LIVRE SECOND[203:] Cest ici le second terme de la vie, et celui auquel proprement finit lenfance; car les mots infans et puer ne sont pas synonymes. Le premier est compris dans lautre, et signifie qui ne peut parler: doù vient que dans Valère Maxime on trouve puerum infantem. Mais je continue à me servir de ce mot selon lusage de notre langue, jusquà lâge pour lequel elle a dautres noms. [204:] Quand les enfants commencent à parler, ils pleurent moins. Ce progrès est naturel: un langage est substitué à lautre. Sitôt quils peuvent dire quils souffrent avec des paroles, pourquoi le diraientils avec des cris, si ce n' est quand la douleur est trop vive pour que la parole puisse lexprimer? Sils continuent alors à pleurer, cest la faute des gens qui sont autour deux. Dès quune fois Emile aura dit: Jai mal, il faudra des douleurs bien vives pour le forcer de pleurer. [205:] Si lenfant est délicat, sensible, que naturellement il se mette à crier pour rien, en rendant ces cris inutiles et sans effet, jen taris bientôt la source. Tant quil pleure, je ne vais point à lui; jy cours sitôt quil sest tu. Bientôt sa manière de mappeler sera de se taire, ou tout au plus de jeter un seul cri. Cest par leffet sensible des signes que les enfants jugent de leur sens, il ny a point dautre convention pour eux: quelque mal quun enfant se fasse, il est très rare quil pleure quand il est seul, à moins quil nait lespoir dêtre entendu. [206:] Sil tombe, sil se fait une bosse à la tête, sil saigne du nez, sil se coupe les doigts, au lieu de mempresser autour de lui dun air alarmé, je resterai tranquille, au moins pour un peu de temps. Le mal est fait, cest une nécessité quil lendure; tout mon empressement ne servirait quà leffrayer davantage et augmenter sa sensibilité. Au fond, cest moins le coup que la crainte qui tourmente, quand on sest blessé. Je lui épargnerai du moins cette dernière angoisse; car très sûrement il jugera de son mal comme il verra que jen juge: sil me voit accourir avec inquiétude, le consoler, le plaindre, il sestimera perdu; sil me voit garder mon sang-froid, il reprendra bientôt le sien, et croira le mal guéri quand il ne le sentira plus. Cest à cet âge quon prend les premières leçons de courage, et que, souffrant sans effroi de légères douleurs, on apprend par degrés à supporter les grandes. [207:] Loin dêtre attentif à éviter quEmile ne se blesse, je serais fort fâché quil ne se blessât jamais, et quil grandît sans connaître la douleur. Souffrir est la première chose quil doit apprendre, et celle quil aura le plus grand besoin de savoir. Il semble que les enfants ne soient petits et faibles que pour prendre ces importantes leçons sans danger. Si lenfant tombe de son haut, il ne se cassera pas la jambe; sil se frappe avec un bâton, il ne se cassera pas le bras; sil saisit un fer tranchant, il ne serrera guère, et ne se coupera pas bien avant. Je ne sache pas quon ait jamais vu denfant en liberté se tuer, sestropier, ni se faire un mal considérable, à moins quon ne lait indiscrètement exposé sur des lieux élevés, ou seul autour du feu, ou quon nait laissé des instruments dangereux à sa portée. Que dire de ces magasins de machines quon rassemble autour dun enfant pour larmer de toutes pièces contre la douleur, jusqu a ce que, devenu grand, il reste à sa merci, sans courage et sans expérience, quil se croie mort à la première piqûre et s'évanouisse en voyant la première goutte de son sang? [208:] Notre manie enseignante et pédantesque est toujours dapprendre aux enfants ce quils apprendraient beaucoup mieux deux-mêmes, et doublier ce que nous aurions pu seuls leur enseigner. Y a-t-il rien de plus sot que la peine quon prend pour leur apprendre à marcher, comme si lon en avait vu quelquun qui, par la négligence de sa nourrice, ne sût pas marcher étant grand? Combien voit-on de gens au contraire marcher mal toute leur vie, parce quon leur a mal appris à marcher! [209:] Emile naura ni bourrelets, ni paniers roulants, ni chariots, ni lisières; ou du moins, dès quil commencera de savoir mettre un pied devant lautre, on ne le soutiendra que sur les lieux pavés, et lon ne fera quy passer en hâte. Au lieu de le laisser croupir dans lair usé dune chambre, quon le mène journellement au milieu dun pré. Là, quil coure, quil sébatte, quil tombe cent fois le jour, tant mieux: il en apprendra plus tôt à se relever. Le bien-être de la liberté rachète beaucoup de blessures. Mon élève aura souvent des contusions; en revanche, il sera toujours gai. Si les vôtres en ont moins, ils sont toujours contrariés, toujours enchaînés, toujours tristes. Je doute que le profit soit de leur côté. [210:] Un autre progrès rend aux enfants la plainte moins nécessaire: cest celui de leurs forces. Pouvant plus par eux-mêmes, ils ont un besoin moins fréquent de recourir à autrui. Avec leur force se développe la connaissance qui les met en état de la diriger. Cest à ce second degré que commence proprement la vie de lindividu; cest alors quil prend la conscience de lui-même. La mémoire étend le sentiment de lidentité sur tous les moments de son existence; il devient véritablement un, le même, et par conséquent déjà capable de bonheur ou de misère. Il importe donc de commencer à le considérer ici comme un être moral. [211:] Quoiquon assigne à peu près le plus long terme de la vie humaine et les probabilités quon a dapprocher de ce terme à chaque âge, rien nest plus incertain que la durée de la vie de chaque homme en particulier; très peu parviennent à ce plus long terme. Les plus grands risques de la vie sont dans son commencement; moins on a vécu, moins on doit espérer de vivre. Des enfants qui naissent, la moitié, tout au plus, parvient à ladolescence; et il est probable que votre élève natteindra pas lâge dhomme. [212:] Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire quil ne jouira jamais? Quand je supposerais cette éducation raisonnable dans son objet, comment voir sans indignation de pauvres infortunés soumis à un joug insupportable et condamnés à des travaux continuels comme des galériens, sans être assuré que tant de soins leur seront jamais utiles! Lâge de la gaieté se passe au milieu des pleurs, des châtiments, des menaces, de lesclavage. On tourmente le malheureux pour son bien; et lon ne voit pas la mort quon appelle, et qui va le saisir au milieu de ce triste appareil. Qui sait combien denfants périssent victimes de lextravagante sagesse dun père ou dun maître? Heureux déchapper à sa cruauté, le seul avantage quils tirent des maux quil leur a fait souffrir est de mourir sans regretter la vie, dont ils nont connu que les tourments. [213:] Hommes, soyez humains, cest votre premier devoir; soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui nest pas étranger à lhomme. Quelle sagesse y a-t-il pour vous hors de lhumanité? Aimez lenfance; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous na pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où lâme est toujours en paix? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance dun temps si court qui leur échappe, et dun bien si précieux dont ils ne sauraient abuser? Pourquoi voulez-vous remplir damertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux quils ne peuvent revenir pour vous? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu dinstants que la nature leur donne: aussitôt quils peuvent sentir le plaisir dêtre, faites quils en jouissent; faites quà quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie. [214:] Que de voix vont sélever contre moi! Jentends de loin les clameurs de cette fausse sagesse qui nous jette incessamment hors de nous, qui compte toujours le présent pour rien, et, poursuivant sans relâche un avenir qui fuit à mesure quon avance, à force de nous transporter où nous ne sommes pas, nous transporte où nous ne serons jamais. [215:] Cest, me répondez-vous, le temps de corriger les mauvaises inclinations de lhomme; cest dans lâge de lenfance, où les peines sont le moins sensibles, quil faut les multiplier, pour les épargner dans lâge de raison. Mais qui vous dit que tout cet arrangement est à votre disposition, et que toutes ces belles instructions dont vous accablez le faible esprit dun enfant ne lui seront pas un jour plus pernicieuses quutiles? Qui vous assure que vous épargnez quelque chose par les chagrins que vous lui prodiguez? Pourquoi lui donnez-vous plus de maux que son état nen comporte, sans être sûr que ces maux présents sont à la décharge de lavenir? Et comment me prouverez-vous que ces mauvais penchants dont vous prétendez le guérir ne lui viennent pas de vos soins mal entendus, bien plus que de la nature? Malheureuse prévoyance, qui rend un être actuellement misérable, sur lespoir bien ou mal fondé de le rendre heureux un jour! Que si ces raisonneurs vulgaires confondent la licence avec la liberté, et lenfant quon rend heureux avec lenfant quon gâte, apprenons-leur à les distinguer. [216:] Pour ne point courir après des chimères, noublions pas ce qui convient à notre condition. Lhumanité a sa place dans lordre des choses; lenfance a la sienne dans lordre de la vie humaine: il faut considérer lhomme dans lhomme, et lenfant dans lenfant. Assigner à chacun sa place et ly fixer, ordonner les passions humaines selon la constitution de lhomme, est tout ce que nous pouvons faire pour son bien-être. Le reste dépend de causes étrangères qui ne sont point en notre pouvoir. [217:] Nous ne savons ce que c'est que bonheur ou malheur absolu. Tout est mêlé dans cette vie; on ny goûte aucun sentiment pur, on ny reste pas deux moments dans le même état. Les affections de nos âmes, ainsi que les modifications de nos corps, sont dans un flux continuel. Le bien et le mal nous sont communs à tous, mais en différentes mesures. Le plus heureux est celui qui sent le moins de peines; le plus misérable est celui qui sent le moins de plaisirs. Toujours plus de souffrances que de jouissances: voilà la différence commune à tous. La félicité de lhomme ici-bas nest donc quun état négatif; on doit la mesurer par la moindre quantité de maux quil souffre. [218:] Tout sentiment de peine est inséparable du désir de sen délivrer; toute idée de plaisir est inséparable du désir den jouir; tout désir suppose privation, et toutes les privations quon sent sont pénibles; cest donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère. Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux. [219:] En quoi donc consiste la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur? Ce nest pas précisément à diminuer nos désirs; car, sils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce nest pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs sétendaient à la fois en plus grand rapport, nous nen deviendrions que plus misérables: mais cest à diminuer lexcès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. Cest alors seulement que, toutes les forces étant en action, lâme cependant restera paisible, et que lhomme se trouvera bien ordonné. [220:] Cest ainsi que la nature, qui fait tout pour le mieux, la dabord institué. Elle ne lui donne immédiatement que les désirs nécessaires à sa conservation et les facultés suffisantes pour les satisfaire. Elle a mis toutes les autres comme en réserve au fond de son âme, pour sy développer au besoin. Ce nest que dans cet état primitif que léquilibre du pouvoir et du désir se rencontre, et que lhomme nest pas malheureux. Sitôt que ses facultés virtuelles se mettent en action, limagination, la plus active de toutes, séveille et les devance. Cest limagination qui étend pour nous la mesure des possibles, soit en bien, soit en mal, et qui, par conséquent, excite et nourrit les désirs par lespoir de les satisfaire. Mais lobjet qui paraissait dabord sous la main fuit plus vite quon ne peut le poursuivre; quand on croit latteindre, il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous le comptons pour rien; celui qui reste à parcourir sagrandit, sétend sans cesse. Ainsi lon sépuise sans arriver au terme; et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s'éloigne de nous. [221:] Au contraire, plus lhomme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné dêtre heureux. Il nest jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout; car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui sen fait sentir. [222:] Le monde réel a ses bornes, le monde imaginaire est infini; ne pouvant élargir lun, rétrécissons lautre; car c' est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux. Otez la force, la santé, le bon témoignage de soi, tous les biens de cette vie sont dans lopinion; ôtez les douleurs du corps et les remords de la conscience, tous nos maux sont imaginaires. Ce principe est commun, dira-t-on; jen conviens; mais lapplication pratique nen est pas commune; et cest uniquement de la pratique quil s agit ici. [223:] Quand on dit que lhomme est faible, que veut-on dire? Ce mot de faiblesse indique un rapport, un rapport de lêtre auquel on lapplique. Celui dont la force passe les besoins, fût-il un insecte, un ver, est un être fort; celui dont les besoins passent la force, fût-il un éléphant, un lion; fût-il un conquérant, un héros; fût-il un dieu; cest un être faible. Lange rebelle qui méconnut sa nature était plus faible que lheureux mortel qui vit en paix selon la sienne. Lhomme est très fort quand il se contente dêtre ce quil est; il est très faible quand il veut sélever au-dessus de lhumanité. Nallez donc pas vous figurer quen étendant vos facultés vous étendez vos forces; vous les diminuez, au contraire, si votre orgueil sétend plus quelles. Mesurons le rayon de notre sphère, et restons au centre comme linsecte au milieu de sa toile; nous nous suffirons toujours à nous-mêmes, et nous naurons point à nous plaindre de notre faiblesse, car nous ne la sentirons jamais. [224:] Tous les animaux ont exactement les facultés nécessaires pour se conserver. Lhomme seul en a de superflues. Nest-il pas bien étrange que ce superflu soit linstrument de sa misère? Dans tout pays les bras dun homme valent plus que sa subsistance. Sil était assez sage pour compter ce surplus pour rien, il aurait toujours le nécessaire, parce quil naurait jamais rien de trop. Les grands besoins, disait Favorin, naissent des grands biens; et souvent le meilleur moyen de se donner les choses dont on manque est de sôter celles quon a. Cest à force de nous travailler pour augmenter notre bonheur, que nous le changeons en misère. Tout homme qui ne voudrait que vivre, vivrait heureux; par conséquent il vivrait bon; car où serait pour lui lavantage dêtre méchant? [225:] Si nous étions immortels, nous serions des êtres très misérables. Il est dur de mourir, sans doute; mais il est doux despérer quon ne vivra pas toujours, et quune meilleure vie finira les peines de celleci. Si lon nous offrait limmortalité sur la terre, qui est-ce qui voudrait accepter ce triste présent? Quelle ressource, quel espoir, quelle consolation nous resterait-il contre les rigueurs du sort et contre les injustices des hommes? Lignorant, qui ne prévoit rien, sent peu le prix de la vie, et craint peu de la perdre; lhomme éclairé voit des biens dun plus grand prix, quil préfère à celui-là. Il ny a que le demi-savoir et la fausse sagesse qui, prolongeant nos vues jusquà la mort, et pas au-delà, en font pour nous le pire des maux. La nécessité de mourir nest à lhomme sage quune raison pour supporter les peines de la vie. Si lon nétait pas sûr de la perdre une fois, elle coûterait trop à conserver. [226:] Nos maux moraux sont tous dans lopinion, hors un seul, qui est le crime; et celui-là dépend de nous: nos maux physiques se détruisent ou nous détruisent. Le temps ou la mort sont nos remèdes; mais nous souffrons dautant plus que nous savons moins souffrir; et nous nous donnons plus de tourment pour guérir nos maladies, que nous nen aurions à les supporter. Vis selon la nature, sois patient, et chasse les médecins; tu néviteras pas la mort, mais tu ne la sentiras quune fois, tandis quils la portent chaque jour dans ton imagination troublée, et que leur art mensonger, au lieu de prolonger tes jours, ten ôte la jouissance. Je demanderai toujours quel vrai bien cet art a fait aux hommes. Quelques-uns de ceux quil guérit mourraient, il est vrai; mais des millions quil tue resteraient en vie. Homme sensé, ne mets point à cette loterie, où trop de chances sont contre toi. Souffre, meurs ou guéris; mais surtout vis jusquà ta dernière heure. [227:] Tout nest que folie et contradiction dans les institutions humaines. Nous nous inquiétons plus de notre vie à mesure quelle perd de son prix. Les vieillards la regrettent plus que les jeunes gens; ils ne veulent pas perdre les apprêts quils ont faits pour en jouir; à soixante ans, il est bien cruel de mourir avant davoir commencé de vivre. On croit que lhomme a un vif amour pour sa conservation, et cela est vrai; mais on ne voit pas que cet amour, tel que nous le sentons, est en grande partie louvrage des hommes. Naturellement lhomme ne s'inquiète pour se conserver quautant que les moyens en sont en son pouvoir; sitôt que ces moyens lui échappent, il se tranquillise et meurt sans se tourmenter inutilement. La première loi de la résignation nous vient de la nature. Les sauvages, ainsi que les bêtes, se débattent fort peu contre la mort, et lendurent presque sans se plaindre. Cette loi détruite, il sen forme une autre qui vient de la raison; mais peu savent len tirer, et cette résignation factice nest jamais aussi pleine et entière que la première. [228:] La prévoyance! la prévoyance qui nous porte sans cesse au-delà de nous, et souvent nous place où nous narriverons point, voilà la véritable source de toutes nos misères. Quelle manie a un être aussi passager que lhomme de regarder toujours au loin dans un avenir qui vient si rarement, et de négliger le présent dont il est sûr! manie dautant plus funeste quelle augmente incessamment avec lâge, et que les vieillards, toujours défiants, prévoyants, avares, aiment mieux se refuser aujourdhui le nécessaire que de manquer du superflu dans cent ans. Ainsi nous tenons à tout, nous nous accrochons à tout; les temps, les lieux, les hommes, les choses, tout ce qui est, tout ce qui sera, importe à chacun de nous; notre individu nest plus que la moindre partie de nous-mêmes. Chacun sétend, pour ainsi dire, sur la terre entière, et devient sensible sur toute cette grande surface. Est-il étonnant que nos maux se multiplient dans tous les points par où lon peut nous blesser? Que de princes se désolent pour la perte dun pays quils nont jamais vu! Que de marchands il suffit de toucher aux Indes, pour les faire crier à Paris! [229:] Est-ce la nature qui porte ainsi les hommes si loin deux-mêmes? Est-ce elle qui veut que chacun apprenne son destin des autres, et quelquefois lapprenne le dernier, en sorte que tel est mort heureux ou misérable, sans en avoir jamais rien su? Je vois un homme frais, gai, vigoureux, bien portant; sa présence inspire la joie; ses yeux annoncent le contentement, le bien-être; il porte avec lui limage du bonheur. Vient une lettre de la poste; lhomme heureux la regarde, elle est à son adresse, il louvre, il la lit. A linstant son air change; il pâlit, il tombe en défaillance. Revenu à lui, il pleure, il sagite, il gémit, il sarrache les cheveux, il fait retentir lair de ses cris, il semble attaqué daffreuses convulsions. Insensé! quel mal ta donc fait ce papier? quel membre ta-t-il ôté? quel crime ta-t-il fait commettre? Enfin qua-t-il changé dans toi-même pour te mettre dans létat où je te vois? [230:] Que la lettre se fût égarée, quune main charitable leût jetée au feu, le sort de ce mortel, heureux et malheureux à la fois, eût été, ce me semble, un étrange problème. Son malheur, direz-vous, était réel. Fort bien, mais il ne le sentait pas. Où était-il donc? Son bonheur était imaginaire. Jentends; la santé, la gaieté, le bien-être, le contentement desprit, ne sont plus que des visions. Nous nexistons plus où nous sommes, nous nexistons quoù nous ne sommes pas. Est-ce la peine davoir une si grande peur de la mort, pourvu que ce en quoi nous vivons reste? [231:] O homme! resserre ton existence au dedans de toi, et tu ne seras plus misérable. Reste à la place que la nature tassigne dans la chaîne des êtres, rien ne ten pourra faire sortir; ne regimbe point contre la dure loi de la nécessité, et népuise pas, à vouloir lui résister, des forces que le ciel ne ta point données pour étendre ou prolonger ton existence, mais seulement pour la conserver comme il lui plaît et autant quil lui plaît. Ta liberté, ton pouvoir, ne sétendent quaussi loin que tes forces naturelles, et pas au-delà; tout le reste nest quesclavage, illusion, prestige. La domination même est servile, quand elle tient à lopinion; car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut te conduire comme il leur plaît. Ils nont quà changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière dagir. Ceux qui tapprochent nont quà savoir gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner, ou des favoris qui te gouvernent ou celles de ta famille, ou les tiennes propres: ces vizirs, ces courtisans, ces prêtres, ces soldats, ces valets, ces caillettes, et jusquà des enfants, quand tu serais un Thémistocle en génie, vont te mener, comme un enfant toi-même au milieu de tes légions. Tu as beau faire, jamais ton autorité réelle nira plus loin que tes facultés réelles. Sitôt quil faut voir par les yeux des autres, il faut vouloir par leurs volontés. Mes peuples sont mes sujets, dis-tu fièrement. Soit. Mais toi, questu? le sujet de tes ministres. Et tes ministres à leur tour, que sont-ils? les sujets de leurs commis, de leurs maîtresses, les valets de leurs valets. Prenez tout, usurpez tout, et puis versez largent à pleines mains; dressez des batteries de canon; élevez des gibets, des roues; donnez des lois, des édits; multipliez les espions, les soldats, les bourreaux, les prisons, les chaînes: pauvres petits hommes, de quoi vous sert tout cela? vous nen serez ni mieux servis, ni moins volés, ni moins trompés, ni plus absolus. Vous direz toujours: nous voulons; et vous ferez toujours ce que voudront les autres. [232:] Le seul qui fait sa volonté est celui qui na pas besoin, pour la faire, de mettre les bras dun autre au bout des siens: doù il suit que le premier de tous les biens nest pas lautorité, mais la liberté. Lhomme vraiment libre ne veut que ce quil peut, et fait ce quil lui plaît. Voilà ma maxime fondamentale. Il ne sagit que de lappliquer à lenfance, et toutes les règles de léducation vont en découler. [233:] La société a fait lhomme plus faible, non seulement en lui ôtant le droit quil avait sur ses propres forces, mais surtout en les lui rendant insuffisantes. Voilà pourquoi ses désirs se multiplient avec sa faiblesse, et voilà ce qui fait celle de lenfance, comparée à lâge dhomme. Si lhomme est un être fort, et si lenfant est un être faible, ce nest pas parce que le premier a plus de force absolue que le second, mais cest parce que le premier peut naturellement se suffire à lui-même et que lautre ne le peut. Lhomme doit donc avoir plus de volontés, et lenfant plus de fantaisies; mot par lequel jentends tous les désirs qui ne sont pas de vrais besoins, et quon ne peut contenter quavec le secours dautrui. [234:] Jai dit la raison de cet état de faiblesse. La nature y pourvoit par lattachement des pères et des mères: mais cet attachement peut avoir son excès, son défaut, ses abus. Des parents qui vivent dans létat civil y transportent leur enfant avant lâge. En lui donnant plus de besoins quil nen a, ils ne soulagent pas sa faiblesse, ils laugmentent. Ils laugmentent encore en exigeant de lui ce que la nature nexigeait pas, en soumettant à leurs volontés le peu de forces quil a pour servir les siennes, en changeant de part ou dautre en esclavage la dépendance réciproque où le tient sa faiblesse et où les tient leur attachement. [235:] Lhomme sage sait rester à sa place; mais lenfant, qui ne connaît pas la sienne, ne saurait sy maintenir. Il a parmi nous mille issues pour en sortir; cest à ceux qui le gouvernent à ly retenir, et cette tâche nest pas facile. Il ne doit être ni bête ni homme, mais enfant; il faut quil sente sa faiblesse et non quil en souffre; il faut quil dépende et non quil obéisse; il faut quil demande et non quil commande. Il nest soumis aux autres quà cause de ses besoins, et parce quils voient mieux que lui ce qui lui est utile, ce qui peut contribuer ou nuire à sa conservation. Nul na droit, pas même le père, de commander à lenfant ce qui ne lui est bon à rien. [236:] Avant que les préjugés et les institutions humaines aient altéré nos penchants naturels, le bonheur des enfants ainsi que des hommes consiste dans lusage de leur liberté; mais cette liberté dans les premiers est bornée par leur faiblesse. Quiconque fait ce quil veut est heureux, sil se suffit à lui-même; cest le cas de lhomme vivant dans létat de nature. Quiconque fait ce quil veut nest pas heureux, si ses besoins passent ses forces: cest le cas de lenfant dans le même état. Les enfants ne jouissent même dans létat de nature que dune liberté imparfaite, semblable à celle dont jouissent les hommes dans létat civil. Chacun de nous, ne pouvant plus se passer des autres, redevient à cet égard faible et misérable. Nous étions faits pour être hommes; les lois et la société nous ont replongés dans lenfance. Les riches, les grands, les rois sont tous des enfants qui, voyant quon sempresse à soulager leur misère, tirent de cela même une vanité puérile, et sont tout fiers des soins quon ne leur rendrait pas sils étaient hommes faits. [237:] Ces considérations sont importantes, et servent à résoudre toutes les contradictions du système social. Il y a deux sortes de dépendances celle des choses, qui est de la nature; celle des hommes, qui est de la société. La dépendance des choses, nayant aucune moralité, ne nuit point à la liberté, et nengendre point de vices la dépendance des hommes étant désordonnée les engendre tous, et cest par elle que le maître et lesclave se dépravent mutuellement. Sil y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société, cest de substituer la loi à lhomme, et darmer les volontés générales dune force réelle, supérieure à laction de toute volonté particulière. Si les lois des nations pouvaient avoir, comme celles de la nature, une inflexibilité que jamais aucune force humaine ne pût vaincre, la dépendance des hommes redeviendrait alors celle des choses; on réunirait dans la république tous les avantages de létat naturel à ceux de létat civil; on joindrait à la liberté qui maintient lhomme exempt de vices, la moralité qui lélève à la vertu. [238:] Maintenez lenfant dans la seule dépendance des choses, vous aurez suivi lordre de la nature dans le progrès de son éducation. Noffrez jamais à ses volontés indiscrètes que des obstacles physiques ou des punitions qui naissent des actions mêmes, et quil se rappelle dans loccasion; sans lui défendre de mal faire, il suffit de len empêcher. Lexpérience ou limpuissance doivent seules lui tenir lieu de loi. Naccordez rien à ses désirs parce quil le demande, mais parce quil en a besoin. Quil ne sache ce que cest quobéissance quand il agit, ni ce que cest quempire quand on agit pour lui. Quil sente également sa liberté dans ses actions et dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui manque, autant précisément quil en a besoin pour être libre et non pas impérieux; quen recevant vos services avec une sorte dhumiliation, il aspire au moment où il pourra sen passer, et où il aura lhonneur de se servir lui-même. [239:] La nature a, pour fortifier le corps et le faire croître, des moyens quon ne doit jamais contrarier. Il ne faut point contraindre un enfant de rester quand il veut aller, ni daller quand il veut rester en place. Quand la volonté des enfants nest point gâtée par notre faute, ils ne veulent rien inutilement. Il faut quils sautent, quils courent, quils crient, quand ils en ont envie. Tous leurs mouvements sont des besoins de leur constitution, qui cherche à se fortifier; mais on doit se défier de ce quils désirent sans le pouvoir faire eux-mêmes, et que dautres sont obligés de faire pour eux. Alors il faut distinguer avec soin le vrai besoin, le besoin naturel, du besoin de fantaisie qui commence à naître, ou de celui qui ne vient que de la surabondance de vie dont jai parlé. [240:] Jai déjà dit ce quil faut faire quand un enfant pleure pour avoir ceci ou cela. Jajouterai seulement que, dès quil peut demander en parlant ce quil désire, et que, pour lobtenir plus vite ou pour vaincre un refus, il appuie de pleurs sa demande, elle lui doit être irrévocablement refusée. Si le besoin la fait parler, vous devez le savoir, et faire aussitôt ce quil demande; mais céder quelque chose à ses larmes, cest lexciter à en verser, cest lui apprendre à douter de votre bonne volonté, et à croire que limportunité peut plus sur vous que la bienveillance. Sil ne vous croit pas bon, bientôt il sera méchant; sil vous croit faible, il sera bientôt opiniâtre; il importe daccorder toujours au premier signe ce quon ne veut pas refuser. Ne soyez point prodigue en refus, mais ne les révoquez jamais. [241:] Gardez-vous surtout de donner à lenfant de vaines formules de politesse, qui lui servent au besoin de paroles magiques pour soumettre à ses volontés tout ce qui lentoure, et obtenir à linstant ce quil lui plaît. Dans léducation façonnière des riches on ne manque jamais de les rendre poliment impérieux, en leur prescrivant les termes dont ils doivent se servir pour que personne nose leur résister; leurs enfants nont ni ton ni tours suppliants; ils sont aussi arrogants, même plus, quand ils prient que quand ils commandent, comme étant bien plus sûrs dêtre obéis. On voit dabord que sil vous plaît signifie dans leur bouche il me plaît, et que je vous prie signifie je vous ordonne. Admirable politesse, qui naboutit pour eux quà changer le sens des mots, et à ne pouvoir jamais parler autrement quavec empire! Quant à moi, qui crains moins quEmile ne soit grossier quarrogant, jaime beaucoup mieux quil dise en priant, faites cela, quen commandant, je vous prie. Ce nest pas le terme dont il se sert qui mimporte, mais bien lacception quil y joint. [242:] Il y a un excès de rigueur et un excès dindulgence, tous deux également à éviter. Si vous laissez pâtir les enfants, vous exposez leur santé, leur vie; vous les rendez actuellement misérables; si vous leur épargnez avec trop de soin toute espèce de mal-être, vous leur préparez de grandes misères; vous les rendez délicats, sensibles; vous les sortez de leur état dhommes dans lequel ils rentreront un jour malgré vous. Pour ne les pas exposer à quelques maux de la nature, vous êtes lartisan de ceux quelle ne leur a pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le cas de ces mauvais pères auxquels je reprochais de sacrifier le bonheur des enfants à la considération dun temps éloigné qui peut ne jamais être. [243:] Non pas: car la liberté que je donne à mon élève le dédommage amplement des légères incommodités auxquelles je le laisse exposé. Je vois de petits polissons jouer sur la neige, violets, transis, et pouvant à peine remuer les doigts. Il ne tient quà eux de saller chauffer, ils nen font rien; si on les y forçait, ils sentiraient cent fois plus les rigueurs de la contrainte, quils ne sentent celles du froid. De quoi donc vous plaignez-vous? Rendrai-je votre enfant misérable en ne lexposant quaux incommodités quil veut bien souffrir? Je fais son bien dans le moment présent, en le laissant libre; je fais son bien dans lavenir, en larmant contre les maux quil doit supporter. Sil avait le choix dêtre mon élève ou le vôtre, pensez-vous quil balançât un instant? [244:] Concevez-vous quelque vrai bonheur possible pour aucun être hors de sa constitution? et nest-ce pas sortir lhomme de sa constitution, que de vouloir lexempter également de tous les maux de son espèce? Oui, je le soutiens: pour sentir les grands biens, il faut quil connaisse les petits maux; telle est sa nature. Si le physique va trop bien, le moral se corrompt. Lhomme qui ne connaîtrait pas la douleur, ne connaîtrait ni lattendrissement de lhumanité, ni la douceur de la commisération; son cur ne serait ému de rien, il ne serait pas sociable, il serait un monstre parmi ses semblables. [245:] Savez-vous quel est le plus sûr moyen de rendre votre enfant misérable? cest de laccoutumer à tout obtenir; car ses désirs croissant incessamment par la facilité de les satisfaire, tôt ou tard limpuissance vous forcera malgré vous den venir au refus; et ce refus inaccoutumé lui donnera plus de tourment que la privation même de ce quil désire. Dabord il voudra la canne que vous tenez; bientôt il voudra votre montre; ensuite il voudra loiseau qui vole; il voudra létoile quil voit briller; il voudra tout ce quil verra: à moins dêtre Dieu, comment le contenterez-vous? [246:] Cest une disposition naturelle à lhomme de regarder comme sien tout ce qui est en son pouvoir. En ce sens le principe de Hobbes est vrai jusquà certain point multipliez avec nos désirs les moyens de les satisfaire, chacun se fera le maître de tout. Lenfant donc qui n'a quà vouloir pour obtenir se croit le propriétaire de lunivers; il regarde tous les hommes comme ses esclaves et quand enfin lon est forcé de lui refuser quelque chose, lui, croyant tout possible quand il commande, prend ce refus pour un acte de rébellion; toutes les raisons quon lui donne dans un âge incapable de raisonnement ne sont à son gré que des prétextes; il voit partout de la mauvaise volonté: le sentiment dune injustice prétendue aigrissant son naturel, il prend tout le monde en haine, et sans jamais savoir gré de la complaisance, il sindigne de toute opposition. [247:] Comment concevrais-je quun enfant, ainsi dominé par la colère et dévoré des passions les plus irascibles, puisse jamais être heureux? Heureux, lui! cest un despote; cest à la fois le plus vil des esclaves et la plus misérable des créatures. Jai vu des enfants élevés de cette manière, qui voulaient quon renversât la maison dun coup dépaule, quon leur donnât le coq quils voyaient sur un clocher, quon arrêtât un régiment en marche pour entendre les tambours plus longtemps, et qui perçaient lair de leurs cris, sans vouloir écouter personne, aussitôt quon tardait à leur obéir. Tout sempressait vainement à leur complaire; leurs désirs s'irritant par la facilité dobtenir, ils sobstinaient aux choses impossibles, et ne trouvaient partout que contradictions, quobstacles, que peines, que douleurs. Toujours grondants, toujours mutins, toujours furieux, ils passaient les jours à crier, à se plaindre. Etaient-ce là des êtres bien fortunés? La faiblesse et la domination réunies nengendrent que folie et misère. De deux enfants gâtés, lun bat la table, et lautre fait fouetter la mer; ils auront bien à fouetter et à battre avant de vivre contents. [248:] Si ces idées dempire et de tyrannie les rendent misérables dès leur enfance, que sera-ce quand ils grandiront, et que leurs relations avec les autres hommes commenceront à sétendre et se multiplier? Accoutumés à voir tout fléchir devant eux, quelle surprise, en entrant dans le monde, de sentir que tout leur résiste, et de se trouver écrasés du poids de cet univers quils pensaient mouvoir à leur gré! [249:] Leurs airs insolents, leur puérile vanité, ne leur attirent que mortifications, dédains, railleries; ils boivent les affronts comme leau; de cruelles épreuves leur apprennent bientôt quils ne connaissent ni leur état ni leurs forces; ne pouvant tout, ils croient ne rien pouvoir. Tant dobstacles inaccoutumés les rebutent, tant de mépris les avilissent: ils deviennent lâches, craintifs, rampants, et retombent autant au-dessous deux-mêmes, quils sétaient élevés au-dessus. [250:] Revenons à la règle primitive. La nature a fait les enfants pour être aimés et secourus; mais les a-t-elle faits pour être obéis et craints? Leur a-t-elle donné un air imposant, un il sévère, une voix rude et menaçante, pour se faire redouter? Je comprends que le rugissement dun lion épouvante les animaux, et quils tremblent en voyant sa terrible hure; mais si jamais on vit un spectacle indécent, odieux, risible, cest un corps de magistrats, le chef à la tête, en habit de cérémonie, prosternés devant un enfant au maillot, quils haranguent en termes pompeux, et qui crie et bave pour toute réponse. [251:] A considérer lenfance en elle-même, y a-t-il au monde un être plus faible, plus misérable, plus à la merci de tout ce qui lenvironne, qui ait si grand besoin de pitié, de soins, de protection, quun enfant? Ne semble-t-il pas quil ne montre une figure si douce et un air si touchant quafin que tout ce qui lapproche sintéresse à sa faiblesse et sempresse à le secourir? Quy a-t-il donc de plus choquant, de plus contraire à lordre, que de voir un enfant impérieux et mutin commander à tout ce qui lentoure et prendre impudemment le ton de maître avec ceux qui nont quà labandonner pour le faire périr? [252:] Dautre part, qui ne voit que la faiblesse du premier âge enchaîne les enfants de tant de manières, quil est barbare dajouter à cet assujettissement celui de nos caprices, en leur ôtant une liberté si bornée, de laquelle ils peuvent si peu abuser, et dont il est peu utile à eux et à nous quon les prive? Sil ny a point dobjet si digne de risée quun enfant hautain, il ny a point dobjet si digne de pitié quun enfant craintif. Puisque avec lâge de raison commence la servitude civile, pourquoi la prévenir par la servitude privée? Souffrons quun moment de la vie soit exempt de ce joug que la nature ne nous a pas imposé, et laissons à lenfance lexercice de la liberté naturelle, qui léloigne au moins pour un temps des vices que lon contracte dans lesclavage. Que ces instituteurs sévères, que ces pères asservis à leurs enfants viennent donc les uns et les autres avec leurs frivoles objections, et quavant de vanter leurs méthodes, ils apprennent une fois celle de la nature. [253:] Je reviens à la pratique. Jai déjà dit que votre enfant ne doit rien obtenir parce quil le demande, mais parce quil en a besoin, ni rien faire par obéissance, mais seulement par nécessité. Ainsi les mots dobéir et de commander seront proscrits de son dictionnaire, encore plus ceux de devoir et dobligation; mais ceux de force, de nécessité, dimpuissance et de contrainte y doivent tenir une grande place. Avant lâge de raison, lon ne saurait avoir aucune idée des êtres moraux ni des relations sociales; il faut donc éviter, autant quil se peut, demployer des mots qui les expriment, de peur que lenfant nattache dabord à ces mots de fausses idées quon ne saura point ou quon ne pourra plus détruire. La première fausse idée qui entre dans sa tête est en lui le germe de lerreur et du vice; cest à ce premier pas quil faut surtout faire attention. Faites que tant quil nest frappé que des choses sensibles, toutes ses idées sarrêtent aux sensations; faites que de toutes parts il naperçoive autour de lui que le monde physique: sans quoi soyez sûr quil ne vous écoutera point du tout, ou quil se fera du monde moral, dont vous lui parlez, des notions fantastiques que vous neffacerez de la vie. [254:] Raisonner avec les enfants était la grande maxime de Locke; cest la plus en vogue aujourdhui; son succès ne me paraît pourtant pas fort propre à la mettre en crédit; et pour moi je ne vois rien de plus sot que ces enfants avec qui lon a tant raisonné. De toutes les facultés de lhomme, la raison, qui nest, pour ainsi dire, quun composé de toutes les autres, est celle qui se développe le plus difficilement et le plus tard; et cest de celle-là quon veut se servir pour développer les premières! Le chef-duvre dune bonne éducation est de faire un homme raisonnable: et lon prétend élever un enfant par la raison! Cest commencer par la fin, cest vouloir faire linstrument de louvrage. Si les enfants entendaient raison, ils nauraient pas besoin dêtre élevés; mais en leur parlant dès leur bas âge une langue quils nentendent point, on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout ce quon leur dit, à se croire aussi sages que leurs maîtres, à devenir disputeurs et mutins; et tout ce quon pense obtenir deux par des motifs raisonnables, on ne lobtient jamais que par ceux de convoitise, ou de crainte, ou de vanité, quon est toujours forcé dy joindre. [255:] Voici la formule à laquelle peuvent se réduire à peu près toutes les leçons de morale quon fait et quon peut faire aux enfants. [256:] LE MAITRE: Il ne faut pas faire cela. L ENFANT: Et pourquoi ne faut-il pas faire cela? LE MAITRE: Parce que cest mal fait. LENFANT: Mal fait! Quest-ce qui est mal fait? LE MAITRE: Ce quon vous défend. LENFANT: Quel mal y a-t-il à faire ce quon me défend. LE MAITRE: On vous punit pour avoir désobéi. LENFANT: Je ferai en sorte quon nen sache rien. LE MAITRE: On vous épiera. LENFANT: Je me cacherai. LE MAITRE: On vous questionnera. LENFANT: Je mentirai. LE MAITRE: Il ne faut pas mentir. LENFANT: Pourquoi ne faut-il pas mentir? LE MAITRE: Parce que cest mal fait, etc. [257:] Voilà le cercle inévitable. Sortez-en, lenfant ne vous entend plus. Ne sont-ce pas là des instructions fort utiles? Je serais bien curieux de savoir ce quon pourrait mettre à la place de ce dialogue. Locke lui-même y eût à coup sûr été fort embarrassé. Connaître le bien et le mal, sentir la raison des devoirs de lhomme, nest pas laffaire dun enfant. [258:] La nature veut que les enfants soient enfants avant que dêtre hommes. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces, qui nauront ni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à se corrompre; nous aurons de jeunes docteurs et de vieux enfants. Lenfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres; rien nest moins sensé que dy vouloir substituer les nôtres; et jaimerais autant exiger quun enfant eût cinq pieds de haut, que du jugement à dix ans. En effet, à quoi lui servirait la raison à cet âge? Elle est le frein de la force, et lenfant na pas besoin de ce frein. [259:] En essayant de persuader à vos élèves le devoir de lobéissance, vous joignez à cette prétendue persuasion la force et les menaces, ou, qui pis est, la flatterie et les promesses. Ainsi donc, amorcés par lintérêt ou contraints par la force, ils font semblant dêtre convaincus par la raison. Ils voient très bien que lobéissance leur est avantageuse, et la rébellion nuisible, aussitôt que vous vous apercevez de lune ou de lautre. Mais comme vous nexigez rien deux qui ne leur soit désagréable, et quil est toujours pénible de faire les volontés dautrui, ils se cachent pour faire les leurs, persuadés quils font bien si lon ignore leur désobéissance, mais prêts à convenir quils font mal, sils sont découverts, de crainte dun plus grand mal. La raison du devoir nétant pas de leur âge, il ny a homme au monde qui vînt à bout de la leur rendre vraiment sensible; mais la crainte du châtiment, lespoir du pardon, limportunité, lembarras de répondre leur arrachent tous les aveux quon exige; et lon croit les avoir convaincus, quand on ne les a quennuyés ou intimidés. [260:] Quarrive-t-il de là? Premièrement, quen leur imposant un devoir quils ne sentent pas, vous les indisposez contre votre tyrannie et les détournez de vous aimer; que vous leur apprenez à devenir dissimulés, faux, menteurs, pour extorquer des récompenses ou se dérober aux châtiments; quenfin, les accoutumant à couvrir toujours dun motif apparent un motif secret, vous leur donnez vous-même le moyen de vous abuser sans cesse, de vous ôter la connaissance de leur vrai caractère, et de payer vous et les autres de vaines paroles dans loccasion. Les lois, direz-vous, quoique obligatoires pour la conscience, usent de même de contrainte avec les hommes faits. Jen conviens. Mais que sont ces hommes, sinon des enfants gâtés par léducation? Voilà précisément ce quil faut prévenir. Employez la force avec les enfants et la raison avec les hommes; tel est lordre naturel; le sage na pas besoin de lois. [261:] Traitez votre élève selon son âge. Mettez-le dabord à sa place, et tenez-ly si bien, quil ne tente plus den sortir. Alors, avant de savoir ce que cest que sagesse, il en pratiquera la plus importante leçon. Ne lui commandez jamais rien, quoi que ce soit au monde, absolument rien. Ne lui laissez pas même imaginer que vous prétendiez avoir aucune autorité sur lui. Quil sache seulement quil est faible et que vous êtes fort; que, par son état et le vôtre, il est nécessairement à votre merci; quil le sache, quil lapprenne, qu'il le sente; quil sente de bonne heure sur sa tête altière le dur joug que la nature impose à lhomme, le pesant joug de la nécessité, sous lequel il faut que tout être fini ploie; quil voie cette nécessité dans les choses, jamais dans le caprice des hommes; que le frein qui le retient soit la force, et non lautorité. Ce dont il doit sabstenir, ne le lui défendez pas; empêchez-le de le faire, sans explications, sans raisonnements; ce que vous lui accordez, accordez-le à son premier mot, sans sollicitations, sans prières, surtout sans conditions. Accordez avec plaisir, ne refusez quavec répugnance; mais que tous vos refus soient irrévocables; quaucune importunité ne vous ébranle; que le non prononcé soit un mur dairain, contre lequel lenfant naura pas épuisé cinq ou six fois ses forces, quil ne tentera plus de le renverser. [262:] Cest ainsi que vous le rendrez patient, égal, résigné, paisible, même quand il naura pas ce quil a voulu; car il est dans la nature de lhomme dendurer patiemment la nécessité des choses, mais non la mauvaise volonté dautrui. Ce mot: il ny en a plus, est une réponse contre laquelle jamais enfant ne sest mutiné, à moins quil ne crût que cétait un mensonge. Au reste, il ny a point ici de milieu; il faut nen rien exiger du tout, ou le plier dabord à la plus parfaite obéissance. La pire éducation est de le laisser flottant entre ses volontés et les vôtres, et de disputer sans cesse entre vous et lui à qui des deux sera le maître; jaimerais cent fois mieux quil le fût toujours. [263:] Il est bien étrange que, depuis quon se mêle délever des enfants, on nait imaginé dautre instrument pour les conduire que lémulation, la jalousie, lenvie, la vanité, lavidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses, les plus promptes à fermenter, et les plus propres à corrompre lâme, même avant que le corps soit formé. A chaque instruction précoce quon veut faire entrer dans leur tête, on plante un vice au fond de leur cur; dinsensés instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant méchants pour leur apprendre ce que cest que bonté; et puis ils nous disent gravement: Tel est lhomme, Oui, tel est lhomme que vous avez fait. [264:] On a essayé tous les instruments, hors un, le seul précisément qui peut réussir: la liberté bien réglée. Il ne faut point se mêler délever un enfant quand on ne sait pas le conduire où lon veut par les seules lois du possible et de limpossible. La sphère de lun et de lautre lui étant également inconnue, on létend, on la resserre autour de lui comme on veut. On lenchaîne, on le pousse, on le retient, avec le seul lien de la nécessité, sans quil en murmure: on le rend souple et docile par la seule force des choses, sans quaucun vice ait loccasion de germer en lui; car jamais les passions ne saniment, tant quelles sont de nul effet. [265:] Ne donnez à votre élève aucune espèce de leçon verbale; il nen doit recevoir que de lexpérience: ne lui infligez aucune espèce de châtiment, car il ne sait ce que cest quêtre en faute: ne lui faites jamais demander pardon, car il ne saurait vous offenser. Dépourvu de toute moralité dans ses actions, il ne peut rien faire qui soit moralement mal, et qui mérite ni châtiment ni réprimande. [266:] Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant par les nôtres: il se trompe. La gêne perpétuelle où vous tenez vos élèves irrite leur vivacité; plus ils sont contraints sous vos yeux, plus ils sont turbulents au moment quils séchappent; il faut bien quils se dédommagent quand ils peuvent de la dure contrainte où vous les tenez. Deux écoliers de la ville feront plus de dégât dans un pays que la jeunesse de tout un village. Enfermez un petit monsieur et un petit paysan dans une chambre; le premier aura tout renversé, tout brisé, avant que le second soit sorti de sa place. Pourquoi cela, si ce nest que lun se hâte dabuser dun moment de licence, tandis que lautre, toujours sûr de sa liberté, ne se presse jamais den user? Et cependant les enfants des villageois, souvent flattés ou contrariés, sont encore bien loin de létat où je veux quon les tienne. [267:] Posons pour maxime incontestable que les premiers mouvements de la nature sont toujours droits: il ny a point de perversité originelle dans le cur humain; il ne sy trouve pas un seul vice dont on ne puisse dire comment et par où il y est entré. La seule passion naturelle à lhomme est lamour de soi-même, ou lamour-propre pris dans un sens étendu. Cet amour-propre en soi ou relativement à nous est bon et utile; et, comme il na point de rapport nécessaire à autrui, il est à cet égard naturellement indifférent; il ne devient bon ou mauvais que par lapplication quon en fait et les relations quon lui donne. Jusquà ce que le guide de lamour-propre, qui est la raison, puisse naître, il importe donc quun enfant ne fasse rien parce quil est vu ou entendu, rien en un mot par rapport aux autres, mais seulement ce que la nature lui demande; et alors il ne fera rien que de bien. [268:] Je nentends pas quil ne fera jamais de dégât, quil ne se blessera point, quil ne brisera pas peut-être un meuble de prix sil le trouve à sa portée. Il pourrait faire beaucoup de mal sans mal faire, parce que la mauvaise action dépend de lintention de nuire, et quil naura jamais cette intention. Sil lavait une seule fois, tout serait déjà perdu; il serait méchant presque sans ressource. [269:] Telle chose est mal aux yeux de lavarice, qui ne lest pas aux yeux de la raison. En laissant les enfants en pleine liberté dexercer leur étourderie, il convient décarter deux tout ce qui pourrait la rendre coûteuse, et de ne laisser à leur portée rien de fragile et de précieux. Que leur appartement soit garni de meubles grossiers et solides; point de miroirs, point de porcelaines, point dobjets de luxe. Quant à mon Emile que jélève à la campagne, sa chambre naura rien qui la distingue de celle dun paysan. A quoi bon la parer avec tant de soin, puisquil y doit rester si peu? Mais je me trompe; il la parera lui-même, et nous verrons bientôt de quoi. [270:] Que si, malgré vos précautions, lenfant vient à faire quelque désordre, à casser quelque pièce utile, ne le punissez point de votre négligence, ne le grondez point; quil nentende pas un seul mot de reproche; ne lui laissez pas même entrevoir quil vous ait donné du chagrin; agissez exactement comme si le meuble se fût cassé de lui-même; enfin croyez avoir beaucoup fait si vous pouvez ne rien dire. [271:] Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute léducation? ce nest pas de gagner du temps, cest den perdre. Lecteurs vulgaires, pardonnez-moi mes paradoxes: il en faut faire quand on réfléchit; et, quoi que vous puissiez dire, jaime mieux être homme à paradoxes quhomme à préjugés. Le plus dangereux intervalle de la vie humaine est celui de la naissance à lâge de douze ans. Cest le temps où germent les erreurs et les vices, sans quon ait encore aucun instrument pour les détruire; et quand linstrument vient, les racines sont si profondes, quil nest plus temps de les arracher. Si les enfants sautaient tout dun coup de la mamelle à lâge de raison, léducation quon leur donne pourrait leur convenir; mais, selon le progrès naturel, il leur en faut une toute contraire. Il faudrait quils ne fissent rien de leur âme jusquà ce quelle eût toutes ses facultés; car il est impossible quelle aperçoive le flambeau que vous lui présentez tandis quelle est aveugle, et quelle suive, dans limmense plaine des idées, une route que la raison trace encore si légèrement pour les meilleurs yeux. [272:] La première éducation doit donc être purement négative. Elle consiste, non point à enseigner la vertu ni la vérité, mais à garantir le cur du vice et lesprit de lerreur. Si vous pouviez ne rien faire et ne rien laisser faire; si vous pouviez amener votre élève sain et robuste à lâge de douze ans, sans quil sût distinguer sa main droite de sa main gauche, dès vos premières leçons les yeux de son entendement souvriraient à la raison; sans préjugés, sans habitudes, il naurait rien en lui qui pût contrarier leffet de vos soins. Bientôt il deviendrait entre vos mains le plus sage des hommes; et en commençant par ne rien faire, vous auriez fait un prodige déducation. [273:] Prenez bien le contre-pied de lusage, et vous ferez presque toujours bien. Comme on ne veut pas faire dun enfant un enfant, mais un docteur, les pères et les maîtres nont jamais assez tôt tancé, corrigé, réprimandé, flatté, menacé, promis, instruit, parlé raison. Faites mieux: soyez raisonnable, et ne raisonnez point avec votre élève, surtout pour lui faire approuver ce qui lui déplaît; car amener ainsi toujours la raison dans les choses désagréables, ce nest que la lui rendre ennuyeuse, et la décréditer de bonne heure dans un esprit qui nest pas encore en état de lentendre. Exercez son corps, ses organes, ses sens, ses forces, mais tenez son âme oisive aussi longtemps quil se pourra. Redoutez tous les sentiments antérieurs au jugement qui les apprécie. Retenez, arrêtez les impressions étrangères: et, pour empêcher le mal de naître, ne vous pressez point de faire le bien; car il nest jamais tel que quand la raison léclaire. Regardez tous les délais comme des avantages: cest gagner beaucoup que davancer vers le terme sans rien perdre; laissez mûrir lenfance dans les enfants. Enfin, quelque leçon leur devient-elle nécessaire? gardez-vous de la donner aujourdhui, si vous pouvez différer jusquà demain sans danger. [274:] Une autre considération qui confirme lutilité de cette méthode, est celle du génie particulier de lenfant, quil faut bien connaître pour savoir quel régime moral lui convient. Chaque esprit a sa forme propre, selon laquelle il a besoin dêtre gouverné; et il importe au succès des soins quon prend quil soit gouverné par cette forme, et non par une autre. Homme prudent, épiez longtemps la nature, observez bien votre élève avant de lui dire le premier mot; laissez dabord le germe de son caractère en pleine liberté de se montrer, ne le contraignez en quoi que ce puisse être, afin de le mieux voir tout entier. Pensez-vous que ce temps de liberté soit perdu pour lui? tout au contraire, il sera le mieux employé; car cest ainsi que vous apprendrez à ne pas perdre un seul moment dans un temps précieux: au lieu que, si vous commencez dagir avant de savoir ce quil faut faire, vous agirez au hasard; sujet à vous tromper, il faudra revenir sur vos pas; vous serez plus éloigné du but que si vous eussiez été moins pressé de latteindre. Ne faites donc pas comme lavare qui perd beaucoup pour ne vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le premier âge un temps que vous regagnerez avec usure dans un âge plus avancé. Le sage médecin ne donne pas étourdiment des ordonnances à la première vue, mais il étudie premièrement le tempérament du malade avant de lui rien prescrire; il commence tard à le traiter, mais il le guérit, tandis que le médecin. trop pressé le tue. [275:] Mais où placerons-nous cet enfant pour lélever ainsi comme un être insensible, comme un automate? Le tiendrons-nous dans le globe de la lune, dans une île déserte? Lécarterons-nous de tous les humains? Naura-t-il pas continuellement dans le monde le spectacle et lexemple des passions dautrui? Ne verra-t-il jamais dautres enfants de son âge? Ne verra-t-il pas ses parents, ses voisins, sa nourrice, sa gouvernante, son laquais, son gouverneur même, qui après tout ne sera pas un ange? [276:] Cette objection est forte et solide. Mais vous ai-je dit que ce fût une entreprise aisée quune éducation naturelle? O hommes! est-ce ma faute si vous avez rendu difficile tout ce qui est bien? Je sens ces difficultés, jen conviens: peut-être sont-elles insurmontables; mais toujours est-il sûr quen sappliquant à les prévenir on les prévient jusquà certain point. Je montre le but quil faut quon se propose: je ne dis pas quon y puisse arriver; mais je dis que celui qui en approchera davantage aura le mieux réussi. [277:] Souvenez-vous quavant doser entreprendre de former un homme, il faut sêtre fait homme soi-même; il faut trouver en soi lexemple quil se doit proposer. Tandis que lenfant est encore sans connaissance, on a le temps de préparer tout ce qui lapproche à ne frapper ses premiers regards que des objets quil lui convient de voir. Rendez-vous respectable à tout le monde, commencez par vous faire aimer, afin que chacun cherche à vous complaire. Vous ne serez point maître de lenfant, si vous ne lêtes de tout ce qui lentoure; et cette autorité ne sera jamais suffisante, si elle nest fondée sur lestime de la vertu. Il ne sagit point dépuiser sa bourse et de verser largent à pleines mains; je nai jamais vu que largent fît aimer personne. Il ne faut point être avare et dur, ni plaindre la misère quon peut soulager; mais vous aurez beau ouvrir vos coffres, si vous n'ouvrez aussi votre cur, celui des autres vous restera toujours fermé. Cest votre temps, ce sont vos soins, vos affections, cest vous-même quil faut donner; car, quoi que vous puissiez faire, on sent toujours que votre argent nest point vous. Il y a des témoignages dintérêt et de bienveillance qui font plus deffet, et sont réellement plus utiles que tous les dons: combien de malheureux, de malades, ont plus besoin de consolations que daumônes! combien dopprimés à qui la protection sert plus que largent! Raccommodez les gens qui se brouillent, prévenez les procès; portez les enfants au devoir, les pères à lindulgence; favorisez dheureux mariages; empêchez les vexations; employez, prodiguez le crédit des parents de votre élève en faveur du faible à qui on refuse justice, et que le puissant accable. Déclarez-vous hautement le protecteur des malheureux. Soyez juste, humain, bienfaisant. Ne faites pas seulement laumône, faites la charité; les uvres de miséricorde soulagent plus de maux que largent; aimez les autres, et ils vous aimeront; servez-les et ils vous serviront; soyez leur frère, et ils seront vos enfants. [278:] Cest encore ici une des raisons pourquoi je veux élever Emile à la campagne, loin de la canaille des valets, les derniers des hommes après leurs maîtres; loin des noires murs des villes, que le vernis dont on les couvre rend séduisantes et contagieuses pour les enfants; au lieu que les vices des paysans, sans apprêt et dans toute leur grossièreté, sont plus propres à rebuter quà séduire, quand on na nul intérêt à les imiter. [279:] Au village, un gouverneur sera beaucoup plus maître des objets quil voudra présenter à lenfant; sa réputation, ses discours, son exemple, auront une autorité quils ne sauraient avoir à la ville; étant utile à tout le monde, chacun sempressera de lobliger, dêtre estimé de lui, de se montrer au disciple tel que le maître voudrait quon fût en effet; et si lon ne se corrige pas du vice, on sabstiendra du scandale; cest tout ce dont nous avons besoin pour notre objet. [280:] Cessez de vous en prendre aux autres de vos propres fautes: le mal que les enfants voient les corrompt moins que celui que vous leur apprenez. Toujours sermonneurs, toujours moralistes, toujours pédants, pour une idée que vous leur donnez la croyant bonne, vous leur en donnez à la fois vingt autres qui ne valent rien: pleins de ce qui se passe dans votre tête, vous ne voyez pas leffet que vous produisez dans la leur. Parmi ce long flux de paroles dont vous les excédez incessamment, pensez-vous quil ny en ait pas une quils saisissent à faux? Pensez-vous quils ne commentent pas à leur manière vos explications diffuses, et quils ny trouvent pas de quoi se faire un système à leur portée, quils sauront vous opposer dans loccasion? [281:] Ecoutez un petit bonhomme quon vient dendoctriner; laissez-le jaser, questionner, extravaguer à son aise, et vous allez être surpris du tour étrange quont pris vos raisonnements dans son esprit: il confond tout, il renverse tout, il vous impatiente, il vous désole quelquefois par des objections imprévues; il vous réduit à vous taire, ou à le faire taire; et que peut-il penser de ce silence de la part dun homme qui aime tant à parler? Si jamais il remporte cet avantage, et quil ne sen aperçoive, adieu léducation; tout est fini dès ce moment, il ne cherche plus a s'instruire, il cherche à vous réfuter. [282:] Maîtres zélés, soyez simples, discrets, retenus: ne vous hâtez jamais dagir que pour empêcher dagir les autres; je le répéterai sans cesse, renvoyez, sil se peut, une bonne instruction, de peur den donner une mauvaise. Sur cette terre, dont la nature eût fait le premier paradis de lhomme, craignez dexercer lemploi du tentateur en voulant donner à linnocence la connaissance du bien et du mal; ne pouvant empêcher que lenfant ne s'instruise au dehors par des exemples, bornez toute votre vigilance à imprimer ces exemples dans son esprit sous limage qui lui convient. [283:] Les passions impétueuses produisent un grand effet sur lenfant qui en est témoin, parce quelles ont des signes très sensibles qui le frappent et le forcent dy faire attention. La colère surtout est si bruyante dans ses emportements, quil est impossible de ne pas sen apercevoir étant à portée. Il ne faut pas demander si cest là pour un pédagogue loccasion dentamer un beau discours. Eh! point de beaux discours, rien du tout, pas un seul mot. Laissez venir lenfant: étonné du spectacle, il ne manquera pas de vous questionner. La réponse est simple; elle se tire des objets mêmes qui frappent ses sens. Il voit un visage enflammé, des yeux étincelants, un geste menaçant, il entend des cris; tous signes que le corps nest pas dans son assiette. Dites-lui posément, sans mystère: Ce pauvre homme est malade, il est dans un accès de fièvre. Vous pouvez de là tirer occasion de lui donner, mais en peu de mots, une idée des maladies et de leurs effets; car cela aussi est de la nature, et cest un des liens de la nécessité auxquels il se doit sentir assujetti. [284:] Se peut-il que sur cette idée, qui nest pas fausse, il ne contracte pas de bonne heure une certaine répugnance à se livrer aux excès des passions, quil regardera comme des maladies? Et croyez-vous quune pareille notion, donnée à propos, ne produira pas un effet aussi salutaire que le plus ennuyeux sermon de morale? Mais voyez dans lavenir les conséquences de cette notion: vous voilà autorisé, si jamais vous y êtes contraint, à traiter un enfant mutin comme un enfant malade; à lenfermer dans sa chambre, dans son lit sil le faut, à le tenir au régime, à leffrayer lui-même de ses vices naissants, àles lui rendre odieux et redoutables, sans que jamais il puisse regarder comme un châtiment la sévérité dont vous serez peut-être forcé duser pour len guérir. Que sil vous arrive à vous-même, dans quelque moment de vivacité, de sortir du sang-froid et de la modération dont vous devez faire votre étude, ne cherchez point à lui déguiser votre faute; mais dites-lui franchement, avec un tendre reproche: Mon ami, vous mavez fait mal. [285:] Au reste, il importe que toutes les naïvetés que peut produire dans un enfant la simplicité des idées dont il est nourri, ne soient jamais relevées en sa présence, ni citées de manière quil puisse lapprendre. Un éclat de rire indiscret peut gâter le travail de six mois, et faire un tort irréparable pour toute la vie. Je ne puis assez redire que pour être le maître de lenfant, il faut être son propre maître. Je me représente mon petit Emile, au fort dune rixe entre deux voisines, savançant vers la plus furieuse, et lui disant dun ton de commisération: Ma bonne, vous êtes malade, jen suis bien fâché. A coup sûr, cette saillie ne restera pas sans effet sur les spectateurs, ni peut-être sur les actrices. Sans rire, sans le gronder, sans le louer, je lemmène de gré ou de force avant quil puisse apercevoir cet effet, ou du moins avant quil y pense, et je me hâte de le distraire sur dautres objets qui le lui fassent bien vite oublier. [286:] Mon dessein nest point dentrer dans tous les détails, mais seulement dexposer les maximes générales, et de donner des exemples dans les occasions difficiles. Je tiens pour impossible quau sein de la société lon puisse amener un enfant à lâge de douze ans, sans lui donner quelque idée des rapports dhomme à homme, et de la moralité des actions humaines. Il suffit quon sapplique à lui rendre ces notions nécessaires le plus tard quil se pourra, et que, quand elles deviendront inévitables, on les borne à lutilité présente, seulement pour quil ne se croie pas le maître de tout, et quil ne fasse pas du mal à autrui sans scrupule et sans le savoir. Il y a des caractères doux et tranquilles quon peut mener loin sans danger dans leur première innocence; mais il y a aussi des naturels violents dont la férocité se développe de bonne heure, et quil faut se hâter de faire hommes, pour nêtre pas obligé de les enchaîner. [287:] Nos premiers devoirs sont envers nous; nos sentiments primitifs se concentrent en nous-mêmes; tous nos mouvements naturels se rapportent dabord à notre conservation et à notre bien-être. Ainsi le premier sentiment de la justice ne nous vient pas de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due; et cest encore un des contresens des éducations communes, que, parlant dabord aux enfants de leurs devoirs, jamais de leurs droits, on commence par leur dire le contraire de ce quil faut, ce quils ne sauraient entendre, et ce qui ne peut les intéresser. [288:] Si javais donc à conduire un de ceux que je viens de supposer, je me dirais: Un enfant ne sattaque pas aux personnes, mais aux choses; et bientôt il apprend par lexpérience à respecter quiconque le passe en âge et en force; mais les choses ne se défendent pas elles-mêmes. La première idée quil faut lui donner est donc moins celle de la liberté que de la propriété; et, pour quil puisse avoir cette idée, il faut quil ait quelque chose en propre. Lui citer ses hardes, ses meubles, ses jouets, cest ne lui rien dire; puisque, bien quil dispose de ces choses, il ne sait ni pourquoi ni comment il les a. Lui dire quil les a parce quon les lui a données, cest ne faire guère mieux; car, pour donner il faut avoir: voilà donc une propriété antérieure à la sienne; et cest le principe de la propriété quon lui veut expliquer; sans compter que le don est une convention, et que lenfant ne peut savoir encore ce que cest que convention. Lecteurs, remarquez, je vous prie, dans cet exemple et dans cent mille autres, comment, fourrant dans la tête des enfants des mots qui nont aucun sens à leur portée, on croit pourtant les avoir fort bien instruits. [289:] Il sagit donc de remonter à lorigine de la propriété; car cest de là que la première idée en doit naître. Lenfant, vivant à la campagne, aura pris quelque notion des travaux champêtres; il ne faut pour cela que des yeux, du loisir, et il aura lun et lautre. Il est de tout âge, surtout du sien, de vouloir créer, imiter, produire, donner des signes de puissance et dactivité. Il naura pas vu deux fois labourer un jardin, semer, lever, croître des légumes, quil voudra jardiner à son tour. [290:] Par les principes ci-devant établis, je ne moppose point à son envie; au contraire, je la favorise, je partage son goût, je travaille avec lui, non pour son plaisir, mais pour le mien; du moins il le croit ainsi; je deviens son garçon jardinier; en attendant quil ait des bras, je laboure pour lui la terre; il en prend possession en y plantant une fève; et sûrement cette possession est plus sacrée et plus respectable que celle que prenait Nuñez Balboa de lAmérique méridionale au nom du roi dEspagne, en plantant son étendard sur les côtes de la mer du Sud. [291:] On vient tous les jours arroser les fèves, on les voit lever dans des transports de joie. Jaugmente cette joie en lui disant: Cela vous appartient; et lui expliquant alors ce terme dappartenir, je lui fais sentir quil a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin; quil y a dans cette terre quelque chose de lui-même quil peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pourrait retirer son bras de la main dun autre homme qui voudrait le retenir malgré lui. [292:] Un beau jour il arrive empressé, et larrosoir à la main. O spectacle! ô douleur! toutes les fèves sont arrachées, tout le terrain est bouleversé, la place même ne se reconnaît plus. Ah! quest devenu mon travail, mon ouvrage, le doux fruit de mes soins et de mes sueurs? Qui ma ravi mon bien? qui ma pris mes fèves? Ce jeune cur se soulève; le premier sentiment de linjustice y vient verser sa triste amertume; les larmes coulent en ruisseaux; lenfant désolé remplit lair de gémissements et de cris. On prend part à sa peine, à son indignation; on cherche, on sinforme, on fait des perquisitions. Enfin lon découvre que le jardinier a fait le coup: on le fait venir. [293:] Mais nous voici bien loin de compte. Le jardinier, apprenant de quoi on se plaint, commence à se plaindre plus haut que nous. Quoi! messieurs, cest vous qui mavez ainsi gâté mon ouvrage! Javais semé là des melons de Malte dont la graine mavait été donnée comme un trésor, et desquels jespérais vous régaler quand ils seraient mûrs; mais voilà que, pour y planter vos misérables fèves, vous mavez détruit mes melons déjà tout levés, et que je ne remplacerai jamais. Vous mavez fait un tort irréparable, et vous vous êtes privés vous-mêmes du plaisir de manger des melons exquis. [294:] JEAN-JACQUES: Excusez-nous, mon pauvre Robert. Vous aviez mis là votre travail, votre peine. Je vois bien que nous avons eu tort de gâter votre ouvrage; mais nous vous ferons venir dautre graine de Malte, et nous ne travaillerons plus la terre avant de savoir si quelquun ny a point mis la main avant nous. ROBERT: Oh! bien, messieurs, vous pouvez donc vous reposer, car il ny a plus guère de terre en friche. Moi, je travaille celle que mon père a bonifiée; chacun en fait autant de son côté, et toutes les terres que vous voyez sont occupées depuis longtemps. EMILE: Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine de melon perdue? ROBERT: Pardonnez-moi, mon jeune cadet; car il ne nous vient pas souvent de petits messieurs aussi étourdis que vous. Personne ne touche au jardin de son voisin; chacun respecte le travail des autres, afin que le sien soit en sûreté. ÉMILE: Mais moi je nai point de jardin. ROBERT: Que mimporte? si vous gâtez le mien, je ne vous y laisserai plus promener; car, voyez-vous, je ne veux pas perdre ma peine. JEAN-JACQUES: Ne pourrait-on pas proposer un arrangement au bon Robert? Quil nous accorde, à mon petit ami et à moi, un coin de son jardin pour le cultiver, à condition quil aura la moitié du produit. ROBERT: Je vous laccorde sans condition. Mais souvenez-vous que jirai labourer vos fèves, si vous touchez à mes melons. [295:] Dans cet essai de la manière dinculquer aux enfants les notions primitives, on voit comment lidée de la propriété remonte naturellement au droit du premier occupant par le travail. Cela est clair, net, simple, et toujours à la portée de lenfant. De là jusquau droit de propriété et aux échanges, il ny a plus quun pas, après lequel il faut sarrêter tout court. [296:] On voit encore quune explication que je renferme ici dans deux pages décriture sera peut-être laffaire dun an pour la pratique; car, dans la carrière des idées morales, on ne peut avancer trop lentement, ni trop bien saffermir à chaque pas. Jeunes maîtres, pensez, je vous prie, à cet exemple, et souvenez-vous quen toute chose vos leçons doivent être plus en actions quen discours; car les enfants oublient aisément ce quils ont dit et ce quon leur a dit, mais non pas ce quils ont fait et ce quon leur a fait. [297:] De pareilles instructions se doivent donner, comme je lai dit, plus tôt ou plus tard, selon que le naturel paisible ou turbulent de lélève en accélère ou retarde le besoin; leur usage est dune évidence qui saute aux yeux; mais, pour ne rien omettre dimportant dans les choses difficiles, donnons encore un exemple. [298:] Votre enfant dyscole gâte tout ce quil touche: ne vous fâchez point; mettez hors de sa portée ce quil peut gâter. Il brise les meubles dont il se sert; ne vous hâtez point de lui en donner dautres: laissez-lui sentir le préjudice de la privation. Il casse les fenêtres de sa chambre; laissez le vent souffler sur lui nuit et jour sans vous soucier des rhumes; car il vaut mieux quil soit enrhumé que fou. Ne vous plaignez jamais des incommodités quil vous cause, mais faites quil les sente le premier. A la fin vous faites raccommoder les vitres, toujours sans rien dire. Il les casse encore? changez alors de méthode; dites-lui sèchement, mais sans colère: Les fenêtres sont à moi; elles ont été mises là par mes soins; je veux les garantir. Puis vous lenfermerez à lobscurité dans un lieu sans fenêtre. A ce procédé si nouveau il commence par crier, tempêter; personne ne lécoute. Bientôt il se lasse et change de ton; il se plaint, il gémit: un domestique se présente, le mutin le prie de le délivrer. Sans chercher de prétexte pour nen rien faire, le domestique répond: Jai aussi des vitres à conserver, et sen va. Enfin, après que lenfant aura demeuré là plusieurs heures, assez longtemps pour sy ennuyer et sen souvenir, quelquun lui suggérera de vous proposer un accord au moyen duquel vous lui rendriez la liberté, et il ne casserait plus de vitres. Il ne demandera pas mieux. Il vous fera prier de le venir voir: vous viendrez; il vous fera sa proposition, et vous laccepterez à linstant en lui disant: Cest très bien pensé; nous y gagnerons tous deux:, que navez-vous eu plus tôt cette bonne idée! Et puis, sans lui demander ni protestation ni confirmation de sa promesse, vous lembrasserez avec joie et lemmènerez sur-le-champ dans sa chambre, regardant cet accord comme sacré et inviolable autant que si le serment y avait passé. Quelle idée pensez-vous quil prendra, sur ce procédé, de la foi des engagements et de leur utilité? Je suis trompé sil y a sur la terre un seul enfant, non déjà gâté, à lépreuve de cette conduite, et qui savise après cela de casser une fenêtre à dessein. Suivez la chaîne de tout cela. Le petit méchant ne songeait guère, en faisant un trou pour planter sa fève, quil se creusait un cachot où sa science ne tarderait pas à le faire enfermer. [299:] Nous voilà dans le monde moral, voilà la porte ouverte au vice. Avec les conventions et les devoirs naissent la tromperie et le mensonge. Dès quon peut faire ce quon ne doit pas, on veut cacher ce quon na pas dû faire. Dès quun intérêt fait promettre, un intérêt plus grand peut faire violer la promesse; il ne sagit plus de la violer impunément: la ressource est naturelle; on se cache et lon ment. Nayant pu prévenir le vice, nous voici déjà dans le cas de le punir. Voilà les misères de la vie humaine qui commencent avec ses erreurs. [300:] Jen ai dit assez pour faire entendre quil ne faut jamais infliger aux enfants le châtiment comme châtiment, mais quil doit toujours leur arriver comme une suite naturelle de leur mauvaise action. Ainsi vous ne déclamerez point contre le mensonge, vous ne les punirez point précisément pour avoir menti; mais vous ferez que tous les mauvais effets du mensonge, comme de nêtre point cru quand on dit la vérité, dêtre accusé du mal quon na point fait, quoiquon sen défende, se rassemblent sur leur tête quand ils ont menti. Mais expliquons ce que cest que mentir pour les enfants. [301:] Il y a deux sortes de mensonges: celui de fait qui regarde le passé, celui de droit qui regarde lavenir. Le premier a lieu quand on nie davoir fait ce quon a fait, ou quand on affirme avoir fait ce quon na pas fait, et en général quand on parle sciemment contre la vérité des choses. Lautre a lieu quand on promet ce quon na pas dessein de tenir, et en général quand on montre une intention contraire à celle quon a. Ces deux mensonges peuvent quelquefois se rassembler dans le même; mais je les considère ici par ce quils ont de différent. [302:] Celui qui sent le besoin quil a du secours des autres, et qui ne cesse déprouver leur bienveillance, na nul intérêt de les tromper; au contraire, il a un intérêt sensible quils voient les choses comme elles sont, de peur quils ne se trompent à son préjudice. Il est donc clair que le mensonge de fait nest pas naturel aux enfants; mais cest la loi de lobéissance qui produit la nécessité de mentir, parce que lobéissance étant pénible, on sen dispense en secret le plus quon peut, et que lintérêt présent déviter le châtiment ou le reproche lemporte sur lintérêt éloigné dexposer la vérité. Dans léducation naturelle et libre, pourquoi donc votre enfant vous mentirait-il? Qua-t-il à vous cacher? Vous ne le reprenez point, vous ne le punissez de rien, vous nexigez rien de lui. Pourquoi ne vous dirait-il pas tout ce quil a fait aussi naïvement quà son petit camarade? Il ne peut voir à cet aveu plus de danger. dun côté que de lautre. [303:] Le mensonge de droit est moins naturel encore, puisque les promesses de faire ou de sabstenir sont des actes conventionnels, qui sortent de létat de nature et dérogent à la liberté. Il y a plus: tous les engagements des enfants sont nuls par eux-mêmes, attendu que leur vue bornée ne pouvant sétendre au-delà du présent, en sengageant ils ne savent ce quils font. A peine lenfant peut-il mentir quand il sengage; car, ne songeant qu a se tirer daffaire dans le moment présent, tout moyen qui na pas un effet présent lui devient égal; en promettant pour un temps futur, il ne promet rien, et son imagination encore endormie ne sait point étendre son être sur deux temps différents. Sil pouvait éviter le fouet ou obtenir un cornet de dragées en promettant de se jeter demain par la fenêtre, il le promettrait à linstant. Voilà pourquoi les lois nont aucun égard aux engagements des enfants; et quand les pères et les maîtres plus sévères exigent quils les remplissent, cest seulement dans ce que lenfant devrait faire, quand même il ne laurait pas promis. [304:] Lenfant, ne sachant ce quil fait quand il sengage, ne peut donc mentir en sengageant. Il nen est pas de même quand il manque à sa promesse, ce qui est encore une espèce de mensonge rétroactif: car il se souvient très bien davoir fait cette promesse; mais ce quil ne voit pas, cest limportance de la tenir. Hors détat de lire dans lavenir, il ne peut prévoir les conséquences des choses; et quand il viole ses engagements, il ne fait rien contre la raison de son âge. [305:] Il suit de là que les mensonges des enfants sont tous louvrage des maîtres, et que vouloir leur apprendre à dire la vérité nest autre chose que leur apprendre à mentir. Dans lempressement quon a de les régler, de les gouverner, de les instruire, on ne se trouve jamais assez dinstruments pour en venir à bout. On veut se donner de nouvelles prises dans leur esprit par des maximes sans fondement, par des préceptes sans raison, et lon aime mieux quils sachent leurs leçons et quils mentent, que sils demeuraient ignorants et vrais. [306:] Pour nous, qui ne donnons à nos élèves que des leçons de pratique, et qui aimons mieux quils soient bons que savants, nous nexigeons point deux la vérité, de peur quils ne la déguisent, et nous ne leur faisons rien promettre quils soient tentés de ne pas tenir. Sil sest fait en mon absence quelque mal dont jignore lauteur, je me garderai den accuser Emile, ou de lui dire: Est-ce vous? Car en cela que ferais-je autre chose, sinon lui apprendre à le nier? Que si son naturel difficile me force à faire avec lui quelque convention, je prendrai si bien mes mesures que la proposition en vienne toujours de lui, jamais de moi; que, quand il sest engagé, il ait toujours un intérêt présent et sensible à remplir son engagement; et que, si jamais il y manque, ce mensonge attire sur lui des maux quil voie sortir de lordre même des choses, et non pas de la vengeance de son gouverneur. Mais, loin davoir besoin de recourir à de si cruels expédients, je suis presque sûr quEmile apprendra fort tard ce que cest que mentir, et quen lapprenant il sera fort étonné, ne pouvant concevoir à quoi peut être bon le mensonge. Il est très clair que plus je rends son bien-être indépendant, soit des volontés, soit des jugements des autres, plus je coupe en lui tout intérêt de mentir. [307:] Quand on nest point pressé dinstruire, on nest point pressé dexiger, et lon prend son temps pour ne rien exiger quà propos. Alors lenfant se forme, en ce quil ne se gâte point. Mais, quand un étourdi de précepteur, ne sachant comment sy prendre, lui fait à chaque instant promettre ceci ou cela, sans distinction, sans choix, sans mesure, lenfant, ennuyé, surchargé de toutes ces promesses, les néglige, les oublie, les dédaigne enfin, et, les regardant comme autant de vaines formules, se fait un jeu de les faire et de les violer. Voulez-vous donc quil soit fidèle à tenir sa parole, soyez discret à lexiger. [308:] Le détail dans lequel je viens dentrer sur le mensonge peut à bien des égards sappliquer à tous les autres devoirs, quon ne prescrit aux enfants quen les leur rendant non seulement haïssables, mais impraticables. Pour paraître leur prêcher la vertu, on leur fait aimer tous les vices: on les leur donne, en leur défendant de les avoir. Veut-on les rendre pieux, on les mène sennuyer à léglise; en leur faisant incessamment marmotter des prières, on les force daspirer au bonheur de ne plus prier Dieu. Pour leur inspirer la charité, on leur fait donner laumône, comme si lon dédaignait de la donner soi-même. Eh! ce nest pas lenfant qui doit donner, cest le maître: quelque attachement quil ait pour son élève, il doit lui disputer cet honneur; il doit lui faire juger quà son âge on nen est point encore digne. Laumône est une action dhomme qui connaît la valeur de ce quil donne, et le besoin que son semblable en a. Lenfant, qui ne connaît rien de cela, ne peut avoir aucun mérite à donner; il donne sans charité, sans bienfaisance; il est presque honteux de donner, quand, fondé sur son exemple et le vôtre, il croit quil ny a que les enfants qui donnent, et quon ne fait plus laumône étant grand. [309:] Remarquez qu on ne fait jamais donner par lenfant que des choses dont il ignore la valeur, des pièces de métal quil a dans sa poche, et qui ne lui servent quà cela. Un enfant donnerait plutôt cent louis quun gâteau. Mais engagez ce prodigue distributeur à donner les choses qui lui sont chères, des jouets, des bonbons, son goûter, et nous saurons bientôt si vous lavez rendu vraiment libéral. [310:] On trouve encore un expédient à cela, cest de rendre bien vite à lenfant ce quil a donné, de sorte quil saccoutume à donner tout ce quil sait bien qui lui va revenir. Je nai guère vu dans les enfants que ces deux espèces de générosité: donner ce qui ne leur est bon à rien, ou donner ce quils sont sûrs quon va leur rendre. Faites en sorte, dit Locke, quils soient convaincus par expérience que le plus libéral est toujours le mieux partagé. Cest là rendre un enfant libéral en apparence et avare en effet. Il ajoute que les enfants contracteront ainsi lhabitude de la libéralité. Oui, dune libéralité usurière, qui donne un uf pour avoir un buf. Mais, quand il sagira de donner tout de bon, adieu lhabitude; lorsquon cessera de leur rendre, ils cesseront bientôt de donner. Il faut regarder à lhabitude de lâme plutôt quà celle des mains. Toutes les autres vertus quon apprend aux enfants ressemblent à celle-là. Et cest à leur prêcher ces solides vertus quon use leurs jeunes ans dans la tristesse! Ne voilà-t-il pas une savante éducation! [311:] Maîtres, laissez les simagrées, soyez vertueux et bons, que vos exemples se gravent dans la mémoire de vos élèves, en attendant quils puissent entrer dans leurs curs. Au lieu de me hâter dexiger du mien des actes de charité, jaime mieux en faire en sa présence, et lui ôter même le moyen de mimiter en cela, comme un honneur qui nest pas de son âge; car il importe quil ne saccoutume pas à regarder les devoirs des hommes seulement comme des devoirs denfants. Que si, me voyant assister les pauvres, il me questionne là-dessus, et quil soit temps de lui répondre, je lui dirai: Ç Mon ami, cest que, quand les pauvres ont bien voulu quil y eût des riches, les riches ont promis de nourrir tous ceux qui nauraient de quoi vivre ni par leur bien ni par leur travail. È Ç Vous avez donc aussi promis cela? reprendra-t-il. Ç Sans doute; je ne suis maître du bien qui passe par mes mains quavec la condition qui est attachée à sa propriété. È [312:] Après avoir entendu ce discours, et lon a vu comment on peut mettre un enfant en état de lentendre, un autre quEmile serait tenté de mimiter et de se conduire en homme riche; en pareil cas, jempêcherais au moins que ce ne fût avec ostentation; jaimerais mieux quil me dérobât mon droit et se cachât pour donner. Cest une fraude de son âge, et la seule que je lui pardonnerais. [313:] Je sais que toutes ces vertus par imitation sont des vertus de singe, et que nulle bonne action nest moralement bonne que quand on la fait comme telle, et non parce que dautres la font. Mais, dans un âge où le cur ne sent rien encore, il faut bien faire imiter aux enfants les actes dont on veut leur donner lhabitude, en attendant quils les puissent faire par discernement et par amour du bien. Lhomme est imitateur, lanimal même lest; le goût de limitation est de la nature bien ordonnée; mais il dégénère en vice dans la société. Le singe imite lhomme quil craint, et nimite pas les animaux quil méprise; il juge bon ce que fait un être meilleur que lui. Parmi nous, au contraire, nos arlequins de toute espèce imitent le beau pour le dégrader, pour le rendre ridicule; ils cherchent dans le sentiment de leur bassesse à ségaler ce qui vaut mieux queux; ou, sils sefforcent dimiter ce quils admirent, on voit dans le choix des objets le faux goût des imitateurs: ils veulent bien plus en imposer aux autres ou faire applaudir leur talent, que se rendre meilleurs ou plus sages. Le fondement de limitation parmi nous vient du désir de se transporter toujours hors de soi. Si je réussis dans mon entreprise, Emile naura sûrement pas ce désir. Il faut donc nous passer du bien apparent quil peut produire. [314:] Approfondissez toutes les règles de votre éducation, vous les trouverez ainsi toutes à contresens, surtout en ce qui concerne les vertus et les murs. La seule leçon de morale qui convienne à lenfance, et la plus importante à tout âge, est de ne jamais faire de mal à personne. Le précepte même de faire du bien, sil nest subordonné à celui-là, est dangereux, faux, contradictoire. Qui est-ce qui ne fait pas du bien? tout le monde en fait, le méchant comme les autres; il fait un heureux aux dépens de cent misérables; et de là viennent toutes nos calamités. Les plus sublimes vertus sont négatives: elles sont aussi les plus difficiles, parce quelles sont sans ostentation, et au-dessus même de ce plaisir si doux au cur de lhomme, den renvoyer un autre content de nous. O quel bien fait nécessairement à ses semblables celui dentre eux, sil en est un, qui ne leur fait jamais de mal! De quelle intrépidité dâme, de quelle vigueur de caractère il a besoin pour cela! Ce nest pas en raisonnant sur cette maxime, cest en tâchant de la pratiquer, quon sent combien il est grand et pénible dy réussir. [315:] Voilà quelques faibles idées des précautions avec lesquelles je voudrais quon donnât aux enfants les instructions quon ne peut quelquefois leur refuser sans les exposer à nuire à eux-mêmes ou aux autres, et surtout à contracter de mauvaises habitudes dont on aurait peine ensuite à les corriger: mais soyons sûrs que cette nécessité se présentera rarement pour les enfants élevés comme ils doivent lêtre, parce quil est impossible quils deviennent indociles, méchants, menteurs, avides, quand on naura pas semé dans leurs curs les vices qui les rendent tels. Ainsi ce que jai dit sur ce point sert plus aux exceptions quaux règles; mais ces exceptions sont plus fréquentes à mesure que les enfants ont plus doccasions de sortir de leur état et de contracter les vices des hommes. Il faut nécessairement, à ceux quon élève au milieu du monde, des instructions plus précoces quà ceux quon élève dans la retraite. Cette éducation solitaire serait donc préférable, quand elle ne ferait que donner à lenfance le temps de mûrir. [316:] Il est un autre genre dexceptions contraires pour ceux quun heureux naturel élève au-dessus de leur âge. Comme il y a des hommes qui ne sortent jamais de lenfance, il y en a dautres qui, pour ainsi dire, ny passent point, et sont hommes presque en naissant. Le mal est que cette dernière exception est très rare, très difficile à connaître, et que chaque mère, imaginant quun enfant peut être un prodige, ne doute point que le sien nen soit un. Elles font plus, elles prennent pour des indices extraordinaires ceux mêmes qui marquent lordre accoutumé: la vivacité, les saillies, létourderie, la piquante naïveté; tous signes caractéristiques de lâge, et qui montrent le mieux quun enfant nest quun enfant. Est-il étonnant que celui quon fait beaucoup parler et à qui lon permet de tout dire, qui nest gêné par aucun égard, par aucune bienséance, fasse par hasard quelque heureuse rencontre? Il le serait bien plus quil nen fît jamais, comme il le serait quavec mille mensonges un astrologue ne prédît jamais aucune vérité. Ils mentiront tant, disait Henri IV, quà la fin ils diront vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots na quà dire beaucoup de sottises. Dieu garde de mal les gens à la mode, qui nont pas dautre mérite pour être fêtés! [317:] Les pensées les plus brillantes peuvent tomber dans le cerveau des enfants, ou plutôt les meilleurs mots dans leur bouche, comme les diamants du plus grand prix sous leurs mains, sans que pour cela ni les pensées ni les diamants leur appartiennent; il ny a point de véritable propriété pour cet âge en aucun genre. Les choses que dit un enfant ne sont pas pour lui ce quelles sont pour nous; il ny joint pas les mêmes idées. Ces idées, si tant est quil en ait, nont dans sa tête ni suite ni liaison; rien de fixe, rien dassuré dans tout ce quil pense. Examinez votre prétendu prodige. En de certains moments vous lui trouverez un ressort dune extrême activité, une clarté desprit à percer les nues. Le plus souvent ce même esprit vous paraît lâche, moite, et comme environné dun épais brouillard. Tantôt il vous devance, et tantôt il reste immobile. Un instant vous diriez: cest un génie, et linstant daprès: cest un sot. Vous vous tromperiez toujours; cest un enfant. Cest un aiglon qui fend lair un instant, et retombe linstant daprès dans son aire. [318:] Traitez-le donc selon son âge malgré les apparences, et craignez dépuiser ses forces pour les avoir voulu trop exercer. Si ce jeune cerveau séchauffe, si vous voyez quil commence à bouillonner, laissez-le dabord fermenter en liberté, mais ne lexcitez jamais, de peur que tout ne sexhale; et quand les premiers esprits se seront évaporés, retenez, comprimez les autres, jusquà ce quavec les années tout se tourne en chaleur vivifiante et en véritable force. Autrement vous perdrez votre temps et vos soins, vous détruirez votre propre ouvrage; et après vous être indiscrètement enivrés de toutes ces vapeurs inflammables, il ne vous restera quun marc sans vigueur. [319:] Des enfants étourdis viennent les hommes vulgaires: je ne sache point dobservation plus générale et plus certaine que celle-là. Rien nest plus difficile que de distinguer dans lenfance la stupidité réelle, de cette apparente et trompeuse stupidité qui est lannonce des âmes fortes. Il parait dabord étrange que les deux extrêmes aient des signes si semblables: et cela doit pourtant être; car, dans un âge où lhomme na encore nulles véritables idées, toute la différence qui se trouve entre celui qui a du génie et celui qui nen a pas, est que le dernier nadmet que de fausses idées, et que le premier, nen trouvant que de telles, nen admet aucune: il ressemble donc au stupide en ce que lun nest capable de rien, et que rien ne convient à lautre. Le seul signe qui peut les distinguer dépend du hasard, qui peut offrir au dernier quelque idée à sa portée, au lieu que le premier est toujours le même partout. Le jeune Caton, durant son enfance, semblait un imbécile dans la maison. Il était taciturne et opiniâtre, voilà tout le jugement quon portait de lui. Ce ne fut que dans lantichambre de Sylla que son oncle apprit à le connaître. Sil ne fût point entré dans cette antichambre, peut-être eût-il passé pour une brute jusquà lâge de raison. Si César neût point vécu, peut-être eût-on toujours traité de visionnaire ce même Caton qui pénétra son funeste génie, et prévit tous ses projets de si loin. O que ceux qui jugent si précipitamment les enfants sont sujets à se tromper! Ils sont souvent plus enfants queux. Jai vu, dans un âge assez avancé, un homme qui mhonorait de son amitié passer dans sa famille et chez ses amis pour un esprit borné: cette excellente tête se mûrissait en silence. Tout à coup il sest montré philosophe, et je ne doute pas que la postérité ne lui marque une place honorable et distinguée parmi les meilleurs raisonneurs et les plus profonds métaphysiciens de son siècle. [320:] Respectez lenfance, et ne vous pressez point de la juger, soit en bien, soit en mal. Laissez les exceptions s'indiquer, se prouver, se confirmer longtemps avant dadopter pour elles des méthodes particulières. Laissez longtemps agir la nature, avant de vous mêler dagir à sa place, de peur de contrarier ses opérations. Vous connaissez, dites-vous, le prix du temps et nen voulez point perdre. Vous ne voyez pas que cest bien plus le perdre den mal user que de nen rien faire, et quun enfant mal instruit est plus loin de la sagesse que celui quon na point instruit du tout. Vous êtes alarmé de le voir consumer ses premières années à ne rien faire. Comment! nest-ce rien que dêtre heureux? nest-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée? De sa vie il ne sera si occupé. Platon, dans sa République, quon croit si austère, nélève les enfants quen fêtes, jeux, chansons, passe-temps; on dirait quil a tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir; et Sénèque, parlant de lancienne jeunesse romaine: Elle était, dit-il, toujours debout, on ne lui enseignait rien quelle dût apprendre assise. En valait-elle moins, parvenue à lâge viril? Effrayez-vous donc peu de cette oisiveté prétendue. Que diriez-vous dun homme qui, pour mettre toute la vie à profit, ne voudrait jamais dormir? Vous diriez: Cet homme est insensé; il ne jouit pas du temps, il se lôte; pour fuir le sommeil, il court à la mort. Songez donc que cest ici la même chose, et que lenfance est le sommeil de la raison. [321:] Lapparente facilité dapprendre est cause de la perte des enfants. On ne voit pas que cette facilité même est la preuve quils napprennent rien. Leur cerveau lisse et poli rend comme un miroir les objets quon lui présente; mais rien ne reste, rien ne pénètre. Lenfant retient les mots, les idées se réfléchissent; ceux qui lécoutent les entendent, lui seul ne les entend point. [322:] Quoique la mémoire et le raisonnement soient deux facultés essentiellement différentes, cependant lune ne se développe véritablement quavec lautre. Avant lâge de raison lenfant ne reçoit pas des idées, mais des images; et il y a cette différence entre les unes et les autres, que les images ne sont que des peintures absolues des objets sensibles, et que les idées sont des notions des objets, déterminées par des rapports. Une image peut être seule dans lesprit qui se la représente; mais toute idée en suppose dautres. Quand on imagine, on ne fait que voir; quand on conçoit, on compare. Nos sensations sont purement passives, au lieu que toutes nos perceptions ou idées naissent dun principe actif qui juge. Cela sera démontré ci-après. [323:] Je dis donc que les enfants, nétant pas capables de jugement, nont point de véritable mémoire. Ils retiennent des sons, des figures, des sensations, rarement des idées, plus rarement leurs liaisons. En mobjectant quils apprennent quelques éléments de géométrie, on croit bien prouver contre moi; et tout au contraire, cest pour moi quon prouve: on montre que, loin de savoir raisonner deux-mêmes, ils ne savent pas même retenir les raisonnements dautrui; car suivez ces petits géomètres dans leur méthode, vous voyez aussitôt quils nont retenu que lexacte impression de la figure et les termes de la démonstration. A la moindre objection nouvelle, ils ny sont plus; renversez la figure, ils ny sont plus. Tout leur savoir est dans la sensation, rien na passé jusquà lentendement. Leur mémoire elle-même nest guère plus parfaite que leurs autres facultés, puisquil faut presque toujours quils rapprennent, étant grands, les choses dont ils ont appris les mots dans lenfance. [324:] Je suis cependant bien éloigné de penser que les enfants naient aucune espèce de raisonnement. Au contraire, je vois quils raisonnent très bien dans tout ce quils connaissent et qui se rapporte à leur intérêt présent et sensible. Mais cest sur leurs connaissances que lon se trompe en leur prêtant celles quils nont pas, et les faisant raisonner sur ce quils ne sauraient comprendre. On se trompe encore en voulant les rendre attentifs à des considérations qui ne les touchent en aucune manière, comme celle de leur intérêt à venir, de leur bonheur étant hommes, de lestime quon aura pour eux quand ils seront grands; discours qui, tenus à des êtres dépourvus de toute prévoyance, ne signifient absolument rien pour eux. Or, toutes les études forcées de ces pauvres infortunés tendent à ces objets entièrement étrangers à leurs esprits. Quon juge de lattention quils y peuvent donner. [325:] Les pédagogues qui nous étalent en grand appareil les instructions quils donnent à leurs disciples sont payés pour tenir un autre langage: cependant on voit, par leur propre conduite, quils pensent exactement comme moi. Car, que leur apprennent-ils, enfin? Des mots, encore des mots, et toujours des mots. Parmi les diverses sciences quils se vantent de leur enseigner, ils se gardent bien de choisir celles qui leur seraient véritablement utiles, parce que ce seraient des sciences de choses, et quils ny réussiraient pas; mais celles quon paraît savoir quand on en sait les termes, le blason, la géographie, la chronologie, les langues, etc.; toutes études si loin de lhomme, et surtout de lenfant, que cest une merveille si rien de tout cela lui peut être utile une seule fois en sa vie. [326:] On sera surpris que je compte létude des langues au nombre des inutilités de léducation: mais on se souviendra que je ne parle ici que des études du premier âge; et, quoi quon puisse dire, je ne crois pas que, jusquà lâge de douze ou quinze ans, nul enfant, les prodiges à part, ait jamais vraiment appris deux langues. [327:] Je conviens que si létude des langues nétait que celle des mots, cest-à-dire des figures ou des sons qui les expriment, cette étude pourrait convenir aux enfants: mais les langues, en changeant les signes, modifient aussi les idées quils représentent. Les têtes se forment sur les langages, les pensées prennent la teinte des idiomes. La raison seule est commune, lesprit en chaque langue a sa forme particulière; différence qui pourrait bien être en partie la cause ou leffet des caractères nationaux; et, ce qui paraît confirmer cette conjecture est que, chez toutes les nations du monde, la langue suit les vicissitudes des murs, et se conserve ou saltère comme elles. [328:] De ces formes diverses lusage en donne une à lenfant, et cest la seule quil garde jusquà lâge de raison. Pour en avoir deux, il faudrait quil sût comparer des idées; et comment les comparerait-il, quand il est à peine en état de les concevoir? Chaque chose peut avoir pour lui mille signes différents; mais chaque idée ne peut avoir quune forme: il ne peut donc apprendre à parler quune langue. Il en apprend cependant plusieurs, me dit-on: je le nie. Jai vu de ces petits prodiges, qui croyaient parler cinq ou six langues. Je les ai entendus successivement parler allemand, en termes latins, en termes français, en termes italiens; ils se servaient à la vérité de cinq ou six dictionnaires, mais ils ne parlaient toujours quallemand. En un mot, donnez aux enfants tant de synonymes quil vous plaira: vous changerez les mots, non la langue; ils nen sauront jamais quune. [329:] Cest pour cacher en ceci leur inaptitude quon les exerce par préférence sur les langues mortes, dont il ny a plus de juges quon ne puisse récuser. Lusage familier de ces langues étant perdu depuis longtemps, on se contente dimiter ce quon en trouve écrit dans les livres; et lon appelle cela les parler. Si tel est le grec et le latin des maîtres, quon juge de celui des enfants! A peine ont-ils appris par cur leur rudiment, auquel ils nentendent absolument rien, quon leur apprend dabord à rendre un discours français en mots latins; puis, quand ils sont plus avancés, à coudre en prose des phrases de Cicéron, et en vers des centons de Virgile. Alors ils croient parler latin: qui est-ce qui viendra les contredire? [330:] En quelque étude que ce puisse être, sans lidée des choses représentées, les signes représentants ne sont rien. On borne pourtant toujours lenfant à ces signes, sans jamais pouvoir lui faire comprendre aucune des choses quils représentent. En pensant lui apprendre la description de la terre, on ne lui apprend quà connaître des cartes; on lui apprend des noms de villes, de pays, de rivières, quil ne conçoit pas exister ailleurs que sur le papier où on les lui montre. Je me souviens davoir vu quelque part une géographie qui commençait ainsi: Quest-ce que le monde? Cest un globe de carton. Telle est précisément la géographie des enfants. Je pose en fait quaprès deux ans de sphère et de cosmographie, il ny a pas un seul enfant de dix ans qui, sur les règles quon lui a données, sût se conduire de Paris à Saint-Denis. Je pose en fait quil ny en a pas un qui, sur un plan du jardin de son père, fût en état den suivre les détours sans ségarer. Voilà ces docteurs qui savent à point nommé où sont Pékin, Ispahan, le Mexique, et tous les pays de la terre. [331:] Jentends dire quil convient doccuper les enfants àdes études où il ne faille que des yeux: cela pourrait être sil y avait quelque étude où il ne fallût que des yeux; mais je nen connais point de telle. [332:] Par une erreur encore plus ridicule, on leur fait étudier lhistoire: on simagine que lhistoire est à leur portée, parce quelle nest quun recueil de faits. Mais quentend-on par ce mot de faits? Croit-on que les rapports qui déterminent les faits historiques soient si faciles à saisir, que les idées sen forment sans peine dans lesprit des enfants? Croit-on que la véritable connaissance des événements soit séparable de celle de leurs causes, de celle de leurs effets, et que lhistorique tienne si peu au moral quon puisse connaître lun sans lautre? Si vous ne voyez dans les actions des hommes que les mouvements extérieurs et purement physiques, quapprenez-vous dans lhistoire? Absolument rien; et cette étude, dénuée de tout intérêt, ne vous donne pas plus de plaisir que dinstruction. Si vous voulez apprécier ces actions par leurs rapports moraux, essayez de faire entendre ces rapports à vos élèves, et vous verrez alors si lhistoire est de leur âge. [333:] Lecteurs, souvenez-vous toujours que celui qui vous parle nest ni un savant ni un philosophe, mais un homme simple, ami de la vérité, sans parti, sans système; un solitaire qui, vivant peu avec les hommes, a moins doccasions de semboire de leurs préjugés, et plus de temps pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux. Mes raisonnements sont moins fondés sur des principes que sur des faits; et je crois ne pouvoir mieux vous mettre à portée den juger, que de vous rapporter souvent quelque exemple des observations qui me les suggèrent. [334:] Jétais allé passer quelques jours à la campagne chez une bonne mère de famille qui prenait grand soin de ses enfants et de leur éducation. Un matin que jétais présent aux leçons de laîné, son gouverneur, qui lavait très bien instruit de lhistoire ancienne, reprenant celle dAlexandre, tomba sur le trait connu du médecin Philippe, quon a mis en tableau, et qui sûrement en valait bien la peine. Le gouverneur, homme de mérite, fit sur lintrépidité dAlexandre plusieurs réflexions qui ne me plurent point, mais que jévitai de combattre, pour ne pas le décréditer dans lesprit de son élève. A table, on ne manqua p as, selon la méthode française, de faire beaucoup babiller le petit bonhomme. La vivacité naturelle à son âge, et lattente dun applaudissement sûr, lui firent débiter mille sottises, tout à travers lesquelles partaient de temps en temps quelques mots heureux qui faisaient oublier le reste. Enfin vint lhistoire du médecin Philippe: il la raconta fort nettement et avec beaucoup de grâce. Après lordinaire tribut déloges quexigeait la mère et quattendait le fils, on raisonna sur ce quil avait dit. Le plus grand nombre blâma la témérité dAlexandre; quelques-uns, à lexemple du gouverneur, admiraient sa fermeté, son courage: ce qui me fit comprendre quaucun de ceux qui étaient présents ne voyait en quoi consistait la véritable beauté de ce trait. Pour moi, leur dis-je, il me paraît que sil y a le moindre courage, la moindre fermeté dans laction dAlexandre, elle nest quune extravagance. Alors tout le monde se réunit, et convint que cétait une extravagance. Jallais répondre et méchauffer, quand une femme qui était à côté de moi, et qui navait pas ouvert la bouche, se pencha vers mon oreille, et me dit tout bas: Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne tentendront pas. Je la regardai, je fus frappé, et je me tus. [335:] Après le dîner, soupçonnant sur plusieurs indices que mon jeune docteur navait rien compris du tout à lhistoire quil avait si bien racontée, je le pris par la main, je fis avec lui un tour de parc, et layant questionné tout à mon aise, je trouvai quil admirait plus que personne le courage si vanté dAlexandre: niais savez-vous où il voyait ce courage? uniquement dans celui davaler dun seul trait un breuvage de mauvais goût, sans hésiter, sans marquer la moindre répugnance. Le pauvre enfant, à qui lon avait fait prendre médecine il ny avait pas quinze jours, et qui ne lavait prise quavec une peine infinie, en avait encore le déboire à la bouche. La mort, lempoisonnement, ne passaient dans son esprit que pour des sensations désagréables, et il ne concevait pas, pour lui, dautre poison que du séné. Cependant il faut avouer que la fermeté du héros avait fait une grande impression sur son jeune cur, et quà la première médecine quil faudrait avaler il avait bien résolu dêtre un Alexandre. Sans entrer dans des éclaircissements qui passaient évidemment sa portée, je le confirmai dans ces dispositions louables, et je men retournai riant en moi-même de la haute sagesse des pères et des maîtres, qui pensent apprendre lhistoire aux enfants. [336:] Il est aisé de mettre dans leurs bouches les mots de rois, dempires, de guerres, de conquêtes, de révolutions, de lois; mais quand il sera question dattacher à ces mots des idées nettes, il y aura loin de lentretien du jardinier Robert à toutes ces explications. [337:] Quelques lecteurs, mécontents du Tais-toi, Jean-Jacques, demanderont, je le prévois, ce que je trouve enfin de si beau dans laction dAlexandre. Infortunés! sil faut vous le dire, comment le comprendrez-vous? Cest quAlexandre croyait à la vertu; cest quil y croyait sur sa tête, sur sa propre vie; cest que sa grande âme était faite pour y croire. O que cette médecine avalée était une belle profession de foi! Non, jamais mortel nen fit une si sublime. Sil est quelque moderne Alexandre, quon me le montre à de pareils traits. [338:] Sil ny a point de science de mots, il ny a point détude propre aux enfants. Sils nont pas de vraies idées, ils nont point de véritable mémoire; car je nappelle pas ainsi celle qui ne retient que des sensations. Que sert dinscrire dans leur tête un catalogue de signes qui ne représentent rien pour eux? En apprenant les choses, napprendront-ils pas les signes? Pourquoi leur donner la peine inutile de les apprendre deux fois? Et cependant quels dangereux préjugés ne commence-t-on pas à leur inspirer, en leur faisant prendre pour de la science des mots qui nont aucun sens pour eux! Cest du premier mot dont lenfant se paye, cest de la première chose quil apprend sur la parole dautrui, sans en voir lutilité lui-même, que son jugement est perdu: il aura longtemps à briller aux yeux des sots avant quil répare une telle perte. [339:] Non, si la nature donne au cerveau dun enfant cette souplesse qui le rend propre à recevoir toutes sortes dimpressions, ce nest pas pour quon y grave des noms de rois, des dates, des termes de blason, de sphère, de géographie, et tous ces mots sans aucun sens pour son âge et sans aucune utilité pour quelque âge que ce soit, dont on accable sa triste et stérile enfance; mais cest pour que toutes les idées quil peut concevoir et qui lui sont utiles, toutes celles qui se rapportent à son bonheur et doivent léclairer un jour sur ses devoirs, sy tracent de bonne heure en caractères ineffaçables, et lui servent à se conduire pendant sa vie dune manière convenable à son être et à ses facultés. [340:] Sans étudier dans les livres, lespèce de mémoire que peut avoir un enfant ne reste pas pour cela oisive; tout ce quil voit, tout ce quil entend le frappe, et il sen souvient; il tient registre en lui-même des actions, des discours des hommes; et tout ce qui lenvironne est le livre dans lequel, sans y songer, il enrichit continuellement sa mémoire en attendant que son jugement puisse en profiter. Cest dans le choix de ces objets, cest dans le soin de lui présenter sans cesse ceux quil peut connaître et de lui cacher ceux quil doit ignorer, que consiste le véritable art de cultiver en lui cette première faculté; et cest par là quil faut tâcher de lui former un magasin de connaissances qui servent à son éducation durant sa jeunesse, et à sa conduite dans tous les temps. Cette méthode, il est vrai, ne forme point de petits prodiges et ne fait pas briller les gouvernantes et les précepteurs; mais elle forme des hommes judicieux, robustes, sains de corps et dentendement, qui, sans sêtre fait admirer étant jeunes, se font honorer étant grands. [341:] Emile napprendra jamais rien par cur, pas même des fables, pas même celles de La Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes quelles sont; car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de lhistoire ne sont lhistoire. Comment peut-on saveugler assez pour appeler les fables la morale des enfants, sans songer que lapologue, en les amusant, les abuse; que, séduits par le mensonge, ils laissent échapper la vérité, et que ce quon fait pour leur rendre linstruction agréable les empêche den profiter? Les fables peuvent instruire les hommes; mais il faut dire la vérité nue aux enfants: sitôt quon la couvre dun voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever. [342:] On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les enfants, et il ny en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, quelle les porterait plus au vice quà la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit; mais voyons si ce sont des vérités. [343:] Je dis quun enfant nentend point les fables quon lui fait apprendre, parce que quelque effort quon fasse pour les rendre simples, linstruction quon en veut tirer force dy faire entrer des idées quil ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte quon achète lagrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables qui nont rien dintelligible ni dutile pour les enfants, et quon leur fait indiscrètement apprendre avec les autres, parce quelles sy trouvent mêlées, bornons-nous à celles que lauteur semble avoir faites spécialement pour eux. [344:] Je ne connais dans tout le recueil de La Fontaine que cinq ou six fables ou brille éminemment la naïveté puérile; de ces cinq ou six je prends pour exemple la première de toutes, parce que cest celle dont la morale est le plus de tout âge, celle que les enfants saisissent le mieux, celle quils apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que pour cela même lauteur a mise par préférence à la tête de son livre. En lui supposant réellement lobjet dêtre entendue des enfants, de leur plaire et de les instruire, cette fable est assurément son chef-duvre: quon me permette donc de la suivre et de lexaminer en peu de mots. LE CORBEAU ET LE RENARD FABLE [345:] Maître corbeau, sur un arbre perché, Maître! que signifie ce mot en lui-même? que signifie-t-il au-devant dun nom propre? quel sens a-t-il dans cette occasion? Quest-ce quun corbeau? Quest-ce quun arbre perché? Lon ne dit pas sur un arbre perché, lon dit perché sur un arbre. Par conséquent, il faut parler des inversions de la poésie; il faut dire ce que cest que prose et que vers. [346:] Tenait dans son bec un fromage. Quel fromage? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande? Si lenfant na point vu de corbeaux, que gagnez-vous à lui en parler? sil en a vu, comment concevra-t-il quils tiennent un fromage à leur bec? Faisons toujours des images daprès nature. [347:] Maître renard, par lodeur alléché, Encore un maître! mais pour celui-ci cest à bon titre: il est maître passé dans les tours de son métier. Il faut dire ce que cest quun renard, et distinguer son vrai naturel du caractère de convention quil a dans les fables. Alléché. Ce mot nest pas usité. Il le faut expliquer; il faut dire quon ne sen sert plus quen vers. Lenfant demandera pourquoi lon parle autrement en vers quen prose. Que lui répondrez-vous? Alléché par lodeur dun fromage! Ce fromage, tenu par un corbeau perché sur un arbre, devait avoir beaucoup dodeur pour être senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier! Est-ce ainsi que vous exercez votre élève à cet esprit de critique judicieuse qui ne sen laisse imposer quà bonnes enseignes, et sait discerner la vérité du mensonge dans les narrations dautrui? [348:] Lui tint à peu près ce langage: Ce langage! Les renards parlent donc? ils parlent donc la même langue que les corbeaux? Sage précepteur, prends garde à toi; pèse bien ta réponse avant de la faire; elle importe plus que tu nas pensé. [349:] Eh! bonjour, monsieur le corbeau! Monsieur! titre que lenfant voit tourner en dérision, même avant quil sache que c'est un titre dhonneur. Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien dautres affaires avant que davoir expliqué ce du. [350:] Que vous êtes joli! que vous me semblez beau! Cheville, redondance inutile. Lenfant, voyant répéter la même chose en dautres termes, apprend à parler lâchement. Si vous dites que cette redondance est un art de lauteur, quelle entre dans le dessein du renard qui veut paraître multiplier les éloges avec des paroles, cette excuse sera bonne pour moi, mais non pas pour mon élève. [351:] Sans mentir, si votre ramage Sans mentir! on ment donc quelquefois? Où en sera lenfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans mentir que parce quil ment? [352:] Répondait à votre plumage, Répondait! que signifie ce mot? Apprenez à lenfant à comparer des qualités aussi différentes que la voix et le plumage; vous verrez comme il vous entendra. [353:] Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois. Le phénix! Quest-ce quun phénix? Nous voici tout à coup jetés dans la menteuse antiquité, presque dans la mythologie. Les hôtes de ces bois! Quel discours figuré! Le flatteur ennoblit son langage et lui donne plus de dignité pour le rendre plus séduisant. Un enfant entendra-t-il cette finesse? sait-il seulement, peut-il savoir ce que cest quun style noble et un style bas? [354:] A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie, Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour sentir cette expression proverbiale. [355:] Et, pour montrer sa belle voix, Noubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la fable, lenfant doit savoir ce que cest que la belle voix du corbeau. [356:] Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie. Ce vers est admirable, lharmonie seule en fait image. Je vois un grand vilain bec ouvert; jentends tomber le fromage à travers les branches: mais ces sortes de beautés sont perdues pour les enfants. [357:] Le renard sen saisit, et dit: Mon bon monsieur, Voilà donc la bonté transformée en bêtise. Assurément on ne perd pas de temps pour instruire les enfants. [358:] Apprenez que tout flatteur Maxime générale; nous ny sommes plus. [359:] Vit aux dépens de celui qui lécoute. Jamais enfant de dix ans nentendit ce vers-là. [360:] Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. Ceci sentend, et la pensée est très bonne. Cependant il y aura encore bien peu denfants qui sachent comparer une leçon à un fromage, et qui ne préférassent le fromage à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce propos nest quune raillerie. Que de finesse pour des enfants! [361:] Le corbeau, honteux et confus. Autre pléonasme; mais celui-ci est inexcusable. [362:] Jura, mais un peu tard, quon ne ly prendrait plus. Jura! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à lenfant ce que cest quun serment?
[363:] Voilà bien des détails, bien moins cependant quil nen faudrait pour analyser toutes les idées de cette fable, et les réduire aux idées simples et élémentaires dont chacune delles est composée. Mais qui est-ce qui croit avoir besoin de cette analyse pour se faire entendre à la jeunesse? Nul de nous nest assez philosophe pour savoir se mettre à la place dun enfant. Passons maintenant à la morale. [364:] Je demande si cest à des enfants de dix ans quil faut apprendre quil y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit? On pourrait tout au plus leur apprendre quil y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité; mais le fromage gâte tout; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec quà le faire tomber du bec dun autre. Cest ici mon second paradoxe, et ce n ' est pas le moins important. [365:] Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état den faire lapplication, ils en font presque toujours une contraire à lintention de lauteur, et quau lieu de sobserver sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente, les enfants se moquent du corbeau, mais ils saffectionnent tous au renard; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour exemple; et point du tout, cest la fourmi quils choisiront. On naime point à shumilier: ils prendront toujours le beau rôle; cest le choix de lamour-propre, cest un choix très naturel. Or, quelle horrible leçon pour lenfance! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce quon lui demande et ce quil refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus. [366:] Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme cest dordinaire le plus brillant, lenfant ne manque point de se faire lion; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de semparer de tout. Mais, quand le moucheron terrasse le lion, cest une autre affaire; alors lenfant nest plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups daiguillon ceux quil noserait attaquer de pied ferme. [367:] Dans la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu dune leçon de modération quon prétend lui donner, il en prend une de licence. Je noublierai jamais davoir vu beaucoup pleurer une petite fille quon avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs; on la sut enfin. La pauvre enfant sennuyait dêtre à la chaîne, elle se sentait le cou pelé; elle pleurait de n être pas loup. [368:] Ainsi donc la morale de la première fable citée est pour lenfant une leçon de la plus basse flatterie; celle de la seconde, une leçon dinhumanité; celle de la troisième, une leçon dinjustice; celle de la quatrième, une leçon de satire; celle de la cinquième, une leçon dindépendance. Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, nen est pas plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se contredisent, quel fruit espérez-vous de vos soins? Mais peut-être, à cela près, toute cette morale qui me sert dobjection contre les fables fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en paroles et une en actions dans la société, et ces deux morales ne se ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse; lautre est dans les fables de La Fontaine pour les enfants, et dans ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout. [369:] Composons, monsieur de La Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m instruire dans vos fables; car j espère ne pas me tromper sur leur objet; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusquà ce que vous mayez prouvé quil est bon pour lui dapprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart; que, dans celles quil pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et quau lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon. [370:] En ôtant ainsi tous les devoirs des enfants, jôte les instruments de leur plus grande misère, savoir les livres. La lecture est le fléau de lenfance, et presque la seule occupation quon lui sait donner. A peine à douze ans Emile saura-t-il ce que cest quun livre. Mais il faut bien au moins, dira-t-on, quil sache lire. Jen conviens: il faut quil sache lire quand la lecture lui est utile; jusqualors elle nest bonne quà lennuyer. [371:] Si lon ne doit rien exiger des enfants par obéissance, il sensuit quils ne peuvent rien apprendre dont ils ne sentent lavantage actuel et présent, soit dagrément, soit dutilité; autrement quel motif les porterait à lapprendre? Lart de parler aux absents et de les entendre, lart de leur communiquer au loin sans médiateur nos sentiments, nos volontés, nos désirs, est un art dont lutilité peut être rendue sensible à tous les âges. Par quel prodige cet art si utile et si agréable est-il devenu un tourment pour lenfance? Parce quon la contraint de sy appliquer malgré elle, et quon le met à des usages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant nest pas fort curieux de perfectionner linstrument avec lequel on le tourmente; mais faites que cet instrument serve à ses plaisirs, et bientôt il sy appliquera malgré vous. [372:] On se fait une grande affaire de chercher les meilleures méthodes dapprendre à lire; on invente des bureaux, des cartes; on fait de la chambre dun enfant un atelier dimprimerie. Locke veut quil apprenne à lire avec des dés. Ne voilà-t-il pas une invention bien trouvée? Quelle pitié! Un moyen plus sûr que tout cela, et celui quon oublie toujours, est le désir dapprendre. Donnez à lenfant ce désir, puis laissez là vos bureaux et vos dés, toute méthode lui sera bonne. [373:] Lintérêt présent, voilà le grand mobile, le seul qui mène sûrement et loin. Emile reçoit quelquefois de son père, de sa mère, de ses parents, de ses amis, des billets dinvitation pour un dîner, pour une promenade, pour une partie sur leau, pour voir quelque fête publique. Ces billets sont courts, clairs, nets, bien écrits. Il faut trouver quelquun qui les lui lise; ce quelquun ou ne se trouve pas toujours à point nommé, ou rend à lenfant le peu de complaisance que lenfant eut pour lui la veille. Ainsi loccasion, le moment se passe. On lui lit enfin le billet, mais il nest plus temps. Ah! si lon eût su lire soi-même! On en reçoit dautres: ils sont si courts! le sujet en est si intéressant! on voudrait essayer de les déchiffrer; on trouve tantôt de laide et tantôt des refus. On sévertue, on déchiffre enfin la moitié dun billet: il sagit daller demain manger de la crème... on ne sait où ni avec qui... Combien on fait defforts pour lire le reste! Je ne crois pas quEmile ait besoin du bureau. Parlerai-je à présent de lécriture? Non, jai honte de mamuser à ces niaiseries dans un traité de léducation. [374:] J'ajouterai ce seul mot qui fait une importante maxime: c'est que dordinaire, on obtient très sûrement et très vite ce quon nest pas pressé dobtenir. Je suis presque sûr quEmile saura parfaitement lire et écrire avant lâge de dix ans, précisément parce quil mimporte fort peu quil le sache avant quinze; mais jaimerais mieux quil ne sût jamais lire que dacheter cette science au prix de tout ce qui peut la rendre utile: de quoi lui servira la lecture quand on len aura rebuté pour jamais? Id imprimis cavere oportebit, ne studia, qui amare nondum potest, oderit, et amaritudinem semel perceptam etiam ultra rudes annos reformidet. [375:] Plus jinsiste sur ma méthode inactive, plus je sens les objections se renforcer. Si votre élève napprend rien de vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez lerreur par la vérité, il apprendra des mensonges; les préjugés que vous craignez de lui donner, il les recevra de tout ce qui lenvironne, ils entreront par tous ses sens; ou ils corrompront sa raison, même avant quelle soit formée, ou son esprit, engourdi par une longue inaction, sabsorbera dans la matière. Linhabitude de penser dans lenfance en ôte la faculté durant le reste de la vie. [376:] Il me semble que je pourrais aisément répondre à cela; mais pourquoi toujours des réponses? Si ma méthode répond delle-même aux objections, elle est bonne; si elle ny répond pas, elle ne vaut rien. Je poursuis. [377:] Si, sur le plan que j ai commencé de tracer, vous suivez des règles directement contraires à celles qui sont établies; si, au lieu de porter au loin lesprit de votre élève; si, au lieu de légarer sans cesse en dautres lieux, en dautres climats, en dautres siècles, aux extrémités de la terre, et jusque dans les cieux, vous vous appliquez à le tenir toujours en lui-même et attentif à ce qui le touche immédiatement, alors vous le trouverez capable de perception, de mémoire, et même de raisonnement; cest lordre de la nature. A mesure que lêtre sensitif devient actif, il acquiert un discernement proportionnel à ses forces; et ce nest quavec la force surabondante à celle dont il a besoin pour se conserver, que se développe en lui la faculté spéculative propre à employer cet excès de force à dautres usages. Voulez-vous donc cultiver lintelligence de votre élève; cultivez les forces quelle doit gouverner. Exercez continuellement son corps; rendez-le robuste et sain, pour le rendre sage et raisonnable; quil travaille, quil agisse, quil coure, quil crie, quil soit toujours en mouvement; quil soit homme par la vigueur, et bientôt il le sera par la raison. [378:] Vous labrutiriez, il est vrai, par cette méthode, si vous alliez toujours le dirigeant, toujours lui disant: Va, viens, reste, fais ceci, ne fais pas cela. Si votre tête conduit toujours ses bras, la sienne lui devient inutile. Mais souvenez-vous de nos conventions: si vous n êtes quun pédant, ce nest pas la peine de me lire. [379:] Cest une erreur bien pitoyable dimaginer que lexercice du corps nuise aux opérations de lesprit; comme si ces deux actions ne devaient pas marcher de concert, et que lune ne dût pas toujours diriger lautre! [380:] Il y a deux sortes dhommes dont les corps sont dans un exercice continuel, et qui sûrement songent aussi peu les uns que les autres à cultiver leur âme, savoir, les paysans et les sauvages. Les premiers sont rustres, grossiers, maladroits; les autres, connus par leur grand sens, le sont encore par la subtilité de leur esprit; généralement il ny a rien de plus lourd quun paysan, ni rien de plus fin quun sauvage. Doù vient cette différence? Cest que le premier, faisant toujours ce quon lui commande, ou ce quil a vu faire à son père, ou ce quil a fait lui-même dès sa jeunesse, ne va jamais que par routine; et, dans sa vie presque automate, occupé sans cesse des mêmes travaux, lhabitude et lobéissance lui tiennent lieu de raison. [381:] Pour le sauvage, cest autre chose: nétant attaché à aucun lieu, nayant point de tâche prescrite, nobéissant à personne, sans autre loi que sa volonté, il est forcé de raisonner à chaque action de sa vie; il ne fait pas un mouvement, pas un pas, sans en avoir davance envisagé les suites. Ainsi, plus son corps sexerce, plus son esprit séclaire; sa force et sa raison croissent à la fois et sétendent lune par lautre. [382:] Savant précepteur, voyons lequel de nos élèves ressemble au sauvage, et lequel ressemble au paysan. Soumis en tout à une autorité toujours enseignante, le vôtre ne fait rien que sur parole; il nose manger quand il a faim, ni rire quand il est gai, ni pleurer quand il est triste, ni présenter une main pour lautre, ni remuer le pied que comme on le lui prescrit; bientôt il nosera respirer que sur vos règles. A quoi voulez-vous quil pense, quand vous pensez à tout pour lui? Assuré de votre prévoyance, qua-t-il besoin den avoir? Voyant que vous vous chargez de sa conservation, de son bien-être, il se sent délivré de ce soin; son jugement se repose sur le vôtre; tout ce que vous ne lui défendez pas, il le fait sans réflexion, sachant bien quil le fait sans risque. Qua-t-il besoin dapprendre à prévoir la pluie? il sait que vous regardez au ciel pour lui. Qua-t-il besoin de régler sa promenade? il ne craint pas que vous lui laissiez passer lheure du dîner. Tant que vous ne lui défendez pas de manger, il mange; quand vous le lui défendez, il ne mange plus; il nécoute plus les avis de son estomac, mais les vôtres. Vous avez beau ramollir son corps dans linaction, vous nen rendez pas son entendement plus flexible. Tout au contraire, vous achevez de décréditer la raison dans son esprit, en lui faisant user le peu quil en a sur les choses qui paraissent le plus inutiles. Ne voyant jamais à quoi elle est bonne, il juge enfin quelle nest bonne à rien. Le pis qui pourra lui arriver de mal raisonner sera dêtre repris, et il lest si souvent quil ny songe guère; un danger si commun ne leffraye plus. [383:] Vous lui trouvez pourtant de lesprit; et il en a pour babiller avec les femmes, sur le ton dont j ai déjà parlé; mais quil soit dans le cas davoir à payer de sa personne, à prendre un parti dans quelque occasion difficile, vous le verrez cent fois plus stupide et plus bête que le fils du plus gros manant. [384:] Pour mon élève, ou plutôt celui de la nature, exercé de bonne heure à se suffire à lui-même autant quil est possible, il ne saccoutume point à recourir sans cesse aux autres, encore moins à leur étaler son grand savoir. En revanche, il juge, il prévoit, il raisonne en tout ce qui se rapporte immédiatement à lui. Il ne jase pas, il agit; il ne sait pas un mot de ce qui se fait dans le monde; mais il sait fort bien faire ce qui lui convient. Comme il est sans cesse en mouvement, il est forcé dobserver beaucoup de choses, de connaître beaucoup deffets; il acquiert de bonne heure une grande expérience: il prend ses leçons de la nature et non pas des hommes; il sinstruit dautant mieux quil ne voit nulle part lintention de linstruire. Ainsi son corps et son esprit sexercent à la fois. Agissant toujours daprès sa pensée, et non daprès celle dun autre, il unit continuellement deux opérations; plus il se rend fort et robuste, plus il devient sensé et judicieux. Cest le moyen davoir un jour ce quon croit incompatible, et ce que presque tous les grands hommes ont réuni, la force du corps et celle de lâme, la raison dun sage et la vigueur dun athlète. [385:] Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, cest de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien. Cet art, jen conviens, nest pas de votre âge; il nest pas propre à faire briller dabord vos talents, ni à vous faire valoir auprès des pères: mais cest le seul propre à réussir. Vous ne parviendrez jamais à faire des sages si vous ne faites dabord des polissons; c'était léducation des Spartiates: au lieu de les coller sur des livres, on commençait par leur apprendre à voler leur dîner. Les Spartiates étaient-ils pour cela grossiers étant grands? Qui ne connaît la force et le sel de leurs reparties? Toujours faits pour vaincre, ils écrasaient leurs ennemis en toute espèce de guerre, et les babillards Athéniens craignaient autant leurs mots que leurs coups. [386:] Dans les éducations les plus soignées, le maître commande et croit gouverner: cest en effet lenfant qui gouverne. Il se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce quil lui plaît; et il sait toujours vous faire payer une heure dassiduité par huit jours de complaisance. A chaque instant il faut pactiser avec lui. Ces traités, que vous proposez à votre mode, et quil exécute à la sienne, tournent toujours au profit de ses fantaisies, surtout quand on a la maladresse de mettre en condition pour son profit ce quil est bien sûr dobtenir, soit quil remplisse ou non la condition quon lui impose en échange. Lenfant, pour lordinaire, lit beaucoup mieux dans lesprit du maître que le maître dans le cur de lenfant. Et cela doit être: car toute la sagacité queût employée lenfant livré à lui-même à pourvoir à la conservation de sa personne, il lemploie à sauver sa liberté naturelle des chaînes de son tyran; au lieu que celui-ci, nayant nul intérêt si pressant à pénétrer lautre, trouve quelquefois mieux son compte à lui laisser sa paresse ou sa vanité. [387:] Prenez une route opposée avec votre élève; quil croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il ny a point dassujettissement si parfait que celui qui garde lapparence de la liberté; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, nest-il pas à votre merci? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui lenvironne? Nêtes-vous pas le maître de laffecter comme il vous plaît? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout nest-il pas dans vos mains sans quil le sache? Sans doute il ne doit faire que ce quil veut; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez quil fasse; il ne doit pas faire un pas que vous ne layez prévu; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce quil va dire. [388:] Cest alors quil pourra se livrer aux exercices du corps que lui demande son âge, sans abrutir son esprit; cest alors quau lieu daiguiser sa ruse à éluder un incommode empire, vous le verrez soccuper uniquement à tirer de tout ce qui lenvironne le parti le plus avantageux pour son bien-être actuel; cest alors que vous serez étonné de la subtilité de ses inventions pour sapproprier tous les objets auxquels il peut atteindre, et pour jouir vraiment des choses sans le secours de lopinion. [389:] En le laissant ainsi maître de ses volontés, vous ne fomenterez point ses caprices. En ne faisant jamais que ce qui lui convient, il ne fera bientôt que ce quil doit faire; et, bien que son corps soit dans un mouvement continuel, tant quil sagira de son intérêt présent et sensible, vous verrez toute la raison dont il est capable se développer beaucoup mieux et dune manière beaucoup plus appropriée à lui, que dans des études de pure spéculation. [390:] Ainsi, ne vous voyant point attentif à le contrarier, ne se défiant point de vous, nayant rien à vous cacher, il ne vous trompera point, il ne vous mentira point; il se montrera tel quil est sans crainte; vous pourrez létudier tout à votre aise, et disposer tout autour de lui les leçons que vous voulez lui donner, sans quil pense jamais en recevoir aucune. [391:] Il népiera point non plus vos murs avec une curieuse jalousie, et ne se fera point un plaisir secret de vous prendre en faute. Cet inconvénient que nous prévenons est très grand. Un des premiers soins des enfants est, comme je lai dit, de découvrir le faible de ceux qui les gouvernent. Ce penchant porte à la méchanceté, mais il nen vient pas: il vient du besoin déluder une autorité qui les importune. Surchargés du joug quon leur impose, ils cherchent à le secouer; et les défauts quils trouvent dans les maîtres leur fournissent de bons moyens pour cela. Cependant lhabitude se prend dobserver les gens par leurs défauts, et de se plaire à leur en trouver. Il est clair que voilà encore une source de vices bouchée dans le cur dEmile; nayant nul intérêt à me trouver des défauts, il ne men cherchera pas, et sera peu tenté den chercher à dautres. [392:] Toutes ces pratiques semblent difficiles, parce quon ne sen avise pas; mais dans le fond elles ne doivent point lêtre. On est en droit de vous supposer les lumières nécessaires pour exercer le métier que vous avez choisi; on doit présumer que vous connaissez la marche naturelle du cur humain, que vous savez étudier lhomme et lindividu; que vous savez davance à quoi se pliera la volonté de votre élève à loccasion de tous les objets intéressants pour son âge que vous ferez passer sous ses yeux. Or, avoir les instruments, et bien savoir leur usage, nest-ce pas être maître de lopération? [393:] Vous objecterez les caprices de lenfant; et vous avez tort. Le caprice des enfants nest jamais louvrage de la nature, mais dune mauvaise discipline: cest quils ont obéi ou commandé; et jai dit cent fois quil ne fallait ni lun ni lautre. Votre élève naura donc de caprices que ceux que vous lui aurez donnés: il est juste que vous portiez la peine de vos fautes. Mais, direz-vous, comment y remédier? Cela se peut encore, avec une meilleure conduite et beaucoup de patience. [394:] Je métais chargé, durant quelques semaines, dun enfant accoutumé non seulement à faire ses volontés, mais encore à les faire faire à tout le monde, par conséquent plein de fantaisie. Dès le premier jour, pour mettre à lessai ma complaisance, il voulut se lever à minuit. Au plus fort de mon sommeil, il saute à bas de son lit, prend sa robe de chambre et mappelle. Je me lève, jallume la chandelle; il nen voulait pas davantage; au bout dun quart dheure le sommeil le gagne, et il se recouche, content de son épreuve. Deux jours après, il la réitère avec le même succès, et de ma part sans le moindre signe dimpatience. Comme il membrassait en se recouchant, je lui dis très posément: Mon petit ami, cela va fort bien, mais ny revenez plus. Ce mot excita sa curiosité, et dès le lendemain, voulant voir un peu comment joserais lui désobéir, il ne manqua pas de se relever à la même heure, et de mappeler. Je lui demandai ce quil voulait. Il me dit quil ne pouvait dormir. Tant pis, repris-je, et je me tins coi. Il me pria dallumer la chandelle. Pourquoi faire? et je me tins coi. Ce ton laconique commençait à lembarrasser. Il sen fut à tâtons chercher le fusil quil fit semblant de battre, et je ne pouvais mempêcher de rire en lentendant se donner des coups sur les doigts. Enfin, bien convaincu quil nen viendrait pas à bout, il mapporta le briquet à mon lit; je lui dis que je nen avais que faire, et me tournai de lautre côté. Alors il se mit à courir étourdiment par la chambre, criant, chantant, faisant beaucoup de bruit, se donnant, à la table et aux chaises, des coups quil avait grand soin de modérer, et dont il ne laissait pas de crier bien fort, espérant me causer de linquiétude. Tout cela ne prenait point; et je vis que, comptant sur de belles exhortations ou sur de la colère, il ne sétait nullement arrangé pour ce sang-froid. [395:] Cependant, résolu de vaincre ma patience à force dopiniâtreté, il continua son tintamarre avec un tel succès, quà la fin je méchauffai; et, pressentant que jallais tout gâter par un emportement hors de propos, je pris mon parti dune autre manière. Je me levai sans rien dire, jallai au fusil que je ne trouvai point; je le lui demande, il me le donne, pétillant de joie davoir enfin triomphé de moi. Je bats le fusil, jallume la chandelle, je prends par la main mon petit bonhomme, je le mène tranquillement dans un cabinet voisin dont les volets étaient bien fermés, et où il ny avait rien à casser: je ly laisse sans lumière; puis, fermant sur lui la porte à la clef, je retourne me coucher sans lui avoir dit un seul mot. Il ne faut pas demander si dabord il y eut du vacarme, je my étais attendu: je ne men émus point. Enfin le bruit sapaise; jécoute, je lentends sarranger, je me tranquillise. Le lendemain, jentre au jour dans le cabinet; je trouve mon petit mutin couché sur un lit de repos, et dormant dun profond sommeil, dont, après tant de fatigue, il devait avoir grand besoin. [396:] Laffaire ne finit pas là. La mère apprit que lenfant avait passé les deux tiers de la nuit hors de son lit. Aussitôt tout fut perdu, cétait un enfant autant que mort. Voyant loccasion bonne pour se venger, il fit le malade, sans prévoir quil ny gagnerait rien. Le médecin fut appelé. Malheureusement pour la mère, ce médecin était un plaisant, qui, pour samuser de ses frayeurs, sappliquait à les augmenter. Cependant il me dit à loreille: Laissez-moi faire, je vous promets que lenfant sera guéri pour quelque temps de la fantaisie dêtre malade. En effet, la diète et la chambre furent prescrites, et il fut recommandé à lapothicaire. Je soupirais de voir cette pauvre mère ainsi la dupe de tout ce qui lenvironnait, excepté moi seul, quelle prit en haine, précisément parce que je ne la trompais pas. [397:] Après des reproches assez durs, elle me dit que son fils était délicat, quil était lunique héritier de sa famille, quil fallait le conserver à quelque prix que ce fût, et quelle ne voulait pas quil fût contrarié. En cela jétais bien daccord avec elle; mais elle entendait par le contrarier ne lui pas obéir en tout. Je vis quil fallait prendre avec la mère le même ton quavec lenfant. Madame, lui dis-je assez froidement, je ne sais point comment on élève un héritier, et, qui plus est, je ne veux pas lapprendre; vous pouvez vous arranger là-dessus. On avait besoin de moi pour quelque temps encore: le père apaisa tout; la mère écrivit au précepteur de hâter son retour; et lenfant, voyant quil ne gagnait rien à troubler mon sommeil ni à être malade, prit enfin le parti de dormir lui-même et de se bien porter. [398:] On ne saurait imaginer à combien de pareils caprices le petit tyran avait asservi son malheureux gouverneur; car léducation se faisait sous les yeux de la mère, qui ne souffrait pas que lhéritier fût désobéi en rien. A quelque heure quil voulût sortir, il fallait être prêt pour le mener, ou plutôt pour le suivre, et il avait toujours grand soin de choisir le moment où il voyait son gouverneur le plus occupé. Il voulut user sur moi du même empire, et se venger le jour du repos quil était forcé de me laisser la nuit. Je me prêtai de bon cur à tout, et je commençai par bien constater à ses propres yeux le plaisir que j avais à lui complaire; après cela, quand il fut question de le guérir de sa fantaisie, je my pris autrement. [399:] Il fallut dabord le mettre dans son tort, et cela ne fut pas difficile. Sachant que les enfants ne songent jamais quau présent, je pris sur lui le facile avantage de la prévoyance; j eus sein de lui procurer au logis un amusement que je savais être extrêmement de son goût; et, dans le moment où je len vis le plus engoué, jallai lui proposer un tour de promenade; il me renvoya bien loin; jinsistai, il ne mécouta pas; il fallut me rendre, et il nota précieusement en lui-même ce signe dassujettissement. [400:] Le lendemain ce fut mon tour. Il sennuya, jy avais pourvu; moi, au contraire, je paraissais profondément occupé. Il nen fallait pas tant pour le déterminer. Il ne manqua pas de venir marracher à mon travail pour le mener promener au plus vite. Je refusai; il sobstina. Non, lui dise; en faisant votre volonté vous mavez appris à faire la mienne; je ne veux pas sortir. Eh bien, reprit-il vivement, je sortirai tout seul. Comme vous voudrez. Et je reprends mon travail. [401:] Il shabille, un peu inquiet de voir que je le laissais faire et que je ne limitais pas. Prêt à sortir, il vient me saluer; je le salue; il tâche de malarmer par le récit des courses quil va faire; à lentendre, on eût cru quil allait au bout du monde. Sans mémouvoir, je lui souhaite un bon voyage. Son embarras redouble. Cependant il fait bonne contenance, et, prêt à sortir, il dit à son laquais de le suivre. Le laquais, déjà prévenu, répond quil na pas le temps, et quoccupé par mes ordres, il doit mobéir plutôt quà lui. Pour le coup lenfant ny est plus. Comment concevoir quon le laisse sortir seul, lui qui se croit lêtre important à tous les autres, et pense que le ciel et la terre sont intéressés à sa conservation? Cependant il commence à sentir sa faiblesse; il comprend quil se va trouver seul au milieu de gens qui ne le connaissent pas; il voit davance les risques quil va courir; lobstination seule le soutient encore; il descend lescalier lentement et fort interdit. Il entre enfin dans la rue, se consolant un peu du mal qui lui peut arriver par lespoir quon men rendra responsable. [402:] Cétait là que je lattendais. Tout était préparé davance; et comme il sagissait dune espèce de scène publique, je métais muni du consentement du p ère. A peine avait-il fait quelques pas, quil entend à roi e et à gauche différents propos sur son compte. Voisin, le joli monsieur! où va-t-il ainsi tout seul? il va se perdre; je veux le prier dentrer chez nous. Voisine, gardez-vous-en bien. Ne voyez-vous pas que cest un petit libertin quon a chassé de la maison de son père parce quil ne voulait rien valoir? Il ne faut pas retirer les libertins; laissez-le aller où il voudra. Eh bien donc! que Dieu le conduise! je serais fâchée quil lui arrivât malheur. Un peu plus loin, il rencontre des polissons à peu près de son âge, qui lagacent et se moquent de lui. Plus il avance, plus il trouve dembarras. Seul et sans protection, il se voit le jouet de tout le monde, et il éprouve avec beaucoup de surprise que son nud dépaule et son parement dor ne le font pas plus respecter. [403:] Cependant un de mes amis, quil ne connaissait point, et que javais chargé de veiller sur lui, le suivait pas à pas sans quil y prît garde, et laccosta quand il en fut temps. Ce rôle, qui ressemblait à celui de Sbrigani dans Pourceaugnac, demandait un homme desprit, et fut parfaitement rempli. Sans rendre lenfant timide et craintif en le frappant dun trop grand effroi, il lui fit si bien sentir limprudence de son équipée, quau bout dune demi-heure il me le ramena souple, confus, et nosant lever les yeux. [404:] Pour achever le désastre de son expédition, précisément au moment quil rentrait, son père descendait pour sortir, et le rencontra dans lescalier. Il fallut dire doù il venait et pourquoi je nétais pas avec lui. Le pauvre enfant eût voulu être cent pieds sous terre. Sans samuser à lui faire une longue réprimande, le père lui dit plus sèchement que je ne my serais attendu: Quand vous voudrez sortir seul, vous en êtes le maître; mais, comme je ne veux point dun bandit dans ma maison, quand cela vous arrivera, ayez soin de ny plus rentrer. [405:] Pour moi, je le reçus sans reproche et sans raillerie, mais avec un peu de gravité; et de peur quil ne soupçonnât que tout ce qui sétait passé nétait quun jeu, je ne voulus point le mener promener le même jour. Le lendemain je vis avec grand plaisir quil passait avec moi dun air de triomphe devant les mêmes gens qui sétaient moqués de lui la veille pour lavoir rencontré tout seul. On conçoit bien quil ne me menaça plus de sortir sans moi. [406:] Cest par ces moyens et dautres semblables que, durant le peu de temps que je fus avec lui, je vins à bout de lui faire faire tout ce que je voulais sans lui rien prescrire, sans lui rien défendre, sans sermons, sans exhortations, sans lennuyer de leçons inutiles. Aussi, tant que je parlais, il était content; mais mon silence le tenait en crainte; il comprenait que quelque chose nallait pas bien, et toujours la leçon lui venait de la chose même. Mais revenons. [407:] Non seulement ces exercices continuels, ainsi laissés à la seule direction de la nature, en fortifiant le corps, nabrutissent point lesprit; mais au contraire ils forment en nous la seule espèce de raison dont le premier âge soit susceptible, et la plus nécessaire à quelque âge que ce soit. Ils nous apprennent à bien connaître lusage de nos forces, les rapports de nos corps aux corps environnants, lusage des instruments naturels qui sont à notre portée et qui conviennent à nos organes. Y a-t-il quelque stupidité pareille à celle dun enfant élevé toujours dans la chambre et sous les yeux de sa mère, lequel, ignorant ce que cest que poids et que résistance, veut arracher un grand arbre, ou soulever un rocher? La première fois que je sortis de Genève, je voulais suivre un cheval au galop, je jetais des pierres contre la montagne de Salève qui était à deux lieues de moi; jouet de tous les enfants du village, jétais un véritable idiot pour eux. A dix-huit ans on apprend en philosophie ce que cest quun levier: il ny a point de petit paysan à douze qui ne sache se servir dun levier mieux que le premier mécanicien de lAcadémie. Les leçons que les écoliers prennent entre eux dans la cour du collège leur sont cent fois plus utiles que tout ce quon leur dira jamais dans la classe. [408:] Voyez un chat entrer pour la première fois dans une chambre; il visite, il regarde, il flaire, il ne reste pas un moment en repos, il ne se fie à rien quaprès avoir tout examiné, tout connu. Ainsi fait un enfant commençant à marcher, et entrant pour ainsi dire dans lespace du monde. Toute la différence est quà la vue, commune à lenfant et au chat, le premier joint, pour observer, les mains que lui donna la nature, et lautre lodorat subtil dont elle la doué. Cette disposition, bien ou mal cultivée, est ce qui rend les enfants adroits ou lourds, pesants ou dispos, étourdis ou prudents. [409:] Les premiers mouvements naturels de lhomme étant donc de se mesurer avec tout ce qui lenvironne, et déprouver dans chaque objet quil aperçoit toutes les qualités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sa première étude est une sorte de physique expérimentale relative à sa propre conservation, et dont on le détourne par des études spéculatives avant quil ait reconnu sa place ici-bas. Tandis que ses organes délicats et flexibles peuvent sajuster aux corps sur lesquels ils doivent agir, tandis que ses sens encore purs sont exempts dillusion, cest le temps dexercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sont propres; cest le temps dapprendre à connaître les rapports sensibles que les choses ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans lentendement humain y vient par les sens, la première raison de lhomme est une raison sensitive; cest elle qui sert de base à la raison intellectuelle: nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce nest pas nous apprendre à raisonner, cest nous apprendre à nous servir de la raison dautrui; cest nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir. [410:] Pour exercer un art, il faut commencer par sen procurer les instruments, et, pour pouvoir employer utilement ces instruments, il faut les faire assez solides pour résister à leur usage. Pour apprendre à penser, il faut donc exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de notre intelligence; et pour tirer tout le parti possible de ces instruments, il faut que le corps, qui les fournit, soit robuste et sain. Ainsi, loin que la véritable raison de lhomme se forme indépendamment du corps, cest la bonne constitution du corps qui rend les opérations de lesprit faciles et sûres. [411:] En montrant à quoi lon doit employer la longue oisiveté de lenfance, jentre dans un détail qui paraîtra ridicule. Plaisantes leçons, me dira-t-on, qui, retombant sous votre propre critique, se bornent à enseigner ce que nul na besoin dapprendre! Pourquoi consumer le temps à des instructions qui viennent toujours delles-mêmes, et ne coûtent ni peines ni soins? Quel enfant de douze ans ne sait pas tout ce que vous voulez apprendre au vôtre, et, de plus, ce que ses maîtres lui ont appris? [412:] Messieurs, vous vous trompez: jenseigne à mon élève un art très long, très pénible, et que nont assurément pas les vôtres; cest celui dêtre ignorant: car la science de quiconque ne croit savoir que ce qu il sait se réduit à bien peu de chose. Vous donnez la science, à la bonne heure; moi je moccupe de linstrument propre à lacquérir. On dit quun jour, les Vénitiens montrant en grande pompe leur trésor de Saint Marc à un ambassadeur dEspagne, celui-ci, pour tout compliment, ayant regardé sous les tables, leur dit: Qui non cè la radice. Je ne vois jamais un précepteur étaler le savoir de son disciple, sans être tenté de lui en dire autant. [413:] Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre des anciens attribuent aux exercices de la gymnastique cette vigueur de corps et dâme qui les distingue le plus sensiblement des modernes. La manière dont Montaigne appuie ce sentiment montre quil en était fortement pénétré; il y revient sans cesse et de mille façons. En parlant de léducation dun enfant, pour lui raidir lâme, il faut, dit-il, lui durcir les muscles; en laccoutumant au travail, on laccoutume à la douleur; il le faut rompre à lâpreté des exercices, pour le dresser à lâpreté de la dislocation, de la colique et de tous les maux. Le sage Locke, le bon Rollin, le savant Fleury, le pédant de Crouzas, si différents entre eux dans tout le reste, saccordent tous en ce seul point dexercer beaucoup les corps des enfants. Cest le plus judicieux de leurs préceptes; cest celui qui est et sera toujours le plus négligé. Jai déjà suffisamment parlé de son importance, et comme on ne peut là-dessus donner de meilleures raisons ni des règles plus sensées que celles quon trouve dans le livre de Locke, je me contenterai dy renvoyer, après avoir pris la liberté dajouter quelques observations aux siennes. [414:] Les membres dun corps qui croît doivent être tous au large dans leur vêtement; rien ne doit gêner leur mouvement ni leur accroissement, rien de trop juste, rien qui colle au corps; point de ligatures. Lhabillement français, gênant et malsain pour les hommes, est pernicieux surtout aux enfants. Les humeurs, stagnantes, arrêtées dans leur circulation, croupissent dans un repos quaugmente la vie inactive et sédentaire, se corrompent et causent le scorbut, maladie tous les jours plus commune parmi nous, et presque ignorée des anciens, que leur manière de se vêtir et de vivre en préservait. Lhabillement de hussard, loin de remédier à cet inconvénient, laugmente, et pour sauver aux enfants quelques ligatures, les presse par tout le corps. Ce quil y a de mieux à faire est de les laisser en jaquette aussi longtemps quil est possible, puis de leur donner un vêtement fort large, et de ne se point piquer de marquer leur taille, ce qui ne sert quà la déformer. Leurs défauts du corps et de lesprit viennent presque tous de la même cause; on les veut faire hommes avant le temps. [415:] Il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes: les premières sont plus du goût des enfants; elles leur siéent mieux aussi; et je ne vois pas pourquoi lon ne consulterait pas en ceci des convenances si naturelles; mais du moment quils préfèrent une étoffe parce quelle est riche, leurs curs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies de lopinion; et ce goût ne leur est sûrement pas venu deux-mêmes. On ne saurait dire combien le choix des vêtements et les motifs de ce choix influent sur léducation. Non seulement daveugles mères promettent à leurs enfants des parures pour récompenses, on voit même dinsensés gouverneurs menacer leurs élèves dun habit plus grossier et plus simple, comme dun châtiment. Si vous nétudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos hardes, on vous habillera comme ce petit paysan. Cest comme sils leur disaient: Sachez que lhomme nest rien que par ses habits, que votre prix est tout dans les vôtres. Faut-il sétonner que de si sages leçons profitent à la jeunesse, quelle nestime que la parure, et quelle ne juge du mérite que sur le seul extérieur? [416:] Si javais à remettre la tête dun enfant ainsi gâté, jaurais soin que ses habits les plus riches fussent les plus incommodes, quil y fût toujours gêné, toujours contraint, toujours assujetti de mille manières, je ferais fuir la liberté, la gaieté devant sa magnificence; sil voulait se mêler aux jeux dautres enfants plus simplement mis, tout cesserait, tout disparaîtrait à linstant. Enfin je lennuierais, je le rassasierais tellement de son faste, je le rendrais tellement lesclave de son habit doré, que jen ferais le fléau de sa vie, et quil verrait avec moins deffroi le plus noir cachot que les apprêts de sa parure. Tant quon na pas asservi lenfant à nos préjugés, être à son aise et libre est toujours son premier désir; le vêtement le plus simple, le plus commode, celui qui lassujettit le moins, est toujours le plus précieux pour lui. [417:] Il y a une habitude du corps convenable aux exercices, et une autre plus convenable à linaction. Celle-ci, laissant aux humeurs un cours égal et uniforme, doit garantir le corps des altérations de lair; lautre le faisant passer sans cesse de lagitation au repos et de la chaleur au froid, doit laccoutumer aux mêmes altérations. Il suit de là que les gens casaniers et sédentaires doivent shabiller chaudement en tout temps, afin de se conserver le corps dans une température uniforme, la même à peu près dans toutes les saisons et à toutes les heures du jour. Ceux, au contraire, qui vont et viennent, au vent, au soleil, à la pluie, qui agissent beaucoup et passent la plupart de leur temps sub dio doivent être toujours vêtus légèrement, afin de shabituer à toutes les vicissitudes de lair et à tous les degrés de température, sans en être incommodés. Je conseillerais aux uns et aux autres de ne point changer dhabits selon les saisons, et ce sera la pratique constante de mon Emile; en quoi je nentends pas quil porte lété ses habits dhiver, comme les gens sédentaires, mais quil porte lhiver ses habits dété, comme les gens laborieux. Ce dernier usage a été celui du chevalier Newton pendant toute sa vie, et il a vécu quatre-vingt ans. [418:] Peu ou point de coiffure en toute saison. Les anciens Egyptiens avaient toujours la tête nue; les Perses la couvraient de grosses tiares, et la couvrent encore de gros turbans, dont, selon Chardin, lair du pays leur rend lusage nécessaire. Jai remarqué dans un autre endroit la distinction que fit Hérodote sur un champ de bataille entre les crânes des Perses et ceux des Egyptiens. Comme donc il importe que les os de la tête deviennent plus durs, plus compacts, moins fragiles et moins poreux, pour mieux armer le cerveau non seulement contre les blessures, mais contre les rhumes, les fluxions, et toutes les impressions de lair, accoutumez vos enfants à demeurer été et hiver, jour et nuit toujours tête nue. Que si, pour la propreté et pour tenir leurs cheveux en ordre, vous leur voulez donner une coiffure durant la nuit, que ce soit un bonnet mince à claire-voie, et semblable au réseau dans lequel les Basques enveloppent leurs cheveux. Je sais bien que la plupart des mères, plus frappées de lobservation de Chardin que de mes raisons, croiront trouver partout lair de Perse; mais moi je nai pas choisi mon élève Européen pour en faire un Asiatique. [419:] En général, on habille trop les enfants, et surtout durant le premier âge. Il faudrait plutôt les endurcir au froid quau chaud: le grand froid ne les incommode jamais, quand on les y laisse exposés de bonne heure; mais le tissu de leur peau, trop tendre et trop lâche encore, laissant un trop libre passage à la transpiration, les livre par lextrême chaleur à un épuisement inévitable. Aussi remarque-t-on quil en meurt plus dans le mois daoût que dans aucun autre mois. Dailleurs il paraît constant, par la comparaison des peuples du Nord et de ceux du Midi, quon se rend plus robuste en supportant lexcès du froid que lexcès de la chaleur. Mais, à mesure que lenfant grandit et que ses fibres se fortifient, accoutumez-le peu à peu à braver les rayons du soleil; en allant par degrés, vous lendurcirez sans danger aux ardeurs de la zone torride. [420:] Locke, au milieu des préceptes mâles et sensés quil nous donne, retombe dans des contradictions quon nattendrait pas dun raisonneur aussi exact. Ce même homme, qui veut que les enfants se baignent lété dans leau glacée, ne veut pas, quand ils sont échauffés, quils boivent frais, ni quils se couchent par terre dans des endroits humides. Mais puisquil veut que les souliers des enfants prennent leau dans tous les temps, la prendront-ils moins quand lenfant aura chaud? et ne peut-on pas lui faire du corps, par rapport aux pieds, les mêmes inductions quil fait des pieds par rapport aux mains, et du corps par rapport au visage? Si vous voulez, lui dirai-je, que lhomme soit tout visage, pourquoi me blâmez-vous de vouloir quil soit tout pieds? [421:] Pour empêcher les enfants de boire quand ils ont chaud, il prescrit de les accoutumer à manger préalablement un morceau de pain avant que de boire. Cela est bien étrange que, quand lenfant a soif, il faille lui donner à manger; jaimerais autant, quand il a faim, lui donner à boire. Jamais on ne me persuadera que nos premiers appétits soient si déréglés, quon ne puisse les satisfaire sans nous exposer à périr. Si cela était, le genre humain se fût cent fois détruit avant quon eût appris ce quil faut faire pour le conserver. [422:] Toutes les fois quEmile aura soif, je veux quon lui donne à boire; je veux quon lui donne de leau pure et sans aucune préparation, pas même de la faire dégourdir, fût-il tout en nage, et fût-on dans le cur de lhiver. Le seul soin que je recommande est de distinguer la qualité des eaux. Si cest de leau de rivière, donnez-la-lui sur-le-champ telle quelle sort de la rivière; si cest de leau de source, il la faut laisser quelque temps à lair avant quil la boive. Dans les saisons chaudes, les rivières sont chaudes; il nen est pas de même des sources, qui nont pas reçu le contact de lair; il faut attendre quelles soient à la température de latmosphère. Lhiver, au contraire, leau de source est à cet égard moins dangereuse que leau de rivière. Mais il nest ni naturel ni fréquent quon se mette lhiver en sueur, surtout en plein air; car lair froid, frappant incessamment sur la peau, répercute en dedans la sueur et empêche les pores de souvrir assez pour lui donner un passage libre. Or, je ne prétends pas quEmile sexerce lhiver au coin dun bon feu, mais dehors, en pleine campagne, au milieu des glaces. Tant quil ne séchauffera quà faire et lancer des balles de neige, laissons-le boire quand il aura soif; quil continue de sexercer après avoir bu, et nen craignons aucun accident. Que si par quelque autre exercice il se met en sueur et quil ait soif, quil boive froid, même en ce temps-là. Faites seulement en sorte de le mener au loin et à petits pas chercher son eau. Par le froid quon suppose, il sera suffisamment rafraîchi en arrivant pour la boire sans aucun danger. Surtout prenez ces précautions sans quil sen aperçoive. Jaimerais mieux quil fût quelquefois malade que sans cesse attentif à sa santé. [423:] Il faut un long sommeil aux enfants, parce quils font un extrême exercice. Lun sert de correctif à lautre; aussi voit-on quils ont besoin de tous deux. Le temps du repos est celui de la nuit, il est marqué par la nature. Cest une observation constante que le sommeil est plus tranquille et plus doux tandis que le soleil est sous lhorizon, et que lair échauffé de ses rayons ne maintient pas nos sens dans un si grand calme. Ainsi lhabitude la plus salutaire est certainement de se lever et de se coucher avec le soleil. Doù il suit que dans nos climats lhomme et tous les animaux ont en général besoin de dormir plus longtemps lhiver que lété. Mais la vie civile nest pas assez simple, assez naturelle, assez exempte de révolutions, daccidents, pour quon doive accoutumer lhomme à cette uniformité, au point de la lui rendre nécessaire. Sans doute il faut sassujettir aux règles; mais la première est de pouvoir les enfreindre sans risque quand la nécessité le veut. Nallez donc pas amollir indiscrètement votre élève dans la continuité dun paisible sommeil, qui ne soit jamais interrompu. Livrez-le dabord sans gêne à la loi de la nature; mais noubliez pas que parmi nous il doit être au-dessus de cette loi; quil doit pouvoir se coucher tard, se lever matin, être éveillé brusquement, passer les nuits debout, sans en être incommodé. En sy prenant assez tôt, en allant toujours doucement et par degrés, on forme le tempérament aux mêmes choses qui le détruisent quand on ly soumet déjà tout formé. [424:] Il importe de saccoutumer dabord à être mal couché; cest le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En général, la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables; la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus le sommeil que sur le duvet; les gens accoutumés à dormir sur des planches le trouvent partout: il ny a point de lit dur pour qui sendort en se couchant. [425:] Un lit mollet, où lon sensevelit dans la plume ou dans lédredon, fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les reins enveloppés trop chaudement séchauffent. De là résultent souvent la pierre ou dautres incommodités, et infailliblement une complexion délicate qui les nourrit toutes. [426:] Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur sommeil. Voilà celui que nous nous préparons Emile et moi pendant la journée. Nous navons pas besoin quon nous amène des esclaves de Perse pour faire nos lits; en labourant la terre nous remuons nos matelas. [427:] Je sais par expérience que quand un enfant est en santé, lon est maître de le aire dormir et veiller presque à volonté. Quand lenfant est couché, et que de son babil il ennuie sa bonne, elle lui dit: Dormez; cest comme si elle lui disait: Portez-vous bien! quand il est malade. Le vrai moyen de le faire dormir est de lennuyer lui-même. Parlez tant quil soit forcé de se taire, et bientôt il dormira: les sermons sont toujours bons à quelque chose; autant vaut le prêcher que le bercer; mais si vous employez le soir ce narcotique, gardez-vous de lemployer le jour. [428:] Jéveillerai quelquefois Emile, moins de peur quil ne prenne lhabitude de dormir trop longtemps que pour laccoutumer à tout, même à être éveillé brusquement. Au surplus, jaurais bien peu de talent pour mon emploi, Si je ne savais pas le forcer à séveiller de lui-même, et à se lever, pour ainsi dire, à ma volonté, sans que je lui dise un seul mot. [429:] Sil ne dort pas assez, je lui laisse entrevoir pour le lendemain une matinée ennuyeuse, et lui-même regardera comme autant de gagné tout ce quil en pourra laisser au sommeil; sil dort trop, je lui montre à son réveil un amusement de son goût. Veux-je quil séveille à point nommé, je lui dis: Demain à six heures on part pour la pêche, on se va promener à tel endroit; voulez-vous en être? Il consent, il me prie de léveiller: je promets, ou je ne promets point, selon le besoin; sil s'éveille trop tard, il me trouve parti. Il y aura du malheur si bientôt il napprend à séveiller de lui-même. [430:] Au reste, sil arrivait, ce qui est rare, que quelque enfant indolent eût du penchant à croupir dans la paresse, il ne faut point le livrer à ce penchant, dans lequel il sengourdirait tout à fait, mais lui administrer quelque stimulant qui léveille. On conçoit bien quil nest pas question de le faire agir par force, mais de lémouvoir par quelque appétit qui ly porte; et cet appétit, pris avec choix dans lordre de la nature, nous mène à la fois à deux fins. [431:] Je nimagine rien dont, avec un peu dadresse, on ne pût inspirer le goût, même la fureur, aux enfants, sans vanité, sans émulation, sans jalousie. Leur vivacité, leur esprit imitateur, suffisent; surtout leur gaieté naturelle, instrument dont la prise est sûre, et dont jamais précepteur ne sut slaviser. Dans tous les jeux où ils sont bien persuadés que ce nest que jeu, ils souffrent sans se plaindre, et même en riant, ce quils ne souffriraient jamais autrement sans verser des torrents de larmes. Les longs jeûnes, les coups, la brûlure, les fatigues de toute espèce, sont les amusements des jeunes sauvages; preuve que la douleur même a son assaisonnement qui peut en ôter lamertume; mais il nappartient pas à tous les maîtres de savoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous les disciples de le savourer sans grimace. Me voilà de nouveau, si je ny prends garde, égaré dans les exceptions. [432:] Ce qui nen souffre point est cependant lassujettissement de lhomme à la douleur, aux maux de son espèce, aux accidents, aux périls de la vie, enfin à la mort; plus on le familiarisera avec toutes ces idées, plus on le guérira de limportune sensibilité qui ajoute au mal limpatience de lendurer; plus on lapprivoisera avec les souffrances qui peuvent latteindre, plus on leur ôtera, comme eût dit Montaigne, la pointure de létrangeté; et plus aussi lon rendra son âme invulnérable et dure; son corps sera la cuirasse qui rebouchera tous les traits dont il pourrait être atteint au vif. Les approches mêmes de la mort nétant point la mort, à peine la sentira-t-il comme telle; il ne mourra pas, pour ainsi dire, il sera vivant ou mort, rien de plus. Cest de lui que le même Montaigne eût pu dire, comme il a dit dun roi de Maroc, que nul homme n a vécu si avant dans la mort. La constance et la fermeté sont, ainsi que les autres vertus, des apprentissages de lenfance; mais ce nest pas en apprenant leurs noms aux enfants quon les leur enseigne, cest en les leur faisant goûter, sans quils sachent ce que c'est. [433:] Mais, à propos de mourir, comment nous conduirons-nous avec notre élève relativement au danger de la petite vérole? La lui ferons-nous inoculer en bas âge, ou si nous attendrons quil la prenne naturellement? Le premier parti, plus conforme à notre pratique, garantit du péril lâge où la vie est la plus précieuse, au risque de celui où elle lest le moins, si toutefois on peut donner le nom de risque à linoculation bien administrée. [434:] Mais le second est plus dans nos principes généraux, de laisser faire en tout la nature dans les soins quelle aime à prendre seule, et quelle abandonne aussitôt que lhomme veut sen mêler. Lhomme de la nature est toujours préparé: laissons-le inoculer par ce maître, il choisira mieux le moment que nous. [435:] Nallez pas de là conclure que je blâme linoculation; car le raisonnement sur lequel jen exempte mon élève irait très mal aux vôtres. Votre éducation les prépare à ne point échapper à la petite vérole au moment quils en seront attaqués.; si vous la laissez venir au hasard, il est probable quils en périront. Je vois que dans les différents pays on résiste dautant plus à linoculation quelle y devient plus nécessaire; et la raison de cela se sent aisément. A peine aussi daignerai-je traiter cette question pour mon Emile. Il sera inoculé, ou il ne le sera pas, selon les temps, les lieux, les circonstances: cela est presque indifférent pour lui. Si on lui donne la petite vérole, on aura lavantage de prévoir et connaître son mal davance; cest quelque chose; mais sil la prend naturellement, nous laurons préservé du médecin, cest encore plus. [436:] Une éducation exclusive, qui tend seulement à distinguer du peuple ceux qui lont reçue, préfère toujours les instructions les plus coûteuses aux plus communes, et par cela même aux plus utiles. Ainsi les jeunes gens élevés avec soin apprennent tous à monter à cheval, parce quil en coûte beaucoup pour cela; mais presque aucun deux napprend à nager, parce quil nen coûte rien, et quun artisan peut savoir nager aussi bien que qui que ce soit. Cependant, sans avoir fait son académie, un voyageur monte à cheval, sy tient, et sen sert assez pour le besoin; mais, dans leau, si lon ne nage on se noie, et lon ne nage point sans lavoir appris. Enfin lon nest pas obligé de monter à cheval sous peine de la vie, au lieu que nul nest sûr déviter un danger auquel on est si souvent exposé. Emile sera dans leau comme sur la terre. Que ne peut-il vivre dans tous les éléments! Si lon pouvait apprendre à voler dans les airs, jen ferais un aigle; jen ferais une salamandre, si lon pouvait sendurcir au feu. [437:] On craint quun enfant ne se noie en apprenant à nager; quil se noie en apprenant ou pour navoir pas appris, ce sera toujours votre faute. Cest la seule vanité qui nous rend téméraires; on ne lest point quand on nest vu de personne: Emile ne le serait pas, quand il serait vu de tout lunivers. Comme lexercice ne dépend pas du risque, dans un canal du parc de son père il apprendrait à traverser lHellespont; mais il faut sapprivoiser au risque même, pour apprendre à ne sen pas troubler; cest une partie essentielle de lapprentissage dont je parlais tout à lheure. Au reste, attentif à mesurer le danger à ses forces et à le partager toujours avec lui, je naurai guère dimprudence à craindre, quand je réglerai le soin de sa conservation sur celui que je dois à la mienne. [438:] Un enfant est moins grand quun homme; il na ni sa force ni sa raison: mais il voit et entend aussi bien que lui, ou à très peu près; il a le goût aussi sensible, quoiquil lait moins délicat, et distingue aussi bien les odeurs, quoiquil ny mette pas la même sensualité. Les premières facultés qui se forment et se perfectionnent en nous sont les sens. Ce sont donc les premières quil faudrait cultiver; ce sont les seules quon oublie, ou celles quon néglige le plus. [439:] Exercer les sens nest pas seulement en faire usage, cest apprendre à bien juger par eux, cest apprendre, pour ainsi dire, à sentir; car nous ne savons ni toucher, ni voir, ni entendre, que comme nous avons appris. [440:] Il y a un exercice purement naturel et mécanique, qui sert à rendre le corps robuste sans donner aucune prise au jugement: nager, courir, sauter, fouetter un sabot, lancer des pierres; tout cela est fort bien; mais navons-nous que des bras et des jambes? navons-nous pas aussi des yeux, des oreilles? et ces organes sont-ils superflus à lusage des premiers? Nexercez donc pas seulement les forces, exercez tous les sens qui les dirigent; tirez de chacun deux tout le parti possible, puis vérifiez limpression de lun par lautre. Mesurez, comptez, pesez, comparez. Nemployez la force quaprès avoir estimé la résistance; faites toujours en sorte que lestimation de leffet précède lusage des moyens. Intéressez lenfant à ne jamais faire defforts insuffisants ou superflus. Si vous laccoutumez à prévoir ainsi leffet de tous ses mouvements, et à redresser ses erreurs par lexpérience, nest-il pas clair que plus il agira, plus il deviendra judicieux? [441:] Sagit-il débranler une masse; sil prend un levier trop long, il dépensera trop de mouvement; sil le prend trop court, il naura pas assez de force; lexpérience lui peut apprendre à choisir précisément le bâton quil lui faut. Cette sagesse nest donc pas au-dessus de son âge. Sagit-il de porter un fardeau; sil veut le prendre aussi pesant quil peut le porter et nen point essayer quil ne soulève, ne sera-t-il pas forcé den estimer le poids à la vue? Sait-il comparer des masses de même matière et de différentes grosseurs, quil choisisse entre des masses de même grosseur et de différentes matières; il faudra bien quil sapplique à comparer leurs poids spécifiques. Jai vu un jeune homme, très bien élevé, qui ne voulut croire quaprès lépreuve quun seau plein de gros copeaux de bois de chêne fût moins pesant que le même seau rempli deau. [442:] Nous ne sommes pas également maîtres de lusage de tous nos sens. Il y en a un, savoir, le toucher, dont laction nest jamais suspendue durant la veille; il a été répandu sur la surface entière de notre corps, comme une garde continuelle pour nous avertir de tout ce qui peut loffenser. Cest aussi celui dont, bon gré, mal gré, nous acquérons le plus tôt lexpérience par cet exercice continuel, et auquel, par conséquent, nous avons moins besoin de donner une culture particulière. Cependant nous observons que les aveugles ont le tact plus sûr et plus fin que nous, parce que, nétant pas guidés par la vue, ils sont forcés dapprendre à tirer uniquement du premier sens les jugements que nous fournit lautre. Pourquoi donc ne nous exerce-t-on pas à marcher comme eux dans lobscurité, à connaître les corps que nous pouvons atteindre, à juger des objets qui nous environnent, à faire, en un mot, de nuit et sans lumière, tout ce quils font de jour et sans yeux? Tant que le soleil luit, nous avons sur eux lavantage; dans les ténèbres, ils sont nos guides à leur tour. Nous sommes aveugles la moitié de la vie; avec la différence que les vrais aveugles savent toujours se conduire; et que nous nosons faire un pas au cur de la nuit. On a de la lumière, me dira-t-on. Eh quoi! toujours des machines! Qui vous répond quelles vous suivront partout au besoin? Pour moi, jaime mieux quEmile ait des yeux au bout de ses doigts que dans la boutique dun chandelier. [443:] Etes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit, frappez des mains; vous apercevrez, au résonnement du lieu, si lespace est grand ou petit, si vous êtes au milieu ou dans un coin. A demi pied dun mur, lair moins ambiant et plus réfléchi vous porte une autre sensation au visage. Restez en place, et tournez-vous successivement de tous les côtés; sil y a une porte ouverte, un léger courant dair vous lindiquera. Etes-vous dans un bateau, vous connaîtrez, à la manière dont lair vous frappera le visage, non seulement en quel sens vous allez, mais si le fil de la rivière vous entraîne lentement ou vite. Ces observations, et mille autres semblables, ne peuvent bien se faire que de nuit; quelque attention que nous voulions leur donner en plein jour, nous serons aidés ou distraits par la vue, elles nous échapperont. Cependant il ny a encore ici ni mains ni bâton. Que de connaissances oculaires on peut acquérir par le toucher même sans rien toucher du tout! [444:] Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis est plus important quil ne semble. La nuit effraye naturellement les hommes, et quelquefois les animaux. La raison, les connaissances, lesprit, le courage, délivrent peu de gens de ce tribut. Jai vu des raisonneurs, des esprits forts, des philosophes, des militaires intrépides en plein jour, trembler la nuit comme des femmes au bruit dune feuille darbre. On attribue cet effroi aux contes des nourrices; on se trompe: il a une cause naturelle. Quelle est cette cause? la même qui rend les sourds défiants et le peuple superstitieux, lignorance des choses qui nous environnent et de ce qui se passe autour de nous. Accoutumé dapercevoir de loin les objets et de prévoir leurs impressions davance, comment, ne voyant plus rien de ce qui mentoure, ny supposerais-je pas mille êtres, mille mouvements qui peuvent me nuire, et dont il mest impossible de me garantir? Jai beau savoir que je suis en sûreté dans le lieu où je me trouve, je ne le sais jamais aussi bien que si je le voyais actuellement: jai donc toujours un sujet de crainte que je navais pas en plein jour. Je sais, il est vrai, quun corps étranger ne peut guère agir sur le mien sans sannoncer par quelque bruit; aussi, combien jai sans cesse loreille alerte! Au moindre bruit dont je ne puis discerner la cause, lintérêt de ma conservation me fait dabord supposer tout ce qui doit le plus mengager à me tenir sur mes gardes, et par conséquent tout ce qui est le plus propre à meffrayer. [445:] Nentends-je absolument rien, je ne suis pas pour cela tranquille; car enfin sans bruit on peut encore me surprendre. Il faut que je suppose les choses telles quelles étaient auparavant, telles quelles doivent encore être, que je voie ce que je ne vois pas. Ainsi, forcé de mettre en jeu mon imagination, bientôt je nen suis plus le maître, et ce que jai fait pour me rassurer ne sert quà malarmer davantage. Si jentends du bruit, jentends des voleurs; si je nentends rien, je vois des fantômes; la vigilance que minspire le soin de me conserver ne me donne que sujets de crainte. Tout ce qui doit me rassurer nest que dans ma raison, linstinct plus fort me parle tout autrement quelle. A quoi bon penser quon na rien à craindre, puisque alors on na rien à faire? [446:] La cause du mal trouvée indique le remède. En toute chose lhabitude tue limagination; il ny a que les objets nouveaux qui la réveillent. Dans ceux que lon voit tous les jours, ce nest plus limagination qui agit, cest la mémoire; et voilà la raison de laxiome: Ah assujettis non fit passio, car ce nest quau feu de limagination que les passions sallument. Ne raisonnez donc pas avec celui que vous voulez guérir de lhorreur des ténèbres; menez-ly souvent, et soyez sûr que tous les arguments de la philosophie ne vaudront pas cet usage. La tête ne tourne point aux couvreurs sur les toits, et lon ne voit plus avoir peur dans lobscurité quiconque est accoutumé dy être. [447:] Voilà donc pour nos jeux de nuit un autre avantage ajouté au premier; mais pour que ces jeux réussissent, je ny puis trop recommander la gaieté. Rien nest si triste que les ténèbres; nallez pas enfermer votre enfant dans un cachot. Quil ri en entrant dans lobscurité; que le rire le reprenne avant quil en sorte; que, tandis quil y est, lidée des amusements quil quitte, et de ceux quil va retrouver, le défende des imaginations fantastiques qui pourraient ly venir chercher. [448:] Il est un terme de la vie au-delà duquel on rétrograde en avançant. Je sens que jai passé ce terme. Je recommence, pour ainsi dire, une autre carrière. Le vide de lâge mûr, qui sest fait sentir à moi, me retrace le doux temps du premier âge. En vieillissant, je redeviens enfant, et je me rappelle plus volontiers ce que jai fait à dix ans quà trente. Lecteurs, pardonnez-moi donc de tirer quelquefois mes exemples de moi-même; car, pour bien faire ce livre, il faut que je le fasse avec plaisir. [449:] Jétais à la campagne en pension chez un ministre appelé M. Lambercier. Javais pour camarade un cousin plus riche que moi, et quon traitait en héritier, tandis que, éloigné de mon père, je nétais quun pauvre orphelin. Mon grand cousin Bernard était singulièrement poltron, surtout la nuit. Je me moquai tant de sa frayeur, que M. Lambercier, ennuyé de mes vanteries, voulut mettre mon courage à lépreuve. Un soir dautomne, quil faisait très obscur, il me donna la clef du temple, et me dit daller chercher dans la chaire la Bible quon y avait laissée. Il ajouta, pour me piquer dhonneur, quelques mots qui me mirent dans limpuissance de reculer. [450:] Je partis sans lumière; si jen avais eu, çaurait peut-être été pis encore. Il fallait passer par le cimetière: je le traversai gaillardement; car, tant que je me sentais en plein air, je neus jamais de frayeurs nocturnes. [451:] En ouvrant la porte, jentendis à la voûte un certain retentissement que je crus ressembler à des voix, et qui commença débranler ma fermeté romaine. La porte ouverte, je voulus entrer; mais à peine eus-je fait quelques pas, que je marrêtai. En apercevant lobscurité profonde qui régnait dans ce vaste lieu, je fus saisi dune terreur qui me fit dresser les cheveux: je rétrograde, je sors, je me mets à fuir tout tremblant. Je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan, dont les caresses me rassurèrent. Honteux de ma frayeur, je revins sur mes pas, tâchant pourtant demmener avec moi Sultan, qui ne voulut pas me suivre. Je franchis brusquement la porte, jentre dans léglise. A peine y fus-je rentré, que la frayeur me reprit, mais si fortement, que je perdis la tête; et, quoique la chaire fût à droite, et que je le susse très bien, ayant tourné sans men apercevoir, je la cherchai longtemps à gauche, je membarrassai dans les bancs, je ne savais plus où jétais, et, ne pouvant trouver ni la chaire ni la porte, je tombai dans un bouleversement inexprimable. Enfin, japerçois la porte, je viens à bout de sortir du temple, et je men éloigne comme la première fois, bien résolu de ny jamais rentrer seul quen plein jour. [452:] Je reviens jusquà la maison. Prêt à entrer, je distingue la voix de M. Lambercier à de grands éclats de rire. Je les prends pour moi davance, et, confus de my voir exposé, jhésite à ouvrir la porte. Dans cet intervalle, jentends Mlle Lambercier sinquiéter de moi, dire à la servante de prendre la lanterne, et M. Lambercier se disposer à me venir chercher, escorté de mon intrépide cousin, auquel ensuite on naurait pas manqué de faire tout lhonneur de lexpédition. A linstant toutes mes frayeurs cessent, et ne me laissent que celle dêtre surpris dans ma fuite: je cours, je vole au temple; sans mégarer, sans tâtonner, jarrive à la chaire; jy monte, je prends la Rible, je mélance en bas; dans trois sauts je suis hors du temple, dont joubliai même de fermer la porte; jentre dans la chambre, hors dhaleine, je jette la Bible sur la table, effaré, mais palpitant daise davoir prévenu le secours qui métait destiné. [453:] On me demandera si je donne ce trait pour un modèle à suivre, et pour un exemple de la gaieté que jexige dans ces sortes dexercices. Non; mais je le donne pour preuve que rien nest plus capable de rassurer quiconque est effrayé des ombres de la nuit, que dentendre dans une chambre voisine une compagnie assemblée rire et causer tranquillement. Je voudrais quau lieu de samuser ainsi seul avec son élève, on rassemblât les soirs beaucoup denfants de bonne humeur; quon ne les envoyât pas dabord séparément, mais plusieurs ensemble, et quon nen hasardât aucun parfaitement seul, quon ne se fût bien assuré davance quil n'en serait pas trop effrayé. [454:] Je nimagine rien de si plaisant et de si utile que de pareils jeux, pour peu quon voulût user dadresse à les ordonner. Je ferais dans une grande salle une espèce de labyrinthe avec des tables, des fauteuils, des chaises, des paravents. Dans les inextricables tortuosités de ce labyrinthe jarrangerais, au milieu de huit ou dix boîtes dattrapes, une autre boîte presque semblable, bien garnie de bonbons; je désignerais en termes clairs, mais succincts, le lieu précis où se trouve la bonne boîte; je donnerais le renseignement suffisant pour la distinguer àdes gens plus attentifs et moins étourdis que des enfants, puis, après avoir fait tirer au sort les petits concurrents, je les enverrais tous lun après lautre, jusquà ce que la bonne boîte fût trouvée: ce que jaurais soin de rendre difficile à proportion de leur habileté. [455:] Figurez-vous un petit Hercule arrivant une boîte à la main, tout fier de son expédition. La boîte se met sur la table, on louvre en cérémonie. Jentends dici les éclats de rire, les huées de la bande joyeuse, quand, au lieu des confitures quon attendait, on trouve, bien proprement arrangés sur de la mousse ou sur du coton, un hanneton, un escargot, du charbon, du gland, un navet, ou quelque autre pareille denrée. Dautres fois, dans une pièce nouvellement blanchie, on suspendra près du mur quelque jouet, quelque petit meuble quil sagira daller chercher sans toucher au mur. A peine celui qui lapportera sera-t-il rentré, que, pour peu quil ait manqué à la condition, le bout de son chapeau blanchi, le bout de ses souliers, la basque de son habit, sa manche trahiront sa maladresse. En voilà bien assez, trop peut-être, pour faire entendre lesprit de ces sortes de jeux. Sil faut tout vous dire, ne me lisez point. [456:] Quels avantages un homme ainsi élevé naura-t-il pas la nuit sur les autres hommes? Ses pieds accoutumés à saffermir dans les ténèbres, ses mains exercées à sappliquer aisément à tous les corps environnants, le conduiront sans peine dans la plus épaisse obscurité. Son imagination, pleine des jeux nocturnes de sa jeunesse, se tournera difficilement sur des objets effrayants. Sil croit entendre des éclats de rire, au lieu de ceux des esprits follets, ce seront ceux de ses anciens camarades; sil se peint une assemblée, ce ne sera point pour lui le sabbat, mais la chambre de son gouverneur. La nuit, ne lui rappelant que des idées gaies, ne lui sera jamais affreuse; au lieu de la craindre, il laimera. Sagit-il dune expédition militaire, il sera prêt à toute heure, aussi bien seul quavec sa troupe. Il entrera dans le camp de Saul, il le parcourra sans ségarer, il ira jusquà la tente du roi sans éveiller personne, il sen retournera sans être aperçu. Faut-il enlever les chevaux de Rhésus, adressez-vous à lui sans crainte. Parmi les gens autrement élevés, vous trouverez difficilement un Ulysse. [457:] Jai vu des gens vouloir, par des surprises, accoutumer les enfants à ne seffrayer de rien la nuit. Cette méthode est très mauvaise; elle produit un effet tout contraire à celui quon cherche, et ne sert quà les rendre toujours plus craintifs. Ni la raison ni lhabitude ne peuvent rassurer sur lidée dun danger présent dont on ne peut connaître le degré ni lespèce, ni sur la crainte des surprises quon a souvent éprouvées. Cependant, comment sassurer de tenir toujours votre élève exempt de pareils accidents? Voici le meilleur avis, ce me semble, dont on puisse le prévenir là-dessus. Vous êtes alors, dirais-je à mon Emile, dans le cas dune juste défense; car lagresseur ne vous laisse pas juger sil veut vous faire mal ou peur, et, comme il a pris ses avantages, la fuite même nest pas un refuge pour vous. Saisissez donc hardiment celui qui vous surprend de nuit, homme ou bête, il nimporte; serrez-le, empoignez-le de toute votre force; sil se débat, frappez, ne marchandez point les coups; et, quoi quil puisse dire ou faire, ne lâchez jamais prise que vous ne sachiez bien ce que cest. Léclaircissement vous apprendra probablement quil ny avait pas beaucoup à craindre, et cette manière de traiter les plaisants doit naturellement les rebuter dy revenir. [458:] Quoique le toucher soit de tous nos sens celui dont nous avons le plus continuel exercice, ses jugements restent pourtant, comme je lai dit, imparfaits et grossiers plus que ceux daucun autre, parce que nous mêlons continuellement à son usage celui de la vue, et que, lil atteignant à lobjet plus tôt que la main, lesprit juge presque toujours sans elle. En revanche, les jugements du tact sont les plus sûrs, précisément parce quils sont les plus bornés; car, ne sétendant quaussi loin que nos mains peuvent atteindre, ils rectifient létourderie des autres sens, qui sélancent au loin sur des objets quils aperçoivent à peine, au lieu que tout ce quaperçoit le toucher, il laperçoit bien. Ajoutez que, joignant, quand il nous plaît, la force des muscles à laction des nerfs, nous unissons, par une sensation simultanée, au jugement de la température, des grandeurs, des figures, le jugement du poids et de la solidité. Ainsi le toucher, étant de tous les sens celui qui nous instruit le mieux de limpression que les corps étrangers peuvent faire sur le nôtre, est celui dont lusage est le plus fréquent, et nous donne le plus immédiatement la connaissance nécessaire à notre conservation. [459:] Comme le toucher exercé supplée à la vue, pourquoi ne pourrait-il pas aussi suppléer à louïe jusquà certain point, puisque les sons excitent dans les corps sonores des ébranlements sensibles au tact? En posant une main sur le corps dun violoncelle, on peut, sans le secours des yeux ni des oreilles, distinguer, à la seule manière dont le bois vibre et frémit, si le son quil rend est grave ou aigu, sil est tiré de la chanterelle ou du bourdon. Quon exerce le sens à ces différences, je ne doute pas quavec le temps on ny pût devenir sensible au point dentendre un air entier par les doigts. Or, ceci supposé, il est clair quon pourrait aisément parler aux sourds en musique; car les tons et les temps, nétant pas moins susceptibles de combinaisons régulières que les articulations et les voix, peuvent être pris de même pour les éléments du discours. [460:] Il y a des exercices qui émoussent le sens du toucher et le rendent plus obtus; dautres, au contraire, laiguisent et le rendent plus délicat et plus fin. Les premiers, joignant beaucoup de mouvement et de force à la continuelle impression des corps durs, rendent la peau rude, calleuse, et lui ôtent le sentiment naturel; les seconds sont ceux qui varient ce même sentiment par un tact léger et fréquent, en sorte que lesprit, attentif à des impressions incessamment répétées, acquiert la facilité de juger toutes leurs modifications. Cette différence est sensible dans lusage des instruments de musique: le toucher dur et meurtrissant du violoncelle, de la contrebasse, du violon même, en rendant les doigts plus flexibles, racornit leurs extrémités. Le toucher lisse et poli du clavecin les rend aussi flexibles et plus sensibles en même temps. En ceci donc le clavecin est à préférer. [461:] Il importe que la peau sendurcisse aux impressions de lair et puisse braver ses altérations; car cest elle qui défend tout le reste. A cela près, je ne voudrais pas que la mam, trop servilement appliquée aux mêmes travaux, vînt à sendurcir, ni que sa peau devenue presque osseuse perdît ce sentiment exquis qui donne à connaître quels sont les corps sur lesquels on la passe, et, selon lespèce de contact, nous fait quelquefois, dans lobscurité, frissonner en diverses manières. [462:] Pourquoi faut-il que mon élève soit forcé davoir toujours sous ses pieds une peau de buf? Quel mal y aurait-il que la sienne propre pût au besoin lui servir de semelle? Il est clair quen cette partie la délicatesse de la peau ne peut jamais être utile à rien, et peut souvent beaucoup nuire. Eveillés à minuit au cur de lhiver par lennemi dans leur ville, les Genevois trouvèrent plus tôt leurs fusils que leurs souliers. Si nul deux navait su marcher nu-pieds, qui sait si Genève neût point été prise? [463:] Armons toujours lhomme contre les accidents imprévus. QuEmile coure les matins à pieds nus, en toute saison, par la chambre, par lescalier, par le jardin; loin de len gronder, je limiterai; seulement jaurai soin décarter le verre. Je parlerai bientôt des travaux et des jeux manuels. Du reste, quil apprenne à faire tous les pas qui favorisent les évolutions du corps, à prendre dans toutes les attitudes une position aisée et solide; quil sache sauter en éloignement, en hauteur, grimper sur un arbre, franchir un mur; quil trouve toujours son équilibre; que tous ses mouvements, ses gestes soient ordonnés selon les lois de la pondération, longtemps avant que la statique se mêle de les lui expliquer. A la manière dont son pied pose à terre et son corps porte sur sa jambe, il doit sentir sil est bien ou mal. Une assiette assurée a toujours de la grâce, et les postures les plus fermes sont aussi les plus élégantes. Si jétais maître à danser, je ne ferais pas toutes les singeries de Marcel, bonnes pour le pays où il les fait; mais, au lieu doccuper éternellement mon élève à des gambades, je le mènerais au pied dun rocher; là, je lui montrerais quelle attitude il faut prendre, comment il faut porter le corps et la tête, quel mouvement il faut faire, de quelle manière il faut poser, tantôt le pied, tantôt la main, pour suivre légèrement les sentiers escarpés, raboteux et rudes, et sélancer de pointe en pointe tant en montant quen descendant. Jen ferais lémule dun chevreuil plutôt quun danseur de lOpéra. [464:] Autant le toucher concentre ses opérations autour de lhomme, autant la vue étend les siennes au-delà de lui; cest là ce qui rend cellesci trompeuses: dun coup dil un homme embrasse la moitié de son horizon. Dans cette multitude de sensations simultanées et de jugements quelles excitent, comment ne se tromper sur aucun? Ainsi la vue est de tous nos sens le plus fautif, précisément parce quil est le plus étendu, et que, précédant de bien loin tous les autres, ses opérations sont trop promptes et trop vastes pour pouvoir être rectifiées par eux. Il y a plus, les illusions mêmes de la perspective nous sont nécessaires pour parvenir à connaître létendue et à comparer ses parties. Sans les fausses apparences, nous ne verrions rien dans léloignement; sans les gradations de grandeur et de lumière, nous ne pourrions estimer aucune distance, ou plutôt, il ny en aurait point pour nous. Si de deux arbres égaux celui qui est à cent pas de nous nous paraissait aussi grand et aussi distinct que celui qui est à dix, nous les placerions à côté lun de lautre. Si nous apercevions toutes les dimensions des objets sous leur véritable mesure, nous ne verrions aucun espace, et tout nous paraîtrait sur notre il. [465:] Le sens de la vue na, pour juger la grandeur des objets et leur distance, quune même mesure, savoir, louverture de langle quils font dans notre il; et comme cette ouverture est un effet simple dune cause composée, le jugement quil excite en nous laisse chaque cause particulière indéterminée, ou devient nécessairement fautif. Car, comment distinguer à la simple vue si langle sous lequel je vois un objet plus petit quun autre est tel parce que ce premier objet est en effet plus petit, ou parce quil est plus éloigné? [466:] Il faut donc suivre ici une méthode contraire à la précédente; au lieu de simplifier la sensation, la doubler, la vérifier toujours par une autre, assujettir lorgane visuel à lorgane tactile, et réprimer, pour ainsi dire, limpétuosité du premier sens par la marche pesante et réglée du second. Faute de nous asservir à cette pratique, nos mesures par estimation sont très inexactes. Nous navons nulle précision dans le coup dil pour juger les hauteurs, les longueurs, les profondeurs, les distances; et la preuve que ce nest pas tant la faute du sens que de son usage, cest que les ingénieurs, les arpenteurs, les architectes, les maçons, les peintres ont en général le coup dil beaucoup plus sûr que nous, et apprécient les mesures de létendue avec plus de justesse; parce que leur métier leur donnant en ceci lexpérience que nous négligeons dacquérir, ils ôtent léquivoque de langle par les apparences qui laccompagnent, et qui déterminent plus exactement à leurs yeux le rapport des deux causes de cet angle. [467:] Tout ce qui donne du mouvement au corps sans le contraindre est toujours facile à obtenir des enfants. Il y a mille moyens de les intéresser à mesurer, à connaître, à estimer les distances. Voilà un cerisier fort haut, comment ferons-nous pour cueillir des cerises? Léchelle de la grange est-elle bonne pour cela? Voilà un ruisseau fort large, comment le traverserons-nous? une des planches de la cour posera-t-elle sur les deux bords? Nous voudrions, de nos fenêtres, pêcher dans les fossés du château; combien de brasses doit avoir notre ligne? Je voudrais faire une balançoire entre ces deux arbres; une corde de deux toises nous suffira-t-elle? On me dit que dans lautre maison notre chambre aura vingt-cinq pieds carrés; croyez-vous quelle nous convienne? sera-t-elle plus grande que celle-ci? Nous avons grand-faim; voilà deux villages; auquel des deux serons-nous plus tôt pour dîner? etc. [468:] Il sagissait dexercer à la course un enfant indolent et paresseux, qui ne se portait pas de lui-même à cet exercice ni à aucun autre, quoiquon le destinât à létat militaire; il sétait persuadé, je ne sais comment, quun homme de son rang ne devait rien faire ni rien savoir, et que sa noblesse devait lui tenir lieu de bras, de jambes, ainsi que de toute espèce de mérite. A faire dun tel gentilhomme un Achille au pied léger, ladresse de Chiron même eût eu peine à suffire. La difficulté était dautant plus grande que je ne voulais lui prescrire absolument rien; javais banni de mes droits les exhortations, les promesses, les menaces, lémulation, le désir de briller; comment lui donner celui de courir sans lui rien dire? Courir moi-même eût été un moyen peu sûr et sujet inconvénient. Dailleurs il sagissait encore de tirer de cet exercice quelque objet dinstruction pour lui, afin daccoutumer les opérations de la machine et celles du jugement à marcher toujours de concert. Voici comment je my pris: moi, cest-à-dire celui qui parle dans cet exemple. [469:] En mallant promener avec lui les après-midi, je mettais quelquefois dans ma poche deux gâteaux dune espèce quil aimait beaucoup; nous en mangions chacun un à la promenade, et nous revenions fort contents. Un jour il saperçut que javais trois gâteaux; il en aurait pu manger six sans s'incommoder; il dépêche promptement le sien pour me demander le troisième. Non, lui dise: je le mangerais fort bien moi-même, ou nous le partagerions; mais jaime mieux le voir disputer à la course par ces deux petits garçons que voilà. Je les appelai, je leur montrai le gâteau et leur proposai la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Le gâteau fut posé sur une grande pierre qui servit de but; la carrière fut marquée: nous allâmes nous asseoir; au signal donné, les petits garçons partirent; le victorieux se saisit du gâteau, et le mangea sans miséricorde aux yeux des spectateurs et du vaincu. [470:] Cet amusement valait mieux que le gâteau; mais il ne prit pas dabord et ne produisit rien. Je ne me rebutai ni ne me pressai: linstruction des enfants est un métier où il faut savoir perdre du temps pour en gagner. Nous continuâmes nos promenades; souvent on prenait trois gâteaux, quelquefois quatre, et de temps à autre il y en avait un, même deux pour les coureurs. Si le prix n était pas grand, ceux qui le disputaient n étaient pas ambitieux: celui qui le remportait était loué, fêté; tout se faisait avec appareil. Pour donner lieu aux révolutions et augmenter lintérêt, je marquais la carrière plus longue, jy souffrais plusieurs concurrents. A peine étaient-ils dans la lice, que tous les passants sarrêtaient pour les voir; les acclamations, les cris, les battements de mains les animaient; je voyais quelquefois mon petit bonhomme tressaillir, se lever, sécrier quand lun était près datteindre ou de passer lautre; cétaient pour lui les jeux olympiques. [471:] Cependant les concurrents usaient quelquefois de supercherie; ils se retenaient mutuellement, ou se faisaient tomber, ou poussaient des cailloux au passage lun de lautre. Cela me fournit un sujet de les séparer, et de les faire partir de différents termes, quoique également éloignés du but: on verra bientôt la raison de cette prévoyance; car je dois traiter cette importante affaire dans un grand détail. [472:] Ennuyé de voir toujours manger sous ses yeux des gâteaux qui lui faisaient grande envie, monsieur le chevalier savisa de soupçonner enfin que bien courir pouvait être bon à quelque chose et voyant quil avait aussi deux jambes, il commença de sessayer en secret. Je me gardai den rien voir; mais je compris que mon stratagème avait réussi. Quand il se crut assez fort, et je lus avant lui dans sa pensée, il affecta de mimportuner pour avoir le gâteau restant. Je le refuse, il sobstine, et dun air dépité il me dit à la fin: Eh bien! mettez-le sur la pierre, marquez le champ, et nous verrons. Bon! lui dis-je en riant, est-ce quun chevalier sait courir? Vous gagnerez plus dappétit, et non de quoi le satisfaire. Piqué de ma raillerie, il sévertue, et remporte le prix dautant plus aisément, que javais fait la lice très courte et pris soin décarter le meilleur coureur. On conçoit comment, ce premier pas étant fait, il me fut aisé de le tenir en haleine. Bientôt il prit un tel goût à cet exercice, que, sans faveur, il était presque sûr de vaincre mes polissons à la course, quelque longue que fût la carrière. [473:] Cet avantage obtenu en produisit un autre auquel je navais pas songé. Quand il remportait rarement le prix, il le mangeait presque toujours seul, ainsi que faisaient ses concurrents; mais en saccoutumant à la victoire, il devint généreux et partageait souvent avec les vaincus. Cela me fournit à moi-même une observation morale, et jappris par là quel était le vrai principe de la générosité. [474:] En continuant avec lui de marquer en différents lieux les termes doù chacun devait partir à la fois, je fis, sans quil sen aperçût, les distances inégales, de sorte que lun, ayant à faire plus de chemin que lautre pour arriver au même but, avait un désavantage visible; mais, quoique je laissasse le choix à mon disciple, il ne savait pas sen prévaloir. Sans sembarrasser de la distance, il préférait toujours le plus beau chemin; de sorte que, prévoyant aisément son choix, jétais à peu près le maître de lui faire perdre ou gagner le gâteau à ma volonté; et cette adresse avait aussi son usage à plus dune fin. Cependant, comme mon dessein était quil saperçût de la différence, je tâchais de la lui rendre sensible; mais, quoique indolent dans le calme, il était si vif dans ses jeux, et se défiait si peu de moi, que j eus toutes les peines du monde à lui faire apercevoir que je le trichais. Enfin jen vins à bout malgré son étourderie; il men fit des reproches. Je lui dis: De quoi vous plaignez-vous? dans un don que je veux bien faire, ne suis-je pas maître de mes conditions? Qui vous force à courir? vous ai-je promis de faire les lices égales? navez-vous pas le choix? Prenez la plus courte, on ne vous en empêche point. Comment ne voyez-vous pas que cest vous que je favorise, et que linégalité dont vous murmurez est tout à votre avantage si vous savez vous en prévaloir? Cela était clair; il le comprit, et, pour choisir, il fallut y regarder de plus près. Dabord on voulut compter les pas; mais la mesure des pas dun enfant est lente et fautive; de plus, je mavisai de multiplier les courses dans un même jour; et alors, lamusement devenant une espèce de passion, lon avait regret de perdre à mesurer les lices le temps destiné àles parcourir. La vivacité de lenfance saccommode mal de ces lenteurs; on sexerça donc à mieux voir, à mieux estimer une distance à la vue. Alors jeus peu de peine à étendre et nourrir ce goût. Enfin, quelques mois dépreuves et derreurs corrigées lui formèrent tellement le compas visuel, que, quand je lui mettais par la pensée un gâteau sur quelque objet éloigné, il avait le coup dil presque aussi sûr que la chaîne dun arpenteur. [475:] Comme la vue est de tous les sens celui dont on peut le moins séparer les jugements de lesprit, il faut beaucoup de temps pour apprendre à voir; il faut avoir longtemps comparé la vue au toucher pour accoutumer le premier de ces deux sens à nous faire un rapport fidèle des figures et des distances; sans le toucher, sans le mouvement progressif, les yeux du monde les plus perçants ne sauraient nous donner aucune idée de létendue. Lunivers entier ne doit être quun point pour une huître; il ne lui paraîtrait rien de plus quand même une âme humaine informerait cette huître. Ce nest quà force de marcher, de palper, de nombrer, de mesurer les dimensions, quon apprend à les estimer; mais aussi, si lon mesurait toujours, le sens, se reposant sur linstrument, nacquerrait aucune justesse. Il ne faut pas non plus que lenfant passe tout dun coup de la mesure à lestimation; il faut dabord que, continuant à comparer par parties ce quil ne saurait comparer tout dun coup, à des aliquotes précises il substitue des aliquotes par appréciation, et quau lieu dappliquer toujours avec la main la mesure, il saccoutume à lappliquer seulement avec les yeux. Je voudrais pourtant quon vérifiât ses premières opérations par des mesures réelles, afin quil corrigeât ses erreurs, et que, sil reste dans le sens quelque fausse apparence, il apprît à ra rectifier par un meilleur jugement. On a des mesures naturelles qui sont à peu près les mêmes en tous lieux: les pas dun homme, létendue de ses bras, sa stature. Quand lenfant estime la hauteur dun étage, son gouverneur peut lui servir de toise: sil estime la hauteur dun clocher, quil le toise avec les maisons; sil veut savoir les lieues de chemin, quil compte les heures de marche; et surtout quon ne fasse rien de tout cela pour lui, mais quil le fasse lui-même. [476:] On ne saurait apprendre à bien juger de létendue et de la grandeur des corps, quon napprenne à connaître aussi leurs figures et même à les imiter; car au fond cette imitation ne tient absolument quaux lois de la perspective; et lon ne peut estimer létendue sur ses apparences, quon nait quelque sentiment de ces lois. Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner: je voudrais que le mien cultivât cet art, non précisément pour lart même, mais pour se rendre lil juste et la main flexible; et, en général, il importe fort peu quil sache tel ou tel exercice, pourvu quil acquière la perspicacité du sens et la bonne habitude du corps quon gagne par cet exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maître à dessiner, qui ne lui donnerait à imiter que des imitations, et ne le ferait dessiner que sur des dessins: je veux quil nait dautre maître que la nature, ni dautre modèle que les objets. Je veux quil ait sous les yeux loriginal même et non pas le papier qui le représente, quil crayonne une maison sur une maison, un arbre sur un arbre, un homme sur un homme, afin quil saccoutume à bien observer les corps et leurs apparences, et non pas à prendre des imitations fausses et conventionnelles pour de véritables imitations. Je le détournerai même de rien tracer de mémoire en labsence des objets, jusquà ce que, par des observations fréquentes, leurs figures exactes simpriment bien dans son imagination; de peur que, substituant à la vérité des choses des figures bizarres et fantastiques, il ne perde la connaissance des proportions et le goût des beautés de la nature. [477:] Je sais bien que de cette manière il barbouillera longtemps sans rien faire de reconnaissable, quil prendra tard lélégance des contours et le trait léger des dessinateurs, peut-être jamais le discernement des effets pittoresques et le bon goût du dessin; en revanche, il contractera certainement un coup dil plus juste, une main plus sûre, la connaissance des vrais rapports de grandeur et de figure qui sont entre les animaux, les plantes, les corps naturels, et une plus prompte expérience du jeu de la perspective. Voilà précisément ce que jai voulu faire, et mon intention nest pas tant quil sache imiter les objets que les connaître; jaime mieux quil me montre une plante dacanthe, et quil trace moins bien le feuillage dun chapiteau. [478:] Au reste, dans cet exercice, ainsi que dans tous les autres, je ne prétends pas que mon élève en ait seul lamusement. Je veux le lui rendre plus agréable encore en le partageant sans cesse avec lui. Je ne veux point quil ait dautre émule que moi, mais je serai son émule sans relâche et sans risque; cela mettra de lintérêt dans ses occupations, sans causer de jalousie entre nous. Je prendrai le crayon à son exemple; je lemploierai dabord aussi maladroitement que lui. Je serais un Appelle, que je ne me trouverai quun barbouilleur. Je commencerai par tracer un homme comme les laquais les tracent contre les murs; une barre pour chaque bras, une barre pour chaque jambe, et des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps après nous nous apercevrons lun ou lautre de cette disproportion; nous remarquerons quune jambe a de lépaisseur, que cette épaisseur nest pas partout la même; que le bras a sa longueur déterminée par rapport au corps, etc. Dans ce progrès, je marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le devancerai de si peu, quil lui sera toujours aisé de matteindre, et souvent de me surpasser. Nous aurons des couleurs, des pinceaux; nous tâcherons dimiter le coloris des objets et toute leur apparence aussi bien que leur figure. Nous enluminerons, nous peindrons, nous barbouillerons; mais, dans tous nos barbouillages, nous ne cesserons dépier la nature; nous ne ferons jamais rien que sous les yeux du maître. [479:] Nous étions en peine dornements pour notre chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos dessins; je les fais couvrir de beaux verres, afin quon ny touche plus, et que, les voyant rester dans létat où nous les avons nus, chacun ait intérêt de ne pas négliger les siens. Je les arrange par ordre autour de la chambre, chaque dessin répété vingt, trente fois, et montrant à chaque exemplaire le progrès de lauteur, depuis le moment où la maison nest quun carré presque informe, jusquà celui où sa façade, son profil, ses proportions, ses ombres, sont dans la plus exacte vérité. Ces gradations ne peuvent manquer de nous offrir sans cesse des tableaux intéressants pour nous, curieux pour dautres, et dexciter toujours plus notre émulation. Aux premiers, aux plus grossiers de ces dessins, je mets des cadres bien brillants, bien dorés, qui les rehaussent; mais quand limitation devient plus exacte et que le dessin est véritablement bon, alors je ne lui donne plus quun cadre noir très simple; il na plus besoin dautre ornement que lui-même, et ce serait dommage que la bordure partageât lattention que mérite lobjet. Ainsi chacun de nous aspire à lhonneur du cadre uni; et quand lun veut dédaigner un dessin de lautre, il le condamne au cadre doré. Quelque jour, peut-être, ces cadres dorés passeront entre nous en proverbe, et nous admirerons combien dhommes se rendent justice en se faisant encadrer ainsi. [480:] Jai dit que la géométrie nétait pas à la portée des enfants; mais cest notre faute. Nous ne sentons pas que leur méthode nest point la nôtre, et que ce qui devient pour nous lart de raisonner ne doit être pour eux que lart de voir. Au lieu de leur donner notre méthode, nous ferions mieux de prendre la leur; car notre manière dapprendre la géométrie est bien autant une affaire dimagination que de raisonnement. Quand la proposition est énoncée, il faut en imaginer la démonstration, cest-à-dire trouver de quelle proposition déjà sue celle-là doit être une conséquence, et, de toutes les conséquences quon peut tirer de cette même proposition, choisir précisément celle dont il sagit. [481:] De cette manière, le raisonneur le plus exact, sil nest pas inventif, doit rester court. Aussi quarrive-t-il de là? Quau lieu de nous faire trouver les démonstrations, on nous les dicte; quau lieu de nous apprendre à raisonner, le maître raisonne pour nous et n exerce que notre mémoire. [482:] Faites des figures exactes, combinez-les, posez-les lune sur lautre, examinez leurs rapports; vous trouverez toute la géométrie élémentaire en marchant dobservation en observation, sans quil soit question ni de définitions, ni de problèmes, ni daucune autre forme démonstrative que la simple superposition. Pour moi, je ne prétends point apprendre la géométrie à Emile, cest lui qui me lapprendra, je chercherai les rapports, et il les trouvera; car je les chercherai de manière à les lui faire trouver. Par exemple, au lieu de me servir dun compas pour tracer un cercle, je le tracerai avec une pointe au bout dun fil tournant sur un pivot. Après cela, quand je voudrai comparer les rayons entre eux, Emile se moquera de moi, et il me fera comprendre que le même fils toujours tendu ne peut avoir tracé des distances inégales. [483:] Si je veux mesurer un angle de soixante degrés, je décris du sommet de cet angle, non pas un arc, mais un cercle entier; car avec les enfants il ne faut jamais rien sous-entendre. Je trouve que la portion du cercle comprise entre les deux côtés de langle est la sixième partie du cercle. Après cela je décris du même sommet un autre plus grand cercle, et je trouve que ce second arc est encore la sixième partie de son cercle. Je décris un troisième cercle concentrique sur lequel je fais la même épreuve; et je la continue sur de nouveaux cercles, jusquà ce quEmile, choqué de ma stupidité, mavertisse que chaque arc, grand ou petit, compris par le même angle, sera toujours la sixième partie de son cercle, etc. Nous voilà tout à lheure à lusage du rapporteur. [484:] Pour prouver que les angles de suite sont égaux à deux droits, on décrit un cercle; moi, tout au contraire, je fais en sorte quEmile remarque cela premièrement dans le cercle, et puis je lui dis: Si lon ôtait le cercle et les lignes droites, les angles auraient-ils changé de grandeur, etc. [485:] On néglige la justesse des figures, on la suppose, et lon sattache à la démonstration. Entre nous, au contraire, il ne sera jamais question de démonstration; notre plus importante affaire sera de tirer des lignes bien droites, bien justes, bien égales; de faire un carré bien parfait, de tracer un cercle bien rond. Pour vérifier la justesse de la figure, nous lexaminerons par toutes ses propriétés sensibles; et cela nous donnera occasion den découvrir chaque jour de nouvelles. Nous plierons par le diamètre les deux demi-cercles; par la diagonale, les deux moitiés du carré; nous comparerons nos deux figures pour voir celle dont les bords conviennent le plus exactement, et par conséquent la mieux faite; nous disputerons si cette égalité de partage doit avoir toujours lieu dans les parallélogrammes, dans les trapèzes, etc. On essayera quelquefois de prévoir le succès de lexpérience avant de la faire; on tâchera de trouver des raisons, etc. [486:] La géométrie nest pour mon élève que lart de se bien servir de la règle et du compas; il ne doit point la confondre avec le dessin, où il nemploiera ni lun ni lautre de ces instruments. La règle et le compas seront enfermés sous la clef, et lon ne lui en accordera que rarement lusage et pour peu de temps, afin quil ne saccoutume pas à barbouiller; mais nous pourrons quelquefois porter nos figures à la promenade, et causer de ce que nous aurons fait ou de ce que nous voudrons faire. [487:] Je noublierai jamais davoir vu à Turin un jeune homme à qui, dans son enfance, on avait appris les rapports des contours et des surfaces en lui donnant chaque jour à choisir dans toutes les figures géométriques des gaufres isopérimètres. Le petit gourmand avait épuisé lart dArchimède pour trouver dans laquelle il y avait le plus à manger. [488:] Quand un enfant joue au volant, il sexerce lil et le bras à la justesse; quand il fouette un sabot, il accroît sa force en sen servant, mais sans rien apprendre. Jai demandé quelquefois pourquoi lon noffrait pas aux enfants les mêmes jeux dadresse quont les hommes: la paume, le mail, le billard, larc, le ballon, les instruments de musique. On ma répondu que quelques-uns de ces jeux étaient au-dessus de leurs forces, et que leurs membres et leurs organes nétaient pas assez formés pour les autres. Je trouve ces raisons mauvaises: un enfant na pas la taille dun homme, et ne laisse pas de porter un habit fait comme le sien. Je nentends pas quil joue avec nos masses sur un billard haut de trois pieds; je nentends pas quil aille peloter dans nos tripots, ni quon charge sa petite main dune raquette de paumier; mais quil joue dans une salle dont on aura garanti les fenêtres; quil ne se serve dabord que de balles molles; que ses premières raquettes soient de bois, puis de parchemin, et enfin de corde à boyau bandée à proportion de son progrès. Vous préférez le volant, parce quil fatigue moins et quil est sans danger. Vous avez tort par ces deux raisons. Le volant est un jeu de femmes; mais il ny en a pas une que ne fit fuir une balle en mouvement. Leurs blanches peaux ne doivent pas sendurcir aux meurtrissures, et ce ne sont pas des contusions quattendent leurs visages. Mais nous, faits pour être vigoureux, croyons-nous le devenir sans peine? et de quelle défense serons-nous capables, si nous ne sommes jamais attaqués? On joue toujours lâchement les jeux où lon peut être maladroit sans risque: un volant qui tombe ne fait de mal à personne; mais rien ne dégourdit les bras comme davoir à couvrir la tête, rien ne rend le coup dil si juste que davoir à garantir les yeux. Sélancer du bout dune salle à lautre, juger le bond dune balle encore en lair, la renvoyer dune main forte et sûre; de tels jeux conviennent moins à lhomme quils ne servent à le former. [489:] Les fibres dun enfant, dit-on, sont trop molles! Elles ont moins de ressort, mais elles en sont plus flexibles; son bras est faible, mais enfin cest un bras; on en doit faire, proportion gardée, tout ce quon fait dune autre machine semblable. Les enfants nont dans les mains nulle adresse; cest pour cela que je veux quon leur en donne: un homme aussi peu exercé queux nen aurait pas davantage; nous ne pouvons connaître lusage de nos organes quaprès les avoir employés. Il ny a quune longue expérience qui nous apprenne à tirer parti de nous-mêmes, et cette expérience est la véritable étude à laquelle on ne peut trop tôt nous appliquer. [490:] Tout ce qui se fait est faisable. Or, rien nest plus commun que de voir des enfants adroits et découplés avoir dans les membres la même agilité que peut avoir un homme. Dans presque toutes les foires on en voit faire des équilibres, marcher sur les mains, sauter, danser sur la corde. Durant combien dannées des troupes denfants nont-elles pas attiré par leurs ballets des spectateurs à la Comédie italienne! Qui est-ce qui na pas ouï parler en Allemagne et en Italie de la troupe pantomime du célèbre Nicolaier? Quelquun a-t-il jamais remarqué dans ces enfants des mouvements moins développés, des attitudes moins gracieuses, une oreille moins juste, une danse moins légère que dans les danseurs tout formés? Quon ait dabord les doigts épais, courts, peu mobiles, les mains potelées et peu capables de rien empoigner; cela empêche-t-il que plusieurs enfants ne sachent écrire ou dessiner à lâge où dautres ne savent pas encore tenir le crayon ni la plume? Tout Paris se souvient encore de la petite Anglaise qui faisait à dix ans des prodiges sur le clavecin. Jai vu chez un magistrat, son fils, petit bonhomme de huit ans, quon mettait sur la table au dessert, comme un statue au milieu des plateaux, jouer là dun violon presque aussi grand que lui, et surprendre par son exécution les artistes mêmes. [491:] Tous ces exemples et cent mille autres prouvent, ce me semble, que linaptitude quon suppose aux enfants pour nos exercices est imaginaire, et que, si on ne les voit point réussir dans quelques-uns, cest quon ne les y a jamais exercés. [492:] On me dira que je tombe ici, par rapport au corps, dans le défaut de la culture prématurée que je blâme dans les enfants par rapport à lesprit. La différence est très grande; car lun de ces progrès nest quapparent, mais lautre est réel. Jai prouvé que lesprit quils paraissent avoir, ils ne lont pas, au lieu que tout ce quils paraissent faire ils le font. Dailleurs, on doit toujours songer que tout ceci nest ou ne doit être que jeu, direction facile et volontaire des mouvements que la nature leur demande, art de varier leurs amusements pour les leur rendre plus agréables, sans que jamais la moindre contrainte les tourne en travail; car enfin, de quoi samuseront-ils dont je ne puisse faire un objet dinstruction pour eux? et quand je ne le pourrais pas, pourvu quils samusent sans inconvénient, et que le temps se passe, leur progrès en toute chose nimporte pas quant à présent; au lieu que, lorsquil faut nécessairement leur apprendre ceci ou cela, comme quon sy prenne, il est toujours impossible quon en vienne à bout sans contrainte, sans fâcherie, et sans ennui. [493:] Ce que jai dit sur les deux sens dont lusage est le plus continu et le plus important, peut servir dexemple de la manière dexercer les autres. La vue et le toucher sappliquent également sur les corps en repos et sur les corps qui se meuvent; mais comme il ny a que lébranlement de lair qui puisse émouvoir le sens de louïe, il ny a quun corps en mouvement qui fasse du bruit ou du son; et, si tout était en repos, nous nentendrions jamais rien. La nuit donc, où, ne nous mouvant nous-mêmes quautant quil nous plaît, nous navons à craindre que les corps qui se meuvent, il nous importe davoir loreille alerte, et de pouvoir juger, par la sensation qui nous frappe, si le corps qui la cause est grand ou petit, éloigné ou proche; si son ébranlement est violent ou faible. Lair ébranlé est sujet à des répercussions qui le réfléchissent, qui, produisant des échos, répètent la sensation, et font entendre le corps bruyant ou sonore en un autre lieu que celui où il est. Si dans une plaine ou dans une vallée on met loreille à terre, on entend la voix des hommes et le pas des chevaux de beaucoup plus loin quen restant debout. [494:] Comme nous avons comparé la vue au toucher, il est bon de la comparer de même à louïe, et de savoir laquelle des deux impressions, partant à la fois du même corps, arrivera le plus tôt à son organe. Quand on voit le feu dun canon, lon peut encore se mettre à labri du coup; mais sitôt quon entend le bruit, il nest plus temps, le boulet est là. On peut juger de la distance où se ait le tonnerre par lintervalle de temps qui se passe de léclair au coup. Faites en sorte que lenfant connaisse toutes ces expériences; quil fasse celles qui sont à sa portée, et quil trouve les autres par induction, mais jaime cent fois mieux quil les ignore que sil faut que vous les lui disiez. [495:] Nous avons un organe qui répond à louïe, savoir, celui de la voix; nous nen avons pas de même qui réponde à la vue, et nous ne rendons pas les couleurs comme les sons. Cest un moyen de plus pour cultiver le premier sens, en exerçant lorgane actif et lorgane passif lun par lautre. [496:] Lhomme a trois sortes de voix, savoir, la voix parlante ou articulée, la voix chantante ou mélodieuse, et la voix pathétique ou accentuée, qui sert de langage aux passions, et qui anime le chant et la parole. Lenfant a ces trois sortes de voix ainsi que lhomme, sans les savoir allier de même; il a comme nous le rire, les cris, les plaintes, lexclamation, les gémissements, mais il ne sait pas en mêler les inflexions aux deux autres voix. Une musique parfaite est celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les enfants sont incapables de cette musique-là, et leur chant na jamais dâme. De même, dans la voix parlante, leur langage na point daccent; ils crient, mais ils naccentuent pas; et comme dans leur discours il y a peu daccent, il y a peu dénergie dans leur voix. Notre élève aura le parler plus uni, plus simple encore, parce que ses passions, nétant pas éveillées, ne mêleront point leur langage au sien. Nallez donc pas lui donner à réciter des rôles de tragédie et de comédie, ni vouloir lui apprendre, comme on dit, à déclamer. Il aura trop de sens pour savoir donner un ton à des choses quil ne peut entendre, et de lexpression à des sentiments quil n éprouvera jamais. [497:] Apprenez-lui à parler uniment, clairement, à bien articuler, à prononcer exactement et sans affectation, à connaître et à suivre laccent grammatical et la prosodie, à donner toujours assez de voix pour être entendu, mais à nen donner jamais plus quil ne faut; défaut ordinaire aux enfants élevés dans les collèges: en toute chose rien de superflu. [498:] De même, dans le chant, rendez sa voix juste, égale, flexible, sonore; son oreille sensible à la mesure et à lharmonie, mais rien de plus. La musique imitative et théâtrale nest pas de son âge; je ne voudrais pas même quil chantât des paroles; sil en voulait chanter, je tâcherais de lui faire des chansons exprès, intéressantes pour son âge, et aussi simples que ses idées. [499:] On pense bien quétant si peu pressé de lui apprendre à lire lécriture, je ne le serai pas non plus de lui apprendre à lire la musique. Ecartons de son cerveau toute attention trop pénible, et ne nous hâtons point de fixer son esprit sur des signes de convention. Ceci, je lavoue, semble avoir sa difficulté; car, si la connaissance des notes ne paraît pas dabord plus nécessaire pour savoir chanter que celle des lettres pour savoir parler, il y a pourtant cette différence, quen parlant nous rendons nos propres idées, et quen chantant nous ne rendons guère que celles dautrui. Or, pour les rendre, il faut les lire. [500:] Mais, premièrement, au lieu de les lire on peut les ouïr, et un chant se rend à loreille encore plus fidèlement quà lil. De plus, pour bien savoir la musique, il ne suffit pas de la rendre, il la faut composer, et lun doit sapprendre avec lautre, sans quoi lon ne la sait jamais bien. Exercez votre petit musicien dabord à faire des phrases bien régulières, bien cadencées; ensuite à les lier entre elles par une modulation très simple, enfin à marquer leurs différents rapports par une ponctuation correcte; ce qui se fait par le bon choix des cadences et des repos. Surtout jamais de chant bizarre, jamais de pathétique ni dexpression. Une mélodie toujours chantante et simple, toujours dérivante des cordes essentielles du ton, et toujours indiquant tellement la basse quil la sente et laccompagne sans peine; car, pour se former la voix et loreille, il ne doit jamais chanter quau clavecin. [501:] Pour mieux marquer les sons, on les articule en les prononçant; de là lusage de solfier avec certaines syllabes. Pour distinguer les degrés, il faut donner des noms et àces degrés et à leurs différents termes fixes; de là les noms des intervalles, et aussi des lettres de lalphabet dont on marque les touches du clavier et les notes de la gamme. C et A désignent des sons fixes invariables, toujours rendus par les mêmes touches. Ut et la sont autre chose. Ut est constamment la tonique dun mode majeur, ou la médiante dun mode mineur. La est constamment la tonique dun mode mineur, ou la sixième note dun mode majeur. Ainsi les lettres marquent les termes immuables des rapports de notre système musical, et les syllabes marquent les termes homologues des rapports semblables en divers tons. Les lettres indiquent les touches du clavier, et les syllabes les degrés du mode. Les musiciens français ont étrangement brouillé ces distinctions; ils ont confondu le sens des syllabes avec le sens des lettres; et, doublant inutilement les signes des touches, ils nen ont point laissé pour exprimer les cordes des tons; en sorte que pour eux ut et C sont toujours la même chose; ce qui nest pas, et ne doit pas être, car alors de quoi servirait C? Aussi leur manière de solfier est-elle dune difficulté excessive sans être daucune utilité, sans porter aucune idée nette à lesprit, puisque, par cette méthode, ces deux syllabes ut et mi, par exemple, peuvent également signifier une tierce majeure, mineure, superflue, ou diminuée. Par quelle étrange fatalité le pays du monde où lon écrit les plus beaux livres sur la musique est-il précisément celui où on lapprend le plus difficilement? [502:] Suivons avec notre élève une pratique plus simple et plus claire; quil ny ait pour lui que deux modes, dont les rapports soient toujours les mêmes et toujours indiqués par les mêmes syllabes. Soit quil chante ou quil joue dun instrument, quil sache établir son mode sur chacun des douze tons qui peuvent lui servir de base, et que, soit qu on module en D, en C, en G, etc., le finale soit toujours la ou ut, selon le mode. De cette manière, il vous concevra toujours; les rapports essentiels du mode pour chanter et jouer juste seront toujours présents à son esprit, son exécution sera plus nette et son progrès plus rapide. Il ny a rien de plus bizarre que ce que les Français appellent solfier au naturel; cest éloigner les idées de la chose pour en substituer détrangères qui ne font quégarer. Rien nest plus naturel que de solfier par transposition, lorsque le mode est transposé. Mais cen est trop sur la musique: enseignez-la comme vous voudrez, pourvu quelle ne soit jamais quun amusement. [503:] Nous voilà bien avertis de létat des corps étrangers par rapport au nôtre, de leur poids, de leur figure, de leur couleur, de leur solidité, de leur grandeur, de leur distance, de leur température, de leur repos, de leur mouvement. Nous sommes instruits de ceux quil nous convient dapprocher ou déloigner de nous, de la manière dont il faut nous y prendre pour vaincre leur résistance, ou pour leur en opposer une qui nous préserve den être offensés, mais ce nest pas assez; notre propre corps sépuise sans cesse, il a besoin dêtre sans cesse renouvelé. Quoique nous ayons la faculté den changer dautres en notre propre substance, le choix nest pas indifférent: tout nest pas aliment pour lhomme; et des substances qui peuvent lêtre, il y en a de plus ou de moins convenables, selon la constitution de son espèce, selon le climat quil habite, selon son tempérament particulier, et selon la manière de vivre que lui prescrit son état. [504:] Nous mourrions affamés ou empoisonnés, sil fallait attendre, pour choisir les nourritures qui nous conviennent, que lexpérience nous eût appris à les connaître et à les choisir; mais la suprême bonté, qui a fait du plaisir des êtres sensibles linstrument de leur conservation, nous avertit, par ce qui plaît à notre palais, de ce qui convient à notre estomac. Il ny a point naturellement pour lhomme de médecin plus sûr que son propre appétit; et, à le prendre dans son état primitif, je ne doute point qu'alors les aliments quil trouvait les plus agréables ne lui fussent aussi les plus sains. [505:] Il y a plus. LAuteur des choses ne pourvoit pas seulement aux besoins quil nous donne, mais encore à ceux que nous nous donnons nous-mêmes; et cest pour nous mettre toujours le désir à côté du besoin, quil fait que nos goûts changent et saltèrent avec nos manières de vivre. Plus nous nous éloignons de létat de nature, plus nous perdons de nos goûts naturels; ou plutôt lhabitude nous fait une seconde nature que nous substituons tellement à la première, que nul dentre nous ne connaît plus celle-ci. [506:] Il suit de là que les goûts les plus naturels doivent être aussi les plus simples; car ce sont ceux qui se transforment le plus aisément; au lieu quen saiguisant, en sirritant par nos fantaisies, ils prennent une forme qui ne change plus. Lhomme qui nest encore daucun pays se fera sans peine aux usages de quelque pays que ce soit; mais lhomme dun pays ne devient plus celui dun autre. [507:] Ceci me paraît vrai dans tous les sens, et bien plus encore, appliqué au goût proprement dit. Notre premier aliment est le lait; nous ne nous accoutumons que par degrés aux saveurs fortes; dabord elles nous répugnent. Des fruits, des légumes, des herbes, et enfin quelques viandes grillées, sans assaisonnement et sans sel, firent les festins des premiers hommes. La première fois quun sauvage boit du vin, il fait la grimace et le rejette; et même parmi nous, quiconque a vécu jusquà vingt ans sans goûter de liqueurs fermentées ne peut plus sy accoutumer; nous serions tous abstèmes si lon ne nous eût donné du vin dans nos jeunes ans. Enfin, plus nos goûts sont simples, plus ils sont universels; les répugnances les plus communes tombent sur des mets composés. Vit-on jamais personne avoir en dégoût leau ni le pain? Voilà la trace de la nature, voilà donc aussi notre règle. Conservons à lenfant son goût primitif le plus quil est possible; que sa nourriture soit commune et simple, que son palais ne se familiarise quà des saveurs peu relevées, et ne se forme point un goût exclusif. [508:] Je nexamine pas ici si cette manière de vivre est plus saine ou non, ce nest pas ainsi que je lenvisage. Il me suffit de savoir, pour la préférer, que cest la plus conforme à la nature, et celle qui peut le plus aisément se plier à tout autre. Ceux qui disent quil faut accoutumer les enfants aux aliments dont ils useront étant grands, ne raisonnent pas bien, ce me semble. Pourquoi leur nourriture doit-elle être la même, tandis que leur manière de vivre est si différente? Un homme épuisé de travail, de soucis, de peines, a besoin daliments succulents qui lui portent de nouveaux esprits au cerveau; un enfant qui vient de sébattre, et dont le corps croit, a besoin dune nourriture abondante qui lui fasse beaucoup de chyle. Dailleurs lhomme fait a déjà son état, son emploi, son domicile; mais qui est-ce qui peut être sûr de ce que la fortune réserve à lenfant? En toute chose ne lui donnons point une forme si déterminée, quil lui en coûte trop den changer au besoin. Ne faisons pas quil meure de faim dans dautres pays, sil ne traîne partout à sa suite un cuisinier français, ni quil dise un jour quon ne sait manger quen France. Voilà, par parenthèse, un plaisant éloge! Pour moi, je dirais au contraire quil ny a que les Français qui ne savent pas manger, puisquil faut un art si particulier pour leur rendre les mets mangeables. [509:] De nos sensations diverses, le goût donne celles qui généralement nous affectent le plus. Aussi sommes-nous plus intéressés à bien juger des substances qui doivent faire partie de la nôtre, que de celles qui ne font que lenvironner. Mille choses sont indifférentes au toucher, à louïe, à la vue; mais il ny a presque rien dindifférent au goût. [510:] De plus, lactivité de ce sens est toute physique et matérielle.; il est le seul qui ne dit rien à limagination, du moins celui dans les sensations duquel elle entre le moins; au lieu que limitation et limagination mêlent souvent du moral à limpression de tous les autres. Aussi, généralement, les curs tendres et voluptueux, les caractères passionnés et vraiment sensibles, faciles à émouvoir par les autres sens, sont-ils assez tièdes sur celui-ci. De cela même qui semble mettre le goût au-dessous deux, et rendre plus méprisable le penchant qui nous y livre, je conclurais au contraire que le moyen le plus convenable pour gouverner les enfants est de les mener par leur bouche. Le mobile de la gourmandise est surtout préférable à celui de la vanité, en ce que la première est un appétit de la nature, tenant immédiatement au sens, et que la seconde est un ouvrage de lopinion, sujet au caprice des hommes et à toutes sortes dabus. La gourmandise est la passion de lenfance; cette passion ne tient devant aucune autre; à la moindre concurrence elle disparaît. Eh! croyez-moi, lenfant ne cessera que trop tôt de songer à ce quil mange; et quand son cur sera trop occupé, son palais ne loccupera guère. Quand il sera grand, mille sentiments impétueux donneront le change à la gourmandise, et ne feront quirriter la vanité; car cette dernière passion seule fait son profit des autres, et à la fin les engloutit toutes. Jai quelquefois examiné ces gens qui donnaient de limportance aux bons morceaux, qui songeaient, en séveillant, à ce quils mangeraient dans la journée, et décrivaient un repas avec plus dexactitude que nen met Polybe à décrire un combat; jai trouvé que tous ces prétendus hommes n étaient que des enfants de quarante ans, sans vigueur et sans consistance, fruges consumere nati. La gourmandise est le vice des curs qui nont point détoffe. Lâme dun gourmand est toute dans son palais; il nest fait que pour manger; dans sa stupide incapacité, il nest quà table à sa place, il ne sait juger que des plats; laissons-lui sans regret cet emploi; mieux lui vaut celui-là quun autre, autant pour nous que pour lui. [511:] Craindre que la gourmandise ne senracine dans un enfant capable de quelque chose est une précaution de petit esprit. Dans lenfance on ne songe quà ce quon mange; dans ladolescence on ny songe plus; tout nous est bon, et lon a bien dautres affaires. Je ne voudrais pourtant pas quon allât faire un usage indiscret dun ressort si bas, ni étayer dun bon morceau lhonneur de faire une belle action. Mais .je ne vois pas pourquoi, toute lenfance nétant ou ne devant être que jeux et folâtres amusements, des exercices purement corporels nauraient pas un prix matériel et sensible. Quun petit Majorquin, voyant un panier sur le haut dun arbre, labatte à coup de fronde, nest-il pas bien juste quil en profite, et quun bon déjeuner répare la force quil use à le gagner? Quun jeune Spartiate, à travers les risques de cent coups de fouet, se glisse habilement dans une cuisine; quil y vole un renardeau tout vivant, quen lemportant dans sa robe il en soit égratigné, mordu, mis en sang, et que, pour navoir pas la honte dêtre surpris, lenfant se laisse déchirer les entrailles sans sourciller, sans pousser un seul cri, nest-il pas juste quil profite enfin de sa proie, et quil la mange après en avoir été mangé? Jamais un bon repas ne doit être une récompense; mais pourquoi ne serait-il pas quelquefois leffet des soins quon a pris pour se le procurer? Emile ne regarde point le gâteau que jai mis sur la pierre comme le prix davoir bien couru; il sait seulement que le seul moyen davoir ce gâteau est dy arriver plus tôt quun autre. [512:] Ceci ne contredit point les maximes que javançais tout à lheure sur la simplicité des mets, car, pour flatter lappétit des enfants, il ne sagit pas dexciter leur sensualité, mais seulement de la satisfaire; et cela sobtiendra par les choses du monde les plus communes, si lon ne travaille pas à leur raffiner le goût. Leur appétit continuel, quexcite le besoin de croître, est un assaisonnement sûr qui leur tient lieu de beaucoup dautres. Des fruits, du laitage, quelque pièce de four un peu plus délicate que le pain ordinaire, surtout lart de dispenser sobrement tout cela: voilà de quoi mener des armées denfants au bout du monde sans leur donner du goût pour les saveurs vives, ni risquer de leur blaser le palais. [513:] Une des preuves que le goût de la viande nest pas naturel à lhomme, est lindifférence que les enfants ont pour ce mets-là, et la préférence quils donnent tous à des nourritures végétales, telles que le laitage, la pâtisserie, les fruits, etc. Il importe surtout de ne pas dénaturer ce goût primitif, et de ne point rendre les enfants carnassiers; si ce nest pour leur santé, cest pour leur caractère; car, de quelque manière quon explique lexpérience, il est certain que les grands mangeurs de viande sont en général cruels et féroces plus que les autres hommes; cette observation est de tous les lieux et de tous les temps. La barbarie anglaise est connue; les Gaures, au contraire, sont les plus doux des hommes. Tous les sauvages sont cruels; et leurs murs ne les portent point à lêtre: cette cruauté vient de leurs aliments. Ils vont à la guerre comme à la chasse, et traitent les hommes comme des ours. En Angleterre même les bouchers ne sont pas reçus en témoignage, non plus que les chirurgiens. Les grands scélérats sendurcissent au meurtre en buvant du sang. Homère fait des Cyclopes, mangeurs de chair, des hommes affreux, et des Lotophages un peuple si aimable, quaussitôt quon avait essayé de leur commerce, on oubliait jusquà son pays pour vivre avec eux. [514:] Ç Tu me demandes, disait Plutarque, pourquoi Pythagore sabstenait de manger de la chair des bêtes; mais moi je te demande au contraire quel courage dhomme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, qui brisa de sa dent les os dune bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment dauparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient. Comment sa main put-elle enfoncer un fer dans le cur dun être sensible? Comment ses yeux purent-ils supporter un meurtre? Comment put-il voir saigner, écorcher, démembrer un pauvre animal sans défense? Comment put-il supporter laspect des chairs pantelantes? Comment leur odeur ne lui fit-elle pas soulever le cur? Comment ne fut-il pas dégoûté, repoussé, saisi dhorreur, quand il vint à manier lordure de ces blessures, à nettoyer le sang noir et figé qui les couvrait? Les peaux rampaient sur la terre écorchées, [515:] Ç Voilà ce quil dut imaginer et sentir la première fois quil surmonta la nature pour faire cet horrible repas, la première fois quil eut faim dune bête en vie, quil voulut se nourrir dun animal qui paissait encore, et quil dit comment il fallait égorger, dépecer, cuire la brebis qui lui léchait les mains. Cest de ceux qui commencèrent ces cruels festins, et non de ceux qui les quittent, quon a lieu de sétonner: encore ces premiers-là pourraient-ils justifier leur barbarie par des excuses qui manquent à la nôtre, et dont le défaut nous rend cent fois plus barbares queux. [516:] Ç Mortels bien-aimés des dieux, nous diraient ces premiers hommes, comparez les temps, voyez combien vous êtes heureux et combien nous étions misérables! La terre nouvellement formée et lair chargé de vapeurs étaient encore indociles à lordre des saisons; le cours incertain des fleuves dégradait leurs rives de toutes parts; des étangs, des lacs, de profonds marécages inondaient les trois quarts de la surface du monde; lautre quart était couvert de bois et de forêts stériles. La terre ne produisait nuls bons fruits; nous navions nuls instruments de labourage; nous ignorions lart de nous en servir, et le temps de la moisson ne venait jamais pour qui navait rien semé. Ainsi la faim ne nous quittait point. Lhiver, la mousse et lécorce des arbres étaient nos mets ordinaires. Quelques racines vertes de chiendent et de bruyères étaient pour nous un régal; et quand les hommes avaient pu trouver des faines, des noix ou du gland, ils en dansaient de joie autour dun chêne ou dun hêtre au son de quelque chanson rustique, appelant la terre leur nourrice et leur mère: cétait là leur seule fête; cétaient leurs uniques jeux; tout le reste de la vie humaine nétait que douleur, peine et misère. [517:] Ç Enfin, quand la terre dépouillée et nue ne nous offrait plus rien, forcés doutrager la nature pour nous conserver, nous mangeâmes les compagnons de notre misère plutôt que de périr avec eux. Mais vous, hommes cruels, qui vous force à verser du sang? Voyez quelle affluence de biens vous environne! combien de fruits vous produit la terre! que de richesses vous donnent les champs et les vignes! que danimaux vous offrent leur lait pour vous nourrir et leur toison pour vous habiller! Que leur demandez-vous de plus? et quelle rage vous porte à commettre tant de meurtres, rassasiés de biens et regorgeant de vivres? Pourquoi mentez-vous contre votre mère en laccusant de ne pouvoir vous nourrir? Pourquoi péchez-vous contre Cérès, inventrice des saintes lois, et contre le gracieux Bacchus, consolateur des hommes? comme si leurs dons prodigués ne suffisaient pas à la conservation du genre humain! Comment avez-vous le cur de mêler avec leurs doux fruits des ossements sur vos tables, et de manger avec le lait le sang des bêtes qui vous le donnent? Les panthères et les lions, que vous appelez bêtes féroces, suivent leur instinct par force, et tuent les autres animaux pour vivre. Mais vous, cent fois plus féroces quelles, vous combattez linstinct sans nécessité, pour vous livrer à vos cruelles délices. Les animaux que vous mangez ne sont pas ceux qui mangent les autres: vous ne les mangez pas, ces animaux carnassiers, vous les imitez; vous navez faim que des bêtes innocentes et douces qui ne font de mal à personne, qui sattachent à vous, qui vous servent, et que vous dévorez pour prix de leurs services. [518:] Ç O meurtrier contre nature! si tu tobstines à soutenir quelle ta fait pour dévorer tes semblables, des êtres de chair et dos, sensibles et vivants comme toi, étouffe donc lhorreur quelle tinspire pour ces affreux repas; tue les animaux toi-même, je dis de tes propres mains, sans ferrements, sans coutelas; déchire-les avec tes ongles, comme font les lions et les ours; mords ce buf et le mets en pièces; enfonce tes griffes dans sa peau; mange cet agneau tout vif, dévore ses chairs toutes chaudes, bois son âme avec son sang. Tu frémis! tu noses sentir palpiter sous ta dent une chair vivante! Homme pitoyable! tu commences par tuer lanimal, et puis tu le manges, comme pour le faire mourir deux fois. Ce nest pas assez: la chair morte te répugne encore, tes entrailles ne peuvent la supporter; il la faut transformer par le feu, la bouillir, la rôtir, lassaisonner de drogues qui la déguisent: il te faut des charcutiers, des cuisiniers, des rôtisseurs, des gens pour tôter lhorreur du meurtre et thabiller des corps morts, afin que le sens du goût, trompé par ces déguisements, ne rejette point ce qui lui est étrange, et savoure avec plaisir des cadavres dont lil même eût eu peine à souffrir laspect. È [519:] Quoique ce morceau soit étranger à mon sujet, je nai pu résister à la tentation de le transcrire, et je crois que peu de lecteurs men sauront mauvais gré. [520:] Au reste, quelque sorte de régime que vous donniez aux enfants, pourvu que vous ne les accoutumiez quà des mets communs et simples, laissez-les manger, courir et jouer tant quil leur plaît; puis soyez sûrs quils ne mangeront jamais trop et nauront point dindigestions; mais si vous les affamez la moitié du temps, et quils trouvent le moyen déchapper à votre vigilance, ils se dédommageront de toute leur force, ils mangeront jusquà regorger, jusquà crever. Notre appétit nest démesuré que parce que nous voulons lui donner dautres règles que celles de la nature; toujours réglant, prescrivant, ajoutant, retranchant nous ne faisons rien que la balance à la main; mais cette balance est à la mesure de nos fantaisies, et non pas à celle de notre estomac. Jen reviens toujours à mes exemples. Chez les paysans, la huche et le fruitier sont toujours ouverts, et les enfants, non plus que les hommes, ny savent ce que cest quindigestions. [521:] Sil arrivait pourtant quun enfant mangeât trop, ce que je ne crois pas possible par ma méthode, avec des amusements de son goût il est si aisé de le distraire, quon parviendrait à lépuiser dinanition sans quil y songeât. Comment des moyens si sûrs et si faciles échappent-ils à tous les instituteurs? Hérédote raconte que les Lydiens, pressés dune extrême disette, savisèrent dinventer les jeux et dautres divertissements avec lesquels ils donnaient le change à leur faim, et passaient des jours entiers sans songer à manger. Vos savants instituteurs ont peut-être lu cent fois ce passage, sans voir lapplication quon peut en faire aux enfants. Quelquun deux me dira peut-être quun enfant ne quitte pas volontiers son dîner pour aller étudier sa leçon. Maître, vous avez raison: je ne pensais pas à cet amusement-là. [522:] Le sens de lodorat est au goût ce que celui de la vue est au toucher; il le prévient, il lavertit de la manière dont telle ou telle substance doit laffecter, et dispose à la rechercher ou à la fuir, selon limpression quon en reçoit davance. Jai oui dire que les sauvages avaient lodorat tout autrement affecté que le nôtre, et jugeaient tout différemment des bonnes et des mauvaises odeurs. Pour moi, je le croirais bien. Les odeurs par elles-mêmes sont des sensations faibles; elles ébranlent plus limagination que le sens, et naffectent pas tant par ce quelles donnent que par ce quelles font attendre. Cela supposé, les goûts des uns, devenus, par leurs manières de vivre, si différents des goûts des autres, doivent leur faire porter des jugements bien opposés des saveurs, et par conséquent des odeurs qui les annoncent. Un Tartare doit flairer avec autant de plaisir un quartier puant de cheval mort, quun de nos chasseurs, une perdrix à moitié pourrie. [523:] Nos sensations oiseuses, comme dêtre embaumés des fleurs dun parterre, doivent être insensibles à des hommes qui marchent trop pour aimer à se promener, et qui ne travaillent pas assez pour se faire une volupté du repos. Des gens toujours affamés ne sauraient prendre un grand plaisir à des parfums qui nannoncent rien à manger. [524:] Lodorat est le sens de limagination; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau; cest pour cela quil ranime un moment le tempérament, et lépuise à la longue. Il a dans lamour des effets assez connus; le doux parfum dun cabinet de toilette nest pas un piège aussi faible quon pense; et je ne sais sil faut féliciter ou plaindre lhomme sage et peu sensible que lodeur des fleurs que sa maîtresse a sur le sein ne fit jamais palpiter. [525:] Lodorat ne doit donc pas être fort actif dans le premier âge, où limagination, que peu de passions ont encore animée, nest guère susceptible démotion, et où lon na pas encore assez dexpérience pour prévoir avec un sens ce que nous en promet un autre. Aussi cette conséquence est-elle parfaitement confirmée par lobservation; et il est certain que ce sens est encore obtus et presque hébété chez la plupart des enfants. Non que la sensation ne soit en eux aussi fine et peut-être plus que dans les hommes, mais parce que, ny joignant aucune autre idée, ils ne sen affectent pas aisément dun sentiment de plaisir ou de peine, et quils nen sont ni flattés ni blessés comme nous. Je crois que, sans sortir du même système, et sans recourir à lanatomie comparée des deux sexes, on trouverait aisément la raison pourquoi les femmes en général saffectent plus vivement des odeurs que les hommes. [526:] On dit que les sauvages du Canada se rendent dès leur jeunesse lodorat si subtil, que, quoiquils aient des chiens, ils ne daignent pas sen servir à la chasse, et se servent de chiens à eux-mêmes. Je conçois, en effet, que si lon élevait les enfants à éventer leur dîner, comme le chien évente le gibier, on parviendrait peut-être à leur perfectionner lodorat au même point; mais je ne vois pas au fond quon puisse en eux tirer de ce sens un usage fort utile, si ce nest pour leur faire connaître ses rapports avec celui du goût. La nature a pris soin de nous forcer à nous mettre au fait de ces rapports. Elle a rendu laction de ce dernier sens presque inséparable de celle de lautre, en rendant leurs organes voisins, et plaçant dans la bouche une communication immédiate entre les deux, en sorte que nous ne goûtons rien sans le flairer. Je voudrais seulement quon naltérât pas ces rapports naturels pour tromper un enfant, en couvrant, par exemple, dun aromate agréable le déboire dune médecine; car la discorde des deux sens est trop grande alors pour pouvoir labuser; le sens le plus actif absorbant leffet de lautre, il nen prend pas la médecine avec moins de dégoût; ce dégoût sétend à toutes les sensations qui le frappent en même temps; à la présence de la plus faible, son imagination lui rappelle aussi lautre; un parfum très suave nest plus pour lui quune odeur dégoûtante; et cest ainsi que nos indiscrètes précautions augmentent la somme des sensations déplaisantes aux dépens des agréables. [527:] Il me reste à parler dans les livres suivants de la culture dune espèce de sixième sens, appelé sens commun, moins parce quil est commun à tous les hommes, que parce quil résulte de lusage bien réglé des autres sens, et quil nous instruit de la nature des choses par le concours de toutes leurs apparences. Ce sixième sens na point par conséquent dorgane particulier: il ne réside que dans le cerveau, et ses sensations, purement internes, sappellent perceptions ou idées. Cest par le nombre de ces idées que se mesure létendue de nos connaissances: cest leur netteté, leur clarté, qui fait la justesse de lesprit; cest lart de les comparer entre elles quon appelle raison humaine. Ainsi ce que jappelais raison sensitive ou puérile consiste à former des idées simples par le concours de plusieurs sensations; et ce que j appelle raison intellectuelle ou humaine consiste à former des idées complexes par le concours de plusieurs idées simples. [528:] Supposant donc que ma méthode soit celle de la nature, et que je ne me sois pas trompé dans lapplication, nous avons amené notre élève, à travers les pays des sensations, jusquaux confins de la raison puérile: le premier pas que nous allons faire au-delà doit être un pas dhomme. Mais, avant dentrer dans cette nouvelle carrière, jetons un moment les yeux sur celle que nous venons de parcourir. Chaque âge, chaque état de la vie a sa perfection convenable, sa sorte de maturité qui lui est propre. Nous avons souvent oui parler dun homme fait; mais considérons un enfant fait: ce spectacle sera plus nouveau pour nous, et ne sera peut-être pas moins agréable. [529:] Lexistence des êtres finis est si pauvre et si bornée que, quand nous ne voyons que ce qui est, nous ne sommes jamais émus. Ce sont les chimères qui ornent les objets réels; et si limagination najoute un charme à ce qui nous frappe, le stérile plaisir quon y prend se borne à lorgane, et laisse toujours le cur froid. La terre, parée des trésors de lautomne, étale une richesse que lil admire: mais cette admiration nest point touchante; elle vient plus de la réflexion que du sentiment. Au printemps, la campagne presque nue nest encore couverte de rien, les bois noffrent point dombre, la verdure ne fait que de poindre, et le cur est touché à son aspect. En voyant renaître ainsi la nature, on se sent ranimer soi-même; limage du plaisir nous environne; ces compagnes de la volupté, ces douces larmes, toujours prêtes à se joindre à tout sentiment délicieux, sont déjà sur le bord de nos paupières; mais laspect des vendanges a beau être animé, vivant, agréable, on le voit toujours dun il sec. [530:] Pourquoi cette différence? Cest quau spectacle du printemps limagination joint celui des saisons qui le doivent suivre; à ces tendres bourgeons que lil aperçoit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les ombrages, quelquefois les mystères quils peuvent couvrir. Elle réunit en un point des temps qui doivent se succéder, et voit moins les objets comme ils seront que comme elle les désire, parce quil dépend delle de les choisir. En automne, au contraire, on na plus à voir que ce qui est. Si lon veut arriver au printemps, lhiver nous arrête, et limagination glacée expire sur la neige et sur les frimas. [531:] Telle est la source du charme quon trouve à contempler une belle enfance préférablement à la perfection de lâge mûr. Quand est-ce que nous goûtons un vrai plaisir à voir un homme? cest quand la mémoire de ses actions nous fait rétrograder sur sa vie, et le rajeunit, pour ainsi dire, à nos yeux. Si nous sommes réduits à le considérer tel quil est, ou à le supposer tel quil sera dans sa vieillesse, lidée de la nature déclinante efface tout notre plaisir. Il ny en a point à voir avancer un homme à grands pas vers sa tombe, et limage de la mort enlaidit tout. [532:] Mais quand je me figure un enfant de dix à douze ans, sain, vigoureux, bien formé pour son âge, il ne me fait pas naître une idée qui ne soit agréable, soit pour le présent, soit pour lavenir: je le vois bouillant, vif, animé, sans souci rongeant, sans longue et pénible prévoyance, tout entier à son être actuel, et jouissant dune plénitude de vie qui semble vouloir sétendre hors de lui. Je le prévois dans un autre âge, exerçant le sens, lesprit, les forces qui se développent en lui de jour en jour, et dont il donne à chaque instant de nouveaux indices; je le contemple enfant, et il me plaît; je limagine homme, et il me plaît davantage; son sang ardent semble réchauffer le mien; je crois vivre de sa vie, et sa vivacité me rajeunit. [533:] Lheure sonne, quel changement! A linstant son il se ternit, sa gaieté sefface; adieu la joie, adieu les folâtres jeux. Un homme sévère et fâché le prend par la main, lui dit gravement: Allons, monsieur, et lemmène. Dans la chambre où ils entrent jentrevois des livres. Des livres! quel triste ameublement pour son âge! Le pauvre enfant se laisse entraîner, tourne un il de regret sur tout ce qui lenvironne, se tait, et part, les yeux gonflés de pleurs quil nose répandre, et le cur gros de soupirs quil nose exhaler. [534:] O toi qui nas rien de pareil à craindre, toi pour qui nul temps de la vie nest un temps de gêne et dennui, toi qui vois venir le jour sans inquiétude, la nuit sans impatience, et ne comptes les heures que par tes plaisirs, viens, mon heureux, mon aimable élève, nous consoler par ta présence du départ de cet infortuné; viens... Il arrive, et je sens à son approche un mouvement de joie que je lui vois partager. Cest son ami, son camarade, cest le compagnon de ses jeux quil aborde; il est bien sûr, en me voyant, quil ne restera pas longtemps sans amusement; nous ne dépendons jamais lun de lautre, mais nous nous accordons toujours, et nous ne sommes avec personne aussi bien quensemble. [535:] Sa figure, son port, sa contenance, annoncent lassurance et le contentement; la santé brille sur son visage; ses pas affermis lui donnent un air de vigueur; son teint, délicat encore sans être fade, na rien dune mollesse efféminée; lair et le soleil y ont déjà mis lempreinte honorable de son sexe; ses muscles, encore arrondis, commencent à marquer quelques traits dune physionomie naissante; ses yeux, que le feu du sentiment nanime point encore, ont au moins toute leur sérénité native, de longs chagrins ne les ont point obscurcis, des pleurs sans fin nont point sillonné ses joues. Voyez dans ses mouvements prompts, mais sûrs, la vivacité de son âge, la fermeté de lindépendance, lexpérience des exercices multipliés. Il a lair ouvert et libre, mais non pas insolent ni vain: son visage, quon na pas collé sur des livres, ne tombe point sur son estomac; on na pas besoin de lui dire: Levez la tête; la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baisser. [536:] Faisons-lui place au milieu de lassemblée: messieurs, examinez-le, interrogez-le en toute confiance; ne craignez ni ses importunités, ni son babil, ni ses questions indiscrètes. Nayez pas peur quil sempare de vous, quil prétende vous occuper de lui seul, et que vous ne puissiez plus vous en défaire. [537:] Nattendez pas non plus de lui des propos agréables, ni quil vous dise ce que je lui aurai dicté; nen attendez que la vérité naïve et simple, sans ornement, sans apprêt, sans vanité. Il vous dira le mal quil a fait ou celui quil pense, tout aussi librement que le bien, sans sembarrasser en aucune sorte de leffet que fera sur vous ce quil aura dit: il usera de la parole dans toute la simplicité de sa première institution. [538:] Lon aime à bien augurer des enfants, et lon a toujours regret à ce flux dinepties qui vient presque toujours renverser les espérances quon voudrait tirer de quelque heureuse rencontre qui par hasard leur tombe sur la langue. Si le mien donne rarement de telles espérances, il ne donnera jamais ce regret; car il ne dit jamais un mot inutile, et ne sépuise pas sur un babil quil sait quon nécoute point. Ses idées sont bornées, mais nettes; sil ne sait rien par cur, il sait beaucoup par expérience; sil lit moins bien quun autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui de la nature; son esprit nest pas dans sa langue, mais dans sa tête; il a moins de mémoire que de jugement; il ne sait parler quun langage, mais il entend ce quil dit; et sil ne dit pas si bien que les autres disent, en revanche, il fait mieux quils ne font. [539:] Il ne sait ce que cest que routine, usage, habitude; ce quil fit hier ninflue point sur ce quil fait aujourdhui: il ne suit jamais de formule, ne cède point à lautorité ni à lexemple, et nagit ni ne parle que comme il lui convient. Ainsi nattendez pas de lui des discours dictés ni des manières étudiées, mais toujours lexpression fidèle de ses idées et la conduite qui naît de ses penchants. [540:] Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui se rapportent à son état actuel, aucune sur létat relatif des hommes: et de quoi lui serviraient-elles, puisquun enfant nest pas encore un membre actif de la société? Parlez-lui de liberté, de propriété, de convention même; il peut en savoir jusque-là, il sait pourquoi ce qui est à lui est à lui, et pourquoi ce qui nest pas à lui nest pas à lui: passé cela, il ne sait plus rien. Parlez-lui de devoir, dobéissance, il ne sait ce que vous voulez dire; commandez-lui quelque chose, il ne vous entendra pas; mais dites-lui: Si vous me faisiez tel plaisir, je vous le rendrais dans loccasion; à linstant il sempressera de vous complaire, car il ne demande pas mieux que détendre son domaine, et dacquérir sur vous des droits quil sait être inviolables. Peut-être même nest-il pas fâché de tenir une place, de faire nombre, dêtre compté pour quelque chose; mais sil a ce dernier motif, le voilà déjà sorti de la nature, et vous navez pas bien bouché davance toutes les portes de la vanité. [541:] De son côté, sil a besoin de quelque assistance, il la demandera indifféremment au premier quil rencontre; il la demanderait au roi comme à son laquais: tous les hommes sont encore égaux à ses yeux. Vous voyez, à lair dont il prie, quil sent quon ne lui doit rien; il sait que ce quil demande est une grâce. Il sait aussi que lhumanité porte à en accorder. Ses expressions sont simples et laconiques. Sa voix, son regard, son geste sont dun être également accoutumé à la complaisance et au refus. Ce nest ni la rampante et servile soumission dun esclave, ni limpérieux accent dun maître; cest une modeste confiance en son semblable, cest la noble et touchante douceur dun être libre, mais sensible et faible, qui implore lassistance dun être libre, mais fort et bienfaisant. Si vous lui accordez ce quil vous demande, il ne vous remerciera pas, mais il sentira quil a contracté une dette. Si vous le lui refusez, il ne se plaindra point, il n insistera point, il sait que cela serait inutile. Il ne se dira point: On ma refusé; mais il se dira: Cela ne pouvait pas être; et, comme je lai déjà dit, on ne se mutine guère contre la nécessité bien reconnue. [542:] Laissez-le seul en liberté, voyez-le agir sans lui rien dire; considérez ce quil fera et comment il sy prendra. Nayant pas besoin de se prouver quil est libre, il ne fait jamais rien par étourderie, et seulement pour faire un acte de pouvoir sur lui-même; ne sait-il pas quil est toujours maître de lui? Il est alerte, léger, dispos; ses mouvements ont toute la vivacité de son âge, mais vous nen voyez pas un qui nait une fin. Quoi quil veuille faire, il nentreprendra jamais rien qui soit au-dessus de ses forces, car il les a bien éprouvées et les connaît; ses moyens seront toujours appropriés à ses desseins, et rarement il agira sans être assuré du succès. Il aura lil attentif et judicieux; il nira pas niaisement interrogeant les autres sur tout ce quil voit; mais il lexaminera lui-même et se fatiguera pour trouver ce quil veut apprendre, avant de le demander. Sil tombe dans des embarras imprévus, il se troublera moins quun autre; sil y a du risque, il seffrayera moins aussi. Comme son imagination reste encore inactive, et quon na rien fait pour lanimer, il ne voit que ce qui est, nestime les dangers que ce quils valent, et garde toujours son sang-froid. La nécessité sappesantit trop souvent sur lui pour quil regimbe encore contre elle; il en porte le joug dès sa naissance, ly voilà bien accoutumé; il est toujours prêt à tout. [543:] Quil soccupe ou quil samuse, lun et lautre est égal pour lui; ses jeux sont ses occupations, il ny sent point de différence. Il met à tout ce quil fait un intérêt qui fait rire et une liberté qui plaît, en montrant à la fois le tour de son esprit et la sphère de ses connaissances. Nest-ce pas le spectacle de cet âge, un spectacle charmant et doux, de voir un joli enfant, lil vif et gai, lair content et serein, la physionomie ouverte et riante, faire, en se jouant, les choses les plus sérieuses, ou profondément occupé des plus frivoles amusements? [544:] Voulez-vous à présent le juger par comparaison? Mêlez-le avec dautres enfants, et laissez-le faire. Vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment formé, lequel approche le mieux de la perfection de leur âge. Parmi les enfants de la ville, nul nest plus adroit que lui, mais il est plus fort quaucun autre. Parmi de jeunes paysans, il les égale en force et les passe en adresse. Dans tout ce qui est à portée de lenfance, il juge, il raisonne, il prévoit mieux queux tous. Est-il question dagir, de courir, de sauter, débranler des corps, denlever des masses, destimer des distances, dinventer des jeux, demporter des prix? on dirait que la nature est à ses ordres, tant il sait aisément plier toute chose à ses volontés. Il est fait pour guider, pour gouverner ses égaux: le talent, lexpérience, lui tiennent lieu de droit et dautorité. Donnez-lui lhabit et le nom quil vous plaira, peu importe, il primera partout, il deviendra partout le chef des autres; il sentiront toujours sa supériorité sur eux; sans vouloir commander, il sera le maître; sans croire obéir, ils obéiront. [545:] Il est parvenu à la maturité de lenfance, il a vécu de la vie dun enfant, il na point acheté sa perfection aux dépens de son bonheur; au contraire, ils ont concouru lun à lautre. En acquérant toute la raison de son âge, il a été heureux et libre autant que sa constitution lui permettait de lêtre. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur de nos espérances, nous naurons point à pleurer à la fois sa vie et sa mort, nous naigrirons point nos douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons causées; nous nous dirons: Au moins il a joui de son enfance; nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avait donné. [546:] Le grand inconvénient de cette première éducation est quelle nest sensible quaux hommes clairvoyants et, que, dans un enfant élevé avec tant de soin, des yeux vulgaires ne voient quun polisson. Un précepteur songe à son intérêt plus quà celui de son disciple; il sattache à prouver quil ne perd pas son temps, et quil gagne bien largent quon lui donne; il le pourvoit dun acquis de facile étalage et quon puisse montrer quand on veut; il nimporte que ce quil lui apprend soit utile, pourvu quil se voie aisément. Il accumule, sans choix, sans discernement, cent fatras dans sa mémoire. Quand il sagit dexaminer lenfant, on lui fait déployer sa marchandise; il létale, on est content; puis il replie son ballot, et sen va. Mon élève nest pas si riche, il na point de ballot à déployer, il na rien à montrer que lui-même. Or un enfant, non plus quun homme, ne se voit pas en un moment. Où sont les observateurs qui sachent saisir au premier coup dil les traits qui le caractérisent? Il en est, mais il en est peu; et sur cent mille pères, il ne sen trouvera pas un de ce nombre. [547:] Les questions trop multipliées ennuient et rebutent tout le monde, à plus forte raison les enfants. Au bout de quelques minutes leur attention se lasse, ils nécoutent plus ce quun obstiné questionneur leur demande, et ne répondent plus quau hasard. Cette manière de les examiner est vaine et pédantesque; souvent un mot pris à la volée peint mieux leur sens et leur esprit que ne feraient de longs discours; mais il faut prendre garde que ce mot ne soit ni dicté ni fortuit. Il faut avoir beaucoup de jugement soi-même pour apprécier celui dun enfant. [548:] Jai oui raconter à feu milord Hyde quun de ses amis, revenu d Italie après trois ans dabsence, voulut examiner les progrès de son fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un soir se promener avec son gouverneur et lui dans une plaine où des écoliers samusaient à guider des cerfs-volants. Le père en passant dit à son fils: Où est le cerf-volant dont voilà lombre. Sans hésiter, sans lever la tête, lenfant dit: Sur le grand chemin. Et en effet, ajoutait milord Hyde, le grand chemin était entre le soleil et nous. Le père, à ce mot, embrasse son fils, et, finissant là son examen, sen va sans rien dire. Le lendemain il envoya au gouverneur lacte dune pension viagère outre ses appointements. [549:] Quel homme que ce père-là! et quel fils lui était promis! La question est précisément de lâge: la réponse est bien simple; mais voyez quelle netteté de judiciaire enfantine elle suppose! Cest ainsi que lélève dAristote apprivoisait ce coursier célèbre quaucun écuyer navait pu dompter. |