir la subsistance à lhomme, celle qui le rapproche le plus de létat de nature est le travail des mains: de toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune et des hommes est celle de lartisan. Lartisan ne dépend que de son travail; il est libre, aussi libre que le laboureur est esclave; car celui-ci tient à son champ, dont la récolte est à la discrétion dautrui. Lennemi, le prince, un voisin puissant, un procès, lui peut enlever ce champ; par ce champ on peut le vexer en mille manières; mais partout. où lon veut vexer lartisan, son bagage est bientôt fait; il emporte ses bras et sen va. Toutefois, lagriculture est le premier métier de lhomme: cest le plus honnête, le plus utile, et par conséquent le plus noble quil puisse exercer. Je ne dis pas à Emile: Apprends lagriculture; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers; cest par eux quil a commencé, cest à eux quil revient sans cesse. Je lui dis donc: Cultive lhéritage de tes pères. Mais si tu perds cet héritage, ou si tu nen as point, que faire? Apprends un métier. [687:] Un métier à mon fils! mon fils artisan! Monsieur, y pensez-vous? Jy pense mieux que vous, madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être quun lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien: moi, je lui veux donner un rang quil ne puisse perdre, un rang qui lhonore dans tous les temps; je veux lélever à létat dhomme; et, quoi que vous en puissiez dire, il aura moins dégaux à ce titre quà tous ceux quil tiendra de vous. [688:] La lettre tue, et lesprit vivifie. Il sagit moins dapprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprisent. Vous ne serez jamais réduit à travailler pour vivre. Eh! tant pis, tant pis pour vous! Mais nimporte; ne travaillez point par nécessité, travaillez par gloire. Abaissez-vous à létat dartisan, pour être au-dessus du vôtre. Pour vous soumettre la fortune et les choses, commencez par vous en rendre indépendant. Pour régner par lopinion, commencez par régner sur elle. [689:] Souvenez-vous que ce nest point un talent que je vous demande: cest un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut sen passer. Dans des maisons fort au-dessus du danger de manquer de pain, jai vu des pères pousser la prévoyance jusquà joindre au soin dinstruire leurs enfants celui de les pourvoir de connaissances dont, à tout événement, ils pussent tirer parti pour vivre. Ces pères prévoyants croient beaucoup aire; ils ne font rien, parce que les ressources quils pensent ménager à leurs enfants dépendent de cette même fortune au-dessus de laquelle ils les veulent mettre. En sorte quavec tous ces beaux talents, si celui qui les a ne se trouve dans des circonstances favorables pour en faire usage, il périra de misère comme sil nen avait aucun. [690:] Dès quil est question de manège et dintrigues, autant vaut les employer à se maintenir dans labondance quà regagner, du sein de la misère, de quoi remonter à son premier état. Si vous cultivez des arts dont le succès tient à la réputation de lartiste; si vous vous rendez propre àdes emplois quon nobtient que par la faveur, que vous servira tout cela, quand, justement dégoûté du monde, vous dédaignerez les moyens sans lesquels on ny peut réussir? Vous avez étudié la politique et les intérêts des princes. Voilà qui va fort bien; mais que ferez-vous de ces connaissances, si vous ne savez parvenir aux ministres, aux femmes de la cour, aux chefs des bureaux; si vous navez le secret de leur plaire, si tous ne trouvent en vous le fripon qui leur convient? Vous êtes architecte ou peintre: soit, mais il faut faire connaître votre talent. Pensez-vous aller de but en blanc exposer un ouvrage au Salon? Oh! quil nen va pas ainsi! Il faut être de lAcadémie; il y faut même être protégé pour obtenir au coin dun mur quelque place obscure. Quittez-moi la règle et le pinceau; prenez un fiacre, et courez de porte en porte: cest ainsi quon acquiert la célébrité. Or vous devez savoir que toutes ces illustres portes ont des suisses ou des portiers qui nentendent que par geste, et dont les oreilles sont dans leurs mains. Voulez-vous enseigner ce que vous avez appris, et devenir maître de géographie, ou de mathématiques, ou de langues, ou de musique, ou de dessin? pour cela même il faut trouver des écoliers, par conséquent des prôneurs. Comptez quil importe plus dêtre charlatan quhabile, et que, si vous ne savez de métier que le vôtre, jamais vous ne serez quun ignorant. [691:] Voyez donc combien toutes ces brillantes ressources sont peu solides, et combien dautres ressources vous sont nécessaires pour tirer parti de celles-là. Et puis, que deviendrez-vous dans ce lâche abaissement? Les revers, sans vous instruire, vous avilissent; jouet plus que jamais de lopinion publique, comment vous élèverez-vous au-dessus des préjugés, arbitres de votre sort? Comment mépriserez-vous la bassesse et les vices dont vous avez besoin pour subsister? Vous ne dépendiez que des richesses, et maintenant vous dépendez des riches; vous navez fait quempirer votre esclavage et le surcharger de votre misère. Vous voilà pauvre sans être libre; c' est le pire état où lhomme puisse tomber. [692:] Mais, au lieu de recourir pour vivre à ces hautes connaissances qui sont faites pour nourrir lâme et non le corps, si vous recourez, au besoin, à vos mains et à lusage que vous en savez faire, toutes les difficultés disparaissent, tous les manèges deviennent inutiles; la ressource est toujours prête au moment den user; la probité, lhonneur, ne sont plus obstacle à la vie; vous navez plus besoin dêtre lâche et menteur devant les grands, souple et rampant devant les fripons, vil complaisant de tout le monde, emprunteur ou voleur, ce qui est à peu près la même chose quand on na rien; lopinion des autres ne vous touche point; vous navez à faire votre cour à personne, point de sot à flatter, point de suisse à fléchir, point de courtisane à payer, et, qui pis est, à encenser. Que des coquins mènent les grandes affaires, peu vous importe; cela ne vous empêchera pas, vous, dans votre vie obscure, dêtre honnête homme et davoir du pain. Vous entrez dans la première boutique du métier que vous avez appris: Maître, jai besoin douvrage. Compagnon, mettez-vous là, travaillez. Avant que lheure du dîner soit venue, vous avez gagné votre dîner; si vous êtes diligent et sobre, avant que huit jours se passent, vous aurez de quoi vivre huit autres jours: vous aurez vécu libre, sain, vrai, laborieux, juste. Ce nest pas perdre son temps que den gagner ainsi. [693:] Je veux absolument quEmile apprenne un métier. Un métier honnête, au moins, direz-vous? Que signifie ce mot? Tout métier utile au public nest-il pas honnête? Je ne veux point quil soit brodeur, ni doreur, ni vernisseur, comme le gentilhomme de Locke; je ne veux quil soit ni musicien, ni comédien, ni faiseur de livres. A ces professions près et les autres qui leur ressemblent, quil prenne celle quil voudra; je ne prétends le gêner en rien. J'aime mieux quil soit cordonnier que poète; jaime mieux quil pave les grands chemins que de faire des fleurs de porcelaine. Mais, direz-vous, les archers, les espions, les bourreaux sont des gens utiles. Il ne tient quau gouvernement quils ne le soient point. Mais passons; javais tort: il ne suffit pas de choisir un métier utile, il faut encore quil nexige pas des gens qui lexercent des qualités dâme odieuses et incompatibles avec lhumanité. Ainsi, revenant au premier mot, prenons un métier honnête; mais souvenons-nous toujours quil ny a point dhonnêteté sans lutilité. [694:] Un célèbre auteur de ce siècle, dont les livres sont pleins de grands projets et de petites vues, avait fait vu, comme tous les prêtres de sa communion, de n'avoir point de femme en propre; mais, se trouvant plus scrupuleux que les autres sur ladultère, on dit quil prit le parti davoir de jolies servantes, avec lesquelles il réparait de son mieux loutrage quil avait fait à son espèce par ce téméraire engagement. Il regardait comme un devoir du citoyen den donner dautres à la patrie, et du tribut quil lui payait en ce genre il peuplait la classe des artisans. Sitôt que ces enfants étaient en âge, il leur faisait apprendre à tous un métier de leur goût, nexcluant que les professions oiseuses, futiles ou sujettes à la mode, telles, par exemple, que celle de perruquier, qui nest jamais nécessaire, et qui peut devenir inutile dun jour à lautre, tant que la nature ne se rebutera pas de nous donner des cheveux. [695:] Voilà lesprit qui doit nous guider dans le choix du métier dEmile, ou plutôt ce nest pas à nous de faire ce choix, cest à lui; car les maximes dont il est imbu conservant en lui le mépris naturel des choses inutiles, jamais il ne voudra consumer son temps en travaux de nulle valeur et il ne connaît de valeur aux choses que celle de leur utilité réelle; il lui faut un métier qui pût servir à Robinson dans son île. [696:] En faisant passer en revue devant un enfant les productions de la nature et de lart, en irritant sa curiosité, en le suivant où elle le porte, on a lavantage détudier ses goûts, ses inclinations, ses penchants, et de voir briller la première étincelle de son génie, sil en a quelquun qui soit bien décidé. Mais une erreur commune et dont il faut vous préserver, cest dattribuer à lardeur du talent leffet de loccasion, et de prendre pour une inclination marquée vers tel ou tel art lesprit imitatif commun à lhomme et au singe, et qui porte machinalement lun et lautre à vouloir faire tout ce quil voit faire, sans trop savoir à quoi cela est bon. Le monde est plein dartisans, et surtout dartistes, qui nont point le talent naturel de lart quils exercent, et dans lequel on les a poussés dès leur bas âge, soit déterminé par dautres convenances, soit trompé par un zèle apparent qui les eût portés de même vers tout autre art, sils lavaient vu pratiquer aussitôt. Tel entend un tambour et se croit général; tel voit bâtir et veut être architecte. Chacun est tenté du métier quil voit faire, quand il le croit estimé. [697:] Jai connu un laquais qui, voyant peindre et dessiner son maître, se mit dans la tête dêtre peintre et dessinateur. Dès linstant quil eut formé cette résolution, il prit le crayon, quil na plus quitté que pour reprendre le pinceau, quil ne quittera de sa vie. Sans leçons et sans règles, il se mit à dessiner tout ce qui lui tombait sous la main. Il passa trois ans entiers collé sur ses barbouillages, sans que jamais rien pût len arracher que son service, et sans jamais se rebuter du peu de progrès que de médiocres dispositions lui laissaient faire. Je lai vu durant six mois dun été très ardent, dans une petite antichambre au midi, où lon suffoquait au passage, assis, ou plutôt cloué tout le jour sur sa chaise, devant un globe, dessiner ce globe, le redessiner, commencer et recommencer sans cesse avec une invincible obstination, jusquà ce quil eût rendu la ronde-bosse assez bien pour être content de son travail. Enfin, favorisé de son maître et guidé par un artiste, il est parvenu au point de quitter la livrée et de vivre de son pinceau. Jusquà certain terme la persévérance supplée au talent: il a atteint ce terme et ne le passera jamais. La constance et lémulation de cet honnête garçon sont louables. Il se fera toujours estimer par son assiduité, par sa fidélité, par ses murs; mais il ne peindra jamais que des dessus de porte. Qui est-ce qui neût pas été trompé par son zèle et ne leût pas pris pour un vrai talent? Il y a bien de la différence entre se plaire à un travail et y être propre. Il faut des observations plus fines quon ne pense pour sassurer du vrai génie et du vrai goût dun enfant qui montre bien plus ses désirs que ses dispositions, et quon juge toujours par les premiers, faute de savoir étudier les autres. Je voudrais quun homme judicieux nous donnât un traité de lart dobserver les enfants. Cet art serait très important à connaître: les pères et les maîtres nen ont pas encore les éléments. [698:] Mais peut-être donnons-nous ici trop dimportance au choix dun métier. Puisquil ne sagit que dun travail des mains, ce choix nest rien pour Emile; et son apprentissage est déjà plus dà moitié fait, par les exercices dont nous lavons occupé jusquà présent. Que voulez-vous quil fasse? Il est prêt à tout: il sait déjà manier la bêche et la houe; il sait se servir du tour, du marteau, du rabot, de la lime; les outils de tous les métiers lui sont déjà familiers. Il ne sagit plus que dacquérir de quelquun de ces outils un usage assez prompt, assez facile, pour égaler en diligence les bons ouvriers qui sen servent; et il a sur ce point un grand avantage par-dessus tous, cest davoir le corps agile, les membres flexibles, pour prendre sans peine toutes sortes dattitudes et prolonger sans effort toutes sortes de mouvements. De plus, il a les organes justes et bien exercés; toute la mécanique des arts lui est déjà connue. Pour savoir travailler en maître, il ne lui manque que de lhabitude, et lhabitude ne se gagne quavec le temps. Auquel des métiers, dont le choix nous reste à faire, donnera-t-il donc assez de temps pour sy rendre diligent? Ce nest plus que de cela quil sagit. [699:] Donnez à lhomme un métier qui convienne à son sexe, et au jeune homme un métier qui convienne à son âge: toute profession sédentaire et casanière, qui effémine et ramollit le corps, ne lui plaît ni ne lui convient. Jamais jeune garçon naspira de lui-même à être tailleur; il faut de lart pour porter à ce métier de femmes le sexe pour lequel il nest pas fait. Laiguille et lépée ne sauraient être maniées par les mêmes mains. Si jétais souverain, je ne permettrais la couture et les métiers à laiguille quaux femmes et aux boiteux réduits à soccuper comme elles. En supposant les eunuques nécessaires, je trouve les Orientaux bien fous den faire exprès. Que ne se contentent-ils de ceux qua faits la nature, de ces foules dhommes lâches dont elle a mutilé le cur? ils en auraient de reste pour le besoin. Tout homme faible, délicat, craintif, est condamné par elle à la vie sédentaire; il est fait pour vivre avec les femmes ou à leur manière. Quil exerce quelquun des métiers qui leur sont propres, à la bonne heure; et, sil faut absolument de vrais eunuques, quon réduise à cet état les hommes qui déshonorent leur sexe en prenant des emplois qui ne lui conviennent pas. Leur choix annonce lerreur de la nature: corrigez cette erreur de manière ou dautre, vous naurez fait que du bien. [700:] Jinterdis à mon élève les métiers malsains, mais non pas les métiers pénibles, ni même les métiers périlleux. Ils exercent à la fois la force et le courage; ils sont propres aux hommes seuls; les femmes ny prétendent point: comment n-ont-ils pas honte dempiéter sur ceux quelles font? Luctantur paucae, comedunt coliphia paucae. [701:] En Italie on ne voit point de femmes dans les boutiques; et lon ne peut rien imaginer de plus triste que le coup dil des rues de ce pays-là pour ceux qui sont accoutumés à celles de France et dAngleterre. En voyant des marchands de modes vendre aux dames des rubans, des pompons, du réseau, de la chenille, je trouvais ces parures délicates bien ridicules dans de grosses mains, faites pour souffler la forge et frapper sur lenclume. Je me disais: Dans ce pays les femmes devraient, par représailles, lever des boutiques de fourbisseurs et darmuriers. Eh! que chacun fasse et vende les armes de son sexe. Pour les connaître, il les faut employer. [702:] Jeune homme, imprime à tes travaux la main de lhomme. Apprends à manier dun bras vigoureux la hache et la scie, à équarrir une poutre, à monter sur un comble, à poser le faîte, à laffermir de jambes de force et dentraits; puis crie à ta sur de venir taider à ton ouvrage, comme elle te disait de travailler à son point croise. [703:] Jen dis trop pour mes agréables contemporains, je le sens; mais je me laisse quelquefois entraîner à la force des conséquences. Si quelque homme que ce soit a honte de travailler en public armé dune doloire et ceint dun tablier de peau, je ne vois plus en lui quun esclave de lopinion, prêt à rougir de bien faire, sitôt quon se rira des honnêtes gens. Toutefois cédons au préjugé des pères tout ce qui ne peut nuire au jugement des enfants. Il nest pas nécessaire dexercer toutes les professions utiles pour les honorer toutes; il suffit de nen estimer aucune au-dessous de soi. Quand on a le choix et que rien dailleurs ne nous détermine, pourquoi ne consulterait-on pas lagrément, linclination, la convenance entre les professions de même rang? Les travaux des métaux sont utiles, et même les plus utiles de tous; cependant, à moins quune raison particulière ne my porte, je ne ferai point de votre fils un maréchal, un serrurier, un forgeron; je naimerais pas à lui voir dans sa forge la figure dun cyclope. De même je nen ferai pas un maçon, encore moins un cordonnier. Il faut que tous les métiers se fassent; mais qui peut choisir doit avoir égard à la propreté, car il ny a point là dopinion; sur ce point les sens nous décident. Enfin je naimerais pas ces stupides professions dont les ouvriers, sans industrie et presque automates, nexercent jamais leurs mains quau même travail; les tisserands, les faiseurs de bas, les scieurs de pierres: à quoi sert demployer à ces métiers des hommes de sens? cest une machine qui en mène une autre. [704:] Tout bien considéré, le métier que jaimerais le mieux qui fût du goût de mon élève est celui de menuisier. Il est propre, il est utile, il peut sexercer dans la maison; il tient suffisamment le corps en haleine; il exige dans louvrier de ladresse et lindustrie, et dans la forme des ouvrages que lutilité détermine, lélégance et le goût ne sont pas exclus. [705:] Que si par hasard le génie de votre élève était décidément tourné vers les sciences spéculatives, alors je ne blâmerais pas quon lui donnât un métier conforme àses inclinations; quil apprît, par exemple, à faire des instruments de mathématiques, des lunettes, des télescopes, etc. [706:] Quand Emile apprendra son métier, je veux lapprendre avec lui; car je suis convaincu quil napprendra jamais bien que ce que nous apprendrons ensemble. Nous nous mettrons donc tous deux en apprentissage, et nous ne prétendrons point être traités en messieurs, mais en vrais apprentis qui ne le sont pas pour rire; pourquoi ne le serions-nous pas tout de bon? Le czar Pierre était charpentier au chantier, et tambour dans ses propres troupes; pensez-vous que ce prince ne vous valût pas par la naissance ou par le mérite? Vous comprenez que ce nest point à Emile que je dis cela; cest à vous, qui que vous puissiez être. [707:] Malheureusement nous ne pouvons passer tout notre temps à létabli. Nous ne sommes pas apprentis ouvriers, nous sommes apprentis hommes; et lapprentissage de ce dernier métier est plus pénible et plus long que lautre. Comment ferons-nous donc? Prendrons-nous un maître de rabot une heure par jour, comme on prend un maître à danser? Non. Nous ne serions pas des apprentis, mais des disciples; et notre ambition nest pas tant dapprendre la menuiserie que de nous élever à létat de menuisier. J e suis donc davis que nous allions toutes les semaines une ou deux fois au moins passer la journée entière chez le maître, que nous nous levions à son heure, que nous soyons à louvrage avant lui, que nous mangions à sa table, que nous travaillions sous ses ordres, et quaprès avoir eu lhonneur de souper avec sa famille, nous retournions, si nous voulons, coucher dans nos lits durs. Voilà comment on apprend plusieurs métiers à la fois, et comment on sexerce au travail des mains sans négliger lautre apprentissage. [708:] Soyons simples en faisant bien. Nallons pas reproduire la vanité par nos soins pour la combattre. Senorgueillir davoir vaincu les préjugés, cest sy soumettre. On dit que, par un ancien usage de la maison ottomane, le Grand Seigneur est obligé de travailler de ses mains; et chacun sait que les ouvrages dune main royale ne peuvent être que des chefs-duvre. Il distribue donc magnifiquement ces chefs-duvre aux grands de la Porte; et louvrage est payé selon la qualité de louvrier. Ce que je vois de mal à cela nest pas cette prétendue vexation; car, au contraire, elle est un bien. En forçant les grands de partager avec lui les dépouilles du peuple, le prince est dautant moins obligé de piller le peuple directement. Cest un soulagement nécessaire au despotisme, et sans lequel cet horrible gouvernement ne saurait subsister. [709:] Le vrai mal dun pareil usage est lidée quil donne à ce pauvre homme de son mérite. Comme le roi Midas, il voit changer en or tout ce quil touche, mais il naperçoit pas quelles oreilles cela fait pousser. Pour en conserver de courtes à notre Emile, préservons ses mains de ce riche talent; que ce quil fait ne tire pas son prix de louvrier, mais de louvrage. Ne souffrons jamais quon juge du sien quen le comparant à celui des bons maîtres. Que son travail soit prisé par le travail même, et non parce quil est de lui. Dites de ce qui est bien fait: Voilà qui est bien fait; mais najoutez point: Qui est-ce qui a fait cela? Sil dit lui-même dun air fier et content de lui: Cest moi qui lai fait, ajoutez froidement: Vous ou un autre, il nimporte; cest toujours un travail bien fait. [710:] Bonne mère, préserve-toi surtout des mensonges quon te prépare. Si ton fils sait beaucoup de choses, défie-toi de tout ce quil sait; sil a le malheur dêtre élevé dans Paris, et dêtre riche, il est perdu. Tant quil sy trouvera dhabiles artistes, il aura tous leurs talents; mais loin deux il nen aura plus. A Paris, le riche sait tout; il ny a dignorant que le pauvre. Cette capitale est pleine damateurs, et surtout damatrices, qui font leurs ouvrages comme M. Guillaume inventait ses couleurs. Je connais à ceci trois exceptions honorables parmi les hommes, il y en peut avoir davantage; mais je nen connais aucune parmi les femmes, et je doute quil y en ait. En général, on acquiert un nom dans les arts comme dans la robe; on devient artiste et juge des artistes comme on devient docteur en droit et magistrat. [711:] Si donc il était une fois établi quil est beau de savoir un métier, vos enfants le sauraient bientôt sans lapprendre; ils passeraient maîtres comme les conseillers de Zurich. Point de tout ce cérémonial pour Emile; point dapparence, et toujours de la réalité. Quon ne dise pas quil sait, mais quil apprenne en silence. Quil fasse toujours son chef-duvre, et que jamais il ne passe maître; quil ne se montre pas ouvrier par son titre, mais par son travail. [712:] Si jusquici je me suis fait entendre, on doit concevoir comment avec lhabitude de lexercice du corps et du travail des mains, je donne insensiblement à mon élève le goût de la réflexion et de la méditation, pour balancer en lui la paresse qui résulterait de son indifférence pour les jugements des hommes et du calme de ses passions. Il faut quil travaille en paysan et quil pense en philosophe, pour nêtre pas aussi fainéant quun sauvage. Le grand secret de léducation est de faire que les exercices du corps et ceux de lesprit servent toujours de délassement les uns aux autres. [713:] Mais gardons-nous danticiper sur les instructions qui demandent un esprit plus mûr. Emile ne sera pas longtemps ouvrier, sans ressentir par lui-même linégalité des conditions, quil navait dabord quaperçue. Sur les maximes que je lui donne et qui sont à sa portée, il voudra mexaminer à mon tour. En recevant tout de moi seul, en se voyant si près de létat des pauvres, il voudra savoir pourquoi jen suis si loin. Il me fera peut-être, au dépourvu, des questions scabreuses: Ç Vous êtes riche, vous me lavez dit, et je le vois. Un riche doit aussi son travail à la société, puisquil est homme. Mais vous, que faites-vous donc pour elle? È Que dirait à cela un beau gouverneur? Je lignore. Il serait peut-être assez sot pour parler à lenfant des soins quil lui rend. Quant à moi, latelier me tire daffaire: Ç Voilà, cher Emile, une excellente question; je vous promets dy répondre pour moi, quand vous y ferez pour vous-même une réponse dont vous soyez content. En attendant, jaurai soin de rendre à vous et aux pauvres ce que jai de trop, et de faire une table ou un banc par semaine, afin de nêtre pas tout à fait inutile à tout. È [714:]Nous voici revenus à nous-mêmes. Voilà notre enfant prêt à cesser de lêtre, rentré dans son individu. Le voilà sentant plus que jamais la nécessité qui lattache aux choses. Après avoir commencé par exercer son corps et ses sens, nous avons exercé son esprit et son jugement. Enfin nous avons réuni lusage de ses membres à celui de ses facultés; nous avons fait un être agissant et pensant; il ne nous reste plus, pour achever lhomme, que de faire un être aimant et sensible, cest-à-dire de perfectionner la raison par le sentiment. Mais avant dentrer dans ce nouvel ordre de choses, jetons les yeux sur celui doù nous sortons et voyons, le plus exactement quil est possible, jusquoù nous sommes parvenus. [715:] Notre élève navait dabord que des sensations, maintenant il a des idées: il ne faisait que sentir, maintenant il juge. Car de la comparaison de plusieurs sensations successives ou simultanées, et du jugement quon en porte, naît une sorte de sensation mixte ou complexe, que jappelle idée. [716:] La manière de former les idées est ce qui donne un caractère à lesprit humain. Lesprit qui ne forme ses idées que sur des rapports réels est un esprit solide; celui qui se contente des rapports apparents est un esprit superficiel; celui qui voit les rapports tels quils sont est un esprit juste; celui qui les apprécie mal est un esprit faux; celui qui controuve des rapports imaginaires qui nont ni réalité ni apparence est un fou; celui qui ne compare point est un imbécile. Laptitude plus ou moins grande à comparer des idées et à trouver des rapports est ce qui fait dans les hommes le plus ou le moins desprit, etc. [717:] Les idées simples ne sont que des sensations comparées. Il y a des jugements dans les simples sensations aussi bien que dans les sensations complexes, que j appelle idées simples. Dans la sensation, le jugement est purement passif, il affirme quon sent ce quon sent. Dans la perception ou idée, le jugement est actif; il rapproche, il compare, il détermine des rapports que le sens ne détermine pas. Voilà toute la différence; mais elle est grande. Jamais la nature ne nous trompe; cest toujours nous qui nous trompons. [718:] Je vois servir à un enfant de huit ans dun fromage glacé; il porte la cuiller à sa bouche, sans savoir ce que cest, et, saisi de froid, sécrie: Ah! cela me brûle! Il éprouve une sensation très vive; il n'en connaît point de plus vive que la chaleur du feu, et il croit sentit celle-là. Cependant il sabuse; le saisissement du froid le blesse, mais il ne le brûle pas; et ces deux sensations ne sont pas semblables, puisque ceux qui ont éprouvé lune et lautre ne les confondent point. Ce nest donc pas la sensation qui le trompe, mais le jugement quil en porte. [719:] Il en est de même de celui qui voit pour la première fois un miroir ou une machine doptique, ou qui entre dans une cave profonde au cur de lhiver ou de lété, ou qui trempe dans leau tiède une main très chaude ou très froide, ou qui fait rouler entre deux doigts croisés une petite boule, etc. Sil se contente de dire ce quil aperçoit, ce quil sent, son jugement étant purement passif, il est impossible quil se trompe; mais quand il juge de la chose par lapparence, il est actif, il compare, il établit par induction des rapports quil naperçoit pas; alors il se trompe ou peut se tromper. Pour corriger ou prévenir lerreur, il a besoin de lexpérience. [720:] Montrez de nuit à votre élève des nuages passant entre la lune et lui, il croira que cest la lune qui passe en sens contraire et que les nuages sont arrêtés. Il le croira par une induction précipitée, parce quil voit ordinairement les petits objets se mouvoir préférablement aux grands, et que les nuages lui semblent plus grands que la lune, dont il ne peut estimer léloignement. Lorsque, dans un bateau qui vogue, il regarde dun peu loin le rivage, il tombe dans lerreur contraire, et croit voir courir la terre, parce que, ne se sentant point en mouvement, il regarde le bateau, la mer ou la rivière, et tout son horizon, comme un tout immobile, dont le rivage quil voit courir ne lui semble quune partie. [721:] La première fois quun enfant voit un bâton à moitié plongé dans leau, il voit un bâton brisé: la sensation est vraie; et elle ne laisserait pas de lêtre, quand même nous ne saurions point la raison de cette apparence. Si donc vous lui demandez ce quil voit, il dit: Un bâton brisé, et il dit vrai, car il est très sûr quil a la sensation dun bâton brisé. Mais quand, trompé par son jugement, il va plus loin, et quaprès avoir affirmé quil voit un bâton brisé, il affirme encore que ce quil voit est en effet un bâton brisé, alors il dit faux. Pourquoi cela? parce qualors il devient actif, et quil ne juge plus par inspection, mais par induction, en affirmant ce quil ne sent pas, savoir que le jugement quil reçoit par un sens serait confirmé par un autre. [722:] Puisque toutes nos erreurs viennent de nos jugements, il est clair que si nous navions jamais besoin de juger, nous n'aurions nul besoin dapprendre; nous ne serions jamais dans le cas de nous tromper; nous serions plus heureux de notre ignorance que nous ne pouvons lêtre de notre savoir. Qui est-ce qui nie que les savants ne sachent mille choses vraies que les ignorants ne sauront jamais? Les savants sont-ils pour cela plus près de la vérité? Tout au contraire, ils sen éloignent en avançant; parce que, la vanité de juger faisant encore plus de progrès que les lumières, chaque vérité quils apprennent ne vient quavec cent jugements faux. Il est de la dernière évidence que les compagnies savantes de lEurope ne sont que des écoles publiques de mensonges; et très sûrement il y a plus derreurs dans lAcadémie des sciences que dans tout un peuple de Hurons. [723:] Puisque plus les hommes savent, plus ils se trompent, le seul moyen déviter lerreur est lignorance. Ne jugez point, vous ne vous abuserez jamais. Cest la leçon de la nature aussi bien que de la raison. Hors les rapports immédiats en très petit nombre et très sensibles que les choses ont avec nous, nous navons naturellement quune profonde indifférence pour tout le reste. Un sauvage ne tournerait pas le pied pour aller voir le jeu de la plus belle machine et tous les prodiges de lélectricité. Que mimporte? est le mot le plus familier à lignorant et le plus convenable au sage. [724:] Mais malheureusement ce mot ne nous va plus. Tout nous importe, depuis que nous sommes dépendants de tout; et notre curiosité sétend nécessairement avec nos besoins. Voilà pourquoi jen donne une très grande au philosophe, et nen donne point au sauvage. Celui-ci na besoin de personne; lautre a besoin de tout le monde, et surtout dadmirateurs. [725:] On me dira que je sors de la nature; je nen crois rien. Elle choisit ses instruments, et les règle, non sur lopinion, mais sur le besoin. Or, les besoins changent selon la situation des hommes. Il y a bien de la différence entre lhomme naturel vivant dans létat de nature, et lhomme naturel vivant dans létat de société. Emile nest pas un sauvage à reléguer dans les déserts, cest un sauvage fait pour habiter les villes. Il faut quil sache y trouver son nécessaire, tirer parti de leurs habitants, et vivre, sinon comme eux, du moins avec eux. [726:] Puisque, au milieu de tant de rapports nouveaux dont il va dépendre, il faudra malgré lui quil juge, apprenons lui donc à bien juger. La meilleure manière dapprendre à bien juger est celle qui tend le plus à simplifier nos expériences, et à [727:] pouvoir même nous en passer sans tomber dans lerreur. Doù il suit quaprès avoir longtemps vérifié les rapports des sens lun par lautre, il faut encore apprendre à vérifier les rapports de chaque sens par lui-même, sans avoir besoin de recourir à un autre sens; alors chaque sensation deviendra pour nous une idée, et cette idée sera toujours conforme à la vérité. Telle est la sorte dacquis dont jai tâché de remplir ce troisième âge de la vie humaine. [728:] Cette manière de procéder exige une patience et une circonspection dont peu de maîtres sont capables, et sans laquelle jamais le disciple napprendra à juger. Si, par exemple, lorsque celui-ci sabuse sur lapparence du bâton brisé, pour lui montrer son erreur vous vous pressez de tirer le bâton hors de leau, vous le détromperez peut-être; mais que lui apprendrez-vous? rien que ce quil aurait bientôt a p pris de lui-même. Oh! que ce nest pas là ce quil faut faire! Il sagit moins de lui apprendre une vérité que de lui montrer comment il faut sy prendre pour découvrir toujours la vérité. Pour mieux linstruire, il ne faut pas le détromper sitôt. Prenons Emile et moi pour exemple. [729:] Premièrement, à la seconde des deux questions supposées, tout enfant élevé à lordinaire ne manquera pas de répondre affirmativement. Cest sûrement, dira-t-il, un bâton brisé. Je doute fort quEmile me fasse la même réponse. Ne voyant point la nécessité dêtre savant ni de le paraître, il nest jamais pressé de juger; il ne juge que sur lévidence; et il est bien éloigné de la trouver dans cette occasion, lui qui sait combien nos jugements sur les apparences sont sujets à lillusion, ne fût-ce que dans la perspective. [730:] Dailleurs, comme il sait par expérience que mes questions les plus frivoles ont toujours quelque objet quil naperçoit pas dabord, il na point pris lhabitude dy répondre étourdiment; au contraire, il sen défie, il sy rend attentif, il les examine avec grand soin avant dy répondre. Jamais il ne me fait de réponse quil nen soit content lui-même; et il est difficile à contenter. Enfin nous ne nous piquons ni lui ni moi de savoir la vérité des choses, mais seulement de ne pas donner dans lerreur. Nous serions bien plus confus de nous payer dune raison qui nest pas bonne, que de nen point trouver du tout. Je ne sais est un mot qui nous va si bien à tous deux, et que nous répétons si souvent, quil ne coûte plus rien à lun ni à lautre. Mais, soit que cette étourderie lui échappe, ou quil lévite par notre commode Je ne sais, ma réplique est la même: Voyons, examinons. [731:] Ce bâton qui trempe à moitié dans leau est fixé dans une situation perpendiculaire. Pour savoir sil est brisé, comme il le paraît, que de choses navons-nous pas à faire avant de le tirer de leau ou avant dy porter la main! 1° Dabord nous tournons tout autour du bâton et nous voyons que la brisure tourne comme nous. Cest donc notre il seul qui la change, et les regards ne remuent pas les corps. 2° Nous regardons bien à plomb sur le bout du bâton qui est hors de leau; alors le bâton nest plus courbe, le bout voisin de notre il nous cache exactement lautre bout. Notre il a-t-il redressé le bâton? 3° Nous agitons la surface de leau; nous voyons le bâton se plier en plusieurs pièces, se mouvoir en zigzag, et suivre les ondulations de leau. Le mouvement que nous donnons à cette eau suffit-il pour briser, amollir, et fondre ainsi le bâton? 4° Nous faisons écouler leau, et nous voyons le bâton se redresser peu à peu, à mesure que leau baisse. Nen voilà-t-il pas plus quil ne faut pour éclaircir le fait et trouver la réfraction? Il nest donc pas vrai que la vue nous trompe, puisque nous navons besoin que delle seule pour rectifier les erreurs que nous lui attribuons. [732:] Supposons lenfant assez stupide pour ne pas sentir le résultat de ces expériences; cest alors quil faut appeler le toucher au secours de la vue. Au lieu de tirer le bâton hors de leau, laissez-le dans sa situation, et que lenfant y passe la main dun bout à lautre, il ne sentira point dangle; le bâton nest donc pas brisé. [733:] Vous me direz quil ny a pas seulement ici des jugements, mais des raisonnements en forme. Il est vrai; mais ne voyez-vous pas que, sitôt que lesprit est parvenu jusquaux idées, tout jugement est un raisonnement? La conscience de toute sensation est une proposition, un jugement. Donc, sitôt que lon compare une sensation à une autre, on raisonne. Lart de juger et lart de raisonner sont exactement le même. [734:] Emile ne saura jamais la dioptrique, ou je veux quil lapprenne autour de ce bâton. Il naura point disséqué dinsectes; il naura point compté les taches du soleil; il ne saura ce que cest quun microscope et un télescope. Vos doctes élèves se moqueront de son ignorance. Ils nauront pas tort; car avant de se servir de ces instruments, jentends quil les invente, et vous vous doutez bien que cela ne viendra pas si tôt. [735:] Voilà lesprit de toute ma méthode dans cette partie. Si lenfant fait rouler une petite boule entre deux doigts croisés, et quil croie sentir deux boules, je ne lui permettrai point dy regarder, quauparavant il ne soit convaincu quil ny en a quune. Ces éclaircissements suffiront, je pense, pour marquer nettement le progrès qua fait jusquici lesprit de [736:] mon élève, et la route par laquelle il a suivi ce progrès. Mais vous êtes effrayés peut-être de la quantité de choses que jai fait passer devant lui. Vous craignez que je naccable son esprit sous ces multitudes de connaissances. Cest tout le contraire; je lui apprends bien plus à les ignorer quà les savoir. Je lui montre la route de la science, aisée à la vérité, mais longue, immense, lente à parcourir. Je lui fais faire les premiers pas pour quil reconnaisse lentrée, mais je ne lui permets jamais daller loin. [737:] Forcé dapprendre de lui-même, il use de sa raison et non de celle dautrui; car, pour ne rien donner à lopinion, il ne faut rien donner à lautorité; et la plupart de nos erreurs nous viennent bien moins de nous que des autres. De cet exercice continuel il doit résulter une vigueur desprit semblable à celle quon donne au corps par le travail et par la fatigue. Un autre avantage est quon navance quà proportion de ses forces. Lesprit, non plus que le corps, ne porte que ce quil peut porter. Quand lentendement sapproprie les choses avant de les déposer dans la mémoire, ce quil en tire ensuite est à lui; au lieu quen surchargeant la mémoire à son insu, on sexpose à nen jamais rien tirer qui lui soit propre. [738:] Emile a peu de connaissances, mais celles quil a sont véritablement siennes; il ne sait rien à demi. Dans le petit nombre des choses quil sait et quil sait bien, la plus importante est quil y en a beaucoup quil ignore et quil peut savoir un jour, beaucoup plus que dautres hommes savent et quil ne saura de sa vie, et une infinité dautres quaucun homme ne saura jamais. Il a un esprit universel, non par les lumières, mais par la faculté den acquérir; un esprit ouvert, intelligent, prêt à tout, et, comme dit Montaigne, sinon instruit, du moins instruisable. Il me suffit quil sache trouver là quoi bon sur tout ce quil fait, et le pourquoi sur tout ce quil croit. Car encore une fois, mon objet nest point de lui donner la science, mais de lui apprendre à lacquérir au besoin, de la lui faire estimer exactement ce quelle vaut, et de lui faire aimer la vérité par-dessus tout. Avec cette méthode on avance peu, mais on ne fait jamais un pas inutile, et lon nest point forcé de rétrograder. [739:] Emile na que des connaissances naturelles et purement physiques. Il ne sait pas même le nom de lhistoire, ni ce que cest que métaphysique et morale. Il connaît les rapports essentiels de lhomme aux choses, mais nul des rapports moraux de lhomme à lhomme. Il sait peu généraliser didées, peu faire dabstractions. Il voit des qualités communes à certains corps sans raisonner sur ces qualités en elles-mêmes. Il connaît létendue abstraite à laide des figures de la géométrie; il connaît la quantité abstraite à laide des signes de lalgèbre. Ces figures et ces signes sont les supports de ces abstractions, sur lesquels ses sens se reposent. Il ne cherche point à connaître les choses par leur nature, mais seulement par les relations qui lintéressent. Il nestime ce qui lui est étranger que par rapport à lui; mais cette estimation est exacte et sûre. La fantaisie, la convention, ny entrent pour rien. Il fait plus de cas de ce qui lui est plus utile; et ne se départant jamais de cette manière dapprécier, il ne donne rien à lopinion. [740:] Emile est laborieux, tempérant, patient, ferme, plein de courage. Son imagination, nullement allumée, ne lui grossit jamais les dangers; il est sensible à peu de maux, et il sait souffrir avec constance, parce quil na point appris à disputer contre la destinée. A légard de la mort, il ne sait pas encore bien ce que cest; mais, accoutumé à subir sans résistance la loi de la nécessité, quand il faudra mourir il mourra sans gémir et sans se débattre; cest tout ce que la nature permet dans ce moment abhorré de tous. Vivre libre et peu tenir aux choses humaines est le meilleur moyen dapprendre à mourir. [741:] En un mot, Emile a de la vertu tout ce qui se rapporte à lui-même. Pour avoir aussi les vertus sociales, il lui manque uniquement de connaître les relations qui les exigent; il lui manque uniquement des lumières que son esprit est tout prêt à recevoir. [742:] Il se considère sans égard aux autres, et trouve bon que les autres ne pensent point à lui. Il nexige rien de personne, et ne croit rien devoir à personne. Il est seul dans la société humaine, il ne compte que sur lui seul. Il a droit aussi plus quun autre de compter sur lui-même, car il est tout ce quon peut être à son âge. Il na point derreurs, ou na que celles qui nous sont inévitables; il na point de vices, ou na que ceux dont nul homme ne peut se garantir. Il a le corps sain, les membres agiles, lesprit juste et sans préjugés, le cur libre et sans passions. Lamour-propre, la première et la plus naturelle de toutes, y est encore à peine exalté. Sans troubler le repos de personne, il a vécu content, heureux et libre, autant que la nature la permis. Trouvez-vous quun enfant ainsi parvenu à sa quinzième année ait perdu les précédentes ? |