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Version 1.1, Aout 1999

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<IDENT reveries>
<IDENT_AUTEURS rousseauj>
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<VERSION 3>
<DROITS 0>
<TITRE Les rveries du promeneur solitaire>
<GENRE prose>
<AUTEUR Rousseau>
<COPISTE Gianni Di Giuseppe et Eric Dubreucq (dubreucq@cnam.fr)>
<NOTESPROD>
 Version 2 :
 - correction des "--" mal cods.
 - ponctuation revue
 - des notes semblent manquer
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER reveries3 --------------------------------

PREMIERE PROMENADE

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Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frre, de prochain, d'ami, de socit que moi-mme Le plus sociable et le plus aimant des humains en a t proscrit. Par un accord unanime ils ont cherch dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait tre le plus cruel mon me sensible, et ils ont bris violemment tous les liens qui m'attachaient eux. J'aurais aim les hommes en dpit d'eux-mmes. Ils n'ont pu qu'en cessant de l'tre se drober mon affection. Les voil donc trangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu'ils l'ont voulu. Mais moi, dtach d'eux et de tout, que suis-je moi-mme ? Voil ce qui me reste chercher. Malheureusement cette recherche doit tre prcde d'un coup d'oeil sur ma position. C'est une ide par laquelle il faut ncessairement que je passe pour arriver d'eux moi.

Depuis quinze ans et plus que je suis dans cette trange position, elle me parat encore un rve. Je m'imagine toujours qu'une indigestion me tourmente, que je dors d'un mauvais sommeil et que je vais me rveiller bien soulag de ma peine en me retrouvant avec mes amis. Oui, sans doute, il faut que j'aie fait sans que je m'en aperusse un saut de la veille au sommeil, ou plutt de la vie la mort. Tir je ne sais comment de l'ordre des choses, je me suis vu prcipit dans un chaos incomprhensible o je n'aperois rien du tout ; et plus je pense ma situation prsente et moins je puis comprendre o je suis.

Eh ! comment aurais-je pu prvoir le destin qui m'attendait ? comment le puis-je concevoir encore aujourd'hui que j'y suis livr ? Pouvais-je dans mon bon sens supposer qu'un jour, moi le mme homme que j'tais, le mme que je suis encore, je passerais, je serais tenu sans le moindre doute pour un monstre, un empoisonneur, un assassin, que je deviendrais l'horreur de la race humaine, le jouet de la canaille, que toute la salutation que me feraient les passants serait de cracher sur moi, qu'une gnration tout entire s'amuserait d'un accord unanime m'enterrer tout vivant ? Quand cette trange rvolution se fit, pris au dpourvu, j'en fus d'abord boulevers. Mes agitations, mon indignation me plongrent dans un dlire qui n'a pas eu trop de dix ans pour se calmer, et dans cet intervalle, tomb d'erreur en erreur, de faute en faute, de sottise en sottise, j'ai fourni par mes imprudences aux directeurs de ma destine autant d'instruments qu'ils ont habilement mis en oeuvre pour la fixer sans retour. Je me suis dbattu longtemps aussi violemment que vainement. Sans adresse, sans art, sans dissimulation, sans prudence, franc, ouvert impatient, emport, je n'ai fait en me dbattant que m'enlacer davantage et leur donner incessamment de nouvelles prises qu'ils n'ont eu garde de ngliger. Sentant enfin tous mes efforts inutiles et me tourmentant pure perte, j'ai pris le seul parti qui me restait prendre, celui de me soumettre ma destine sans plus regimber contre la ncessit. J'ai trouv dans cette rsignation le ddommagement de tous mes maux par la tranquillit qu'elle me procure et qui ne pouvait s'allier avec le travail continuel d'une rsistance aussi pnible qu'infructueuse. Une autre chose a contribu cette tranquillit. Dans tous les raffinements de leur haine, mes perscuteurs en ont omis un que leur animosit leur a fait oublier ; c'tait d'en graduer si bien les effets qu'ils pussent entretenir et renouveler mes douleurs sans cesse en me portant toujours quelque nouvelle atteinte. S'ils avaient eu I adresse de me laisser quelque lueur d'esprance ils me tiendraient encore par l. Ils Pourraient faire encore de moi leur jouet par quelque faux leurre', et me navrera ensuite d'un tourment toujours nouveau par mon attente due. Mais ils ont d'avance puis toutes leurs ressources ; en ne me laissant rien ils se sont tout t eux-mmes. La diffamation la dpressions, la drision, l'opprobre dont ils mont couvert ne sont pas plus susceptibles d'augmentation que d'adoucissement ; nous sommes galement hors d'tat, eux de les aggraver et moi de m'y soustraire. Ils se sont tellement presss de porter son comble la mesure de ma misre que toute la puissance humaine, aide de toutes les ruses de l'enfer, n'y saurait plus rien ajouter. La douleur physique elle-mme au lieu d'augmenter mes peines y ferait diversion. En m'arrachant des cris, peut-tre, elle m'pargnerait des gmissements, et les dchirements de mon corps suspendraient ceux de mon coeur. Qu'ai-je encore craindre d'eux puisque tout est fait ? Ne pouvant plus empirera mon tat ils ne sauraient plus m'inspirer d'alarmes. L'inquitude et l'effroi sont des maux dont ils m'ont pour jamais dlivr : c'est toujours un soulagement. Les maux rels ont sur moi peu de prise ; je prends aisment mon parti sur ceux que j'prouve, mais non pas sur ceux que je crains. Mon imagination effarouche les combine, les retourne, les tend et les augmente. Leur attente me tourmente cent fois plus que leur prsence, et la menace m'est plus terrible que le coup. Sitt qu'ils arrivent, l'vnement, leur tant tout ce qu'ils avaient d'imaginaire, les rduit leur juste valeur. Je les trouve alors beaucoup moindres que je ne me les tais figurs, et mme au milieu de ma souffrance je ne laisse pas de me sentir soulag. Dans cet tat, affranchi de toute nouvelle crainte et dlivr de l'inquitude de l'esprance, la seule habitude suffira pour me rendre de jour en jour plus supportable une situation que rien ne peut empirer, et mesure que le sentiment s'en mousse par la dure ils n'ont plus de moyens pour le ranimer. Voil le bien que m'ont fait mes perscuteurs en puisant sans mesure tous les traits de leur animosit. Ils se sont t sur moi tout empire, et je puis dsormais me moquer d'eux.

Il n'y a pas deux mois encore qu'un plein calme est rtabli dans mon coeur. Depuis longtemps je ne.craignais plus rien, mais j'esprais encore, et cet espoir tantt berc tantt frustr tait une prise par laquelle mille passions diverses ne cessaient de m'agiter. Un vnement aussi triste qu'imprvu vient enfin d'effacer de mon coeur ce faible rayon d'esprance et. m'a fait voir ma destine fixe jamais sans retour ici-bas. Ds lors je me suis rsign sans rserve et j'ai retrouv la paix. Sitt que j'ai commenc d'entrevoir la trame dans toute son tendue, j'ai perdu Pour jamais l'ide de ramener de mon vivant le public sur mon compte ; et mme ce retour, ne pouvant plus tre rciproque, me serait dsormais bien inutile. Les hommes auraient beau revenir moi, ils ne me retrouveraient plus. Avec le ddain qu'ils m'ont inspir leur commerce me serait insipide et mme charge, et je suis cent fois plus heureux dans ma solitude que je ne pourrais l'tre en vivant avec eux. Ils ont arrach de mon coeur toutes les douceurs de la socit. Elles n'y pourraient plus germer derechef mon ge ; il est trop tard. Qu'ils me fassent dsormais du bien ou du mal, tout m'est indiffrent de leur part, et quoi qu'ils fassent, mes contemporains ne seront jamais rien pour moi. Mais je comptais encore sur l'avenir, et j'esprais qu'une gnration meilleure, examinant mieux et les jugements ports par celle- ci sur mon compte et sa conduite avec moi dmlerait aisment l'artifice de ceux qui la dirigent et me verrait encore tel que je suis. C'est cet espoir qui m'a fait crire mes Dialogues, et qui m'a suggr mille folles tentatives pour les faire passer la postrit 3. Cet espoir quoique loign, tenait mon me dans la mme agitation que quand je cherchais encore dans le sicle un coeur juste, et mes esprances que j'avais beau jeter au loin me rendaient galement le jouet des hommes d'aujourd'hui. J'ai dit dans mes Dialogues sur quoi je fondais cette attente. Je me trompais. Je l'ai senti par bonheur assez temps pour trouver encore avant ma dernire heure un intervalle de pleine quitude et de repos absolu. Cet intervalle a commenc l'poque dont je parle, et j'ai lieu de croire qu'il ne sera plus interrompu.

Il se passe bien peu de jours que de nouvelles rflexions ne me confirment combien j'tais dans l'erreur de compter sur le retour du public, mme dans un autre ge ; puisqu'il est conduit dans ce qui me regarde par des guides qui se renouvellent sans cesse dans les corps qui m'ont pris en aversion. Les particuliers meurent, mais les corps collectifs ne meurent point. Les mmes passions s'y perptuent, et leur haine ardente, immortelle comme le dmon qui l'inspire, a toujours la mme activit. Quand tous mes ennemis particuliers seront morts, les mdecins, les oratoriens vivront encore, et quand je n'aurais pour perscuteurs que ces deux corps-l, je dois tre sr qu'ils ne laisseront pas plus de paix ma mmoire aprs ma mort qu'ils n'en laissent ma personne de mon vivant. Peut-tre par trait de temps, les mdecins, que j'ai rellement offenss, pourraient-ils s'apaiser. Mais les oratoriens que j'aimais, que j'estimais, en qui j'avais toute confiance et que je n'offensai jamais, les oratoriens, gens d'Eglise et demi-moines seront jamais implacables, leur propre iniquit fait mon crime que leur amour-propre ne me pardonnera jamais et le public dont ils auront soin d'entretenir et ranimer l'animosit sans cesse, ne s'apaisera pas plus qu'eux.

Tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m'y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien esprer ni craindre en ce monde et m'y voil tranquille au fond de l'abme, pauvre mortel infortun, mais impassible comme Dieu mme.

Tout ce qui m'est extrieur m'est tranger dsormais. Je n'ai plus en ce monde ni prochain, ni semblables, ni frres. Je suis sur la terre comme dans une plante trangre o je serais tomb de celle que j'habitais. Si je reconnais autour de moi quelque chose, ce ne sont que des objets affligeants et dchirants pour mon coeur, et je ne peux jeter les yeux sur ce qui me touche et m'entoure sans y trouver toujours quelque sujet de ddain qui m'indigne, ou de douleur qui m'afflige Ecartons donc de mon esprit tous les pnibles objets dont je m'occuperais aussi douloureusement qu'inutilement. Seul pour le reste de ma vie, puisque je ne trouve qu'en moi la consolation, l'esprance et la paix, je ne dois ni ne veux plus m'occuper que de moi. C'est dans cet tat que je reprends la suite de l'examen svre et sincre que j'appelai jadis mes Confessions. Je consacre mes derniers jours m'tudier moi-mme et prparer d'avance le compte que je ne tarderai pas rendre de moi. Livrons-nous tout entier la douceur de converser avec mon me puisqu'elle est la seule que les hommes ne puissent m'ter. Si force de rflchir sur mes dispositions intrieures je parviens les mettre en meilleur ordre et corriger le mal qui peut y rester, mes mditations ne seront pas entirement inutiles, et quoique je ne sois plus bon rien sur la terre je n'aurai pas tout fait perdu mes derniers jours. Les loisirs de mes promenades journalires ont souvent t remplis de contemplations charmantes dont j'ai regret d'avoir perdu le souvenir. Je fixerai par l'criture celles qui pourront me venir encore ; chaque fois que je les relirai m'en rendra la jouissance. J'oublierai mes malheurs, mes perscuteurs, mes opprobres, en songeant au prix qu'avait mrit mon coeur. Ces feuilles ne seront proprement qu'un informe journal de mes rveries. Il y sera beaucoup question de moi, parce qu'un solitaire qui rflchit s'occupe ncessairement beaucoup de lui-mme. Du reste toutes les ides trangres qui me passent par la tte en me promenant y trouveront galement leur place. Je dirai ce que j'ai pens tout comme il m'est venu et avec aussi peu de liaison que les ides de la veille en ont d'ordinaire avec celles du lendemain. Mais il en rsultera toujours une nouvelle connaissance de mon naturel et de mon humeur par celle des sentiments et des penses dont mon esprit fait sa pture journalire dans l'trange tat o je suis. Ces feuilles peuvent donc tre regardes comme un appendice de mes Confessions, mais je ne leur en donne plus le titre, ne sentant plus rien dire qui puisse le mriter. Mon coeur s'est purifi la coupelle de l'adversit, et j'y trouve peine en le sondant avec soin quelque reste de penchant rprhensible. Qu'aurais-je encore confesser quand toutes les affections terrestres en sont arraches ? Je n'ai pas plus me louer qu' me blmer : je suis nul dsormais parmi les hommes, et c'est tout ce que je puis tre, n'ayant plus avec eux de relation relle, de vritable socit. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne mal, ne pouvant plus agir sans nuire autrui ou moi-mme m'abstenir est devenu mon unique devoir, et je le remplis autant qu'il est en moi Mais dans ce dsoeuvrement du corps mon me est encore active, elle produit encore des sentiments, des penses, et sa vie interne et morale semble encore s'tre accrue par la mort de tout intrt terrestre et temporel. Mon corps n'est plus pour moi qu'un embarras, qu'un obstacle, et je m'en dgage d'avance autant que je puis.

Une situation si singulire mrite assurment d'tre examine et dcrite, et c'est cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succs il y faudrait procder avec ordre et mthode : mais je suis incapable de ce travail et mme il m'carterait de mon but qui est de me rendre compte des modifications de mon me et de leurs successions. Je ferai sur moi-mme quelque gard les oprations que font les physiciens sur l'air pour en connatre l'tat journalier. J'appliquerai le baromtre mon me, et ces oprations bien diriges et longtemps rptes me pourraient fournir des rsultats aussi srs que les leurs. Mais je n'tends pas jusque-l mon entreprise. Je me contenterai de tenir le registre des oprations sans chercher les rduire en systme. Je fais la mme entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n'crivait ses Essais que pour les autres, et je n'cris mes rveries que pour moi. Si dans mes plus vieux jours, aux approches du dpart, je reste, comme je l'espre dans la mme disposition o je suis, leur lecture me rappellera la douceur que je gote les crire et, faisant renatre ainsi pour moi le temps pass, doublera pour ainsi dire mon existence. En dpit des hommes, je saurai goter encore le charme de la socit et je vivrai dcrpit avec moi dans un autre ge comme je vivrais avec un moins vieux ami. J'crivais mes premires Confessions et mes Dialogues dans un souci continuel sur les moyens de les drober aux mains rapaces de mes perscuteurs pour les transmettre, s'il tait possible, d'autres gnrations. La mme inquitude ne me tourmente plus pour cet crit, je sais qu'elle serait inutile, et le dsir d'tre mieux connu des hommes s'tant teint dans mon coeur n'y laisse qu'une indiffrence profonde sur le sort et de mes vrais crits et des monuments de mon innocence, qui dj peut-tre ont t tous pour jamais anantis. Qu'on pie ce que je fais, qu'on s'inquite de ces feuilles, qu'on s en empare, qu'on les supprime, qu'on les falsifie, tout cela m'est gal dsormais. Je ne les cache ni ne les montre. Si on me les enlve de mon vivant on ne m'enlvera ni le plaisir de les avoir crites, ni le souvenir de leur contenu, ni les mditations solitaires dont elles sont le fruit et dont la source ne peut ne s'teindre qu'avec mon me. Si ds mes premires calamits j'avais su ne point regimber contre ma destine et prendre le parti que je prends aujourd'hui, tous les efforts des hommes, toutes leurs pouvantables machines eussent t sur moi sans effet, et ils n'auraient pas plus troubl mon repos par toutes leurs trames qu'ils ne peuvent le troubler dsormais par tous leurs succs ; qu'ils jouissent leur gr de mon opprobre, ils ne m'empcheront pas de jouir de mon innocence et d'achever mes jours en paix malgr eux.


DEUXIME PROMENADE

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Ayant donc form le projet de dcrire l'tat habituel de mon me dans la plus trange position o se puisse jamais trouver un mortel, je n ai vu nulle manire plus simple et plus sre d'excuter cette entreprise que de tenir un registre fidle de mes promenades solitaires et des rveries qui les remplissent quand je laisse ma tte entirement libre, et mes ides suivre leur pente sans rsistance et sans gne. Ces heures de solitude et de mditation sont les seules de la journe o je sois pleinement moi et moi sans diversion, sans obstacle, et o je puisse vritablement dire tre ce que la nature a voulu.

J'ai bientt senti que j'avais trop tard d'excuter ce projet. Mon imagination dj moins vive ne s'enflamme plus comme autrefois la contemplation de l'objet qui l'anime, je m'enivre moins du dlire de la rverie ; il y a plus de rminiscence que de cration dans ce qu'elle produit dsormais, un tide alanguissement nerve' toutes mes facults l'esprit de vie s'teint en moi par degrs ; mon me ne s'lance plus qu'avec peine hors de sa caduque enveloppe, et sans l'esprance de l'tat auquel j'aspire parce que je m'y sens avoir droit, je n'existerais plus que par des souvenirs. Ainsi pour me contempler moi-mme avant mon dclin, il faut que je remonte au moins de quelques annes au temps o, perdant tout espoir ici-bas et ne trouvant plus d'aliment pour mon coeur sur la terre, je. m'accoutumais peu peu le nourrir de sa propre substance et chercher toute sa pture au-dedans de moi.

Cette ressource, dont je m'avisai trop tard, devint si fconde qu'elle suffit bientt pour me ddommager de tout. L'habitude de rentrer en moi-mme me fit perdre enfin le sentiment et presque le souvenir de mes maux, j'appris ainsi par ma propre exprience que la source du vrai bonheur est en nous, et qu'il ne dpend pas des hommes de rendre vraiment misrable celui qui sait vouloir tre heureux. Depuis quatre ou cinq ans je gotais habituellement ces dlices internes que trouvent dans la contemplation les mes aimantes et douces. Ces ravissements, ces extases que j'prouvais quelquefois en me promenant ainsi seul taient des jouissances que je devais mes perscuteurs : sans eux je n'aurais jamais trouv ni connu les trsors que je portais en moi-mme. Au milieu de tant de richesses, comment en tenir un registre fidle ? En voulant me rappeler tant de douces rveries, au lieu de les dcrire j'y retombais. C'est un tat que son souvenir ramne, et qu'on cesserait bientt de connatre en cessant tout fait de le sentir. J'prouvai bien cet effet dans les promenades qui suivirent le projet d'crire la suite de mes Confessions surtout dans celle dont je vais parler et dans laquelle un accident imprvu vint rompre le fil de mes ides et leur donner pour quelque temps un autre cours. Le jeudi 24 octobre 1776, je suivis aprs dner les boulevards jusqu' la rue du Chemin-Vert par laquelle je gagnai les hauteurs de Mnilmontant, et de l prenant les sentiers travers les vignes et les prairies, je traversai jusqu' Charonne le riant paysage qui spare ces deux villages, puis je fis un dtour pour revenir par les mmes prairies en prenant un autre chemin. Je m'amusais les parcourir avec ce plaisir et cet intrt que mont toujours donns les sites agrables, et m'arrtant quelquefois fixer des plantes dans la verdure. J'en aperus deux que je voyais assez rarement autour de Paris et que je trouvai trs abondantes dans ce canton-l. L'une est le Picris hieracioides, de la famille des composes, et l'autre le Bupleuron falcatum, de celle des ombellifres. Cette dcouverte me rjouit et m'amusa trs longtemps et finit par celle d'une plante encore plus rare, surtout dans un pays lev, savoir le Cerastium aquaticum que, malgr l'accident qui m'arriva le mme jour, j ai retrouv dans un livre que j'avais sur moi et plac dans mon herbier. Enfin, aprs avoir parcouru en dtail plusieurs autres plantes que je voyais encore en fleurs, et dont l'aspect et l'numration qui m'tait familire me donnaient nanmoins toujours du plaisir, je quittai peu peu ces menues observations pour me livrer l'impression non moins agrable mais plus touchante que faisait sur moi l'ensemble de tout cela. Depuis quelques jours on avait achev la vendange ; les promeneurs de la ville s'taient dj retirs ; les paysans aussi quittaient les champs jusqu'aux travaux d'hiver. La campagne, encore verte et riante, mais dfeuille en partie et dj t presque dserte, offrait partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il rsultait de son aspect un mlange d'impression douce et triste trop analogue mon ge et mon sort pour que je ne m'en fisse pas l'application. Je me voyais au dclin d'une vie innocente et infortune, l'me encore pleine de sentiments vivaces et l'esprit encore orn de quelques fleurs, mais dj fltries par la tristesse et dessches par les ennuis. Seul et dlaiss je sentais venir le froid des premires glaces, et mon imagination tarissante' ne peuplait plus ma solitude d'tres forms selon mon coeur. Je me disais en soupirant : qu'ai-je fait ici-bas ? J'tais fait pour vivre, et je meurs sans avoir vcu. Au moins ce n'a pas t ma faute, et je porterai l'auteur de mon tre, sinon l'offrande des bonnes oeuvres qu'on ne m'a pas laiss faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustres, de sentiments sains mais rendus sans effet et d'une patience l'preuve des mpris des hommes. Je m'attendrissais sur ces rflexions, je rcapitulais les mouvements de mon me ds ma jeunesse, et pendant mon ge mr, et depuis qu'on m'a squestr de la socit des hommes, et durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenais avec complaisance sur toutes les affections de mon coeur, sur ses attachements si tendres mais si aveugles, sur les ides moins tristes que consolantes dont mon esprit s'tait nourri depuis quelques annes, et je me prparais les rappeler assez pour les dcrire avec un plaisir presque gal celui que J'avais pris a m'y livrer. Mon aprs-midi se passa dans ces paisibles mditations, et je m'en revenais trs content de ma journe, quand au fort de ma rverie j'en fus tir par l'vnement qui me reste raconter. J'tais sur les six heures la descente de Mnilmontant presque vis--vis du Galant Jardinier, quand, des personnes qui marchaient devant moi s tant tout coup brusquement cartes je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s'lanant toutes jambes devant un carrosse, n'eut pas mme le temps de retenir sa course ou de se dtourner quand il m'aperut. Je jugeai que le seul moyen que j'avais d'viter d'tre jet par terre tait de faire un grand saut si juste que le chien passt sous moi tandis que je serais en l'air. Cette ide plus prompte que l'clair et que je n'eus le temps ni de raisonner ni d'excuter fut la dernire avant mon accident. Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s'ensuivit jusqu'au moment o je revins a moi. Il tait presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou. quatre jeunes gens qui me racontrent ce qui venait de m'arriver. Le chien danois n'ayant pu retenir son lan s'tait prcipit sur mes deux jambes et, me choquant de sa masse et de sa vitesse, m'avait fait tomber la tte en avant : la mchoire suprieure portant tout le poids de mon corps avait frapp sur un pav trs raboteux, et la chute avait t d'autant plus violente qu'tant la descente, ma tte avait donn plus bas que mes pieds.

Le carrosse auquel appartenait le chien suivait immdiatement et m'aurait pass sur le corps si le cocher n'et l'instant retenu ses chevaux. Voil ce que j'appris par le rcit de ceux qui m'avaient relev et qui me soutenaient encore lorsque je revins moi. L'tat auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n'en pas faire ici la description.

La nuit s'avanait. J'aperus le ciel, quelques toiles, et un peu de verdure. Cette premire sensation fut un moment dlicieux. Je ne me sentais encore que par 1. Je naissais dans cet instant la vie, et il me semblait que je remplissais de ma lgre existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment prsent je ne me souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre ide de ce qui venait de m'arriver ; je ne savais ni qui j'tais ni o j'tais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquitude. Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartnt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon tre un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l'activit des plaisirs connus.

On me demanda o je demeurais ; il me fut impossible de le dire. Je demandai o j'tais, on me dit, la Haute-Borne, c'tait comme si l'on m'et dit au mont Atlas. Il fallut demander successivement le pays, la ville et le quartier o je me trouvais. Encore cela ne put-il suffire pour me reconnatre ; il me fallut tout le trajet de l jusqu'au boulevard pour me rappeler ma demeure et mon nom. Un monsieur que je ne connaissais pas et qui eut la charit de m'accompagner quelque temps, apprenant que je demeurais si loin, me conseilla de prendre au Temple un fiacre pour me reconduire chez moi. Je marchais trs bien, trs lgrement sans sentir ni douleur ni blessure, quoique je crachasse toujours beaucoup de sang. Mais j'avais un frisson glacial qui faisait claquer d'une faon trs incommode mes dents fracasses. Arrive au Temple, je pensai que puisque je marchais sans peine il valait mieux continuer ainsi ma route pied que de m'exposer prir de froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi- lieue qu'il y a du Temple la rue Pltrire, marchant sans peine vitant les embarras, les voitures, choisissant et suivant mon chemin tout aussi bien que j'aurais pu faire en pleine sant. J'arrive, j'ouvre le secret qu'on a fait mettre la porte de la rue, je monte l'escalier dans l'obscurit et j'entre enfin chez moi sans autre accident que ma chute et ses suites, dont je ne m'apercevais pas mme encore alors. Les cris de ma femme en me voyant me firent comprendre que j'tais plus maltrait que je ne pensais. Je passai la nuit sans connatre encore et sentir mon mal. Voici ce que je sentis et trouvai le lendemain. J'avais la lvre suprieure fendue en dedans jusqu'au nez, en dehors la peau l'avait mieux garantie et empchait la totale sparation, quatre dents enfonces la mchoire suprieure, toute la partie du visage qui la couvre extrmement enfle et meurtrie, le pouce droit foul et trs gros le pouce gauche grivement bless, le bras gauche foul, le genou gauche aussi trs enfl et qu'une contusion forte et douloureuse empchait totalement de plier. Mais avec tout ce fracas rien de bris pas mme une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chute comme celle-l. Voil trs fidlement l'histoire de mon accident. En peu de jours cette histoire se rpandit dans Paris tellement change et dfigure qu'il tait impossible d'y rien reconnatre. J'aurais d compter d'avance sur cette mtamorphose ; mais il s'y joignit tant de circonstances bizarres ; tant de propos obscurs et de rticences l'accompagnrent, on m'en parlait d'un air si risiblement discret que tous ces mystres m'inquitrent. J'ai toujours ha les tnbres, elles m'inspirent naturellement une horreur que celles dont on m'environne depuis tant d'annes n'ont pas d diminuer. Parmi toutes les singularits de cette poque je n'en remarquerai qu'une, mais suffisante pour faire juger des autres. M. Lenoir, lieutenant gnral de police, avec lequel je n'avais eu jamais aucune relation, envoya son secrtaire s'informer de mes nouvelles, et me faire d'instantes offres de services qui ne me parurent pas dans la circonstance d'une grande utilit pour mon soulagement. Son secrtaire ne laissa pas de me presser trs vivement de me prvaloir de ses offres, jusqu' me dire que si je ne me fiais pas lui Je pouvais crire directement M. Lenoir. Ce grand empressement et l'air de confidence qu'il y joignit me firent comprendre qu'il y avait sous tout cela quelque mystre que je cherchais vainement pntrer. Il n'en fallait pas tant pour m'effaroucher surtout dans l'tat d'agitation o mon accident et la fivre qui s'y tait jointe avaient mis ma tte. Je me livrais mille conjectures inquitantes et tristes, et je faisais sur tout ce qui se passait autour de moi des commentaires qui marquaient plutt le dlire de la fivre que le sang-froid d'un homme qui ne prend plus d'intrt rien.

Un autre vnement vint achever de troubler ma tranquillit. Madame d'Ormoy m'avait recherch depuis quelques annes, sans que je pusse deviner pourquoi. De petits cadeaux affects, de frquentes visites sans objet et sans plaisir me marquaient assez un but secret tout cela, mais ne me le montraient pas. Elle m'avait parl d'un roman qu'elle voulait faire pour le prsenter la reine. Je lui avais dit ce que je pensais des femmes auteurs. Elle m'avait fait entendre que ce projet avait pour but le rtablissement de sa fortune pour lequel elle avait besoin de protection ; je n'avais rien rpondre cela. Elle me dit depuis que n'ayant pu avoir accs auprs de la reine elle tait dtermine donner son livre au public. Ce n'tait plus le cas de lui donner des conseils qu'elle ne me demandait pas, et qu'elle n'aurait pas suivis. Elle m'avait parl de me montrer auparavant le manuscrit. Je la priai de n'en rien faire, et elle n'en fit rien Un beau jour, durant ma convalescence, je reus de sa part ce livre tout imprim et mme reli, et je vis dans la prface de si grosses louanges de moi, si maussadement plaques et avec tant d'affectation, que j'en fus dsagrablement affect. La rude flagornerie qui s'y faisait sentir ne s'allia jamais avec la bienveillance, mon coeur ne saurait se tromper l-dessus. Quelques jours aprs, madame d'Ormoy me vint voir avec sa fille. Elle m'apprit que son livre faisait le plus grand bruit cause d'une note qui le lui attirait ; j'avais peine remarqu cette note en parcourant rapidement ce roman. Je la relus aprs le dpart de madame d'Ormoy, j'en examinai la tournure, j'y crus trouver le motif de ses visites, de ses cajoleries, des grosses louanges de sa prface, et je jugeai que tout cela n'avait d'autre but que de disposer le public m'attribuer la note et par consquent le blme qu'elle pouvait attirer son auteur dans la circonstance o elle tait publie. Je n'avais aucun moyen de dtruire ce bruit et l'impression qu'il pouvait faire, et tout ce qui dpendait de moi tait de ne pas l'entretenir en souffrant la continuation des vaines et ostensibles visites de madame d'Ormoy et de sa fille. Voici pour cet effet le billet que j'crivis la mre : Rousseau ne recevant chez lui aucun auteur remercie madame d'Ormoy de ses bonts et la prie de ne plus l'honorer de ses visites. Elle me rpondit par une lettre honnte dans la forme, mais tourne comme toutes celles que l'on m'crit en pareil cas. J'avais barbarement port le poignard dans son coeur sensible, et je devais croire au ton de sa lettre qu'ayant pour moi des sentiments si vifs et si vrais elle ne supporterait point sans mourir cette rupture. C'est ainsi que la droiture et la franchise en toute chose sont des crimes affreux dans le monde, et je paratrais mes contemporains mchant et froce quand je n'aurais leurs yeux d'autre crime que de n'tre pas faux et perfide comme eux.

J'tais dj sorti plusieurs fois et je me promenais mme assez souvent aux Tuileries, quand je vis l'tonnement de plusieurs de ceux qui me rencontraient qu'il y avait encore mon gard quelque autre nouvelle que j'ignorais. J'appris enfin que le bruit public tait que j'tais mort de ma chute, et ce bruit se rpandit si rapidement et opinitrement que plus de quinze jours aprs que j'en fus instruit I on en parla la cour comme d une chose sre. Le Courrier d'Avignon n, ce qu'on eut soin de m'crire, annonant cette heureuse nouvelle, ne manqua pas d'anticiper cette occasion sur le tribut d'outrages et d'indignits qu'on prpare ma mmoire aprs ma mort, en forme d'oraison funbre.

Cette nouvelle fut accompagne d'une circonstance encore plus singulire que je n'appris que par hasard et dont je n'ai pu savoir aucun dtail. C est qu'on avait ouvert en mme temps une souscription pour l'impression des manuscrits que l'on trouverait chez moi. Je compris par l qu'on tenait prt un recueil d'crits fabriqus tout exprs pour me les attribuer d'abord aprs ma mort : car de penser qu'on imprimt fidlement aucun de ceux qu'on pourrait trouver en effet, c'tait une btise qui ne pouvait entrer dans l'esprit d'un homme sens, et dont quinze ans d'exprience ne m'ont que trop garanti. Ces remarques dites coup sur coup et suivies de beaucoup d'autres qui n'taient gure moins tonnantes effarouchrent derechef mon imagination que je croyais amortie, et ces noires tnbres qu'on renforait sans relche autour de moi ranimrent toute l'horreur qu'elles m'inspirent naturellement. Je me fatiguai faire sur tout cela mille commentaires et tcher de comprendre des mystres qu'on a rendus inexplicables pour moi. Le seul rsultat constant de tant d'nigmes fut la confirmation de toutes mes conclusions prcdentes, savoir que, la destine de ma personne et celle de ma rputation ayant t fixes de concert par toute la gnration prsente, nul effort de ma part ne pouvait m'y soustraire puisqu'il m'est de toute impossibilit de transmettre aucun dpt d'autres ges sans le faire passer dans celui-ci par des mains intresses le supprimer. Mais cette fois j'allai plus loin. L'amas de tant de circonstances fortuites, l'lvation de tous mes plus cruels ennemis affecte pour ainsi dire par la fortune, tous ceux qui gouvernent l'Etat, tous ceux qui dirigent l'opinion publique, tous les gens en place, tous les hommes en crdit tris comme sur le volet parmi ceux qui ont contre moi quelque animosit secrte, pour concourir au commun complot, cet accord universel est trop extraordinaire pour tre purement fortuit. Un seul homme qui et refus d'en tre complice, Le seul vnement qui lui et t contraire, une seule circonstance imprvue qui lui et fait obstacle, suffisait pour le faire chouer. Mais toutes les volonts, toutes les fatalits, la fortune et toutes les rvolutions ont affermi l'oeuvre des hommes, et un concours si frappant qui tient du prodige ne peut me laisser douter que son plein succs ne soit crit dans les dcrets ternels. Des foules d'observations particulires soit dans le pass, soit dans le prsent, me confirment tellement dans cette opinion que je ne puis m'empcher de regarder dsormais comme un de ces secrets du ciel impntrables la raison humaine la mme oeuvre que je n'envisageais Jusqu'ici que comme un fruit de la mchancet des hommes. Cette ide, loin de m'tre cruelle et dchirante, me console, me tranquillise, et m'aide me rsiner. Je ne vais pas si loin que saint Augustin qui se ft consol d'tre damn si telle et t la volont de Dieu. Ma rsignation vient d'une source moins dsintresse, il est vrai, mais non moins pure et plus digne mon gr de l'tre parfait que j'adore. Dieu est juste ; il veut que je souffre, et il sait que je suis innocent. Voil le motif de ma confiance, mon coeur et ma raison me crient qu'elle ne me trompera pas. Laissons donc faire les hommes et la destine ; apprenons souffrir sans murmure ; tout doit la fin rentrer dans l'ordre, et mon tour viendra tt ou tard.


TROISIME PROMENADE

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"Je deviens vieux en apprenant toujours".

Solon rptait souvent ce vers dans sa vieillesse Il a un sens dans lequel je pourrais le dire aussi dans la mienne, mais c'est une bien triste science que celle que depuis vingt ans l'exprience m'a fait acqurir : l'ignorance est encore prfrable. L'adversit sans doute est un grand matre, mais ce matre fait payer cher ses leons, et souvent le profit qu'on en retire ne vaut pas le prix qu'elles ont cot. D'ailleurs, avant qu'on ait obtenu tout cet acquis par des leons si tardives, l'-propos d'en user se passe. La jeunesse est le temps d'tudier la sagesse la vieillesse est le temps de la pratiquer. L'exprience instruit toujours, je l'avoue ; mais elle ne profite que pour l'espace qu'on a devant soi. Est-il temps au moment qu'il faut mourir d'apprendre comment on aurait d vivre ? Eh ! que me servent des lumires si tard et si douloureusement acquises sur ma destine et sur les passions d'autrui dont elle est l'oeuvre ? Je n'ai appris mieux connatre les hommes que pour mieux sentir la misre o ils m'ont plong, sans que cette connaissance, en me dcouvrant toujours piges, m'en ait pu faire viter aucun. Que ne suis-je rest toujours dans cette imbcile mais douce confiance qui me rendit durant tant d'annes proie et le jouet de mes bruyants amis, sans qu'envelopp de toutes leurs trames j'en eusse mme le moindre soupon ! J'tais leur dupe et leur victime, il est vrai, mais je me croyais aim d'eux, et mon coeur jouissait de l'amiti qu'ils m'avaient inspire en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont dtruites. La triste vrit que le temps et la raison m'ont dvoile en me faisant sentir mon malheur m'a fait voir qu'il tait sans remde et qu'il ne me restait qu' m'y rsigner. Ainsi toutes les expriences de mon age sont pour moi dans mon tat sans utilit prsente et sans profit pour l'avenir.

Nous entrons en lice notre naissance, nous en sortons la mort. Que sert d'apprendre mieux conduire son char quand on est au bout de la carrire ? Il ne reste plus qu' penser alors que comment on en sortira. L'tude d'un vieillard, s'il qui en reste encore faire, est uniquement l'apprendre mourir, et c'est prcisment celle qu'on fait le moins mon ge, on y pense tout hormis cela. Tous les vieillards tiennent plus la lie que les enfants et en sortent de plus mauvaise grce que les jeunes gens. C'est que, tous leurs.travaux ayant t pour cette mme vie, ils voient fin qu'ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s'en font. Ils n'ont song rien acqurir durant leur vie qu'ils pussent emporter leur mort.

Je me suis dit tout cela quand il tait temps de ne le dire, et si je n'ai pas mieux su tirer parti de mes rflexions, ce n'est pas faute de les avoir faites le temps et de les avoir bien digres. Jet ds mon enfance dans le tourbillon du monde, j'appris de bonne heure par l'exprience que je n'tais pas fait pour y vivre, et que je n'y parviendrais jamais l'tat dont mon coeur sentait le besoin. Cessant donc de chercher parmi les hommes le bonheur que je sentais n'y pouvoir trouver, mon ardente imagination sautait dj par-dessus l'espace de ma vie, peine commence, comme sur un terrain qui m'tait tranger, pour se reposer sur une assiette tranquille ou je pusse me fixer.

Ce sentiment, nourri par l'ducation ds mon enfance et renforc durant toute ma vie par ce long tissu de misres et d'infortunes qui l'a remplie, m'a fait chercher dans tous les temps connatre la nature et la destination de mon tre avec plus d'intrt et de soin que je n'en ai trouv dans aucun autre homme. J'en ai beaucoup vu qui philosophaient bien plus doctement que moi, mais leur philosophie leur tait pour ainsi dire trangre. Voulant tre plus savants que d'autres, ils tudiaient l'univers pour savoir comment il tait arrang, comme ils auraient tudi quelque machine qu'ils auraient aperue, par pure curiosit. Ils tudiaient la nature humaine pour en pouvoir parler savamment, mais non pas pour se connatre ; ils travaillaient pour instruire les autres, mais non pas pour s'clairer en dedans. Plusieurs d'entre eux ne voulaient que faire un livre, n'importait quel, pourvu qu'il ft accueilli. Quand le leur tait fait et publi, son contenu ne les intressait plus en aucune sorte, si ce n'est pour le faire adopter aux autres et pour le dfendre au cas qu'il ft attaqu, mais du reste sans en rien tirer pour leur propre usage, sans s'embarrasser mme que ce contenu ft faux ou vrai pourvu qu'il ne ft pas rfut. Pour moi, quand j ai dsir d'apprendre, c'tait pour savoir moi-mme et non pas pour enseigner ; j'ai toujours cru qu'avant d'instruire les autres il fallait commencer par savoir assez pour soi, et de toutes les tudes que j'ai tch de faire en ma vie au milieu des hommes il n'y en a gure que je n'eusse faites galement seul dans une le dserte o j'aurais t confin pour le reste de mes jours. Ce qu'on doit faire dpend beaucoup de ce qu'on doit croire, et dans tout ce qui ne tient pas aux premiers besoins de la nature nos opinions sont la rgle de nos actions. Dans ce principe qui fut toujours le mien, j'ai cherch souvent et longtemps pour diriger l'emploi de ma vie connatre sa vritable fin, et je me suis bientt consol de mon peu d'aptitude me conduire habilement dans ce monde, en sentant qu'il n'y fallait pas chercher cette fin.

N dans une famille o rgnaient les moeurs et la pit, lev ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j'avais reu ds ma plus tendre enfance des principes, des maximes d'autres diraient des prjugs, qui ne m'ont jamais tout fait abandonn. Enfant encore et livr moi- mme, allch Par des caresses, sduit par la vanit, leurr par l'esprance forc par la ncessit, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrtien, et bientt gagn par l'habitude mon coeur s'attacha sincrement ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de madame de Warens m'affermirent dans cet attachement. La solitude champtre o j'ai pass la fleur de ma jeunesse l'tude des bons livres laquelle je me livrai tout entier renforcrent auprs d'elle mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dvot presque la manire de Fnelon. La mditation dans la retraite, l'tude de la nature, la contemplation de l'univers forcent un solitaire s'lancer incessamment vers l'auteur des choses et chercher avec une douce inquitude la fin de tout ce qu'il voit et la cause de tout ce qu'il sent. Lorsque ma destine me rejeta dans le torrent du monde je n'y retrouvai plus rien qui pt flatter' un moment mon coeur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout et jeta l'indiffrence et le dgot sur tout ce qui pouvait se trouver ma porte, propre mener la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets dsirs, j'esprai peu, j'obtins moins, et je sentis dans des lueurs mme de prosprit que quand j'aurais obtenu tout ce que je croyais chercher je n'y aurais point trouv ce bonheur dont mon coeur tait avide sans en savoir dmler l'objet. Ainsi tout contribuait dtacher mes affections de ce monde, mme avant les malheurs qui devaient m'y rendre tout fait tranger. Je parvins jusqu' l'ge de quarante ans flottant entre l'indigence et la fortune, entre la sagesse et l'garement, plein de vices d'habitude sans aucun mauvais penchant dans le coeur, vivant au hasard sans principes bien dcids par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les mpriser, mais souvent sans les bien connatre. Ds ma jeunesse j'avais fix cette poque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prtentions en tout genre. Bien rsolu, ds cet ge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me dbattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours vivre au jour la journe sans plus m'occuper de l'avenir. Le moment venu, j'excutai ce projet sans peine et quoique alors ma fortune semblt vouloir prendre une assiette plus fixe j'y renonai non seulement sans regret mais avec un plaisir vritable. En me dlivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines esprances, je me livrai pleinement l'incurie et au repos d'esprit qui fit toujours mon got le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes, je renonai toutes parures, plus d'pe, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je dracinai de mon coeur les cupidits et les convoitises qui donnent du prix tout ce que je quittais. Je renonai la place que j'occupais alors, pour laquelle je n'tais nullement propre, et je me mis copier de la musique tant la page, occupation pour laquelle J'avais eu toujours un got dcid. Je ne bornai pas ma rforme aux choses extrieures. Je sentis que celle-l mme en exigeait une autre, plus pnible sans doute mais plus ncessaire dans les opinions, et rsolu de n'en pas faire deux fois, j'entrepris de soumettre mon intrieur un examen svre qui le rglt pour le reste de ma vie et que je voulais le trouver ma mort.

Une grande rvolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dvoilait mes regards, les insenss jugements des hommes dont sans prvoir encore combien j'en serais la victime, je commenais sentir l'absurdit, le besoin toujours croissant d'un autre bien que la gloriole littraire dont peine la vapeur m'avait atteint que j'en tais dj dgot, le dsir enfin de tracer pour le reste de ma carrire une route moins incertaine que celle dans laquelle j'en venais de passer la plus elle moiti, tout m'obligeait cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. Je l'entrepris donc et je ne ngligeai rien de ce qui dpendait de moi pour bien excuter cette entreprise. C'est de cette poque que je puis dater mon entier renoncement au monde et ce got vif pour la solitude qui ne m'a plus quitt depuis ce temps-l. L'ouvrage que j'entreprenais ne pouvait s'excuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues et paisibles mditations que le tumulte de la socit ne souffre pas. Cela me fora de prendre pour un temps une autre manire de vivre dont ensuite je me trouvai si bien que, ne l'ayant interrompue depuis lors que par force et pour peu d'instants, je l'ai reprise de tout mon coeur et m'y suis born sans peine aussitt que je l'ai pu, et quand ensuite les hommes m'ont rduit vivre seul, j'ai trouv qu'en me squestrant pour me rendre misrable ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n'avais su faire moi-mme. Je me livrai au travail que j'avais entrepris avec un zle proportionn et l'importance de la chose et au besoin que je sentais en avoir. Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient gure aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrsolutions, ils avaient branl toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu'il m'importait le plus de connatre : car, ardents missionnaires d'athisme et trs imprieux dogmatiques, ils n'enduraient point sans colre que sur quelque point que ce pt tre on ost penser autrement qu'eux. Je m'tais dfendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n'adoptai leur dsolante doctrine, et cette rsistance des hommes aussi intolrants, qui d'ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisrent leur animosit. Ils ne m'avaient pas persuad mais ils m'avaient inquit. Leurs arguments m'avaient branl sans m'avoir jamais convaincu ; je n'y trouvais point de bonne rponse mais je sentais qu'il y en devait avoir. Je m'accusais moins d'erreur que d'ineptie, et mon coeur leur rpondait mieux que ma raison. Je me dis enfin : Me laisserai-je ternellement ballotter par les sophismes des mieux disants dont je ne suis pas mme sr que les opinions qu'ils prchent et qu'ils ont tant d'ardeur faire adopter aux autres soient bien les leurs eux-mmes ? Leurs passions, qui gouvernent leur doctrine, leurs intrts de faire croire ceci ou cela rendent impossible pntrer ce qu'ils croient eux-mmes. Peut-on chercher de la bonne foi dans des chefs de parti ? Leur philosophie est pour les autres ; il m'en faudrait une pour moi. Cherchons-la de toutes mes forces tandis qu'il est temps encore afin d'avoir une rgle fixe de conduite pour le reste de mes jours. Me voil dans la maturit de l'ge dans toute la force de l'entendement. Dj je touche au dclin. Si j'attends encore, je n'aurai plus dans ma dlibration tardive l'usage de toutes mes forces ; mes facults intellectuelles auront dj perdu de leur activit, je ferai moins bien ce que je puis faire aujourd'hui de mon mieux possible : saisissons ce moment favorable ; il est l'poque de ma rforme externe et matrielle, qu'il soit aussi celle de ma rforme intellectuelle et morale. Fixons une bonne fois mes opinions, mes principes, et soyons pour le reste de ma vie ce que j'aurai trouv devoir tre aprs y avoir bien pens. J'excutai ce projet lentement et diverses reprises, mais avec tout l'effort et toute l'attention dont j'tais capable. Je sentais vivement que le repos du reste de mes jours et mon sort total en dpendaient. Je m'y trouvai d'abord dans un tel labyrinthe d'embarras, de difficults, d'objections, de tortuosits, de tnbres que, vingt fois tent de tout abandonner, je fus prs, renonant de vaines recherches, de m'en tenir dans mes dlibrations aux rgles de la prudence commune sans plus en chercher dans des principes que j'avais tant de peine dbrouiller. Mais cette prudence mme m'tait tellement trangre, je me sentais si peu propre l'acqurir que la prendre pour mon guide n'tait autre chose que vouloir travers les mers les orages, chercher sans gouvernail, sans boussole, un fanal presque inaccessible et qui ne m'indiquait aucun port. Je persistai : pour la premire fois de ma vie j'eus du courage, et je dois son succs d'avoir pu soutenir l'horrible destine qui ds lors commenait m'envelopper sans que j'en eusse le moindre soupon. Aprs les recherches les plus ardentes et les plus sincres qui jamais peut-tre aient t faites par aucun mortel, je me dcidai pour toute ma vie sur tous les sentiments qu'il m'importait d'avoir, et si j'ai pu me tromper dans mes rsultats, je suis sr au moins que mon erreur ne peut m'tre impute crime, car j'ai fait tous mes efforts pour m'en garantir. Je ne doute point, il est vrai, que les prjugs de l'enfance et les voeux secrets de mon coeur n'aient fait pencher la balance du ct le plus consolant pour moi. On se dfend difficilement de croire ce qu'on dsire avec tant d'ardeur et qui peut douter que l'intrt d'admettre ou rejeter les jugements de l'autre vie ne dtermine la foi de la plupart des hommes sur leur esprance ou leur crainte ? Tout cela pouvait fasciner mon jugement j'en conviens, mais non pas altrer ma bonne foi car je craignais de me tromper sur toute chose. Si tout consistait dans l'usage de cette vie, il m'importait de le savoir, pour en tirer du moins

le meilleur parti qu'il dpendrait de moi tandis qu'il tait encore temps, et n'tre pas tout fait dupe. Mais ce que j'avais le plus redouter au monde dans la disposition o je me sentais tait d'exposer le sort ternel de mon me pour la jouissance des biens de ce monde, qui ne m'ont jamais paru d'un grand prix. J'avoue encore que je ne levai pas toujours ma satisfaction toutes ces difficults qui m'avaient embarrass, et dont nos philosophes avaient si souvent rebattu mes oreilles. Mais, rsolu de me dcider enfin sur des matires o l'intelligence humaine a si peu de prise et trouvant de toutes parts des mystres impntrables et des objections insolubles, j'adoptai dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux tabli directement, le plus croyable en lui-mme, sans m'arrter aux objections que je ne pouvais rsoudre mais qui se rtorquaient par d'autres objections non moins fortes dans le systme oppos. Le ton dogmatique sur ces matires ne convient qu' des charlatans ; mais il importe d'avoir un sentiment pour soi, et de le choisir avec toute la maturit de jugement qu'on y peut mettre. Si malgr cela nous tombons dans l'erreur nous n'en saurions porter la peine en bonne justice puisque nous n'en aurons point la coulpe. Voil le principe inbranlable qui sert de base ma scurit.

Le rsultat de mes pnibles recherches fut tel peu prs que je l'ai consign depuis dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, ouvrage indignement prostitu et profan dans la gnration prsente, mais qui peut faire un jour rvolution parmi les hommes si jamais il y renat du bon sens et de la bonne foi. Depuis lors, rest tranquille dans les principes que J'avais adopts aprs une mditation si longue et si rflchie, j'en ai fait la rgle immuable de ma conduite et de ma foi, sans plus m'inquiter ni des objections que je n'avais pu rsoudre ni de celles que je n'avais pu prvoir et qui se prsentaient nouvellement de temps autre mon esprit. Elles m'ont inquit quelquefois mais elles ne m'ont jamais branl. Je me suis toujours dit : Tout cela ne sont que des arguties et des subtilits mtaphysiques qui ne sont d'aucun poids auprs des principes fondamentaux adopts par ma raison, confirms par mon coeur, et qui tous portent le sceau de l'assentiment intrieur dans le silence des passions. Dans des matires si suprieures l'entendement humain une objection que je ne puis rsoudre renversera-t-elle tout un corps de doctrine si solide si bien lie et forme avec tant de mditation et de soin, si bien approprie ma raison, mon coeur, tout mon tre, et renforce de l'assentiment intrieur que Je sens manquer toutes les autres ? Non, de vaines argumentations ne dtruiront jamais la convenance que j'aperois entre ma nature immortelle et la constitution de ce monde et l'ordre physique que j'y vois rgner. J'y trouve dans l'ordre moral correspondant et dont le systme est le rsultat de mes recherches les appuis dont j'ai besoin pour supporter les misres de ma vie. Dans tout autre systme je vivrais sans ressource et je mourrais sans espoir. Je serais la plus malheureuse des cratures. Tenons-nous-en donc celui qui seul suffit pour me rendre heureux en dpit de la fortune et des hommes. Cette dlibration et la conclusion que j'en tirai ne semblent-elles pas avoir t dictes par le ciel mme pour me prparer la destine qui m'attendait et me mettre en tat de la soutenir ? Que serais-je devenu, que deviendrais-je encore, dans les angoisses affreuses qui m'attendaient et dans l'incroyable situation o je suis rduit pour le reste de ma vie, si, rest sans asile o je pusse chapper mes implacables perscuteurs, sans ddommagement des opprobres qu'ils me font essuyer en ce monde et sans espoir d'obtenir jamais la justice qui m'tait due, je m tais vu livr tout entier au plus horrible sort qu'ait prouv sur la terre aucun mortel ? Tandis que, tranquille dans mon innocence, je n'imaginais qu'estime et bienveillance pour moi parmi les hommes tandis que mon coeur ouvert et confiant s'panchait avec des amis et des frres, les tratres m'enlaaient en silence de rets forgs au fond des enfers. Surpris par les plus imprvus de tous les malheurs et les plus terribles pour une me fire, tran dans la fange sans jamais savoir par qui ni pourquoi, plong dans un abme d'ignominie, envelopp d'horribles tnbres travers lesquelles je n'apercevais que de sinistres objets, la premire surprise je fus terrass, et jamais je ne serais revenu de l'abattement o me jeta ce genre imprvu de malheurs si je ne m'tais mnag d'avance des forces pour me relever dans mes chutes.

Ce ne fut qu'aprs des annes d'agitations que, reprenant enfin mes esprits n et commenant de rentrer en moi-mme, je sentis le prix des ressources que je m'tais mnages pour l'adversit. Dcid sur toutes les choses dont il m'importait de juger, je vis, en comparant mes maximes ma situation, que je donnais aux insenss jugements des hommes et aux petits vnements de cette courte vie beaucoup plus d'importance qu'ils n'en avaient. Que cette vie n'tant qu'un tat d preuves, il importait peu que ces preuves fussent de telle ou telle sorte pourvu qu'il en rsultt l'effet auquel elles taient destines, et que par consquent plus les preuves taient grandes, fortes, multiplies, plus il tait avantageux de les savoir soutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit le ddommagement grand et sr, et la certitude de ce ddommagement tait le principal fruit que j'avais retir de mes mditations prcdentes. Il est vrai qu'au milieu des outrages sans nombre et des indignits sans mesure dont je me sentais accabl de toutes parts, des intervalles d'inquitude et de doutes venaient de temps autre branler mon esprance et troubler ma tranquillit. Les puissantes objections que je n'avais pu rsoudre se prsentaient alors mon esprit avec plus de force pour achever de m'abattre prcisment dans les moments o, surcharg du poids de ma destine, j'tais prt tomber dans le dcouragement. Souvent des arguments nouveaux que j'entendais faire me revenaient dans l'esprit l'appui de ceux qui m'avaient dj tourment. Ah ! me disais-je alors dans des serrements de coeur prts m'touffer, qui me garantira du dsespoir si dans l'horreur de mon sort je ne vois plus que des chimres dans les consolations que me fournissait ma raison ? si, dtruisant ainsi son propre ouvrage, elle renverse tout l'appui d'esprance et de confiance qu'elle m'avait mnag dans l'adversit ? Quel appui que des illusions qui ne bercent que moi seul au monde ? Toute la gnration prsente ne voit qu'erreurs et prjugs dans les sentiments dont je me nourris seul ; elle trouve la vrit, l'vidence, dans le systme contraire au mien, elle semble mme ne pouvoir croire que je l'adopte de bonne foi, et moi-mme en m'y livrant de toute ma volont j'y trouve des difficults insurmontables qu'il m'est impossible de rsoudre et qui ne m'empchent pas d'y persister. Suis-je donc seul sage, seul clair parmi les mortels ? Pour croire que les choses sont ainsi suffit-il qu'elles me conviennent ? Puis-je prendre une confiance claire en des apparences qui n'ont rien de solide aux yeux du reste des hommes et qui me sembleraient mme illusoires moi- mme si mon coeur ne soutenait pas ma raison ? N'et-il pas mieux valu combattre mes perscuteurs armes gales en adoptant leurs maximes que de rester sur les chimres des miennes en proie leurs atteintes sans agir pour les repousser ? Je me crois sage et je ne suis que dupe, victime et martyr d'une vaine erreur.

Combien de fois dans ces moments de doute et d'incertitude je fus prt' m'abandonner au dsespoir! Si jamais j'avais pass dans cet tat un mois entier c'tait fait de ma vie et de moi. Mais ces crises quoique autrefois assez frquentes, ont toujours t courtes, et maintenant que je n'en suis pas dlivr tout fait encore elles sont si rares et si rapides qu'elles n'ont pas mme la force de troubler mon repos. Ce sont de lgres inquitudes qui n'affectent pas plus mon me qu'une plume qui tombe dans la rivire ne peut altrer le cours de l'eau. J'ai senti que remettre en dlibration les mmes points sur lesquels je m'tais ci-devant dcid tait me supposer de nouvelles lumires ou le jugement plus form ou plus de zle pour la vrit que je n'avais lors de mes recherches, qu'aucun de ces cas n'tant ni ne pouvant tre le mien, je ne pouvais prfrer par aucune raison solide des opinions qui dans l'accablement du dsespoir ne me tentaient que pour augmenter ma misre, des sentiments adopts dans la vigueur de l'ge, dans toute la maturit de l'esprit, aprs examen le plus rflchi, et dans des temps o le calme de ma vie ne me laissait d'autre intrt dominant que celui de connatre la vrit. Aujourd'hui que mon coeur serr de dtresse, mon me affaisse par les ennuis mon imagination effarouche, ma tte trouble par tant d'affreux mystres dont je suis environn aujourd'hui que toutes mes facults, affaiblies par la vieillesse et les angoisses, ont perdu tout leur ressort, irai-je m'ter plaisir toutes les ressources que je m'tais mnages, et donner plus de confiance ma raison dclinante pour me rendre injustement malheureux qu' ma raison pleine et vigoureuse pour me ddommager des maux que je souffre sans les avoir mrits ? Non, je ne suis ni plus sage, ni mieux instruit, ni de meilleure foi que quand Je me dcidai sur ces grandes questions, je n'ignorais pas alors les difficults dont je me laisse troubler aujourd'hui, elles ne m'arrtrent pas, et s'il s'en prsente quelques nouvelles dont on ne s'tait pas encore avis, ce sont les sophismes d'une subtile mtaphysique qui ne sauraient balancer les vrits ternelles admises de tous les temps, par tous les sages reconnues par toutes les nations et graves dans le coeur humain en caractres ineffaables. Je savais en mditant sur ces matires que l'entendement humain circonscrit par les sens ne les pouvait embrasser dans toute leur tendue. Je m'en tins donc ce qui tait ma porte sans m'engager dans ce qui la passait. Ce parti tait raisonnable, Je l'embrassai Jadis, et m'y tins avec l'assentiment de mon coeur et de ma raison Sur quel fondement y renoncerais-je aujourd'hui que tant de puissants motifs m'y doivent tenir attach ? Quel danger vois-je le suivre ? Quel profit trouverais- je abandonner ? En prenant la doctrine de mes perscuteurs, prendrais-je aussi leur morale ? Cette morale sans racine et sans fruit qu'ils talent pompeusement dans des livres ou dans quelque action d'clat sur le thtre, sans qu'il en pntre jamais rien dans le coeur ni dans la raison - ou bien cette autre morale secrte et cruelle, doctrine intrieure de tous leurs initis, laquelle l'autre ne sert que de masque, qu'ils suivent seule dans leur conduite et qu'ils ont si habilement pratique mon gard. Cette morale, purement offensive, ne sert point la dfense et n'est bonne qu' l'agression. De quoi me servirait-elle dans l'tat o ils m'ont rduit ? Ma seule innocence me soutient dans les malheurs, et combien me rendrais-je plus malheureux encore, si m'tant cette unique mais puissante ressource, j'y substituais la mchancet ? Les atteindrais-je dans l'art de nuire, et quand j'y russirais de quel mal me soulagerait celui que je leur pourrais faire ? Je perdrais ma propre estime et je ne gagnerais rien la place.

C'est ainsi que raisonnant avec moi-mme je parvins ne plus me laisser branler dans mes principes par des arguments captieux, par des objections insolubles et par des difficults qui passaient ma porte et peut-tre celle de l'esprit humain. Le mien, restant dans la plus solide assiette que j'avais pu lui donner, s'accoutuma si bien s'y reposer l'abri de ma conscience qu'aucune doctrine trangre ancienne ou nouvelle ne peut plus l'mouvoir, ni troubler un instant mon repos. Tomb dans la langueur et l'appesantissement d'esprit, j'ai oubli jusqu'aux raisonnements sur lesquels je fondais ma croyance et mes maximes, mais je n'oublierai jamais les conclusions que j'en ai tires avec l'approbation de ma conscience et de ma raison, et je m'y tiens dsormais. Que tous les philosophes viennent ergoter contre : ils perdront leur temps et leurs peines. Je me tiens pour le reste de ma vie en toute chose au parti que j'ai pris quand j'tais plus en tat de bien choisir. Tranquille dans ces dispositions, j'y trouve, avec le contentement de moi, l'esprance et les consolations dont j'ai besoin dans ma situation. Il n'est pas possible qu'une solitude aussi complte, aussi permanente, aussi triste en elle-mme, l'animosit toujours sensible et toujours active de toute la gnration prsente, les indignits dont elle m'accable sans cesse, ne me jettent quelquefois dans l'abattement ; l'esprance branle, les doutes dcourageants reviennent encore de temps autre troubler mon me et la remplir de tristesse. C'est alors qu'incapable des oprations de l'esprit ncessaires pour me rassurer moi- mme, j'ai besoin de me rappeler mes anciennes rsolutions, les soins l'attention, la sincrit de coeur que j'ai mis les prendre reviennent alors mon souvenir et me rendent toute ma confiance. Je me refuse ainsi toutes nouvelles ides comme des erreurs funestes qui n'ont qu'une fausse apparence et ne sont bonnes qu' troubler mon repos. Ainsi retenu dans l'troite sphre de mes anciennes connaissances, je n'ai pas, comme Solon, le bonheur de pouvoir m'instruire chaque jour en vieillissant, et je dois mme me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je suis dsormais hors d'tat de bien savoir. Mais s'il me reste peu d'acquisitions esprer du ct des lumires utiles, il m'en reste de bien importantes faire du ct des vertus ncessaires mon tat. C'est l qu'il serait temps d'enrichir et d'orner mon me d'un acquis qu'elle pt emporter avec elle, lorsque, dlivre de ce corps qui l'offusque et l'aveugle, et voyant la vrit sans voile, elle apercevra la misre de toutes ces connaissances dont nos faux savants sont si vains. Elle gmira des moments perdus en cette vie les vouloir acqurir. Mais la patience, la douceur, la rsignation, l'intgrit, la justice impartiale sont un bien qu'on emporte avec soi, et dont on peut s'enrichir sans cesse, sans craindre que la mort mme nous en fasse perdre le prix. C'est cette unique et utile tude que je consacre le reste de ma vieillesse. Heureux si par mes progrs sur moi-mme j'apprends sortir de la vie, non meilleur, car cela n'est pas possible, mais plus vertueux que je n'y suis entr.


QUATRIME PROMENADE

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Dans le petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque est celui qui m'attache et me profite le plus. Ce fut la premire lecture de mon enfance, ce sera la dernire de ma vieillesse, c'est presque le seul auteur que je n'ai jamais lu sans en tirer quelque fruit. Avant-hier, je lisais dans ses oeuvres morales le trait Comment on pourra tirer utilit de ses ennemis Le mme jour, en rangeant quelques brochures qui m'ont t envoyes par les auteurs, je tombai sur un des journaux de l'abb Rosier, au titre duquel il avait mis ces paroles : Vitam vero impendenti, Rosier. Trop au fait des tournures de ces messieurs pour prendre le change sur celle-l, je compris qu'il avait cru sous cet air de politesse me dire une cruelle contrevrit : mais sur quoi fond ? Pourquoi ce sarcasme ? Quel sujet y pouvais-je avoir donn ? Pour mettre profit les leons du bon Plutarque je rsolus d'employer m'examiner sur le mensonge la promenade du lendemain, et j'y vins bien confirm dans l'opinion dj prise que le Connais-toi toi-mme du temple de Delphes n'tait pas une maxime si facile suivre que je l'avais cru dans mes Confessions Le lendemain, m'tant mis en marche pour excuter cette rsolution, la premire ide qui me vint en commenant me recueillir fut celle d'un mensonge affreux fait dans ma premire jeunesse, dont le souvenir m'a troubl toute ma vie et vient, jusque dans ma vieillesse, contrister encore mon coeur dj navr de tant d'autres faons. Ce mensonge, qui fut un grand crime en lui-mme, en dut tre un plus grand encore par ses effets que j'ai toujours ignors, mais que le remords m'a fait supposer aussi cruels qu'il tait possible. Cependant, ne considrer que la disposition o j'tais en le faisant, ce mensonge ne fut qu'un fruit de la mauvaise honte, et bien loin qu'il partt d'une intention de nuire celle qui en fut la victime, je puis jurer la face du ciel qu' l'instant mme o cette honte invincible me l'arrachait j'aurais donn tout mon sang avec joie pour en dtourner l'effet sur moi seul. C'est un dlire que je ne puis expliquer qu'en disant comme je le crois sentir qu'en cet instant mon naturel timide subjugua tous les voeux de mon coeur. Le souvenir de ce malheureux acte et les inextinguibles regrets qu'il m'a laisss m'ont inspir pour le mensonge une horreur qui a d garantir mon coeur de ce vice pour le reste de ma vie. Lorsque je pris ma devise, je me sentais fait pour la mriter, et je ne doutais pas que je n'en fusse digne quand sur le mot de l'abb Rosier je commenai de m'examiner plus srieusement. Alors, en m'pluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelais avoir dites comme vraies dans le mme temps o, fier en moi-mme de mon amour pour la vrit, je lui sacrifiais ma sret mes intrts, ma personne avec une impartialit dont je ne connais nul autre exemple parmi les humains.

Ce qui me surprit le plus tait qu'en me rappelant ces choses controuves', je n'en sentais aucun vrai repentir. Moi dont l'horreur pour la fausset n'a rien dans mon coeur qui la balance, moi qui braverais les supplices s'il les fallait viter par un mensonge, par quelle bizarre inconsquence mentais-je ainsi de gaiet de coeur sans ncessit sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n'en sentais-je pas le moindre regret moi que le remords d'un mensonge n'a cess d'affliger pendant cinquante ans ? Je ne me suis jamais endurci sur mes fautes ; l'instinct moral m'a toujours bien conduit, ma conscience a gard sa premire intgrit, et quand mme elle se serait altre en se pliant mes intrts, comment gardant toute sa droiture dans les occasions o l'homme forc par ses passions peut au moins s'excuser sur sa faiblesse, la perd-elle uniquement dans les choses indiffrentes o le vice n'a point d'excuse ? Je vis que de la solution de ce problme dpendait la justesse du jugement que j'avais porter en ce point sur moi-mme, et aprs l'avoir bien examin voici de quelle manire je parvins me l'expliquer. Je me souviens d'avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c'est cacher une vrit que l'on doit manifester. Il suit bien de cette dfinition que taire une vrit qu'on n'est pas oblig de dire n'est pas mentir ; mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vrit dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas ? Selon la dfinition, l'on ne saurait dire qu'il ment ; car s'il donne de la fausse monnaie un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas.

Il se prsente ici deux questions examiner, trs importantes l'une et l'autre. La premire, quand et comment on doit autrui la vrit puisqu'on ne la doit pas toujours. La seconde, s'il est des cas o l'on puisse tromper innocemment. Cette seconde question est trs dcide, je le sais bien ; ngativement dans les livres, o la plus austre morale ne cote rien l'auteur, affirmativement dans la socit o la morale des livres passe pour un bavardage impossible pratiquer. Laissons donc ces autorits qui se contredisent, et cherchons par mes propres principes rsoudre pour moi ces questions.

La vrit gnrale et abstraite est le plus prcieux de tous les biens. Sans elle l'homme est aveugle ; elle est l'oeil de la raison. C'est par elle que l'homme apprend se conduire, tre ce qu'il doit tre, faire ce qu'il doit faire, tendre sa vritable fin. La vrit particulire et individuelle n'est pas toujours un bien, elle est quelquefois un mal, trs souvent une chose indiffrente. Les choses qu'il importe un homme de savoir et dont la connaissance est ncessaire son bonheur ne sont peut-tre pas en grand nombre ; mais en quelque nombre qu'elles soient elles sont un bien qui lui appartient, qu'il a droit de rclamer partout o il le trouve, et dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu'elle est de ces biens communs tous dont la communication n'en prive point celui qui le donne. Quant aux vrits qui n'ont aucune sorte d'utilit ni pour l'instruction ni dans la pratique, comment seraient-elles un bien d, puisqu'elles ne sont pas mme un bien ? et puisque la proprit n'est fonde que sur l'utilit, o il n'y a point d'utilit possible il ne peut y avoir de proprit. On peut rclamer un terrain quoique strile parce qu'on peut au moins habiter sur le sol : mais qu'un fait oiseux, indiffrent tous gards et sans consquence pour personne, soit vrai ou faux, cela n'intresse qui que ce soit. Dans l'ordre moral rien n'est inutile non plus que dans l'ordre physique. Rien ne peut tre d de ce qui n'est bon rien pour qu'une chose soit due il faut qu'elle soit ou puisse tre utile. Ainsi, la vrit due est celle qui intresse la justice, et c'est profaner ce nom sacr de vrit que de l'appliquer aux choses vaines dont l'existence est indiffrente tous, et dont la connaissance est inutile tout. La vrit dpouille de toute espce d'utilit mme possible ne peut donc pas tre une chose due, et par consquent celui qui la tait ou la dguise ne ment point.

Mais est-il de ces vrits si parfaitement striles qu'elles soient de tout point inutiles tout, c'est un autre article discuter et auquel je reviendrai tout l'heure. Quant prsent, passons la seconde question.

Ne pas dire ce qui est vrai et dire ce qui est faux sont deux choses trs diffrentes, mais dont peut nanmoins rsulter le mme effet ; car ce rsultat est assurment bien le mme toutes les fois que cet effet est nul. Partout o la vrit est indiffrente 'erreur contraire est indiffrente aussi, d'o il suit qu'en pareil cas celui qui trompe en disant le contraire de la vrit n est pas plus injuste que celui qui trompe en ne la dclarant pas ; car en fait de vrits inutiles, l'erreur n'a rien de pire que ignorance. Que je croie le sable qui est au fond de la mer blanc ou rouge cela ne m importe pas plus que d'ignorer de quelle couleur il est. Comment pourrait-on tre injuste en ne nuisant personne, puisque l'injustice ne consiste que dans le tort fait autrui ? Mais ces questions ainsi sommairement dcides ne sauraient me fournir encore aucune application sre pour la pratique, sans beaucoup d'claircissements pralables ncessaires pour faire avec justesse cette application dans tous les cas qui peuvent se prsenter. Car si l'obligation de dire la vrit n'est fonde que sur son utilit, comment me constituerai-je juge de cette utilit ? Trs souvent l'avantage de l'un fait le prjudice de l'autre, l'intrt particulier est presque toujours en opposition avec l'intrt public. Comment se conduire en pareil cas ? Faut-il sacrifier l'utilit de l'absent celle de la personne qui l'on parle ? Faut-il taire ou dire la vrit qui profitant l'un nuit l'autre ? Faut-il peser tout ce qu'on doit dire l'unique balance du bien public ou celle de la justice distributive, et suis-je assur de connatre assez tous les rapports de la chose pour ne dispenser les lumires dont je dispose que sur les rgles de l'quit ? De plus, en examinant ce qu'on doit aux autres, ai-je examin suffisamment ce qu'on se doit soi-mme, ce qu'on doit la vrit pour elle seule ? Si je ne fais aucun tort un autre en le trompant, s'ensuit-il que je ne m'en fasse point moi-mme, et suffit-il de n'tre jamais injuste pour tre toujours innocent ? Que d'embarrassantes discussions dont il serait ais de se tirer en se disant : Soyons toujours vrais au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-mme est dans la vrit des choses, le mensonge est toujours iniquit, l'erreur est toujours imposture, quand on donne ce qui n'est pas pour la rgle de ce qu'on doit faire ou croire : et quelque effet qui rsulte de la vrit on est toujours inculpable quand on l'a dite, parce qu'on n'y a rien mis du sien. Mais c'est l trancher la question sans la rsoudre. Il ne s'agissait pas de prononcer s'il serait bon de dire toujours la vrit, mais si l'on y tait toujours galement oblig, et sur la dfinition que j'examinais supposant que non, de distinguer les cas o la vrit est rigoureusement due, de ceux ou l'on peut la taire sans injustice et la dguiser sans mensonge : car j'ai trouv que de tels cas existaient rellement. Ce dont il s'agit est donc de chercher une rgle sre pour les connatre et les bien dterminer.

Mais d'o tirer cette rgle et la preuve de son infaillibilit ? Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouv de les rsoudre par le dictamen de ma conscience, plutt que par les lumires de ma raison. Jamais l'instinct moral ne m'a tromp : il a gard jusqu'ici sa puret dans mon coeur assez pour que je puisse m'y confier, et s'il se tait quelquefois devant mes passions dans ma conduite, il reprend bien son empire sur elles dans mes souvenirs. C'est l que je me juge moi-mme avec autant de svrit peut-tre que je serai jug par le souverain juge aprs cette vie.

Juger des discours des hommes par les effets qu'ils produisent, c'est souvent mal les apprcier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles connatre, ils varient l'infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus. Mais c'est uniquement l'intention de celui qui les tient qui les apprcie et dtermine leur degr de malice ou de bont. Dire faux n'est mentir que par l'intention de tromper, et l'intention mme de tromper, loin d'tre toujours jointe avec celle de nuire, a quelquefois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l'intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l'erreur dans laquelle on jette ceux qui l'on parle ne peut nuire eux ni personne en quelque faon que ce soit. Il est rare et difficile qu'on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu'un mensonge soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage soi-mme est imposture, mentir pour l'avantage d'autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie ; c'est la pire espce de mensonge. Mentir sans profit ni prjudice de soi ni d'autrui n'est pas mentir : ce n'est pas mensonge, c'est fiction. Les fictions qui ont un objet moral s'appellent apologues ou fables, et comme leur objet n'est ou ne doit tre que d'envelopper des vrits utiles sous des formes sensibles et agrables en pareil cas on ne s'attache gure cacher le mensonge de fait qui n'est que l'habit de la vrit, et celui qui ne dbite une fable que pour une fable ne ment en aucune faon. Il est d'autres fictions purement oiseuses, telles que sont la plupart des contes et ds romans qui, sans renfermer aucune instruction vritable, n'ont pour objet que l'amusement. Celles-l, dpouilles de toute utilit morale, ne peuvent s'apprcier que par l'intention de celui qui les invente, et lorsqu'il les dbite avec affirmation comme des vrits relles on ne peut gure disconvenir qu'elles ne soient de vrais mensonges. Cependant, qui jamais s'est fait un grand scrupule de ces mensonges-l, et qui jamais en a fait un reproche grave ceux qui les font ? S'il y a par exemple quelque objet moral dans le Temple de Gnide, cet objet est bien offusqu et gt par les dtails voluptueux et par les images lascives. Qu'a fait l'auteur pour couvrir cela d'un vernis de modestie ? Il a feint que son ouvrage tait la traduction d'un manuscrit grec, et il a fait l'histoire de la dcouverte de ce manuscrit de la faon la plus propre persuader ses lecteurs de la vrit de son rcit. Si ce n'est pas l un mensonge bien positif, qu'on me dise donc ce que c'est que mentir. Cependant, qui est-ce qui s'est avis de faire l'auteur un crime de ce mensonge et de le traiter pour cela d'imposteur ?

On dira vainement que ce n'est l qu'une plaisanterie, que l'auteur tout en affirmant ne voulait persuader personne, qu'il n'a persuad personne en effet, et que le public n'a pas dout un moment qu'il ne ft lui-mme l'auteur de l'ouvrage prtendu grec dont il se donnait pour le traducteur. Je rpondrai qu'une pareille plaisanterie sans aucun objet n'et t qu'un bien sot enfantillage, qu'un menteur ne ment pas moins quand il affirme quoiqu'il ne persuade pas, qu'il faut dtacher du public instruit des multitudes de lecteurs simples et crdules qui l'histoire du manuscrit narre par un auteur grave avec un air de bonne foi en a rellement impos, et qui ont bu sans crainte dans une coupe de forme antique le poison dont ils se seraient au moins dfis s'il leur et t prsent dans un vase moderne.

Que ces distinctions se trouvent ou non dans les livres, elles ne s'en font pas moins dans le coeur de tout homme de bonne foi avec lui-mme, qui ne veut rien se permettre que sa conscience puisse lui reprocher. Car dire une chose fausse son avantage n'est pas moins mentir que si on la disait au prjudice d'autrui, quoique le mensonge soit moins criminel. Donner l'avantage qui ne doit pas l'avoir, c'est troubler l'ordre de la justice, attribuer faussement soi-mme ou autrui un acte d'o peut rsulter louange ou blme, inculpation ou disculpation, c'est faire une chose injuste, or tout ce qui, contraire la vrit blesse la justice en quelque faon que ce soit est mensonge. Voil la limite exacte : mais tout ce qui, contraire la vrit, n'intresse la justice en aucune sorte, n'est que fiction, et j'avoue que quiconque se reproche une pure fiction comme un mensonge a la conscience plus dlicate que moi. Ce qu'on appelle mensonges officieux sont de vrais mensonges, parce qu'en imposer l'avantage soit d'autrui soit de soi-mme n'est pas moins injuste que d'en imposer son dtriment. Quiconque loue ou blme contre la vrit ment, ds qu'il s'agit d'une personne relle. S'il s'agit d'un tre imaginaire il en peut dire tout ce qu'il veut sans mentir, moins qu'il ne juge sur la moralit des faits qu'il invente et qu'il n'en juge faussement : car alors s'il ne ment pas dans le fait, il ment contre la vrit morale, cent fois plus respectable que celle des faits. J'ai vu de ces gens qu'on appelle vrais dans le monde. Toute leur vracit s'puise dans les conversations oiseuses citer fidlement les lieux, les temps, les personnes, ne se permettre aucune fiction, ne broder aucune circonstance, ne rien exagrer. En tout ce qui ne touche point leur intrt ils sont dans leurs narrations de la plus inviolable fidlit. Mais s'agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de prs, toutes les couleurs sont employes pour prsenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux, et si le mensonge leur est utile et qu'ils s'abstiennent de le dire eux-mmes, ils le favorisent avec adresse et font en sorte qu'on l'adopte sans le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence : adieu la vracit L'homme que j'appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indiffrentes la vrit qu'alors l'autre respecte si fort le touche fort peu, et il ne se fera gure de scrupule d'amuser une compagnie par des faits controuvs dont il ne rsulte aucun jugement injuste ni pour ni contre qui que ce soit, vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu'un profit ou dommage, estime ou mpris louange ou blme contre la Justice et la vrit est un mensonge qui jamais n'approchera de son coeur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, mme contre son intrt, quoiqu'il se pique assez peu de l'tre dans les conversations oiseuses. Il est vrai en ce qu'il ne cherche tromper personne, qu'il est aussi fidle la vrit qui l'accuse qu' celle qui l'honore, et qu'il n'en impose jamais pour son avantage ni pour cuire son ennemi. La diffrence donc qu'il y a entre mon homme vrai et l'autre est que celui du monde est trs rigoureusement fidle toute vrit qui ne lui cote rien, mais pas au-del, et que le mien ne la sert jamais si fidlement que quand il faut s'immoler pour elle.

Mais, dirait-on, comment accorder ce relchement avec cet ardent amour pour la vrit dont je le glorifie ? Cet amour est donc faux puisqu'il souffre tant d'alliage ? Non, il est pur et vrai : mais il n'est qu'une manation de l'amour de la justice et le veut jamais tre faux quoiqu'il soit souvent fabuleux. Justice et vrit sont dans son esprit deux mots synonymes qu'il prend l'un pour l'autre indiffremment. La sainte vrit que son coeur adore ne consiste point en faits indiffrents et en noms inutiles, mais rendre fidlement chacun ce qui lui est d aux choses qui sont vritablement siennes, en imputations' bonnes ou mauvaises, en rtributions d'honneur ou de blme, de louange ou d'improbation. Il n'est faux ni contre autrui, parce que son quit l'en empche et qu'il ne veut nuire personne injustement, ni pour lui-mme, parce que sa conscience l'en empche et qu'il ne saurait s'approprier ce qui n'est pas lui. C'est surtout de sa propre estime qu'il est jaloux, c'est le bien dont il peut le moins se passer, et il sentirait une perte relle d'acqurir celle des autres aux dpens de ce bien-l. Il mentira donc quelquefois en choses indiffrentes sans scrupule et sans croire mentir, jamais pour le dommage ou le profit d'autrui ni de lui-mme. En tout ce qui tient aux vrits historiques, en tout ce qui a trait la conduite des hommes, la justice, la sociabilit, aux lumires utiles, il garantira de l'erreur et lui-mme et les autres autant qu'il dpendra de lui. Tout mensonge hors de l selon lui n'en est pas un. Si le Temple de Gnide est un ouvrage utile, l'histoire du manuscrit grec n'est qu'une fiction trs innocente ; elle est un mensonge trs punissable si l'ouvrage est dangereux. Telles furent mes rgles de conscience sur le mensonge et sur la vrit. Mon coeur suivait machinalement ces rgles avant que ma raison les et adoptes, et l'instinct moral en fit seul l'application. Le criminel mensonge dont la pauvre Marion fut la victime m'a laiss d'ineffaables remords qui m'ont garanti tout le reste de ma vie non seulement de tout mensonge de cette espce, mais de tous ceux qui, de quelque faon que ce pt tre, pouvaient toucher l'intrt et la rputation d'autrui. En gnralisant ainsi l'exclusion je me suis dispens de peser exactement l'avantage et le prjudice, et de marquer les limites prcises du mensonge nuisible et du mensonge officieux ; en regardant l'un et l'autre comme coupables, je me les suis interdits tous les deux. En ceci comme en tout le reste mon temprament a beaucoup influ sur mes maximes, ou plutt sur mes habitudes ; car je n'ai gure agi par rgle ou n'ai gure suivi d'autres rgles en toute chose que les impulsions de mon naturel. Jamais mensonge prmdit n'approcha de ma pense, jamais je n ai menti pour mon intrt, mais souvent j'ai menti par honte, pour me tirer d'embarras en choses indiffrentes ou qui n'intressaient tout au plus que moi seul, lorsqu'ayant soutenir un entretien la lenteur de mes ides et l'aridit de ma conversation me foraient de recourir aux fictions pour avoir quelque chose dire. Quand il faut ncessairement parler et que des vrits amusantes ne se prsentent pas assez tt mon esprit, je dbite des fables pour ne Pas demeurer muet, mais dans l'invention de ces fables' j'ai soin, tant que je puis, qu'elles ne soient pas des mensonges, c'est--dire qu'elles ne blessent ni la justice ni la vrit due et qu'elles ne soient que des fictions indiffrentes tout le monde et moi. Mon dsir serait bien d'y substituer au moins la vrit des faits une vrit morale ; c'est--dire d'y bien reprsenter les affections naturelles au coeur humain, et d'en faire sortir toujours quelque instruction utile, d'en faire en un mot des contes moraux des apologues ; mais il faudrait plus de prsence d esprit que je n'en ai et plus de facilit dans la parole pour savoir mettre profit pour l'instruction le babil de la conversation. Sa marche, plus rapide que celle de mes ides, me forant presque toujours de parler avant de penser, m'a souvent suggr des sottises et des Inepties que ma raison dsapprouvait et que mon coeur dsavouait mesure qu'elles chappaient de ma bouche, mais qui, prcdant mon propre jugement, ne pouvaient plus tre rformes par sa censure. C'est encore par cette premire et irrsistible impulsion du temprament que dans des moments imprvus et rapides la honte et la timidit m'arrachent souvent des mensonges auxquels ma volont n'a point de part, mais qui la prcdent en quelque sorte par la ncessite de rpondre a l'instant. L'impression profonde du souvenir de la pauvre Marion peut bien retenir toujours ceux qui pourraient tre nuisibles d'autres, mais non pas ceux qui peuvent servir me tirer d'embarras quand il s'agit de moi seul, ce qui n'est pas moins contre ma conscience et mes principes que ceux qui peuvent influer sur le sort d'autrui. J'atteste le ciel que si je pouvais l'instant d'aprs retirer le mensonge qui m excuse et dire la vrit qui me charge sans me faire un nouvel affront en me rtractant, je le ferais de tout mon coeur, mais la honte de me prendre ainsi moi-mme en faute me retient encore, et je me repens trs sincrement de ma faute, sans nanmoins l'oser rparer. Un exemple expliquera mieux ce que je veux dire et montrera que je ne mens ni par intrt ni par amour-propre, encore moins par envie ou par malignit : mais uniquement par embarras et mauvaise honte, sachant mme trs bien quelquefois que ce mensonge est connu pour tel et ne peut me servir du tout rien. Il y a quelque temps que M. Foulquier m'engagea contre mon usage a aller avec ma femme dner en manire de pique-nique avec lui et son ami Benoit chez la dame Vacassin, restauratrice, laquelle et ses deux filles dnrent aussi avec nous. Au milieu du dner, l'ane, qui est marie depuis peu et qui tait grosse, s'avisa de me demander brusquement et en me fixant si j'avais eu des enfants. Je rpondis en rougissant jusqu'aux yeux que je n'avais pas eu ce bonheur. Elle sourit malignement en regardant la compagnie : tout cela n'tait pas bien obscur, mme pour moi. Il est clair d'abord que cette rponse n'est point celle que j'aurais voulu faire, quand mme j'aurais eu l'intention d'en imposer ; car dans la disposition o je voyais les convives j'tais bien sr que ma rponse ne changeait rien a leur opinion sur ce point. On s'attendait cette ngative, on la provoquait mme pour jouir du plaisir de m'avoir fait sentir. Je n'tais pas assez bouch pour ne pas sentir cela. Deux minutes aprs, la rponse que 'aurais d faire me vint d'elle-mme. Voil une question peu discrte de la part d'une jeune femme un homme qui a vieilli garon. En parlant ainsi, sans mentir, sans avoir rougir d'aucun aveu, je mettais les rieurs de mon ct, et je lui faisais une petite leon qui naturellement devait la rendre un peu moins impertinente me questionner. Je ne fis rien de tout cela, je ne dis point ce qu'il fallait dire, je lis ce qu'il ne fallait pas et qui ne pouvait me servir je rien. Il est donc certain que ni mon jugement ni la volont ne dictrent ma rponse et qu'elle fut l'effet machinal de mon embarras. Autrefois je n'avais point cet embarras et je faisais l'aveu de mes fautes avec plus de franchise que de HONTE PARCE QUE JE NE DOUTAIS PAS QU'ON NE VT CE QUI LES ACHETAIT ET QUE JE SENTAIS AU-DEDANS DE MOI ; MAIS J'AVAIS DE LA MALIGNITE ME NAVRE ET ME DECONCERTE ; EN DEVENANT PLUS MALHEUREUX JE SUIS DEVENU PLUS ET JAMAIS JE N'AI MENTI QUE PAR TIMIDITE.

Je n'ai jamais mieux senti mon aversion naturelle sur le mensonge qu'en crivant les Confessions, car c'est l que les tentations auraient t frquentes et fortes, pour peu que mon penchant m'et port de ce ct. Mais loin d'avoir rien tu, rien dissimul qui ft ma charge, par un tour d'esprit que j'ai peine m'expliquer et qui vient peut-tre de l'loignement pour toute imitation, je me sentais plutt port mentir dans le sens contraire en n'accusant avec trop de svrit qu'en m'excusant avec trop d'indulgence, et ma conscience m'assure qu'un jour je serai jug moins svrement que je ne me suis jug moi-mme. Oui, je le dis et le sens avec une fire lvation d'me, j'ai port dans cet crit la bonne foi, la vracit, la franchise aussi loin, plus loin mme, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme sentant que le bien surpassait le mal j'avais mon intrt tout dire, et j'ai tout dit.

Je n'ai jamais dit moins, j'ai dit plus quelquefois, non dans les faits, mais dans les circonstances, et cette espce de mensonge fut plutt l'effet du dlire de l'imagination qu'un acte de la volont. J'ai tort mme de l'appeler mensonge, car aucune de ces additions n'en fut un. J'crivais mes Confessions dj vieux, et dgot des vains plaisirs de la vie que j'avais tous effleurs et dont mon coeur avait bien senti le vide. Je les crivais de mmoire ; cette mmoire me manquait souvent ou ne me fournissait que des souvenirs imparfaits et j'en remplissais les lacunes par des dtails que j'imaginais en supplment de ces souvenirs, mais qui ne leur taient jamais contraires. J'aimais m'tendre sur les moments heureux de ma vie, et je les embellissais quelquefois des ornements que de tendres regrets venaient me fournir. Je disais les choses que j'avais oublies comme il me semblait qu'elles avaient d tre, comme elles avaient t peut-tre en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelais qu'elles avaient t. Je prtais quelquefois la vrit des charmes trangers, mais jamais je n'ai mis le mensonge la place pour pallier mes vices ou pour m'arroger des vertus. Que si quelquefois sans y songer, par un mouvement involontaire, j'ai cach le cte difforme en me peignant de profil, ces rticences ont bien t compenses par d'autres rticences plus bizarres qui m'ont souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal. Ceci est une singularit de ma nature qu'il est fort pardonnable aux hommes de ne pas croire, mais qui, tout incroyable qu'elle est n'en est pas moins relle : j'ai souvent dit le mal dans toute sa turpitude, j'ai rarement dit le bien dans tout ce qu'il eut d'aimable, et souvent je l'ai tu tout fait parce qu'il m'honorait trop, et qu'en faisant mes Confessions j'aurais l'air d'avoir fait mon loge. J'ai dcrit mes jeunes ans sans me vanter des heureuses qualits dont mon coeur tait dou et mme en supprimant les faits qui les mettaient trop en vidence. Je m'en rappelle ici deux de ma premire enfance, qui tous deux sont bien venus mon souvenir en crivant, mais que j'ai rejets l'un et l'autre par l'unique raison dont je viens de parler.

J'allais presque tous les dimanches passer la journe aux Pques chez M. Fazy, qui avait pous une de mes tantes et qui avait l une fabrique d'indiennes. Un jour j'tais l'tendage dans la chambre de la calandre et j'en regardais les rouleaux de fonte : leur luisant flattait ma vue, je fus tent d'y poser mes doigts et je les promenais avec plaisir sur le liss du cylindre, quand le jeune Fazy s'tant mis dans la roue lui donna un demi-quart de tour si adroitement qu'il n'y prit que le bout de mes deux plus longs doigts ; mais c'en fut assez pour qu'ils y fussent crass par le bout et que les deux ongles y restassent. Je fis un cri perant, Fazy dtourne l'instant la roue, mais les ongles ne restrent pas moins au cylindre et le sang ruisselait de mes doigts. Fazy constern s'crie, sort de la roue, m'embrasse et me conjure d'apaiser mes cris, ajoutant qu'il tait perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha je me tus, nous fmes la carpire o il m'aida laver mes doigts et tancher mon sang avec de la mousse. Il me supplia avec larmes de ne point l'accuser, je le lui promis et le tins si bien que plus de vingt ans aprs personne ne savait par quelle aventure j'avais deux de mes doigts cicatriss ; car ils le sont demeurs toujours. Je fus dtenu dans mon lit plus de trois semaines, et plus de deux mois hors d'tat de me servir de ma main, disant toujours qu'une grosse pierre en tombant m'avait cras mes doigts.

Ma nanima menzgna ! or quando il vero Si bello che si possa a te preporre ?

Cet accident me fut pourtant bien sensible par la circonstance, car c'tait le temps des exercices o l'on faisait manoeuvrer la bourgeoisie, et nous avions fait un rang de trois autres enfants de mon ge avec lesquels je devais en uniforme faire l'exercice avec la compagnie de mon quartier. J'eus la douleur d'entendre le tambour de la compagnie passant sous ma fentre avec mes trois camarades, tandis que j'tais dans mon lit. Mon autre histoire est toute semblable, mais d'un ge plus avanc. Je jouais au mail Plainpalais avec un de mes camarades appel Pleince. Nous prmes querelle au jeu, nous nous battmes et durant le combat il me donna sur la tte nue un coup de mail si bien appliqu que d'une main plus forte il m'et fait sauter la cervelle. Je tombe l'instant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille celle de ce pauvre garon voyant mon sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut m'avoir tu. Il se prcipite sur moi, m'embrasse, me serre troitement en fondant en larmes et poussant des cris perants. Je l'embrassais aussi de toute ma force en pleurant comme lui dans une motion confuse qui n'tait pas sans quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d'tancher mon sang qui continuait de couler, et voyant que nos deux mouchoirs n'y pouvaient suffire, il m'entrana chez sa mre qui avait un petit jardin prs de l. Cette bonne dame faillit se trouver mal en me voyant dans cet tat. Mais elle sut conserver des forces pour me panser, et aprs avoir bien bassin ma plaie elle y appliqua des fleurs de lis macres dans l'eau-de-vie, vulnraire excellent et trs usit dans notre pays. Ses larmes et celles de son fils pntrrent mon coeur au point que longtemps je la regardai comme ma mre et son fils comme mon frre jusqu' ce qu'ayant perdu l'un et l'autre de vue, je les oubliai peu peu.

Je gardai le mme secret sur cet accident que sur l'autre, et il m'en est arriv cent autres de pareille nature en ma vie, dont je n'ai pas mme t tent de parler dans mes Confessions, tant j'y cherchais peu l'art de faire valoir le bien que je sentais dans mon caractre. Non, quand j'ai parl contre la vrit qui m'tait connue ce n'a jamais t qu'en choses indiffrentes, et plus ou par l'embarras de parler ou pour le plaisir d'crire que par aucun motif d'intrt pour moi, ni d'avantage ou de prjudice d'autrui. Et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que les aveux que j'y fais sont plus humiliants plus pnibles faire que ceux d'un mal plus grand mais moins honteux dire, et que je n'ai pas dit parce que je ne l'ai pas fait. Il suit de toutes ces rflexions que la profession de vracit que je me suis faite a plus son fondement sur des sentiments de droiture et d'quit que sur la ralit des choses, et que j'ai plus suivi dans la pratique les directions morales de ma conscience que les notions abstraites du vrai et du faux. J'ai souvent dbit bien des fables, mais j'ai trs rarement menti. En suivant ces principes j'ai donn sur moi beaucoup de prise aux autres, mais je n'ai fait tort qui que ce ft, et je ne me suis point attribu moi-mme plus d'avantage qu'il ne m'en tait d. C'est uniquement par l, ce me semble, que la vrit est une vertu. A tout autre gard elle n'est pour nous qu'un tre mtaphysique dont il ne rsulte ni bien ni mal. Je ne sens pourtant pas mon coeur assez content de ces distinctions pour me croire tout fait irrprhensible. En pesant avec tant de soin ce que je devais aux autres, ai-je assez examin ce que je me devais moi- mme ? S'il faut tre juste pour autrui il faut tre vrai pour soi, c'est un hommage que l honnte homme doit rendre sa propre dignit. Quand la strilit de ma conversation me forait d'y suppler par d'innocentes fictions j'avais tort, parce qu'il ne faut point pour amuser autrui s'avilir soi-mme ; et quand, entran par le plaisir j'ajoutais des choses relles des ornements invents, j'avais plus de tort encore parce que orner la vrit par des fables c'est en effet la dfigurer. Mais ce qui me rend plus inexcusable est la devise que j'avais choisie. Cette devise m'obligeait plus que tout autre homme une profession plus troite de la vrit, et il ne suffisait pas que je lui sacrifiasse partout mon intrt et mes penchants, il fallait lui sacrifier aussi ma faiblesse et mon naturel timide. Il fallait avoir le courage et la force d'tre vrai toujours en toute occasion et qu'il ne sortt jamais ni fictions ni fables d'une bouche et d'une Plume qui s'taient particulirement consacres la vrit. Voil ce que j'aurais d me dire en prenant cette fire devise, et me rpter sans cesse tant que j'osai la porter. Jamais la fausset ne dicta mes mensonges, ils sont tous venus de faiblesse mais cela m'excuse trs mal. Avec une me faible on peut tout au plus se garantir du vice, mais c'est tre arrogant et tmraire d'oser professer de grandes vertus. Voil des rflexions qui probablement ne me seraient jamais venues dans l'esprit si l'abb Rosier ne me les et suggres. Il est bien tard, sans doute, pour en faire usage ; mais il n'est pas trop tard au moins pour redresser mon erreur et remettre ma volont dans la rgle : car c'est dsormais tout ce qui dpend de moi. En ceci donc et en toutes choses semblables la maxime de Solon est applicable tous les ges, et il n'est jamais trop tard pour apprendre, mme de ses ennemis, tre sage, vrai, modeste, et moins prsumer de soi.


CINQUIEME PROMENADE

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De toutes les habitations o j'ai demeur (et j'en ai eu de charmantes), aucune ne m'a rendu si vritablement heureux et ne m'a laiss de si tendres regrets que l'le de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne. Cette petite le qu'on appelle Neuchtel l'le de La Motte est bien peu connue, mme en Suisse. Aucun voyageur, que je sache, n'en fait mention. Cependant elle est trs agrable et singulirement situe pour le bonheur d'un homme qui aime se circonscrire ; car quoique je sois peut-tre le seul au monde qui sa destine en ait fait une loi, je ne puis croire tre le seul qui ait un got si naturel, quoique je ne l'aie trouv jusqu'ici chez nul autre.

Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genve, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus prs, mais elles ne sont pas moins riantes. S'il y a moins de culture de champs et de vignes, moins de villes et de maisons, il y aussi plus de verdure naturelle, plus de prairies, d'asiles ombrags de bocages, des contrastes plus frquents et des accidents plus rapprochs. Comme il n'y a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu frquent par les voyageurs, mais il est intressant pour des contemplatifs solitaires qui aiment s'enivrer loisir des charmes de la nature, et se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoup de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne ! Ce beau bassin d'une forme presque ronde enferme dans son milieu deux petites les, l'une habite et cultive, d'environ une demi-lieue de tour, l'autre plus petite, dserte et en friche, et qui sera dtruite la fin par les transports de terre qu'on en te sans cesse pour rparer les dgts que les vagues et les orages font la grande. C'est ainsi que la substance du faible est toujours employe au profit du puissant.

Il n y a dans l'le qu'une seule maison, mais grande, agrable et commode, qui appartient l'hpital de Berne ainsi que l'le, et o loge un receveur avec sa famille et ses domestiques. Il y entretient une nombreuse basse-cour, une volire et des rservoirs pour le poisson. L'le dans sa petitesse est tellement varie dans ses terrains et ses aspects qu'elle offre toutes sortes de sites et souffre toutes sortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, de gras pturages ombrags de bosquets et bords d'arbrisseaux de toute espce dont le bord des eaux entretient la fracheur ; une haute terrasse plante de deux rangs d'arbres borde l'le dans sa longueur, et dans le milieu de cette terrasse on a bti un joli salon o les habitants des rives voisines se rassemblent et viennent danser les dimanches durant les vendanges. C'est dans cette le que je me rfugiai aprs la lapidation de Motiers. J'en trouvai le sjour si charmant, j'y menais une vie si convenable mon humeur que rsolu d'y finir mes jours, je n'avais d'autre inquitude sinon qu'on ne me laisst pas excuter ce projet qui ne s accordait pas avec celui de m'entraner en Angleterre, dont je sentais dj les premiers effets. Dans les pressentiments qui m'inquitaient j'aurais voulu qu'on m'et fait de cet asile une prison perptuelle, qu'on m'y et confin pour toute ma vie, et qu'en m'tant toute puissance et tout espoir d'en sortir on m'et interdit toute espce de communication avec la terre ferme de sorte qu'ignorant tout ce qui se faisait dans le monde j'en eusse oubli l'existence et qu'on y et oubli la mienne aussi. On ne m'a laiss passer gure que deux mois dans cette le, mais j'y aurais pass deux ans, deux sicles et toute l'ternit sans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y eusse, avec ma compagne, d'autre socit que celle du receveur, de sa femme et de ses domestiques, qui tous taient la vrit de trs bonnes gens et rien de plus, mais c'tait prcisment ce qu'il me fallait. Je compte ces deux mois pour le temps le plus heureux de ma vie et tellement heureux qu'il m'et suffi durant toute mon existence sans laisser natre un seul instant dans mon me le dsir d'un autre tat. Quel tait donc ce bonheur et en quoi consistait sa jouissance ? Je le donnerais deviner tous les hommes de ce sicle sur la description de la vie que j'y menais. Le prcieux farniente fut. la premire et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur, et tout ce que je fis durant mon sjour ne fut en effet que l'occupation dlicieuse et ncessaire d'un homme qui s'est dvou l'oisivet. L'espoir qu'on ne demanderait pas mieux que de me laisser dans ce sjour isol o je m'tais enlac de moi-mme, dont il m'tait impossible de sortir sans assistance et sans tre bien aperu, et o je ne pouvais avoir ni communication ni correspondance que par le concours des gens qui m'entouraient, cet espoir, dis-je, me donnait celui d'y finir mes jours plus tranquillement que Je ne les avais passes, et l'ide que j'avais le temps de m'y arranger tout loisir fit que je commenai par n'y faire aucun arrangement. Transport l brusquement seul et nu, j'y fis venir successivement ma gouvernante, mes livres et mon petit quipage, dont j'eus le plaisir de ne rien dballer, laissant mes caisses et mes malles comme elles taient arrives et vivant dans l'habitation o je comptais achever mes jours comme dans une auberge dont j'aurais d partir le lendemain. Toutes choses telles qu'elles taient allaient si bien que vouloir les mieux ranger tait y gter quelque chose. Un de mes plus grands dlices tait surtout de laisser toujours mes livres bien encaisss et de n'avoir point d'critoire. Quand de malheureuses lettres me foraient de prendre la plume pour y rpondre, j'empruntais en murmurant l'critoire du receveur, et je me htais de la rendre dans la vaine esprance de n'avoir plus besoin de la remprunter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bouquinerie, j'emplissais ma chambre de fleurs et de foin, car j'tais alors dans ma premire ferveur de botanique, pour laquelle le docteur d'Ivernois m'avait inspir un got qui bientt devint passion. Ne voulant plus d'oeuvre de travail il m'en fallait une d'amusement qui me plt et qui ne me donnt de peine que celle qu'aime prendre un paresseux. J'entrepris de faire la Flora petrinsularis et de dcrire toutes les plantes de l'le sans en omettre une seule, avec un dtail suffisant pour m'occuper le reste de mes jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre sur un zeste de citron, j'en aurais fait un sur chaque gramen des prs, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers, enfin je ne voulais pas laisser un poil d'herbe, pas un atome vgtal qui ne ft amplement dcrit. En consquence de ce beau projet, tous les matins aprs le djeuner, que nous faisions tous ensemble, j'allais une loupe la main et mon Systema naturae sous le bras, visiter un canton de l'le que j'avais pour cet effet divise en petits carrs dans l'intention de les parcourir l'un aprs l'autre en chaque saison. Rien n'est plus singulier que les ravissements, les extases que j'prouvais chaque observation que je faisais sur la structure et l'organisation vgtale et sur le jeu des parties sexuelles dans la fructification, dont le systme tait alors tout fait nouveau pour moi. La distinction des caractres gnriques, dont je n'avais pas auparavant la moindre ide, m'enchantait en les vrifiant sur les espces communes en attendant qu'il s'en offrt moi de plus rares. La fourchure des deux longues tamines de la brunelle, le ressort de celles de l'ortie et de la paritaire, l'explosion du fruit de la balsamine et de la capsule du buis, mille petits jeux de la fructification que j'observais pour la premire fois me comblaient de joie, et j'allais demandant si l'on avait vu les cornes de la brunelle comme La Fontaine demandait si l'on avait lu Habacucs. Au bout de deux ou trois heures je m'en revenais charg d'une ample moisson provision d'amusement pour l'aprs-dne au logis en cas de pluie. J'employais le reste de la matine aller avec le receveur, sa femme et Thrse visiter leurs ouvriers et leur rcolte, mettant le plus souvent la main l'oeuvre avec eux, et souvent des Bernois qui me venaient voir m'ont trouv juch sur de grands arbres, ceint d'un sac que je remplissais de fruits, et que je dvalais ensuite terre avec une corde. L'exercice que j'avais fait dans la matine et la bonne humeur nui en est insparable me rendaient le repos du dner trs agrable ; mais quand il se prolongeait trop et que ce beau temps m'invitait, je ne pouvais longtemps attendre, et pendant qu'on tait encore table je m'esquivais et j'allais me jeter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac quand l'eau tait calme, et l, m'tendant tout de non long dans le bateau les yeux tourns vers le ciel, je me laissais aller et driver lentement au gr de l'eau, quelquefois pendant plusieurs heures, plong dans mille rveries confuses mais dlicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien dtermin ni constant ne laissaient pas d'tre mon gr cent fois prfrables tout ce que j'avais trouv de plus doux dans ce qu'on appelle les plaisirs de la vie. Souvent averti par le baisser du soleil de l'heure de la retraite je me trouvais si loin de l'le que j'tais forc de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D'autres fois, au lieu de m'garer en pleine eau je me plaisais ctoyer les verdoyantes rives de l'le dont les limpides eaux et les ombrages frais m'ont souvent engag m'y baigner. Mais une de mes navigations les plus frquentes tait d'aller de la grande la petite le, d'y dbarquer et d'y passer l'aprs-dne, tantt des promenades trs circonscrites au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires, des arbrisseaux de toute espce, et tantt m'tablissant au sommet d'un tertre sablonneux couvert de gazon, de serpolet, de fleurs mme d'esparcette et de trfles qu'on y avait vraisemblablement sems autrefois, et trs propre loger des lapins qui louvaient l multiplier en paix sans rien craindre et sans nuire rien. Je donnai cette ide au receveur qui fit venir de Neuchtel des lapins mles et femelles, et nous allmes en grande pompe, sa femme, une de ses soeurs, Thrse et moi, les tablir dans la petite le, o ils commenaient peupler avant mon dpart et o ils auront prospr sans doute s'ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fte. Le pilote des Argonautes n'tait pas plus fier que moi menant en triomphe la compagnie et les lapins de la grande le la petite, et je notais avec orgueil que la receveuse, qui redoutait l'eau l'excs et s'y trouvait toujours mal, s'embarqua sous ma conduite avec confiance et ne montra nulle peur durant la traverse. Quand le lac agit ne me permettait pas la navigation, je passais mon aprs-midi parcourir l'le en herborisant droite et gauche m'asseyant tantt dans les rduits les plus riants et les plus solitaires pour y rver mon aise, tantt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'oeil du lac et de ses rivages couronns d'un ct par des montagnes prochaines et de l'autre largis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'tendait jusqu'aux montagnes bleutres plus loignes qui la bornaient. Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'le et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac sur la grve dans quelque asile cach ; l le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon me toute autre agitation la plongeaient dans une rverie dlicieuse o la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renfl par intervalles frappant sans relche mon oreille et mes yeux, supplaient aux mouvements internes que la rverie teignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps autre naissait quelque faible et courte rflexion sur l'instabilit des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais bientt ces impressions lgres s'effaaient dans l'uniformit du mouvement continu qui me berait, et qui sans aucun concours actif de mon me ne laissait pas de m'attacher au point qu'appel par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de l sans effort.

Aprs le souper, quand la soire tait belle, nous allions encore tous ensemble faire quelque tour de promenade sur la terrasse pour y respirer l'air du lac et la fracheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait on chantait quelque vieille chanson qui valait bien le tortillage moderne, et enfin l'on s'allait coucher content de sa journe et n'en dsirant qu'une semblable pour le lendemain.

Telle est, laissant part les visites imprvues et importunes, la manire dont j'ai pass mon temps dans cette le durant le sjour que j'y ai fait Qu'on me dise prsent ce qu'il y a l d'assez attrayant pour exciter dans mon coeur des regrets si vifs, si tendres et si durables qu'au bout de quinze ans il m'est impossible de songer cette habitation chrie sans m'y sentir chaque fois transport encore par les lans du dsir. J'ai remarqu dans les vicissitudes d'une longue vie que les poques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m'attire et me touche le plus. Ces courts moments de dlire et de passion, quelque vifs qu'ils puissent tre, ne sont cependant, et par leur vivacit mme, que des points bien clairsems dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un tat, et le bonheur que mon coeur regrette n'est point compos d'instants fugitifs mais un tat simple et permanent, qui n'a rien de vif en lui-mme, mais dont la dure accrot le charme au point d'y trouver enfin la suprme flicit. Tout est dans un flux continuel sur la terre : rien n'y garde une forme constante et arrte, et nos affections qui s'attachent aux choses extrieures passent et changent ncessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrire de nous, elles rappellent le pass qui n'est plus ou prviennent l'avenir qui souvent ne doit point tre : il n'y a rien l de solide quoi le coeur se puisse attacher. Aussi n'a-t-on gure ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu'il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant o le coeur puisse vritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durt toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un tat fugitif qui nous laisse encore le coeur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou dsirer encore quelque chose aprs ? Mais s'il est un tat o l'me trouve une assiette assez solide pour s'y reposer tout entire et rassembler l tout son tre, sans avoir besoin de rappeler le pass ni d'enjamber sur l'avenir ; o le temps ne soit rien pour elle, o le prsent dure toujours sans nanmoins marquer sa dure et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de dsir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entire ; tant que cet tat dure celui qui s'y trouve peut s'appeler heureux, non d'un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu'on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d'un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l'me aucun vide qu'elle sente le besoin de remplir. Tel est l'tat o je me suis trouv souvent l'le de Saint-Pierre dans mes rveries solitaires, soit couch dans mon bateau que je laissais driver au gr de l'eau, soit assis sur les rives du lac agit, soit ailleurs au bord d'une belle rivire ou d'un ruisseau murmurant sur le gravier.

De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d'extrieur soi, de rien sinon de soi-mme et de sa propre existence, tant que cet tat dure on se suffit soi-mme comme Dieu. Le sentiment de l'existence dpouill de toute autre affection est par lui-mme un sentiment prcieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chre et douce qui saurait carter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes, agits de passions continuelles, connaissent peu cet tat, et ne l'ayant got qu'imparfaitement durant peu d'instants n'en conservent qu'une ide obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas mme bon, dans la prsente constitution des choses, qu'avides de ces douces extases ils s'y dgotassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortun qu'on a retranch de la socit humaine et qui ne peut plus rien faire ici-bas d'utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet tat toutes les flicits humaines des ddommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ter. Il est vrai que ces ddommagements ne peuvent tre sentis par toutes les mes ni dans toutes les situations. Il faut que le coeur soit en paix et qu'aucune passion n'en vienne troubler le calme. Il y faut des dispositions de la part de celui qui les prouve, il en faut dans le concours des objets environnants. Il n'y faut ni un repos absolu ni trop d'agitation, mais un mouvement uniforme et modr qui n'ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n'est qu'une lthargie. Si le mouvement est ingal ou trop fort, il rveille ; en nous rappelant aux objets environnants, il dtruit le charme de la rverie, et nous arrache d'au-dedans de nous pour nous remettre l'instant sous le joug de la fortune et des hommes et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte la tristesse. Il offre une image de la mort. Alors le secours d'une imagination riante est ncessaire et se prsente assez naturellement ceux que le ciel en a gratifis. Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait alors au-dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agrable avant de lgres et douces ides sans agiter le fond de l'me, ne font pour ainsi dire qu'en effleurer la surface, Il n'en faut qu'assez pour se souvenir de soi-mme en oubliant tous ses maux. Cette espce de rverie peut se goter partout o l'on peut tre tranquille, et j'ai souvent pens qu' la Bastille, et mme dans un cachot o nul objet n'et frapp ma vue, j'aurais encore pu rver agrablement. Mais il faut avouer que cela se faisait bien mieux et plus agrablement dans une le fertile et solitaire, naturellement circonscrite et spare du reste du monde, o rien ne m'offrait que des images riantes, o rien ne me rappelait des souvenirs attristants o la socit du petit nombre d'habitants tait liante et douce sans tre intressante au point de m'occuper incessamment, o je pouvais enfin me livrer tout le jour sans obstacle et sans soins aux occupations de mon got ou la plus molle oisivet. L'occasion sans doute tait belle pour un rveur qui, sachant se nourrir d'agrables chimres au milieu des objets les plus dplaisants, pouvait s'en rassasier son aise en y faisant concourir tout ce qui frappait rellement ses sens. En sortant d'une longue et douce rverie, en me voyant entour de verdure, de fleurs, d'oiseaux et laissant errer mes yeux au loin sur les romanesques rivages qui bordaient une vaste tendue d'eau claire et cristalline, j'assimilais mes fictions tous ces aimables objets, et me trouvant enfin ramen par degrs moi-mme et ce qui m'entourait, je ne pouvais marquer le point de sparation des fictions aux ralits, tant tout concourait galement me rendre chre la vie recueillie et solitaire que je menais dans ce beau sjour. Que ne peut-elle renatre encore ! Que ne puis-je aller finir mes jours dans cette le chrie sans en ressortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappelt le souvenir des calamits de toute espce qu'ils se plaisent rassembler sur moi depuis tant d'annes ! Ils seraient bientt oublis pour jamais : sans doute ils ne m'oublieraient pas de mme, mais que m'importerait, pourvu qu'ils n'eussent aucun accs pour y venir troubler mon repos ? Dlivr de toutes les passions terrestres qu'engendre le tumulte de la vie sociale, mon me s'lancerait frquemment au-dessus de cette atmosphre, et commercerait d'avance avec les intelligences clestes dont elle espre aller augmenter le nombre dans peu de temps. Les hommes se garderont, je le sais, de me rendre un si doux asile o ils n'ont pas voulu me laisser. Mais ils ne m'empcheront pas du moins de m'y transporter chaque jour sur les ailes de l'imagination, et d'y goter durant quelques heures le mme plaisir que si je l'habitais encore. Ce que j'y ferais de plus doux serait d'y rver mon aise. En rvant que j'y suis ne fais-je pas la mme chose ? Je fais mme plus ; l'attrait d'une rverie abstraite et monotone je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets chappaient souvent mes sens dans mes extases et maintenant plus ma rverie est profonde plus elle me les peint vivement. Je suis souvent plus au milieu d'eux et plus agrablement encore que quand j'y tais rellement. Le malheur est qu' mesure que l'imagination s'attidit cela vient avec plus de peine et ne dure pas si longtemps. Hlas, c'est quand on commence quitter sa dpouille qu'on en est le plus offusqu !


SIXIEME PROMENADE

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Nous n'avons gure de mouvement machinal dont nous ne pussions trouver la cause dans notre coeur, si nous savions bien l'y chercher. Hier, passant sur le nouveau boulevard pour aller herboriser le long de la Bivre du ct de Gentilly, je fis le crochet droite en approchant de la barrire d'Enfer, et m'cartant dans la campagne j'allai par la route de Fontainebleau gagner les hauteurs qui bordent cette petite rivire. Cette marche tait fort indiffrente en elle-mme, mais en me rappelant que j'avais fait plusieurs fois machinalement le mme dtour, j'en recherchai la cause en moi-mme, et je ne pus m'empcher de rire quand je vins la dmler.

Dans un coin du boulevard, la sortie de la barrire d'Enfer, s'tablit journellement en t une femme qui vend du fruit, de la tisane et des petits pains. Cette femme a un petit garon fort gentil mais boiteux qui, clopinant avec ses bquilles, s'en va d'assez bonne grce demandant l'aumne aux passants. J'avais fait une espce de connaissance avec ce petit bonhomme ; il ne manquait pas chaque fois que je passais de venir me faire son petit compliment, toujours suivi de ma petite offrande. Les premires fois je fus charm de le voir, je lui donnais de trs bon coeur, et je continuai quelque temps de le faire avec le mme plaisir, y joignant mme le plus souvent celui d'exciter et d'couter son petit babil que je trouvais agrable. Ce plaisir devenu par degrs habitude se trouva, je ne sais comment, transform dans une espce de devoir dont je sentis bientt la gne, surtout cause de la harangue prliminaire qu'il fallait couter, et dans laquelle il ne manquait jamais de m'appeler souvent M. Rousseau pour montrer qu'il me connaissait bien, ce qui m'apprenait assez au contraire qu'il ne me connaissait pas plus que ceux qui l'avaient instruite Ds lors je passai par l moins volontiers, et enfin je pris machinalement l'habitude de faire le plus souvent un dtour quand j'approchais de cette traverse. Voil ce que je dcouvris en y rflchissant : car rien de tout cela ne s'tait offert jusqu'alors distinctement ma pense. Cette observation m'en a rappel successivement des multitudes d'autres qui m'ont bien confirm que les vrais et premiers motifs de la plupart de mes actions ne me sont pas aussi clairs moi-mme que je me l'tais longtemps figur. Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le coeur humain puisse goter ; mais il y a longtemps que ce bonheur a t mis hors de ma porte, et ce n'est pas dans un aussi misrable sort que le mien qu'on peut esprer de placer avec choix et avec fruit une seule action rellement bonne. Le plus grand soin de ceux qui rglent ma destine ayant t que tout ne ft pour moi que fausse et trompeuse apparence, un motif de vertu n'est jamais qu'un leurre qu'on me prsente pour m'attirer dans le pige o l'on veut m'enlacer. Je sais cela ; je sais que le seul bien qui soit dsormais en ma puissance est de m'abstenir d'agir de peur de mal faire sans le vouloir et sans le savoir.

Mais il fut des temps plus heureux o, suivant les mouvements de mon coeur, je pouvais quelquefois rendre un autre coeur content, et je me dois l'honorable tmoignage que chaque fois que j'ai pu goter ce plaisir je l'ai trouv plus doux qu'aucun autre. Ce penchant fut vif, vrai, pur, et rien dans mon plus secret intrieur ne l'a jamais dmenti. Cependant j'ai senti souvent le poids de mes propres bienfaits par la chane des devoirs qu'ils entranaient leur suite : alors le plaisir a disparu et je n'ai plus trouv dans la continuation des mmes soins qui m'avaient d'abord charm qu'une gne presque insupportable. Durant mes courtes prosprits beaucoup de gens recouraient moi, et jamais dans tous les services que je pus leur rendre aucun d'eux ne fut conduit. Mais de ces premiers bienfaits verss avec effusion de coeur naissaient des chanes d'engagements successifs que je n'avais pas prvus et dont je ne pouvais plus secouer le joug. Mes premiers services n'taient aux yeux de ceux qui les recevaient que les arrhes de ceux qui les devaient suivre ; et ds que quelque infortun avait jet sur moi le grappin d'un bienfait reu, c'en tait fait dsormais, et ce premier bienfait libre et volontaire devenait un droit indfini tous ceux dont il pouvait avoir besoin dans la suite, sans que l'impuissance mme sufft pour m'en affranchir. Voil comment des jouissances trs douces se transformaient pour moi dans la suite en d'onreux assujettissements. Ces chanes cependant ne me parurent pas trs pesantes tant qu'ignor du public je vcus dans l'obscurit. Mais quand une fois ma personne fut affiche par mes crits, faute grave sans doute, mais plus qu'expie par mes malheurs, ds lors je devins le bureau gnral d'adresse de tous les souffreteux ou soi-disant tels, de tous les aventuriers qui cherchaient des dupes, de tous ceux qui sous prtexte du grand crdit qu'ils feignaient de m'attribuer voulaient s'emparer de moi de manire ou d'autre. C'est alors que j'eus lieu de connatre que tous les penchants de la nature sans en excepter la bienfaisance elle-mme, ports ou suivis dans la socit sans prudence et sans choix, changent de nature et deviennent souvent aussi nuisibles qu'ils taient utiles dans leur premire direction. Tant de cruelles expriences changrent peu peu mes premires dispositions, ou plutt, les renfermant enfin dans leurs vritables bornes, elles m'apprirent suivre moins aveuglment mon penchant bien faire, lorsqu'il ne servait qu' favoriser la mchancet d'autrui. Mais je n'ai point regret ces mmes expriences, puisqu'elles m'ont procur par la rflexion de nouvelles lumires sur la connaissance de moi-mme et sur les vrais motifs de ma conduite en mille circonstances sur lesquelles je me suis si souvent fait illusion. J'ai vu que pour bien faire avec plaisir il fallait que j'agisse librement, sans contrainte, et que pour m'ter toute la douceur d'une bonne oeuvre il suffisait qu'elle devnt un devoir pour moi. Ds lors le poids de l'obligation me fait un fardeau des plus douces jouissances et comme je l'ai dit dans l'Emile, ce que je crois j'eusse t chez les Turcs un mauvais mari l'heure o le cri public les appelle remplir les devoirs de leur tat. Voil ce qui modifie beaucoup l'opinion que j'eus longtemps e ma propre vertu, car il n'y en a point suivre ses penchants et se donner, quand ils nous y portent, le plaisir de bien faire. Mais elle consiste les vaincre quand le devoir le commande, pour faire ce qu'il nous prescrit, et voil ce que j'ai su moins faire qu'homme du monde. N sensible et bon, portant la piti jusqu' la faiblesse et me sentant exalter l'me par tout ce qui tient la gnrosit, je fus humain, bienfaisant, secourable, par got, par passion mme, tant qu'on n'intressa que mon coeur, j'eusse t le meilleur et le plus clment des hommes si j'en avais t le plus puissant, et pour teindre en moi tout dsir de vengeance il m'et suffi de pouvoir me venger. J'aurais mme t juste sans peine contre mon propre intrt, mais contre celui des personnes qui m'taient chres je n'aurais pu me rsoudre l'tre. Ds que mon devoir et mon coeur taient en contradiction, le premier eut rarement la victoire, moins qu'il ne fallt seulement que m'abstenir ; alors j'tais fort le plus souvent, mais agir contre mon penchant me fut toujours impossible. Que ce soient les hommes, le devoir ou mme la ncessit qui commandent quand mon coeur se tait, ma volont reste sourde, et je ne saurais obir. Je vois le mal qui me menace et je le laisse arriver plutt que de m'agiter pour le prvenir. Je commence quelquefois avec effort mais cet effort me lasse et m'puise bien vite, je ne saurais continuer. En toute chose imaginable ce que je ne fais pas avec plaisir m'est bientt impossible faire. Il y a plus. La contrainte en dsaccord avec mon dsir suffit pour l'anantir, et le changer en rpugnance, en aversion mme, pour peu qu'elle agisse trop fortement, et voil ce qui me rend pnible la bonne oeuvre qu'on exige et que je faisais de moi-mme lorsqu'on ne l'exigeait pas. Un bienfait purement gratuit est certainement une oeuvre que j'aime faire. Mais quand celui qui l'a reu s'en fait un titre pour en exiger la continuation sous peine de sa haine, quand il me fait une loi d'tre jamais son bienfaiteur pour avoir d'abord pris plaisir l'tre, ds lors la gne commence et le plaisir s'vanouit. Ce que je fais alors quand je cde est faiblesse et mauvaise honte, mais la bonne volont n'y est plus, et loin que je m'en applaudisse en moi-mme, je me reproche en ma conscience de bien faire contrecoeur Je sais qu'il y a une espce de contrat et mme le plus saint de tous entre le bienfaiteur et l'oblig. C'est une sorte de socit qu'ils forment l'un avec l'autre, plus troite que celle qui unit les hommes en gnral, et si l'oblig s'engage tacitement la reconnaissance, le bienfaiteur s'engage de mme conserver l'autre, tant qu'il ne s'en rendra pas indigne, la mme bonne volont qu'il vient de lui tmoigner et lui en renouveler les actes toutes les fois qu'il le pourra et qu'il en sera requis. Ce ne sont pas la des conditions expresses, mais ce sont des effets naturels de la relation qui vient de s'tablir entre eux. Celui qui la premire fois refuse un service gratuit qu'on lui demande ne donne aucun droit de se plaindre celui qu'il a refus ; mais celui qui dans un cas semblable refuse au mme la mme grce qu'il lui accorda ci-devant frustre une esprance qu'il l'a autoris concevoir il trompe et dment une attente qu'il a fait natre. On sent dans ce refus je ne sais quoi d'injuste et de plus dur que dans l'autre ; mais il n'en est pas moins l'effet d'une indpendance que le coeur aime et laquelle il ne renonce pas sans effort. Quand je paye une dette, c'est un devoir que je remplis quand je fais un don, c'est un plaisir que je me donne. Or le plaisir de remplir ses devoirs est de ceux que la seule habitude de la vertu fait natre : ceux qui nous viennent immdiatement de la nature ne s'lvent pas si haut que cela.

Aprs tant de tristes expriences j'ai appris prvoir de loin les consquences de mes premiers mouvements suivis, et je me suis souvent abstenu d'une bonne oeuvre que j'avais le dsir et le pouvoir de faire, effray de l'assujettissement auquel dans la suite je m'allais soumettre si je m'y livrais inconsidrment. Je n'ai pas toujours senti cette crainte, au contraire dans ma jeunesse je m'attachais par mes propres bienfaits, et j'ai souvent prouv de mme que ceux que j'obligeais s'affectionnaient moi par reconnaissance encore plus que par intrt. Mais les choses ont bien chang de face cet gard comme tout autre aussitt que mes malheurs ont commenc. J'ai vcu ds lors dans une gnration nouvelle qui ne ressemblait point la premire, et mes propres sentiments pour les autres ont souffert des changements que j'ai trouvs dans les leurs. Les mmes gens que j'ai vus successivement dans ces deux gnrations si diffrentes se sont pour ainsi dire assimils successivement l'une et l'autre. De vrais et francs qu'ils taient d'abord, devenus ce qu'ils sont, ils ont fait comme tous les autres et Par cela seul que les temps sont changs, les hommes ont chang comme eux. Eh ! comment pourrais-je garder les mmes sentiments pour ceux en qui je trouve le contraire de ce qui les fit natre ? Je ne les hais point, parce que je ne saurais har ; mais je ne puis me dfendre du mpris qu'ils mritent ni m'abstenir de le leur tmoigner. Peut-tre, sans m'en apercevoir, ai-je chang moi-mme plus qu'il n'aurait fallu. Quel naturel rsisterait sans altrer une situation pareille la mienne ? Convaincu par vingt ans d'exprience que tout ce que la nature a mis d'heureuses dispositions dans mon coeur est tourn par ma destine et par ceux qui en disposent au prjudice de moi-mme ou d'autrui, je ne puis plus regarder une bonne oeuvre qu'on me prsente faire que comme un pige qu'on me tend et sous lequel est cach quelque mal. Je sais que, quel que soit l'effet de l'oeuvre, je n'en aurai pas moins le mrite de ma bonne intention. Oui, ce mrite y est toujours sans doute, mais le charme intrieur n'y est plus, et sitt que ce stimulant me manque, je ne sens qu'indiffrence et glace au-dedans de moi, et sr qu'au lieu de faire une action vraiment utile je ne fais qu'un acte de dupe, l'indignation de l'amour-propre jointe au dsaveu de la raison ne m'inspire que rpugnance et rsistance o j'eusse t plein d'ardeur et de zle dans mon tat naturel. Il est des sortes d'adversits qui lvent et renforcent l'me, mais il en est qui l'abattent et la tuent ; telle est celle dont je suis la proie. Pour peu qu'il y et eu quelque mauvais levain dans la mienne elle l'et fait fermenter l'excs, elle m'et rendu frntique ; mais elle ne m'a rendu que nul. Hors d'tat de bien faire et pour moi-mme et pour autrui, je m'abstiens d'agir ; et cet tat, qui n'est innocent que parce qu'il est forc, me fait trouver une sorte de douceur me livrer pleinement sans reproche mon penchant naturel. Je vais trop loin sans doute, puisque j'vite les occasions d'agir, mme o je ne vois que du bien faire. Mais certain qu'on ne me laisse pas voir les choses comme elles sont, je m'abstiens de juger sur les apparences qu'on leur donne, et de quelque leurre qu'on couvre les motifs d'agir il suffit que ces motifs soient laisss ma porte pour que je sois sr qu'ils sont trompeurs. Ma destine semble avoir tendu ds mon enfance le premier pige qui m'a rendu longtemps si facile tomber dans tous les autres. Je suis n le plus confiant des hommes et durant quarante ans entiers jamais cette confiance ne fut trompe une seule fois. Tomb tout d'un coup dans un autre genre de gens et de choses j'ai donn dans mille embches sans jamais en apercevoir aucune, et vingt ans d'exprience ont peine suffi pour m'clairer sur mon sort. Une fois convaincu qu'il n'y a que mensonge et fausset dans les dmonstrations grimacires qu'on me prodigue, j'ai pass rapidement l'autre extrmit : car quand on est une fois sorti de son naturel, il n'y a plus de bornes qui nous retiennent. Ds lors je me suis dgot des hommes, et ma volont concourant avec la leur cet gard me tient encore plus loign d'eux que font toutes leurs machines.

Ils ont beau faire : cette rpugnance ne peut mais aller jusqu' l'aversion. En pensant la dpendance o ils se sont mis de moi pour me punir dans la leur, ils me font une piti relle. Si je suis malheureux ils le sont eux-mmes, et chaque fois que je rentre en moi je les trouve toujours craindre. L'orgueil peut-tre se mle encore ces garements, je me sens trop au-dessus d'eux pour les har. Ils peuvent m'intresser tout au plus jusqu'au mpris, mais jamais jusqu' la haine. enfin je m'aime trop moi-mme pour pouvoir har qui que soit. Ce serait resserrer, comprimer mon existence, et je voudrais plutt l'tendre sur tout l'univers.

J'aime mieux les fuir que les har. Leur aspect frappe mes sens et par eux mon coeur d'impressions que mille regards cruels me rendent pnibles ; mais le malaise cesse aussitt que l'objet qui cause a disparu. Je m'occupe d'eux, et bien malgr moi par leur prsence, mais jamais par leur souvenir. Quand je ne les vois plus, ils sont pour moi comme s'ils n'existaient point.

Ils ne me sont mme indiffrents qu'en ce qui se rapporte moi ; car dans leurs rapports entre eux ils peuvent encore m'intresser et m'mouvoir comme les personnages d'un drame que je verrais reprsenter. Il faudrait que mon tre moral ft ananti pour que la justice me devnt indiffrente. Le spectacle de l'injustice et de la mchancet me fait encore bouillir le sang de colre ; les actes de vertu o je ne vois ni forfanterie ni ostentation me font toujours tressaillir de joie et m'arrachent encore de douces larmes. Mais il faut que je les voie et les apprcie moi-mme ; car aprs ma propre histoire il faudrait que je fusse insens pour adopter sur quoi que ce ft le jugement des hommes, et pour croire aucune chose sur la foi d'autrui. Si ma figure et mes traits taient aussi parfaitement inconnus aux hommes que le sont mon caractre et mon naturel, je vivrais encore sans peine au milieu d'eux. Leur socit mme pourrait me plaire tant que je leur serais parfaitement tranger. Livr sans contrainte mes inclinations naturelles, je les aimerais encore s'ils ne s'occupaient jamais de moi. J'exercerais sur eux une bienveillance universelle et parfaitement dsintresse : mais sans former jamais d'attachement particulier, et sans porter le joug d'aucun devoir, je ferais envers eux librement et de moi-mme tout ce qu'ils ont tant de peine faire incits par leur amour-propre et contraints par toutes leurs lois. Si j'tais rest libre, obscur, isol, comme j'tais fait pour l'tre, je n'aurais fait que du bien : car je n'ai dans le coeur le germe d'aucune passion nuisible. Si j'eusse t invisible et tout- puissant comme Dieu, j'aurais t bienfaisant et bon comme lui. C'est la force et la libert qui font les excellents hommes. La faiblesse et l'esclavage n'ont jamais fait que des mchants. Si j'eusse t possesseur de l'anneau de Gygs, il m'et tir de la dpendance des hommes et les et mis dans la mienne. Je me suis souvent demand, dans mes chteaux en Espagne, quel usage j'aurais fait de cet anneau ; car c'est bien l que la tentation d'abuser doit tre prs du pouvoir. Matre de contenter mes dsirs, pouvant tout sans pouvoir tre tromp par personne, qu'aurais-je pu dsirer avec quelque suite ? Une seule chose : c'et t de voir tous les coeurs contents. L'aspect de la flicit publique et pu seul toucher mon coeur d'un sentiment permanent, et l'ardent dsir d'y concourir et t ma plus constante passion. Toujours juste sans partialit et toujours bon sans faiblesse, je me serais galement garanti des mfiances aveugles et des haines implacables ; parce que, voyant les hommes tels qu'ils sont et lisant aisment au fond de leurs coeurs, j'en aurais peu trouv d'assez aimables pour mriter toutes mes affections, peu d'assez odieux pour mriter toute ma haine, et que leur mchancet mme m'et dispos les plaindre par la connaissance certaine du mal qu'ils se font eux-mmes en voulant en faire autrui. Peut-tre aurais-je eu dans des moments de gaiet l'enfantillage d'oprer quelquefois des prodiges : mais parfaitement dsintress pour moi-mme et n'ayant pour loi que mes inclinations naturelles, sur quelques actes de justice svre j'en aurais fait mille de clmence et d'quit. Ministre de la Providence et dispensateur de ses lois selon mon pouvoir, j'aurais fait des miracles plus sages et plus utiles que ceux de la lgende dore et du tombeau de Saint-Mdard. Il n'y a qu'un seul point sur lequel la facult de pntrer partout invisible m'et pu faire chercher des tentations auxquelles j'aurais mal rsist, et une fois entr dans ces voies d'garement, o n'euss-je point t conduit par elles ? Ce serait bien mal connatre la nature et moi-mme que de me flatter que ces facilits ne m'auraient point sduit, ou que la raison m'aurait arrt dans cette fatale pente. Sr de moi sur tout autre article j'tais perdu par celui-l seul. Celui que sa puissance met au-dessus de l'homme doit tre au-dessus des faiblesses de l'humanit, sans quoi cet excs de force ne servira qu' le mettre en effet au-dessous des autres et de ce qu'il et t lui-mme s'il ft rest leur gal. Tout bien considr, je crois que je ferai mieux de jeter mon anneau magique avant qu'il m'ait fait faire quelque sottise. Si les hommes s'obstinent me voir tout autre que je ne suis et que mon aspect irrite leur injustice, pour leur ter cette vue il faut les fuir, mais non pas m'clipser au milieu d'eux. C'est eux de se cacher devant moi, de me drober leurs manoeuvres, de fuir la lumire du jour, de s'enfoncer en terre comme des taupes. Pour moi qu'ils me voient s'ils peuvent, tant mieux, mais cela leur est impossible ; ils ne verront jamais ma place que le Jean Jacques qu'ils se sont fait et qu'ils ont fait selon leur coeur, pour le har leur aise. J'aurais donc tort de m'affecter de la faon dont ils me voient : je n'y dois prendre aucun intrt vritable, car ce n'est pas moi qu'ils voient ainsi.

Le rsultat que je puis tirer de toutes ces rflexions est que je n'ai jamais t vraiment propre la socit civile o tout est gne, obligation devoir, et que mon naturel indpendant me rendit toujours incapable des assujettissements ncessaires qui veut vivre avec les hommes. Tant que j'agis librement je suis bon et je ne fais que du bien ; mais sitt que je sens le joug, soit de la ncessit soit des hommes, je deviens rebelle ou plutt rtif, alors je suis nul. Lorsqu'il faut faire le contraire de ma volont, je ne le fais point, quoi il arrive ; je ne fais pas non plus ma volont, parce que je suis faible. Je m'abstiens d'agir : car toute ma faiblesse est pour l'action, toute ma force est ngative, et tous mes pchs sont d'omission, rarement de commission. Je n'ai jamais cru que la libert de l'homme consistt faire ce qu'il veut, mais bien ne jamais faire ce qu'il ne veut pas, et voil celle que j'ai toujours clame, souvent conserve, et par qui j'ai t le plus en scandale mes contemporains. Car pour eux, actifs, remuants, ambitieux, dtestant la libert les uns des autres et n'en voulant point pour eux-mmes pourvu qu'ils fassent quelquefois leur volont, ou plutt qu'ils dominent celle d'autrui, ils gnent toute leur vie faire ce qui leur rpugne n'omettent rien de servile pour commander. Leur tort n'a donc pas t de m'carter de la cit comme un membre inutile, mais de m'en proscrire comme un membre pernicieux : car j'ai peu fait de bien, je l'avoue, mais pour du mal, n'en est entr dans ma volont de ma vie, et je doute qu'il y ait aucun homme au monde qui en ait rellement moins fait que moi.


SEPTIEME PROMENADE

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Le recueil de mes longs rves est peine commenc, et dj je sens qu'il touche sa fin. Un autre amusement lui succde, m'absorbe, et m'te mme le temps de rver. Je m'y livre avec un engouement qui tient de l'extravagance et qui me fait rire moi-mme quand j'y rflchis ; mais je ne m'y livre pas moins, parce que dans la situation o me voil, je n'ai plus d'autre rgle de conduite que de suivre en tout mon penchant sans contrainte. Je ne peux rien mon sort, je n'ai que des inclinations innocentes et tous les jugements des hommes tant dsormais nuls pour moi, la sagesse mme veut qu'en ce qui reste ma porte je fasse tout ce qui me flatte, soit en public soit part moi, sans autre rgle que ma fantaisie, et sans autre mesure que le peu de force qui m'est rest. Me voil donc mon foin pour toute nourriture, et la botanique pour toute occupation. Dj vieux j'en avais pris la premire teinture en Suisse auprs du docteur d'Ivernois, et j'avais herboris assez heureusement durant mes voyages pour prendre une connaissance passable du rgne vgtal. Mais devenu plus que sexagnaire et sdentaire Paris, les forces commenant me manquer pour les grandes herborisations, et d'ailleurs assez livr ma copie de musique pour n'avoir pas besoin d'autre occupation j'avais abandonn cet amusement qui ne m'tait plus ncessaire ; j'avais vendu mon herbier, j'avais vendu mes livres, content de revoir quelquefois les plantes communes que je trouvais autour de Paris dans mes promenades. Durant cet intervalle le peu que je savais s'est presque entirement effac de ma mmoire, et bien plus rapidement qu'il ne s'y tait grav.

Tout d'un coup, g de soixante-cinq ans passs, priv du peu de mmoire que j'avais et des forces qui me restaient pour courir la campagne, sans guide, sans livres, sans jardin, sans l'herbier, me voil repris de cette folie, mais avec plus d'ardeur encore que je n'en eus en m'y livrant la premire fois, me voil srieusement occup du sage projet d'apprendre par coeur tout le Regnum vegetabile de Murray et de connatre toutes les plantes connues sur la terre. Hors d'tat de racheter des livres de botanique, je me suis mis en devoir de transcrire ceux qu'on m'a prts et rsolu de refaire un herbier plus riche que le premier, en attendant que j'y mette toutes les plantes de la mer et des Alpes et de tous les arbres des Indes, je commence toujours bon compte par le mouron, le cerfeuil la bourrache et le sneon ; j'herborise savamment sur la cage de mes oiseaux et chaque nouveau brin d'herbe que je rencontre je me dis avec satisfaction : voil toujours une plante de plus. Je ne cherche pas justifier le parti que je prends de suivre cette fantaisie, je la trouve trs raisonnable, persuad que dans la position o je suis, me livrer aux amusements qui me flattent est une grande sagesse, et mme une grande vertu : c'est le moyen de ne laisser germer dans mon coeur aucun levain de vengeance ou de haine, et pour trouver encore dans ma destine du got quelque amusement, il faut assurment avoir un naturel bien pur de toutes passions irascibles. C'est me venger de mes perscuteurs ma manire, je ne saurais les punir plus cruellement que d'tre heureux malgr eux. Oui, sans doute la raison me permet, me prescrit mme de me livrer tout penchant qui m'attire et que rien ne m'empche de suivre, mais elle ne m'apprend pas pourquoi ce penchant m'attire, et quel attrait je puis trouver une vaine tude faite sans profit, sans progrs, et qui, vieux radoteur dj caduc et pesant, sans facilit, sans mmoire me ramne aux exercices de la jeunesse et aux leons d'un colier. Or c'est une bizarrerie que je voudrais m'expliquer ; il me semble que, bien claircie, elle pourrait jeter quelque nouveau jour sur cette connaissance de moi-mme l'acquisition de laquelle j'ai consacr mes derniers loisirs. J'ai pens quelquefois assez profondment, mais rarement avec plaisir, presque toujours contre mon gr et comme par force : la rverie me dlasse et m'amuse, la rflexion me fatigue et m'attriste penser fut toujours pour moi une occupation pnible et sans charme. Quelquefois mes rveries finissent par la mditation, mais plus souvent mes mditations finissent par la rverie, et durant ces garements mon me erre et plane dans l'univers sur les ailes de l'imagination dans des extases qui passent toute autre jouissance. Tant que je gotai celle-l dans toute sa puret toute autre occupation me fut toujours insipide. Mais quand, une fois jet dans la carrire littraire par des impulsions trangres, je sentis la fatigue du travail d'esprit et l'importunit d'une clbrit malheureuse, je sentis en mme temps languir et s'attidir mes douces rveries, et bientt forc de m'occuper malgr moi de ma triste situation, je ne pus plus retrouver que bien rarement ces chres extases qui durant cinquante ans m'avaient tenu lieu de fortune et de gloire, et sans autre dpense que celle du temps m'avaient rendu dans l'oisivet le plus heureux des mortels.

J'avais mme craindre dans mes rveries que mon imagination effarouche par mes malheurs ne tournt enfin de ce ct son activit, et que le continuel sentiment de mes peines, me resserrant le coeur par degrs, ne m'accablt enfin de leur poids. Dans cet tat, un instinct qui m'est naturel, me faisant fuir toute ide attristante, imposa silence mon imagination et, fixant mon attention sur les objets qui m'environnaient me fit pour la premire fois dtailler le spectacle de la nature, que je n'avais gure contempl jusqu'alors qu'en masse et dans son ensemble.

Les arbres, les arbrisseaux, les plantes sont la parure et le vtement de la terre. Rien n'est si triste que l'aspect d'une campagne nue et pele qui n'tale aux yeux que des pierres, du limon et des sables. Mais vivifie par la nature et revtue de sa robe de noces au milieu du cours des eaux et du chant des oiseaux, la terre offre l'homme dans l'harmonie des trois rgnes un spectacle plein de vie, d'intrt et de charmes, le seul spectacle au monde dont ses yeux et son coeur ne se lassent jamais. Plus un contemplateur a l'me sensible, plus il se livre aux extases qu'excite en lui cet accord. Une rverie douce et profonde s'empare alors de ses sens, et il se perd avec une dlicieuse ivresse dans l'immensit de ce beau systme avec lequel il se sent identifi. Alors tous les objets particuliers lui chappent, il ne voit et ne sent rien que dans le tout. Il faut que quelque circonstance particulire resserre ses ides et circonscrive son imagination pour qu'il puisse observer par partie cet univers qu'il s'efforait d'embrasser. C'est ce qui m'arriva naturellement quand mon coeur resserr par la dtresse rapprochait et concentrait tous ses mouvements autour de lui pour conserver ce reste de chaleur prt s'vaporer et s'teindre dans l'abattement o je tombais par degr. J'errais nonchalamment dans les bois et dans les montagnes, n'osant penser de peur d'attiser mes douleurs. Mon imagination qui se refuse aux objets de peine laissait mes sens se livrer aux impressions lgres mais douces des objets environnants. Mes yeux se promenaient sans cesse de l'un l'autre, et il n'tait pas possible que dans une varit si grande il ne s'en trouvt qui les fixaient davantage et les arrtaient plus longtemps. Je pris got cette rcration des yeux, qui dans l'infortune repose, amuse, distrait l'esprit et suspend le sentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup cette diversion et la rend plus sduisante. Les odeurs suaves, les vives couleurs, les plus lgantes formes semblent se disputer l'envi le droit de fixer notre attention. Il ne faut qu'aimer le plaisir pour se livrer des sensations si douces, et si cet effet n'a pas lieu sur tous ceux qui en sont frapps, c'est dans les uns faute de sensibilit naturelle et dans la plupart que leur esprit trop occup d'autres ides ne se livre qu' la drobe aux objets qui frappent leurs sens. Une autre chose contribue encore loigner du rgne vgtal l'attention des gens de got ; c'est l'habitude de ne chercher dans les plantes que des drogues et des remdes. Thophraste s'y tait pris autrement, et l'on peut regarder ce philosophe comme le seul botaniste de l'antiquit aussi n'est-il presque point connu parmi nous ; mais grce un certain Dioscoride, grand compilateur de recettes, et ses commentateurs la mdecine s'est tellement empare des plantes transformes en exemples qu'on n'y voit que ce qu'on n'y voit point, avoir les prtendues vertus qu'il plat au tiers et au quart de leur attribuer. On ne conoit pas que organisation vgtale puisse par elle-mme mriter quelque attention ; des gens qui passent leur vie arranger savamment des coquilles se moquent de la botanique comme d'une tude inutile quand on n'y joint pas, comme ils disent, celle des proprits, c'est--dire quand on n'abandonne pas l'observation de la nature qui ne ment point et qui ne nous dit rien de tout cela, pour se livrer uniquement l'autorit des hommes qui sont menteurs et qui affirment beaucoup de choses qu'il faut croire sur une parole, fonde elle-mme le plus souvent sur l'autorit d'autrui. Arrtez-vous dans une prairie. MAILLEE examiner successivement les fleurs dont elle brille, ceux qui vous verront faire, vous prenant pour un frater, vous demanderont des herbes pour gurir la rogne des enfants, la gale des hommes ou la morve des chevaux. Ce dgotant prjug est dtruit en partie dans les autres pays et surtout en Angleterre grce Linnus qui a un peu tir la botanique des coles de la pharmacie pour la rendre l'histoire naturelle et aux usages conomiques, mais en France o cette tude a moins pntr chez les gens du monde, on est rest sur ce point tellement barbare qu'un bel esprit de Paris voyant Londres tel jardin de curieux plein d'arbres et de plantes rares s'cria pour tout loge : Voil un fort beau jardin d'apothicaire ! A ce compte le premier apothicaire fut Adam. Car il n'est pas ais d'imaginer un jardin mieux assorti de plantes que celui d'Eden. Ces ides mdicinales ne sont assurment gure propres rendre agrable l'tude de la botanique, elles fltrissent l'mail des prs, l'clat des fleurs, desschent la fracheur des bocages, rendent la verdure et les ombrages insipides et dgotants ; toutes ces structures charmantes et gracieuses intressent fort peu quiconque ne veut que piler tout cela dans un mortier, et l'on n'ira pas chercher des guirlandes pour les bergres parmi des herbes pour les lavements. Toute cette pharmacie ne souillait point mes images champtres ; rien n'en tait plus loign que des tisanes et des empltres. J'ai souvent pens en regardant de prs les champs, les vergers, les bois et leurs nombreux habitants que le rgne vgtal tait un magasin d'aliments donns par la nature l'homme et aux animaux. Mais jamais il ne m'est venu l'esprit d'y chercher des drogues et des remdes.

Je ne vois rien dans ses diverses productions qui m'indique un pareil usage, et elle nous aurait montr le choix si elle nous l'avait prescrit, comme elle a fait pour les comestibles. Je sens mme que le plaisir que je prends parcourir les bocages serait empoisonn par le sentiment des infirmits humaines s'il me laissait penser la fivre, la pierre, la goutte et au mal caduc. Du reste je ne disputerai point aux vgtaux les grandes vertus qu'on leur attribue ; je dirai seulement qu'en supposant ces vertus relles, c'est malice pure aux malades de continuer l'tre ; car de tant de maladies que les hommes se donnent il n'y en a pas une seule dont vingt sortes d'herbes ne gurissent radicalement. Ces tournures d'esprit qui rapportent toujours tout notre intrt matriel, qui font chercher partout du profit ou des remdes, et qui feraient regarder avec indiffrence toute la nature si l'on se portait toujours bien, n'ont jamais t les miennes. Je me sens l-dessus tout rebours des autres hommes : tout ce qui tient au sentiment de mes besoins attriste et gte mes penses, et jamais je n'ai trouv de vrai charme aux plaisirs de l'esprit qu'en perdant tout fait de vue l'intrt de mon corps. Ainsi quand mme je croirais la mdecine, quand mme ses remdes seraient agrables, je trouverais jamais m'en occuper ces dlices que donne une contemplation pure et dsintresse et mon me ne saurait s'exalter et planer sur la nature, tant que je la sens tenir aux liens de mon corps. D'ailleurs sans avoir eu jamais grande constance la mdecine, j'en ai eu beaucoup des mdecins que j'estimais, que j'aimais, et qui je laissais gouverner ma carcasse avec pleine autorit. Quinze ans d'exprience m'ont instruit mes dpens ; rentr maintenant sous les seules lois de la nature, j'ai repris par elle ma premire sant. Quand les mdecins n'auraient point contre moi d'autres griefs, qui pourrait s'tonner de leur haine ? Je suis la preuve vivante de la vanit de tout art et de l'inutilit de leurs soins. Non, rien de personnel, rien qui tienne l'intrt de mon corps ne peut occuper vraiment mon me. Je mdite, je ne rve jamais plus dlicieusement que quand je m'oublie moi-mme. Je sens des extases, des ravissements inexprimables me fondre pour ainsi dire dans le systme des tres, m'identifier avec la nature entire. Tant que les hommes furent mes frres, je me faisais des projets de flicit terrestre ; ces projets tant toujours relatifs au tout je ne pouvais tre heureux que de la flicit publique, et jamais l'ide d'un bonheur particulier n'a touch mon coeur que quand j'ai vu mes frres ne chercher le leur que dans ma misre. Alors pour ne les pas har il a bien fallu les fuir ; alors, me rfugiant chez la mre commune, j'ai cherch dans ses bras me soustraire aux atteintes de ses enfants, je suis devenu solitaire, ou comme ils disent, insociable et misanthrope, parce que la plus sauvage solitude me parat prfrable la socit des mchants, qui ne se nourrit que de trahisons et de haine. Forc de m'abstenir de penser, de peur de penser mes malheurs malgr moi, forc de contenir les restes d'une imagination riante mais languissante, que tant d'angoisses pourraient effaroucher la fin ; forc de tcher d'oublier les hommes, qui m'accablent d'ignominie et d'outrages de peur que l'indignation ne m'aigrt enfin contre eux, je ne puis cependant me concentrer tout entier en moi-mme, parce que mon me expansive cherche malgr que j'en aie tendre ses sentiments et son existence sur d'autres tres, et je ne puis plus comme autrefois me jeter tte baisse dans ce vaste ocan de la nature, parce que mes facults affaiblies et relches ne trouvent plus d'objets assez dtermins, assez fixes, assez ma porte pour s'y attacher fortement et que je ne me sens plus assez de vigueur pour nager dans le chaos de mes anciennes extases. Mes ides ne sont presque plus que des sensations, et la sphre de mon entendement ne passe pas les objets dont je suis immdiatement entour.

Fuyant les hommes, cherchant la solitude, n'imaginant plus, pensant encore moins, et cependant dou d'un temprament vif qui m'loigne de l'apathie languissante et mlancolique, je commenai de m'occuper, de tout ce qui m'entourait, et par un instinct fort naturel je donnai la prfrence aux objets les plus agrables. Le rgne minral n'a rien en soi d'aimable et d'attrayant ; ses richesses enfermes dans le sein de la terre semblent avoir t loignes des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidit. Elles sont l comme en rserve pour servir un jour de supplment aux vritables richesses qui sont plus sa porte et dont il perd le got mesure qu'il se corrompt. Alors il faut qu'il appelle l'industrie, la peine et le travail au secours de ses misres ; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans son centre aux risques de sa vie et aux dpens de sa sant des biens imaginaires la place des biens rels qu'elle lui offrait d'elle-mme quand il savait en jouir. Il fuit le soleil et le jour qu'il n'est plus digne de voir ; il s'enterre tout vivant et fait bien, ne mritant plus de vivre la lumire du jour. L, des carrires des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d'enclumes, de marteaux de fume et de feu succdent aux douces images des travaux champtres. Les visages hves des malheureux qui languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes sont le spectacle que l'appareil des mines substitue au sein de la terre, celui de la verdure et des fleurs, du ciel azur, des bergers amoureux et des laboureurs robustes sur sa surface. Il est ais, je l'avoue, d'aller ramassant du sable et des pierres, d'en remplir ses poches et son cabinet et de se donner avec cela les airs d'un naturaliste : mais ceux qui s'attachent et se bornent ces sortes de collections sont pour l'ordinaire de riches ignorants qui ne cherchent cela que le plaisir de l'talage. Pour profiter dans l'tude des minraux, il faut tre chimiste et physicien ; il faut faire des expriences pnibles et coteuses, travailler dans des laboratoires, dpenser beaucoup d'argent et de temps parmi le charbon, les creusets, les fourneaux, les cornues, dans la fume et les vapeurs touffantes, toujours au risque de sa vie et souvent aux dpens de sa sant. De tout ce triste et fatigant travail rsulte pour l'ordinaire beaucoup moins de savoir que d'orgueil, et o est le plus mdiocre chimiste qui ne croie pas avoir pntr toutes les grandes oprations de la nature pour avoir trouv, par hasard peut-tre, quelques petites combinaisons de l'art ? Le rgne animal est plus notre porte et certainement mrite encore mieux d'tre tudi. Mais enfin cette tude n'a-t-elle pas aussi ses difficults ses embarras, ses dgots et ses peines ? Surtout pour un solitaire qui n'a ni dans ses jeux ni dans ses travaux d'assistance esprer de personne. Comment observer, dissquer, tudier, connatre les oiseaux dans les airs, les poissons dans les eaux les quadrupdes plus lgers que le vent, plus forts que l'homme et qui ne sont pas plus disposs venir s'offrir mes recherches que moi de courir aprs eux pour les y soumettre de force ? J'aurais donc pour ressource des escargots, des vers, des mouches, et je passerais ma vie me mettre hors d'haleine pour courir aprs des papillons, empaler de pauvres insectes, dissquer des souris quand j'en pourrais prendre ou les charognes des btes que par hasard je trouverais mortes. L'tude des animaux n'est rien sans l'anatomie, c'est par elle qu'on apprend les classer, distinguer les genres, les espces. Pour les tudier par leurs moeurs, par leurs caractres, il faudrait avoir des volires, des viviers, des mnageries il faudrait les contraindre en quelque manire que ce pt tre rester rassembls autour de moi. Je n'ai ni le got ni les moyens de les tenir en captivit, ni l'agilit ncessaire pour les suivre dans leurs allures quand ils sont en libert. Il faudra donc les tudier morts, les dchirer, les dsosser, fouiller loisir dans leurs entrailles palpitantes ! Quel appareil affreux qu'un amphithtre anatomique, des cadavres puants, de baveuses et livides chairs, du sang des intestins dgotants, des squelettes affreux, des vapeurs pestilentielles ! Ce n'est pas l, sur ma parole, que Jean-Jacques ira chercher ses amusements.

Brillantes fleurs, mail des prs, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure venez purifier mon imagination salie par tous ces hideux objets. Mon me morte tous les grands mouvements ne peut plus s'affecter que par des objets sensibles ; je n'ai plus que des sensations, et ce n'est plus que par elles que la peine ou le plaisir peuvent m'atteindre ici-bas. Attir par les riants objets qui m'entourent, je les considre, je les contemple, je les compare, j'apprends enfin les classer et me voil tout d'un coup aussi botaniste qu'a besoin de l'tre celui qui ne veut tudier la nature que pour trouver sans cesse de nouvelles raisons de l'aimer.

Je ne cherche point m'instruire : il est trop tard. D'ailleurs je n'ai jamais vu que tant de science contribut au bonheur de la vie. Mais je cherche me donner des amusements doux et simples que je puisse ajouter sans peine et qui me distraient de mes malheurs. Je n'ai ni dpense faire ni peine prendre pour errer nonchalamment d'herbe en herbe, de plante en plante, pour les examiner, pour comparer leurs divers caractres, pour marquer leurs rapports et leurs diffrences, enfin pour observer l'organisation vgtale de manire suivre la marche et le jeu des machines vivantes, chercher quelquefois avec succs leurs lois gnrales, la raison et la fin de leurs structures diverses, et me livrer au charme de l'admiration reconnaissante pour la main qui me fait jouir de tout cela.

Les plantes semblent avoir t semes avec profusion sur la terre comme les toiles dans le ciel, pour inviter l'homme par l'attrait du plaisir et de la curiosit l'tude de la nature, mais les astres sont placs loin de nous, il faut des connaissances prliminaires, des instruments, des machines, de bien longues chelles pour les atteindre et les rapprocher notre porte. Les plantes y sont naturellement. Elles naissent sous nos pieds et dans nos mains pour ainsi dire, et si la petitesse de leurs parties essentielles les drobe quelquefois la simple vue, les instruments qui les y rendent sont d'un beaucoup plus facile usage que ceux de l'astronomie. La botanique est l'tude d'un oisif et paresseux solitaire : une pointe et une loupe sont tout l'appareil dont il a besoin pour les observer. Il se promne, il erre librement d'un objet l'autre, il fait la revue de chaque fleur avec intrt et curiosit, et sitt qu'il commence saisir les lois de leur structure il gote les observer un plaisir sans peine aussi vif que s'il lui en cotait beaucoup. Il y a dans cette oiseuse occupation un charme qu'on ne sent que dans le plein calme des passions mais qui suffit seul alors pour rendre la vie heureuse et douce ; mais sitt qu'on y mle un motif d'intrt ou de vanit, soit pour remplir des places ou pour faire des livres, sitt qu'on ne veut apprendre que pour instruire, qu'on n'herborise que pour devenir auteur ou professeur, tout ce doux charme s'vanouit, on ne voit plus dans les plantes que des instruments de nos passions, on ne trouve plus aucun vrai plaisir dans leur tude, on ne veut plus savoir mais montrer qu'on sait, et dans les bois on n'est que sur le thtre du monde, occup du soin de s'y faire admirer ou bien se bornant la botanique de cabinet et de jardin tout au plus, au lieu d'observer les vgtaux dans la nature, on ne s'occupe que de systmes et de mthodes ; matire ternelle de dispute qui ne fait pas connatre une plante de plus et ne jette aucune vritable lumire sur l'histoire naturelle et le rgne vgtal. De l les haines, les jalousies, que la concurrence de clbrit excite chez les botanistes auteurs autant et plus que chez les autres savants. En dnaturant cette aimable tude ils la transplantent au milieu des villes et des acadmies o elle ne dgnre pas moins que les plantes exotiques dans les jardins des curieux.

Des dispositions bien diffrentes ont fait pour moi de cette tude une espce de passion qui remplit le vide de toutes celles que je n'ai plus. Je gravis les rochers, les montagnes, je m'enfonce dans les vallons, dans les bois, pour me drober autant qu'il est possible au souvenir des hommes et aux atteintes des mchants. Il me semble que sous les ombrages d'une fort je suis oubli, libre et paisible comme si je n'avais plus d'ennemis ou que le feuillage des bois dt me garantir de leurs atteintes comme il les loigne de mon souvenir, et je m'imagine dans ma btise qu'en ne pensant point eux ils ne penseront point moi. Je trouve une si grande douceur dans cette illusion que je m'y livrerais tout entier si ma situation, ma faiblesse et mes besoins me le permettaient. Plus la solitude o je vis alors est profonde, plus il faut que quelque objet en remplisse le vide, et ceux que mon imagination me refuse ou que ma mmoire repousse sont suppls par les productions spontanes que la terre, non force par les hommes, offre mes yeux de toutes parts. Le plaisir d'aller dans un dsert chercher de nouvelles plantes couvre celui d'chapper mes perscuteurs et, parvenu dans des lieux o je ne vois nulles traces d'hommes, je respire plus mon aise comme dans un asile o leur haine ne me poursuit plus. Je me rappellerai toute ma vie une herborisation que je fis un jour du ct de la Robailan, montagne du justicier Clerc. J'tais seul, je m'enfonai dans les anfractuosits de la montagne, et de bois en bois, de roche en roche, je parvins un rduit si cach que je n'ai vu de ma vie un aspect plus sauvage. De noirs sapins entremls de htres prodigieux dont plusieurs tombs de vieillesse et entrelacs les uns dans les autres fermaient ce rduit de barrires impntrables, quelques intervalles que laissait cette sombre enceinte n'offraient au-del que des roches coupes pic et d'horribles prcipices que je n'osais regarder qu'en me couchant sur le ventre. Le duc la chevche et l'orfraie faisaient entendre leurs cris dans les fentes de la montagne, quelques petits oiseaux rares mais familiers tempraient cependant l'horreur de cette solitude. L je trouvai la Dentaire hptaphyllos, le Cyclamen, le Nidus avis, le grand Laserpitium et quelques autres plantes qui me charmrent et m'amusrent longtemps. Mais insensiblement domin par la forte impression des objets, j'oubliai la botanique et les plantes, je m'assis sur des oreillers de Lycopodium et de mousses, et je me mis rver plus mon aise en pensant que j'tais l dans un refuge ignor de tout l'univers o les perscuteurs ne me dterreraient pas. Un mouvement d'orgueil se mla bientt cette rverie. Je me comparais ces grands voyageurs qui dcouvrent une le dserte, et je me disais avec complaisance : Sans doute je suis le premier mortel qui ait pntr jusqu'ici ; je me regardais presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanais dans cette ide, j'entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnatre ; j'coute : le mme bruit se rpte et se multiplie. Surpris et furieux je me lve, je perce travers un fourr de broussailles du ct d'o venait le bruit, et dans une combe vingt pas du lieu mme o je croyais tre parvenu le premier j'aperois une manufacture base. Je ne saurais exprimer l'agitation confuse et contradictoire que je sentis dans mon coeur cette dcouverte. Mon premier mouvement fut un sentirent de joie de me retrouver parmi des humains o je m'tais cru totalement seul. Mais ce mouvement plus rapide que l'clair fit bientt place un sentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant dans les antres mmes des Alpes chapper aux cruelles mains des hommes, acharns me tourmenter. Car j'tais bien sr qu'il n'y avait peut- tre pas deux hommes dans cette fabrique qui se fussent initis dans le complot dont le prdicant Montmollin s'tait fait le chef, et qui tirait de plus loin ses premiers mobiles. Je me htai d'carter cette triste ide et je finis par rire en moi-mme et de ma vanit purile et de la manire comique dont j'en avais t puni.

Mais en effet qui jamais et d s'attendre trouver une manufacture dans un prcipice ! Il n'y que la Suisse au monde qui prsente ce mlange que la nature sauvage et de l'industrie humaine. La Suisse entire n'est pour ainsi dire qu'une grande ville dont les rues, larges et longues plus que celle de Saint-Antoine, sont semes de forts, coupes de montagnes, et dont les maisons parses et isoles ne communiquent entre elles que par des jardins anglais. Je me rappelai ce sujet une autre herborisation que du Peyrou, d'Escherny, le colonel Pury, le justicier Clerc et moi avions faite il y avait quelque temps sur la montagne de Chasseron, du sommet de laquelle on dcouvre sept lacs. On nous dit qu'il n'y avait qu'une seule maison sur cette montagne, et nous n'eussions srement pas devin la profession de celui qui l'habitait si l'on n'et ajout que c'tait un libraire, et qui mme faisait fort bien ses affaires dans le pays. Il me semble qu'un seul fait de cette espce fait mieux connatre la Suisse que toutes les descriptions des voyageurs.

En voici un autre de mme nature ou peu prs qui ne fait pas moins connatre un peuple fort diffrent. Durant mon sjour Grenoble je faisais souvent de petites herborisations hors de la ville avec le sieur Bovier avocat de ce pays-l, non pas qu'il aimt ni st la botanique, mais parce que s'tant fait mon garde de la manche, il se faisait, autant que la chose tait possible, une loi de ne pas me quitter d'un pas. Un jour nous nous promenions le long de l'Isre dans un lieu tout plein de saules pineux. Je vis sur ces arbrisseaux des fruits mrs j'eus la curiosit d'en goter et, leur trouvant une petite acidit trs agrable, je me mis manger de ces grains pour me rafrachir ; le sieur Bovier se tenait ct de moi sans m'imiter et sans rien dire. Un de ses amis survint, qui me voyant picorer ces grains me dit : "Eh ! monsieur, que faites-vous l ? Ignorez-vous que ce fruit empoisonne ? -- Ce fruit empoisonne ? m'criai-je tout surpris. -- Sans doute, reprit-il, et tout le monde sait si bien cela que personne dans le pays ne s'avise d'en goter." Je regardai le sieur Bovier et je lui dis : "Pourquoi donc ne m'avertissiez-vous pas ? -- Ah ! monsieur me rpondit-il d'un ton respectueux, je n'osais pas prendre cette libert." Je me mis rire de cette humilit dauphinoise, en discontinuant nanmoins ma petite collation. J'tais persuad, comme je le suis encore, que toute production naturelle agrable au got ne peut tre nuisible au corps ou ne l'est du moins que par son excs. Cependant j'avoue que je m'coutai un peu tout le reste de la journe : mais j'en fus quitte pour un peu d'inquitude, je soupai trs bien, dormis mieux, et me levai le matin en parfaite sant, aprs avoir aval la veille quinze ou vingt grains de ce terrible Hippophage, qui empoisonne trs petite dose, ce que tout le monde me dit Grenoble le lendemain. Cette aventure me parut si plaisante que je ne me la rappelle jamais sans rire de la singulire discrtion de M. l'avocat Bovier.

Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local, des objets qui m'ont frapp, les ides qu'il m'a fait natre, les incidents qui s'y sont mls, tout cela m'a laiss des impressions qui se renouvellent par l'aspect des plantes herborises dans ces mmes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forts, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes, dont l'aspect a toujours touch mon coeur : mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contres je n'ai qu' ouvrir mon herbier et bientt il m'y transporte. Les fragments des plantes que j'y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. Cet herbier est pour moi un journal d'herborisations qui me les fait recommencer avec un nouveau charme et produit l'effet d'un optique qui les peindrait derechef mes yeux. C'est la chane des ides accessoires qui m'attache la botanique. Elle rassemble et rappelle mon imagination toutes les ides qui la flattent davantage. Les prs, les eaux, les bois, la solitude, la paix surtout et le repos qu'on trouve au milieu de tout cela sont retracs par elle incessamment ma mmoire. Elle me fait oublier les perscutions des hommes, leur haine, leur mpris, leurs outrages, et tous les maux dont ils ont pay mon tendre et sincre attachement pour eux. Elle me transporte dans des habitations paisibles au milieu de gens simples et bons tels que ceux avec qui j'ai vcu jadis. Elle me rappelle et mon jeune ge et mes innocents plaisirs, elle m'en fait jouir derechef, et me rend heureux bien souvent encore au milieu du plus triste sort qu'ait subi jamais un mortel.


HUITIME PROMENADE

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En mditant sur les dispositions de mon me dans toutes les situations de ma vie, je suis extrmement frapp de voir si peu de proportion entre les diverses combinaisons de ma destine et les sentiments habituels de bien ou mal tre dont elles m'ont affect. Les divers intervalles de mes courtes prosprits ne m'ont laiss presque aucun souvenir agrable de la manire intime et permanente dont elles m'ont affect, et au contraire dans toutes les misres de ma vie je me sentais constamment rempli de sentiments tendres, touchants, dlicieux, qui versant un baume salutaire sur les blessures de mon coeur navr semblaient en convertir la douleur en volupt, et dont l'aimable souvenir me revient seul, dgag de celui des maux que j'prouvais en mme temps. Il me semble que j'ai plus got la douceur de l'existence, que j'ai rellement plus vcu quand mes sentiments resserrs, pour ainsi dire, autour de mon coeur par ma destine, n'allaient point s'vaporant au-dehors sur tous les objets de l'estime des hommes, qui en mritent si peu par eux-mmes et qui font l'unique occupation des gens que l'on croit heureux.

Quand tout tait dans l'ordre autour de moi quand j'tais content de tout ce qui m'entourait et de la sphre dans laquelle j'avais vivre, je la remplissais de mes affections. Mon me expansive s'tendait sur d'autres objets, et toujours attir loin de moi par des gots de mille espces, par des attachements aimables qui sans cesse occupaient mon coeur, je m'oubliais en quelque faon moi- mme, j'tais tout entier ce qui m'tait tranger et j'prouvais dans la continuelle agitation de mon coeur toute la vicissitude des choses humaines. Cette vie orageuse ne me laissait ni paix au-dedans ni repos au-dehors. Heureux en apparence, je n'avais pas un sentiment qui pt soutenir l'preuve de la rflexion et dans lequel je pusse vraiment me complaire. Jamais je n'tais parfaitement content ni d'autrui ni de moi-mme. Le tumulte du monde m'tourdissait la solitude m'ennuyait, j'avais sans cesse besoin de changer de place et je n'tais bien nulle part. J'tais ft pourtant, bien voulu, bien reu, caress partout. Je n'avais pas un ennemi, pas un malveillant, pas un envieux. Comme on ne cherchait qu' m'obliger j'avais souvent le plaisir d'obliger moi-mme beaucoup de monde, et sans bien, sans emploi, sans fauteurs ni sans grands talents bien dvelopps ni bien connus je jouissais des avantages attachs tout cela, et je ne voyais personne dans aucun tat dont le sort me part prfrable au mien. Que me manquait-il donc pour tre heureux, je l'ignore ; mais je sais que je ne l'tais pas. Que me manque-t-il aujourd'hui pour tre le plus infortun des mortels ? Rien de tout ce que les hommes ont pu mettre du leur pour cela. Eh bien, dans cet tat dplorable je ne changerais pas encore d'tre et de destine contre le plus fortun d'entre eux, et j'aime encore mieux tre moi dans toute ma misre que d'tre aucun de ces gens-l dans toute leur prosprit. Rduit moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s'puise pas et je me suffis moi-mme, quoique je rumine pour ainsi dire vide et que mon imagination tarie et mes ides teintes ne fournissent plus d'aliments mon coeur. Mon me offusque, obstrue par mes organes, s'affaisse de jour en jour et sous le poids de ces lourdes masses n'a plus assez de vigueur pour s'lancer comme autrefois hors de sa vieille enveloppe.

C'est ce retour sur nous-mmes que nous force l'adversit, et c'est peut-tre l ce qui la rend le plus insupportable la plupart des hommes. Pour moi qui ne trouve me reprocher que des fautes, j'en accuse ma faiblesse et je me console ; car jamais mal prmdit n'approcha de mon coeur.

Cependant, moins d'tre stupide, comment contempler un moment ma situation sans la voir aussi horrible qu'ils l'ont rendue, et sans prir de douleur et de dsespoir ? Loin de cela, moi le plus sensible des tres, je la contemple et ne m'en meus pas, et sans combats, sans efforts sur moi- mme, je me vois presque avec indiffrence dans un tat dont nul autre homme peut-tre ne supporterait l'aspect sans effroi. Comment en suis-je venu l ? Car j'tais bien loin de cette disposition paisible au premier soupon du complot dont j'tais enlac depuis longtemps sans m'en tre aucunement aperu. Cette dcouverte nouvelle me bouleversa. L'infamie et la trahison me surprirent au dpourvu. Quelle me honnte est prpare de tels genres de peines ? Il faudrait les mriter pour les prvoir. Je tombai dans tous les piges qu'on creusa sous mes pas, l'indignation, la fureur, le dlire s'emparrent de moi, je perdis la tramontane, ma tte se bouleversa, et dans les tnbres horribles o l'on n'a cess de me tenir plong je n'aperus plus ni lueur pour me conduire, ni appui ni prise o je pusse me tenir ferme et rsister au dsespoir qui m'entranait. Comment vivre heureux et tranquille dans cet tat affreux ? J'y suis pourtant encore et plus enfonc que jamais, et j'y ai retrouv le calme et la paix et j'y vis heureux et tranquille et j'y ris des incroyables tourments que mes perscuteurs se donnent sans cesse tandis que je reste en paix occup de fleurs, d'tamines et d'enfantillages, et que je ne songe pas mme eux. Comment s'est fait ce passage ? Naturellement insensiblement et sans peine. La premire surprise fut pouvantable. Moi qui me sentais digne d'amour et d'estime, moi qui me croyais honor, chri comme je mritais de l'tre, je me vis travesti tout d'un coup en un monstre affreux tel qu'il n'en exista jamais. Je vois toute une gnration se prcipiter tout entire dans cette trange opinion, sans explication, sans doute, sans honte, et sans que je puisse parvenir savoir jamais la cause de cette trange rvolution. Je me dbattis avec violence et ne fis que mieux m'enlacer. Je voulus forcer mes perscuteurs s'expliquer avec moi, ils n'avaient garde. Aprs m'tre longtemps tourment sans succs, il fallut bien prendre haleine. Cependant j'esprais toujours, je me disais : Un aveuglement si stupide, une si absurde prvention ne saurait gagner tout le genre humain. Il y a des hommes de sens qui ne partagent pas le dlire, il y a des mes justes qui dtestent la fourberie et les tratres. Cherchons, je trouverai peut-tre enfin un homme si je le trouve, ils sont confondus. J'ai cherch vainement, je ne l'ai point trouv. La ligue est universelle, sans exception, sans retour, et je suis sr d'achever mes jours dans cette affreuse proscription, sans jamais en pntrer le mystre.

C'est dans cet tat dplorable qu'aprs de longues angoisses, au lieu du dsespoir qui semblait devoir tre enfin mon, partage, j'ai retrouv la srnit, la tranquillit, la paix, le bonheur mme, puisque chaque jour de ma vie me rappelle avec plaisir celui de la veille, et que je n'en dsire point d'autre pour le lendemain.

D'o vient cette diffrence ? D'une seule chose.

C'est que j'ai appris porter le joug de la ncessit sans murmure. C'est que je m'efforais de tenir encore mille choses et que toutes ces prises m'ayant successivement chapp, rduit moi seul j'ai repris enfin mon assiette. Press de tous cts je demeure en quilibre, parce que je ne m'attache plus rien, je ne m'appuie que sur moi.

Quand je m'levais avec tant d'ardeur contre l'opinion, je portais encore son joug sans que je m'en aperusse. On veut tre estim des gens qu'on estime, et tant que je pus juger avantageusement des hommes ou du moins de quelques hommes, les jugements qu'ils portaient sur moi ne pouvaient m'tre indiffrents. Je voyais que souvent les jugements du public sont quitables, mais je ne voyais pas que cette quit mme tait l'effet du hasard, que les rgles sur lesquelles les hommes fondent leurs opinions ne sont tires que de leurs passions ou de leurs prjugs qui en sont l'ouvrage et que, lors mme qu'ils jugent bien, souvent encore ces bons jugements naissent d'un mauvais principe, comme lorsqu'ils feignent d'honorer en quelque succs le mrite d'un homme, non par esprit de justice mais pour se donner un air impartial en calomniant tout leur aise le mme homme sur d'autres points. Mais quand, aprs de longues et vaines recherches, je les vis tous rester sans exception dans le plus inique et absurde systme que l'esprit infernal pt inventer ; quand je vis qu' mon gard la raison tait bannie de toutes les ttes et l'quit de tous les coeurs ; quand je vis une gnration frntique se livrer tout entire l'aveugle fureur de ses guides contre un infortun qui jamais ne fit, ne voulut, ne rendit de mal personne, quand aprs avoir vainement cherch un homme il fallut teindre enfin ma lanterne et m'crier : Il n'y en a plus ; alors je commenai me voir seul sur la terre, et je compris que mes contemporains n'taient par rapport moi que des tres mcaniques qui n'agissaient que par impulsion et dont je ne pouvais calculer l'action que par les lois du mouvement. Quelque intention, quelque passion que j'eusse pu supposer dans leurs mes, elles n'auraient jamais expliqu leur conduite mon gard d'une faon que je pusse entendre. C'est ainsi que leurs dispositions intrieures cessrent d'tre quelque chose pour moi. Je ne vis plus en eux que des masses diffremment mues, dpourvues mon gard de toute moralit. Dans tous les maux qui nous arrivent, nous regardons plus l'intention qu' l'effet. Une tuile qui tombe d'un toit peut nous blesser davantage mais ne nous navre pas tant qu'une pierre lance dessein par une main malveillante. Le coup porte faux quelquefois, mais l'intention ne manque jamais son atteinte. La douleur matrielle est ce qu'on sent le moins dans les atteintes de la fortune, et quand les infortuns ne savent qui s'en prendre de leurs malheurs ils s'en prennent la destine qu'ils personnifient et laquelle ils prtent des yeux et une intelligence pour les tourmenter dessein. C'est ainsi qu'un joueur dpit par ses pertes se met en fureur sans savoir contre qui. Il imagine un sort qui s'acharne dessein sur lui pour le tourmenter et, trouvant un aliment sa colre il s'anime et s'enflamme contre l'ennemi qu'il s'est cr. L'homme sage qui ne voit dans tous les malheurs qui lui arrivent que les coups de l'aveugle ncessit n'a point ces agitations insenses il crie dans sa douleur mais sans emportement, sans colre ; il ne sent du mal dont il est la proie que l'atteinte matrielle, et les coups qu'il reoit ont beau blesser sa personne, pas un n'arrive jusqu' son coeur.

C'est beaucoup que d'en tre venu l, mais ce n'est pas tout si l'on s'arrte. C'est bien avoir coup le mal mais c'est avoir, laiss la racine. Car cette racine n'est pas dans les tres qui nous sont trangers, elle est en nous-mmes et c'est l qu'il faut travailler pour l'arracher tout fait. Voil ce que je sentis parfaitement ds que je commenai de revenir moi. Ma raison ne me montrant qu'absurdits dans toutes les explications que je cherchais donner ce qui m'arrive, je compris que les causes, les instruments, les moyens de tout cela m'tant inconnus et inexplicables, devaient tre nuls pour moi. Que je devais regarder tous les dtails de ma destine comme autant d'actes d'une pure fatalit o je ne devais supposer ni direction, ni intention, ni cause morale, qu'il fallait m'y soumettre sans raisonner et sans regimber, parce que cela tait inutile, que tout ce que j'avais faire encore sur la terre tant de m'y regarder comme un tre purement passif, je ne devais point user rsister inutilement ma destine la force qui me restait pour la supporter. Voil ce que je me disais. Ma raison, mon coeur y acquiesaient et nanmoins je sentais ce coeur murmurer encore. D'o venait ce murmure ? Je le cherchai, je le trouvai ; il venait de l'amour-propre qui aprs s'tre indign contre les hommes se soulevait encore contre la raison. Cette dcouverte n'tait pas si facile faire qu'on pourrait croire, car un innocent perscut prend longtemps pour un pur amour de la justice l'orgueil de son petit individu. Mais aussi la vritable source, une fois bien connue, est facile tarir ou du moins dtourner. L'estime de soi-mme est le plus grand mobile des mes fires, l'amour-propre, fertile en illusions, se dguise et se fait prendre pour cette estime, mais quand la fraude enfin se dcouvre et que l'amour-propre ne peut plus se cacher, ds lors il n'est plus craindre et quoiqu'on l'touffe avec peine on le subjugue au moins aisment. Je n'eus jamais beaucoup de pente l'amour- propre, mais cette passion factice s'tait exalte en moi dans le monde et surtout quand je fus auteur, j'en avais peut-tre encore moins qu'un autre mais j'en avais prodigieusement. Les terribles leons que j'ai reues l'ont bientt renferm dans ses premires bornes ; il commena par se rvolter contre l'injustice mais il a fini par la ddaigner. En se repliant sur mon me, en coupant les relations extrieur et qui le rendent exigeant, en renonant aux comparaisons, aux prfrences, il s'est content que je fusse bon pour moi ; alors, redevenant amour de moi-mme il est rentr dans l'ordre de la nature et m'a dlivr du joug de l'opinion. Des lors j'ai retrouv la paix de l'me et presque la flicit ; car, dans quelque situation qu'on se trouve ce n'est que par lui qu'on est constamment malheureux. Quand il se tait et que la raison parle elle nous console enfin de tous les maux qu'il n'a pas dpendu de nous d'viter. Elle les anantit mme autant qu'ils n'agissent pas immdiatement sur nous, car on est sr alors d'viter leurs plus poignantes atteintes en cessant de s'en occuper. Ils ne sont rien pour celui qui n'y pense pas. Les offenses, les vengeances, les passe-droits, les outrages, les injustices ne sont rien pour celui qui ne voit dans les maux qu'il endure que le mal mme et non pas l'intention, pour celui dont la place ne dpend pas dans sa propre estime de celle qu'il plat aux autres de lui accorder. De quelque faon que les hommes veuillent me voir, ils ne sauraient changer mon tre, et malgr leur puissance et malgr toutes leurs sourdes intrigues, je continuerai, quoi qu'ils fassent, d'tre en dpit d'eux ce que je suis. Il est vrai que leurs dispositions mon gard influent sur ma situation relle, la barrire qu'ils ont mise entre eux et moi m'te toute ressource de subsistance et d'assistance dans ma vieillesse et mes besoins. Elle me rend l'argent mme inutile, puisqu'il ne peut me procurer les services qui me sont ncessaires, il n'y a plus ni commerce ni secours rciproque ni correspondance entre eux et moi. Seul au milieu d'eux, je n'ai que moi seul pour ressource et cette ressource est bien faible mon ge et dans l'tat o je suis. Ces maux sont grands, mais ils ont perdu sur moi toute leur force depuis que j'ai su les supporter sans m'en irriter. Les points o le vrai besoin se fait sentir sont toujours rares. La prvoyance et l'imagination les multiplient, et c'est par cette continuit de sentiments qu'on s'inquite et qu'on se rend malheureux. Pour moi j'ai beau savoir que je souffrirai demain, il me suffit de ne pas souffrir aujourd'hui pour tre tranquille. Je ne m'affecte point du mal que je prvois mais seulement de celui que je sens, et cela le rduit trs peu de chose. Seul, malade et dlaiss dans mon lit, j'y peux mourir d'indigence, de froid et de faim sans que personne s'en mette en peine. Mais qu'importe, si je ne m'en mets pas en peine moi-mme et si je m'affecte aussi peu que les autres de mon destin quel qu'il soit ? N'est-ce rien, surtout mon ge, que d'avoir appris voir la vie et la mort, la maladie et la sant, la richesse et la misre, la gloire et la diffamation avec la mme indiffrence ? Tous les autres vieillards s'inquitent de tout, moi je ne m'inquite de rien, quoi qu'il puisse arriver tout m'est indiffrent, et cette indiffrence n'est pas l'ouvrage de ma sagesse, elle est celui de mes ennemis et devient une compensation des maux qu'ils me font. En me rendant insensible l'adversit ils m'ont fait plus de bien que s'ils m'eussent pargn ses atteintes. En ne l'prouvant pas je pourrais toujours la craindre, au lieu qu'en la subjuguant je ne la crains plus. Cette disposition me livre, au milieu des traverses de ma vie, l'incurie de mon naturel presque aussi pleinement que si je vivais dans la plus complte prosprit. Hors les courts moments o je suis rappel par la prsence des objets aux plus douloureuses inquitudes, tout le reste du temps livr par mes penchants aux affections qui m'attirent, mon coeur se nourrit encore des sentiments pour lesquels il tait n, et j'en jouis avec des tres imaginaires qui les produisent et qui les partagent comme si ces tres existaient rellement. Ils existent pour moi qui les ai crs et je ne crains ni qu'ils me trahissent ni qu'ils m'abandonnent. Ils dureront autant que mes malheurs mmes et suffiront pour me les faire oublier. Tout me ramne la vie heureuse et douce pour laquelle j'tais n. Je passe les trois quarts de ma vie ou occup d'objets instructifs et mme agrables auxquels je livre avec dlices mon esprit et mes sens, ou avec les enfants de mes fantaisies que j'ai crs selon mon coeur et dont le commerce en nourrit les sentiments, ou avec moi seul, content de moi-mme et dj plein du bonheur que je sens m'tre d. En tout ceci l'amour de moi-mme fait toute l'oeuvre, l'amour-propre n'y entre pour rien. Il n'en est pas ainsi des tristes moments que je passe encore au milieu des hommes, jouet de leurs caresses tratresses de leurs compliments ampouls et drisoires, de leur mielleuse malignit. De quelque faon que je m'y sois pu prendre, l'amour-propre alors fait son jeu. La haine et l'animosit que je vois dans leurs coeurs travers cette grossire enveloppe dchirent le mien de douleur et l'ide d'tre ainsi sottement pris pour dupe ajoute encore cette douleur un dpit trs puril, fruit d'un sot amour-propre dont je sens toute la btise mais que je ne puis subjuguer. Les efforts que j'ai faits pour m'aguerrir ces regards insultants et moqueurs sont incroyables. Cent fois j'ai pass par les promenades publiques et par les lieux les plus frquentes dans l'unique dessein de m'exercer ces cruelles bourdes ; non seulement je n'y ai pu parvenir mais je n'ai mme rien avanc, et tous mes pnibles mais vains efforts m'ont laiss tout aussi facile troubler, navrer, indigner qu'auparavant.

Domin par mes sens quoi que je puisse faire, je n'ai jamais su rsister leurs impressions, et tant que l'objet agit sur eux mon coeur ne cesse d'en tre affect, mais ces affections passagres ne durent qu'autant que la sensation qui les cause. La prsence de l'homme haineux m'affecte violemment, mais sitt qu'il disparat l'impression cesse ; l'instant que je ne le vois plus je n'y pense plus. J'ai beau savoir qu'il va s'occuper de moi, je ne saurais m'occuper de lui. Le mal que je ne sens point actuellement ne m'affecte en aucune sorte, le perscuteur que je ne vois point est nul pour moi. Je sens l'avantage que cette position donne ceux qui disposent de ma destine. Qu'ils en disposent donc tout leur aise. J'aime encore mieux qu'ils me tourmentent sans rsistance que d'tre forc de penser eux pour me garantir de leurs coups. Cette action de mes sens sur mon coeur fait le seul tourment de ma vie. Les jours o je ne vois personne, je ne pense plus ma destine, je ne la sens plus, je ne souffre plus, je suis heureux et content sans diversion sans obstacle. Mais s'chappe rarement quelque atteinte sensible et lorsque j'y pense le moins, un geste, un regard sinistre que j'aperois, un mot envenim que j'entends, un malveillant que je rencontre suffit pour me bouleverser. Tout ce que je puis faire en pareil cas est d'oublier bien vite et de fuir. Le trouble de mon coeur disparat avec l'objet qui l'a caus et je rentre dans le calme aussitt que je suis seul. Ou si quelque chose m'inquite, c'est la crainte de rencontrer sur mon passage quelque nouveau sujet de douleur. C'est l ma seule peine, mais elle suffit pour altrer mon bonheur. Je loge au milieu de Paris. En sortant de chez moi je soupire aprs la campagne et la solitude, mais il faut l'aller chercher si loin qu'avant de pouvoir respirer mon aise je trouve en mon chemin mille objets qui me serrent le coeur, et la moiti de la journe se passe en angoisses avant que j'aie atteint l'asile que je vais chercher. Heureux du moins quand on me laisse achever ma route. Le moment o j'chappe au cortge des mchants est dlicieux, et sitt que je me vois sous les arbres, au milieu de la verdure, je crois me voir dans le paradis terrestre et je gote un plaisir interne aussi vif que si j'tais le plus heureux des mortels. Je me souviens parfaitement que durant mes courtes prosprits ces mmes promenades solitaires qui me sont aujourd'hui si dlicieuses m'taient insipides et ennuyeuses. Quand j'tais chez quelqu'un la campagne, le besoin de faire de l'exercice et de respirer le grand air me faisait souvent sortir seul, et m'chappant comme un voleur je m'allais promener dans le parc ou dans la campagne, mais loin d'y trouver le calme heureux que j'y gote aujourd'hui, j'y portais l'agitation des vaines ides qui m'avaient occup dans le salon ; le souvenir de la compagnie que j'y avais laisse m'y suivait. Dans la solitude, les vapeurs de l'amour-propre et le tumulte du monde ternissaient mes yeux la fracheur des bosquets et troublaient la paix de la retraite. J'avais beau fuir au fond des bois, une foule importune m'y suivait partout et voilait pour moi toute la nature. Ce n'est qu'aprs m'tre dtach des passions sociales et de leur triste cortge que je l'ai retrouve avec tous ses charmes.

Convaincu de l'impossibilit de contenir ces premiers mouvements involontaires, j'ai cess tous mes efforts pour cela. Je laisse chaque atteinte mon sang s'allumer, la colre et l'indignation s'emparer de mes sens, je cde la nature cette premire explosion que toutes mes forces ne pourraient arrter ni suspendre. Je tche seulement d'en arrter les suites avant qu'elle ait produit aucun effet. Les yeux tincelants, le feu du visage, le tremblement des membres, les suffocantes palpitations, tout cela tient au seul physique et le raisonnement n'y peut rien, mais aprs avoir laiss faire au naturel sa premire explosion l'on peut redevenir son propre matre en reprenant peu peu ses sens ; c'est ce que j'ai tch de faire longtemps sans succs, mais enfin plus heureusement. Et cessant d'employer ma force en vaine rsistance, j'attends le moment de vaincre en laissant agir ma raison, car elle ne me parle que quand elle peut se faire couter. Eh ! que dis-je, hlas ! ma raison ? J'aurais grand tort encore de lui faire l'honneur du triomphe, car elle n'y a gure de part. Tout vient galement d'un temprament versatile qu'un vent imptueux agite, mais qui rentre dans le calme l'instant que le vent ne souffle plus. C'est mon naturel ardent qui m'alite, c'est mon naturel indolent qui m'apaise. Je cde toutes les impulsions prsentes, tout choc me donne un mouvement vif et court ; sitt qu'il n'y a plus de choc, le mouvement cesse rien de communiqu ne peut se prolonger en moi. Tous les vnements de la fortune, toutes les machines des hommes ont peu de prise sur un homme ainsi constitu. Pour m'affecter de peines durables, il faudrait que l'impression se renouvelt chaque instant. Car les intervalles quelques courts qu'ils soient, suffisent pour me rendre moi-mme. Je suis ce qu'il plat aux hommes tant qu'ils peuvent agir sur mes sens ; mais au premier instant de relche, je redeviens ce que la nature a voulu, c'est l, quoi qu'on puisse faire mon tat le plus constant et celui par lequel en dpit de la destine je gote un bonheur pour lequel je me sens constitu. J'ai dcrit cet tat dans une de mes rveries. Il me convient si bien que je ne dsire autre chose que sa dure et ne crains que de le voir troubl. Le mal que m'ont fait les hommes ne me touche en aucune sorte, la crainte seule de celui qu'ils peuvent me faire encore est capable de m'agiter ; mais certain qu'ils n'ont plus de nouvelle prise par laquelle ils puissent m'affecter d'un sentiment permanent, je me ris de toutes leurs trames et je jouis de moi-mme en dpit d'eux.


NEUVIME PROMENADE

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Le bonheur est un tat permanent qui ne semble pas fait ici-bas pour l'homme. Tout est sur la terre dans un flux continuel qui ne permet rien d'y prendre une forme constante. Tout change autour de nous. Nous changeons nous-mmes et nul ne peut s'assurer qu'il aimera demain ce qu'il aime aujourd'hui. Ainsi tous nos projets de flicit pour cette vie sont des chimres. Profitons du contentement d'esprit quand il vient gardons-nous de l'loigner par notre faute mais ne faisons pas des projets pour l'enchaner, car ces projets-l sont de pures folies. J'ai peu vu d'hommes heureux, peut-tre point, mais j'ai souvent vu des coeurs contents, et de tous les objets qui m'ont frapp c'est celui qui m'a le plus content moi-mme. Je crois que c'est une suite naturelle du pouvoir des sensations sur mes sentiments internes. Le bonheur n'a point d'enseigne extrieure ; pour le connatre il faudrait lire dans le coeur de l'homme heureux ; mais le contentement se lit dans les yeux, dans le maintien, dans l'accent, dans la dmarche, et semble se communiquer celui qui l'aperoit. Est-il une jouissance plus douce que de voir un peuple entier se livrer la joie un jour de fte et tous les coeurs s'panouir aux rayons expansifs du plaisir qui passe rapidement, mais vivement, travers les nuages de la vie ? Il y a trois jours que M. P. vint avec un empressement extraordinaire me montrer l'loge de madame Geoffrin par M. d'Alembert. La lecture fut prcde de longs et grands clats de rire sur le ridicule nologisme de cette pice et sur les badins jeux de mots dont il la disait remplie. Il commena de lire en riant toujours, je l'coutai d'un srieux qui le calma, et voyant que je ne l'imitais point il cessa enfin de rire. L'article le plus long et le plus recherch de cette pice roulait sur le plaisir que prenait madame Geoffrin voir les enfants et les faire causer. L'auteur tirait avec raison de cette disposition une preuve de bon naturel. Mais il ne s'arrtait pas l et il accusait dcidment de mauvais naturel et de mchancet tous ceux qui n'avaient pas le mme got, au point de dire que si l'on interrogeait l-dessus ceux qu'on mne au gibet ou la roue tous conviendraient qu'ils n'avaient pas aim les enfants. Ces assertions faisaient un effet singulier dans la place o elles taient. Supposant tout cela vrai tait-ce l l'occasion de le dire et fallait-il souiller l'loge d'une femme estimable des images de supplice et de malfaiteur ? Je compris aisment le motif de cette affectation vilaine et quand M. P. eut fini de lire, en relevant ce qui m'avait paru bien dans l'loge j'ajoutai que l'auteur en l'crivant avait dans le coeur moins d'amiti que de haine. Le lendemain, le temps tant assez beau quoique froid, j'allai faire une course jusqu' l'cole militaire, comptant d'y trouver des mousses en pleine fleur. En allant, je rvais sur la visite de la veille et sur l'crit de M. d'Alembert o je pensais bien que le placage pisodique n'avait pas t mis sans dessein, et la seule affectation de m'apporter cette brochure moi qui l'on cache tout, m'apprenait assez quel en tait l'objet. J'avais mis mes enfants aux Enfants-Trouvs, c'en tait assez pour m'avoir travesti en pre dnatur, et de l, en tendant et caressant cette ide, on en avait peu peu tir la consquence vidente que je hassais les enfants ; en suivant par la pense la chane de ces gradations j'admirais avec quel art l'industrie humaine sait changer les choses du blanc au noir. Car je ne crois pas que jamais homme ait plus aim que moi voir de petits bambins foltrer et jouer ensemble, et souvent dans la rue et aux promenades je m'arrte regarder leur espiglerie et leurs petits jeux avec un intrt que je ne vois partager personne. Le jour mme o vint M. P., une heure avant sa visite j'avais eu celle des deux petits du Soussoi les plus jeunes enfants de mon hte, dont l'an peut avoir sept ans : ils taient venus m'embrasser de si bon coeur et je leur avais rendu si tendrement leurs caresses que malgr la disparit des ges ils avaient paru se plaire avec moi sincrement, et pour moi j'tais transport d'aise de voir que ma vieille figure ne les avait pas rebuts. Le cadet mme paraissait revenir moi si volontiers que, plus enfant qu'eux, je me sentais attacher lui dj par prfrence et je le vis partir avec autant de regret que s'il m'et appartenu. Je comprends que le reproche d'avoir mis mes enfants aux Enfants-Trouvs a facilement dgnr, avec un peu de tournure, en celui d'tre un pre dnatur et de har les enfants. Cependant il est sr que c'est la crainte d'une destine pour eux mille fois pire et presque invitable par toute autre voie qui m'a le plus dtermin dans cette dmarche.

Plus indiffrent sur ce qu'ils deviendraient et hors d'tat de les lever moi-mme, il aurait fallu dans ma situation les laisser lever par leur mre qui les aurait gts et par sa famille qui en aurait fait des monstres. Je frmis encore d'y penser. Ce que Mahomet fit de Side n'est rien auprs de ce qu'on aurait fait d'eux mon gard, et les piges qu'on m'a tendus l-dessus dans la suite me confirment assez que le projet en avait t form. A la vrit j'tais bien loign de prvoir alors ces trames atroces : mais je savais que l'ducation pour eux la moins prilleuse tait celle des Enfant-Trouvs et je les y mis. Je le ferais encore avec bien moins de doute aussi si la chose tait faire et je sais bien que nul pre n'est plus tendre que je l'aurais t pour eux, pour peu que l'habitude et aid la nature. Si j'ai fait quelque progrs dans la connaissance du coeur humain, c'est le plaisir que j'avais voir et observer les enfants qui m'a valu cette connaissance. Ce mme plaisir dans ma jeunesse y a mis une espce d'obstacle, car je jouais avec les enfants si gaiement et de si bon coeur que je ne songeais gure les tudier. Mais quand en vieillissant j'ai vu que ma figure caduque les inquitait, je me suis abstenu de les importuner, et j'ai mieux aim me priver d'un plaisir que de troubler leur joie et content alors de me satisfaire en regardant leurs jeux et tous leurs petits manges, j'ai trouv le ddommagement de mon sacrifice dans les lumires que ces observations m'ont fait acqurir sur les premiers et vrais mouvements de la nature auxquels tous nos savants ne connaissent rien. J'ai consign dans mes crits la preuve que je m'tais occup de cette recherche trop soigneusement pour ne l'avoir pas faite avec plaisir, et ce serait assurment la chose du monde la plus incroyable que l'Hlose et l'Emile fussent l'ouvrage d'un homme qui n'aimait pas les enfants. Je n'eus jamais ni prsence d'esprit ni facilit de parler ; mais depuis mes malheurs ma langue et ma tte se sont de plus en plus embarrasses. L'ide et le mot propre m'chappent galement, et rien n'exige un meilleur discernement et un choix d'expression plus justes que les propos qu'on tient aux enfants. Se qui augmente encore en moi cet embarras est l'attention des coutants, les interprtations et le poids qu'ils donnent tout ce qui part d'un homme qui, ayant crit expressment pour les enfants, est suppos ne devoir leur parler que par oracles. Cette gne extrme et l'inaptitude que je me sens me trouble, me dconcerte et je serais bien plus mon aise devant un monarque d'Asie que devant un bambin qu'il faut faire babiller.

Un autre inconvnient me tient maintenant plus loign d'eux, et depuis mes malheurs je les vois toujours avec le mme plaisir, mais je n'ai plus avec eux la mme familiarit. Les enfants n'aiment pas la vieillesse, l'aspect de la nature dfaillante est hideux leurs yeux, leur rpugnance que j'aperois me navre et j'aime mieux m'abstenir de les caresser que de leur donner de la gne ou du dgot. Ce motif qui n'agit que sur des mes vraiment aimantes est nul pour tous nos docteurs et doctoresses. Madame Geoffrin s'embarrassait fort peu que les enfants eussent du plaisir avec elle pourvu qu'elle en et avec eux. Mais pour moi ce plaisir est pis que nul, il est ngatif quand il n'est pas partag, et je ne suis plus dans la situation ni dans l'ge o je voyais le petit coeur d'un enfant s'panouir avec le mien. Si cela pouvait m'arriver encore, ce plaisir devenu plus rare n'en serait pour moi que plus vif : je l'prouvais bien l'autre matin par celui que je prenais caresser les petits du Soussoi, non seulement parce que la bonne qui les conduisait ne m'en imposait pas beaucoup et que je sentais moins le besoin de m'couter devant elle, mais encore parce que l'air jovial avec lequel ils m'abordrent ne les quitta point, et qu'ils ne parurent ni se dplaire ni s'ennuyer avec moi. Oh ! si j'avais encore quelques moments de pures caresses qui vinssent du coeur ne ft-ce que d'un enfant encore en jaquette, si je pouvais voir encore dans quelques yeux la joie et le contentement d'tre avec moi, de combien de maux et de peines ne me ddommageraient pas ces courts mais doux panchements de mon coeur ? Ah ! je ne serais pas oblig de chercher parmi les animaux le regard de la bienveillance qui m'est dsormais refus parmi les humains. J'en puis juger sur bien peu d'exemples, mais toujours chers mon souvenir. En voici un qu'en tout autre tat j'aurais oubli presque et dont l'impression qu'il a faite sur moi peint bien toute ma misre. Il y a deux ans que, m'tant all promener du ct de la Nouvelle-France, je poussai plus loin, puis, tirant gauche et voulant tourner autour de Montmartre, je traversai le village de Clignancourt. Je marchais distrait et rvant sans regarder autour de moi quand tout coup je me sentis saisir les genoux. Je regarde et je vois un petit enfant de cinq six ans qui serrait mes genoux de toute sa force en me regardant d'un air si familier et si caressant que mes entrailles s'murent ; je me disais : C'est ainsi que j'aurais t trait des miens. Je pris l'enfant dans mes bras, je le baisai plusieurs fois dans une espce de transport et puis je continuai mon chemin. Je sentais en marchant qu'il me manquait quelque chose, Un fort besoin naissant me ramenait sur mes pas. Je me reprochais d'avoir quitt si brusquement cet enfant, je croyais voir dans son action sans cause apparente une sorte d'inspiration qu'il ne fallait pas ddaigner. Enfin, cdant la tentation, je reviens sur mes pas, je cours l'enfant, je l'embrasse de nouveau et je lui donne de quoi acheter des petits pains de Nanterre dont le marchand passait l par hasard, et je commenai le faire jaser. Je lui demandai qui tait son pre ; il me le montra qui reliait des tonneaux. J'tais prt quitter l'enfant pour aller lui parler quand je vis que j'avais t prvenu par un homme de mauvaise mine qui me parut tre une de ces mouches qu'on tient sans cesse mes trousses. Tandis que cet homme lui parlait l'oreille, je vis les regards du tonnelier se fixer attentivement sur moi d'un air qui n'avait rien d'amical. Cet objet me resserra le coeur l'instant et je quittai le pre et l'enfant avec plus de promptitude encore que je n'en avais mis revenir sur mes pas, mais dans un trouble moins agrable qui changea toutes mes dispositions.

Je les ai pourtant senties renatre souvent depuis lors, je suis repass plusieurs fois par Clignancourt dans l'esprance d'y revoir cet enfant, mais je n'ai plus revu ni lui ni le pre, et il ne m'est plus rest de cette rencontre qu'un souvenir assez vif ml toujours de douceur et de tristesse, comme toutes les motions qui pntrent encore quelquefois jusqu' mon coeur. Il y a compensation tout. Si mes plaisirs sont rares et courts, je les gote aussi plus vivement quand ils viennent que s'ils m'taient plus familiers ; je les rumine pour ainsi dire par de frquents souvenirs, et quelque rares qu'ils soient, s'ils taient purs et sans mlange je serais plus heureux peut-tre que dans ma prosprit. Dans l'extrme misre on se trouve riche de peu. Un gueux qui trouve un cu en est plus affect que ne le serait un riche en trouvant une bourse d'or. On rirait si l'on voyait dans mon me l'impression qu'y font les moindres plaisirs de cette espce que je puis drober la vigilance de mes perscuteurs. Un des plus doux s'offrit il y a quatre ou cinq ans, que je ne me rappelle jamais sans me sentir ravi d'aise d'en avoir si bien profit. Un dimanche nous tions alls, ma femme et moi dner la porte Maillot. Aprs le dner nous traversmes le bois de Boulogne jusqu' la Muette, l nous nous assmes sur l'herbe l'ombre en attendant que le soleil ft baiss pour nous en retourner ensuite tout doucement par Passy. Une vingtaine de petites filles conduites par une manire de religieuse vinrent les unes s'asseoir, les autres foltrer assez prs de nous. Durant leurs jeux vint passer un oublieur avec son tambour et son tourniquet, qui cherchait pratique. Je vis que les petites filles convoitaient fort les oublies, et deux ou trois d'entre elles, qui apparemment possdaient quelques liards, demandrent la permission de jouer. Tandis que la gouvernante hsitait et disputait, j'appelai l'oublieur et je lui dis : Faites tirer toutes ces demoiselles chacune son tour et je vous paierai le tout. Ce mot rpandit dans toute la troupe une joie qui seule et plus que pay ma bourse quand je l'aurais toute employe cela. Comme je vis qu'elles s'empressaient avec un peu de confusion, avec l'agrment de la gouvernante je les fis ranger toutes d'un ct, et puis passer de l'autre ct l'une aprs l'autre mesure qu'elles avaient tir. Quoiqu'il n'y et point de billet blanc et qu'il revnt au moins une oublie chacune de celles qui n'auraient rien, qu'aucune d'elles ne pouvait tre absolument mcontente, afin de rendre la fte encore plus gaie, je dis en secret l'oublieur d'user de son adresse ordinaire en sens contraire en faisant tomber autant de bons lots qu'il pourrait, et que je lui en tiendrais compte. Au moyen de cette prvoyance, il y eut tout prs d'une centaine d'oublies distribus, quoique les jeunes filles ne tirassent chacune qu'une seule fois, car l-dessus je fus inexorable, ne voulant ni favoriser des abus ni marquer des prfrences qui produiraient des mcontentements. Ma femme insinua celles qui avaient de bons lots d'en faire part leurs camarades, au moyen de quoi le partage devint presque gal et la joie plus gnrale.

Je priai la religieuse de vouloir bien tirer son tour, craignant fort qu'elle ne rejett ddaigneusement mon offre ; elle l'accepta de bonne grce, tira comme les pensionnaires et prit sans faon ce qui lui revint. Je lui en sus un gr infini, et je trouvai cela une sorte de politesse qui me plut fort et qui vaut bien, je crois, celle des simagres. Pendant toute cette opration il y eut des disputes qu'on porta devant mon tribunal, et ces petites filles venant plaider tour tour leur cause me donnrent occasion de remarquer que, quoiqu'il n'y en et aucune de jolie, la gentillesse de quelques-unes faisait oublier leur laideur.

Nous nous quittmes enfin trs contents les uns des autres, et cet aprs-midi fut un de ceux de ma vie dont je me rappelle le souvenir avec le plus de satisfaction. La fte au reste ne fut pas ruineuse, pour trente sous qu'il m'en cota tout au plus, il y eut pour plus de cent cus de contentement. Tant il est vrai que le vrai plaisir ne se mesure pas sur la dpense et que la joie est plus amie des liards que des louis. Je suis revenu plusieurs fois la mme place la mme heure, esprant d'y rencontrer encore la petite troupe, mais cela n'est plus arriv.

Ceci me rappelle un autre amusement peu prs de mme espce dont le souvenir m'est rest de beaucoup plus loin. C'tait dans le malheureux temps o, faufil parmi les riches et les gens de lettres, j'tais quelquefois rduit partager leurs tristes plaisirs. J'tais la Chevrette au temps de la fte du matre de la maison ; toute sa famille s'tait runie pour la clbrer, et tout l'clat des plaisirs bruyants fut mis en oeuvre pour cet effet. Spectacles, festins, feux d'artifice, rien ne fut pargn. L'on n'avait pas le temps de prendre haleine et l'on s'tourdissait au lieu de s'amuser. Aprs le dner on alla prendre l'air dans l'avenue o se tenait une espce de foire. On dansait, les messieurs daignrent danser avec les paysannes, mais les dames gardrent leur dignit. On vendait l des pains d'pice. Un jeune homme de la compagnie s'avisa d'en acheter pour les lancer l'un aprs l'autre au milieu de la foule, et l'on prit tant de plaisir voir tous ces manants se prcipiter, se battre, se renverser pour en avoir, que tout le monde voulut se donner le mme plaisir. Et pains d'pice de voler droite et gauche, et filles et garons de courir, de s'entasser et s'estropier, cela paraissait charmant tout le monde. Je fis comme les autres par mauvaise honte, quoique en dedans je ne m'amusasse pas autant qu'eux. Mais bientt ennuy de vider ma bourse pour faire craser les gens, je laissai l la bonne compagnie et je fus me promener seul dans la foire. La varit des objets m'amusa longtemps. J'aperus entre autres cinq ou six Savoyards autour d'une petite fille qui avait encore sur son ventaire une douzaine de chtives pommes dont elle aurait bien voulu se dbarrasser. Les Savoyards de leur ct auraient bien voulu l'en dbarrasser, mais ils n'avaient que deux ou trois liards eux tous et ce n'tait pas de quoi faire une grande brche aux pommes. Cet ventaire tait pour eux le jardin des Hesprides, et la petite fille tait le dragon qui les gardait. Cette comdie m'amusa longtemps ; j'en fis enfin le dnouement en payant les pommes la petite fille et les lui faisant distribuer aux petits garons. J'eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un coeur d'homme, celui de voir la joie unie avec l'innocence de l'ge se rpandre tout autour de moi. Car les spectateurs mme en la voyant la partagrent, et moi qui partageais si bon march cette joie, j'avais de plus celle de sentir qu'elle tait mon ouvrage.

En comparant cet amusement avec ceux que je venais de quitter, je sentais avec satisfaction la diffrence qu'il y a des gots sains et des plaisirs naturels ceux que fait natre l'opulence, et qui ne sont gure que des plaisirs de moquerie et des gots exclusifs engendrs par le mpris. Car quelle sorte de plaisir pouvait-on prendre voir des troupeaux d'hommes avilis par la misre s'entasser, s'estropier brutalement pour s'arracher avidement quelques morceaux de pains d'pice fouls aux pieds et couverts de boue ?

De mon ct, quand j'ai bien rflchi sur l'espce de volupt que je gotais dans ces sortes d'occasions, j'ai trouv qu'elle consistait moins dans un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir de voir des visages contents. Cet aspect a pour moi un charme qui, bien qu'il pntre jusqu' mon coeur, semble tre uniquement de sensation. Si je ne vois la satisfaction que je cause, quand mme j'en serais sr je n'en jouirais qu' demi. C'est mme pour moi un plaisir dsintress qui ne dpend pas de la part que j'y puis avoir. Car dans les ftes du peuple celui de voir des visages gais m'a toujours vivement attir. Cette attente a pourtant t souvent frustre en France o cette nation qui se prtend si gaie montre peu cette gaiet dans ses jeux. Souvent j'allais jadis aux guinguettes pour y voir danser le menu peuple : mais ses danses taient si maussades, son maintien si dolent, si gauche, que j'en sortais plutt contrist que rjoui. Mais Genve et en Suisse, o le rire ne s'vapore pas sans cesse en folles malignits, tout respire le contentement et la gaiet dans les ftes, la misre n'y porte point son hideux aspect, le faste n'y montre pas non plus son insolence ; le bien-tre, la fraternit, la concorde y disposent les coeurs s'panouir, et souvent dans les transports d'une innocente joie les inconnus s'accostent, s'embrassent et s'invitent jouir de concert des plaisirs du jour. Pour jouir moi-mme de ces aimables ftes, je n'ai pas besoin d'en tre, il me suffit de les voir ; en les voyant, je les partage ; et parmi tant de visages gais, je suis bien sr qu'il n'y a pas un coeur plus gai que le mien. Quoique ce ne soit l qu'un plaisir de sensation il a certainement une cause morale, et la preuve en est que ce mme aspect, au lieu de me flatter, de me plaire, peut me dchirer de douleur et d'indignation quand je sais que ces signes de plaisir et de joie sur les visages des mchants ne sont que des marques que leur malignit est satisfaite. La joie innocente est la seule dont les signes flattent mon coeur. Ceux de la cruelle et moqueuse joie le navrent et l'affligent quoiqu'elle n'ait nul rapport moi. Ces signes sans doute ne sauraient tre exactement les mmes, partant de principes si diffrents : mais enfin ce sont galement des signes de joie, et leurs diffrences sensibles ne sont assurment pas proportionnelles celles des mouvements qu'ils excitent en moi. Ceux de douleur et de peine me sont encore plus sensibles, au point qu'il m'est impossible de les soutenir sans tre agit moi-mme d'motions peut-tre encore plus vives que celles qu'ils reprsentent. L'imagination renforant la sensation m'identifie avec l'tre souffrant et me donne souvent plus d'angoisse qu'il n'en sent lui-mme. Un visage mcontent est encore un spectacle qu'il m'est impossible de soutenir, surtout si j'ai lieu de penser que ce mcontentement me regarde. Je ne saurais dire combien l'air grognard et maussade des valets qui servent en rechignant m'a arrach d'cus dans les maisons o j'avais autrefois la sottise de me laisser entraner, et o les domestiques m'ont toujours fait payer bien chrement l'hospitalit des matres. Toujours trop affect des objets sensibles et surtout de ceux qui portent signe de plaisir ou de peine, de bienveillance ou d'aversion, je me laisse entraner par ces impressions extrieures sans pouvoir jamais m'y drober autrement que par la fuite. Un signe, un geste, un coup d'oeil d'un inconnu suffit pour troubler mes plaisirs ou calmer mes peines je ne suis moi que quand je suis seul, hors de l je suis le jouet de tous ceux qui m'entourent.

Je vivais jadis avec plaisir dans le monde quand je n'y voyais dans tous les yeux que bienveillance, ou tout au pis indiffrence dans ceux qui j'tais inconnu. Mais aujourd'hui qu'on ne prend pas moins de peine montrer mon visage au peuple qu' lui masquer mon naturel, je ne puis mettre le pied dans la rue sans m'y voir entour d'objets dchirants ; je me hte de gagner grands pas la campagne ; sitt que je vois la verdure, je commence respirer. Faut-il s'tonner si j'aime la solitude ? Je ne vois qu'animosit sur les visages des hommes, et la nature me rit toujours.

Je sens pourtant encore, il faut l'avouer, du plaisir vivre au milieu des hommes tant que mon visage leur est inconnu. Mais c'est un plaisir qu'on ne me laisse gure. J'aimais encore il y a quelques annes traverser les villages et voir au matin les laboureurs raccommoder leurs flaux ou les femmes sur leur porte avec leurs enfants. Cette vue avait je ne sais quoi qui touchait mon coeur. Je m'arrtais quelquefois, sans y prendre garde, regarder les petits manges de ces bonnes gens, et je me sentais soupirer sans savoir pourquoi. J'ignore si l'on m'a vu sensible ce petit plaisir et si l'on a voulu me l'ter encore, mais au changement que j'aperois sur les physionomies mon passage, et l'air dont je suis regard, je suis bien forc de comprendre qu'on a pris grand soin de m'ter cet incognito. La mme chose m'est arrive et d'une faon plus marque encore aux Invalides. Ce bel tablissement m'a toujours intress. Je ne vois jamais sans attendrissement et vnration ces groupes de bons vieillards qui peuvent dire comme ceux de Lacdmone :

Nous avons t jadis jeunes, vaillants et hardis.

Une de mes promenades favorites tait autour de l'Ecole militaire et je rencontrais avec plaisir et l quelques invalides qui, ayant conserv l'ancienne honntet militaire, me saluaient en passant. Ce salut que mon coeur leur rendait au centuple me flattait et augmentait le plaisir que j'avais les voir. Comme je ne sais rien cacher de ce qui me touche je parlais souvent des invalides et de la faon dont leur aspect m'affectait. Il n'en fallut pas davantage. Au bout de quelque temps je m'aperus que je n'tais plus un inconnu pour eux, ou plutt que je le leur tais bien davantage puisqu'ils me voyaient du mme oeil que fait le public. Plus d'honntet, plus de salutations. Un air repoussant, un regard farouche avaient succd leur premire urbanit. L'ancienne franchise de leur mtier ne leur laissant pas comme aux autres couvrir leur animosit d'un masque ricaneur et tratre ils me montrent tout ouvertement la plus violente haine et tel est l'excs de ma misre que je suis forc de distinguer dans mon estime ceux qui me dguisent le moins leur fureur.

Depuis lors je me promne avec moins de plaisir du ct des Invalides, cependant, comme mes sentiments pour eux ne dpendent pas des leurs pour moi, je ne vois jamais sans respect et sans intrt ces anciens dfenseurs de leur patrie : mais il m'est bien dur de me voir si mal pay de leur part de la justice que je leur rends. Quand par hasard j'en rencontre quelqu'un qui a chapp aux instructions communes, ou qui ne connaissant pas ma figure ne me montre aucune aversion, l'honnte salutation de ce seul-l me ddommage du maintien rbarbatif des autres. Je les oublie pour ne m'occuper que de lui, et je m'imagine qu'il a une de ces mes comme la mienne o la haine ne saurait pntrer. J'eus encore ce plaisir l'anne dernire en passant l'eau pour m'aller promener l'le aux Cygnes. Un pauvre vieux invalide dans un bateau attendait compagnie pour traverser. Je me prsentai ; je dis au batelier de partir. L'eau tait forte et la traverse fut longue. Je n'osais presque pas adresser la parole l'invalide de peur d'tre rudoy et rebut comme l'ordinaire, mais son air honnte me rassura. Nous causmes. Il me parut homme de sens et de moeurs. Je fus surpris et charm de son ton ouvert et affable, je n'tais pas accoutum tant de faveur ; ma surprise cessa quand j'appris qu'il arrivait tout nouvellement de province. Je compris qu'on ne lui avait pas encore montr ma figure et donn ses instructions. Je profitai de cet incognito pour converser quelques moments avec un homme et je sentis la douceur que j'y trouvais combien la raret des plaisirs les plus communs est capable d'en augmenter le prix. En sortant du bateau il prparait ses deux pauvres liards. Je payai le passage et le priai de les resserrer en tremblant de le cabrer. Cela n'arriva point au contraire il parut sensible mon attention et surtout celle que j'eus encore, comme il tait plus vieux que moi, de lui aider sortir du bateau. Qui croirait que je fus assez enfant pour en pleurer d'aise ? Je mourais d'envie de lui mettre une pice de vingt-quatre sous dans la main pour avoir du tabac ; je n'osai jamais. La mme honte qui me retint m'a souvent empch de faire de bonnes actions qui m'auraient combl de joie et dont je ne me suis abstenu qu'en dplorant mon imbcillit. Cette fois, aprs avoir quitt mon vieux invalide, je me consolai bientt en pensant que j'aurais pour ainsi dire agi contre mes propres principes en mlant aux choses honntes un prix d'argent qui dgrade leur noblesse et souille leur dsintressement. Il faut s'empresser de secourir ceux qui en ont besoin, mais dans le commerce ordinaire de la vie laissons la bienveillance naturelle et l'urbanit faire chacune leur oeuvre sans que jamais rien de vnal et de mercantile ose approcher d'une si pure source pour la corrompre ou pour l'altrer. On dit qu'en Hollande le peuple se fait payer pour vous dire l'heure et pour vous montrer le chemin. Ce doit tre un bien mprisable peuple que celui qui trafique ainsi des plus simples devoirs de l'humanit. J'ai remarqu qu'il n'y a que l'Europe seule o l'on vende l'hospitalit. Dans toute l'Asie on vous loge gratuitement ; je comprends qu'on n'y trouve pas si bien toutes ses aises. Mais n'est-ce rien que de se dire : Je suis homme et reu chez des humains ? C'est l'humanit pure qui me donne le couvert. Les petites privations s'endurent sans peine quand le coeur est mieux trait que le corps.


DIXIME PROMENADE

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Aujourd'hui, jour de Pques fleuries, il y a prcisment cinquante ans de ma premire connaissance avec madame de Warens. Elle avait vingt-huit ans alors, tant ne avec le sicle. Je n'en avais pas encore dix-sept et mon temprament naissant, mais que j'ignorais encore, donnait une nouvelle chaleur un coeur naturellement plein de vie. S'il n'tait pas tonnant qu'elle cont de la bienveillance pour un jeune homme vif, mais doux et modeste d'une figure assez agrable, il l'tait encore moins qu'une femme charmante pleine d'esprit et de grces, m'inspirt avec la reconnaissance des sentiments plus tendres que je n'en distinguais pas. Mais ce qui est moins ordinaire est que ce premier moment dcida de moi pour toute ma vie, et produisit par un enchanement invitable le destin du reste de mes jours. Mon me dont mes organes n'avaient point dvelopp les plus prcieuses facults n'avait encore aucune forme dtermine. Elle attendait dans une sorte d'impatience le moment qui devait la lui donner, et ce moment acclr par cette rencontre ne vint pourtant pas sitt, et dans la simplicit de moeurs que l'ducation m'avait donne je vis longtemps prolonger pour moi cet tat dlicieux mais rapide o l'amour et l'innocence habitent le mme coeur. Elle m'avait loign. Tout me rappelait elle, il y fallut revenir. Ce retour fixa ma destine, et longtemps encore avant de la possder je ne vivais plus qu'en elle et pour elle. Ah ! si j'avais suffi son coeur comme elle suffisait au mien ! Quels paisibles et dlicieux jours nous eussions couls ensemble ! Nous en avons pass de tels, mais qu'ils ont t courts et rapides, et quel destin les a suivis ! Il n'y a pas de jour o je ne me rappelle avec joie et attendrissement cet unique et court temps de ma vie o je fus moi pleinement, sans mlange et sans obstacle, et o je puis vritablement dire avoir vcu. Je puis dire peu prs comme ce prfet du prtoire qui disgraci sous Vespasien s'en alla finir paisiblement ses jours la campagne : "J'ai pass soixante et dix ans sur la terre, et j'en ai vcu sept." Sans ce court mais prcieux espace je serais rest peut-tre incertain sur moi, car tout le reste de ma vie, faible et sans rsistance, j'ai t tellement agit, ballott, tiraill par les passions d'autrui, que presque passif dans une vie aussi orageuse j'aurais peine dmler ce qu'il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dure ncessit n'a cess de s'appesantir sur moi. Mais durant ce petit nombre d'annes, aim d'une femme pleine de complaisance et de douceur, je fis ce que je voulais faire, je fus ce que je voulais tre, et par l'emploi que je fis de mes loisirs, aid de ses leons et de son exemple, je sus donner mon me encore simple et neuve la forme qui lui convenait davantage et qu'elle a garde toujours. Le got de la solitude et de la contemplation naquit dans mon coeur avec les sentiments expansifs et tendres faits pour tre son aliment. Le tumulte et le bruit les resserrent et les touffent, le calme et la paix les raniment et les exaltent. J'ai besoin de me recueillir pour aimer. J'engageai maman vivre la campagne. Une maison isole au penchant d'un vallon fut notre asile, et c'est l que dans l'espace de quatre ou cinq ans j'ai joui d'un sicle de vie et d'un bonheur pur et plein qui couvre de son charme tout ce que mon sort prsent a d'affreux. J'avais besoin d'une amie selon mon coeur, je la possdais. J'avais dsir la campagne, je l'avais obtenue, je ne pouvais souffrir l'assujettissement, j'tais parfaitement libre, et mieux que libre, car assujetti par mes seuls attachements, je ne faisais que ce que je voulais faire. Tout mon temps tait rempli par des soins affectueux ou par des occupations champtres. Je ne dsirais rien que la continuation d'un tat si doux. Ma seule peine tait la crainte qu'il ne durt pas longtemps, et cette crainte ne de la gne de notre situation n'tait pas sans fondement. Ds lors je songeai me donner en mme temps des diversions sur cette inquitude et des ressources pour en prvenir l'effet. Je pensai qu'une provision de talents tait la plus sre ressource contre la misre, et je rsolus d'employer mes loisirs me mettre en tat, s'il tait possible, de rendre un jour la meilleure des femmes l'assistance que j'en avais reue.

------------------------- FIN DU FICHIER reveries3 --------------------------------