--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER ---
License ABU
-=-=-=-=-=-
Version 1.1, Aout 1999

Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels
   http://abu.cnam.fr/
   abu@cnam.fr

La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU)
est une oeuvre de compilation, elle peut tre copie, diffuse et
modifie dans les conditions suivantes :

1.  Toute copie  des fins prives,  des fins d'illustration de l'enseignement
    ou de recherche scientifique est autorise.

2.  Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit

     a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la
        diffusion ou de l'oeuvre drivee.

     b) soit permettre aux bnficiaires de cette diffusion ou de cette
        oeuvre drive d'en extraire facilement et gratuitement une version
        numrise de chaque texte inclu, muni de la prsente licence.  Cette
        possibilit doit tre mentionne explicitement et de faon claire,
        ainsi que le fait que la prsente notice s'applique aux documents
        extraits.

     c) permettre aux bnficiaires de cette diffusion ou de cette
        oeuvre drive d'en extraire facilement et gratuitement la version
        numrise originale, munie le cas chant des amliorations vises au
        paragraphe 6, si elles sont prsentent dans la diffusion ou la nouvelle
        oeuvre. Cette possibilit doit tre mentionne explicitement et de
        faon claire, ainsi que le fait que la prsente notice s'applique aux
        documents extraits.

   Dans tous les autres cas, la prsente licence sera rpute s'appliquer
    l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre drive.


3. L'en-tte qui accompagne chaque fichier doit tre intgralement 
   conserve au sein de la copie.

4. La mention du producteur original doit tre conserve, ainsi
   que celle des contributeurs ultrieurs.

5. Toute modification ultrieure, par correction d'erreurs,
   additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre,
   doit tre indique.  L'indication des diverses contributions devra tre
   aussi prcise que possible, et date.

6. Ce copyright s'applique obligatoirement  toute amlioration
   par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe,
   phrase manquante, ...), c'est--dire ne correspondant pas 
   l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc
   comporter la prsente notice.

----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------

--- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER ---
<IDENT lettresecrites>
<IDENT_AUTEURS rousseaujj>
<IDENT_COPISTES grecog>
<ARCHIVE http://www.abu.org/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE Lettres crites de la montagne>
<GENRE prose>
<AUTEUR Jean-Jacques Rousseau>
<COPISTES Grard Grco>
<NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER lettresecrites1 --------------------------------

Lettres crites de la montagne
------------------------------

Jean-Jacques ROUSSEAU


Vitam impendere vero [Consacrer sa vie la vrit, devise de Rousseau].


PREMIRE PARTIE
---------------
AVERTISSEMENT
-------------

C'est revenir tard, je le sens, sur un sujet trop rebattu et dj presque oubli. Mon tat, qui ne me permet plus aucun travail suivi, mon aversion pour le genre polmique, ont caus ma lenteur crire et ma rpugnance publier. J'aurais mme tout fait supprim ces Lettres, ou plutt je lie les aurais point crites, s'il n'et t question que de moi : Mais ma patrie ne m'est pas tellement devenue trangre que je puisse voir tranquillement opprimer ses citoyens, surtout lorsqu'ils n'ont compromis leurs droits qu'en dfendant ma cause. Je serais le dernier des hommes si dans une telle occasion j'coutais un sentiment qui n'est plus ni douceur ni patience, mais faiblesse et lchet, dans celui qu'il empche de remplir son devoir.
Rien de moins important pour le public, j'en conviens, que la matire de ces lettres. La constitution d'une petite Rpublique, le sort d'un petit particulier, l'expos de quelques injustices, la rfutation de quelques sophismes ; tout cela n'a rien en soi d'assez considrable pour mriter beaucoup de lecteurs : mais si mes sujets sont petits mes objets sont grands, et dignes de l'attention de tout honnte homme. Laissons Genve sa place, et Rousseau dans sa dpression ; mais la religion, mais la libert, la justice ! voil, qui que vous soyez, ce qui n'est pas au-dessous de vous.
Qu'on ne cherche pas mme ici dans le style le ddommagement de l'aridit de la matire. Ceux que quelques traits heureux de ma plume ont si fort irrits trouveront de quoi s'apaiser dans ces lettres, L'honneur de dfendre un opprim et enflamm mon coeur si j'avais parl pour un autre. Rduit au triste emploi de me dfendre moi-mme, j'ai d me borner raisonner ; m'chauffer et t m'avilir. J'aurai donc trouv grce en ce point devant ceux qui s'imaginent qu'il est essentiel la vrit d'tre dite froidement ; opinion que pourtant j'ai peine comprendre. Lorsqu'une vive persuasion nous anime, le moyen d'employer un langage glac ? Quand Archimde tout transport courait nu dans les rues de Syracuse, en avait-il moins trouv la vrit parce qu'il se passionnait pour elle ? Tout au contraire, celui qui la sent ne peut s'abstenir de l'adorer ; celui qui demeure froid ne l'a pas vue.
Quoi qu'il en soit, je prie les lecteurs de vouloir bien mettre part mon beau style, et d'examiner seulement si je raisonne bien ou mal ; car enfin, de cela seul qu'un auteur s'exprime en bons termes, je ne vois pas comment il peut s'ensuivre que cet auteur ne sait ce qu'il dit.

PREMIRE LETTRE
---------------

Non, Monsieur, je ne vous blme point de ne vous tre pas joint aux reprsentants pour soutenir ma cause. Loin d'avoir approuv moi-mme cette dmarche, je m'y suis oppos de tout mon pouvoir, et mes parents s'en sont retirs ma sollicitation. L'on s'est tu quand il fallait parler ; on a parl quand il ne restait qu' se taire. Je prvis 1'inutilit des reprsentations, j'en pressentis les consquences : je jugeai que leurs suites invitables troubleraient le repos public, ou changeraient la constitution de l'tat. L'vnement a trop justifi mes craintes. Vous voil rduits l'alternative qui m'effrayait. La crise o vous tes exige une autre dlibration dont je ne suis plus l'objet. Sur ce qui a t fait vous demandez ce que vous devez faire . vous considrez que l'effet de ces dmarches, tant relatif au corps de la bourgeoisie, ne retombera pas moins sur ceux qui s'en sont abstenus que sur ceux qui les ont faites. Ainsi, quels qu'aient t d'abord les divers avis, l'intrt commun doit ici tout runir. Vos droits et attaqus ne peuvent plus demeurer en doute ; il faut qu'ils soient reconnus ou anantis, et c'est leur vidence qui les met en ou pril. Il ne fallait pas approcher le flambeau durant l'orage ; mais aujourd'hui le feu est la maison.
Quoiqu'il ne s'agisse plus de mes intrts, mon honneur me rend toujours partie dans cette affaire ; vous le savez, et vous me consultez toutefois comme un homme neutre ; vous supposez que le prjug ne m'aveuglera point et que la passion ne me rendra point injuste : je l'espre aussi ; mais dans des circonstances si dlicates, qui peut rpondre de soi ? Je sens qu'il m'est impossible de m'oublier dans une querelle dont je suis le sujet, et qui a mes malheurs pour premire cause. Que ferai-je donc, Monsieur, pour rpondre votre confiance et justifier votre estime autant qu'il est en moi ? Le voici. Dans la juste dfiance de moi-mme, je vous dirai moins mon avis que mes raisons : vous les pserez, vous comparerez, et vous choisirez. Faites plus ; dfiez-vous toujours, non de mes intentions ; Dieu le sait, elles sont pures ; mais de mon jugement. L'homme le plus juste, quand il est ulcr voit rarement les choses comme elles sont. Je ne veux srement pas vous tromper, mais je puis me tromper ; je le pourrais en toute autre chose, et cela doit arriver ici plus probablement. Tenez-vous donc sur vos gardes, et quand je n'aurais pas dix fois raison, ne me l'accordez pas une.
Voil, Monsieur, la prcaution que vous devez prendre, et voici celle que je veux prendre mon tour. Je commencerai par vous parler de moi, de mes griefs, des durs procds de vos magistrats ; quand cela sera fait et que j'aurai bien soulag mon coeur, je m'oublierai moi-mme, je vous parlerai de vous, de votre situation, c'est--dire, de la Rpublique ; et je ne crois pas trop prsumer de moi, si j'espre, au moyen de cet arrangement, traiter avec quit la question que vous me faites.
J'ai t outrag d'une manire d'autant plus cruelle que je me flattais d'avoir bien mrit de la patrie. Si ma conduite et eu besoin de grce, je pouvais raisonnablement esprer de l'obtenir. Cependant, avec un empressement sans exemple, sans avertissement, sans citation, sans examen, on s'est ht de fltrir mes livres ; on a fait plus ; sans gard pour mes malheurs, pour mes maux, pour mon tat, on a dcrt ma personne avec la mme prcipitation, l'on ne m'a pas mme pargn les termes qu'on emploie pour les malfaiteurs. Ces messieurs n'ont pas t indulgents, ont-ils du moins t justes ? c'est ce que je veux rechercher avec vous. Ne vous effrayez pas, je vous prie, de l'tendue que je suis forc de donner ces lettres. Dans la multitude de questions qui se prsentent, je voudrais tre sobre en paroles : mais, Monsieur, quoi qu'on puisse faire, il en faut pour raisonner.
Rassemblons d'abord les motifs qu'ils ont donns de cette procdure, non dans le rquisitoire, non dans l'arrt, port dans le secret, et rest dans les tnbres[Ma famille demanda par requte communication de cet arrt. Voici la rponse. Du 25 juin 1762. En conseil ordinaire, vu la prsente requte, arrte qu'il n'y a lieu d'accorder aux suppliants les fins d'icelle. LULLIN.
L'arrt du parlement de Paris fut imprim aussitt que rendu. Imaginez ce que c'est qu'un tat libre o l'on tient cachs de pareils dcrets contre l'honneur et la libert des citoyens !] ; mais dans les rponses du Conseil aux reprsentations des citoyens et bourgeois, ou plutt dans les Lettres crites de la campagne : ouvrage qui leur sert de manifeste, et dans lequel seul ils daignent raisonner avec vous. Mes livres sont, disent-ils, impies, scandaleux, tmraires, pleins de blasphmes et de calomnies contre la religion. Sous l'apparence des doutes l'auteur y a rassembl tout ce qui peut tendre saper, branler et dtruire les principaux fondements de la religion chrtienne rvle.
Ils attaquent tous les gouvernements.
Ces livres sont d'autant plus dangereux et rprhensibles, qu'ils sont crits en franais, du style le plus sducteur, qu'ils paraissent sous le nom et la qualification d'un citoyen de Genve, et que, selon l'intention de l'auteur, l'mile doit servir de guide aux pres, aux mres, aux prcepteurs.
En jugeant ces livres, il n'a pas t possible au Conseil de ne jeter aucun regard sur celui qui en tait prsum l'auteur.
Au reste, le dcret port contre moi, n'est, continuent-ils, ni un jugement, ni une sentence, mais un simple appointement provisoire qui laissait dans leur entier mes exceptions et dfenses, et qui dans le cas prvu servait de prparatoire la procdure prescrite par les dits et par l'ordonnance ecclsiastique.
cela les Reprsentants, sans entrer dans l'examen de la doctrine, objectrent : que le Conseil avait jug sans formalits prliminaires : que l'article 88 de l'ordonnance ecclsiastique avait t viol dans ce jugement : que la procdure faite en 1562 contre Jean Morelli forme de cet article en montrait clairement l'usage, et donnait par cet exemple une jurisprudence qu'on n'aurait pas d mpriser que cette nouvelle manire de procder tait mme contraire la rgle du droit naturel admise chez tous les peuples, laquelle exige que nul ne soit condamn sans avoir t entendu dans ses dfenses ; qu'on ne peut fltrir un ouvrage sans fltrir en mme temps l'auteur dont il porte le nom ; qu'on ne voit pas quelles exceptions et dfenses il reste un homme dclar impie, tmraire, scandaleux dans ses crits, et aprs la sentence rendue et excute contre ces mmes crits, puisque les choses n'tant point susceptibles d'infamie, celle qui rsulte de la combustion d'un livre par la main du bourreau rejaillit ncessairement sur l'auteur : d'o il suit qu'on n'a pu enlever un citoyen le bien le plus prcieux, l'honneur ; qu'on ne pouvait dtruire sa rputation, son tat, sans commencer par l'entendre ; que les ouvrages condamns et fltris mritaient du moins autant de support et de tolrance que divers autres crits o l'on fait de cruelles satires sur la religion, et qui ont t rpandus et mme imprims dans la ville : qu'enfin par rapport aux gouvernements, il a toujours t permis dans Genve de raisonner librement sur cette matire gnrale, qu'on n'y dfend aucun livre qui en traite, qu'on n'y fltrit aucun auteur pour en avoir trait, quel que soit son sentiment ; et que, loin d'attaquer le gouvernement de la Rpublique en particulier, je ne laisse chapper aucune occasion d'en faire l'loge.
ces objections il fut rpliqu de la part du Conseil : que ce n'est point manquer la rgle qui veut que nul ne soit condamn sans l'entendre, que de condamner un livre aprs en avoir pris lecture et l'avoir examin suffisamment : que l'article 88 des ordonnances n'est applicable qu' un homme qui dogmatise et non un livre destructif de la religion chrtienne : qu'il n'est pas vrai que la fltrissure d'un ouvrage se communique l'auteur, lequel peut n'avoir t qu'imprudent ou maladroit : qu' l'gard des ouvrages scandaleux tolrs ou mme imprims dans Genve, il n'est pas raisonnable de prtendre que pour avoir dissimul quelquefois, un gouvernement soit oblig de dissimuler toujours ; que d'ailleurs les livres o l'on ne fait que tourner en ridicule la religion ne sont pas beaucoup prs aussi punissables que ceux o sans dtour on l'attaque par le raisonnement. Qu'enfin ce que le Conseil doit au maintien de la religion chrtienne dans sa puret, au bien public, aux lois, et l'honneur du gouvernement lui ayant fait porter cette sentence, ne lui permet ni de la changer ni de l'affaiblir.
Ce ne sont pas l toutes les raisons, objections et rponses qui ont t allgues de part et d'autre, mais ce sont les principales, et elles suffisent pour tablir par rapport moi la question de fait et de droit.
Cependant comme l'objet, ainsi prsent, demeure encore un peu vague, je vais tcher de le fixer avec plus de prcision, de peur que vous n'tendiez ma dfense la partie de cet objet que je n'y veux pas embrasser.
Je suis homme et j'ai fait des livres ; j'ai donc fait aussi des erreurs [Exceptions, si l'on veut, les livres de gomtrie et leurs auteurs. Encore s'il n'y a point d'erreurs dans les propositions mmes, qui nous assurera qu'il n'y en ait point dans l'ordre de dduction, dans le choix, dans la mthode ? Euclide dmontre, et parvient son but mais quel chemin prend-il ? Combien n'erre-t-il pas dans sa route ? La science a beau tre infaillible ; l'homme qui la cultive se trompe souvent.]. J'en aperois moi-mme en assez grand nombre : je ne doute pas que d'autres n'en voient beaucoup davantage, et qu'il n'y en ait bien plus encore que ni moi ni d'autres ne voyons point. Si l'on ne dit que cela j'y souscris. Mais quel auteur n'est pas dans le mme cas, ou s'ose flatter de n'y pas tre ? L-dessus donc, point de dispute. Si l'on me rfute et qu'on ait raison, l'erreur est corrige et je me tais. Si l'on me rfute et qu'on ait tort, je me tais encore ; dois-je rpondre du fait d'autrui ? En tout tat de cause, aprs avoir entendu les deux parties, le public, est juge, il prononce, le livre triomphe ou tombe, et le procs est fini. Les erreurs des auteurs sont souvent fort indiffrentes ; mais il en est aussi de dommageables, mme contre l'intention de celui qui les commet. On peut se tromper au prjudice du public comme au sien propre ; on peut nuire innocemment. Les controverses sur les matires de jurisprudence, de morale, de religion tombent frquemment dans ce cas. Ncessairement un des deux disputants se trompe, et l'erreur sur ces matires important toujours devient faute ; cependant on ne la punit pas quand on la prsume involontaire. Un homme n'est pas coupable pour nuire en voulant servir, et si l'on poursuivait criminellement un auteur pour des fautes d'ignorance ou d'inadvertance, pour de mauvaises maximes qu'on pourrait tirer de ses crits trs consquemment mais contre son gr, quel crivain pourrait se mettre l'abri des poursuites ? Il faudrait tre inspir du Saint-Esprit pour se faire auteur et n'avoir que des gens inspirs du Saint-Esprit pour juges.
Si l'on ne m'impute que de pareilles fautes, je ne m'en dfends pas plus que des simples erreurs. Je ne puis affirmer n'en avoir point commis de telles, parce que je ne suis pas un ange ; mais ces fautes qu'on prtend trouver dans mes crits peuvent fort bien n'y pas tre, parce que ceux qui les y trouvent ne sont pas des anges, non plus. Hommes et sujets l'erreur ainsi que moi, sur quoi prtendent-ils que leur raison soit l'arbitre de la mienne, et que je sois punissable pour n'avoir pas pens comme eux ?
Le public est donc aussi le juge de semblables fautes ; son blme en est le seul chtiment. Nul ne peut se soustraire ce juge, et quant moi, je n'en appelle pas. Il est vrai que si le magistrat trouve ces fautes nuisibles il peut dfendre le livre qui les contient ; mais je le rpte ; il ne peut punir pour cela l'auteur qui les a commises ; puisque ce serait punir un dlit qui peut tre involontaire, et qu'on ne doit punir dans le mal que la volont. Ainsi ce n'est point encore l ce dont il s'agit.
Mais il y a bien de la diffrence entre un livre qui contient des erreurs nuisibles et un livre pernicieux. Des principes tablis, la chane d'un raisonnement suivi, des consquences dduites manifestent l'intention de l'auteur, et cette intention dpendant de sa volont rentre sous la juridiction des lois. Si cette intention est videmment mauvaise, ce n'est plus erreur, ni faute, c'est crime ; ici tout change. Il ne s'agit plus d'une dispute littraire dont le public juge selon la raison, mais d'un procs criminel qui doit tre jug dans les tribunaux selon toute la rigueur des lois ; telle est la position critique o m'ont mis des magistrats qui se disent justes, et des crivains zls qui les trouvent trop clments. Sitt qu'on m'apprte des prisons, des bourreaux, des chanes, quiconque m'accuse est un dlateur ; il sait qu'il n'attaque pas seulement l'auteur mais l'homme, il sait que ce qu'il crit peut influer sur mon sort [Il y a quelques annes qu' la premire apparition d'un livre clbre, je rsolus d'en attaquer les principes, que je trouvais dangereux. J'excutais cette entreprise quand j'appris que l'auteur tait poursuivi. l'instant je jetai mes feuilles au feu, jugeant qu'aucun devoir ne pouvait autoriser la bassesse de s'unir la foule pour accabler un homme d'honneur opprim. Quand tout fut pacifi j'eus occasion de dire mon sentiment sur le mme sujet dans d'autres crits ; mais je l'ai dit sans nommer le livre ni l'auteur. J'ai cru devoir ajouter ce respect pour son malheur l'estime que j'eus toujours pour sa personne. Je ne crois point que cette faon de penser me soit particulire ; elle est commune a tous les honntes gens. Sitt qu'une affaire est porte au criminel, ils doivent se taire, moins qu'ils ne soient appels pour tmoigner.] ; ce n'est plus ma seule rputation qu'il en veut, c'est mon honneur, ma libert, ma vie.
Ceci, Monsieur, nous ramne tout d'un coup l'tat de la question dont il me parat que le public s'carte. Si j'ai crit des choses rprhensibles on peut m'en blmer, on peut supprimer le livre. Mais pour le fltrir, pour m'attaquer personnellement, il faut plus ; la faute ne suffit pas, il faut un dlit, un crime ; il faut que j'aie crit mauvaise intention un livre pernicieux, et que cela soit prouv, non comme un auteur prouve qu'un autre auteur se trompe, mais comme un accusateur doit convaincre devant le juge l'accus. Pour tre trait comme un malfaiteur il faut que je sois convaincu de l'tre. C'est la premire question qu'il s'agit d'examiner. La seconde, en supposant le dlit constat, est d'en fixer la nature, le lieu o il a t commis, le tribunal qui doit en juger, la loi qui le condamne, et la peine qui doit le punir. Ces deux questions une fois rsolues dcideront si j'ai t trait justement ou non.
Pour savoir si j'ai crit des livres pernicieux il faut en examiner les principes, et voir ce qu'il en rsulterait si ces principes taient admis. Comme j'ai trait beaucoup de matires, je dois me restreindre celles sur lesquelles je suis poursuivi, savoir, la religion et le gouvernement. Commenons par le premier article, l'exemple des juges qui ne se sont pas expliqus sur le second.
On trouve dans l'mile la Profession de foi d'un prtre catholique, et dans l'Hlose celle d'une femme dvote : ces deux pices s'accordent assez pour qu'on puisse expliquer l'une par l'autre, et de cet accord on peut prsumer avec quelque vraisemblance que si l'auteur qui a publi les livres o elles sont contenues ne les adopte pas en entier l'une et l'autre, du moins il les favorise beaucoup. De ces deux professions de foi la premire tant la plus tendue et la seule o l'on ait trouv le corps du dlit, doit tre examine par prfrence.
Cet examen, pour aller son but, rend encore un claircissement ncessaire. Car remarquez bien qu'claircir et distinguer les propositions que brouillent et confondent mes accusateurs, c'est leur rpondre. Comme ils disputent contre l'vidence, quand la question est bien pose, ils sont rfuts.
Je distingue dans la religion deux parties, outre la forme du culte, qui n'est qu'un crmonial. Ces deux parties sont le dogme et la morale. Je divise les dogmes encore en deux parties ; savoir, celle qui posant les principes de nos devoirs sert de base la morale, et celle qui, purement de foi, ne contient que des dogmes spculatifs.
De cette division, qui me parat exacte, rsulte celle des sentiments sur la religion d'une part en vrais, faux ou douteux, et de l'autre en bons, mauvais ou indiffrents. Le jugement des premiers appartient la raison seule, et si les thologiens s'en sont empars, c'est comme raisonneurs, c'est comme professeurs de la science par laquelle on parvient la connaissance du vrai et du faux en matire de foi. Si l'erreur en cette partie est nuisible, c'est seulement ceux qui errent, et c'est seulement un prjudice pour la vie venir sur laquelle les tribunaux humains ne peuvent tendre leur comptence. Lorsqu'ils connaissent de cette matire, ce n'est plus comme juges du vrai et du faux, mais comme ministres des lois civiles qui rglent la forme extrieure du culte : il ne s'agit pas encore ici de cette partie ; il en sera trait ci-aprs.
Quant la partie de la religion qui regarde la morale, c'est--dire, la justice, le bien public, l'obissance aux lois naturelles et positives, les vertus sociales et tous les devoirs de l'homme et du citoyen, il appartient au gouvernement d'en connatre : c'est en ce point seul que la religion entre directement sous sa juridiction, et qu'il doit bannir, non l'erreur, dont il n'est pas juge, mais tout sentiment nuisible qui tend couper le noeud social.
Voil, Monsieur, la distinction que vous avez faire pour juger de cette pice, porte au tribunal, non des prtres, mais des magistrats. J'avoue qu'elle n'est pas toute affirmative. On y voit des objections et des doutes. Posons, ce qui n'est pas, que ces doutes soient des ngations. Mais elle est affirmative dans sa plus grande partie ; elle est affirmative et dmonstrative sur tous les points fondamentaux de la religion civile ; elle est tellement dcisive sur tout ce qui tient la providence ternelle, l'amour du prochain, la justice, la paix, au bonheur des hommes, aux lois de la socit, toutes les vertus, que les objections, les doutes mmes y ont pour objet quelque avantage, et je dfie qu'on m'y montre un seul point de doctrine attaqu que je ne prouve tre nuisible aux hommes ou par lui-mme ou par ses invitables effets.
La religion est utile et mme ncessaire aux peuples. Cela n'est-il pas dit, soutenu, prouv dans ce mme crit ? Loin d'attaquer les vrais principes de la religion, l'auteur les pose, les affermit de tout son pouvoir ; ce qu'il attaque, ce qu'il combat, ce qu'il doit combattre, c'est le fanatisme aveugle, la superstition cruelle, le stupide prjug. Mais il faut, disent-ils, respecter tout cela. Mais pourquoi ? Parce que c'est ainsi qu'on mne les peuples. Oui, c'est ainsi qu'on les mne leur perte. La superstition est le plus terrible flau du genre humain ; elle abrutit les simples, elle perscute les sages, elle enchane les nations, elle fait partout cent maux effroyables : quel bien fait-elle ? Aucun ; si elle le' fait, c'est aux tyrans ; elle est leur arme la plus terrible, et cela mme est le plus grand mal qu'elle ait jamais fait.
Ils disent qu'en attaquant la superstition je veux dtruire la religion mme : comment le savent-ils ? pourquoi confondent-ils ces deux causes, que je distingue avec tant de soin ? Comment ne voient-ils oint que cette imputation rflchit contre eux dans doute sa force, et que la religion n'a point d'ennemis lus terribles que les dfenseurs de la superstition ? Il serait bien cruel qu'il ft si ais d'inculper l'intention d'un homme, quand il est si difficile de la justifier. Par cela mme qu'il n'est pas prouv qu'elle si mauvaise, on la doit juger bonne. Autrement qui pourrait tre l'abri des jugements arbitraires e ses ennemis ? Quoi ! leur simple affirmation fait preuve de ce qu'ils ne peuvent savoir, et la mienne, ointe toute ma conduite, n'tablit point mes propres sentiments ? Quel moyen me reste donc de es faire connatre ? Le bien que je sens dans mon coeur je ne puis le montrer, je l'avoue ; mais quel est l'homme abominable qui s'ose vanter d'y voir le mal qui n'y fut jamais ?
Plus on serait coupable de prcher l'irrligion, dit trs bien M. d'Alembert, plus il est criminel d'en accuser ceux qui ne la prchent pas en effet. Ceux qui jugent publiquement de mon christianisme montrent seulement l'espce du leur, et la seule chose qu'ils ont prouve est qu'eux et moi n'avons as la mme religion. Voil prcisment ce qui les fche : on sent que le mal prtendu les aigrit moins que le bien mme. Ce bien qu'ils sont forcs de trouver dans mes crits les dpite et les gne ; rduits le tourner en mal encore, ils sentent qu'ils e dcouvrent trop. Combien ils seraient plus leur aise si ce bien n'y tait pas !
Quand on ne me juge point sur ce que j'ai dit, ais sur ce qu'on assure que j'ai voulu dire, quand on cherche dans mes intentions le mal qui n'est as dans mes crits, que puis-je faire ? Ils dmentent es discours par mes penses ; quand j'ai dit blanc s affirment que j'ai voulu dire noir ; ils se mettent la place de Dieu pour faire l'oeuvre du Diable ; comment drober ma tte des coups ports de haut ?
Pour prouver que l'auteur n'a point eu l'horrible intention qu'ils lui prtent, je ne vois qu'un moyen ; .est d'en juger sur l'ouvrage. Ah ! qu'on en juge Ainsi j'y consens ; mais cette tche n'est pas la mienne, et un examen suivi sous ce point de vue ait de ma part une indignit. Non, Monsieur, il Y a ni malheur ni fltrissure qui puissent me rduire cette abjection. Je croirais outrager l'auteur, l'diteur, le lecteur mme, par une justification d'autant plus honteuse qu'elle est plus facile ; c'est dgrader la vertu que montrer qu'elle n'est pas un crime ; c'est obscurcir l'vidence que prouver qu'elle est la vrit. Non, lisez et jugez vous-mme. Malheur vous, si, durant cette lecture, votre coeur ne bnit pas cent fois l'homme vertueux et ferme qui ose instruire ainsi les humains !
Eh ! comment me rsoudrais-je justifier cet ouvrage ? moi qui crois effacer par lui les fautes de ma vie entire ; moi qui mets les maux qu'il m'attire en compensation de ceux que j'ai faits, moi qui, plein de confiance espre un jour dire au juge suprme : daigne juger dans ta clmence un homme faible ; j'ai fait le mal sur la terre, mais j'ai publi cet crit.
Mon cher Monsieur, permettez mon coeur gonfl d'exhaler de temps en temps ses soupirs ; mais soyez sr que dans mes discussions je ne mlerai ni dclamations ni plaintes. Je n'y mettrai pas mme la vivacit de mes adversaires ; je raisonnerai toujours de sang-froid. Je reviens donc.
Tchons de prendre un milieu qui vous satisfasse, et qui ne m'avilisse pas. Supposons un moment la Profession de foi du vicaire adopte dans un coin du monde chrtien, et voyons ce qu'il en rsulterait en bien et en mal. Ce ne sera ni l'attaquer ni la dfendre ; ce sera la juger par ses effets.
Je vois d'abord les choses les plus nouvelles sans aucune apparence de nouveaut ; nul changement dans le culte et de grands changements dans les coeurs, des conversions sans clat, de la foi sans dispute, du zle sans fanatisme, de la raison sans impit, peu de dogmes et beaucoup de vertus, la tolrance du philosophe et la charit du chrtien.
Nos proslytes auront deux rgles de foi qui n'en font qu'une, la raison et l'vangile ; la seconde sera d'autant plus immuable qu'elle ne se fondera que sur la premire, et nullement sur certains faits, lesquels ayant besoin d'tre attests, remettent la religion sous l'autorit des hommes.
Toute la diffrence qu'il y aura d'eux aux autres chrtiens est que ceux-ci sont des gens qui disputent beaucoup sur l'vangile sans se soucier de le pratiquer, au lieu que nos gens s'attacheront beaucoup la pratique, et ne disputeront point.
Quand les chrtiens disputeurs viendront leur dire : Vous vous dites chrtiens sans l'tre ; car pour tre chrtiens il faut croire en Jsus-Christ, et vous n'y croyez point ; les chrtiens paisibles leur rpondront : Nous ne savons pas bien si nous croyons en Jsus-Christ dans votre ide, parce que nous ne l'entendons pas. Mais nous tchons d'observer ce qu'il nous prescrit. Nous sommes chrtiens, chacun notre manire, nous en gardant sa parole, et vous en croyant en lui. Sa charit veut que nous soyons tous frres, nous la suivons en vous admettant pour tels ; pour l'amour de lui ne nous tez pas un titre que nous honorons de toutes nos forces et qui nous est aussi cher qu' vous.
Les chrtiens disputeurs insisteront sans doute. En vous renommant de Jsus il faudrait nous dire quel titre ? Vous gardez, dites-vous, sa parole, mais quelle autorit lui donnez-vous ? Reconnaissez-vous la rvlation ? Ne la reconnaissez-vous pas ? Admettez-vous l'vangile en entier, ne l'admettez-vous qu'en partie ? Sur quoi fondez-vous ces distinctions ? Plaisants chrtiens, qui marchandent avec le matre, qui choisissent dans sa doctrine ce qu'il leur plat d'admettre et de rejeter !
cela les autres diront paisiblement : Mes frres, nous ne marchandons point, car notre foi n'est pas un commerce : Vous supposez qu'il dpend de nous d'admettre ou de rejeter comme il nous plat ; mais cela n'est pas, et notre raison n'obit point notre volont. Nous aurions beau vouloir que ce qui nous parat faux nous part vrai, il nous paratrait faux malgr nous. Tout ce qui dpend de nous est de parler selon notre pense ou contre notre pense, et notre seul crime est de ne vouloir pas vous tromper.
Nous reconnaissons l'autorit de Jsus-Christ, parce que notre intelligence acquiesce ses prceptes et nous en dcouvre la sublimit. Elle nous dit qu'il convient aux hommes de suivre ces prceptes, mais qu'il tait au-dessus d'eux de les trouver. Nous admettons la Rvlation comme mane de l'Esprit de Dieu, sans en savoir la manire, et sans nous tourmenter pour la dcouvrir : pourvu que nous sachions que Dieu a parl, peu nous importe d'expliquer comment il s'y est pris, pour se faire entendre. Ainsi reconnaissant dans l'vangile l'autorit divine, nous croyons Jsus-Christ revtu de cette autorit ; nous reconnaissons une vertu plus qu'humaine dans sa conduite, et une sagesse plus qu'humaine dans ses leons. Voil ce qui est bien dcid pour nous. Comment cela s'est-il fait ? Voil ce qui ne l'est pas ; cela nous passe. Cela ne vous passe pas, vous ; la bonne heure ; nous vous en flicitons de tout notre coeur. Votre raison peut tre suprieure la ntre ; mais ce n'est pas dire qu'elle doive nous servir de loi. Nous consentons que vous sachiez tout ; souffrez que nous ignorions quelque chose.
Vous nous demandez si nous admettons tout l'vangile ; nous admettons tous les enseignements qu'a donns Jsus-Christ. L'utilit, la ncessit de la plupart de ces enseignements nous frappe et nous tchons de nous y conformer. Quelques-uns ne sont pas notre porte ; ils ont t donns sans doute pour des esprits plus intelligents que nous. Nous ne croyons point avoir atteint les limites de la raison humaine, et les hommes plus pntrants besoin de prceptes plus levs.
Beaucoup de choses dans l'vangile passent notre raison, et mme la choquent ; nous ne les rejetons pourtant pas. Convaincus de la faiblesse de notre entendement, nous savons respecter ce que nous ne pouvons concevoir, quand l'association de ce que nous concevons nous le fait juger suprieur nos lumires. Tout ce qui nous est ncessaire savoir pour tre saints nous parat clair dans l'vangile ; qu'avons-nous besoin d'entendre le reste ? Sur ce point nous demeurerons ignorants mais exempts d'erreur, et nous n'en serons pas moins gens de bien ; cette humble rserve elle-mme est l'esprit de l'vangile.
Nous ne respectons pas prcisment ce livre sacr comme livre, mais comme la parole et la vie de Jsus-Christ. Le caractre de vrit, de sagesse et de saintet qui s'y trouve nous apprend que cette histoire n'a pas t essentiellement altre [O en seraient les simples fidles, si l'on ne pouvait savoir cela que par des discussions de critique, ou par l'autorit des pasteurs ? De quel front ose-t-on faire dpendre la foi de tant de science ou de tant de soumission ?], mais il n'est pas dmontr pour nous qu'elle ne l'ait point t du tout. Qui sait si les choses que nous n'y comprenons pas ne sont point des fautes glisses dans le texte ? Qui sait si des disciples si fort infrieurs leur matre l'ont bien compris et bien rendu partout ? Nous ne dcidons point l-dessus, nous ne prsumons pas mme, et nous ne vous proposons des conjectures que parce que vous l'exigez.
Nous pouvons nous tromper dans nos ides, mais vous pouvez aussi vous tromper dans les vtres. Pourquoi ne le pourriez-vous pas tant hommes ? Vous pouvez avoir autant de bonne foi que nous, mais vous n'en sauriez avoir davantage : vous pouvez tre plus clairs, mais vous n'tes pas infaillibles. Qui jugera donc entre les deux partis ? sera-ce vous ? cela n'est pas juste. Bien moins sera-ce nous qui nous dfions si fort de nous-mmes. Laissons donc cette dcision au juge commun qui nous entend, et puisque nous sommes d'accord sur les rgles de nos devoirs rciproques, supportez-nous sur le reste, comme nous vous supportons. Soyons hommes de paix, soyons frres ; unissons-nous dans l'amour de notre commun matre, dans la pratique des vertus qu'il nous prescrit. Voil ce qui fait le vrai chrtien.
Que si vous vous obstinez nous refuser ce prcieux titre ; aprs avoir tout fait pour vivre fraternellement avec vous, nous nous consolerons je cette injustice, en songeant que les mots ne sont pas les choses, que les premiers disciples de Jsus tic prenaient point le nom de chrtiens, que le martyr tienne ne le porta jamais, et que quand Paul fut converti la foi de Christ, il n'y avait encore aucuns chrtiens [Ce nom leur fut donn quelques annes aprs Antioche pour la Premire fois.] sur la terre.
Croyez-vous, Monsieur, qu'une controverse ainsi traite sera fort anime et fort longue, et qu'une des parties ne sera pas bientt rduite au silence quand l'autre ne voudra point disputer.
Si nos proslytes sont matres du pays o ils vivent, ils tabliront une forme de culte aussi simple que leur croyance, et la religion qui rsultera de tout cela sera la plus utile aux hommes par sa simplicit mme. Dgage de tout ce qu'ils mettent la place des vertus, et n'ayant ni rites superstitieux, ni subtilits dans la doctrine, elle ira tout entire son vrai but, qui est la pratique de nos devoirs. Les mots de dvot et d'orthodoxe y seront sans usage ; la monotonie de certains sons articuls n'y sera pas la pit ; il n'y aura d'impies que les mchants, ni de fidles que les gens de bien.
Cette institution une fois faite, tous seront obligs par les lois de s'y soumettre, parce qu'elle n'est point fonde sur l'autorit des hommes, qu'elle n'a rien qui ne soit dans l'ordre des lumires naturelles, qu'elle ne contient aucun article qui ne se rapporte au bien de la socit, et qu'elle n'est mle d'aucun dogme inutile la morale, d'aucun point de pure spculation.
Nos proslytes seront-ils intolrants pour cela ? Au contraire, ils seront tolrants par principe, ils le seront plus qu'on ne peut l'tre dans aucune autre doctrine, puisqu'ils admettront toutes les bonnes religions qui ne s'admettent pas entre elles, c'est--dire, toutes celles qui ayant l'essentiel qu'elles ngligent, font l'essentiel de ce qui ne l'est Point. En s'attachant, eux, ce seul essentiel, ils laisseront les autres en faire leur gr l'accessoire, pourvu qu'ils ne le rejettent pas : ils les laisseront expliquer ce qu'ils n'expliquent point, dcider ce qu'ils ne dcident point. Ils laisseront chacun ses rites, ses formules de foi, sa croyance ; ils diront : Admettez avec nous les principes des devoirs de l'homme et du citoyen ; du reste, croyez tout ce qu'il vous plaira, Quant aux religions qui sent essentiellement mauvaises, qui portent l'homme faire le mal, ils ne les tolreront point ; parce que cela mme est contraire la vritable tolrance, qui n'a pour but que la paix du genre humain. Le vrai tolrant ne tolre point le crime, il ne tolre aucun dogme qui rende les hommes mchants.
Maintenant supposons au contraire, que nos proslytes soient sous la domination d'autrui : comme gens de paix ils seront soumis aux lois de leurs matres, mme en matire de religion, moins que cette religion ne ft essentiellement mauvaise ; car alors, sans outrager ceux qui la professent, ils refuseraient de la professer. Ils leur diraient : puisque Dieu nous appelle la servitude, nous voulons tre de bons serviteurs, et vos sentiments nous empcheraient de l'tre ; nous connaissons nos devoirs, nous les aimons, nous rejetons ce qui nous en dtache ; c'est afin de vous tre fidles que nous n'adoptons pas la loi de l'iniquit.
Mais si la religion du pays est bonne en elle-mme, et que ce qu'elle a de mauvais soit seulement dans des interprtations particulires, ou dans des dogmes purement spculatifs, ils s'attacheront l'essentiel et tolreront le reste, tant par respect pour les lois que par amour pour la paix. Quand ils seront appels dclarer expressment leur croyance, ils le feront, parce qu'il ne faut point mentir ; ils diront au besoin leur sentiment avec fermet, mme avec force ; ils se dfendront par la raison si on les attaque. Du reste, ils ne disputeront point contre leurs frres, et sans s'obstiner vouloir les convaincre, ils leur resteront unis par la charit, ils assisteront leurs assembles, ils adopteront leurs formules, et ne se croyant pas plus infaillibles qu'eux, ils se soumettront l'avis du plus grand nombre, en ce qui n'intresse pas leur conscience et ne leur parat pas importer au salut.
Voil le bien, me direz-vous, voyons le mal. Il sera dit en peu de paroles, Dieu ne sera plus l'organe de la mchancet des hommes. La religion ne servira plus d'instrument la tyrannie des gens d'glise et la vengeance des usurpateurs ; elle ne servira plus qu' rendre les croyants bons et justes ; ce n'est pas l le compte de ceux qui les mnent c'est pis pour eux que si elle ne servait rien. Ainsi donc la doctrine en question est bonne au genre humain et mauvaise ses oppresseurs. Dans quelle classe absolue la faut-il mettre ? J'ai dit fidlement le pour et le contre, comparez et choisissez. Tout bien examin, je crois que vous conviendrez <408> de deux choses : l'une que ces hommes que je suppose se conduiraient en ceci trs consquemment la Profession de foi du vicaire ; l'autre que cette conduite serait non seulement irrprochable mais vraiment chrtienne, et qu'on aurait tort de refuser ces hommes bons et pieux le nom de chrtiens ; puisqu'ils le mriteraient parfaitement par leur conduite, et qu'ils seraient moins opposs par leurs sentiments beaucoup de sectes qui le prennent et qui on ne le dispute pas, que plusieurs de ces mmes sectes ne sont opposes entre elles. Ce ne seraient pas, si l'on veut, des chrtiens la mode de saint Paul qui tait naturellement perscuteur, et qui n'avait pas entendu Jsus-Christ lui-mme ; mais ce seraient des chrtiens la mode de saint Jacques, choisi par le matre en personne et qui avait reu de sa propre bouche les instructions qu'il nous transmet. Tout ce raisonnement est bien simple, mais il me parat concluant.
Vous me demanderez peut-tre comment on peut accorder cette doctrine avec celle d'un homme qui dit que l'vangile est absurde et pernicieux la socit ? En avouant franchement que cet accord me parat difficile, je vous demanderai mon tour o est cet homme qui dit que l'vangile est absurde et pernicieux ? Vos messieurs m'accusent de l'avoir dit ; et o ? Dans le Contrat social au chapitre de la religion civile. Voici qui est singulier ! Dans ce mme livre et dans ce mme chapitre je pense avoir dit prcisment le contraire : je pense avoir dit que l'vangile est sublime et le plus fort lien de la socit [ Contrat social. l. IV, chap. 8, p. 310-311 de l'dition in-8.]. Je ne veux pas taxer ces messieurs de mensonge ; mais avouez que deux propositions si contraires dans le mme livre et dans le mme chapitre doivent faire un tout bien extravagant.
N'y aurait-il point ici quelque nouvelle quivoque, la faveur de laquelle on me rendit plus coupable ou plus fou que je ne suis ? Ce mot de Socit prsente un sens un peu vague : il y a dans le monde des socits de bien des sortes, et il n'est pas impossible que ce qui sert l'une nuise l'autre. Voyons : la mthode favorite de mes agresseurs est toujours d'offrir avec art des ides indtermines ; continuons pour toute rponse tcher de les fixer.
Le chapitre dont je parle est destin, comme on le voit par le titre, examiner comment les institutions religieuses peuvent entrer dans la constitution de l'tat. Ainsi ce dont il s'agit ici n'est point de considrer les religions comme vraies ou fausses, ni mme comme bonnes ou mauvaises en elles-mmes, mais de les considrer uniquement par leurs rapports aux corps politiques, et comme parties de la lgislation.
Dans cette vue, l'auteur fait voir que toutes les anciennes religions, sans en excepter la juive furent nationales dans leur origine, appropries, incorpores l'tat, et formant la base ou du moins faisant partie du systme lgislatif.
Le christianisme, au contraire, est dans son principe une religion universelle, qui n'a rien d'exclusif, rien de local, rien de propre tel pays plutt qu' tel autre. Son divin Auteur embrassant galement tous les hommes dans sa charit sans bornes, est venu lever la barrire qui sparait les nations, et runir tout le genre humain dans un peuple de frres : car en toute nation celui qui le craint et qui s'adonne la justice lui est agrable[Act. X. 35]. Tel est le vritable esprit de l'vangile.
Ceux donc qui ont voulu faire du christianisme une religion nationale et l'introduire comme partie constitutive dans le systme de la lgislation, ont fait par l deux fautes, nuisibles, l'une la religion, et l'autre l'tat. ils se sont carts de l'esprit de Jsus-Christ dont le rgne n'est pas de ce monde, et mlant aux intrts terrestres ceux de la religion, ils ont souill sa puret cleste, ils en ont fait l'arme des tyrans et l'instrument des perscuteurs. Ils n'ont pas moins bless les saines maximes de la politique, puisqu'au lieu de. simplifier la machine du gouvernement, ils l'ont compose, ils lui ont donn des ressorts trangers superflus, et l'assujettissant deux mobiles diffrents, souvent contraires, ils ont caus les tiraillements qu'on sent dans tous les tats chrtiens o l'on a fait entrer la religion dans le systme politique.
Le parfait christianisme est l'institution sociale universelle ; mais pour montrer qu'il n'est point un tablissement politique et qu'il ne concourt point aux bonnes institutions particulires, il fallait ter les sophismes de ceux qui mlent la religion tout, comme une prise avec laquelle ils s'emparent de tout. Tous les tablissements humains sont fonds sur les passions humaines et se conservent par elles : ce qui combat et dtruit les passions n'est donc pas propre fortifier ces tablissements. Comment ce qui dtache les coeurs de la terre nous donnerait-il plus d'intrt pour ce qui s'y fait ? comment ce qui nous occupe uniquement d'une autre patrie nous attacherait-il davantage celle-ci ?
Les religions nationales sont utiles l'tat comme parties de sa constitution, cela est incontestable ; mais elles sont nuisibles au genre humain, et mme l'tat dans un autre sens : j'ai montr comment et pourquoi.
Le christianisme, au contraire, rendant les hommes justes, modrs, amis de la paix, est trs avantageux la socit gnrale ; mais il nerve la force du ressort politique, il complique les mouvements de la machine, il rompt l'unit du corps moral, et ne lui tant pas assez appropri il faut qu'il dgnre ou qu'il demeure une pice trangre et embarrassante.
Voil donc un prjudice et des inconvnients des deux cts relativement au corps politique. Cependant il importe que l'tat ne soit pas sans religion, et cela importe par des raisons graves, sur lesquelles j'ai partout fortement insist : mais il vaudrait mieux encore n'en point avoir, que d'en avoir une barbare et perscutante qui, tyrannisant les lois mmes, contrarierait les devoirs du citoyen. On dirait que tout ce qui s'est pass dans Genve mon gard n'est fait que pour tablir ce chapitre en exemple, pour prouver par ma propre histoire que j'ai trs bien raisonn.
Que doit faire un sage lgislateur dans cette alternative ? De deux choses l'une. La premire, d'tablir une religion purement civile, dans laquelle renfermant les dogmes fondamentaux de toute bonne religion, tous les dogmes vraiment utiles la socit, soit universelle soit particulire, il omette tous les autres qui peuvent importer la foi, mais nullement au bien terrestre, unique objet de la lgislation : car comment le mystre de la Trinit, par exemple, peut-il concourir la bonne constitution de l'tat, en quoi ses membres seront-ils meilleurs citoyens quand ils auront rejet le mrite des bonnes oeuvres, et que fait au bien de la socit civile le dogme du pch originel ? Bien que le vrai christianisme soit une institution de paix, qui ne voit que le christianisme dogmatique ou thologique est, par la multitude et l'obscurit de ses dogmes, surtout par l'obligation de les admettre, un champ de bataille toujours ouvert entre les hommes, et cela sans qu' force d'interprtations et de dcisions on puisse prvenir de nouvelles disputes sur les dcisions mmes ?
L'autre expdient est de laisser le christianisme tel qu'il est dans son vritable esprit, libre, dgag de tout lien de chair, sans autre obligation que celle de la conscience, sans autre gne dans les dogmes que les moeurs et les lois. La religion chrtienne est, par la puret de sa morale, toujours bonne et saine dans l'tat, pourvu qu'on n'en fasse pas une partie de sa constitution, pourvu qu'elle y soit admise uniquement comme religion, sentiment, opinion, croyance ; mais comme loi politique, le christianisme dogmatique est un mauvais tablissement. Tel est, Monsieur, la plus forte consquence qu'on puisse tirer de ce chapitre, o, bien loin de taxer le pur vangile [Lettres crites de la campagne, p. 30.] d'tre pernicieux la socit, je le trouve, en quelque sorte, trop sociable, embrassant trop tout le genre humain pour une lgislation qui doit tre exclusive ; inspirant l'humanit plutt que le patriotisme, et tendant former des hommes plutt que des citoyens [C'est merveille de voir l'assortiment de beaux sentiments qu'on va nous entassant dans les livres : Il ne faut pour cela que des mots, et les vertus en papier ne cotent gure ; mais elles ne s'agencent pas tout fait ainsi dans le coeur de l'homme, et il y a loin des peintures aux ralits. Le patriotisme et l'humanit sont, par exemple deux vertus incompatibles dans leur nergie, et surtout chez un peuple entier. Le lgislateur qui les voudra toutes deux n'obtiendra ni l'une ni l'autre : cet accord ne s'est jamais vu ; il ne se verra jamais, parce qu'il est contraire la nature, et qu'on ne peut donner deux objets a a mme passion.]. Si je me suis tromp j'ai fait une erreur en politique, mais o est mon impit ?
La science du salut et celle du gouvernement sont trs diffrentes ; vouloir que la premire embrasse tout est un fanatisme de petit esprit ; c'est penser comme les alchimistes, qui dans l'art de faire de l'or voient aussi la mdecine universelle, ou comme les mahomtans qui prtendent trouver toutes les sciences dans l'Alcoran. La doctrine de l'vangile n'a qu'un objet ; c'est d'appeler et sauver tous les hommes ; leur libert, leur bien-tre ici-bas n'y entre pour rien. Jsus l'a dit mille fois. Mler cet objet des vues terrestres, c'est altrer sa simplicit sublime, c'est souiller sa saintet par des intrts humains : c'est cela qui est vraiment une impit. Ces distinctions sont de tous temps tablies. On ne les a confondues que pour moi seul. En tant des institutions nationales la religion chrtienne, je l'tablis la meilleure pour le genre humain. L'auteur de l'Esprit des lois a fait plus ; il a dit que la musulmane tait la meilleure pour les contres asiatiques. Il raisonnait en politique, et moi aussi. Dans quel pays a-t-on cherch querelle, je ne dis pas l'auteur, mais au livre [Il est bon de remarquer que le livre de l'Esprit des lois fut imprim pour la premire fois Genve, sans que les scholarques y trouvassent rien reprendre, et que ce fut un pasteur qui corrigea l'dition.] ? Pourquoi donc suis-je coupable, ou pourquoi ne l'tait-il pas ?
Voil, Monsieur, comment par des extraits fidles un critique quitable parvient connatre les vrais sentiments d'un auteur et le dessein dans lequel il a compos son livre. Qu'on examine tous les miens par cette mthode, je ne crains point les jugements que tout honnte homme en pourra porter. Mais ce n'est pas ainsi que ces messieurs s'y prennent, ils n'ont garde, ils n'y trouveraient pas ce qu'ils cherchent. Dans le projet de me rendre coupable tout prix, ils cartent le vrai but de l'ouvrage ; ils lui donnent pour but chaque erreur, Chaque ngligence chappe l'auteur, et si par hasard il laisse un passage quivoque, ils ne manquent pas de l'interprter dans le sens qui n'est pas le sien. Sur un grand champ couvert d'une moisson fertile, ils vont triant avec soin quelques mauvaises plantes, pour accuser celui qui J'ai sem d'tre un empoisonneur.
Mes propositions ne pouvaient faire aucun mal leur place : elles taient vraies, utiles, honntes dans le sens que je leur donnais. Ce sont leurs falsifications, leurs subreptions, leurs interprtations frauduleuses qui les rendent punissables : il faut les brler dans leurs livres, et les couronner dans les miens.
Combien de fois les auteurs diffams et le public indign n'ont-ils pas rclam contre cette manire odieuse de dchiqueter un ouvrage, d'en dfigurer toutes les parties, d'en juger sur des lambeaux enlevs et l au choix d'un accusateur infidle qui produit le mal lui-mme, en le dtachant du bien qui le corrige et J'explique, en dtorquant partout le vrai sens ? Qu'on juge La Bruyre ou La Rochefoucauld sur des maximes isoles, la bonne heure ; encore sera-t-il juste de comparer et de compter. Mais dans un livre de raisonnement, combien de sens divers ne peut pas avoir la mme proposition selon la manire dont l'auteur l'emploie et dont il la fait envisager ? Il n'y a peut-tre pas une de celles qu'on m'impute laquelle au lieu o je l'ai mise la page qui prcde ou celle qui suit ne serve de rponse, et que je n'aie prise en un sens diffrent de celui que lui donnent mes accusateurs. Vous verrez avant la fin de ces lettres des preuves de cela qui vous surprendront.
Mais qu'il y ait des propositions fausses, rprhensibles, blmables en elles-mmes, cela suffit-il pour rendre un livre pernicieux ? Un bon livre n'est pas celui qui ne contient rien de mauvais ou rien qu'on puisse interprter en mal ; autrement il n'y aurait point de bons livres : mais un bon livre est celui qui contient plus de bonnes choses que de mauvaises, un bon livre est celui dont l'effet total est de mener au bien, malgr le mal qui peut s'y trouver. Eh ! que serait-ce, mon Dieu ! si dans un grand ouvrage plein de vrits utiles, de leons d'humanit, de pit, de vertu, il tait permis d'aller chercher avec une maligne exactitude toutes les erreurs, toutes les propositions quivoques, suspectes, o inconsidres, toutes les inconsquences qui peuvent chapper dans le dtail un auteur surcharg de sa matire, accabl des nombreuses ides qu'elle lui suggre, distrait des unes par les autres, et qui peut peine assembler dans sa tte toutes les parties de son vaste plan ? S'il tait permis de faire un amas de toutes ses fautes, de les aggraver les unes par les autres, en rapprochant ce qui est pars, en liant ce qui est isol ; puis, taisant la multitude de choses bonnes et louables qui les dmentent, qui les expliquent, qui les rachtent, qui montrent le vrai but de l'auteur, de donner cet affreux recueil pour celui de ses principes, d'avancer que c'est l le rsum de ses vrais sentiments, et de le juger sur un pareil extrait ? Dans quel dsert faudrait-il fuir, dans quel antre faudrait-il se cacher pour chapper aux poursuites de pareils hommes, qui sous l'apparence du mal puniraient le bien, qui compteraient pour rien le coeur, les intentions, la droiture par tout vidente, et traiteraient la faute la plus lgre et la plus involontaire comme le crime d'un sclrat ? Y a-t-il un seul livre au monde, quelque vrai, quelque bon, quelque excellent qu'il puisse tre, qui put chapper cette infme inquisition ? Non, Monsieur, il n'y en a pas un, pas un seul, non pas l'vangile mme : car le mal qui n'y serait pas, ils sauraient l'y mettre par leurs extraits infidles, par leurs fausses interprtations.
Nous vous dferons, oseraient-ils dire, un livre scandaleux, tmraire, impie, dont la morale est d'enrichir le riche et de dpouiller le pauvre [(d'enrichir le riche et dpouiller le pauvre) Matth. XIII, 12 ; Luc XIX, 26 - (renier leur mre et leurs frres) Matth. XII, 48 ; Marc III, 33 - (s'emparer sans scrupule du bien d'autrui) Marc XI, 2 ; Luc XIX, 30 - (qu'ils ne soient pardonns) Marc IV, 12 ; Jean XII, 40 - (tous ses proches) Luc XIV, 26 - (le feu de la discorde) Matth. X, 34 ; Luc XII, 51, 52 - (d'armer le fils contre le pre) Matth. X, 3 5 ; Luc XII, 53 - (les parents l'un contre l'autre) ibid. - (les domestiques contre leurs matres) Matth. X, 36 - (la violation des lois) Matth. XII, 2 et seq. - (la perscution) Luc XIV, 23 - (la conqute des hommes violents) Matth. XI, 12.], d'apprendre aux enfants renier leur mre et leurs frres, de s'emparer sans scrupule du bien d'autrui, de n'instruire point les mchants, de peur qu'ils ne se corrigent et qu'ils ne soient pardonns, de har pre, mre, femme, enfants, tous ses proches ; un livre o l'on souffle partout le feu de la discorde, o l'on se vante d'armer le fils contre le pre, les parents l'un contre l'autre, les domestiques contre leurs matres ; o l'on approuve la violation des lois, o l'on impose en devoir la perscution ; o pour porter les peuples au brigandage on fait du bonheur ternel le prix de la force et la conqute des hommes violents.
Figurez-vous une me infernale analysant ainsi tout l'vangile, formant de cette calomnieuse analyse sous le nom de
Profession de foi vanglique_ un crit qui ferait horreur, et les dvots pharisiens prnant cet crit d'un air de triomphe comme l'abrg des leons de Jsus-Christ. Voil pourtant jusqu'o peut mener cette indigne mthode. Quiconque aura lu mes livres et lira les imputations de ceux qui m'accusent, qui me jugent, qui me condamnent, qui me poursuivent, verra que c'est ainsi que tous m'ont trait.
Je crois vous avoir prouv que ces messieurs ne m'ont pas jug selon la raison ; j'ai maintenant vous prouver qu'ils ne m'ont pas jug selon les lois : mais laissez-moi reprendre un instant haleine. quels tristes essais me vois-je rduit mon ge ? Devais-je apprendre si tard faire mon apologie ? tait-ce la peine de commencer ?

SECONDE LETTRE
--------------

J'ai suppos, Monsieur, dans ma prcdente lettre que j'avais commis en effet contre la foi les erreurs dont on m'accuse, et j'ai fait voir que ces erreurs n'tant point nuisibles la socit n'taient pas punissables devant la justice humaine. Dieu s'est rserv sa propre dfense, et le chtiment des fautes qui n'offensent que lui. C'est un sacrilge des hommes de se faire les vengeurs de la divinit comme si leur protection lui tait ncessaire. Les magistrats, les rois n'ont aucune autorit sur les mes, et pourvu qu'on soit fidle aux lois de la socit dans ce monde, ce n'est point eux de se mler de ce qu'on deviendra dans l'autre, o ils n'ont aucune inspection. Si l'on perdait ce principe de vue, les lois faites pour le bonheur du genre humain en seraient bientt le tourment, et sous leur inquisition terrible, les hommes, jugs par leur foi plus que par leurs oeuvres, seraient tous la merci de quiconque voudrait les opprimer.
Si les lois n'ont nulle autorit sur les sentiments des hommes en ce qui tient uniquement la religion, elles n'en ont point non plus en cette partie sur les crits o l'on manifeste ces sentiments. Si les auteurs de ces crits sont punissables, ce n'est jamais prcisment pour avoir enseign l'erreur, puisque la loi ni ses ministres ne jugent pas de ce qui n'est prcisment qu'une erreur. L'auteur des Lettres crites de la campagne parat convenir de ce principe [ cet gard, dit-il page 22, je retrouve assez mes maximes dans celles des reprsentations ; et page 29, il regarde comme incontestable que personne ne peut tre poursuivi pour ses ides sur la religion.]. Peut-tre mme en accordant que la politique et la philosophie pourront soutenir la libert de tout crire, le pousserait-il trop loin [Page 30]. Ce n'est pas ce que je veux examiner ici.
Mais voici comment vos messieurs et lui tournent la chose pour autoriser le jugement rendu contre mes livres et contre moi. Ils me jugent moins comme chrtien que comme citoyen ; ils me regardent moins comme impie envers Dieu que comme rebelle aux lois ; ils voient moins en moi le pch que le crime, et l'hrsie que la dsobissance. J'ai, selon eux, attaqu la religion de l'tat ; j'ai donc encouru la peine porte par la loi contre ceux qui l'attaquent. Voil, je crois, le sens de ce qu'ils ont dit d'intelligible pour justifier leur procd.
Je ne vois cela que trois petites difficults. La premire, de savoir quelle est cette religion de l'tat ; la seconde, de montrer comment je l'ai attaque ; la troisime, de trouver cette loi selon laquelle j'ai t jug.
Qu'est-ce que la religion de l'tat ? C'est la sainte Rformation vanglique. Voil sans contredit des mots bien sonnants. Mais qu'est-ce Genve aujourd'hui que la sainte Rformation vanglique ? Le sauriez-vous, Monsieur, par hasard ? En ce cas je vous en flicite. Quant moi, je l'ignore. J'avais cru le savoir ci-devant ; mais je me trompais ainsi que bien d'autres, plus savants que moi sur tout autre point, et non moins ignorants sur celui-l.
Quand les Rformateurs se dtachrent de l'glise romaine ils l'accusrent d'erreur ; et pour corriger cette erreur dans sa source, ils donnrent l'criture un autre sens que celui que l'glise lui donnait. On leur demanda de quelle autorit ils s'cartaient ainsi de la doctrine reue ? Ils dirent que c'tait de leur autorit propre, de celle de leur raison. Ils dirent que le sens de la Bible tant intelligible et clair tous les hommes en ce qui tait du salut, chacun tait juge comptent de la doctrine, et pouvait interprter la Bible, qui en est la rgle, selon son esprit particulier ; que tous s'accorderaient ainsi sur les choses essentielles, et que celles sur lesquelles ils ne pourraient s'accorder ne l'taient point.
Voil donc l'esprit particulier tabli pour unique interprte de l'criture ; voil l'autorit de l'glise rejete ; voil chacun mis pour la doctrine sous sa propre juridiction. Tels sont les deux points fondamentaux de la Rforme : reconnatre la Bible <412>pour rgle de sa croyance, et n'admettre d'autre interprte du sens de la Bible que soi. Ces deux points combins forment le principe sur lequel les chrtiens rforms se sont spars de l'glise romaine, et ils ne pouvaient moins faire sans tomber en contradiction ; car quelle autorit interprtative auraient-ils pu se rserver, aprs avoir rejet celle du corps de l'glise ?
Mais, dira-t-on, comment sur un tel principe les rforms ont-ils pu se runir ? Comment voulant avoir chacun leur faon de penser ont-ils fait corps contre l'glise catholique ? Ils le devaient faire : ils se runissaient en ceci, que tous reconnaissaient chacun d'eux comme juge comptent pour lui- mme. Ils tolraient et ils devaient tolrer toutes les interprtations hors une, savoir celle qui te la libert des interprtations. Or cette unique interprtation qu'ils rejetaient tait celle des catholiques. Ils devaient donc proscrire de concert Rome seule, qui les proscrivait galement tous. La diversit mme de leurs faons de penser sur tout le reste tait le lien commun qui les unissait. C'taient autant de petits tats ligus contre une grande puissance, et dont la confdration gnrale n'tait rien l'indpendance de chacun.
Voil comment la Rformation vanglique s'est tablie, et voil comment elle doit se conserver. il est bien vrai que la doctrine du plus grand nombre peut tre propose tous, comme la plus probable ou la plus autorise. Le souverain peut mme la rdiger en formule et la prescrire ceux qu'il charge d'enseigner, parce qu'il faut quelque ordre, quelque rgle dans les instructions publiques, et qu'au fond l'on ne gne en ceci la libert de personne, puisque nul n'est forc d'enseigner malgr lui : mais il ne s'ensuit pas de l que les particuliers soient obligs d'admettre prcisment ces interprtations qu'on leur donne et cette doctrine qu'on leur enseigne. Chacun en demeure seul juge pour lui-mme, et ne reconnat en cela d'autre autorit que la sienne propre. Les bonnes instructions doivent moins fixer le choix que nous devons faire que nous mettre en tat de bien choisir. Tel est le vritable esprit de la Rformation, tel en est le vrai fondement. La raison particulire y prononce, en tirant la foi de la rgle commune qu'elle tablit, savoir l'vangile ; et il est tellement de l'essence de la raison d'tre libre, que quand elle voudrait s'asservir l'autorit, cela ne dpendrait pas d'elle. Portez la moindre atteinte ce principe, et tout l'vanglisme croule l'instant. Qu'on me prouve aujourd'hui qu'en matire de foi je suis oblig de me soumettre aux dcisions de quelqu'un, ds demain je me fais catholique, et tout homme consquent et vrai fera comme moi.
Or la libre interprtation de l'criture emporte non seulement le droit d'en expliquer les passages, chacun selon son sens particulier, mais celui de rester dans le doute sur ceux qu'on trouve douteux et celui de ne pas comprendre ceux qu'on trouve douteux, et celui de ne pas comprendre ceux qu'on trouve incomprhensibles. Voil le droit de chaque fidle, droit sur lequel ni les pasteurs ni les magistrats n'ont rien voir. Pourvu qu'on respecte toute la Bible et qu'on s'accorde sur les points capitaux on vit selon la Rformation vanglique. Le serment des bourgeois de Genve n'emporte rien de plus que cela.
Or je vois dj vos docteurs triompher sur ces points capitaux, et prtendre que je m'en carte. Doucement, Messieurs, de grce ; ce n'est pas encore de moi qu'il s'agit, c'est de vous. Sachons d'abord quels sont, selon vous, ces points capitaux, sachons quel droit vous avez de me contraindre les voir o je ne les vois pas, et o peut-tre vous ne les voyez pas vous-mmes. N'oubliez point, s'il vous plat, que me donner vos dcisions pour lois, c'est vous carter de la sainte Rformation vanglique, c'est en branler les vrais fondements ; c'est vous qui par la loi mritez punition.
Soit que l'on considre l'tat politique de votre Rpublique lorsque la Rformation fut institue soit que l'on pse les termes de vos anciens dits par rapport la religion qu'ils prescrivent, on voit que la Rformation est partout mise en opposition avec l'glise romaine, et que les lois n'ont pour objet que d'abjurer les principes et le culte de celle-ci, destructifs de la libert dans tous les sens.
Dans cette position particulire l'tat n'existait, pour ainsi dire, que par la sparation des deux glises, et la Rpublique tait anantie si le papisme reprenait le dessus. Ainsi la loi qui fixait le culte vanglique n'y considrait que l'abolition du culte romain. C'est ce qu'attestent les invectives, mmes indcentes, qu'on voit contre celui-ci dans vos premires ordonnances, et qu'on a sagement retranches dans la suite, quand le mme danger n'existait plus : C'est ce qu'atteste aussi le serment du consistoire, lequel consiste uniquement empcher toutes idoltries, blasphmes, dissolutions, et autres choses contrevenantes l'honneur de Dieu et la Rformation de l'vangile. Tels sont les termes de l'ordonnance passe en 1562. Dans la revue de la mme ordonnance en 1576 on mit la tte du serment, de veiller sur tous scandales [Ordon. eccles., tit. III, art. LXXV.] : ce qui montre que dans la premire formule du serment on n'avait pour objet que la sparation de l'glise romaine ; dans la suite on pourvut encore la police : cela est naturel quand un tablissement commence prendre de la consistance : mais enfin dans l'une et dans l'autre leon, ni dans aucun serinent de magistrats, de bourgeois, de ministres, il n'est question ni d'erreur ni d'hrsie. Loin que ce fut l l'objet de la Rformation ni des lois, c'et t se mettre en contradiction avec soi-mme. Ainsi vos dits n'ont fix sous ce mot de Rformation que les points controverss avec l'glise romaine.
Je sais que votre histoire et celle en gnral de la Rforme est pleine de faits qui montrent une inquisition trs svre, et que, de perscuts les Rformateurs devinrent bientt perscuteurs : mais ce contraste, si choquant dans toute l'histoire du christianisme, ne prouve autre chose dans la vtre que l'inconsquence des hommes et l'empire des passions sur la raison. force de disputer contre le clerg catholique, le clerg protestant prit l'esprit disputeur et pointilleux. Il voulait tout dcider, tout rgler, prononcer sur tout : chacun proposait modestement son sentiment pour loi suprme tous les autres ; ce n'tait pas le moyen de vivre en paix. Calvin, sans doute, tait un grand homme ; mais enfin c'tait un homme, et qui pis est, un thologien : il avait d'ailleurs tout l'orgueil du gnie qui sent sa supriorit, et qui s'indigne qu'on la lui dispute : la plupart de ses collgues taient dans le mme cas ; tous en cela d'autant plus coupables qu'ils taient plus inconsquents.
Aussi quelle prise n'ont-ils pas donne en ce point aux catholiques, et quelle piti n'est-ce pas de voir dans leurs dfenses ces savants hommes, ces esprits clairs qui raisonnaient si bien sur tout autre article, draisonner si sottement sur celui-l ? Ces contradictions ne prouvaient cependant autre chose, sinon qu'ils suivaient bien plus leurs passions que leurs principes. Leur dure orthodoxie tait elle-mme une hrsie. C'tait bien l l'esprit des Rformateurs, mais ce n'tait pas celui de la Rformation.
La religion protestante est tolrante par principe, elle est tolrante essentiellement, elle l'est autant qu'il est possible de l'tre, puisque le seul dogme qu'elle ne tolre pas est celui de l'intolrance. Voil l'insurmontable barrire qui nous spare des catholiques et qui runit les autres communions entre elles ; chacune regarde bien les autres comme tant dans l'erreur ; mais nulle ne regarde ou ne doit regarder cette erreur comme un obstacle au salut [De toutes les sectes du christianisme la luthrienne me parat la plus inconsquente. Elle a runi comme plaisir contre elle seule toutes les objections qu'elles se font l'une l'autre. Elle est en particulier intolrante comme l'glise romaine ; mais le grand argument de celle-ci lui manque : elle est intolrante sans savoir pourquoi.].
Les rforms de nos jours, du moins les ministres, ne connaissent ou n'aiment plus leur religion. S'ils l'avaient connue et aime, la publication de mon livre ils auraient pouss de concert un cri de joie, ils se seraient tous unis avec moi qui n'attaquais que leurs adversaires ; mais ils aiment mieux abandonner leur propre cause que de soutenir la mienne : avec leur ton risiblement arrogant, avec leur rage de chicane et d'intolrance, ils ne savent plus ce qu'ils croient ni ce qu'ils veulent ni ce qu'ils disent. Je ne les vois plus que comme de mauvais valets des prtres, qui les servent moins par amour pour eux que par haine contre moi [Il est assez superflu, je crois, d'avertir que j'excepte ici mon pasteur, et ceux qui, sur ce point, pensent comme lui. J'ai appris depuis cette note n'excepter personne, mais je la laisse selon ma promesse, pour l'instruction de tout honnte homme qui peut tre tent de louer des gens d'glise.]. Quand ils auront bien disput, bien chamaill, bien ergot, bien prononc ; tout au fort de leur petit triomphe, le clerg romain, qui maintenant rit et les laisse faire, viendra les chasser arm d'arguments ad hominem sans rplique, et les battant de leurs propres armes, il leur dira : cela va bien ; mais prsent tez-vous de l, mchants intrus que vous tes ; vous n'avez travaill que pour nous. Je reviens mon sujet.
L'glise de Genve n'a donc et ne doit avoir comme rforme aucune profession de foi prcise, articule, et commune tous ses membres. Si l'on voulait en avoir une, en cela mme on blesserait la libert vanglique, on renoncerait au principe de la Rformation, on violerait la loi de l'tat. Toutes les glises protestantes qui ont dress des formules de profession de foi, tous les synodes qui ont dtermin des points de doctrines, n'ont voulu que prescrire aux pasteurs celle qu'ils devaient enseigner, et cela tait bon et convenable. Mais si ces glises et ces synodes ont prtendu faire plus par ces formules, et prescrire aux fidles ce qu'ils devaient croire ; alors par de telles dcisions ces assembles n'ont prouv autre chose, sinon qu'elles ignoraient leur propre religion.
L'glise de Genve paraissait depuis longtemps s'carter moins que les autres du vritable esprit du christianisme, et c'est sur cette trompeuse apparence que j'honorai ses pasteurs d'loges dont je les croyais dignes ; car mon intention n'tait assurment pas d'abuser le public. Mais qui peut voir aujourd'hui ces mmes ministres, jadis si coulants et devenus tout coup si rigides, chicaner sur l'orthodoxie d'un laque et laisser la leur dans une si scandaleuse incertitude ? on leur demande si Jsus-Christ est Dieu, ils n'osent rpondre : on leur demande quels mystres ils admettent, ils n'osent rpondre. Sur quoi donc rpondront-ils, et quels seront les articles fondamentaux, diffrents des miens, sur lesquels ils veulent qu'on se dcide, si ceux-l n'y sont pas compris ?
Un philosophe jette sur eux un coup d'oeil rapide ; il les pntre, il les voit Ariens, Sociniens ; il le dit, et pense leur faire honneur : mais il ne voit pas qu'il expose leur intrt temporel ; la seule chose qui gnralement dcide ici-bas de la foi des hommes.
Aussitt alarms, effrays, ils s'assemblent, ils discutent, ils s'agitent, ils ne savent quel saint se vouer ; et aprs force consultations [Quand on est bien dcid sur ce qu'on croit, disait ce sujet un journaliste, une profession de foi doit tre bientt faite.], dlibrations, confrences, le tout aboutit un amphigouri o l'on ne dit ni oui ni non, et auquel il est aussi peu possible de rien comprendre qu'aux deux plaidoyers de Rabelais [Il y aurait peut-tre eu quelque embarras s'expliquer plus clairement sans tre obligs de se rtracter sur certaines choses.]. La doctrine orthodoxe n'est-elle pas bien claire, et ne la voil-t-il pas en de sres mains ?
Cependant parce qu'un d'entre eux compilant force plaisanteries scolastiques aussi bnignes qu'lgantes, pour juger mon christianisme ne craint pas d'abjurer le sien ; tout charms du savoir de leur confrre, et surtout de sa logique, ils avouent son docte ouvrage, et l'en remercient par une dputation. Ce sont, en vrit, de singulires gens que messieurs vos ministres ! on ne sait ni ce qu'ils croient ni ce qu'ils ne croient pas ; on ne sait pas mme ce qu'ils font semblant de croire : leur seule manire d'tablir leur foi est d'attaquer celle de autres ; ils font comme les jsuites qui, dit-on, foraient tout le monde signer la constitution 1,1 sans vouloir la signer eux-mmes. Au lieu de s'expliquer sur la doctrine qu'on leur impute ils pensent donner le change aux autres glises en cherchant querelle leur propre dfenseur, ils veulent prouver par leur ingratitude qu'ils n'avaient pas besoin de mes soins, et croient se montrer assez orthodoxes en se montrant perscuteurs.
De tout ceci je conclus qu'il n'est pas ais de dire en quoi consiste Genve aujourd'hui la sainte Rformation. Tout ce qu'on peut avancer de certain sur cet article est, qu'elle doit consister principalement rejeter les points contests l'glise romaine par les premiers Rformateurs, et surtout par Calvin. C'est l l'esprit de votre institution ; c'est par l que vous tes un peuple libre, et c'est par ce ct seul que la religion fait chez vous partie de la loi de l'tat.
De cette premire question je passe la seconde, et je dis ; dans un livre o la vrit, l'utilit, la ncessit de la religion en gnral est tablie avec la plus grande force, o, sans donner aucune exclusion [J'exhorte tout lecteur quitable relire et peser dans l'mile ce qui suit immdiatement la Profession de foi du vicaire, et o je reprends la parole.], l'auteur prfre la religion chrtienne tout autre culte, et la Rformation vanglique toute autre secte, comment se peut-il que cette mme Rformation soit attaque ? Cela parat difficile concevoir. Voyons cependant.
J'ai prouv ci-devant en gnral et je prouverai plus en dtail ci-aprs qu'il n'est pas vrai que le christianisme soit attaqu dans mon livre. or lorsque les principes communs ne sont pas attaqus on ne peut attaquer en particulier aucune secte que de deux manires ; savoir, indirectement en soutenant les dogmes distinctifs de ses adversaires, ou directement en attaquant les siens.
Mais comment aurais-je soutenu les dogmes distinctifs des catholiques, puisqu'au contraire ce sont les seuls que j'aie attaqus, et puisque c'est cette attaque mme qui a soulev contre moi le parti catholique, sans lequel il est sr que les protestants n'auraient rien dit ? Voil, je l'avoue' une des choses les plus tranges dont on ait jamais ou parler, mais elle n'en est pas moins vraie. Je suis confesseur de la foi protestante Paris, c'est pour cela que je le suis encore Genve.
Et comment aurais-je attaqu les dogmes distinctifs des protestants, puisqu'au contraire ce sont ceux que j'ai soutenus avec le plus de force, puisque je n'ai cess d'insister sur l'autorit de la raison en matire de foi, sur la libre interprtation des critures, sur la tolrance vanglique, et sur l'obissance aux lois, mme en matire de culte ; tous dogmes distinctifs et radicaux de l'glise rforme et sans lesquels, loin d'tre solidement tablie, elle ne pourrait pas mme exister.
Il y a plus : voyez quelle force la forme mme de l'ouvrage ajoute aux arguments en faveur des Rforms. C'est un prtre catholique qui parle, et ce prtre n'est ni un impie ni un libertin : C'est un homme croyant et pieux, plein de candeur, de droiture, et malgr ses difficults, ses objections, ses doutes, nourrissant au fond de son coeur le plus vrai respect pour le culte qu'il professe ; un homme qui dans les panchements les plus intimes dclare qu'appel dans ce culte au service de l'glise il y remplit avec toute l'exactitude possible les soins qui lui sont prescrits, que sa conscience lui reprocherait d'y manquer volontairement dans la moindre chose, que dans le mystre qui choque le plus sa raison, il se recueille au moment de la conscration pour la faire avec toutes les dispositions qu'exigent l'glise et la grandeur du sacrement, qu'il prononce avec respect les mots sacramentaux, qu'il donne leur effet toute la foi qui dpend de lui, et que, quoi qu'il en soit de ce mystre inconcevable, il ne craint pas qu'au jour du jugement il soit puni pour J'avoir jamais profan dans son coeur [mile, t. III. p. 185 et 186].
Voil comment parle et pense cet homme vnrable, vraiment bon, sage, vraiment chrtien, et le catholique le plus sincre qui peut-tre ait jamais exist.
coutez toutefois ce que dit ce vertueux prtre un jeune homme protestant qui s'tait fait catholique et auquel il donne des conseils. Retournez dans votre patrie, reprenez la religion de vos pres, suivez-la dans la sincrit de votre coeur et ne la quittez plus ; elle est trs simple et trs sainte ; je la crois de toutes les religions qui sont sur la terre celle dont la morale est la plus pure, et dont la raison se contente le mieux [Ibid. P. 196.].
Il ajoute un moment aprs. Quand vous voudrez couter votre conscience, mille obstacles vains disparatront sa voix. Vous sentirez que dans l'incertitude o nous sommes, c'est une inexcusable prsomption de professer une autre religion que celle o l'on est n, et une fausset de ne pas pratiquer sincrement celle qu'on professe. Si l'on s'gare, on s'te une grande excuse au tribunal du souverain juge. Ne pardonnera-t-il pas plutt Ferleur o l'on fut nourri que celle qu'on osa choisir soi-mme [Ibid. p. 195.] ?
Quelques pages auparavant il avait dit : Si j'avais des protestants mon voisinage ou dans ma paroisse, je ne les distinguerais point de mes paroissiens en ce qui tient la charit chrtienne ; je les porterais tous galement s'entr'aimer, se regarder comme frres, respecter toutes les religions et vivre en paix chacun dans la sienne, Je pense que solliciter quelqu'un de quitter celle o il est n, c'est le solliciter de mal faire et par consquent faire mal soi-mme. En attendant de plus grandes lumires, gardons l'ordre public, dans tout pays respectons les lois, ne troublons point le culte qu'elles prescrivent, ne portons point les citoyens la dsobissance : car nous ne savons point certainement si c'est un bien pour eux de quitter leurs opinions pour d'autres, et nous savons trs certainement que c'est un mal de dsobir aux lois.
Voil, Monsieur, comment parle un prtre catholique dans un crit o l'on m'accuse d'avoir attaqu le culte des rforms, et o il n'en est pas dit autre chose. Ce qu'on aurait pu me reprocher, peut-tre, tait une partialit outre en leur faveur, et un dfaut de convenance, en faisant parler un prtre catholique comme jamais prtre catholique n'a parl. Ainsi j'ai fait en toute chose prcisment le contraire de ce qu'on m'accuse d'avoir fait. On dirait que vos magistrats se sont conduits par gageure : quand ils auraient pari de juger contre l'vidence, ils n'auraient pu mieux russir.
Mais ce livre contient des objections, des difficults, des doutes ! Et pourquoi non, je vous prie ? O est le crime un protestant de proposer ses doutes sur ce qu'il trouve douteux, et ses objections sur ce qu'il en trouve susceptible ? Si ce qui vous parat clair me parat obscur, si ce que vous jugez dmontr ne me semble pas l'tre, de quel droit prtendez-vous soumettre ma raison la vtre, et me donner votre autorit pour loi, comme si vous prtendiez l'infaillibilit du pape ? N'est-il pas plaisant qu'il faille raisonner en catholique pour m'accuser d'attaquer les protestants ?
Mais ces objections et ces doutes tombent sur les points fondamentaux de la foi ? Sous l'apparence de ces doutes on a rassembl tout ce qui peut tendre saper, branler et dtruire les principaux fondements de la religion chrtienne ? Voil qui change la thse, et si cela est vrai, je puis tre coupable ; mais aussi c'est un mensonge, et un mensonge bien imprudent de la part de gens qui ne savent pas eux-mmes en quoi consistent les principes fondamentaux de leur christianisme. Pour moi, je sais trs bien en quoi consistent les principes fondamentaux du mien, et je l'ai dit. Presque toute la profession de foi de la Julie est affirmative, toute la premire partie de celle du vicaire est affirmative, la moiti de la seconde partie est encore affirmative, une partie du chapitre de la religion civile est affirmative, la Lettre M. l'archevque de Paris est affirmative. Voil, Messieurs, mes articles fondamentaux : voyons les vtres.
Ils sont adroits, ces messieurs ; ils tablissent la mthode de discussion la plus nouvelle et la plus commode pour des perscuteurs. Ils laissent avec art tous les principes de la doctrine incertains et vagues. Mais un auteur a-t-il le malheur de leur dplaire, ils vont furetant dans ses livres quelles peuvent tre ses opinions. Quand ils croient les avoir bien constates, ils prennent les contraires de ces mmes opinions et en font autant d'articles de foi. Ensuite ils crient l'impie, au blasphme, parce que l'auteur n'a pas d'avance admis dans ses livres les prtendus articles de foi qu'ils ont btis aprs coup pour le tourmenter.
Comment les suivre dans ces multitudes de points sur lesquels ils m'ont attaqu ? Comment rassembler tous leurs libelles, comment les lire ? Qui peut aller trier tous ces lambeaux, toutes ces guenilles chez les fripiers de Genve ou dans le fumier du Mercure de Neuchtel ? Je me perds, je m'embourbe au milieu de tant de btises. Tirons de ce fatras un seul article pour servir d'exemple, leur article le plus triomphant, celui pour lequel leurs prdicants [Je n'aurais point employ ce terme que je trouvais mprisant, si l'exemple du Conseil de Genve, qui s'en servait en crivant au cardinal de Fleury ne m'et appris que mon scrupule tait mal fond.] se sont mis en campagne et dont ils ont fait le plus de bruit : des miracles.
J'entre dans un long examen. Pardonnez-m'en l'ennui, je vous supplie. Je ne veux discuter ce point si terrible que pour vous pargner ceux sur lesquels ils ont moins insist.
Ils disent donc J.-J. Rousseau n'est pas chrtien quoiqu'il se donne pour tel ; car nous, qui certainement le sommes, ne pensons pas comme lui. J.-J. Rousseau ne croit point la Rvlation, quoi- qu'il dise y croire : en voici la preuve. Dieu ne rvle pas sa volont immdiatement tous les hommes. Il leur parle par ses envoys, et ses envoys ont pour preuve de leur mission les miracles. Donc quiconque rejette les miracles rejette les envoys de Dieu, et qui rejette les envoys de Dieu rejette la Rvlation. Or Jean-Jacques Rousseau rejette les miracles.
Accordons d'abord et le principe et le fait comme s'ils taient vrais : nous y reviendrons dans la suite. Cela suppos, le raisonnement prcdent n'a qu'un dfaut : c'est qu'il fait directement contre ceux qui s'en servent. Il est trs bon pour les catholiques, mais trs mauvais pour les protestants. Il faut prouver mon tour.
Vous trouverez que je me rpte souvent, mais qu'importe ? Lorsqu'une mme proposition m'est ncessaire des arguments tout diffrents, dois-je viter de la reprendre ? Cette affectation serait purile. Ce n'est pas de varit qu'il s'agit, c'est de vrit, de raisonnements justes et concluants. le reste, et ne songez qu' cela.
Quand les premiers Rformateurs commencrent se faire entendre l'glise universelle tait en paix ; tous les sentiments taient unanimes ; il n'y avait pas un dogme essentiel dbattu parmi les chrtiens.
Dans cet tat tranquille, tout coup deux ou trois hommes lvent leur voix, et crient dans toute l'Europe : Chrtiens, prenez garde vous ; on vous trompe, on vous gare, on vous mne dans le chemin de l'enfer : le pape est l'antchrist, le suppt de Satan, son glise est l'cole du mensonge. Vous tes perdus si vous ne nous coutez.
ces premires clameurs l'Europe tonne resta quelques moments en silence, attendant ce qu'il en arriverait. Enfin le clerg revenu de sa premire surprise et voyant que ces nouveaux venus se faisaient des sectateurs, comme s'en fait toujours tout homme qui dogmatise, comprit qu'il fallait s'expliquer avec eux. Il commena par leur demander qui ils en avaient avec tout ce vacarme ? Ceux-ci rpondent firement qu'ils sont les aptres de la vrit, appels rformer l'glise et ramener les fidles de la voie de perdition o les conduisaient les prtres.
Mais, leur rpliqua-t-on, qui vous a donn cette belle commission, de venir troubler la paix de l'glise et la tranquillit publique ? Notre conscience, dirent-ils, la raison, la lumire intrieure, la voix de Dieu laquelle nous ne pouvons rsister sans crime : c'est lui qui nous appelle ce saint ministre, et nous suivons notre vocation.
Vous tes donc envoys de Dieu, reprirent les catholiques. En ce cas, nous convenons que vous devez prcher, rformer, instruire, et qu'on doit vous couter. Mais pour obtenir ce droit commencez par nous montrer vos lettres de crance. Prophtisez, gurissez, illuminez, faites des miracles, dployez les preuves de votre mission.
La rplique des Rformateurs est belle, et vaut bien la peine d'tre transcrite.
Oui, nous sommes les envoys de Dieu : mais notre mission n'est point extraordinaire : elle est dans l'impulsion d'une conscience droite, dans les lumires d'un entendement sain. Nous ne vous apportons point une rvlation nouvelle nous nous bornons celle qui vous a t donne, que vous n'entendez plus. Nous venons vous, non pas avec des prodiges qui peuvent tre trompeurs et dont tant de fausses doctrines se sont tayes, mais avec les signes de la vrit et de la raison qui ne trompent point ; avec ce livre saint que vous dfigurez et que nous vous expliquons. Nos miracles sont des arguments invincibles, nos prophties sont des dmonstrations : nous vous prdisons que si vous n'coutez la voix de Christ qui vous parle par nos bouches, vous serez punis comme des serviteurs infidles qui l'on dit la volont de leurs matres, et qui ne veulent pas l'accomplir.
Il n'tait pas naturel que les catholiques convinssent de l'vidence de cette nouvelle doctrine, et c'est aussi ce que la plupart d'entre eux se gardrent bien de faire. Or on voit que la dispute tant rduite ce point ne pouvait plus finir, et que chacun devait se donner gain de cause ; les protestants soutenant toujours que leurs interprtations et leurs preuves taient si claires qu'il fallait tre de mauvaise foi pour s'y refuser ; et les catholiques, de leur ct, trouvant que les petits arguments de quelques particuliers, qui mme n'taient pas sans rplique, ne devaient pas l'emporter sur l'autorit de toute l'glise qui de tout temps avait autrement dcid qu'eux les points dbattus.
Tel est l'tat o la querelle est reste. On n'a cess de disputer sur la force des preuves : dispute qui n'aura jamais de fin, tant que les hommes n'auront pas tous la mme tte.
Mais ce n'tait pas de cela qu'il s'agissait pour les catholiques. Ils prirent le change, et si, sans s'amuser chicaner les preuves de leurs adversaires, ils s'en fussent tenus leur disputer le droit de prouver, il les auraient embarrasss, ce me semble. Premirement, leur auraient-ils dit, votre manire de raisonner n'est qu'une ptition de principe ; car si la force de vos preuves est le signe de votre mission, il s'ensuit pour ceux qu'elles ne convainquent pas que votre mission est fausse, et qu'ainsi nous pouvons lgitimement, tous tant que nous sommes, vous punir comme hrtiques, Comme faux aptres, comme perturbateurs de l'glise et du genre humain. Vous ne prchez pas, dites-vous, des doctrines nouvelles : et que faites-vous donc en nous prchant vos nouvelles explications ? Donner un nouveau sens aux paroles de l'criture n'est-ce pas tablir Une nouvelle doctrine ? N'est-ce pas faire parler Dieu tout autrement qu'il n'a fait ? Ce ne sont pas les sons mais les sens des mots qui sont rvls : changer ces sens reconnus et fixs par l'glise, c'est changer la Rvlation. Voyez, de plus, combien vous tes injustes ! Vous convenez qu'il faut des miracles pour autoriser une mission divine, et cependant vous, simples particuliers de votre propre aveu, vous venez nous parler avec empire et comme les envoys de Dieu [Farel dclara en propres termes Genve devant le Conseil piscopal qu'il tait envoy de Dieu : ce qui fit dire l'un des membres du Conseil ces paroles de Caphe : Il a blasphm : qu'est-il besoin d'autre tmoignage ? Il a mrit la mort. Dans la doctrine des miracles il en fallait un pour rpondre cela. Cependant Jsus n'en fit point en cette occasion, ni Farel non plus. Froment dclara de mme au magistrat qui lui dfendait de prcher, qu'il valait mieux obir Dieu qu'aux hommes, et continua de prcher malgr la dfense ; conduite qui certainement ne pouvait s'autoriser que par un ordre exprs de Dieu.]. Vous rclamez l'autorit d'interprter l'criture votre fantaisie, et vous prtendez nous ter la mme libert. Vous vous arrogez vous seuls un droit que vous refusez et chacun de nous et nous tous qui composons l'glise. Quel titre avez-vous donc pour soumettre ainsi nos jugements communs votre esprit particulier ? Quelle insupportable suffisance de prtendre avoir toujours raison, et raison seuls contre tout le monde, sans vouloir laisser dans leur sentiment ceux qui ne sont pas du vtre, et qui pensent avoir raison aussi [Quel homme, par exemple, fut jamais plus tranchant, plus imprieux, plus dcisif, plus divinement infaillible son gr que Calvin, pour qui la moindre opposition, la moindre objection qu'on osait lui faire tait toujours une oeuvre de Satan, un crime digne du feu ? Ce n'est pas au seul Servet qu'il en a cot la vie pour avoir os penser autrement que lui.] ! Les distinctions dont vous nous payez seraient tout au plus tolrables si vous disiez simplement votre avis, et que vous en restassiez l ; mais point. Vous nous faites une guerre ouverte ; vous soufflez le feu de toutes parts. Rsister vos leons c'est tre rebelle, idoltre, digne de l'enfer. Vous voulez absolument convertir, convaincre, contraindre mme. Vous dogmatisez, vous prchez, vous censurez, vous anathmatisez, vous excommuniez, vous punissez, vous mettez mort : vous exercez l'autorit des prophtes, et vous ne vous donnez que pour des particuliers. Quoi ! vous novateurs, sur votre seule opinion, soutenus de quelques centaines d'hommes vous brlez vos adversaires ; et nous, avec quinze sicles d'antiquit et la voix de cent millions d'hommes, nous aurons tort de vous brler ? Non, cessez de parler, d'agir en aptres, ou montrez vos titres, ou quand nous serons les plus forts vous serez trs justement traits en imposteurs.
ce discours, voyez-vous, Monsieur, ce que nos Rformateurs auraient eu de solide rpondre ? Pour moi je ne le vois pas. Je pense qu'ils auraient <418>t rduits se taire ou faire des miracles. Triste ressource pour des amis de la vrit !
Je conclus de l qu'tablir la ncessit des miracles en preuve de la mission des envoys de Dieu qui prchent une doctrine nouvelle, c'est renverser la Rformation de fond en comble ; c'est faire pour me combattre ce qu'on m'accuse faussement d'avoir fait.
Je n'ai pas tout dit, Monsieur, sur ce chapitre ; mais ce qui me reste dire ne peut se couper, et ne fera qu'une trop longue lettre : il est temps d'achever celle-ci.

LETTRE TROISIME
----------------

Je reprends, Monsieur, cette question des miracles que j'ai entrepris de discuter avec vous, et aprs avoir prouv qu'tablir leur ncessit c'tait dtruire le protestantisme, je vais chercher prsent quel est leur usage pour prouver la Rvlation.
Les hommes ayant des ttes si diversement organises ne sauraient tre affects tous galement des mmes arguments, surtout en matires de foi. Ce qui parat vident l'un ne parat pas mme probable l'autre ; l'un par son tour d'esprit n'est frapp que d'un genre de preuves, l'autre ne l'est que d'un genre tout diffrent. Tous peuvent bien quelquefois convenir des mmes choses, mais il est trs rare qu'ils en conviennent par les mmes raisons : ce qui, pour le dire en passant, montre combien la dispute en elle-mme est peu sense : autant vaudrait vouloir forcer autrui de voir par nos yeux.
Lors donc que Dieu donne aux hommes une Rvlation que tous sont obligs de croire, il faut qu'il l'tablisse sur des preuves bonnes pour tous, et qui par consquent soient aussi diverses que les manires de voir de ceux qui doivent les adopter.
Sur ce raisonnement, qui me parat juste et simple, on a trouv que Dieu avait donn la mission de ses envoys divers caractres qui rendaient cette mission reconnaissable tous les hommes, petits et grands, sages et sots, savants et ignorants. Celui d'entre eux qui a le cerveau assez flexible pour s'affecter la fois de tous ces caractres est heureux sans doute : mais celui qui n'est frapp que de quelques-uns n'est pas plaindre, pourvu qu'il en soit frapp suffisamment pour tre persuad.
Le premier, le plus important, le plus certain de ces caractres se tire de la nature de la doctrine ; c'est--dire, de son utilit, de sa beaut [Je ne sais pourquoi l'on veut attribuer au progrs de la philosophie la belle morale de nos livres. Cette morale, tire de l'vangile, tait chrtienne avant d'tre philosophique. Les chrtiens l'enseignent sans la pratiquer, je l'avoue ; mais que font de plus les philosophes, si ce n'est de se donner eux-mmes beaucoup de louanges, qui n'tant rptes par personne autre, ne prouvent pas grand-chose, mon avis ?
Les prceptes de Platon sont souvent trs sublimes, mais combien n'erre-t-il pas quelquefois, et jusqu'o ne vont pas ses erreurs ? Quant Cicron, peut-on croire que sans Platon ce rhteur eut trouv ses Offices ? L'vangile seul est, quant la morale toujours sr, toujours vrai, toujours unique, et toujours semblable lui-mme.], de sa saintet, de sa vrit, de sa profondeur, et de toutes les autres qualits qui peuvent annoncer aux hommes les instructions de la suprme sagesse, et les prceptes de la suprme bont. Ce caractre est, comme j'ai dit, le plus sr, le plus infaillible, il porte en lui-mme une preuve qui dispense de toute autre ; mais il est le moins facile constater : il exige, pour tre senti, de l'tude, de la rflexion, des connaissances, des discussions qui ne conviennent qu'aux hommes sages qui sont instruits et qui savent raisonner.
Le second caractre est dans celui des hommes choisis de Dieu pour annoncer sa parole ; leur saintet, leur vracit, leur justice, leurs moeurs pures et sans tache, leurs vertus inaccessibles aux passions humaines sont, avec les qualits de l'entendement la raison, l'esprit, le savoir, la prudence, autant d'indices respectables, dont la runion quand rien ne s'y dment, forme une preuve complte en leur faveur, et dit qu'ils sont plus que des hommes. Ceci est le signe qui frappe par prfrence les gens bons et droits qui voient la vrit partout o ils voient la justice, et n'entendent la voix de Dieu que dans la bouche de la vertu. Ce caractre a sa certitude encore, mais il n'est pas impossible qu'il trompe, et ce n'est pas un prodige qu'un imposteur abuse les gens de bien, ni qu'un homme de bien s'abuse lui-mme, entran par l'ardeur d'un saint zle qu'il prendra pour de l'inspiration.
Le troisime caractre des envoys de Dieu, est une manation de la puissance divine, qui peut interrompre et changer le cours de la nature la volont de ceux qui reoivent cette manation. Ce caractre est sans contredit le plus brillant des trois, le plus frappant, le plus prompt sauter aux yeux, celui qui se marquant par un effet subit et sensible, semble exiger le moins d'examen et de discussion : par l ce caractre est aussi celui qui saisit spcialement le peuple, incapable de raisonnements suivis, d'observations lentes et sres, et en toute chose esclave de ses sens : mais c'est ce qui rend ce mme caractre quivoque, comme il sera prouv ci-aprs ; et en effet, pourvu qu'il frappe ceux auxquels il est destin qu'importe qu'il soit apparent ou rel ? C'est une distinction qu'ils sont hors d'tat de faire : ce qui montre qu'il n' y a de signe vraiment certain que celui qui se tire de la doctrine, et qu'il n'y a par consquent que les bons raisonneurs qui puissent avoir une foi solide et sre ; mais la bont divine se prte aux faiblesses du vulgaire et veut bien lui donner des preuves qui fassent pour lui.
Je m'arrte ici sans rechercher si ce dnombrement peut aller plus loin : c'est une discussion inutile la ntre : car il est clair que quand tous ces signes se trouvent runis c'en est assez pour persuader tous les hommes, les sages, les bons et le peuple. Tous, except les fous, incapables de raison, et les mchants qui ne veulent tre convaincus de rien.
Ces caractres sont des preuves de l'autorit de ceux en qui ils rsident ; ce sont les raisons sur lesquelles on est oblig de les croire. Quand tout cela est fait la vrit de leur mission est tablie ; ils peuvent alors agir avec droit et puissance en qualit d'envoys de Dieu. Les preuves sont les moyens, la foi due la doctrine est la fin. Pourvu qu'on admette la doctrine c'est la chose la plus vaine de disputer sur le nombre et le choix des preuves, et si une seule me persuade, vouloir m'en faire adopter d'autres est un soin perdu. Il serait du moins bien ridicule de soutenir qu'un homme ne croit pas ce qu'il dit croire, parce qu'il ne le croit pas prcisment par les mmes raisons que nous disons avoir de le croire aussi.
Voil, ce me semble, des principes clairs et incontestables : venons l'application. Je me dclare chrtien ; mes perscuteurs disent que je ne le suis pas. Ils prouvent que je ne suis pas chrtien parce que je rejette la Rvlation, et ils prouvent que je rejette la Rvlation parce que je ne crois pas aux miracles.
Mais pour que cette consquence ft juste, il faudrait de deux choses l'une : ou que les miracles fussent l'unique preuve de la Rvlation, ou que je rejetasse galement les autres preuves qui l'attestent. Or il n'est pas vrai que les miracles soient l'unique preuve de la Rvlation, et il n'est pas vrai que je rejette les autres preuves ; puisqu'au contraire on les trouve tablies dans l'ouvrage Mme o l'on m'accuse de dtruire la Rvlation [Il importe de remarquer que le vicaire pouvait trouver beaucoup d'objections comme catholique, qui sont nulles pour un protestant. Ainsi le scepticisme dans lequel il reste ne prouve en aucune faon le mien, surtout aprs la dclaration trs expresse que j'ai faite la fin de ce mme crit. On voit clairement dans mes principes que plusieurs des objections qu'il contient portent faux.].
Voil prcisment quoi nous en sommes. Ces messieurs, dtermins me faire malgr moi rejeter la Rvlation, comptent pour rien que je l'admette sur les preuves qui me convainquent, si je ne l'admets encore sur celles qui ne me convainquent pas, et parce que je ne le puis ils disent que je la rejette. Peut-on rien concevoir de plus injuste et de plus extravagant ?
Et voyez, de grce, si j'en dis trop ; lorsqu'ils me font un crime de ne pas admettre une preuve que non seulement Jsus n'a pas donne, mais qu'il a refuse expressment.
Il ne s'annona pas d'abord par des miracles mais par la prdication. douze ans il disputait dj dans le temple avec les docteurs, tantt les interrogeant et tantt les surprenant par la sagesse de ses rponses. Ce fut l le commencement de ses fonctions, comme il le dclara lui-mme sa mre et Joseph [Luc XI, 46, 47, 49.]. Dans le pays avant qu'il ft aucun miracle il se mit prcher aux peuples le royaume des cieux [Matth. IV, 17.], et il avait dj rassembl plusieurs disciples sans s'tre autoris prs d'eux d'aucun signe, puisqu'il est dit que ce fut Cana qu'il fit le premier [Jean II, 11. Je ne puis penser que personne veuille mettre au nombre des signes publics de sa mission la tentation du Diable et le jene de quarante jours.].
Quand il fit ensuite des miracles, c'tait le plus souvent dans des occasions particulires dont le choix n'annonait pas un tmoignage public, et dont le but tait si peu de manifester sa puissance, qu'on ne lui en a jamais demand pour cette fin qu'il ne les ait refuss. Voyez l-dessus toute l'histoire de sa vie ; coutez surtout sa propre dclaration : elle est si dcisive que vous n'y trouverez rien rpliquer.
Sa carrire tait dj fort avance, quand les docteurs, le voyant faire tout de bon le prophte au milieu d'eux, s'avisrent de lui demander un signe. cela qu'aurait d rpondre Jsus, selon vos messieurs ? Vous demandez un signe, vous en avez eu cent. Croyez-vous que je sois venu m'annoncer vous pour le Messie sans commencer par rendre tmoignage de moi, comme si j'avais voulu vous forcer me mconnatre et vous faire errer malgr vous ? Non, Cana, le centenier, le lpreux, les aveugles, les paralytiques, la multiplication des pains, toute la Galile, toute la Jude dposent pour moi. Voil mes signes ; pourquoi feignez-vous de ne les pas voir ?
Au lieu de cette rponse, que Jsus ne fit point, voici, Monsieur, celle qu'il fit.
La nation mchante et adultre demande un signe, et il ne lui en sera point donn. Ailleurs il ajoute. Il ne lui sera point donn d'autre signe que celui de Jonas le Prophte. Et leur tournant le dos, il s'en alla [Marc, VIII, 12. Matth. XVI, 4. Pour abrger j'ai fondu ensemble ces deux passages, mais j'ai conserv la distinction essentielle la question.].
Voyez d'abord comment, blmant cette manie des signes miraculeux, il traite ceux qui les demandent ? Et cela ne lui arrive pas une fois seulement mais plusieurs [Confrez les passages suivants : Matth. XII, 39, 41 ; Marc VIII, 12 ; Luc XI, 29 ; Jean II, 18, 19 ; IV, 48 ; V, 34, 36, 39.]. Dans le systme de vos messieurs cette demande tait trs lgitime : pourquoi donc insulter ceux qui la faisaient ?
Voyez ensuite qui nous devons ajouter foi par prfrence ; d'eux, qui soutiennent que c'est rejeter la Rvlation chrtienne que de ne pas admettre les miracles de Jsus pour les signes qui l'tablissent, ou de Jsus lui-mme, qui dclare qu'il n'a point de signe donner.
Ils demanderont ce que c'est donc que le signe de Jonas le prophte ? Je leur rpondrai que c'est sa prdication aux Ninivites, prcisment le mme signe qu'employait Jsus avec les Juifs, comme il l'explique lui-mme [Matth. XII, 41 ; Luc XI, 30, 32.]. On ne peut donner au second passage qu'un sens qui se rapporte au premier, autrement Jsus se serait contredit. Or dans le premier passage o l'on demande un miracle en signe, Jsus dit positivement qu'il n'en sera donn aucun. Donc le sens du second passage n'indique aucun signe miraculeux.
Un troisime passage, insisteront-ils, explique ce signe par la rsurrection de Jsus [Matth. XII, 40.]. Je le nie ; il l'explique tout au plus par sa mort. Or la mort d'un homme n'est pas un miracle ; ce n'en est pas mme un qu'aprs avoir rest trois jours dans la terre un corps en soit retir. Dans ce passage il n'est pas dit un mot de la rsurrection. D'ailleurs quel genre de preuve serait-ce de s'autoriser durant sa vie sur un signe qui n'aura lieu qu'aprs sa mort ? Ce serait vouloir ne trouver que des incrdules, ce serait cacher la chandelle sous le boisseau : Comme cette conduite serait injuste, cette interprtation serait impie.
De plus, l'argument invincible revient encore. Le sens du troisime passage ne doit pas attaquer le premier, et le premier affirme qu'il ne sera point donn de signe, point du tout, aucun. Enfin, quoi qu'il en puisse tre, il reste toujours prouv par le tmoignage de Jsus mme, que, s'il a fait de, miracles durant sa vie, il n'en a point fait en signe e sa mission.
Toutes les fois que les Juifs ont insist sur ce genre de preuves, il les a toujours renvoys avec mpris, sans daigner jamais les satisfaire. Il n'approuvait pas mme qu'on prt en ce sens ses oeuvres de charit.
Si vous ne voyez des prodiges et des miracles, vous ne croyez point ; disait-il celui qui le priait de gurir son fils [Jean IV, 48.]. Parle-t-on sur ce ton-l quand on veut donner des prodiges en preuves ?
Combien n'tait-il pas tonnant que, s'il en et tant donn de telles, on continut sans cesse lui en demander ?
Quel miracle fais-tu, lui disaient les Juifs, afin que l'ayant vu nous croyons toi ? Moise donna la manne dans le dsert nos pres ; mais toi, quelle oeuvre fais-tu [Jean VI, 30, 31 et suiv.] ? C'est peu prs, dans le sens de vos messieurs, et laissant part la majest royale, comme si quelqu'un venait dire Frdric. On te dit un grand capitaine ; et pourquoi donc ? Qu'as-tu fait qui te montre tel ? Gustave vainquit Leipzig, Lutzen, Charles Frawstat, Narval, mais o sont tes monuments ? Quelle victoire as-tu remporte, quelle place as-tu prise, quelle marche as-tu faite, quelle campagne t'a couvert de gloire ? de quel droit portes-tu le nom de Grand ? L'impudence d'un pareil discours est-elle concevable, et trouverait-on sur la terre entire un homme capable de le tenir ?
Cependant, sans faire honte ceux qui lui en tenaient un semblable, sans leur accorder aucun miracle, sans les difier au moins sur ceux qu'il avait faits, Jsus, en rponse leur question, se contente d'allgoriser sur le pain du Ciel : aussi, loin que sa rponse lui donnt de nouveaux disciples elle lui en ta plusieurs de ceux qu'il avait, et qui, sans doute, pensaient comme vos thologiens. La dsertion fut telle qu'il dit aux douze :
Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller ? Il ne parat pas qu'il eut fort coeur de conserver ceux qu'il ne pouvait retenir par des miracles.
Les Juifs demandaient un signe du Ciel. Dans leur systme, ils avaient raison. Le signe qui devait constater la venue du Messie ne pouvait pour eux tre trop vident, trop dcisif, trop au-dessus de tout soupon, ni avoir trop de tmoins oculaires ; comme le tmoignage immdiat de Dieu vaut toujours mieux que celui des hommes, il tait plus sr d'en croire au signe mme, qu'aux gens qui disaient l'avoir vu, et pour cet effet le Ciel tait prfrable la terre.
Les Juifs avaient donc raison dans leur vue, parce qu'ils voulaient un Messie apparent et tout miraculeux. Mais Jsus dit aprs le prophte que le royaume des cieux ne vient point avec apparence, que celui qui l'annonce ne dbat point, ne crie point, qu'on n'entend point sa voix dans les rues. Tour cela ne respire pas l'ostentation des miracles ; aussi n'tait-elle pas le but qu'il se proposait dans les siens. Il n'y mettait ni l'appareil ni l'authenticit ncessaire pour constater de vrais signes, parce qu'il ne les donnait point pour tels. Au contraire il recommandait le secret aux malades qu'il gurissait, aux boiteux qu'il faisait marcher, aux possds qu'il dlivrait du Dmon. L'on et dit qu'il craignait que sa vertu miraculeuse ne ft connue, on m'avouera que c'tait une trange manire d'en faire la preuve de sa mission.
Mais tout cela s'explique de soi-mme, sitt que l'on conoit que les Juifs allaient cherchant cette preuve o Jsus ne voulait pas qu'elle ft.
Celui qui me rejette a, disait-il, qui le juge. Ajoutait-il, les miracles que j'ai faits le condamneront ? Non, mais : la parole que j'ai porte le condamnera. La preuve est donc dans la parole et non dans les miracles.
On voit dans l'vangile que ceux de Jsus taient tous utiles : mais ils taient sans clat, sans apprt, sans pompe, ils taient simples comme ses discours, comme sa vie, comme toute sa conduite. Le plus apparent, le plus palpable qu'il ait fait est sans contredit celui de la multiplication des cinq pains et des deux poissons qui nourrirent cinq mille hommes. Non seulement ses disciples avaient vu le miracle, mais il avait pour ainsi dire pass par leurs mains ; et cependant ils n'y pensaient pas, ils ne s'en doutaient presque pas. Concevez-vous qu'on puisse donner pour signes notoires au genre humain dans tous les sicles des faits auxquels les tmoins les plus immdiats font peine attention [Marc VI, 52. Il est dit que c'tait cause que leur coeur tait stupide ; mais qui s'oserait vanter d'avoir un coeur plus intelligent dans les choses saintes que les disciples choisis par Jsus.] ?
Et tant s'en faut que l'objet rel des miracles de Jsus fut d'tablir la foi, qu'au contraire il commenait par exiger la foi avant que de faire le miracle. Rien n'est si frquent dans l'vangile. C'est prcisment pour cela, c'est parce qu'un prophte n'est sans honneur que dans son pays, qu'il fit dans le sien trs peu de miracles [Matth. XIII, 58.] ; il est dit mme qu'il n'en put faire, cause de leur incrdulit [Marc VI, 5.]. Comment ? c'tait cause de leur incrdulit qu'il en fallait faire pour les convaincre, si ses miracles avaient eu cet objet ; mais ils ne l'avaient pas. C'taient simplement des actes de bont, de charit, de bienfaisance, qu'il faisait en faveur de ses amis, et de ceux qui croyaient en lui ; et c'tait dans de pareils actes que consistaient les oeuvres de misricorde, vraiment dignes d'tre siennes, qu'il disait rendre tmoignage de lui [Jean X, 25, 32, 38.]. Ces oeuvres marquaient le pouvoir de bien faire plutt que la volont d'tonner, c'taient des vertus [C'est le mot employ dans l'criture ; nos traducteurs le rendent par celui des miracles.] plus que des miracles. Et comment la suprme sagesse et-elle employ des moyens si contraires la fin qu'elle se proposait ? Comment n'et-elle pas prvu que les miracles dont elle appuyait l'autorit de ses envoys produiraient un effet tout oppos, qu'ils feraient suspecter la vrit de l'histoire tant sur les miracles que sur la mission, et que parmi tant de solides preuves, celle-l ne ferait que rendre plus difficiles sur toutes les autres les gens clairs et vrais ? Oui je le soutiendrai toujours, l'appui qu'on veut donner la croyance en est le plus grand obstacle : tez les miracles de l'vangile et toute la terre est aux pieds de Jsus-Christ [Paul prchant aux Athniens fut cout fort paisiblement jusqu' ce qu'il leur parlt d'un homme ressuscit. Alors les uns se mirent rire ; les autres lui dirent :
Cela suffit, nous entendrons le reste une autre fois. Je ne sais pas bien ce que pensent au fond de leurs coeurs ces bons chrtiens la mode ; mais s'ils croient Jsus par ses miracles, moi j'y crois malgr ses miracles, et j'ai dans l'esprit que ma foi vaut mieux que la leur.].
Vous voyez, Monsieur, qu'il est attest par l'criture mme que dans la mission de Jsus-Christ les miracles ne sont point un signe tellement ncessaire la foi qu'on n'en puisse avoir sans les admettre. Accordons que d'autres passages prsentent un sens contraire ceux-ci, ceux-ci rciproquement prsentent un sens contraire aux autres, et alors je choisis, usant de mon droit, celui de ces sens qui me parat le plus raisonnable et le plus clair. Si j'avais l'orgueil de vouloir tout expliquer, je pourrais en vrai thologien tordre et tirer chaque passage mon sens ; mais la bonne foi ne me permet point ces interprtations sophistiques ; suffisamment autoris dans mon sentiment [Ce sentiment ne m'est point tellement particulier qu'il ne soit aussi celui de plusieurs thologiens dont l'orthodoxie est mieux tablie que celle du clerg de Genve. Voici ce que m'crivait l-dessus un de ces messieurs le 28 fvrier 1764.
Quoi qu'en dise la cohue des modernes apologistes du christianisme, je suis persuad qu'il n'y a pas un mot dans les livres sacrs d'o l'on puisse lgitimement conclure que les miracles aient t destins servir de preuve pour les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Bien loin de l, ce n'tait pas mon avis le principal objet pour ceux qui en furent les tmoins oculaires. Lorsque les Juifs demandaient des miracles saint Paul, pour toute rponse il leur prchait Jsus crucifi. coup sr si Grotius, les auteurs de la socit de Boyle, Vernes, Vernet etc. eussent t la place de cet aptre, ils n'auraient rien eu de plus press que d'envoyer chercher des trteaux pour satisfaire une demande qui cadre si bien avec leurs principes. Ces gens-l croient faire merveilles avec leurs ramas d'arguments ; mais un jour on doutera j'espre, s'ils n'ont pas t compils par une socit d'incrdules, sans qu'il faille tre Hardouin pour cela.
Qu'on ne pense pas, au reste que l'auteur de cette lettre soit mon partisan ; tant s'en faut : il est un de mes adversaires. Il trouve seulement que les autres ne savent ce qu'ils disent. Il souponne peut-tre pis : car la foi de ceux qui croient sur les miracles, sera toujours trs suspecte aux gens clairs. C'tait le sentiment d'un des plus illustres Rformateurs.
Non satis tuta fides eorum qui miraculis nituntur. Bez [Non pas assez sre la foi de ceux qui ont besoin des miracles]. in Joan. c. 11. v. 23] par ce que je comprends, je reste en paix sur ce que je ne comprends pas, et que ceux qui me l'expliquent me font encore moins comprendre. L'autorit que je donne l'vangile je ne la donne point aux interprtations des hommes, et je n'entends pas plus les soumettre la mienne que me soumettre la leur. La rgle est commune, et claire en ce qui importe ; la raison qui l'explique est particulire, et chacun a la sienne qui ne fait autorit que pour lui. Se laisser mener par autrui sur cette matire c'est substituer l'explication au texte, c'est se soumettre aux hommes et non pas Dieu.
Je reprends mon raisonnement, et aprs avoir tabli que les miracles ne sont pas un signe ncessaire la foi, je vais montrer en confirmation de cela que les miracles ne sont pas un signe infaillible et dont les hommes puissent juger.
Un miracle est, dans un fait particulier, un acte immdiat de la puissance divine, un changement sensible dans l'ordre de la nature, une exception relle et visible ses lois. Voil l'ide dont il ne faut pas s'carter si l'on veut s'entendre en raisonnant sur cette matire. Cette ide offre deux questions rsoudre.
La premire : Dieu peut-il faire des miracles ? C'est--dire, peut-il droger aux lois qu'il a tablies ? Cette question srieusement traite serait impie si elle n'tait absurde : ce serait faire trop d'honneur celui qui la rsoudrait ngativement que de le punir ; il suffirait de l'enfermer. Mais aussi quel homme a jamais ni que Dieu pt faire des miracles ? Il fallait tre hbreu pour demander si Dieu pouvait dresser des tables dans le dsert.
Seconde question : Dieu veut-il faire des miracles ? C'est autre chose. Cette question en elle- mme et abstraction faite de toute autre considration est parfaitement indiffrente ; elle n'intresse en rien la gloire de Dieu dont nous ne pouvons fonder les desseins. Je dirai plus ; s'il pouvait y avoir quelque diffrence quant la foi dans la manire d'y rpondre, les plus grandes ides que nous puissions avoir de la sagesse et de la majest divine seraient pour la ngative, il n'y a que l'orgueil humain qui soit contre. Voil jusqu'o la raison peut aller. Cette question, du reste, est purement oiseuse, et pour la rsoudre il faudrait lire dans les dcrets ternels ; car, comme on verra tout l'heure, elle est impossible dcider par les faits. Gardons-nous d'oser porter un oeil curieux sur ces mystres. Rendons ce respect l'essence infinie de ne rien prononcer d'elle : nous n'en connaissons que l'immensit.
Cependant quand un mortel vient hardiment nous affirmer qu'il a vu un miracle, il tranche net cette grande question, jugez si l'on doit l'en croire sur sa parole ! Ils seraient mille que je ne les en croirais pas.
Je laisse part le grossier sophisme d'employer la preuve morale constater des faits naturellement impossibles, puisqu'alors le principe mme de la crdibilit fond sur la possibilit naturelle est en dfaut. Si les hommes veulent bien en pareil cas admettre cette preuve dans des choses de pure spculation, ou dans des faits dont la vrit ne les touche gure, assurons-nous qu'ils seraient plus difficiles s'il s'agissait pour eux du moindre intrt temporel. Supposons qu'un mort vnt redemander ses biens ses hritiers affirmant qu'il est ressuscit et requrant d'tre admis la preuve [Prenez bien garde que dans ma supposition c'est une rsurrection vritable et non pas une fausse mort qu'il s'agit de constater], croyez-vous qu'il y ait un seul tribunal sur la terre o cela lui ft accord ? Mais encore un coup n'entamons pas ici le dbat : laissons aux faits toute la certitude qu'on leur donne, et contentons-nous de distinguer ce que le sens peut attester de ce que la raison peut conclure.
Puisqu'un miracle est une exception aux lois de la nature, pour en juger, il faut connatre ces lois, et pour en juger srement il faut les connatre toutes, car une seule qu'on ne connatrait pas pourrait en certains cas inconnus aux spectateurs changer l'effet de celles qu'on connatrait. Ainsi celui qui prononce qu'un tel ou tel acte est un miracle dclare qu'il connat toutes les lois de la nature et qu'il sait que cet acte en est une exception.
Mais quel est ce mortel qui connat toutes les lois de la nature ? Newton ne se vantait pas de les connatre. Un homme sage tmoin d'un fait inou peut attester qu'il a vu ce fait et l'on peut le croire ; mais ni cet homme sage, ni nul autre homme sage sur la terre n'affirmera jamais que ce fait, quelque tonnant qu'il puisse tre, soit un miracle, car comment peut-il le savoir ?
Tout ce qu'on peut dire de celui qui se vante de faire des miracles est qu'il fait des choses fort extraordinaires ; mais qui est-ce qui nie qu'il se fasse des choses fort extraordinaires ? J'en ai vu, moi, de ces choses-l, et mme j'en ai fait [J'ai vu Venise en 1743 une manire de sorts assez nouvelle, et plus trange que ceux de Preneste. Celui qui les voulait consulter entrait dans une chambre, et y restait seul s'il le dsirait. L d'un livre plein de feuillets blancs il en tirait un son choix ; puis tenant cette feuille il demandait, non voix haute, mais mentalement ce qu'il voulait savoir. Ensuite il pliait sa feuille blanche, l'enveloppait, la cachetait, la plaait dans un livre ainsi cachete : enfin aprs avoir rcit certaines formules fort baroques sans perdre son livre de vue, il en allait tirer le papier, reconnatre le cachet, l'ouvrir, et il trouvait la rponse crite.
Le magicien qui faisait ces sorts tait le premier secrtaire de l'ambassadeur de France, et il s'appelait J.-J. Rousseau.
Je me contentais d'tre sorcier parce que j'tais modeste ; mais si j'avais eu l'ambition d'tre prophte, qui m'et empch de le devenir ?].
L'tude de la nature y fait faire tous les jours de nouvelles dcouvertes : l'industrie humaine se perfectionne tous les jours. La chimie curieuse a des transmutations, des prcipitations, des dtonations, des explosions, des phosphores, des pyrophores, des tremblements de terre, et mille autres merveilles faire signer mille fois le peuple qui les verrait. L'huile de Gayac et l'esprit de nitre ne sont pas des liqueurs fort rares ; mlez-les ensemble, et vous verrez ce qu'il en arrivera ; mais n'allez pas faire cette preuve dans une chambre, car vous pourriez bien mettre le feu la maison [Il y a des prcautions prendre pour russir dans cette opration : l'on me dispensera bien, je pense, d'en mettre ici le rcip.]. Si les prtres de Baal avaient eu M. Rouelle au milieu d'eux, leur bcher et pris feu de lui-mme et lie et t pris pour dupe.
Vous versez de l'eau dans de l'eau, voil de l'encre ; vous versez de l'eau dans de l'eau, voil un corps dur. Un prophte du collge d'Harcourt va en Guine et dit au peuple : reconnaissez le pouvoir de celui qui m'envoie, je vais convertir de l'eau en pierre ; par des moyens connus du moindre colier il fait de la glace : voil les ngres prts l'adorer.
Jadis les prophtes faisaient descendre leur voix le feu du ciel ; aujourd'hui les enfants en font autant avec un petit morceau de verre. Josu fit arrter le soleil ; un faiseur d'almanachs va le faire clipser ; le prodige est encore plus sensible. Le cabinet de M. l'abb Nollet est un laboratoire de magie, les rcrations mathmatiques sont un recueil de miracles ; que dis-je ? les foires mme en fourmilleront, les Briochs n'y sont pas rares ; le seul paysan de Northollande que j'ai vu vingt fois allumer sa chandelle avec son couteau a de quoi subjuguer tout le peuple, mme Paris ; que pensez-vous qu'il et fait en Syrie ?
C'est un spectacle bien singulier que ces foires de Paris ; il n'y en pas une o l'on ne voie les choses les plus tonnantes, sans que le public daigne presque y faire attention ; tant on est accoutum aux choses tonnantes, et mme celles qu'on ne peut concevoir ! On y voit au moment que j'cris ceci deux machines portatives spares, dont l'une marche ou s'arrte exactement la volont de celui qui fait marcher ou arrter l'autre. J'y ai vu une tte de bois qui parlait, et dont on ne parlait pas tant que de celle d'Albert le Grand. J'ai vu mme une chose plus surprenante ; c'tait force ttes d'hommes, de savants, d'acadmiciens qui couraient aux miracles des convulsions, et qui en revenaient tout merveills.
Avec le canon, l'optique, l'aimant, le baromtre, quels prodiges ne fait-on pas chez les ignorants ? Les Europens avec leurs arts ont toujours pass pour des dieux parmi les barbares. Si dans le sein mme des arts, des sciences, des collges, des acadmies ; si dans le milieu de l'Europe, en France, en Angleterre, un homme fut venu le sicle dernier, arm de tous les miracles de l'lectricit que nos physiciens oprent aujourd'hui, l'et-on brl comme un sorcier, l'et-on suivi comme un prophte ? Il est prsumer qu'on et fait l'un ou l'autre : il, est certain qu'on aurait eu tort.
Je ne sais si l'art de gurir est trouv ni s'il se trouvera jamais : ce que je sais c'est qu'il n'est pas hors de la nature. Il est tout aussi naturel qu'un homme gurisse qu'il l'est qu'il tombe malade, il peut tout aussi bien gurir subitement que mourir subitement. Tout ce qu'on pourra dire de certaines gurisons, c'est qu'elles sont surprenantes, mais non pas qu'elles sont impossibles ; comment prouverez-vous donc que ce sont des miracles ? Il y a pourtant, je l'avoue, des choses qui m'tonneraient fort si j'en tais le tmoin : ce ne serait pas tant de voir marcher un boiteux qu'un homme qui n'avait point de jambe, ni de voir un paralytique mouvoir son bras qu'un homme qui n'en a qu'un reprendre les deux. Cela me frapperait encore plus, je l'avoue, que de voir ressusciter un mort ; car enfin un mort peut n'tre pas mort [
Lazare tait dj dans la terre ? Serait-il le premier homme qu'on aurait enterr vivant ? Il y tait depuis quatre jours ? Qui les a compts ? Ce n'est pas Jsus qui tait absent. Il puait dj ? Qu'en savez-vous ? Sa soeur le dit ; voil toute la preuve. L'effroi, le dgot en et fait dire autant toute autre femme, quand mme cela n'et pas t vrai. Jsus ne fait que l'appeler, et il sort. Prenez garde de mai raisonner. Il s'agissait de l'impossibilit physique ; elle n'y est plus. Jsus faisait bien plus de faons dans d'autres cas qui n'taient pas plus difficiles : voyez la note qui suit. Pourquoi cette diffrence, si tout tait galement miraculeux ? Ceci peut tre une exagration, et ce n'est pas la plus forte que saint Jean ait faite, j'en atteste le dernier verset de son vangile.]. Voyez le livre de M. Bruhier.
Au reste, quelque frappant que pt me paratre un pareil spectacle, je ne voudrais pour rien au monde en tre tmoin ; car que sais-je ce qu'il en pourrait arriver ? Au lieu de me rendre crdule, j'aurais grand-peur qu'il ne me rendt que fou mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit, revenons.
On vient de trouver le secret de ressusciter des noys ; on a dj cherch celui de ressusciter les pendus ; qui sait si, dans d'autres genres de mort, on ne parviendra pas rendre la vie des corps qu'on en avait cru privs. On ne savait jadis ce que c'tait que d'abattre la cataracte ; c'est un jeu maintenant pour nos chirurgiens. Qui sait s'il n'y a pas quelque secret trouvable pour la faire tomber d'un coup ? Qui sait si le possesseur d'un pareil secret ne peut pas faire avec simplicit, ce qu'un spectateur va prendre pour un miracle, et ce qu'un auteur prvenu peut donner pour tel [On voit quelquefois dans le dtail des faits rapports une gradation qui ne convient point une opration surnaturelle. On prsente Jsus un aveugle. Au lieu de le gurir l'instant, il l'emmne hors de la bourgade. L il oint ses yeux de salive, il pose ses mains sur lui ; aprs quoi il lui demande s'il voit quelque chose. L'aveugle rpond qu'il voit marcher des hommes qui lui paraissent comme des arbres : sur quoi, jugeant que la premire opration n'est pas suffisante, Jsus la recommence, et enfin l'homme gurit. Une autre fois, au lieu d'employer de la salive pure, il la dlaie avec de la terre. Or je le demande, quoi bon tout cela pour un miracle ? La nature dispute-t-elle avec son matre ? A-t-il besoin d'effort, d'obstination, pour se faire obir ? A-t-il besoin de salive, de terre, d'ingrdients ? A-t-il mme besoin de parler, et ne suffit-il pas qu'il veuille ? Ou bien osera-t-on dire que Jsus, sr de son fait, ne laisse pas d'user d'un petit mange de charlatan, comme pour se faire valoir d'avantage, et amuser les spectateurs ? Dans le systme de vos messieurs, il faut pourtant l'un ou l'autre. Choisissez. ] ? Tout cela n'est pas vraisemblable, soit : mais nous n'avons point de preuve que cela soit impossible, et c'est de l'impossibilit physique qu'il s'agit ici. Sans cela, Dieu dployant nos yeux sa puissance n'aurait pu nous donner que des signes vraisemblables, de simples probabilits, et il arriverait de l que l'autorit des miracles n'tant fonde que sur l'ignorance de ceux pour qui ils auraient t faits, ce qui serait miraculeux pour un sicle ou pour un peuple ne le serait plus pour d'autres, de sorte que la preuve universelle tant en dfaut, le systme tabli sur elle serait dtruit. Non, donnez-moi des miracles qui demeurent tels quoi qu'il arrive, dans tous les temps et dans tous les lieux. Si plusieurs de ceux qui sont rapports dans la Bible paraissent tre dans ce cas, d'autres aussi paraissent n'y pas tre. Rponds-moi donc, thologien, prtends-tu que je passe le tout en bloc, ou si tu me permets le triage ? Quand tu m'auras dcid ce point, nous verrons aprs.
Remarquez bien, Monsieur, qu'en supposant tout au plus quelque amplification dans les circonstances, je n'tablis aucun doute sur le fond de tous les faits. C'est ce que j'ai dj dit, et qu'il n'est pas superflu de redire. Jsus, clair de l'esprit de Dieu, avait des lumires si suprieures celles de ses disciples, qu'il n'est pas tonnant qu'il ait opr des multitudes de choses extraordinaires o l'ignorance des spectateurs a vu le prodige qui n'y tait pas. quel point, en vertu de ces lumires pouvait-il agir par des voies naturelles, inconnues eux et nous [Nos hommes de Dieu veulent toute force que j'aie fait de Jsus un imposteur. Ils s'chauffent pour rpondre cette indigne accusation, afin qu'on pense que je l'ai faite ; ils la supposent avec un air de certitude ; ils y insistent, ils y reviennent affectueusement. Ah si ces doux chrtiens pouvaient m'arracher la fin quelque blasphme, quel triomphe ! quel contentement, quelle dification pour leurs charitables mes ! Avec quelle sainte joie ils apporteraient les tisons allums au feu de leur zle, pour embraser mon bcher !] ? Voil ce que nous ne savons point et ce que nous ne pouvons savoir. Les spectateurs des choses merveilleuses sont naturellement ports les dcrire avec exagration. L-dessus on peut de trs bonne foi s'abuser soi-mme en abusant les autres : pour peu qu'un fait soit au-dessus de nos lumires nous le supposons au-dessus de la raison, et l'esprit vit enfin du prodige o le coeur nous fait dsirer fortement d'en voir.
Les miracles sont, comme j'ai dit, les preuves des simples pour qui les lois de la nature forment un cercle trs troit autour d'eux. Mais la sphre s'tend mesure que les hommes s'instruisent et qu'ils sentent combien il leur reste encore savoir. Le grand physicien voit si loin les bornes de cette sphre qu'il ne saurait discerner un miracle au-del. Cela ne se peut est un mot qui sort rarement de la bouche des sages ; ils disent plus frquemment, je ne sais. Que devons-nous donc penser de tant de miracles rapports par des auteurs, vridiques, je n'en doute pas, mais d'une si crasse ignorance, et si pleins d'ardeur pour la gloire de leur matre ? Faut-il rejeter tous ces faits ? Non. Faut-il tous les admettre ? je l'ignore [Il y en a dans l'vangile qu'il n'est pas mme possible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au bon sens. Tels sont, par exemple ceux des possds. On reconnat le Diable son oeuvre, et les vrais Possds sont les mchants ; la raison n'en reconnatra jamais d'autres. Mais passons : voici plus.
Jsus demande un groupe de dmons comment il s'appelle. Quoi ! Les dmons ont des noms ? Les anges ont des noms ? Les purs esprits ont des noms ? Sans doute pour s'entr'appeler entre eux, ou pour entendre quand Dieu les appelle ? Mais qui leur a donn ces noms ? En quelle langue en sont les mots ? Quelles sont les bouches qui prononcent ces mots, les oreilles que leurs sons frappent ? Ce nom c'est
Lgion, car ils sont plusieurs, ce qu'apparamment Jsus ne savait pas. Ces anges, ces intelligences sublimes dans le mal comme dans le bien, ces tres clestes qui ont pu se rvolter contre Dieu, qui osent combattre ses dcrets ternels, se logent en tas dans le corps d'un homme : forcs d'abandonner ce malheureux, ils demandent de se jeter dans un troupeau de cochons, ils l'obtiennent ; ces cochons se prcipitent dans la mer ; et ce sont l les augustes preuves de la mission du Rdempteur du genre humain, les preuves qui doivent l'attester tous les peuples de tous les ges et dont nul ne saurait douter, sous peine de damnation ! Juste Dieu ! La tte tourne ; on ne sait o l'on est. Ce sont donc l, Messieurs, les fondements de votre foi ? La mienne en a de plus srs, ce me semble.]. Nous devons les respecter sans prononcer sur leur nature, dussions-nous tre cent fois dcrts. Car enfin l'autorit des lois ne peut s'tendre jusqu' nous forcer de mal raisonner ; et c'est pourtant ce qu'il faut faire pour trouver ncessairement un miracle o la raison ne peut voir qu'un fait tonnant.
Quand il serait vrai que les catholiques ont un moyen sr pour eux de faire cette distinction, que s'ensuivrait-il pour nous ? Dans leur systme, lorsque l'glise une fois reconnue a dcid qu'un tel fait est un miracle, il est un miracle, car l'glise ne peut se tromper. Mais ce n'est pas aux catholiques que j'ai faire ici, c'est aux rforms. Ceux-ci ont trs bien rfut quelques parties de la Profession de foi du vicaire qui, n'tant crite que contre l'glise romaine, ne pouvait ni ne devait rien prouver contre eux. Les catholiques pourront de mme rfuter aisment ces lettres, parce que je n'ai point faire ici aux catholiques, et que nos principes ne sont pas les leurs. Quand il s'agit de montrer que je ne prouve pas ce que je n'ai pas voulu prouver, c'est l que mes adversaires triomphent.
De tout ce que je viens d'exposer je conclus que les faits les plus attests, quand mme on les admettrait dans toutes leurs circonstances, ne prouveraient rien, et qu'on peut mme y souponner de l'exagration dans les circonstances, sans inculper la bonne foi de ceux qui les ont rapports. Les dcouvertes continuelles qui se font dans les lois de la nature, celles qui probablement se feront encore, celles qui resteront toujours faire , les progrs passs, prsents et futurs de l'industrie humaine, les diverses bornes que donnent les peuples l'ordre des possibles selon qu'ils sont plus ou moins clairs ; tout nous prouve que nous ne pouvons connatre ces bornes. Cependant il faut qu'un miracle pour tre vraiment tel les passe. Soit donc qu'il y ait des miracles, soit qu'il n'y en ait pas, il est impossible au sage de s'assurer que quelque fait que ce puisse tre en est un.
Indpendamment des preuves de cette impossibilit que je viens d'tablir, j'en vois une autre non moins forte dans la supposition mme : car, accordons qu'il y ait de vrais miracles ; de quoi nous serviront-ils s'il y a aussi de faux miracles desquels il est impossible de les discerner ? Et faites bien attention que je n'appelle pas ici faux miracle un miracle qui n'est pas rel, mais un acte bien rellement surnaturel fait pour soutenir une fausse doctrine. Comme le mot de
miracle en ce sens peut blesser les oreilles pieuses, employons un autre mot et donnons-lui le nom de prestige : mais souvenons-nous qu'il est impossible aux sens humains de discerner un prestige d'un miracle.
La mme autorit qui atteste les miracles atteste aussi les prestiges, et cette autorit prouve encore que l'apparence des prestiges ne diffre en rien de celle des miracles. Comment donc distinguer les uns des autres, et que peut prouver le miracle, si celui qui le voit ne peut discerner par aucune marque assure et tire de la chose mme si c'est l'oeuvre de Dieu ou si c'est l'oeuvre du Dmon ? Il faudrait un second miracle pour certifier le premier.
Quand Aaron jeta sa verge devant Pharaon et qu'elle fut change en serpent, les magiciens jetrent aussi leurs verges et elles furent changes en serpents. Soit que ce changement ft rel des deux cts, comme il est dit dans l'criture, soit qu'il n'y et de rel que le miracle d'Aaron et que le prestige des magiciens ne ft qu'apparent, comme le disent quelques thologiens, il n'importe, cette apparence tait exactement la mme ; l'Exode n'y remarque aucune diffrence, et s'il y en et eu, les magiciens se seraient gards de s'exposer au parallle, ou s'ils l'avaient fait ils auraient t confondus.
Or les hommes ne peuvent juger des miracles que par leurs sens, et si la sensation est la mme, la diffrence relle qu'ils ne peuvent apercevoir n'est rien pour eux. Ainsi le signe, comme signe, ne prouve pas plus d'un ct que de l'autre, et le prophte en ceci n'a pas plus d'avantage que le magicien. Si c'est encore l de mon beau style, convenez qu'il en faut un bien plus beau pour le rfuter.
Il est vrai que le serpent d'Aaron dvora les serpents des magiciens. Mais, forc d'admettre une fois la magie, Pharaon put fort bien n'en conclure autre chose, sinon qu'Aaron tait plus habile qu'eux dans cet art ; c'est ainsi que Simon ravi des choses que faisait Philippe, voulut acheter des aptres le secret d'en faire autant qu'eux.
D'ailleurs l'infriorit des magiciens tait due la prsence d'Aaron. Mais Aaron absent, eux faisant les mmes signes, avaient droit de prtendre la mme autorit. Le signe en lui-mme ne prouvait donc rien. Quand Mose changea l'eau en sang, les magiciens changrent l'eau en sang ; quand Mose produisit des grenouilles, les magiciens produisirent des grenouilles. Ils chourent la troisime plaie ; mais tenons-nous aux deux premires dont Dieu mme avait fait la preuve du pouvoir divin [Exode VII, 17. ]. Les magiciens firent aussi cette preuve-l.
Quant la troisime plaie qu'ils ne purent imiter, on ne voit pas ce qui la rendait si difficile, au point de marquer
que le doigt de Dieu tait l. Pourquoi ceux qui purent produire un animal ne purent-ils produire un insecte, et comment, aprs avoir fait des grenouilles, ne purent-ils faire des poux ? S'il est vrai qu'il n'y ait dans ces choses-l que le premier pas qui cote, c'tait assurment s'arrter en beau chemin.
Le mme Mose, instruit par toutes ces expriences, ordonne que si un faux prophte vient annoncer d'autres dieux, c'est--dire, une fausse doctrine, et que ce faux prophte autorise son dire par des prdictions ou des prodiges qui russissent, il ne faut point l'couter mais le mettre mort. On peut donc employer de vrais signes en faveur d'une fausse doctrine ; un signe en lui-mme ne prouve donc rien.
La mme doctrine des signes par des prestiges est tablie en mille endroits de l'criture. Bien plus ; aprs avoir dclar qu'il ne fera point de signes, Jsus annonce de faux Christs qui en feront ; il dit qu'
ils feront de grands signes, des miracles capables de sduire les lus mmes, s'il tait possible [Matth. XXIV, 24 ; Marc, XIII, 22. ]. Ne serait-on pas tent sur ce langage de prendre les signes pour des preuves de fausset ?
Quoi ! Dieu, matre du choix de ses preuves quand il veut parler aux hommes, choisit par prfrence celles qui supposent des connaissances qu'il sait qu'ils n'ont pas ! Il prend pour les instruire la mme voie qu'il sait que prendra le Dmon pour les tromper ! Cette marche serait-elle donc celle de la divinit ? Se pourrait-il que Dieu et le Diable suivissent la mme route ? Voil ce que je ne puis concevoir.
Nos thologiens, meilleurs raisonneurs mais d moins bonne foi que les anciens, sont fort embarrasss de cette magie : ils voudraient bien pouvoir tout fait s'en dlivrer, mais ils n'osent, ils sentent que la nier serait nier trop. Ces gens toujours si dcisifs changent ici de langage, ils ne la nient ni ne l'admettent ; ils prennent le parti de tergiverser, de chercher des faux-fuyants, chaque pas ils s'arrtent, ils ne savent sur quel pied danser.
Je crois, Monsieur, vous avoir fait sentir o gt la difficult. Pour que rien ne manque sa clart, la voici mise en dilemme.
Si l'on nie les prestiges, on ne peut prouver les miracles ; parce que les uns et les autres sont fonds sur la mme autorit.
Et si l'on admet les prestiges avec les miracles on n'a point de rgle sre, prcise et claire pour distinguer les uns des autres : ainsi les miracles ne prouvent rien.
Je sais bien que nos gens ainsi presss reviennent la doctrine : mais ils oublient bonnement que si la doctrine est tablie, le miracle est superflu, et que si elle ne l'est pas, elle ne peut rien prouver.
Ne prenez pas ici le change, je vous supplie, et de ce que je n'ai pas regard les miracles comme essentiels au christianisme, n'allez pas conclure que j'ai rejet les miracles. Non, Monsieur, je ne les ai rejets ni ne les rejette ; si j'ai dit des raisons pour en douter, je n'ai point dissimul les raisons d'y croire ; il y a une grande diffrence entre nier une chose et ne la pas affirmer, entre la rejeter et ne pas l'admettre, et j'ai si peu dcid ce point, que je dfie qu'on trouve un seul endroit dans tous rues crits o je sois affirmatif contre les miracles.
Eh ! comment l'aurais-je t malgr mes propres doutes, puisque partout o je suis quant moi, le plus dcid, je n'affirme rien encore. Voyez quelles affirmations peut faire un homme qui parle ainsi ds sa prface [Prface d'mile, p. IV. ].
l'gard de ce qu'on appellera la partie systmatique, qui n'est autre chose ici que la marche de la nature, c'est l ce qui droutera le plus les lecteurs ; c'est aussi par l qu'on m'attaquera sans doute, et peut-tre n'aura-t-on pas tort. On Croira moins lire un trait d'ducation que les rveries d'un visionnaire sur l'ducation. Qu'y faire ? Ce n'est pas sur les ides d'autrui que j'cris c'est sur
les miennes, Je ne vois point comme les autres hommes ; il y a longtemps qu'on me l'a reproch. Mais dpend-il de moi de me donner d'autres yeux, et de n'affecter d'autres ides ? Non ; il dpend de moi de ne point abonder dans mon sens, de ne point croire tre seul plus sage que tout le monde ; il dpend de moi, non de changer de sentiment, mais de me dfier du mien : Voil tout ce que je puis faire, et ce que je fais. Que si je prends quelquefois le ton affirmatif, ce n'est point pour en imposer au lecteur ; c'est pour lui parler comme je pense. pourquoi proposerais-je par forme de doute ce dont quant moi je ne doute point ? Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit.
En exposant avec libert mon sentiment, j,entends si peu qu'il fasse autorit que j'y joins toujours mes raisons, afin qu'on les pse et qu'on me juge. Mais quoique je ne veuille point m'obstiner dfendre mes ides, je ne me crois pas moins oblig de les proposer ; car les maximes sur lesquelles je suis d'un avis contraire celui des autres ne sont point indiffrentes. Ce sont de celles dont la vrit ou la fausset importe connatre, et qui font le bonheur ou le malheur du genre humain.
Un auteur qui ne sait lui-mme s'il n'est point dans l'erreur, qui craint que tout ce qu'il dit ne soit un tissu de rveries, qui, ne pouvant changer de sentiments, se dfie du sien, qui ne prend point le ton affirmatif pour le donner, mais pour parier comme il pense, qui, ne voulant point faire autorit dit toujours ses raisons afin qu'on le juge, et qui mme ne veut, point s'obstiner dfendre ses ides ; un auteur qui parle ainsi la tte de son livre y veut-il prononcer des oracles ? Veut-il donner des dcisions, et par cette dclaration prliminaire ne met-il pas au nombre des doutes ses plus fortes assertions ?
Et qu'on ne dise point que je manque mes engagements en m'obstinant dfendre ici mes ides. Ce serait le comble de l'injustice. Ce ne sont point Mes ides que je dfends, c'est ma personne. Si l'on n'et attaqu que mes livres, j'aurais constamment gard le silence ; c'tait un point rsolu. Depuis ma dclaration faite en 1753, m'a-t-on vu rpondre quelqu'un, ou me taisais-je faute d'agresseurs ? Mais quand on me poursuit, quand on me dcrte, quand on me dshonore pour avoir dit ce que je n'ai pas dit, il faut bien pour me dfendre montrer que je ne l'ai pas dit. Ce sont mes ennemis qui malgr moi me remettent la plume la main. Eh ! qu'ils me laissent en repos, et j'y laisserai le public ; j'en donne de bon coeur ma parole.
Ceci sert dj de rponse l'objection rtorsive que j'ai prvenue, de vouloir faire moi-mme le rformateur en bravant les opinions de tout mon sicle ; car rien n'a moins l'air de bravade qu'un pareil langage, et ce n'est pas assurment prendre un ton de prophte que de parler avec tant de circonspection. J'ai regard comme un devoir de dire mon sentiment en choses importantes et utiles ; mais ai-je dit un mot, ai-je fait un pas pour le .faire adopter d'autres ; quelqu'un a-t-il vu dans ma conduite l'air d'un homme qui cherchait se faire des sectateurs ?
En transcrivant l'crit particulier qui fait tant d'imprvus zlateurs de la foi, j'avertis encore le lecteur qu'il doit se dfier de mes jugements, que c'est lui de voir s'il peut tirer de cet crit quelques rflexions utiles, que je ne lui propose ni le sentiment, d'autrui ni le mien pour rgle, que je le lui prsente examiner [mile, t. II. p. 360.]. Et lorsque je reprends la parole voici ce que j'ajoute encore la fin.
J'ai transcrit cet crit, non comme une rgle des sentiments qu'on doit suivre en matire de religion, mais comme un exemple de la manire dont on peut raisonner avec son lve pour ne point s'carter de la mthode que j'ai tch d'tablir. Tant qu'on ne donne rien l'autorit des hommes ni aux prjugs des pays o l'on est n, les seules lumires de la raison ne peuvent dans l'institution de la nature nous mener plus loin que la religion naturelle, et c'est quoi je me borne avec mon mile. S'il en doit avoir une autre, je n'ai plus en cela le droit d'tre son guide ; c'est lui seul de la choisir [Ibid., t. III. p. 204.]. Quel est aprs cela l'homme assez impudent pour m'oser taxer d'avoir ni les miracles qui ne sont pas mme nis dans cet crit ? Je n'en ai pas parl ailleurs [J'en ai parl depuis dans ma Lettre M. de Beaumont : mais outre qu'on n'a rien dit sur cette lettre, ce n'est pas sur ce qu'elle contient qu'on peut fonder les procdures faites avant qu'elle ait paru.].
Quoi ! parce que l'auteur d'un crit publi par un autre y introduit un raisonneur qu'il dsapprouve [mile, t. III. p. 151.], et qui dans une dispute rejette les miracles, il s'ensuit de l que non seulement l'auteur de cet crit mais l'diteur rejette aussi les miracles ? Quel tissu de tmrits ! Qu'on se permette de telles prsomptions dans la chaleur d'une querelle littraire, cela est trs blmable et trop commun, mais les prendre pour des preuves dans les tribunaux ! Voil une jurisprudence faire trembler l'homme le plus juste et le plus ferme qui a le malheur de vivre sous de pareils magistrats.
L'auteur de la Profession de foi fait des objections tant sur l'utilit que sur la ralit des miracles, mais ces objections ne sont point des ngations. Voici l-dessus ce qu'il dit de plus fort. C'est l'ordre inaltrable de la nature qui montre le mieux l'tre suprme. S'il arrivait beaucoup d'exceptions, je ne saurais plus qu'en penser, et pour moi je crois trop en Dieu pour croire tant de miracles si peu dignes de lui.
Or je vous prie, qu'est-ce que cela dit ? Qu'une trop grande multitude de miracles les rendrait suspects l'auteur. Qu'il n'admet point indistinctement toute sorte de miracles, et que sa foi en Dieu lui fait rejeter tous ceux qui ne sont pas dignes de Dieu. Quoi donc ? Celui qui n'admet pas tous les miracles rejette-t-il tous les miracles, et faut-il croire tous ceux de la lgende pour croire l'ascension de Christ.
Pour comble. Loin que les doutes contenus dans cette seconde partie de la Profession de foi puissent tre pris pour des ngations, les ngations, au contraire, qu'elle peut contenir, ne doivent tre prises que pour des doutes. C'est la dclaration de l'auteur, en la commenant, sur les sentiments qu'il va combattre.
Ne donnez, dit-il, mes discours que l'autorit de la raison. J'ignore si je suis dans l'erreur. Il est difficile, quand on discute, de ne pas prendre quelquefois le ton affirmatif ; mais souvenez-vous, qu'ici toutes mes affirmations ne sont que des raisons de douter [mile, t. III, p. 131.]. Peut-on parler plus positivement ?
Quant moi, je vois des faits attests dans les saintes critures ; cela suffit pour arrter sur ce point mon jugement. S'ils taient ailleurs je rejetterais ces faits ou je leur terais le nom de miracles ; mais parce qu'ils sont dans l'criture, je ne les rejette point. Je ne les admets pas, non plus, parce que ma raison s'y refuse, et que ma dcision sur cet article n'intresse point mon salut. Nul chrtien judicieux ne peut croire que tout soit inspir dans la Bible, jusqu'aux mots et aux erreurs, Ce qu'on doit croire inspir est tout ce qui tient nos devoirs ; car pourquoi Dieu aurait-il inspir le reste ? Or la doctrine des miracles n'y tient nullement ; c'est ce que je viens de prouver. Ainsi 1, sentiment qu'on peut avoir en cela n'a nul trait au respect qu'on doit aux livres sacrs.
D'ailleurs il est impossible aux hommes de s'assurer que quelque fait que ce puisse tre est un miracle [Si ces messieurs disent que cela est dcid dans l'criture, et que je dois reconnatre pour miracle ce qu'elle me donne pour tel ; je rponds que c'est ce qui est en question, et j'ajoute que ce raisonnement de leur part est un cercle vicieux. Car puisqu'ils veulent que le miracle serve de preuve la Rvlation, ils ne doivent pas employer l'autorit de la Rvlation pour constater le miracle.], c'est encore ce que j'ai prouv. Donc en admettant tous les faits contenus dans la Bible, on peut rejeter les miracles sans impit, et mme sans inconsquence. Je n'ai pas t jusque-l.
Voil comment vos messieurs tirent des miracles, qui ne sont pas certains, qui ne sont pas ncessaires, qui ne prouvent rien, et que je n'ai pas rejets, la preuve vidente que je renverse les fondements du christianisme, et que je ne suis pas chrtien.
L'ennui vous empcherait de me suivre si j'entrais dans le mme dtail sur les autres accusations qu'ils entassent, pour tcher de couvrir par le nombre l'injustice de chacune en particulier. Ils m'accusent par exemple de rejeter la prire. Voyez le livre, et vous trouverez une prire dans l'endroit mme dont il s'agit. L'homme pieux qui parle [Un ministre de Genve, difficile assurment en christianisme dans les jugements qu'il porte du mien, affirme que j'ai dit, moi J.-J. Rousseau, que je ne priais pas Dieu : Il l'assure en tout autant de termes, cinq ou six fois de suite et toujours en me nommant. Je veux porter respect l'glise, mais oserais-je lui demander o j'ai dit cela ? Il est permis tout barbouilleur de papier de draisonner et bavarder tant qu'il veut ; mais il n'est pas permis un bon chrtien d'tre un calomniateur public.] ne croit pas, il est vrai, qu'il soit absolument ncessaire de demander Dieu telle ou telle chose en particulier [
Quand vous prierez, dit Jsus, priez ainsi. Quand on prie avec des paroles, c'est bien fait de prfrer celles-l, mais je ne vois point ici l'ordre de prier avec des paroles. Une autre prire est prfrable ; c'est d'tre dispos tout ce que Dieu veut. Me voici, Seigneur, pour faire ta volont. De toutes les formules, l'oraison dominicale est, sans contredit, la plus parfaite ; mais ce qui est plus parfait encore est l'entire rsignation aux volonts de Dieu. Non point ce que je veux, mais ce que tu veux. Que dis-je ? C'est l'oraison dominicale elle-mme. Elle est tout entire dans ces paroles ; Que ta volont soit faite. Toute autre prire est superflue et ne fait que contrarier celle-l. Que celui qui pense ainsi se trompe, cela peut tre. Mais celui qui publiquement l'accuse cause de cela de dtruire la morale chrtienne et de n'tre pas chrtien, est-il un fort bon chrtien lui-mme ? ]. Il ne dsapprouve point qu'on le fasse ; quant moi, dit-il, je ne le fais pas, persuad que Dieu est un bon pre qui sait mieux que ses enfants ce qui leur convient. Mais ne peut-on lui rendre aucun autre culte aussi digne de lui ? Les hommages d'un coeur plein de zle, les adorations, les louanges, la contemplation de sa grandeur, l'aveu de notre nant, la rsignation sa volont, la soumission ses lois, une vie pure et sainte, tout cela ne vaut-il pas bien des voeux intresss et mercenaires ? Prs d'un Dieu juste la meilleure manire de demander est de mriter d'obtenir. Les anges qui le louent autour de son trne le prient-ils ? Qu'auraient-ils lui demander ? Ce mot de prire est souvent employ dans l'criture pour hommage, adoration et qui fait le plus est quitte du moins. Pour moi, je lie rejette aucune des manires d'honorer Dieu, j'ai toujours approuv qu'on se joignit l'glise qui le prie ; je le fais ; le prtre savoyard le faisait lui-mme [mile, t. III, p. 185. ]. L'crit si violemment attaqu est plein de tout cela. N'importe : je rejette, dit-on, la prire ; je suis un impie brler. Me voil jug.
Ils disent encore que j'accuse la morale chrtienne de rendre tous nos devoirs impraticables en les outrant. La morale chrtienne est celle de l'vangile ; je n'en reconnais point d'autre, et c'est en ce sens aussi que l'entend mon accusateur, puisque c'est des imputations o celle-l se trouve comprise qu'il conclut, quelques lignes aprs, que c'est par drision que j'appelle l'vangile divin [Lettres crites de la campagne, p. 11].
Or voyez si l'on peut avancer une fausset plus noire et montrer une mauvaise foi plus marque, puisque dans le passage de mon livre o ceci se rapporte, il n'est pas mme possible que j'aie voulu parler de l'vangile.
Voici, Monsieur, ce passage : il est dans le quatrime tome d'
mile page 64. En n'asservissant les honntes femmes qu' de tristes devoirs, on a banni du mariage tout ce qui pouvait le rendre agrable aux hommes. Faut-il s'tonner si la taciturnit qu'ils voient rgner chez eux les en chasse, ou s'ils sont peu tents d'embrasser un tat si dplaisant. force d'outrer tous les devoirs le christianisme les rend impraticables et vains force d'interdire aux femmes le chant, la danse et tous les amusements du monde, il les rend maussades, grondeuses, insupportables dans leurs maisons.
Mais o est-ce que l'vangile interdit aux femmes le chant et la danse ? o est-ce qu'il les asservit de tristes devoirs ? Tout au contraire il y est parl des devoirs des maris mais il n'y est pas dit un mot de ceux des femmes. Donc on a tort de me faire dire de l'vangile ce que je n'ai dit que des jansnistes, des mthodistes, et d'autres dvots d'aujourd'hui, qui font du christianisme une religion aussi terrible et dplaisante [Les premiers rforms donnrent d'abord dans cet excs avec une duret qui fit bien des hypocrites et les premiers jansnistes ne manqurent pas de les imiter en cela. Un prdicateur de Genve, appel Henri de la Marre, soutenait en chaire que c'tait pcher que d'aller la noce plus joyeusement qu Jsus-Christ n'tait all la mort. Un cur jansniste soutenait de mme que les festins des noces tait une invention du Diable. Quelqu'un lui objecta l-dessus que Jsus-Christ y avait pourtant assist, et qu'il avait mme y faire son premier miracle pour prolonger la gaiet du festin. Le cur un peu embarrass rpondit en grondant :
Ce n'est pas ce qu'il fit de mieux._], qu'elle est agrable et douce sous la vritable loi de Jsus-Christ.
Je ne voudrais pas prendre le ton du pre Berruyer que je n'aime gure, et que je trouve mme de trs mauvais got ; mais je ne puis m'empcher de dire qu'une des choses qui me charment dans le caractre de Jsus, n'est pas seulement la douceur des moeurs, la simplicit, mais la facilit, la grce et mme l'lgance. Il ne fuyait ni les plaisirs ni les ftes, il allait aux noces, il voyait les femmes, il jouait avec les enfants, il aimait les parfums, il mangeait chez les financiers. Ses disciples ne jenaient point ; son austrit n'tait point fcheuse. Il tait la fois indulgent et juste, doux aux faibles et terrible aux mchants. Sa morale avait quelque chose d'attrayant, de caressant, de tendre ; il avait le coeur sensible, il tait homme de bonne socit. Quand il n'et pas t le plus sage des mortels, il en et t le plus aimable.
Certains passages de saint Paul outrs ou mal entendus ont fait bien des fanatiques, et ces fanatiques ont souvent dfigur et dshonor le christianisme. Si l'on s'en ft tenu l'esprit du Matre, cela ne serait pas arriv. Qu'on m'accuse de n'tre pas toujours de l'avis de saint Paul, on peut me rduire prouver que j'ai quelquefois raison de Il en pas tre. Mais il ne s'ensuivra jamais de l que ce soit par drision que je trouve l'vangile divin. Voil pourtant comment raisonnent mes perscuteurs.
Pardon, Monsieur ; je vous excde avec ces longs dtails ; je le sens et je les termine ; je n'en ai dj que trop dit pour ma dfense, et je m' ennuie moi-mme de rpondre toujours par des raisons des accusations sans raison.

QUATRIME LETTRE
----------------

Je vous ai fait voir, Monsieur, que les imputations tires de mes livres en preuve que j'attaquais la religion tablie par les lois taient fausses. C'est, cependant, sur ces imputations que j'ai t jug coupable, et trait comme tel. Supposons maintenant que je le fusse en effet, et voyons en cet tat la punition qui m'tait due.
Ainsi que la vertu le vice a ses degrs.
Pour tre coupable d'un crime on ne l'est pas de tous. La justice consiste mesurer exactement la peine la faute, et l'extrme justice elle-mme est une injure, lorsqu'elle n'a nul gard aux considrations raisonnables qui doivent temprer la rigueur de la loi.
Le dlit suppos rel, il nous reste chercher quelle est sa nature et quelle procdure est prescrite en pareil cas par vos lois.
Si j'ai viol mon serment de bourgeois, comme on m'en accuse, j'ai commis un crime d'tat, et la connaissance de ce crime appartient directement au Conseil ; cela est incontestable.
Mais si tout mon crime consiste en erreur sur la doctrine, cette erreur ft-elle mme une impit, c'est autre chose. Selon vos dits il appartient un autre tribunal d'en connatre en premier ressort.
Et quand mme mon crime serait un crime d'tat, si pour le dclarer tel il faut pralablement une dcision sur la doctrine, ce n'est pas au Conseil de la donner. C'est bien lui de punir le crime, mais non pas de le constater. Cela est formel par vos dits, comme nous verrons ci-aprs.
Il s'agit d'abord de savoir si j'ai viol mon serment de bourgeois, c'est--dire, le serment qu'ont prt mes anctres, quand ils ont t admis la bourgeoisie : car pour moi, n'ayant pas habit la ville et n'ayant fait aucune fonction de citoyen, je n'en ai point prt le serment : mais passons.
Dans la formule de ce serment, il n'y a que deux articles qui puissent regarder mon dlit. On promet par le premier, de vivre selon la rformation du saint vangile ; et par le dernier, de ne faire, ne souffrir aucunes pratiques, machinations ou entreprises contre la rformation du saint vangile.
Or loin d'enfreindre le premier article, je m'y suis conform avec une fidlit et mme une hardiesse qui ont peu d'exemples, professant hautement ma religion chez les catholiques, quoique j'eusse autrefois vcu dans la leur ; et l'on ne peut allguer cet cart de mon enfance comme une infraction au serment, surtout depuis ma runion authentique votre glise en 1754 et mon rtablissement dans mes droits de bourgeoisie, notoire tout Genve, et dont j'ai d'ailleurs des preuves positives.
On ne saurait dire, non plus, que j'aie enfreint ce premier article par les livres condamns ; puisque je n'ai point cess de m'y dclarer protestant. D'ailleurs, autre chose est la conduite, autre chose sont les crits. Vivre selon la Rformation c'est professer la Rformation, quoiqu'on se puisse carter par erreur de sa doctrine dans de blmables crits, ou commettre d'autres pchs qui offensent Dieu, mais qui par le seul fait ne retranche pas le dlinquant de l'glise. Cette distinction, quand pourrait la disputer en gnral, est ici dans le serment mme ; puisqu'on y spare en deux article, ce qui n'en pourrait faire qu'un, si la profession de la religion tait incompatible avec toute entreprise contre la religion. On y jure par le premier de vivre selon la Rformation, et l'on y jure par le dernier de ne rien entreprendre contre la Rformation. Ces deux articles sont trs distincts et mme spars par beaucoup d'autres. Dans le sens du lgislateur ces deux choses sont donc sparables Donc quand j'aurais viol ce dernier article, il ne' s'ensuit pas que j'aie viol le premier.
Mais ai-je viol ce dernier article ?
Voici comment l'auteur des Lettres crites de la campagne tablit l'affirmative, page 30.
Le serment des bourgeois leur impose l'obligation de ne faire, ne souffrir tre faites aucunes pratiques, machinations ou entreprises contre la sainte rformation vanglique. Il semble que c'est un peu [Cet un peu, si plaisant et si diffrent du ton grave et dcent du reste des Lettres, ayant t retranch dans la seconde dition, je m'abstiens d'aller en qute de la griffe qui ce petit bout, non d'oreille mais d'ongle appartient.] pratiquer et machiner contre elle que de chercher prouver dans deux livres si sduisants que le pur vangile est absurde en lui-mme et pernicieux la socit. Le Conseil tait donc oblig de jeter un regard sur celui que tant de prsomptions si vhmentes accusaient de cette entreprise.
Voyez d'abord que ces messieurs sont agrables ! Il leur semble entrevoir de loin un peu de pratique et de machination. Sur ce petit semblant loign d'une petite manoeuvre, ils jettent un regard sur celui qu'ils en prsument l'auteur ; et ce regard est un dcret de prise de corps.
Il est vrai que le mme auteur s'gaie prouver ensuite que c'est par pure bont pour moi qu'ils m'ont dcrt. Le Conseil, dit-il, pouvait ajourner personnellement M. Rousseau, il pouvait l'assigner pour tre ou, il pouvait le dcrter... De ces trois partis le dernier tait incomparablement le plus doux... ce n'tait au fond qu'un avertissement de ne pas revenir, s'il ne voulait pas s'exposer une procdure, ou s'il voulait s'y exposer, de bien prparer ses dfenses [Page 31.].
Ainsi plaisantait, dit Brantme, l'excuteur de l'infortun don Carlos infant d'Espagne. Comme le prince criait et voulait se dbattre : Paix, monseigneur, lui disait-il en l'tranglant, tout ce qu'on fait n'est que pour votre bien.
Mais quelles sont donc ces pratiques et machinations dont on m'accuse ? Pratiquer, si j'entends ma langue c'est se mnager des intelligences secrtes ; machiner, c'est faire de sourdes menes, c'est faire ce que certaines gens font contre le christianisme et contre moi. Mais je ne conois rien de moins secret, rien de moins cach dans le monde, que de publier un livre et d'y mettre son nom. Quand j'ai dit mon sentiment sur quelque matire que ce ft, je l'ai dit hautement, la face du public, je me suis nomm, et puis je suis demeur tranquille dans ma retraite : on me persuadera difficilement que cela ressemble des pratiques et machinations.
Pour bien entendre l'esprit du serment et le sens des termes, il faut se transporter au temps o la formule en fut dresse et o il s'agissait essentiellement pour l'tat de ne pas retomber sous le double joug qu'on venait de secouer. Tous les jours on dcouvrait quelque nouvelle trame en faveur de la maison de Savoie ou des vques, sous prtexte de religion. Voil sur quoi tombent clairement les mots de pratiques et de machinations, qui, depuis que la langue franaise existe n'ont srement jamais t employs pour les sentiments gnraux qu'un homme publie dans un livre o il se nomme, sans projet, sans objet, sans vue particulire, et sans trait aucun gouvernement. Cette accusation parat si peu srieuse l'auteur mme qui l'ose faire, qu'il me reconnat fidle aux devoirs du citoyen [Page 8.]. Or comment pourrais-je l'tre, si j'avais enfreint mon serment de bourgeois ?
Il n'est donc pas vrai que j'aie enfreint ce serment. J'ajoute que, quand cela serait vrai, rien ne serait plus inou dans Genve en choses de cette espce, que la procdure faite contre moi. Il n'y a peut-tre pas de bourgeois qui n'enfreigne ce serment en quelque article [Par exemple, de ne point sortir de la ville pour aller habiter ailleurs sans permission. Qui est-ce qui demande cette permission ?], sans qu'on s'avise pour cela de lui chercher querelle, et bien moins de le dcrter.
On ne peut pas dire, non plus, que j'attaque la morale dans un livre o j'tablis de tout mon pouvoir la prfrence du bien gnral sur le bien particulier et o je rapporte nos devoirs envers les hommes nos devoirs envers Dieu ; seul principe sur lequel la morale puisse tre fonde, pour tre relle et passer l'apparence. On ne peut pas dire que ce livre tende en aucune sorte troubler le culte tabli ni l'ordre public puisque au contraire j'y insiste sur le respect qu'on doit aux formes tablies, sur l'obissance aux lois en toute chose, mme en matire de religion, et puisque c'est de cette obissance prescrite qu'un prtre de Genve m'a le plus aigrement repris.
Ce dlit si terrible et dont on fait tant de bruit se rduit donc, en l'admettant pour rel, quelque erreur sur la foi qui, si elle n'est avantageuse la socit, lui est du moins trs indiffrente ; le plus grand mal qui en rsulte tant la tolrance pour les sentiments d'autrui, par consquent la paix dans l'tat et dans le monde sur les matires de religion. Mais je vous demande, vous, Monsieur, qui connaissez votre gouvernement et vos lois, qui il appartient de juger, et surtout en premire instance, des erreurs sur la foi que peut commettre un particulier ? Est-ce au Conseil, est-ce au consistoire ? Voil le noeud de la question.
Il fallait d'abord rduire le dlit son espce. prsent qu'elle est connue, il faut comparer la procdure la loi.
Vos dits ne fixent pas la peine due celui qui erre en matire de foi et qui publie son erreur. Mais par l'article 88 de l'ordonnance ecclsiastique, au chapitre du consistoire, ils rglent l'ordre de la procdure contre celui qui dogmatise. Cet article est couch en ces termes :
S'il y a quelqu'un qui dogmatise contre la doctrine reue, qu'il soit appel pour confrer avec lui : s'il se range, qu'on le supporte sans scandale ni diffame : s'il est opinitre, qu'on l'admoneste par quelques fois pour essayer le rduire. Si on voit enfin qu'il soit besoin de plus grande svrit, qu'on lui interdise la sainte cne, et qu'on en avertisse le magistrat afin d'y pourvoir.
On voit par l : 1 Que la premire inquisition de cette espce de dlit appartient au consistoire.
2 Que le lgislateur n'entend point qu'un tel dlit soit irrmissible, si celui qui l'a commis se repent et se range.
3 Qu'il prescrit les voies qu'on doit suivre pour ramener le coupable son devoir.
4 Que ces voies sont pleines de douceur, d'gards, de commisration ; telles qu'il convient des chrtiens d'en user, l'exemple de leur matre, dans les fautes qui ne troublent point la socit civile et n'intressent que la religion.
5 Qu'enfin la dernire et plus grande peine qu'il prescrit est tire de la nature du dlit, comme cela devrait toujours tre, en privant le coupable de la sainte cne et de la communion de l'glise, qu'il a offense, et qu'il veut continuer d'offenser.
Aprs tout cela le consistoire le dnonce au magistrat qui doit alors y pourvoir, parce que la loi ne souffrant dans l'tat qu'une seule religion, celui qui s'obstine vouloir en professer et enseigner une autre, doit tre retranch de l'tat.
On voit l'application de toutes les parties de cette loi dans la forme de procdure suivie en 1563 contre Jean Morelli.
Jean Morelli, habitant de Genve, avait fait et publi un livre dans lequel il attaquait la discipline ecclsiastique et qui fut censur au synode d'Orlans. L'auteur, se plaignant beaucoup de cette censure et ayant t, pour ce mme livre appel au consistoire de Genve, n'y voulut point comparatre et s'enfuit ; puis tant revenu avec la permission du magistrat pour se rconcilier avec les ministres, il ne tint compte de leur parler ni de se rendre au consistoire, jusqu' ce qu'y tant cit de nouveau il comparut enfin et, aprs de longues disputes, ayant refus toute espce de satisfaction, il ft dfr et cit au Conseil, o, au lieu de comparatre, il fit prsenter par sa femme une excuse par crit, et s'enfuit derechef de la ville.
Il fut donc enfin procd contre lui, c'est--dire, contre son livre, et comme la sentence rendue en cette occasion est importante, mme quant aux termes, et peu connue, je vais vous la transcrire ici tout entire ; elle peut avoir son utilit.
[Extrait des procdures faites et tenues contre Jean Morelli. Imprim Genve chez Franois Perrin, 1563, page 10.] Nous syndiques, juges des causes criminelles de cette cit, ayant entendu le rapport du vnrable consistoire de cette glise, des procdures tenues envers Jean Morelli, habitant de cette cit : d'autant que maintenant pour la seconde fois il a abandonn cette cit, et au lieu de comparatre devant nous et notre Conseil, quand il y tait renvoy, s'est montr dsobissant : ces causes et autres justes ce nous mouvantes, seants pour tribunal au lieu de nos anctres, selon nos anciennes coutumes, aprs bonne participation de Conseil avec nos citoyens, ayant Dieu et ses saintes critures devant nos yeux et invoqu son saint nom pour faire droit jugement ; disant : Au nom du Pre, du Fils et du Saint-Esprit, Amen. Par cette notre dfinitive sentence, laquelle donnons ici par crit, avons avis par meure dlibration de procder plus outre, comme en cas de contumace dudit Morelli : surtout afin d'avertir tous ceux qu'il appartiendra, de se donner garde du livre, afin de n'y tre point abuss. Estant donc, duement informez des resveries et erreurs lesquels y sont contenus, et surtout que ledit livre tend faire schismes et troubles dans l'glise d'une faon sditieuse : l'avons condamn et condamnons comme un livre nuisible et pernicieux, et pour donner exemple, ordonn et ordonnons que l'un d'iceux soit prsentement brusl : dfendant tous libraire, d'en tenir ni exposer en vente : et tous citoyens, bourgeois et habitants de cette ville de quelque qualit qu'ils soient, d'en acheter ni avoir pour y lire : commandant tous ceux qui en auraient de nous les apporter, et ceux qui sauraient o il y en a, de le nous rvler dans vingt-quatre heures, sous peine d'tre rigoureusement punis.
Et vous nostre lieutenant commandons que faciez mettre nostre prsente sentence due et entiere excution.
Prononce et excute le jeudi seizime jour de septembre mil cinq cent soixante-trois.
Ainsi sign P. Chenelat.
Vous trouverez, Monsieur, des observations de plus d'un genre faire en temps et lieu sur cette pice. Quant prsent ne perdons pas notre objet de vue. Voil comment il fut procd au jugement de Morelli, dont le livre ne fut brl qu' la fin du procs, sans qu'il ft parl de bourreau ni de fltrissure, et dont la personne ne fut jamais dcrte, quoiqu'il ft opinitre et contumax.
Au lieu de cela, chacun sait comment le Conseil a procd contre moi dans l'instant que l'ouvrage a paru, et sans qu'il ait mme t fait mention du consistoire. Recevoir le livre par la poste, le lire, l'examiner, le dfrer, le brler, me dcrter, tout cela fut l'affaire de huit ou dix jours : on ne saurait imaginer une procdure plus expditive.
Je me suppose ici dans le cas de la loi, dans le seul cas o je puisse tre punissable. Car autrement de quel droit punirait-on des fautes qui n'attaquent personne et sur lesquelles les lois n'ont rien prononc ?
L'dit a-t-il donc t observ dans cette affaire Vous autres gens de bon sens vous imagineriez en l'examinant qu'il a t viol comme plaisir dans toutes ses parties. Le sr Rousseau, disent les Reprsentants, n'a point t appel au consistoire mais le magnifique Conseil a d'abord procd contre lui ; il devait tre support sans scandale, mais ses crits ont t traits par un jugement public, comme tmraires, impies, scandaleux ;' il devait tre support sans diffame ; mais il a t fltri de la manire la plus diffamante, ses deux livres ayant t lacrs et brls par la main du bourreau.
L'dit n'a donc pas t observ, continuent-ils, tant l'gard de la juridiction qui appartient au consistoire que relativement au sr Rousseau, qui levait tre appel, support sans scandale ni diffame, admonest par quelques fois, et qui ne pouvait tre jug qu'en cas d'opinitret obstine.
Voil, sans doute, qui vous parat plus clair que le jour, et moi aussi. Eh bien non : vous allez voir comment ces gens qui savent montrer le soleil minuit savent le cacher midi.
L'adresse ordinaire aux sophistes est d'entasser force arguments pour en couvrir la faiblesse. Pour viter des rptitions et gagner du temps, divisons ceux des Lettres crites de la campagne ; bornons- nous aux plus essentiels, laissons ceux que j'ai ci-devant rfuts, et pour ne point altrer les autres rapportons-les dans les termes de l'auteur.
C'est d'aprs nos lois, dit-il, que je dois examiner ce qui s'est fait l'gard de M. Rousseau. Fort bien ; voyons.
Le premier article du serment des bourgeois les oblige vivre selon la Rformation du saint vangile. Or, je le demande, est-ce vivre selon l'vangile, que d'crire contre l'vangile ?
Premier sophisme. Pour voir clairement si c'est l mon cas, remettez dans la mineure de cet argument le mot Rformation que l'auteur en te, et qui est ncessaire pour que son raisonnement soit concluant.
Second sophisme. Il ne s'agit pas dans cet article du serment d'crire selon la Rformation, mais de vivre selon la Rformation. Ces deux choses, comme on l'a vu ci-devant sont distingues dans le serment mme ; et l'on a vu encore s'il est vrai que j'aie crit ni contre la Rformation ni contre l'vangile.
Le premier devoir des syndics et Conseil est de maintenir la pure religion.
Troisime sophisme. Leur devoir est bien de maintenir la pure religion, mais non pas de prononcer sur ce qui n'est ou n'est pas la pure religion, Le souverain les a bien chargs de maintenir la pure religion, mais il ne les a pas faits pour cela juge, de la doctrine. C'est un autre corps qu'il a charg de ce soin, et c'est ce corps qu'ils doivent consulter sur toutes les matires de religion, comme ils ont toujours fait depuis que votre gouvernement existe. En cas de dlit en ces matires, deux tribunaux sont tablis, l'un pour le constater, et l'autre pour le punir ; cela est vident par les termes de l'ordonnance : nous y reviendrons ci-aprs.
Suivent les imputations ci-devant examines, et que par cette raison je ne rpterai pas ; mais je ne puis m'abstenir de transcrire ici l'article qui les termine : il est curieux.
Il est vrai que M. Rousseau et ses partisans prtendent que ces doutes n'attaquent point rellement le christianisme, qu' cela prs il continue d'appeler divin. Mais si un livre caractris, comme l'vangile l'est dans les ouvrages de M. Rousseau, peut encore tre appel divin, qu'on me dise quel est donc le nouveau sens attach ce terme ?En vrit si c'est une contradiction, elle est choquante ; si c'est une plaisanterie, convenez qu'elle est bien dplace dans un pareil sujet [Page 11.] ?
J'entends. Le culte spirituel, la puret du coeur les oeuvres de misricorde, la confiance, l'humilit, la rsignation, la tolrance, l'oubli des injures, le pardon des ennemis, l'amour du prochain, la fraternit universelle et l'union du genre humain par la charit, sont autant d'inventions du Diable. Serait-ce l le sentiment de l'auteur et de ses amis ? On le dirait leurs raisonnements et surtout leurs oeuvres. En vrit, si c'est une contradiction, elle est choquante. Si c'est une plaisanterie, convenez qu'elle est bien dplace dans un pareil sujet.
Ajoutez que la plaisanterie sur un pareil sujet est si fort du got de ces messieurs, que, selon leurs propres maximes, elle et d, si je l'avais faite, me faire trouver grce devant eux [Page 23.].
Aprs l'exposition de mes crimes, coutez les raisons pour lesquelles on a si cruellement renchri sur la rigueur de la loi dans la poursuite du criminel.
Ces deux livres paraissent sous le nom d'un citoyen de Genve. L'Europe en tmoigne son scandale. Le premier parlement d'un royaume voisin poursuit mile et son auteur. Que fera le gouvernement de Genve ?
Arrtons un moment. Je crois apercevoir ici quelque mensonge.
Selon notre auteur le scandale de l'Europe fora le Conseil de Genve de svir contre le livre et l'auteur d'mile, l'exemple du parlement de Paris : mais au contraire, ce furent les dcrets de ces deux tribunaux qui causrent le scandale de l'Europe. Il y avait peu de jours que le livre tait publie Paris lorsque le parlement le condamna [C'tait un arrangement pris avant que le livre part.] ; il ne paraissait encore en nul autre pays, pas mme en Hollande, o il tait imprim ; et il n'y eut entre le dcret du parlement de Paris et celui du conseil de Genve que neuf jours d'intervalle [Le dcret du parlement fut donn le 9 juin et celui du Conseil le 19.] ; le temps peu prs qu'il fallait pour avoir avis de ce qui se passait Paris. Le vacarme affreux qui fut fait en Suisse sur cette affaire, mon expulsion de chez mon ami, les tentatives faites Neufchtel et mme la Cour pour m'ter mon dernier asile, tout cela vint de Genve et des environs 111, aprs le dcret. On sait quels furent les instigateurs, on sait quels furent les missaires, leur activit fut sans exemple ; il ne tint pas eux qu'on ne m'tt le feu et l'eau dans l'Europe entire, qu'il ne me restt pas une terre pour lit, pas une pierre pour chevet. Ne transposons donc point ici les choses, et ne donnons point pour motif du dcret de Genve le scandale qui en fut l'effet.
Le premier parlement d'un royaume voisin poursuit mile et son auteur. Que fera le gouvernement de Genve ?
La rponse est simple. Il ne fera rien, il ne doit rien faire, ou plutt, il doit ne rien faire. Il renverserait tout ordre judiciaire, il braverait le parlement de Paris, il lui disputerait la comptence en l'imitant. C'tait prcisment parce que j'tais dcrt Paris que je ne pouvais l'tre Genve. Le dlit d'un criminel a certainement un lieu et un lieu unique ; il ne peut pas plus tre coupable la fois du mme dlit en deux tats, qu'il ne peut tre en deux lieux dans le mme temps, et s'il veut purger les deux dcrets, comment voulez-vous qu'il se partage ? En effet, avez-vous jamais ou dire qu'on ait dcrt le mme homme en deux pays la fois pour le mme fait ? C'en est ici le premier exemple, et probablement ce sera le dernier. J'aurai dans mes malheurs le triste honneur d'tre tous gards un exemple unique.
Les crimes les plus atroces, les assassinats mme ne sont pas et ne doivent pas tre poursuivis par devant d'autres tribunaux que ceux des lieux o ils ont t commis. Si un Genevois tuait un homme, mme un autre Genevois en pays tranger, le Conseil de Genve ne pourrait s'attribuer la connaissance de ce crime : il pourrait livrer le coupable s'il tait rclam, il pourrait en solliciter le chtiment, mais moins qu'on ne lui remt volontairement lejugement avec les pices de la procdure, il ne le jugerait pas, parce qu'il ne lui appartient pas de connatre d'un dlit commis chez un autre souverain, et qu'il ne peut pas mme ordonner les informations ncessaires pour le constater. Voil la rgle et voil la rponse la question ; que fera le gouvernement de Genve ? Ce sont ici les plus simples notions du droit public qu'il serait honteux au dernier magistrat d'ignorer. Faudra-t-il toujours que j'enseigne mes dpens les lments de la jurisprudence mes juges ?
Il devait suivant les auteurs des reprsentations se borner dfendre provisionnellement le dbit dans la ville [Page 12.]. C'est, en effet, tout ce qu'il pouvait lgitimement faire pour contenter son animosit ; c'est ce qu'il avait dj fait pour la Nouvelle Hlose, mais voyant que le parlement de Paris ne disait rien, et qu'on ne faisait nulle part une semblable dfense, il en eut honte et la retira tout doucement. [Il faut convenir que si l'mile doit tre dfendu, l'Hlose doit tre tout au moins brle. Les notes surtout en sont d'une hardiesse dont la Profession de foi du vicaire n'approche assurment pas. ] Mais une improbation si faible n'aurait-elle pas t taxe de secrte connivence ? Mais il y a longtemps que, pour d'autres crits beaucoup moins tolrables, on taxe le Conseil de Genve d'une connivence assez peu secrte, sans qu'il se mette fort en peine de ce jugement. Personne, dit-on, n'aurait pu se scandaliser de la modration dont on aurait us. Le cri public vous apprend combien on est scandalis au contraire. De bonne foi, s'il s'tait agi d'un homme aussi dsagrable au public que M. Rousseau lui tait cher, ce qu'on appelle modration n'aurait-il pas t tax d'indiffrence, de tideur impardonnable ? Ce n'aurait pas t un si grand mal que cela, et l'on ne donne pas des noms si honntes la duret qu'on exerce envers moi pour mes crits, ni au support que l'on prte ceux d'un autre.
En continuant de me supposer coupable, supposons, de plus, que le Conseil de Genve avait droit de me punir, que la procdure et t conforme la loi, et que cependant, sans vouloir mme censurer mes livres, il m'et reu paisiblement arrivant de Paris ; qu'auraient dit les honntes gens ? Le voici.
Ils ont ferm les yeux, ils le devaient. Que pouvaient-ils faire ? User de rigueur en cette occasion et t barbarie, ingratitude, injustice mme, puisque la vritable justice compense le mal par bien. Le coupable a tendrement aim sa patrie, en a bien mrit ; il l'a honore dans l'Europe, tandis que ses compatriotes avaient honte du nom genevois, Il en a fait gloire, il l'a rhabilit chez l'tranger. Il a donn ci-devant des conseils utiles, il voulait le bien public, il s'est tromp, mais il tait pardonnable. Il a fait les plus grands loges des magistrats, il cherchait leur rendre la confiance de, la bourgeoisie ; il a dfendu la religion des ministres, il mritait quelque retour de la part de tous. Et de quel front eussent-ils os svir pour quelques erreurs contre le dfenseur de la divinit, contre l'apologiste de la religion si gnralement attaque, tandis qu'ils tolraient, qu'ils permettaient mme les crits les plus odieux, les plus indcents, les plus insultants au christianisme, aux bonnes moeurs, les plus destructifs de toute vertu, de toute morale, ceux mmes que Rousseau a cru devoir rfuter ? On et cherch les motifs secrets d'une partialit si choquante ; on les et trouvs dans le zle de l'accus pour la libert et dans les projets des juges pour la dtruire. Rousseau et passe pour le martyr des lois de sa patrie. Ses perscuteurs en prenant en cette seule occasion le masque de l'hypocrisie eussent t taxs de se jouer de la religion, d'en faire l'arme de leur vengeance et l'instrument de leur haine. Enfin par cet empressement de punir un homme dont l'amour pour sa patrie est le plus grand crime, ils n'eussent fait que se rendre odieux aux gens de bien, suspects la bourgeoisie et mprisables aux trangers. Voil, Monsieur, ce qu'on aurait pu dire ; voil tout le risque qu'aurait couru le Conseil dans le cas suppos du dlit, en s'abstenant d'en connatre.
Quelqu'un a eu raison de dire qu'il fallait brler l'vangile ou les livres de M. Rousseau.
La commode mthode que suivent toujours ces messieurs contre moi ! s'il leur faut des preuves, ils multiplient des assertions et s'il leur faut des tmoignages, ils font parler des quidams.
La sentence de celui-ci n'a qu'un sens qui ne soit pas extravagant, et ce sens est un blasphme.
Car quel blasphme n'est-ce pas de supposer l'vangile et le recueil de mes livres si semblables dans leurs maximes qu'ils se supplent mutuellement et qu'on en puisse indiffremment brler un comme superflu, pourvu que l'on conserve l'autre ? Sans doute, j'ai suivi du plus prs que j'ai pu la doctrine de l'vangile ; je l'ai aime, je l'ai adopte, tendue, explique, sans m'arrter aux obscurits, aux difficults, aux mystres, sans me dtourner de l'essentiel : je m'y suis attach avec tout le zle de mon coeur, je me suis indign, rcri de voir cette sainte doctrine ainsi profane, avilie par nos prtendus chrtiens, et surtout par ceux qui font profession de nous en instruire. J'ose mme croire, et je m'en vante, qu'aucun d'eux ne parla plus dignement que moi du vrai christianisme et de son auteur. J'ai l-dessus le tmoignage, l'applaudissement mme de mes adversaires, non de ceux de Genve la vrit, mais de ceux dont la haine n'est point une rage, et qui la passion n'a point t tout sentiment d'quit. Voil ce qui est vrai, voil ce que prouvent et ma rponse au roi de Pologne, et ma lettre M. d'Alembert, et l'Hlose, et l'mile, et tous mes crits, qui respirent le mme amour pour l'vangile, la mme vnration pour Jsus-Christ. Mais qu'il s'ensuive de l qu'en rien je puisse approcher de mon matre et que mes livres puissent suppler ses leons, c'est ce qui est faux, absurde, abominable ; je dteste ce blasphme et dsavoue cette tmrit. Rien ne peut se comparer l'vangile. Mais sa sublime simplicit n'est pas galement la porte de tout le monde. Il faut quelquefois pour l'y mettre l'exposer sous bien des jours. Il faut conserver ce livre sacr comme la rgle du matre, et les miens comme les commentaires de l'colier.
J'ai trait jusqu'ici la question d'une manire un peu gnrale ; rapprochons-la maintenant des faits, par le parallle des procdures de 1563 et de 1762, et des raisons qu'on donne de leurs diffrences. Comme c'est ici le point dcisif par rapport moi, je ne puis, sans ngliger ma cause, vous pargner ces dtails, peut-tre ingrats en eux-mmes, mais intressants, bien des gards, pour vous et pour vos concitoyens. C'est une autre discussion qui ne peut tre interrompue et qui tiendra seule une longue lettre. Mais, Monsieur, encore un peu de courage ; ce sera la dernire de cette espce dans laquelle je vous entretiendrai de moi.

CINQUIME LETTRE
---------------

Aprs avoir tabli comme vous avez vu, la ncessit de svir contre moi, l'auteur des Lettres prouve, comme vous allez voir, que la procdure faite contre Jean Morelli, quoique exactement conforme l'ordonnance, et dans un cas semblable au mien, n'tait point un exemple suivre mon gard ; attendu, premirement, que le Conseil tant au-dessus de l'ordonnance n'est point oblig de s'y conformer ; que d'ailleurs mon crime tant plus grave que le dlit de Morelli devait tre trait plus svrement. ces preuves l'auteur ajoute, qu'il n'est pas vrai qu'on m'ait jug sans m'entendre, puisqu'il suffisait d'entendre le, livre mme et que la fltrissure du livre ne tombe en aucune faon sur l'auteur ; qu'enfin les ouvrages qu'on reproche au Conseild'avoir tolrs sont innocents et tolrables en comparaison des miens. Quant au premier article, vous aurez peut-tre peine croire qu'on ait os mettre sans faon le petit Conseil au-dessus des lois. Je ne connais rien de plus sr pour vous en convaincre que de vous transcrire le passage o ce principe est tabli et de peur de changer le sens de ce passage en le tronquant, je le transcrirai tout entier.
[Page 4.] L'ordonnance a-t-elle voulu lier les mains la puissance civile et l'obliger ne rprimer aucun dlit contre la religion qu'aprs que le consistoire en aurait connu ? Si cela tait, il en rsulterait qu'on pourrait impunment crire contre la religion, que le gouvernement serait dans l'impuissance de rprimer cette licence, et de fltrir aucun livre de cette espce ; car si l'ordonnance veut que le dlinquant paraisse d'abord au consistoire, l'ordonnance ne prescrit pas moins que s'il se range on le supporte sans diffame. Ainsi quel qu'ait t son dlit contre la religion, l'accus en faisant semblant de se ranger pourra toujours chapper ; et celui qui aurait diffam la religion par toute la terre au moyen d'un repentir simul devrait tre support sans diffame. Ceux qui connaissent l'esprit de svrit, pour ne rien dire de plus, qui rgnait, lorsque l'ordonnance fut compile, pourront-ils croire que ce soit l le sens de l'article 88 de l'ordonnance ?
Si le consistoire n'agit pas, son inaction enchanera-t-elle le Conseil ? Ou du moins sera-t-il rduit la fonction de dlateur auprs du consistoire ? Ce n'est pas l ce qu'a entendu l'ordonnance, lorsqu'aprs avoir trait de l'tablissement du devoir et du pouvoir du consistoire, elle conclut que la puissance civile reste en son entier, en sorte qu'il ne soit en rien drog son autorit, ni au cours de la justice ordinaire par aucunes remontrances ecclsiastiques. Cette ordonnance ne suppose donc point, comme on le fait dans les reprsentations, que dans cette matire les ministres de l'vangile soient des juges plus naturels que les Conseils. Tout ce qui est du ressort de l'autorit en matire de religion est du ressort du gouvernement. C'est le principe des protestants, et c'est singulirement le principe de notre constitution qui en cas de dispute attribue aux Conseils le droit de dcider sur le dogme.
Vous voyez, Monsieur, dans ces dernires lignes le principe sur lequel est fond ce qui les prcde. Ainsi pour procder dans cet examen avec ordre, il convient de commencer par la fin.
Tout ce qui est du ressort de l'autorit en matire de religion est du ressort du gouvernement.
Il y a ici dans le mot gouvernement une quivoque qu'il importe beaucoup d'claircir, et je vous conseille, si vous aimez la constitution de votre patrie, d'tre attentif la distinction que je vais faire ; vous en sentirez bientt l'utilit.
Le mot de gouvernement n'a pas le mme sens dans tous les pays, parce que la constitution des tats n'est pas partout la mme.
Dans les monarchies o la puissance excutive est jointe l'exercice de la souverainet, le gouvernement n'est autre chose que le souverain lui-mme agissant par ses ministres, par son conseil, ou pal' des corps qui dpendent absolument de sa volont. Dans les rpubliques, surtout dans les dmocraties, o le souverain n'agit jamais immdiatement par lui-mme, c'est autre chose. Le gouvernement n'est alors que la puissance excutive, et il est absolument distinct de la souverainet.
Cette distinction est trs importante en ces matires. Pour l'avoir bien prsente l'esprit on doit lire avec quelque soin dans le Contrat social les deux premiers chapitres du livre troisime, o j'ai tch de fixer par un sens prcis des expressions qu'on laissait avec art incertaines, pour leur donner au besoin telle acception qu'on voulait. En gnral, les chefs des rpubliques aiment extrmement employer le langage des monarchies. la faveur de termes qui semblent consacrs, ils savent amener peu peu les choses que ces mots signifient. C'est ce que fait ici trs habilement l'auteur des lettres, en prenant le mot de gouvernement, qui n'a rien d'effrayant en lui-mme, pour l'exercice de la souverainet, qui serait rvoltant, attribu sans dtour au petit Conseil.
C'est ce qu'il fait encore plus ouvertement dans un autre passage [Page 66.] o, aprs avoir dit que le petit Conseil est le gouvernement mme, ce qui est vrai en prenant ce mot de gouvernement dans un sens subordonn, il ose ajouter qu' ce titre il exerce toute l'autorit qui n'est pas attribue aux autres corps de l'tat ; prenant ainsi le mot de gouvernement dans le sens de la souverainet, comme si tous les corps de l'tat, et le Conseil gnral lui-mme, taient institus par le petit Conseil : car ce n'est qu' la faveur de cette supposition qu'il peut s'attribuer lui seul tous les pouvoirs que la loi ne donne expressment personne. Je reprendrai ci-aprs cette question. Cette quivoque claircie, on voit dcouvert le sophisme de l'auteur. En effet, dire que tout ce qui est du ressort de l'autorit en matire de religion est du ressort du gouvernement, est une proposition vritable, si par ce mot de gouvernement on entend la puissance lgislative ou le souverain ; mais elle est trs fausse si l'on entend la puissance excutive ou le magistrat ; et l'on ne trouvera jamais dans votre Rpublique que le Conseil gnral ait attribu au petit Conseil le droit de rgler en dernier ressort tout ce qui concerne la religion.
Une seconde quivoque plus subtile encore vient l'appui de la premire dans ce qui suit. C'est le principe des protestants, et c'est singulirement l'esprit de notre constitution qui, dans le cas de dispute attribue aux Conseils le droit de dcider sur le dogme. Ce droit, soit qu'il y ait dispute ou qu'il n'y en ait pas, appartient sans contredit aux Conseils mais non pas au Conseil. Voyez comment avec une lettre de plus ou de moins on pourrait changer la constitution d'un tat !
Dans les principes des protestants, il n'y a point d'autre glise que l'tat et point d'autre lgislateur ecclsiastique que le souverain. C'est ce qui est manifeste, surtout Genve, o l'ordonnance ecclsiastique a reu du souverain dans le Conseil gnral la mme sanction que les dits civils.
Le souverain ayant donc prescrit sous le nom de Rformation la doctrine qui devait tre enseigne Genve et la forme de culte qu'on y devait suivre, a partag entre deux corps le soin de maintenir cette doctrine et ce culte tels qu'ils sont fixs par la loi. l'un elle a remis la matire des enseignements publics, la dcision de ce qui est conforme ou contraire la religion de l'tat, les avertissements et admonitions convenables, et mme les punitions spirituelles, telles que l'excommunication. Elle a charg l'autre de pourvoir l'excution des lois sur ce point comme sur tout autre, et de punir civilement les prvaricateurs obstins.
Ainsi toute procdure rgulire sur cette matire doit commencer par l'examen du fait ; savoir, s'il est vrai que l'accus soit coupable d'un dlit contre la religion, et par la loi cet examen appartient au seul consistoire.
Quand le dlit est constat et qu'il est de nature mriter une punition civile, c'est alors au magistrat seul de faire droit, et de dcerner cette punition. Le tribunal ecclsiastique dnonce le coupable au tribunal civil, et voil comment s'tablit sur cette matire la comptence du Conseil.
Mais lorsque le Conseil veut prononcer en thologien sur ce qui est ou n'est pas du dogme, lorsque le consistoire veut usurper la juridiction civile, chacun de ces corps sort de sa comptence ; il dsobit la loi et au souverain qui l'a porte, lequel n'est pas moins lgislateur en matire ecclsiastique qu'en matire civile, et doit tre reconnu tel des deux cts.
Le magistrat est toujours juge des ministres en tout ce qui regarde le civil, jamais en ce qui regarde le dogme, c'est le consistoire. Si le Conseil prononait les jugements de l'glise il aurait le droit d'excommunication, et au contraire ses membres y sont soumis eux-mmes. Une contradiction bien plaisante dans cette affaire est que je suis dcrt pour mes erreurs et que je ne suis pas excommuni ; le Conseil me poursuit comme apostat et le consistoire me laisse au rang des fidles ! Cela n'est-il pas singulier ?
Il est bien vrai que s'il arrive des dissensions entre les ministres sur la doctrine, et que par l'obstination d'une des parties ils ne puissent s'accorder ni entre eux ni par l'entremise des anciens, il est dit par l'article 18 que la cause doit tre porte au magistrat
pour y mettre ordre.
Mais mettre ordre la querelle n'est pas dcider du dogme. L'ordonnance explique elle-mme le motif du recours au magistrat ; c'est l'obstination d'une des parties. Or la police dans tout l'tat, l'inspection sur les querelles, le maintien de la paix et de toutes les fonctions publiques, la rduction des obstins, sont incontestablement du ressort du magistrat. Il ne jugera pas pour cela dt la doctrine, mais il rtablira dans l'assemble l'ordre convenable pour qu'elle puisse en juger.
Et quand le Conseil serait juge de la doctrine en dernier ressort, toujours ne lui serait-il pas permis d'intervertir l'ordre tabli par la loi, qui attribue au consistoire la premire connaissance en ces matires ; tout de mme qu'il ne lui est pas permis, bien que juge suprme, d'voquer soi les causes civiles, avant qu'elles aient pass aux premires appellations.
L'article 18 dit bien qu'en cas que les ministres ne puissent s'accorder, la cause doit tre porte au magistrat pour y mettre ordre ; mais il ne dit point que la premire connaissance de la doctrine pourra tre te au consistoire par le magistrat, et il n'y a pas un seul exemple de pareille usurpation depuis que la Rpublique existe [Il y eut dans le seizime sicle beaucoup de disputes sur la prdestination, dont on aurait d faire l'amusement des coliers, et dont on ne manqua pas, selon l'usage, de faire une grande affaire d'tat. Cependant ce furent les ministres qui la dcidrent, et mme contre l'intrt public. Jamais, que je sache, depuis les dits, le petit Conseil ne s'est avis de prononcer sur le dogme sans leur concours. Je ne connais qu'un jugement de cette espce, et il fut rendu par le Deux-Cent. Ce fut dans la grande querelle de 1669 sur la grce particulire. Aprs de longs et vains dbats dans la compagnie et dans le consistoire, les professeurs, ne pouvant s'accorder, portrent l'affaire au petit Conseil, qui ne la jugea pas. Le Deux-Cents l'voqua et la jugea. L'importante question dont il s'agissait tait de savoir si Jsus tait mort seulement pour le salut des lus, ou s'il tait mort aussi pour le salut des damns. Aprs bien des sances et de mres dlibrations, le magnifique conseil des Deux-Cents pronona que Jsus n'tait mort que pour le salut des lus. on conoit bien que ce jugement fut une affaire de faveur, et que Jsus serait mort pour les damns, si le professeur Tronchin avait eu plus de crdit que son adversaire. Tout cela sans doute est fort ridicule : on peut dire toutefois qu'il ne s'agissait pas ici d'un dogme de foi, mais de l'uniformit de l'instruction publique dont l'inspection appartient sans contredit au gouvernement . On peut ajouter que cette belle dispute avait tellement excit l'attention que toute la ville tait en rumeur. Mais n'importe ; les Conseils devaient apaiser la querelle sans prononcer sur la doctrine. La dcision de toutes les questions qui n'intressent personne et o qui que ce soit ne comprend rien doit toujours tre laisse aux thologiens.]. C'est de quoi l'auteur des Lettres parat convenir lui-mme en disant qu'
en cas de dispute les Conseils ont le droit de dcider sur le dogme ; car c'est dire qu'ils n'ont ce droit qu'aprs l'examen du consistoire, et qu'ils ne l'ont point quand le consistoire est d'accord.
Ces distinctions du ressort civil et du ressort ecclsiastique sont claires, et fondes, non seulement sur la loi, mais sur la raison, qui ne veut pas que les juges, de qui dpend le sort des particuliers en puissent dcider autrement que sur des faits constants, sur des corps de dlit positifs, bien avrs, et non sur des imputations aussi vagues, aussi arbitraires que celles des erreurs sur la religion ; et de quelle sret jouiraient les citoyens, si, dans tant de dogmes obscurs, susceptibles de diverses interprtations, le juge pouvait choisir au gr de sa passion celui qui chargerait ou disculperait l'accus, pour le condamner ou l'absoudre ?
La preuve de ces distinctions est dans l'institution mme, qui n'aurait pas tabli un tribunal inutile ; puisque si le Conseil pouvait juger, surtout en premier ressort, des matires ecclsiastiques, l'institution du consistoire ne servirait de rien.
Elle est encore en mille endroits de l'ordonnance, o le lgislateur distingue avec tant de soin l'autorit des deux ordres ; distinction bien vaine, si dans l'exercice de ses fonctions l'un tait en tout soumis l'autre. Voyez dans les articles 23 et 24 la spcification des crimes punissables par les lois, et de ceux dont
la premire inquisition appartient au consistoire.
Voyez la fin du mme article 24, qui veut qu'en ce dernier cas, aprs la conviction du coupable le consistoire en fasse rapport au Conseil, en y ajoutant son avis.
Afin, dit l'ordonnance, que le jugement concernant la punition soit toujours rserv la seigneurie. Termes d'o l'on doit infrer que le jugement concernant la doctrine appartient au consistoire.
Voyez le serment des ministres, qui jurent de serendre pour leur part sujets et obissants aux lois ; et au magistrat en tant que leur ministre le porte : c'est--dire sans prjudicier la libert qu'ils doivent avoir d'enseigner selon que Dieu le leur commande. Mais o serait cette libert, s,ils taient par les lois sujets pour cette doctrine aux dcisions d'un autre corps que le leur ?
Voyez l'article 80, o non seulement l'dit prescrit au consistoire de veiller et pourvoir aux dsordres gnraux et particuliers de l'glise, mais o il l'institue cet effet. Cet article a-t-il un sens ou n'en a-t-il point ? est-il absolu, n'est-il que conditionnel ; et le consistoire tabli par la loi n'aurait-il qu'une existence prcaire, et dpendante du bon plaisir du Conseil ?
Voyez l'article 97 de la mme ordonnance, o dans les cas qui exigent punition civile, il est dit que le consistoire ayant ou les parties et fait les remontrances et censures ecclsiastiques doit rapporter le tout au Conseil, lequel
sur son rapport, remarquez bien la rptition de ce mot, avisera d'ordonner et faire jugement, selon l'exigence du cas. Voyez, enfin, ce qui suit dans le mme article, et n'oubliez pas que c'est le souverain qui parle. Car combien que ce soient choses conjointes et insparables que la seigneurie et supriorit que Dieu nous a donne, et le gouvernement spirituel qu'il a tabli dans son glise, elles ne doivent nullement tre confuses ; puisque celui qui a tout empire de commander et auquel nous voulons rendre toute sujtion comme nous devons, veut tre tellement reconnu auteur du gouvernement politique et ecclsiastique, que cependant il a expressment discern tant les vocations que l'administration de l'un et de l'autre.
Mais comment ces administrations peuvent-elles tre distingues sous l'autorit commune du lgislateur, si l'une peut empiter son gr sur celle de l'autre ? S'il n'y a pas l de la contradiction, je n'en saurais voir nulle part.
l'article 88, qui prescrit expressment l'ordre de procdure qu'on doit observer contre ceux qui dogmatisent, j'en joins un autre qui n'est pas moins important ; c'est l'article 53 au titre
du catchisme, o il est ordonn que ceux qui contreviendront au bon ordre, aprs avoir t remontrs suffisamment, s'ils persistent, soient appels au consistoire, et si lors ils ne veulent obtemprer aux remontrances qui leur seront faites, qu'il en soit fait rapport la seigneurie.
De quel bon ordre est-il parl l ? Le titre le dit ; c'est du bon ordre en matire de doctrine, puisqu'il ne s'agit que du catchisme qui en est le sommaire. D'ailleurs le maintien du bon ordre en gnral parat bien plus appartenir au magistrat tribunal ecclsiastique. Cependant voyez quelle gradation ! Premirement
il faut remontrer ; si le coupable persiste, il faut l'appeler au consistoire ; . enfin s'il ne veut pas obtemprer, il faut faire rapport la seigneurie. En toute matire de foi, le dernier ressort est toujours attribu aux Conseils ; telle est la loi, telles sont toutes vos lois. J'attends de voir quelque article, quelque passage dans vos dits, en vertu duquel le petit Conseil s'attribue aussi le premier ressort, et puisse faire tout d un coup d'un pareil dlit le sujet d'une procdure criminelle.
Cette marche n'est pas seulement contraire la Loi, elle est contraire l'quit, au bon sens, l'usage universel. Dans tous les pays du monde la rgle veut qu'en ce qui concerne une science ou un art, on prenne, avant que de prononcer, le jugement des professeurs dans cette science ou des experts en cet art ; pourquoi, dans la plus obscure, dans la plus difficile de toutes les sciences, pourquoi, lorsqu'il s'agit de l'honneur et de la libert d'un homme, d'un citoyen, les magistrats ngligeraient-ils les prcautions qu'ils prennent dans l'art le plus mcanique au sujet du plus vil intrt ?
Encore une fois, tant d'autorit, tant de raisons qui prouvent l'illgalit et l'irrgularit d'une telle procdure quelle loi, quel dit oppose-t-on pour la justifier ? Le seul passage qu'ait pu citer l'auteur des Lettres est celui-ci, dont encore il transpose les termes pour en altrer l'esprit.
Que toutes les remontrances ecclsiastiques se fassent en telle sorte que par le consistoire ne soit en rien drog l'autorit de la seigneurie ni de la justice ordinaire ; mais que la puissance civile demeure en son entier [Ordonnances ecclsiastiques, art. XCVII.].
Or voici la consquence qu'il en tire : Cette ordonnance ne suppose donc point, comme on le fait dans les reprsentations que les ministres de l'vangile soient dans ces matires des juges plus naturels que les Conseils. Commenons d'abord par remettre le mot Conseil au singulier, et pour cause.
Mais o est-ce que les reprsentants ont suppos que les ministres de l'vangile fussent dans ces matires des juges plus naturels que le Conseil [L'examen et la discussion de cette matire disent-ils page 42, appartiennent mieux aux ministres de l'vangile qu'au Magnifique Conseil. Quelle est la matire dont il s'agit dans ce passage ? C'est la question si sous l'apparence des doutes j'ai rassembl dans mon Ivre tout ce qui peut tendre saper, branler et dtruire les principaux fondements de la religion chrtienne. L'auteur des Lettres part de l pour faire dire aux reprsentants que dans ces matires les ministres sont des juges plus naturels que les conseils, Ils sont sans contredit des juges plus naturels de la question de thologie, mais non pas de la peine due au dlit, et c'est aussi ce que les reprsentants n'ont ni dit ni fait entendre.] ?
Selon l'dit le consistoire et le Conseil sont juges naturels chacun dans sa partie, l'un de la doctrine, et l'autre du dlit. Ainsi la puissance civile et l'ecclsiastique restent chacune en son entier sous l'autorit commune du souverain ; et que signifierait ici ce mot mme de
puissance civile, s'il n'y avait une autre puissance sous-entendue ? Pour moi je ne vois rien dans ce passage qui change le sens naturel de ceux que j'ai cits. Et bien loin de l ; les lignes qui suivent les confirment, en dterminant l'tat o le consistoire doit avoir mis la procdure avant qu'elle soit porte au Conseil. C'est prcisment la conclusion contraire celle que l'auteur en voulait tirer.
Mais voyez comment, n'osant attaquer l'ordonnance par les termes, il l'attaque par les consquences.
L'ordonnance a-t-elle voulu lier les mains la puissance civile, et l'obliger ne rprimer aucun dlit contre la religion qu'aprs que le consistoire en aurait connu ? Si cela tait ainsi il en rsulterait qu'on pourrait impunment crire contre la religion ; car en faisant semblant de se ranger l'accus pourrait toujours chapper, et celui qui aurait diffam la religion par toute la terre devrait tre support sans diffame au moyen d'un repentir simul [Page 14.].
C'est donc pour viter ce malheur affreux, cette impunit scandaleuse, que l'auteur ne veut pas qu'on suive la loi la lettre. Toutefois seize pages aprs, le mme auteur vous parle ainsi.
La politique et la philosophie pourront soutenir cette libert de tout crire, mais nos lois l'ont rprouve : or il s'agit de savoir si le jugement du Conseil contre les ouvrages de M. Rousseau et le dcret contre sa personne sont contraires nos lois, et non de savoir s'ils sont conformes la philosophie et la politique [Page 30.].
Ailleurs encore cet auteur, convenant que la fltrissure d'un livre n'en dtruit pas les arguments et peut mme leur donner une publicit plus grande, ajoute : cet gard, je retrouve assez mes maximes dans celles des reprsentations. Mais ces maximes ne sont pas celles de nos lois [Page 22.].
En resserrant et liant tous ces passages, je leur trouve peu prs le sens qui suit.
Quoique la philosophie, la politique et la raison puissent soutenir la libert de tout crire, on doit dans notre tat punir cette libert, parce que nos lois la rprouvent. Mais il ne faut pourtant pas suivre nos lois la lettre, parce qu'alors on ne punirait pas cette libert.
parler vrai, j'entrevois l je ne sais quel galimatias qui me choque ; et pourtant l'auteur me parat homme d'esprit : ainsi dans ce rsum je penche croire que je me trompe, sans qu'il me soit possible de voir en quoi. Comparez donc vous-mme les pages 14, 22, 30 ; et vous verrez si j'ai tort ou raison.
Quoi qu'il en soit, en attendant que l'auteur nous montre ces autres lois o les prceptes de la philosophie et de la politique sont rprouvs, reprenons l'examen de ses objections contre celle-ci.
Premirement, loin que, de peur de laisser un dlit impuni, il soit permis dans une rpublique au magistrat d'aggraver la loi, il ne lui est pas mme permis de l'tendre aux dlits sur lesquels elle n'est pas formelle, et l'on sait combien de coupables chappent en Angleterre la faveur de la moindre distinction subtile dans les termes de la loi.
Quiconque est plus svre que les lois, dit Vauvenargues est un tyran [Comme il n'y a point Genve de lois pnales proprement dites, le magistrat inflige arbitrairement la peine des crimes ; ce qui est assurment un grand dfaut dans la lgislation et un abus norme dans un tat libre. Mais cette autorit du magistrat ne s'tend qu'aux crimes contre la loi naturelle et reconnus tels dans toute socit, ou aux choses spcialement dfendues par la loi positive ; elle ne va pas jusqu' forger un dlit imaginaire o il n'y en a point, ni, sur quelque dlit que ce puisse tre, jusqu' renverser, de peur qu'un coupable n'chappe, l'ordre de la procdure fix parla loi.].
Mais voyons si la consquence de l'impunit, dans l'espce dont il s'agit, est si terrible que l'a faite l'auteur des Lettres.
Il faut, pour bien juger de l'esprit de la loi, se rappeler ce grand principe, que les meilleures lois criminelles sont toujours celles qui tirent de la nature des crimes les chtiments qui leur sont imposs. Ainsi les assassins doivent tre punis de mort, les voleurs, de la perte de leur bien, ou, s'ils n'en ont pas, de celle de leur libert, qui est alors le seul bien qui leur reste. De mme, dans les dlits qui sont uniquement contre la religion, les peines doivent tre tires uniquement de la religion ; telle est, par exemple, la privation de la preuve par serment en choses qui l'exigent ; telle est encore l'excommunication, prescrite ici comme la peine la plus grande de quiconque a dogmatis contre la religion. Sauf, ensuite, le renvoi au magistrat, pour la peine civile due au dlit civil, s'il y en a.
Or il faut se ressouvenir que l'ordonnance, l'auteur des Lettres, et moi, ne parlons ici que d'un dlit simple contre la religion. Si le dlit tait complexe, comme si, par exemple, j'avais imprim mon livre dans l'tat sans permission, il est Incontestable que pour tre absous devant le consistoire, je ne le serais pas devant le magistrat.
Cette distinction faite, je reviens et je dis y a cette diffrence entre les dlits contre la religion et les dlits civils, que les derniers font aux hommes, ou aux lois un tort, un mal rel pour lequel la sret publique exige ncessairement rparation et punition ; mais les autres sont seulement des offenses contre la divinit, qui nul ne peut nuire et qui pardonne au repentir. Quand la divinit est apaise, il n'y a plus de dlit punir, sauf le scandale, et le scandale se rpare en donnant au repentir la mme publicit qu'a eue la faute. La charit chrtienne imite alors la clmence divine, et ce serait une inconsquence absurde de venger la religion par une rigueur que la religion rprouve. La justice humaine n'a et ne doit avoir nul gard au repentir, je l'avoue ; mais voil prcisment pourquoi, dans une espce de dlit que le repentir peut rparer, l'ordonnance a pris des mesures pour que le tribunal civil n'en prt pas d'abord connaissance.
L'inconvnient terrible que l'auteur trouve laisser impunis civilement les dlits contre la religion n'a donc pas la ralit qu'il lui donne, et la consquence qu'il en tire pour prouver que tel n'est pas l'esprit de la loi, n'est point juste, contre les termes formels de la loi.
Ainsi quel qu'ait t le dlit contre la religion, ajoute-t-il, l'accus en faisant semblant de se ranger pourra toujours chapper. L'ordonnance ne dit pas : s'il fait semblant de se ranger, elle dit, s'il se range, et il y a des rgles aussi certaines qu'on en puisse avoir en tout autre cas pour distinguer ici la ralit de la fausse apparence, surtout quant aux effets extrieurs, seuls compris sous ce mot, s'il se range.
Si le dlinquant s'tant rang retombe, il commet un nouveau dlit plus grave et qui mrite un traitement plus rigoureux. Il est relaps, et les voies de le ramener son devoir sont plus svres. Le Conseil a l-dessus pour modle les formes judiciaires de l'inquisition [Voyez le Manuel des inquisiteurs.], et si l'auteur des Lettres n'approuve pas qu'il soit aussi doux qu'elle, il doit au moins lui laisser toujours la distinction des cas ; car il n'est pas permis, de peur qu'un dlinquant ne retombe, de le traiter d'avance comme s'il tait dj retomb.
C'est pourtant sur ces fausses consquences que cet auteur s'appuie pour affirmer que l'dit dans cet article n'a pas eu pour objet de rgler la procdure et de fixer la comptence des tribunaux. Qu'a donc voulu l'dit, selon lui ? Le voici.
Il a voulu empcher que le consistoire ne svt contre des gens auxquels on imputerait ce qu'ils n'auraient peut-tre point dit, ou dont on aurait exagr les carts, qu'il ne svt, dis-je, contre ces gens-l sans en avoir confr avec eux, sans avoir essay de les gagner.
Mais qu'est-ce que svir, de la part du consistoire ? C'est excommunier, et dfrer au Conseil. Ainsi, de peur que le consistoire ne dfre trop lgrement un coupable au Conseil, l'dit le livre tout d'un coup au Conseil. C'est une prcaution d'une espce toute nouvelle. Cela est admirable que, dans le mme cas, la loi prenne tant de mesures pour empcher le consistoire de svir prcipitamment, et qu'elle n'en prenne aucune pour empcher le Conseil de svir prcipitamment ; qu'elle porte une attention si scrupuleuse prvenir la diffamation, et qu'elle n'en donne aucune prvenir le supplice ; qu'elle pourvoie tant de choses pour qu'un homme ne soit pas excommuni mal propos, et qu'elle ne pourvoie rien pour qu'il ne soit pas brl mal propos, qu'elle craigne si fort la rigueur des ministres, et si peu celle des juges ! C'tait bien fait assurment de compter pour beaucoup la communion des fidles ; mais ce n'tait pas bien fait de compter pour si peu leur sret, leur libert, leur vie, et cette mme religion qui prescrivait tant d'indulgence ses gardiens, ne devait pas donner tant de barbarie ses vengeurs.
Voil toutefois, selon notre auteur, la solide raison pourquoi l'ordonnance n'a pas voulu dire ce qu'elle dit. Je crois que l'exposer c'est assez y rpondre. Passons maintenant l'application ; nous ne la trouverons pas moins curieuse que l'interprtation.
L'article 88 n'a pour objet que celui qui dogmatise, qui enseigne, qui instruit. Il ne parle point d'un simple auteur, d'un homme qui ne fait que publier un livre et qui, au surplus, se tient en repos. dire la vrit, cette distinction me parat un peu subtile ; car, comme disent trs bien les reprsentants, on dogmatise par crit tout comme de vive voix. Mais admettons cette subtilit ; nous y trouverons une distinction de faveur pour adoucir la loi, non de rigueur pour l'aggraver.
Dans tous les tats du monde la police veille avec le plus grand soin sur ceux qui instruisent, qui enseignent, qui dogmatisent, elle ne permet ces sortes de fonctions qu' gens autoriss. Il n'est pas mme permis de prcher la bonne doctrine si l'on n'est reu prdicateur. Le peuple aveugle est facile sduire ; un homme qui dogmatise, attroupe, et bientt il peut ameuter. La moindre entreprise en ce point est toujours regarde comme un attentat punissable, cause des consquences qui peuvent en rsulter.
Il n'en est pas de mme de l'auteur d'un livre ; s'il enseigne, au moins il n'attroupe point, il n'ameute point, il ne force personne l'couter, le lire ; il ne vous recherche point, il ne vient que quand vous le recherchez vous-mme ; il vous laisse rflchir sur ce qu'il vous dit, il ne dispute point avec vous, ne s'anime point, ne s'obstine point, ne lve point vos doutes, ne rsout point vos objections, ne vous poursuit point ; voulez-vous le quitter, il vous quitte, et, ce qui est ici l'article important, il ne parle pas au peuple.
Aussi jamais la publication d'un livre ne fut-elle regarde par aucun gouvernement du mme oeil que les pratiques d'un dogmatiseur. Il y a mme des pays o la libert de la presse est entire ; mais il n'y en a aucun o il soit permis tout le monde de dogmatiser indiffremment. Dans les pays o il est dfendu d'imprimer des livres sans permission, ceux qui dsobissent sont punis quelquefois pour avoir dsobi ; mais la preuve qu'on ne regarde pas au fond ce que dit un livre comme une chose fort importante,est la facilit avec laquelle on laisse entrer dans l'tat ces mmes livres que, pour n'en pas paratre approuver les maximes, on n'y laisse pas imprimer.
Tout ceci est vrai, surtout, des livres qui ne sont pas crits pour le peuple tels qu'ont toujours t les miens. Je sais que votre Conseil affirme dans ses rponses que,
selon l'intention de l'auteur, l'mile doit servir de guide aux pres et aux mres [Pages 22 et 23, des reprsentations imprimes.] : mais cette assertion n'est pas excusable, puisque j'ai manifest dans la prface et plusieurs fois dans le livre une intention toute diffrente. Il s'agit d'un nouveau systme d'ducation dont j'offre le plan l'examen des sages, et non pas d'une mthode pour les pres et les mres, laquelle je n'ai jamais song. Si quelquefois, par une figure assez commune, je parais leur adresser la parole, c'est, ou pour me faire mieux entendre, ou pour m'exprimer en moins de mots. Il est vrai que j'entrepris mon livre la sollicitation d'une mre ; mais cette mre, toute jeune et tout aimable qu'elle est, a de la philosophie et connat le coeur humain ; elle est par la figure un ornement de son sexe, et par le gnie une exception. C'est pour les esprits de la trempe du sien que j'ai pris la plume, non pour des messieurs tel ou tel, ni pour d'autres messieurs de pareille toffe, qui me lisent sans m'entendre, et qui m'outragent sans me fcher. Il rsulte de la distinction suppose que si la procdure prescrite par l'ordonnance contre un homme qui dogmatise n'est pas applicable l'auteur d'un livre, c'est qu'elle est trop svre pour ce dernier. Cette consquence si naturelle, cette consquence que vous et tous mes lecteurs tirez srement ainsi que moi, n'est point celle de l'auteur des Lettres. Il en tire une toute contraire. Il faut l'couter lui-mme : vous ne m'en croiriez pas, si je vous parlais d'aprs lui.
Il ne faut que lire cet article de l'ordonnance pour voir videmment qu'elle n'a en vue que cet ordre de personnes qui rpandent par leurs discours des principes estims dangereux.
Si ces personnes se rangent, y est-il dit, qu'on les supporte sans diffame. Pourquoi ? C'est qu'alors on a une sret raisonnable qu'elles ne rpandront plus cette ivraie, c'est qu'elles ne sont plus craindre. Mais qu'importe la rtractation vraie ou simule de celui qui par la voie de l'impression a imbu tout le monde de ses opinions ? Le dlit est consomm ; il subsistera toujours, et ce dlit, aux yeux de la loi, est de la mme espce que tous les autres, o le repentir est inutile ds que la justice en a pris connaissance.
Il y a l de quoi s'mouvoir, mais calmons-nous, et raisonnons. Tant qu'un homme dogmatise, il fait du mal continuellement, jusqu' ce qu'il se soit rang cet homme est craindre ; sa libert mme est un mal, parce qu'il en use pour nuire, pour continuer de dogmatiser. Que s'il se range la fin, n'importe ; les enseignements qu'il a donns sont toujours donns, et le dlit cet gard est autant consomm qu'il peut l'tre. Au contraire, aussitt qu'un livre est publi, l'auteur ne fait plus de mal, c'est le livre seul qui en fait. Que l'auteur soit libre ou soit arrt, le livre va toujours son train. La dtention de l'auteur peut tre un chtiment que la loi prononce, mais elle n'est jamais un remde au mal qu'il a fait, ni une prcaution pour en arrter le progrs.
Ainsi les remdes ces deux maux ne sont pas les mmes. Pour tarir la source du mal que fait le dogmatiseur, il n'y a nul moyen prompt et sr que de l'arrter : mais arrter l'auteur c'est ne remdier rien du tout ; c'est au contraire augmenter la publicit du livre, et par consquent empirer le mal, comme le dit trs bien ailleurs l'auteur des Lettres. Ce n'est donc pas l un prliminaire la procdure, ce n'est pas une prcaution convenable la chose, c'est une peine qui ne doit tre inflige que par jugement, et qui n'a d'utilit que le chtiment du coupable. moins donc que son dlit ne soit un dlit civil, il faut commencer par raisonner avec lui, l'admonester, le convaincre, l'exhorter rparer le mal qu'il a fait, donner une rtractation publique, la donner librement afin qu'elle fasse son effet, et la motiver si bien que ses derniers sentiments ramnent ceux qu'ont gar les premiers. Si loin de se ranger il s'obstine, alors seulement on doit svir contre lui. Telle est certainement la marche pour aller au bien de la chose, tel est le but de la loi, tel sera celui d'un sage gouvernement, qui
doit bien moins se proposer de punir l'auteur que d'empcher l'effet de l'ouvrage [Page 25.].
Comment ne le serait-ce pas pour l'auteur d'un livre, puisque l'ordonnance, qui suit en tout les voies convenables l'esprit du christianisme, ne veut pas mme qu'on arrte le dogmatiseur avant d'avoir puis tous les moyens possibles pour le ramener au devoir ? elle aime mieux courir les risques du mal qu'il peut continuer de faire que de manquer la charit. Cherchez, de grce, comment de cela seul on peut conclure que la mme ordonnance veut qu'on dbute contre l'Auteur par un dcret de prise de corps ?
Cependant l'auteur des Lettres, aprs avoir dclar qu'il retrouvait assez ses maximes sur cet article dans celles des reprsentants, ajoute : mais ces
maximes ne sont pas celles de nos lois, et un moment aprs il ajoute encore, que ceux qui inclinent une pleine tolrance pourraient tout au plus critiquer le Conseil de n'avoir pas dans ce cas fait taire une loi dont l'exercice ne leur parat pas convenable[Page 23.]. Cette conclusion doit surprendre, aprs tant d'efforts pour prouver que la seule loi qui parat s'appliquer mon dlit ne s'y applique pas ncessairement. Ce qu'on reproche au conseil, n'est point de n'avoir pas fait taire une loi quiexiste, est d'en avoir fait parler une qui n'existe pas.
La logique employe ici par l'auteur me parat toujours nouvelle. Qu'en pensez-vous, Monsieur ? connaissez-vous beaucoup d'arguments dans la forme de celui-ci ?
La loi force le Conseil svir contre l'auteur du livre.
Et o est-elle cette loi qui force le Conseil svir contre l'auteur du livre ?
Elle n'existe pas, la vrit : mais il en existe une autre, qui, ordonnant de traiter avec douceur celui qui dogmatise, ordonne, par consquent, de traiter avec rigueur l'auteur, dont elle ne parle point.
Ce raisonnement devient bien plus trange encore pour qui sait que ce fut comme auteur et non comme dogmatiseur que Morelli fut poursuivi ; il avait aussi fait un livre, et ce fut pour ce livre seul qu'il fut accus. Le corps du dlit, selon la maxime de notre auteur tait dans le livre mme, l'auteur n'avait pas besoin d'tre entendu ; cependant il le fut, et non seulement on l'entendit, mais on l'attendit ; on suivit de point en point toute la procdure prescrite par ce mme article de l'ordonnance qu'on nous dit ne regarder ni les livres ni les auteurs. On ne brla mme le livre qu'aprs la retraite de l'auteur, jamais il ne fut dcrt, l'on ne parla pas du bourreau [Ajoutez la circonspection du magistrat dans toute cette affaire, sa marche lente et graduelle dans la procdure, le rapport du consistoire, l'appareil du jugement. Les syndics montent sur leur tribunal public, ils invoquent le nom de Dieu, ils ont sous leurs yeux la sainte criture ; aprs une mre dlibration, aprs avoir pris conseil des citoyens, ils prononcent leur jugement devant le peuple afin qu'il en sache les causes, ils le font imprimer et publier, et tout cela pour la simple condamnation d'un livre, sans fltrissure, sans dcret contre l'auteur, opinitre et contumax. Ces messieurs, depuis lors, ont appris disposer moins crmonieusement de l'honneur et de la libert des hommes, et surtout des citoyens : car il est remarquer Morelli ne l'tait pas] ; enfin tout cela se fit sous les yeux du lgislateur, par les rdacteurs de l'ordonnance, au moment qu'elle venait de passer, dans le temps mme o rgnait cet esprit de svrit qui, selon notre Anonyme, l'avait dicte, et qu'il allgue en justification trs claire de la rigueur exerce aujourd'hui contre moi.
Or coutez l-dessus la distinction qu'il fait. Aprs avoir expos toutes les voies de douceur dont on usa envers Morelli, le temps qu'on lui donna pour se ranger, la procdure lente et rgulire qu'on suivit avant que son livre ft brl, il ajoute : Toute cette marche est trs sage. Mais en faut-il conclure que dans tous les cas et dans des cas trs diffrents, il en faille absolument tenir une semblable ? Doit-on procder contre un homme absent qui attaque la religion de la mme manire qu'on procderait contre un homme prsent qui censure la discipline [Page 17.]. C'est--dire en d'autres termes : doit-on procder contre un homme qui n'attaque point les lois, et qui vit hors de leur juridiction, avec autant de douceur que contre un homme qui vit sous leur juridiction et qui les attaque ? Il ne semblerait pas, en effet, que cela dt faire une question. Voici, j'en suis sr, la premire fois qu'il a pass par l'esprit humain d'aggraver la peine d'un coupable, uniquement parce que le crime n'a pas t commis dans l'tat.
la vrit, continue-t-il, on remarque dans les reprsentations l'avantage de M. Rousseau que Morelli avait crit contre un point de discipline, au lieu que les livres de M. Rousseau, au sentiment de ses juges, attaquent proprement la religion. Mais cette remarque pourrait bien n'tre pas gnralement adopte, et ceux qui regardent la religion comme l'ouvrage de Dieu et l'appui de la constitution pourront penser qu'il est moins permis de l'attaquer que des points de discipline, qui, n'tant que l'ouvrage des hommes peuvent tre suspects d'erreur, et du moins susceptibles d'une infinit de formes et de combinaisons diffrentes [Page 18.] ?
Ce discours, je vous l'avoue, me paratrait tout au plus passable dans la bouche d'un capucin, mais il me choquerait fort sous la plume d'un magistrat. Qu'importe que la remarque des reprsentants ne soit pas gnralement adopte, si ceux qui la rejettent ne le font que parce qu'ils raisonnent mal ?
Attaquer la religion est sans contredit un plus grand pch devant Dieu que d'attaquer la discipline. Il n'en est pas de mme devant les tribunaux humains qui sont tablis pour punir les crimes, non les pchs, et qui ne sont pas les vengeurs de Dieu mais des lois.
La religion ne peut jamais faire partie de la lgislation qu'en ce qui concerne les actions des hommes. La loi ordonne de faire ou de s'abstenir, mais elle ne peut ordonner de croire. Ainsi quiconque n'attaque point la pratique de la religion n'attaque point la loi.
Mais la discipline tablie par la loi fait essentiellement partie de la lgislation, elle devient loi elle-mme. Quiconque l'attaque attaque la loi et ne tend pas moins qu' troubler la constitution de l'tat. Que cette constitution ft, avant d'tre tablie, susceptible de plusieurs formes et combinaisons diffrentes, en est-elle moins respectable et sacre sous une de ces formes, quand elle en estune fois revtue l'exclusion de toutes les autres ; et ds lors la loi politique n'est-elle pas constante et fixe ainsi que la loi divine ?
Ceux donc qui n'adopteraient pas en cette affaire la remarque des reprsentants auraient d'autant plus de tort que cette remarque fut faite par le Conseil mme dans la sentence contre le livre de Morelli, qu'elle accuse surtout de
tendre faire schisme et trouble dans l'tat d'une manire sditieuse ; imputation dont il serait difficile de charger le mien.
Ce que les tribunaux civils ont dfendre n'est pas l'ouvrage de Dieu, c'est l'ouvrage des hommes ; ce n'est pas des mes qu'ils sont chargs, c'est des corps ; c'est de l'tat et non de l'glise qu'ils sont les vrais gardiens, et lorsqu'ils se mlent des matires de religion, ce n'est qu'autant qu'elles sont du ressort des lois, autant que ces matires importent au bon ordre et la sret publique. Voil les saines maximes de la magistrature. Ce n'est pas, si l'on veut, la doctrine de la puissance absolue, mais c'est celle de la justice et de la raison. Jamais on ne s'en cartera dans les tribunaux civils sans donner dans les plus funestes abus, sans mettre l'tat en combustion, sans faire des lois et de leur autorit le plus odieux brigandage. Je suis fch pour le peuple de Genve que le Conseil le mprise assez pour l'oser leurrer par de tels discours, dont les plus borns et les plus superstitieux de l'Europe ne sont plus les dupes. Sur cet article vos reprsentants raisonnent en hommes d'tat, et vos magistrats raisonnent en moines.
Pour prouver que l'exemple de
Morelli ne fait pas rgle, l'auteur des Lettres oppose la procdure faite contre lui celle qu'on fit en 1632 contre Nicolas Antoine, un pauvre fou qu' la sollicitation des ministres le Conseil fit brler pour le bien de son me. Ces autodafs n'taient pas rares jadis Genve, et il parat par ce qui me regarde que ces messieurs ne manquent pas de got pour les renouveler.
Commenons toujours par transcrire fidlement les passages, pour ne pas imiter la mthode de mes perscuteurs.
Qu'on voie le procs de Nicolas Antoine. L'ordonnance ecclsiastique existait, et on tait assez prs du temps o elle avait t rdige pour en connatre l'esprit ; Antoine fut-il cit au consistoire ? Cependant parmi tant de voix qui s'levrent contre cet arrt sanguinaire, et au milieu des efforts que firent pour le sauver les gens humains et modrs, y et-il quelqu'un qui rclamt contre l'irrgularit de la procdure ? Morelli fut cit au consistoire, Antoine ne le fut pas ; la citation au consistoire n'est donc pas ncessaire dans tous les cas [Page 17.].
Vous croirez l-dessus que le Conseil procda d'emble contre Nicolas Antoine comme il a fait contre moi, et qu'il ne fut pas seulement question du consistoire ni des ministres : Vous allez voir.
Nicolas Antoine ayant t, dans un de ses accs de fureur, sur le point de se prcipiter dans le Rhne, le magistrat se dtermina le tirer du logis public o il tait, pour le mettre l'hpital, o les mdecins le traitrent. Il y resta quelque temps profrant divers blasphmes contre la religion chrtienne. Les ministres le voyaient tous les jours et tchaient, lorsque sa fureur paraissait un peu calme, de le faire revenir de ses erreurs, ce qui n'aboutit rien, Antoine ayant dit qu'il persisterait dans ses sentiments jusqu' la mort, qu'il tait prt de souffrir pour la gloire du
grand Dieu d'Isral. N'ayant rien pu gagner sur lui, ils en informrent le Conseil, o ils le reprsentrent pire que Servet, Gentilis et tous les autres antitrinitaires, concluant ce qu'il ft mis en chambre close, ce qui fut excut [Hist. de Genve, in-12, t. 2, p. 550 et suiv. la note.].
Vous voyez l d'abord pourquoi il ne fut pas cit au consistoire ; c'est qu'tant grivement malade et entre les mains des mdecins, il lui tait impossible d'y comparatre. Mais s'il n'allait pas au consistoire, le consistoire ou ses membres allaient vers lui. Les ministres le voyaient tous les jours, l'exhortaient tous les jours. Enfin n'ayant pu rien gagner sur lui, ils le dnoncent au Conseil, le reprsentent pire que d'autres qu'on avait punis de mort, requirent qu'il soit mis en prison, et sur leur rquisition cela est excut.
En prison mme les ministres firent de leur mieux pour le ramener, entrrent avec lui dans la discussion de divers passages de l'Ancien Testament, et le conjurrent par tout ce qu'ils purent imaginer de plus touchant de renoncer ses erreurs [S'il y et renonc, et-il galement t brl ? Selon la de l'auteur des Lettres il aurait du l'tre. Cependant il parat qu'il ne l'aurait pas t ; puisque, malgr son obstination, le magistrat ne laissa pas de consulter les ministres. Il le regardait, en quelque sorte, comme tant encore sous leur juridiction.], mais il y demeura ferme. Il le fut aussi devant le magistrat, qui lui fit subir les interrogatoires ordinaires. Lorsqu'il fut question de juger cette affaire, le magistrat consulta encore les ministres, qui comparurent en Conseil au nombre de quinze, tant pasteurs que professeurs. Leurs opinions furent partages, mais l'avis du plus grand nombre fut suivi et Nicolas excut. De sorte que le procs fut tout ecclsiastique, et que Nicolas fut, pour ainsi dire, brl par la main des ministres.
Tel fut, Monsieur, l'ordre de la procdure dans laquelle l'auteur des Lettres nous assure qu'Antoine ne fut pas cit au consistoire. D'o il conclut que cette citation n'est donc pas toujours ncessaire.
L'exercice vous parat-il bien choisi ? Supposons qu'il le soit, que s'ensuivra-t-il ? Les reprsentants concluaient d'un fait en confirmation d'une loi. L'auteur des Lettres conclut d'un fait contre cette mme loi. Si l'autorit de chacun de ces deux faits dtruit celle de l'autre, reste la loi dans son entier. Cette loi, quoiqu'une fois enfreinte, en est-elle moins expresse, et suffirait-il de l'avoir viole une fois pour avoir droit de la violer toujours ?
Concluons notre tour. Si j'ai dogmatis, je suis certainement dans le cas de la loi : si je n'ai pas dogmatis, qu'a-t-on me dire ? aucune loi n'a parl de moi [Rien de ce qui ne blesse aucune loi naturelle ne devient criminel, que lorsqu'il est dfendu par quelque loi positive. Cette remarque a pour but de faire sentir aux raisonneurs superficiels que mon dilemme est exact.]. Donc on a transgress la loi qui existe, ou suppos celle qui n'existe pas.
Il est vrai qu'en jugeant l'ouvrage on n'a pas jug dfinitivement l'auteur. On n'a fait encore que le dcrter, et l'on compte cela pour rien. Cela me parat dur, cependant ; mais ne soyons jamais injustes, mme envers ceux qui le sont envers nous, et ne cherchons point l'iniquit o elle peut ne pas tre, Je ne fais point un crime au Conseil, ni mme l'auteur des Lettres de la distinction qu'ils mettent entre l'homme et le livre, pour se disculper de m'avoir jug sans m'entendre. Les juges ont pu voir la chose comme ils la montrent, ainsi je ne les accuse en cela ni de supercherie ni de mauvaise foi. Je les accuse seulement de s'tre tromps mes dpens en un point trs grave ; et se tromper pour absoudre est pardonnable, mais se tromper pour punir est une erreur bien cruelle.
Le Conseil avanait dans ses rponses que, malgr la fltrissure de mon livre, je restais, quant ma personne, dans toutes mes exceptions et dfenses.
Les auteurs des reprsentations rpliquent qu'on ne comprend pas quelles exceptions et dfenses il reste un homme dclar impie, tmraire, scandaleux, et fltri mme par la main du bourreau dans des ouvrages qui portent son nom.
Vous supposez ce qui n'est point, dit cela auteur des Lettres ; savoir, que le jugement porte sur celui dont l'ouvrage porte le nom : mais ce jugement ne l'a pas encore effleur, ses exceptions et dfenses lui restent donc entires [Page 21.].
Vous vous trompez vous-mme, dirais-je cet crivain. Il est vrai que le jugement qui qualifie et fltrit le livre n'a pas encore attaqu la vie de l'auteur, mais il a dj tu son honneur : ses exceptions et dfenses lui restent encore entires pour ce qui regarde la peine afflictive, mais il a dj reu la peine infamante : il est dj fltri et dshonor, autant qu'il dpend de ses juges : la seule chose qui leur reste dcider, c'est s'il sera brl ou non.
La distinction sur ce point entre le livre et l'auteur est inepte, puisqu'un livre n'est pas punissable. Un livre n'est en lui-mme ni impie ni tmraire ; ces pithtes ne peuvent tomber que sur la doctrine qu'il contient, c'est--dire sur l'auteur de cette doctrine. Quand on brle un livre, que fait l le bourreau ? Dshonore-t-il les feuillets du livre ? qui jamais out dire qu'un livre et de l'honneur ?
Voil l'erreur ; en voici la source : un usage mal entendu.
On crit beaucoup de livres ; on en crit peu avec un dsir sincre d'aller au bien. De cent ouvrages qui paraissent, soixante au moins ont pour objet des motifs d'intrt ou d'ambition. Trente autres, dicts par l'esprit de parti, par la haine, vont, la faveur de l'anonyme porter dans le public le poison de la calomnie et de la satire. Dix, peut-tre, et c'est beaucoup, sont crits dans de bonnes vues : on y dit la vrit qu'on sait, on y cherche le bien qu'on aime. Oui ; mais o est l'homme qui l'on pardonne la vrit ? Il faut donc se cacher pour la dire. Pour tre utile impunment, on lche son livre dans le publie, et l'on fait le plongeon.
De ces divers livres, quelques-uns des mauvais et peu prs tous les bons sont dnoncs et proscrits dans les tribunaux : la raison de cela se voit sans que je la dise. Ce n'est, au surplus, qu'une formalit, pour ne pas paratre approuver tacitement ces livres. Du reste, pourvu que les noms des auteurs n'y soient pas, ces auteurs, quoique tout le monde les connaisse et les nomme, ne sont pas connus du magistrat. Plusieurs mme sont dans l'usage d'avouer ces livres pour s'en faire honneur, et de les renier pour se mettre couvert ; le mme homme sera l'auteur ou ne le sera pas, devant le mme homme selon qu'ils seront l'audience ou dans un souper. C'est alternativement oui et non, sans difficult, sans scrupule. De cette faon la sret ne cote rien la vanit. C'est l la prudence et l'habilet que l'auteur des Lettres me reproche de n'avoir pas eue, et qui pourtant n'exige pas, ce me semble, que pour l'avoir on se mette en grands frais d'esprit.
Cette manire de procder contre des livres anonymes dont on ne veut pas connatre les auteurs est devenue un usage judiciaire. Quand on veut svir contre le livre on le brle, parce qu'il n'y a personne entendre, et qu'on voit bien que l'auteur qui se cache n'est pas d'humeur l'avouer ; sauf rire le soir avec lui-mme des informations qu'on vient d'ordonner le matin contre lui. Tel est l'usage.
Mais lorsqu'un auteur maladroit, c'est--dire, un auteur qui connat son devoir, qui le veut remplir, se croit oblig de ne rien dire au public qu'il ne l'avoue, qu'il ne se nomme, qu'il ne se montre pour en rpondre, alors l'quit, qui ne doit pas punir comme un crime la maladresse d'un homme d'honneur, veut qu'on procde avec lui d'une autre manire ; elle veut qu'on ne spare point la cause du livre de celle de l'homme, puisqu'il dclare en mettant son nom ne les vouloir point sparer ; elle veut qu'on ne juge l'ouvrage qui ne peut rpondre, qu'aprs avoir ou l'auteur qui rpond pour lui. Ainsi, bien que condamner un livre anonyme soit en effet ne condamner que le livre, condamner un livre qui porte le nom de l'auteur, c'est condamner l'auteur mme, et quand on ne l'a point mis porte de rpondre, c'est le juger sans l'avoir entendu.
L'assignation prliminaire, mme, si l'on veut, le dcret de prise de corps est donc indispensable en pareil cas avant de procder au jugement du livre, et vainement dirait-on avec l'auteur des Lettres que le dlit est vident, qu'il est dans le livre mme ; cela ne dispense point de suivre la forme judiciaire qu'on suit dans les plus grands crimes, dans les plus avrs, dans les mieux prouvs : Car quand toute la ville aurait vu un homme en assassiner un autre, encore ne jugerait-on point l'assassin sans l'entendre, ou sans l'avoir mis porte d'tre entendu.
Et pourquoi cette franchise d'un auteur qui se nomme tournerait-elle ainsi contre lui ? Ne doit-elle pas, au contraire, lui mriter des gards ? Ne doit-elle pas imposer aux juges plus de circonspection que s'il ne se ft pas nomm ? Pourquoi, quand il traite des questions hardies s'exposerait-il ainsi, s'il ne se sentait rassur contre les dangers, par des raisons qu'il peut allguer en sa faveur et qu'on peut prsumer sur sa conduite mme valoir la peine d'tre entendues ? L'auteur des Lettres aura beau qualifier cette conduite d'imprudence et de maladresse ; elle n'en est pas moins celle d'un homme d'honneur, qui voit son devoir o d'autres voient cette imprudence, qui sent n'avoir rien craindre de quiconque voudra procder avec lui justement. et qui regarde comme une lchet punissable de publier des choses qu'on ne veut pas avouer.
S'il n'est question que de la rputation d'auteur a-t-on besoin de mettre son nom son livre ? Qui ne sait comment on s'y prend pour en avoir tout l'honneur sans rien risquer, pour s'en glorifier sans en rpondre, pour prendre un air humble force de vanit ? De quels auteurs d'une certaine vole ce petit tour d'adresse est-il ignor ? Qui d'entre eux ne sait qu'il est mme au-dessous de la dignit de se nommer, comme si chacun ne devait pas en lisant l'ouvrage deviner le grand homme qui l'a compos ?
Mais ces messieurs n'ont vu que l'usage ordinaire, et loin de voir l'exception qui faisait en ma faveur, ils l'ont fait servir contre moi. Ils devaient brler le livre sans faire mention de l'auteur, ou S'ils en voulaient l'auteur, attendre qu'il ft prsent ou contumax pour brler le livre. Mais point ; ils brlent le livre comme si l'auteur n'tait pas connu, et dcrtent l'auteur comme si le livre n'tait pas brl. Me dcrter aprs m'avoir diffam ! que me voulaient-ils donc encore ? Que me rservaient-ils de pis dans la suite ? Ignoraient-ils que l'honneur d'un honnte homme lui est plus cher que la vie ? Quel mal reste-t-il lui faire quand on a commenc par le fltrir ? Que me sert de me prsenter innocent devant les juges, quand le traitement qu'ils me font avant de m'entendre est la plus cruelle peine qu'ils pourraient m'imposer si j'tais jug criminel ?
On commence par me traiter tous gards comme un malfaiteur qui n'a plus d'honneur perdre et qu'on ne peut punir dsormais que dans son corps, et puis on dit tranquillement que je reste dans toutes mes exceptions et dfens est Mais comment ces exceptions et dfenses effaceront elles l'ignominie et le mal qu'on m'aura fait souffrir d'avance et dans mon livre et dans ma personne, quand j'aurai t promen dans les rues par des archers, quand aux maux qui m'accablent on aura pris soin d'ajouter les rigueurs de la prison ? Quoi donc ! pour tre juste doit-on confondre dans la mme classe et dans le mme traitement toutes les fautes et tous les hommes ? pour un acte de franchise appel maladresse, faut-il dbuter par traitement un citoyen sans reproche dans les prisons comme un sclrat ? Et quel avantage aura donc devant les juges l'estime publique et l'intgrit de la vie entire, si cinquante ans d'honneur vis--vis du moindre indice [Il y aurait, l'examen, beaucoup rabattre des prsomptions que l'auteur des Lettres affecte d'accumuler contre moi. Il dit, par exemple, que les livres dfrs paraissaient sous le mme format que mes autres ouvrages. Il est vrai qu'ils taient in-douze et in-octavo ; sous quel format sont donc ceux des autres auteurs ? Il ajoute qu'ils taient imprimes par le mme libraire ; voil ce qui n est pas. L'mile fut imprim par des libraires diffrents du mien, et avec des caractres qui n'avaient servi nul autre de mes crits. Ainsi l'indice qui rsultait de cette confrontation n'tait point contre moi, il tait ma dcharge.] ne sauvent un homme d'aucun affront ?
La comparaison d'
mile et du Contrat social avec d'autres ouvrages qui ont t tolrs, et la partialit qu'on en prend occasion de reprocher au Conseil ne me semblent pas fondes. Ce ne serait pas bien raisonner que de prtendre qu'un gouvernement parce qu'il aurait une fois dissimul serait oblig de dissimuler toujours : si c'est une ngligence on peut la redresser ; si c'est un silence forc par les circonstances ou par la politique, il y aurait peu de justice en faire la matire d'un reproche. Je ne prtends point justifier les ouvrages dsigns dans les reprsentations ; mais en conscience y a-t-il parit entre des livres o l'on trouve des traits pars et indiscrets contre la religion, et des livres o sans dtour, sans mnagement on l'attaque dans ses dogmes, dans sa morale, dans son influence sur la socit civile ? Faisons impartialement la comparaison de ces ouvrages, jugeons-en par l'impression qu'ils ont faite dans le monde ; les uns s'impriment et se dbitent partout ; on sait comment y ont t reus les autres [Page 23 et 24.].
J'ai cru devoir transcrire d'abord ce paragraphe en entier. Je le reprendrai maintenant par fragments. Il mrite un peu d'analyse.
Que n'imprime-t-on pas Genve ; que n'y tolre-t-on pas ? Des ouvrages qu'on a peine lire sans indignation s'y dbitent publiquement ; tout le monde les lit, tout le monde les aime, les magistrats se taisent, les ministres sourient, l'air austre n'est plus du bon air. Moi seul et mes livres avons mrit l'animadversion du Conseil, et quelle animadversion ? L'on ne peut mme l'imaginer plus violente ni plus terrible. Mon Dieu ! je n'aurais jamais cru d'tre un si grand sclrat.
La comparaison d'mile et du Contrat social avec d'autres ouvrages tolrs ne me semble pas fonde. Ah je l'espre !
Ce ne serait pas bien raisonner de prtendre qu'un gouvernement, parce qu'il aurait une fois dissimul, serait oblig de dissimuler toujours. Soit ; mais voyez les temps, les lieux, les personnes ; voyez les crits sur lesquels on dissimule, et ceux qu'on choisit pour ne plus dissimuler ; voyez les auteurs qu'on fte Genve, et voyez ceux qu'on y poursuit.
Si c'est une ngligence on peut la redresser. On le pouvait, on l'aurait d, l'a-t-on fait ? Mes crits et leur auteur ont t fltris sans avoir mrit de l'tre ; et ceux qui l'ont mrit ne sont pas moins tolrs qu'auparavant. L'exception n'est que pour moi seul.
Si c'est un silence forc par les circonstances et par la politique, il y aurait peu de justice en faire la matire d'un reproche. Si l'on vous force tolrer des crits punissables, tolrez donc aussi ceux qui ne le sont pas. La dcence au moins exige qu'on cache au peuple ces choquantes acceptions de personnes, qui punissent le faible innocent des fautes du puissant coupable. Quoi ! ces distinctions scandaleuses sont-elles donc des raisons, et feront-elles toujours des dupes ? Ne dirait-on pas que le sort de quelques satires obscnes intresse beaucoup les potentats, et que votre ville va tre crase si l'on n'y tolre, si l'on n'y imprime, si l'on n'y vend publiquement ces mmes ouvrages qu'on proscrit dans le pays des auteurs ? Peuples, combien on vous en fait accroire en faisant si souvent intervenir les puissances pour autoriser le mal qu'elles ignorent et qu'on veut faire en leur nom !
Lorsque j'arrivai dans ce pays on et dit que tout le royaume de France tait mes trousses. On brle mes livres Genve ; c'est pour complaire la France. On m'y dcrte ; la France le veut ainsi. L'on me fait chasser du canton de Berne ; c'est la France qui l'a demand. L'on me poursuit jusque dans ces montagnes ; si l'on m'en et pu chasser, c'et encore t la France. Forc par mille outrages j'cris une lettre apologtique. Pour le coup tout tait perdu. J'tais entour, surveill ; la France envoyait des espions pour me guetter, des soldats pour m'enlever, des brigands pour m'assassiner ; il tait mme imprudent de sortir de ma maison. Tous les dangers me venaient toujours de la France, du parlement, du clerg, de la cour mme ; on ne vit de la vie un pauvre barbouilleur de papier devenir pour son malheur un homme aussi important. Ennuy de tant de btises, je vais en France ; je connaissais les Franais, et j'tais malheureux. On m'accueille, on me caresse, je reois mille honntets et il ne tient qu' moi d'en recevoir davantage. Je retourne tranquillement chez moi. L'on tombe des nues ; on n'en revient pas ; on blme fortement mon tourderie, mais on cesse de me menacer de la France, on a raison. Si jamais des assassins daignent terminer mes souffrances, ce n'est srement pas de ce pays-l qu'ils viendront.
Je ne confonds point les diverses causes de mes disgrces ; je sais bien discerner celles qui sont l'effet des circonstances, l'ouvrage de la triste ncessit, de celles qui me viennent uniquement de la haine de mes ennemis. Eh ! plt Dieu que je n'en eusse pas plus Genve qu'en France, et qu'ils n'y fussent pas plus implacables ! Chacun sait aujourd'hui d'o sont partis les coups qu'on m'a ports et qui m'ont t les plus sensibles. Vos gens me reprochent mes malheurs comme s'ils n'taient pas leur ouvrage. Quelle noirceur plus cruelle que de me faire un crime Genve des perscutions qu'on me suscitait dans la Suisse, et de m'accuser de n'tre admis nulle part, en me faisant chasser de partout ! Faut-il que je reproche l'amiti qui m'appela dans ces contres le voisinage de mon pays ? J'ose en attester tous les peuples de l'Europe, y en a-t-il un seul, except la Suisse, o je n'eusse pas t reu, mme avec honneur ? Toutefois dois-je me plaindre du choix de ma retraite ? Non, malgr tant d'acharnement et d'outrages, j'ai plus gagn que perdu ; j'ai trouv un homme. me noble et grande ! George Keith ! mon protecteur, mon ami, mon pre ! o que vous soyez, o que j'achve mes tristes jours, et duss-je ne vous revoir de ma vie ; non, je ne reprocherai point au Ciel mes misres ; je leur dois votre amiti.
En conscience, y a-t-il parit entre des livres o l'on trouve quelques traits pars et indiscrets contre la religion, et des livres o sans dtour, sans mnagement on l'attaque dans ses dogmes, dans sa morale, dans son influence sur la socit ?
En conscience !... Il ne sirait pas un impie tel que moi d'oser parler de conscience... surtout vis--vis de ces bons chrtiens... ainsi je me tais... C'est pourtant une singulire conscience que celle qui fait dire des magistrats ; nous souffrons volontiers qu'on blasphme, mais nous ne souffrons pas qu'on raisonne ! tons, Monsieur, la disparit des sujets ; c'est avec ces mmes faons de penser que les Athniens applaudissaient aux impits d'Aristophane et firent mourir Socrate.
Une des choses qui me donnent le plus de confiance dans mes principes est de trouver leur application toujours juste dans les cas que j'avais le moins prvus ; tel est celui qui se prsente ici. Une des maximes qui dcoulent de l'analyse que j'ai faite de la religion et de ce qui lui est essentiel est que les hommes ne doivent se mler de celle d'autrui qu'en ce qui les intresse ; d'o il suit qu'ils ne doivent jamais punir des offenses [Notez que je me sers de ce mot
offenser Dieu selon l'usage, quoique je sois trs loign de l'admettre dans son sens propre, et que je le trouve trs mal appliqu ; comme si quelque tre que ce soit, un homme, un ange, le Diable mme pouvait jamais offenser Dieu. Le mot que nous rendons par offenses est traduit comme presque tout le reste du texte sacr ; c'est tout dire. Des hommes enfarins de leur thologie ont rendu et dfigur ce livre admirable selon leurs petites ides, et voil de quoi l'on entretient la folie et le fanatisme du peuple. Je trouve trs sage la circonspection de l'glise romaine sur les traductions de l'criture en langue vulgaire, et comme il n'est pas ncessaire de proposer toujours au peuple les mditations voluptueuses du Cantique des Cantiques, ni les maldictions continuelles de David contre ses ennemis, ni les subtilits de saint Paul sur la grce, il est dangereux de lui proposer la sublime morale de l'vangile dans des termes qui ne rendent pas exactement le sens de l'auteur ; car pour peu qu'on s'en carte, en prenant une autre route on va trs loin.], faites uniquement Dieu, qui saura bien les punir lui-mme. Il faut honorer la Divinit et ne la venger jamais, disent aprs Montesquieu les reprsentants. ils ont raison. Cependant les ridicules outrageants, les impits grossires, les blasphmes contre la religion sont punissables, jamais les raisonnements. Pourquoi cela ? Parce que dans ce premier cas on n'attaque pas seulement la religion, mais ceux qui la professent, on les insulte, on les outrage dan, leur culte, on marque un mpris rvoltant pour ce qu'ils respectent et par consquent pour eux. De tels outrages doivent tre punis par les lois, parce qu'ils retombent sur les hommes, et que les hommes ont droit de s'en ressentir. Mais o est le mortel sur la terre qu'un raisonnement doive offenser ? O est celui qui peut se fcher de ce qu'on le traite en homme et qu'on le suppose raisonnable ? si le raisonneur se trompe ou nous trompe, et que vous vous intressiez lui ou nous, montrez-lui son tort, dsabusez-nous, battez-le de ses propres armes. Si vous n'en voulez pas prendre la peine, ne dites rien, ne l'coutez pas, laissez-le raisonner ou draisonner, et tout est fini sans bruit, sans querelle, sans insulte quelconque pour qui que ce soit. Mais sur quoi peut-on fonder la maxime contraire de tolrer la raillerie, le mpris, l'outrage, et de punir la raison ? La mienne s'y perd.
Ces messieurs voient si souvent M. de Voltaire. Comment ne leur a-t-il point inspir cet esprit de tolrance qu'il prche sans cesse, et dont il a quelquefois besoin ? S'ils l'eussent un peu consult dans cette affaire, il me parat qu'il et pu leur parler peu prs ainsi.
Messieurs, ce ne sont point les raisonneurs qui font du mal, ce sont les cafards. La philosophie peut aller son train sans risque ; le peuple ne l'entend pas ou la laisse dire, et lui rend tout le ddain qu'elle a pour lui. Raisonner est de toutes les folies des hommes celle qui nuit le moins au genre humain, et l'on voit mme des gens sages entichs parfois de cette folie-l. Je ne raisonne pas, moi, cela est vrai, irai d'autres raisonnent, quel mal en arrive-t-il ? Voyez, tel, tel, et tel ouvrage ; n'y a-t-il que des plaisanteries dans ces livres-l ? Moi-mme enfin, si je ne raisonne pas, je fais mieux ; je fais raisonner mes lecteurs. Voyez mon chapitre des Juifs ; voyez le mme chapitre plus dvelopp dans le
Sermon des cinquante. Il a l du raisonnement ou l'quivalent, je pense. Vous conviendrez aussi qu'il y a peu de dtour, et quelque chose de plus que des traits pars et indiscrets.
Nous avons arrange que mon grand crdit la Cour et ma toute-puissance prtendue vous serviraient de prtexte pour laisser courir en paix les jeux badins de mes vieux ans : cela est bon, mais ne brlez pas pour cela des crits plus graves ; car alors cela serait trop choquant.
J'ai tant prch la tolrance ! Il ne faut pas toujours l'exiger des autres et n'en jamais user avec eux. Ce pauvre homme croit en Dieu ? passons-lui cela, il ne fera pas secte. Il est ennuyeux ? Tous les raisonneurs le sont. Nous ne mettrons pas celui-ci de nos soupers ; du reste, que nous importe ? Si l'on brlait tous les livres ennuyeux, que deviendraient les bibliothques ? et si l'on brlait tous les gens ennuyeux, il faudrait faire un bcher du pays. Croyez-moi, laissons raisonner ceux qui nous laissent plaisanter ; ne brlons ni gens ni livres ; et restons en paix ; c'est mon avis. Voil, selon moi, ce qu'et pu dire d'un meilleur ton M. de Voltaire, et ce n'et pas t l, ce me semble, le plus mauvais conseil qu'il aurait donn.
Faisons impartialement la comparaison de ces ouvrages ; jugeons-en par l'impression qu'ils ont faite dans le monde. J'y consens de tout mon coeur. Les uns s'impriment et se dbitent partout. On sait comment y ont t reus les autres._

es mots les uns et les autres sont quivoques. Je ne dirai pas sous lesquels l'auteur entend mes crits ; mais ce que je puis dire, c'est qu'on les imprime dans tous les pays, qu'on les traduit dans toutes les langues, qu'on a mme fait la fois deux traductions de l'mile Londres, honneur que n'eut jamais aucun autre livre except l'Hlose, au moins, que je sache. Je dirai, de plus, qu'en France, en Angleterre, en Allemagne, mme en Italie on me plaint, on m'aime, on voudrait m'accueillir, et qu'il n'y a partout qu'un cri d'indignation contre le Conseil de Genve. Voil ce que je sais du sort de mes crits ; j'ignore celui des autres.
Il est temps de finir. Vous voyez, Monsieur, que dans cette lettre et dans la prcdente je me suis suppos coupable ; mais dans les trois premires j'ai montr que je ne l'tais pas. Or jugez de ce qu'une procdure injuste contre un coupable doit tre contre un innocent !
Cependant ces messieurs, bien dtermins laisser subsister cette procdure, ont hautement dclar que le bien de la religion ne leur permettait pas de reconnatre leur tort, ni l'honneur du gouvernement de rparer leur injustice. Il faudrait un ouvrage entier pour montrer les consquences de cette maxime qui consacre et change en arrt du destin toutes les iniquits des ministres des lois. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit encore, et je ne me suis propos jusqu'ici que d'examiner si l'injustice avait t commise, et non si elle devait tre rpare. Dans le cas de l'affirmative, nous verrons ci-aprs quelle ressource vos lois se sont mnages pour remdier leur violation. En attendant, que faut-il penser de ces juges inflexibles, qui procdent dans leurs jugements aussi lgrement que s'ils ne tiraient point consquence, et qui les maintiennent avec autant d'obstination que s'ils y avaient apport le plus mr examen ?
Quelque longues qu'aient t ces discussions, j'ai cru que leur objet vous donnerait la patience de les suivre ; j'ose mme dire que vous le deviez, puisqu'elles sont autant l'apologie de vos lois que la mienne. Dans un pays libre et dans une religion raisonnable, la loi qui rendrait criminel un livre pareil au mien serait une loi funeste, qu'il faudrait se hter d'abroger pour l'honneur et le bien de l'tat. Mais grce au ciel il n'existe rien de tel parmi vous, comme je viens de le prouver, et il vaut mieux que l'injustice dont je suis la victime soit l'ouvrage du magistrat que des lois ; car les erreurs des hommes sont passagres, mais celles des lois durent autant qu'elles. Loin que l'ostracisme qui m'exile jamais de mon pays soit l'ouvrage de mes fautes, je n'ai jamais mieux rempli mon devoir de citoyen qu'au moment que je cesse de l'tre, et j'en aurais mrit le titre par l'acte qui m'y fait renoncer.
Rappelez-vous ce qui venait de se passer il y avait peu d'annes au sujet de l'article Genve de M. d'Alembert. Loin de calmer les murmures excits par cet article l'crit publi par les pasteurs les avait augments, et il n'y avait personne qui ne sache que mon ouvrage leur fit plus de bien que le leur. Le parti protestant, mcontent d'eux, n'clatait pas, mais il pouvait clater d'un moment l'autre, et malheureusement les gouvernements s'alarment de si peu de chose en ces matires, que les querelles de thologiens, faites pour tomber dans l'oubli d'elles-mmes prennent toujours de l'importance par celle qu'on leur veut donner.
Pour moi je regardais comme la gloire et le bonheur de la patrie d'avoir un clerg anim d'un esprit si rare dans son ordre, et qui, sans s'attacher a la doctrine purement spculative, rapportait tout la morale et aux devoirs de l'homme et du citoyen. Je pensais que, sans faire directement son apologie, justifier les maximes que je lui supposais et prvenir les censures qu'on en pourrait faire tait un service rendre l'tat. En montrant que ce qu'il ngligeait n'tait ni certain ni utile, j'esprais contenir ceux qui voudraient lui en faire un crime : sans le nommer, sans le dsigner, sans compromettre son orthodoxie, c'tait le donner en exemple aux autres thologiens.
L'entreprise tait hardie, mais elle n'tait pas tmraire, et sans des circonstances qu'il tait difficile de prvoir, elle devait naturellement russir. Je n'tais pas seul de ce sentiment ; des gens trs clairs, d'illustres magistrats mme pensaient comme moi. Considrez l'tat religieux de l'Europe au moment o je publiai mon livre, et vous verrez qu'il tait plus que probable qu'il serait partout accueilli. La religion dcrdite en tout lieu par la philosophie avait perdu son ascendant jusque sur le peuple. Les gens d'glise, obstins l'tayer par son ct faible, avaient laiss miner tout le reste, et l'difice entier portant faux tait prt s'crouler. Les controverses avaient cess parce qu'elles n'intressaient plus personne, et la paix rgnait entre les diffrents partis, parce que nul ne se souciait plus du sien. Pour ter les mauvaises branches on avait abattu l'arbre ; pour le replanter il fallait n'y laisser que le tronc.
Quel moment plus heureux pour tablir solidement la paix universelle, que celui o l'animosit des partis suspendue laissait tout le monde en tat d'couter la raison" qui pouvait dplaire un ouvrage o sans blmer, du moins sans exclure personne, on faisait voir qu'au fond tous taient d'accord ; que tant de dissensions ne s'taient leves, que tant de sang n'avait t vers que pour des malentendus ; que chacun devait rester en repos dans son culte, sans troubler celui des autres, que partout on devait servir Dieu, aimer son prochain, obir aux lois, et qu'en cela seul consistait l'essence de toute bonne religion ? C'tait tablir la fois la libert philosophique et la pit religieuse ; c'tait concilier l'amour de l'ordre et les gards pour les prjugs d'autrui ; c'tait sans dtruire les divers partis les ramener tous au terme commun de l'humanit et de la raison ; loin d'exciter des querelles, c'tait couper la racine celles qui germent encore, et qui renatront infailliblement d'un jour l'autre, lorsque le zle du fanatisme, qui n'est qu'assoupi se rveillera : c'tait, en un mot dans ce sicle pacifique par indiffrence, donner chacun des raisons trs fortes, d'tre toujours qu'il est maintenant sans savoir pourquoi.
Que de maux tout prts renatre n'taient point prvenus si l'on m'et cout ! Quels inconvnients taient attachs cet avantage ? Pas un, non, pas un. Je dfie qu'on m'en montre un seul probable et mme possible, si ce n'est l'impunit des erreurs innocentes et l'impuissance des perscuteurs. Eh comment se peut-il qu'aprs tant de tristes expriences et dans un sicle si clair, les gouvernements n'aient pas encore appris jeter et briser Cette arme terrible, qu'on ne peut manier avec tant d'adresse qu'elle ne coupe la main qui s'en veut servir ? L'abb de Saint-Pierre voulait qu'on tt les coles de thologie et qu'on soutnt la religion. Quel parti prendre pour parvenir sans bruit ce double objet, qui, bien vu, se confond en un ? Le parti que j'avais pris.
Une circonstance malheureuse en arrtant l'effet de mes bons desseins a rassembl sur ma tte tous les maux dont je voulais dlivrer le genre humain. Renatra-t-il jamais un autre ami de la vrit que mon sort n'effraie pas ? Je l'ignore. Qu'il soit plus sage, s'il a le mme zle en sera-t-il plus heureux ? J'en doute. Le moment que j'avais saisi, puisqu'il est manqu, ne reviendra plus. Je souhaite de tout mon coeur que le parlement de Paris ne se repente pas un jour lui-mme d'avoir remis dans la main de la superstition le poignard que j'en faisais tomber.
Mais laissons les lieux et les temps loigns, et retournons Genve. C'est l que je veux vous ramener par une dernire observation que vous tes bien porte de faire, et qui doit certainement vous frapper. Jetez les yeux sur ce qui se passe autour de vous. Quels sont ceux qui me pour' suivent, quels sont ceux qui me dfendent ? voyez parmi les reprsentants l'lite de vos citoyens. Genve en a-t-elle de plus estimables ? Je ne veux point parler de mes perscuteurs ; Dieu le plaise que je souille jamais ma plume et n'a cause des traits de la satire ; je laisse sans regret cette arme mes ennemis : mais comparez et jugez vous-mme. De quel ct sont les moeurs, les vertus, la solide pit, le plus vrai patriotisme ? Quoi ! j'offense les lois, et leurs plus zls dfenseurs sont les miens ! J'attaque le gouvernement, et les meilleurs citoyens m'approuvent ! J'attaque la religion, et j' ai pour moi ceux qui ont le plus de religion ! Cette seule observation dit tout ; elle seule montre mon vrai crime et le vrai sujet de mes disgrces. Ceux qui me hassent et m'outragent font mon loge en dpit d'eux. Leur haine s'explique d'elle-mme. Un Genevois peut-il s'y tromper ?
SIXIME LETTRE
-------------
Encore une lettre, Monsieur, et vous tes dlivr de moi. Mais je me trouve en la commenant dans une situation bien bizarre ; oblig de l'crire, et ne sachant de quoi la remplir. Concevez-vous qu'on ait se justifier d'un crime qu'on ignore, et qu'il faille se dfendre sans savoir de quoi l'on est accus ? C'est pourtant ce que j'ai faire au sujet des gouvernements. Je suis, non pas accus, mais jug, mais fltri pour avoir publi deux ouvrages tmraires, scandaleux, impies, tendant dtruire la religion chrtienne et tous les gouvernements. Quant la religion, nous avons eu du moins quelque prise pour trouver ce qu'on a voulu dire, et nous l'avons examin. Mais quant aux gouvernements, rien ne peut nous fournir le moindre indice. On a toujours vit toute espce d'explication sur ce point : on n'a jamais voulu dire en quel lieu j'entreprenais ainsi de les dtruire, ni comment, ni pourquoi, ni rien de ce qui peut constater que le dlit n'est pas imaginaire. C'est comme si l'on jugeait quelqu'un pour avoir tu un homme sans dire ni o, ni qui, ni quand ; pour un meurtre abstrait. l'inquisition l'on force bien l'accus de deviner de quoi on l'accuse, mais on ne le juge pas sans dire sur quoi.
L'auteur des Lettres crites de la campagne vite avec le mme soin de s'expliquer sur ce prtendu dlit ; il joint galement la religion et les gouvernements dans la mme accusation gnrale : puis, entrant en matire sur la religion, il dclare vouloir s'y borner, et il tient parole. Comment parviendrons-nous vrifier l'accusation qui regarde les gouvernements si ceux qui l'intentent refusent de dire sur quoi elle porte ?
Remarquez mme comment d'un trait de plume cet auteur change l'tat de la question. Le Conseil prononce que mes livres tendent dtruire tous les gouvernements. L'auteur des Lettres dit seulement que les gouvernements y sont livrs la plus audacieuse critique. Cela est fort diffrent. Une critique, quelque audacieuse qu'elle puisse tre n'est point une conspiration. Critiquer ou blmer quelques lois n'est pas renverser toutes les lois. Autant vaudrait accuser quelqu'un d'assassiner les malades lorsqu'il montre les fautes des mdecins.
Encore une fois, que rpondre des raisons qu'on ne veut pas dire ? Comment se justifier contre un jugement port sans motifs ? Que, sans preuve de part ni d'autre, ces messieurs disent que je veux renverser tous les gouvernements, et que je dise, moi, que je ne veux pas renverser tous les gouvernements, il y a dans ces assertions parit exacte, except que le prjug est pour moi ; car il est prsumer que je sais mieux que personne ce que je veux faire.
Mais o la parit manque, c'est dans l'effet de l'assertion. Sur la leur mon livre est brl, ma personne est dcrte ; et ce que j'affirme ne rtablit rien. Seulement, si je prouve que l'accusation est fausse et le jugement inique, l'affront qu'ils m'ont fait retourne eux-mmes : le dcret, le bourreau tout y devrait retourner ; puisque nul ne dtruit si radicalement le gouvernement, que celui qui en tire un usage directement contraire la fin pour laquelle il est institu.
Il ne suffit pas que j'affirme, il faut que je prouve ; et c'est ici qu'on voit combien est dplorable le sort d'un particulier soumis d'injustes magistrats, quand ils n'ont rien craindre du souverain, et qu'ils se mettent au-dessus des lois. D'une affirmation sans preuve, ils font une dmonstration ; voil l'innocent puni. Bien plus, de sa dfense mme ils lui font un nouveau crime, et il ne tiendrait pas eux de le punir encore d'avoir prouv qu'il tait innocent.
Comment m'y prendre pour montrer qu'ils n'ont pas dit vrai ; pour prouver que je ne dtruis point les gouvernements ? Quelque endroit de mes crits que je dfende, ils diront que ce n'est pas celui-l qu'ils ont condamn ; quoiqu'ils aient condamn tout, le bon comme le mauvais, sans nulle distinction. Pour ne leur laisser aucune dfaite, il faudrait donc tout reprendre, tout suivre d'un bout l'autre, livre livre, page page, ligne ligne, et presque enfin, mot mot. Il faudrait de plus, examiner tous les gouvernements du monde, puisqu'ils disent que je les dtruis tous. Quelle entreprise ! que d'annes y faudrait-il employer ? Que d'in-folio faudrait-il crire ; et aprs cela, qui les lirait ?
Exigez de moi ce qui est faisable. Tout homme sens doit se contenter de ce que j'ai vous dire vous ne voulez srement rien de plus.
De mes deux livres brls la fois sous des imputations communes, il n'y en a qu'un qui traite du droit politique et des matires de gouvernement. Si l'autre en traite, ce n'est que dans un extrait du premier. Ainsi je suppose que c'est sur celui-ci seulement que tombe l'accusation. Si cette accusation portait sur quelque passage particulier, on l'aurait cit, sans doute ; on en aurait au moins extrait quelque maxime, fidle ou infidle, comme on a fait sur les points concernant la religion.
C'est donc le systme tabli dans le corps de l'ouvrage qui dtruit les gouvernements ; il ne s'agit donc que d'exposer ce systme ou de faire une analyse du livre ; et si nous n'y voyons videmment, les principes destructifs dont il s'agit, nous saurons du moins o les chercher dans l'ouvrage, en suivant la mthode de l'auteur.
Mais, Monsieur, si durant cette analyse, qui sera courte, vous trouvez quelque consquence tirer, de grce ne vous pressez pas. Attendez que nous en raisonnions ensemble. Aprs cela vous y reviendrez si vous voulez.
Qu'est-ce qui fait que l'tat est un ? C'est l'union de ses membres. Et d'o nat l'union de ses membres ? De l'obligation qui les lie. Tout est d'accord jusqu'ici.
Mais quel est le fondement de cette obligation ? Voil o les auteurs se divisent. Selon les uns, c'est la force ; selon d'autres, l'autorit paternelle ; selon d'autres, la volont de Dieu. Chacun tablit son principe et attaque celui des autres : je n'ai pas moi-mme fait autrement, et, suivant la plus saine partie de ceux qui ont discut ces matires, j'ai pos pour fondement du corps politique la convention de ses membres, j'ai rfut les principes diffrents du mien.
Indpendamment de la vrit de ce principe, il l'emporte sur tous les autres par la solidit du fondement qu'il tablit ; car quel fondement plus sr peut avoir l'obligation parmi les hommes que le libre engagement de celui qui s'oblige ? On peut disputer tout autre principe [Mme celui de la volont de Dieu, du moins quant l'application. Car bien qu'il soit clair que ce que Dieu veut l'homme doit le vouloir, il n'est pas clair que Dieu veuille qu'on prfre tel gouvernement tel autre, rit qu'on obisse Jacques plutt qu' Guillaume. Or voil de quoi il s'agit.] ; on ne saurait disputer celui-l.
Mais par cette condition de la libert, qui en renferme d'autres, toutes sortes d'engagements ne sont pas valides, mme devant les tribunaux humains. Ainsi pour dterminer celui-ci l'on doit en expliquer la nature, on doit en trouver l'usage et la fin, on doit prouver qu'il est convenable des hommes, et qu'il n'a rien de contraire aux lois naturelle, car il n'est pas plus permis d'enfreindre les lois naturelles par le contrat social, qu'il n'est permis d'enfreindre les lois positives par les contrats de, particuliers, et ce n'est que par ces lois mmes qu'existe la libert qui donne force l'engagement.
J'ai pour rsultat de cet examen que l'tablissement du contrat social est un pacte d'une espce particulire, par lequel chacun s'engage envers tous d'o s'ensuit l'engagement rciproque de tous envers chacun, qui est l'objet immdiat de l'union.
Je dis que cet engagement est d'une espce particulire, en ce qu'tant absolu, sans condition, sans rserve, il ne peut toutefois tre injuste ni susceptible d'abus ; puisqu'il n'est pas possible que le corps se veuille nuire lui-mme, tant que le tout ne veut que pour tous.
Il est encore d'une espce particulire en ce qu'il lie les contractants sans les assujettir personne, et qu'en leur donnant leur seule volont pour rgle il les laisse aussi libres qu'auparavant.
La volont de tous est donc l'ordre, la rgle suprme, et cette rgle gnrale et personnifie est ce que j'appelle le souverain.
Il suit de l que la souverainet est indivisible, inalinable, et qu'elle rside essentiellement dans tous les membres du corps.
Mais comment agit cet tre abstrait et collectif ?
Il agit par des lois, et il ne saurait agir autrement. Et qu'est-ce qu'une loi ? C'est une dclaration publique et solennelle de la volont gnrale, sur un objet d'intrt commun.
Je dis, sur un objet d'intrt commun ; parce que la loi perdrait sa force et cesserait d'tre lgitime, si l'objet n en importait tous.
La loi ne peut par sa nature avoir un objet particulier et individuel : mais l'application de la loi tombe sur des objets particuliers et individuels.
Le pouvoir lgislatif qui est le souverain a donc besoin d'un autre pouvoir qui excute, c'est--dire, qui rduise la loi en actes particuliers. Ce second pouvoir doit tre tabli de manire qu'il excute toujours la loi, et qu'il n'excute jamais que la loi. ici vient l'institution du gouvernement.
Qu'est-ce que le gouvernement ? C'est un corps intermdiaire tabli entre les sujets et le souverain pour leur mutuelle correspondance, charg de l'excution des lois et du maintien de la libert tarit civile que politique.
Le gouvernement comme partie intgrante du, corps politique participe la volont gnrale qui le constitue ; comme corps lui-mme il a sa volont propre Ces deux volonts quelquefois s'accordent et quelquefois se combattent. C'est de l'effet combin de ce concours et de ce conflit que rsulte le jeu de toute la machine.
Le principe qui constitue les diverses formes du gouvernement consiste dans le nombre des membres qui le composent. Plus ce nombre est petit, plus le gouvernement a de force ; plus le nombre est grand, plus le gouvernement est faible ; et comme la souverainet tend toujours au relchement, le gouvernement tend toujours se renforcer. Ainsi le corps excutif doit l'emporter la longue sur le corps lgislatif, et quand la loi est enfin soumise aux hommes, il ne reste que des esclaves et des matres, l'tat est dtruit.
Avant cette destruction, le gouvernement doit par son progrs naturel changer de forme et passer par degrs du grand nombre au moindre.
Les diverses formes dont le gouvernement est susceptible se rduisent trois principales. Aprs les avoir compares par leurs avantages et par leurs inconvnients, je donne la prfrence celle qui est intermdiaire entre les deux extrmes et qui porte le nom d'aristocratie. On doit se souvenir ici que la constitution de l'tat et celle du gouvernement sont deux choses trs distinctes, et que je ne les ai pas confondues. Le meilleur des gouvernements est l'aristocratique ; la pire des souverainets est l'aristocratique.
Ces discussions en amnent d'autres sur la manire dont le gouvernement dgnre, et sut les moyens de retarder la destruction du corps politique.
Enfin dans le dernier livre j'examine par voie de comparaison avec le meilleur gouvernement qui ait exist, savoir celui de Rome, la police la plus favorable la bonne constitution de l'tat ; puis je termine ce livre et tout l'ouvrage par des recherches sur la manire dont la religion peut et doit entrer comme partie constitutive dans la composition du corps politique.
Que pensiez-vous, Monsieur, en lisant cette analyse courte et fidle de mon livre ? Je le devine. Vous disiez en vous-mme ; voil l'histoire du gouvernement de Genve. C'est ce qu'ont dit la lecture du mme ouvrage tous ceux qui connaissent votre constitution.
Et en effet, ce contrat primitif, cette essence de la souverainet cet empire des lois, cette institution du gouvernement, cette manire de le resserrer divers degrs pour compenser l'autorit par la force, cette tendance l'usurpation, ces assembles priodiques, cette adresse les ter, cette destruction prochaine, enfin, qui vous menace et que je voulais prvenir ; n'est-ce pas trait pour trait l'image de votre Rpublique, depuis sa naissance jusqu' ce jour ?
J'ai donc pris votre constitution, que je trouvais belle, pour modle des institutions politiques, et vous proposant en exemple l'Europe, loin de chercher vous dtruire j'exposais les moyens de vous conserver. Cette constitution, toute bonne qu'elle est, n'est pas sans dfaut ; on pouvait prvenir les altrations qu'elle a souffertes, la garantir du danger qu'elle court aujourd'hui. J'ai prvu ce danger, je l'ai fait entendre, j'indiquais des prservatifs ; tait-ce la vouloir dtruire que de montrer ce qu'il fallait faire pour la maintenir ? C'tait par mon attachement pour elle que j'aurais voulu que rien ne pt l'altrer. Voil tout mon crime ; j'avais tort, peut-tre ; mais si l'amour de la patrie m'aveugla sur cet article, tait-ce elle de m'en punir ?
Comment pouvais-je tendre renverser tous les gouvernements, en posant en principes tous ceux du vtre ? Le fait seul dtruit l'accusation. Puisqu'il y avait un gouvernement existant sur mon modle, je ne tendais donc pas dtruire tous ceux qui existaient. Eh ! Monsieur ; si je n'avais fait qu'un systme, vous tes bien sr qu'on n'aurait rien dit. On se fut content de relguer le Contrat social avec la Rpublique de Platon, l'Utopie et les Svarambes dans le pays des chimres. Mais je peignais un objet existant, et l'on voulait que cet objet changet de face. Mon livre portait tmoignage contre l'attentat qu'on allait faire. Voil ce qu'on ne m' a pas pardonn.
Mais voici qui vous paratra bizarre. Mon livre attaque tous les gouvernements, et il n'est proscrit dans aucun ! Il en tablit un seul, il le propose en exemple, et c'est dans celui-l qu'il est brl ! N'est-il pas singulier que les gouvernements attaqus se taisent, et que le gouvernement respect svisse ? Quoi ! Le magistrat de Genve se fait le protecteur des autres gouvernements contre le sien mme ! Il punit son propre citoyen d'avoir prfr les lois de son pays toutes les autres ! Cela est-il concevable, et le croiriez-vous si vous ne l'eussiez vu ? Dans tout le reste de l'Europe quelqu'un s'est-il avis de fltrir l'ouvrage ? Non ; pas mme l'tat o il a t imprim [Dans le fort des premires clameurs causes par les procdures de Paris et de Genve, le magistrat surpris dfendit les deux livres : mais sur son propre examen ce sage magistrat a bien chang de sentiment, surtout quant au Contrat social.]. Pas mme la France o les magistrats sont l-dessus si svres. Y a-t-on dfendu le livre ? Rien de semblable ; on n'a pas laiss d'abord entrer l'dition de Hollande, mais on l'a contrefaite en France, et l'ouvrage y court sans difficult. C'tait donc une affaire de commerce et non de police : on prfrait le profit du libraire de France au profit du libraire tranger. Voil tout.
Le Contrat social n'a t brl nulle part qu' Genve o il n'a pas t imprim ; le seul magistrat de Genve y a trouv des principes destructifs de tous les gouvernements. la vrit, ce magistrat n'a point dit quels taient ces principes, en cela je crois qu'il a fort prudemment fait.
L'effet des dfenses indiscrtes est de n'tre point observes et d'nerver la force de l'autorit. Mon livre est dans les mains de tout le monde Genve, et que n'est-il galement dans tous les coeurs ! Lisez-le, Monsieur, ce livre si dcri, mais si ncessaire ; vous y verrez partout la loi mise au-dessus des hommes ; vous y verrez partout la libert rclame, mais toujours sous l'autorit des lois, sans lesquelles la libert ne peut exister, et sous lesquelles on est toujours libre, de quelque faon qu'on soit gouvern. Par l je ne fais pas, dit-on, ma cour aux puissances : tant pis pour elles ; car je sais leurs vrais intrts, si elles savaient les voir et les suivre. Mais les passions aveuglent les hommes sur leur propre bien. Ceux qui soumettent les lois aux passions humaines sont les vrais destructeurs des gouvernements : voil les gens qu'il faudrait punir.
Les fondements de l'tat sont les mmes dans tous les gouvernements, et ces fondements sont mieux poss dans mon livre que dans aucun autre. Quand il s'agit ensuite de comparer les diverses formes de gouvernement, on ne peut viter de peser sparment les avantages et les inconvnients de chacun : c'est ce que je crois avoir fait avec impartialit. Tout balanc, j'ai donn la prfrence au gouvernement de mon pays. Cela tait naturel et raisonnable ; on m'aurait blm si je ne l'eusse pas fait. Mais je n'ai point donn d'exclusion aux autres gouvernements ; au contraire : j'ai montr que chacun avait sa raison qui pouvait le rendre prfrable tout autre, selon les hommes, les temps et les lieux. Ainsi loin de dtruire tous les gouvernements, je les ai tous tablis.
En parlant du gouvernement monarchique en particulier, j'en ai bien fait valoir l'avantage, et je n en ai pas non plus dguis les dfauts. Cela est, je pense, du droit d'un homme qui raisonne ; et quand je lui aurais donn l'exclusion, ce qu'assurment je n'ai pas fait, s'ensuivrait-il qu'on dt m'en punir Genve ? Hobbes a-t-il t dcrt dans quelque monarchie parce que ses principes sont destructifs de tout gouvernement rpublicain, et fait-on le procs chez les rois aux auteurs qui rejettent et dpriment les rpubliques ? Le droit n'est-il pas rciproque, et les rpublicains ne sont, ils pas souverains dans leur pays comme les rois 1. sont dans le leur ? Pour moi, je n'ai rejet aucun gouvernement, je n'en ai mpris aucun. En les examinant, en les comparant j'ai tenu la balance et j'ai calcul les poids : je n'ai rien fait de plus.
On ne doit punir la raison nulle part, ni mme le raisonnement ; cette punition prouverait trop contre ceux qui l'imposeraient. Les reprsentants ont trs bien tabli que mon livre, o je ne sors pas de la thse gnrale, n'attaquant point le gouvernement de Genve et imprim hors du territoire, ne peut tre considr que dans le nombre de ceux qui traitent du droit naturel et politique, sur lesquels les lois ne donnent au Conseil aucun pouvoir, et qui se sont toujours vendus publiquement dans la ville, quelque principe qu'on y avance et quelque sentiment qu'on y soutienne. Je ne suis pas le seul qui discutant par abstraction des questions de politique ait pu les traiter avec quelque hardiesse, chacun ne le fait pas mais tout homme a droit de le faire ; plusieurs ust de ce droit, et je suis le seul qu'on punisse pour en avoir us. L'infortun Sydney pensait comme moi, mais il agissait ; c'est pour son fait et non pour son livre qu'il eut l'honneur de verser son sang. Althusius en Allemagne s'attira des ennemis, mais on ne s'avisa pas de le poursuivre criminellement. Locke, Montesquieu, l'abb de Saint-Pierre ont trait les mmes matires, et souvent avec la mme libert tout au moins. Locke en particulier les a traites exactement dans les mmes principes que moi. Tous trois sont ns sous des rois, ont vcu tranquilles et sont morts honors dans leurs pays. Vous savez comment j'ai t trait dans le mien.
Aussi soyez sr que loin de rougir de ces fltrissures je ni m'en glorifie, puisqu'elles ne servent qu' mettre en vidence le motif qui me les attire, et que ce motif n'est que d'avoir bien mrit de mon pays. La conduite du Conseil envers moi m'afflige, saris doute, en rompant des noeuds qui m'taient si chers : mais peut-elle m'avilir ? Non, elle m'lve elle ale met au rang de ceux qui ont souffert pour la libert. Mes livres, quoi qu'on fasse, porteront toujours tmoignage d'eux-mmes, et le traitement qu'ils ont reu ne fera que sauver de l'opprobre ceux qui auront l'honneur d'tre brls aprs eux.

SECONDE PARTIE
-------------
SEPTIME LETTRE
--------------

Vous m'aurez trouv diffus, Monsieur ; mais il fallait l'tre, et les sujets que j'avais traiter ne se discutent pas par des pigrammes. D'ailleurs ces sujets m'loignaient moins qu'il ne semble de celui qui vous intresse. En parlant de moi je pensais vous ; et votre question tenait si bien la mienne, que 1 lune est dj rsolue avec l'autre, il ne me reste que la consquence tirer. Partout o l'innocence n'est pas en sret, rien n'y peut tre : partout o les lois sont violes impunment, il n'y a plus de libert. Cependant comme on peut sparer l'intrt d'un particulier de celui du public, vos ides sur ce point sont encore incertaines ; vous persistez vouloir que je vous aide les fixer. Vous demandez quel est l'tat prsent de votre Rpublique, et ce que doivent faire ses citoyens ? Il est plus ais de rpondre la premire question qu' l'autre.
Cette premire question vous embarrasse srement moins par elle-mme que par les solutions contradictoires qu'on lui donne autour de vous. Des gens de trs bon sens vous disent : nous sommes le plus libre de tous les peuples, et d'autres gens de trs bon sens vous disent : nous vivons sous le plus dur esclavage. Lesquels ont raison, me demandez-vous ? Tous, Monsieur, mais diffrents gards : une distinction trs simple les concilie. Rien n'est plus libre que votre tat lgitime ; rien n'est plus servile que votre tat actuel.
Vos lois ne tiennent leur autorit que de vous ; vous ne reconnaissez que celles que vous faites ; vous ne payez que les droits que vous imposez, vous lisez les chefs qui vous gouvernent ; ils n'ont droit de vous juger que par des formes prescrites. En Conseil gnral vous tes lgislateurs, souverains, indpendants de toute puissance humaine ; vous ratifiez les traits, vous dcidez de la paix et de la guerre ; vos magistrats eux-mmes vous traitent de Magnifiques, trs honors et souverains Seigneurs. Voil votre libert : voici votre servitude.
Le corps charg de l'excution de vos lois en est l'interprte et l'arbitre suprme ; il les fait parler comme il lui plat ; il peut les faire taire ; il peut mme les violer sans que vous puissiez y mettre ordre ; il est au-dessus des lois.
Les chefs que vous lisez ont, indpendamment de votre choix, d'autres pouvoirs qu'ils ne tiennent pas de vous, et qu'ils tendent aux dpens de ceux qu'ils en tiennent. Limits dans vos lections un petit nombre d'hommes, tous dans les mmes principes et tous anims du mme intrt, vous faites avec un grand appareil un choix de peu d'importance. Ce qui importerait dans cette affaire serait de pouvoir rejeter tous ceux entre lesquels on vous force de choisir. Dans une lection libre en apparence vous tes si gns de toutes parts que vous ne pouvez pas mme lire un premier syndic ni un syndic de la garde : le chef de la Rpublique et le commandant de la place ne sont pas votre choix.
Si l'on n'a pas le droit de mettre sur vous de nouveaux impts, vous n'avez pas celui de rejeter les vieux. Les finances de l'tat sont sur un tel pied que sans votre concours elles peuvent suffire tout. On n'a donc jamais besoin de vous mnager dans cette vue, et vos droits cet gard se rduisent tre exempts en partie et n'tre jamais ncessaires.
Les procdures qu'on doit suivre en vous jugeant sont prescrites ; mais quand le Conseil veut ne les pas suivre personne ne peut l'y contraindre, ni l'obliger rparer les irrgularits qu'il commet. L-dessus je suis qualifi pour faire preuve, et vous savez si je suis le seul.
En Conseil gnral votre souveraine puissance est enchane : vous ne pouvez agir que quand il plat vos magistrats, ni parler que quand ils vous interrogent. S'ils veulent mme ne point assembler de Conseil gnral, votre autorit, votre existence est anantie, sans que vous puissiez leur opposer que de vains murmures qu'ils sont en possession de mpriser.
Enfin si vous tes souverains seigneurs dans l'assemble, en sortant de l vous n'tes plus rien. Quatre heures par an souverains subordonns, vous tes sujets le reste de la vie et livrs sans rserve la discrtion d'autrui.
Il vous est arriv, Messieurs, ce qu'il arrive tous les gouvernements semblables au vtre. D'abord la puissance lgislative et la puissance excutive qui constituent la souverainet n'en sont pas distinctes. Le peuple souverain veut par lui-mme, et par lui-mme il fait ce qu'il veut. Bientt l'incommodit de ce concours de tous toute chose force le peuple souverain de charger quelques-uns de ses membres d'excuter ses volonts. Ces officiers, aprs avoir rempli leur commission en rendent compte, et rentrent dans la commune galit. Peu peu ces commissions deviennent frquentes, enfin permanentes. Insensiblement il se forme un corps qui agit toujours. Un corps qui agit toujours ne peut pas rendre compte de chaque acte : il ne rend plus compte que des principaux ; bientt il vient bout de n'en rendre d'aucun. Plus la puissance qui agit est active, plus elle nerve la puissance qui veut. La volont d'hier est cense tre aussi celle d'aujourd'hui ; au lieu que l'acte d'hier ne dispense pas d' agir aujourd'hui. Enfin l'inaction de la puissance qui veut la soumet la puissance qui excute ; celle-ci rend peu peu ses actions indpendantes, bientt ses volonts : au lieu d'agir pour la puissance qui veut, elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l'tat qu'une puissance agissante, c'est l'excutive. La puissance excutive n'est que la force, et o rgne la seule force l'tat est dissous. Voil, Monsieur, comment prissent la fin tous les tats dmocratiques.
Parcourez les annales du vtre, depuis le temps o vos syndics, simples procureurs tablis par la communaut pour vaquer telle ou telle affaire, lui rendaient compte de leur commission le chapeau bas, et rentraient l'instant dans l'ordre des particuliers, jusqu' celui o ces mmes syndics, ddaignant les droits de chefs et de juges qu'ils tiennent de leur lection, leur prfrent le pouvoir arbitraire d'un corps dont la communaut n'lit point les membres, et qui s'tablit au-dessus d'elle contre les lois : suivez les progrs qui sparent ces deux termes, vous connatrez quel point vous en tes et par quels degrs vous y tes parvenus.
il y a deux sicles qu'un politique aurait pu prvoir ce qui vous arrive. Il aurait dit : l'institution que vous formez est bonne pour le prsent, et mauvaise pour 1 avenir ; elle est bonne pour tablir la libert publique, mauvaise pour la conserver, et ce qui fait maintenant votre sret sera dans peu la matire de vos chanes. Ces trois corps qui rentrent tellement l'un dans l'autre, que du moindre dpend l'activit du plus grand, sont en quilibre tant que l'action du plus grand est ncessaire et que la lgislation ne peut se passer du lgislateur. Mais quand une fois l'tablissement sera fait, le corps qui l'a form manquant de pouvoir pour le maintenir, il faudra qu'il tombe en ruine, et ce seront vos lois mmes qui causeront votre destruction. Voil prcisment ce qui vous est arriv. C'est, sauf la disproportion, la chute du gouvernement polonais par l'extrmit contraire. La constitution de la Rpublique de Pologne n'est bonne que pour un gouvernement o il n'y a plus rien faire. La vtre, au contraire, n'est bonne qu'autant que le corps lgislatif agit toujours.
Vos magistrats ont travaill de tous les temps et sans relche faire passer le pouvoir suprme du Conseil gnral au petit Conseil par la gradation du Deux-Cent ; mais leurs efforts ont eu des effets diffrents, selon la manire dont ils s'y sont pris. Presque toutes leurs entreprises d'clat ont chou, parce qu'alors ils ont trouv de la rsistance, et que dans un tat tel que le vtre, la rsistance Publique est toujours sre, quand elle est fonde sur les lois.
La raison de ceci est vidente. Dans tout tat la loi parle o parle le souverain. Or dans une dmocratie o le peuple est souverain, quand les division, intestines suspendent toutes les formes et font taire toutes les autorits, la sienne seule demeure, et o se porte alors le plus grand nombre, l rside la loi et l'autorit.
Que si les citoyens et bourgeois runis ne sont pas le souverain, les Conseils sans les citoyens et bourgeois le sont beaucoup moins encore, puisqu'ils n'en font que la moindre partie en quantit, sitt qu'il s'agit de l'autorit suprme, tout rentre Genve dans l'galit, selon les termes de l'dit. Que tous soient contents en degr de citoyens et bourgeois, sans vouloir se prfrer et s'attribuer quelque autorit et seigneurie par-dessus les autres. Hors du Conseil gnral, il n'y a point d'autre souverain que la loi, mais quand la loi mme est attaque par ses ministres, c'est au lgislateur la soutenir. Voil ce qui fait que partout o rgne une vritable libert, dans les entreprises marques le peuple a presque toujours l'avantage.
Mais ce n'est pas par des entreprises marques que vos magistrats ont amen les choses au point o elles sont ; c'est par des efforts modrs et continus, par des changements presque insensibles dont vous ne pouviez prvoir la consquence, et qu' peine mme pouviez-vous remarquer. Il n'est pas possible au peuple de se tenir sans cesse en garde contre tout ce qui se fait, et cette vigilance lui tournerait mme reproche. On l'accuserait d'tre inquiet et remuant, toujours prt s'alarmer sur des riens. Mais de ces riens-l sur lesquels on se tait, le Conseil sait avec le temps faire quelque chose Ce qui se passe actuellement sous vos yeux en est la preuve.
Toute l'autorit de la Rpublique rside dans les syndics qui sont lus dans le Conseil gnral. Ils prtent serment parce qu'il est leur seul suprieur, et ils ne le prtent que dans ce Conseil, parce que c est lui seul qu'ils doivent compte de leur conduite, de leur fidlit remplir le serment qu'ils y ont fait. Ils jurent de rendre bonne et droite justice ; ils sont les seuls magistrats qui jurent cela dans cette assemble, parce qu'ils sont les seuls qui ce droit soit confr par le souverain [Il n'est confr leur lieutenant qu'en sous-ordre, et c'est pour cela qu'il ne prte point serment en Conseil gnral. Mais, dit l'auteur des Lettres, le serment que prtent les membres du Conseil est-il moins obligatoire, et l'excution des engagements contracts avec la divinit mme dpend-elle du lieu dans lequel on les contracte ? Non. sans doute, mais s'ensuit-il qu'il soit indiffrent dans quels lieux et dans quelles mains le serment soit prt, et ce choix ne marque-t-il pas ou par qui l'autorit est confre, ou qui l'on doit compte de l'usage qu'on en fait ? quels hommes d'tat avons-nous a faire s'il faut leur dire ces choses-l ? Les ignorent-ils, ou s'ils feignent de les ignorer ?], et qui l'exercent sous sa seule autorit. Dans le jugement public des criminels ils jurent encore seuls devant le peuple, en se levant [Le Conseil est prsent aussi, mais ses membres ne jurent point et demeurent assis.] et haussant leurs btons, d'avoir fait droit jugement, sans haine ni faveur, priant Dieu de les punir s'ils, ont fiait au contraire ; et jadis les sentences criminelles se rendaient en leur seul nom, sans qu'il ft fait mention d'autre Conseil que de celui des citoyens, comme on le voit par la sentence de Morelli ci-devant transcrite, et par celle de Valentin Gentil rapporte dans les opuscules de Calvin.
Or vous sentez bien que cette puissance exclusive, ainsi reue immdiatement du peuple, gne beaucoup les prtentions du Conseil. Il est donc naturel que pour se dlivrer de cette dpendance il tche d'affaiblir peu peu l'autorit des syndics, de fondre dans le Conseil la juridiction qu'ils ont reue, et de transmettre insensiblement ce corps permanent, dont le peuple n'lit point les membres, le pouvoir grand mais passager des magistrats qu'il lit. Les syndics eux-mmes, loin de s'opposer ce changement doivent aussi le favoriser ; parce qu'ils sont syndics seulement tous les quatre ans, et qu'ils peuvent mme ne pas l'tre ; au lieu que, quoi qu'il arrive, ils sont conseillers toute leur vie, le Grabeau n'tant plus qu'un vain crmonial [Dans la premire institution, les quatre syndics nouvellement lus et les quatre anciens syndics rejetaient tous les ans huit membres des seize restants du petit Conseil et en proposaient huit nouveaux, lesquels passaient ensuite aux suffrages des Deux-Cents, pour tre admis ou rejets. Mais insensiblement on ne rejeta des vieux conseillers que ceux dont la conduite avait donn prise au blme, et lorsqu'ils avaient commis quelque faute grave, on n'attendait pas les lection, pour les punir ; mais on les mettait d'abord en prison, et on leur faisait leur procs comme au dernier particulier. Par cette rgle d'anticiper le chtiment et de le rendre svre, les conseillers rests tant tous irrprochables ne donnaient aucune prise l'exclusion : ce qui changea cet usage en la formalit crmonieuse et vaine qui porte aujourd'hui le nom de Grabeau. Admirable effet des Gouvernements libres o les usurpations mmes ne peuvent s'tablir qu' l'appui de la vertu !
Au reste le droit rciproque des deux Conseils empcherait seul aucun des deux d'oser s'en servir sur l'autre sinon de concert avec lui, de peur de s'exposer aux reprsailles. Le Grabeau ne sert proprement qu' les tenir bien unis contre la bourgeoisie, et faire sauter l'un par l'autre les membres qui n'auraient pas l'esprit du corps.].
Cela gagn, l'lection des syndics deviendra de mme une crmonie tout aussi vaine que l'est dj la tenue des Conseils gnraux, et le petit Conseil verra fort paisiblement les exclusions ou prfrences que le peuple peut donner pour le syndicat ses membres, lorsque tout cela ne dcidera plus de rien.
Il a d'abord pour parvenir cette fin un grand moyen dont le peuple ne peut connatre : c'est la police intrieure du Conseil, dont, quoique rgle par les dits, il peut diriger la forme son gr [C'est ainsi que ds l'anne 1655 le petit Conseil et le Deux-Cent tablirent dans leurs corps la balote et les billets, contre l'dit.], n'ayant aucun surveillant qui l'en empche ; car quant au procureur gnral, on doit en ceci le compter pour rien [Le procureur gnral, tabli pour tre l'homme de la loi, n'est que l'homme du Conseil. Deux causes font presque toujours exercer cette charge contre l'esprit de son institution. L'une est le vice de l'institution mme qui fait de cette magistrature un degr pour parvenir au Conseil : au lieu qu'un procureur gnral ne devait rien voir au-dessus de sa place et qu'il devait lui tre interdit par la loi d'aspirer nulle autre. La seconde cause est l'imprudence du peuple qui confie cette charge des hommes apparents dans le Conseil, ou qui sont de familles en possession d'y entrer, sans considrer qu'ils ne manqueront pas ainsi d'employer contre lui les armes qu'il leur donne pour sa dfense. J'ai ou des Genevois distinguer l'homme du peuple d'avec l'homme de la loi, comme si ce n'tait pas la mme chose. Les procureurs gnraux devraient tre durant leurs six ans les chefs de la bourgeoisie, et devenir son conseil aprs cela : mais ne la voil-t-il pas bien protge et bien conseille, et n'a-t-elle pas fort se fliciter de son choix ?]. Mais cela ne suffit pas encore ; il faut accoutumer le peuple mme ce transport de juridiction. Pour cela on ne commence pas par riger dans d'importantes affaires des tribunaux composs de seuls conseillers, mais on en rige d'abord de moins remarquables sur des objets peu intressants. On . fait ordinairement prsider ces tribunaux par un syndic auquel on substitue quelquefois un ancien syndic, puis un conseiller, sans que personne y fasse attention ; on rpte sans bruit cette manoeuvre jusqu' ce qu'elle fasse usage ; on la transporte au criminel. Dans une occasion plus importante on rige un tribunal pour juger des citoyens. la faveur de la loi des rcusations on fait prsider ce tribunal par un conseiller. Alors le peuple ouvre les yeux et murmure. On lui dit, de quoi vous plaignez-vous ? Voyez les exemples ; nous n'innovons rien.
Voil, Monsieur, la politique de vos magistrats. Ils font leurs innovations peu peu, lentement, sans. que personne en voie la consquence ; et quand enfin l'on s'en aperoit et qu'on y veut porter remde, ils crient qu'on veut innover.
Et voyez, en effet, sans sortir de cet exemple, ce qu'ils ont dit cette occasion. Ils s'appuyaient sur la loi des rcusations : on leur rpond, la loi fondamentale de l'tat veut que les citoyens ne soient jugs que par leurs syndics. Dans la concurrence de ces deux lois celle-ci doit exclure l'autre ; en pareil cas pour les observer toutes deux on devrait plutt lire un syndic ad actum. ce mot, tout est perdu ! Un syndic ad actum ! innovation ! Pour moi, je ne vois rien l de si nouveau qu'ils disent : si c'est le mot, on s'en sert tous les ans aux lections ; et si c'est la chose, elle est encore moins nouvelle ; puisque les premiers syndics qu'ait eus la ville n'ont t syndics qu'ad actum : lorsque le procureur gnral est rcusable, n'en faut-il pas un autre ad actum pour faire ses fonctions ; et les adjoints tirs du Deux-Cent pour remplir les tribunaux, que sont-ils autre chose que des conseillers ad actum ? Quand un nouvel abus s'introduit ce n'est point innover que d'y proposer un nouveau remde ; au contraire, c'est chercher rtablir les choses sur l'ancien pied. Mais ces messieurs n'aiment point qu'on fouille ainsi dans les antiquits de leur ville : ce n'est que dans celle de Carthage et de Rome qu'ils permettent de chercher l'explication de vos lois.
Je n'entreprendrai point le parallle de celles de leurs entreprises qui ont manqu et de celles qui ont russi : quand il y aurait compensation dans le nombre, il n'y en aurait point dans l'effet total. Dans une entreprise excute ils gagnent des forces ; dans une entreprise manque ils ne perdent que du temps. Vous, au contraire, qui ne cherchez et ne pouvez chercher qu' maintenir votre constitution, quand vous perdez, vos pertes sont relles, et quand vous gagnez, vous ne gagnez rien. Dans un progrs de cette espce comment esprer de rester au mme point ?
De toutes les poques qu'offre mditer l'histoire instructive de votre gouvernement, la plus remarquable par sa cause et la plus importante par son effet, est celle qui a produit le rglement de la mdiation. Ce qui donna lieu primitivement cette clbre poque fut une entreprise indiscrte, faite hors de temps par vos magistrats. Ils avaient doucement usurp le droit de mettre des impts. Avant d'avoir assez affermi leur puissance, ils voulurent abuser de ce droit. Au lieu de rserver ce coup pour le dernier l'avidit le leur fit porter avant les autres, et prcisment aprs une commotion qui n'tait pas bien assoupie. Cette faute en attira de plus grandes, difficiles rparer. Comment de si fins politiques ignoraient-ils une maxime aussi simple que celle qu'ils choqurent en cette occasion ? Par tout pays le peuple ne s'aperoit qu'on attente sa libert que lorsqu'on attente sa bourse ; cequ'aussi les usurpateurs adroits se gardent bien de faire que tout le reste ne soit fait. Ils voulurent renverser cet ordre et s'en trouvrent mal [L'objet des impts tablis en 1716 tait la dpense des nouvelles fortifications : le plan de ces nouvelles fortifications tait immense et il a t excut en partie. De si vastes fortifications rendaient ncessaire une grosse garnison, et cette grosse garnison avait pour b ut de tenir les citoyens et bourgeois sous le joug. On parvenait par cette voie former leurs dpens les fers qu'on leur prparait. Le projet tait bien li, mais il marchait dans un ordre rtrograde. Aussi n'a-t-il pu russir.] . Les suites de cette affaire produisirent les mouvement, de 1734 et l'affreux complot qui en fut le fruit.
Ce fut une seconde faute pire que la premire. Tous les avantages du temps sont pour eux ; ils se les tent dans les entreprises brusques, et mettent la machine dans le cas de se remonter tout d'un coup : c'est ce qui faillit arriver dans cette affaire Les vnements qui prcdrent la mdiation leur firent perdre un sicle et produisirent un autre effet dfavorable pour eux. Ce fut d'apprendre l'Europe que cette bourgeoisie qu'ils avaient voulu dtruire et qu'ils peignaient comme une populace effrne, savait garder dans ses avantages la modration qu'ils ne connurent jamais dans les leurs.
Je ne dirai pas si ce recours la mdiation doit tre compt comme une troisime faute. Cette mdiation fut ou parut offerte ; si cette offre fut relle ou sollicite c'est ce que je ne puis ni ne veux pntrer : je sais seulement que tandis que vous couriez le plus grand danger tout garda le silence, et que ce silence ne fut rompu que quand le danger passa dans l'autre parti. Du reste, je veux d'autant moins imputer vos magistrats d'avoir implor la mdiation, qu'oser mme en parler est leurs yeux le plus grand des crimes.
Un citoyen se plaignant d'un emprisonnement illgal, injuste et dshonorant, demandait comment il fallait s'y prendre pour recourir la garantie. Le magistrat auquel il s'adressait osa lui rpondre que cette seule proposition mritait la mort. Or vis--vis du souverain le crime serait aussi grand et plus grand, peut-tre, de la part du Conseil que de la part d'un simple particulier ; et je ne vois pas o l'on en peut trouver un digne de mort dans un second recours, rendu lgitime par la garantie qui fut l'effet du premier.
Encore un coup, je n'entreprends point de discuter une question si dlicate traiter et si difficile rsoudre. J'entreprends simplement d'examiner, sur l'objet qui nous occupe, l'tat de votre gouvernement, fix ci-devant par le rglement des plnipotentiaires, mais dnatur maintenant par les nouvelles entreprises de vos magistrats. Je suis oblig de faire un long circuit pour aller mon but, niais daignez me suivre, et nous nous retrouverons bien.
Je n'ai point la tmrit de vouloir critiquer ce rglement ; au contraire, j'en admire la sagesse et j'en respecte l'impartialit. J'y crois voir les intentions les plus droites et les dispositions les plus judicieuses. Quand on sait combien de choses taient contre vous dans ce moment critique, combien vous aviez de prjugs vaincre, quel crdit surmonter, que de faux exposs dtruire, quand on se rappelle avec quelle confiance vos adversaires comptaient vous craser par les mains d'autrui, l'on ne peut qu'honorer le zle, la constance et les talents de vos dfenseurs, l'quit des puissances mdiatrices et l'intgrit des plnipotentiaires qui ont consomm cet ouvrage de paix.
Quoi qu'on en puisse dire, l'dit de la mdiation a t le salut de la Rpublique, et quand on ne l'enfreindra pas il en sera la conservation. Si cet ouvrage n'est pas parfait en lui-mme, il l'est relativement ; il l'est quant aux temps, aux lieux, aux circonstances, il est le meilleur qui vous pt convenir. Il doit vous tre inviolable et sacr par prudence, quand il ne le serait pas par ncessit, et vous n'en devriez pas ter une ligne, quand vous seriez les matres de l'anantir. Bien plus, la raison mme qui le rend ncessaire, le rend ncessaire dans son entier. Comme tous les articles balancs forment l'quilibre, un seul article altr le dtruit. Plus le rglement est utile, plus il serait nuisible ainsi mutil. Rien ne serait plus dangereux que plusieurs articles pris sparment et dtachs du corps qu'ils affermissent. Il vaudrait mieux que l'difice fut ras qu'branl. Laissez ter une seule pierre de la vote, et vous serez crass sous ses ruines.
Rien n'est plus facile sentir par l'examen des articles dont le Conseil se prvaut et de ceux qu'il veut luder. Souvenez-vous, Monsieur, de l'esprit dans lequel j'entreprends cet examen. Loin de vous conseiller de toucher l'dit de la mdiation, je veux vous faire sentir combien il vous importe de n'y laisser porter nulle atteinte. Si je parais critiquer quelques articles, c'est pour montrer de quelle consquence il serait d'ter ceux qui les rectifient. Si je Parais proposer des expdients qui ne s'y rapportent pas, c'est pour montrer la mauvaise foi de ceux qui trouvent des difficults insurmontables o rien n'est plus ais que de lever ces difficults. Aprs cette explication j'entre en matire sans scrupule, bien persuad que je parle un homme trop quitable pour me prter un dessein tout contraire au mien.
Je sens bien que si je m'adressais aux trangers pour me faire entendre il conviendrait de commencer par un tableau de votre constitution ; mais ce tableau se trouve dj trac suffisamment pour eux dans l'article Genve de M. d'Alembert, et un expos plus dtaill serait superflu pour vous qui connaissez vos lois politiques mieux que moi- mme, ou qui du moins en avez vu le jeu de plus prs. Je me borne donc parcourir les articles du rglement qui tiennent la question prsente et qui peuvent le mieux en fournir la solution.
Ds le premier je vois votre gouvernement compos de cinq ordres subordonns mais indpendants, c'est--dire existant ncessairement, dont aucun ne peut donner atteinte aux droits et attributs d'un autre, et dans ces cinq ordres je vois compris le Conseil gnral. Ds l je vois dans chacun des cinq une portion particulire du gouvernement ; mais je n'y vois point la puissance constitutive qui les tablit, qui les lie, et de laquelle ils dpendent tous : je n'y vois point le souverain. Or dans tout tat politique il faut une puissance suprme, un centre o tout se rapporte, un principe d'o tout drive, un souverain qui puisse tout.
Figurez-vous, Monsieur que quelqu'un vous rendant compte de la constitution de l'Angleterre vous parle ainsi. Le gouvernement de la Grande Bretagne est compos de quatre ordres dont aucun ne peut attenter aux droits et attributions des autres ; savoir, le roi, la Chambre haute, la Chambre basse, et le parlement. Ne diriez-vous pas l'instant ; vous vous trompez : il n'y a que trois ordres. Le parlement qui, lorsque le roi y sige, les comprend tous, n'en est pas un quatrime : il est le tout ; il est le pouvoir unique et suprme duquel chacun tire son existence et ses droits. Revtu de l'autorit lgislative, il peut changer mme la loi fondamentale en vertu de laquelle chacun de ces ordres existe ; il le peut , et de plus, il l'a fait.
Cette rponse est juste, l'application en est claire ; et cependant il y a encore cette diffrence que le parlement d'Angleterre n'est souverain qu'en vertu de la loi et seulement par attribution et dputation. Au lieu que le Conseil gnral de Genve n'est tabli ni dput de personne ; il est souverain de son propre chef : il est la loi vivante et fondamentale qui donne vie et force tout le reste, et qui ne connat d'autres droits que les siens. Le Conseil gnral n'est pas un ordre dans l'tat, il est l'tat mme.
L'article second porte que les syndics ne pourront tre pris que dans le Conseil des Vingt-Cinq. Or les syndics sont des magistrats annuels que le peuple lit et choisit, non seulement pour tre ses juges, mais pour tre ses protecteurs au besoin contre les membres perptuels des Conseils, qu'il ne choisit pas [En attribuant la nomination des membres du petit Conseil aux Deux-Cents rien n'tait plus ais que d'ordonner cette attribution selon la loi fondamentale. Il suffisait pour cela d'ajouter qu'on ne pourrait entrer au Conseil qu'aprs avoir t auditeur. De cette manire la gradation des charges tait mieux observe, et les trois Conseils concouraient au choix de celui qui fait tout mouvoir ; ce qui tait non seulement important mais indispensable, pour maintenir l'unit de la constitution. Les Genevois pourront ne pas sentir l'avantage de cette clause, vu que le choix des auditeurs est aujourd'hui de peu d'effet ; mais on l'et considre bien diffremment quand cette charge ft devenue la seule porte du Conseil.].
L'effet de cette restriction dpend de la diffrence qu'il y a entre l'autorit des membres du Conseil et celle des syndics. Car si la diffrence n'est trs grande, et qu'un syndic n'estime plus son autorit annuelle comme syndic que son autorit perptuelle comme conseiller, cette lection lui sera presque indiffrente ; il fera peu pour l'obtenir et ne fera rien pour la justifier. Quand tous les membres du Conseil anims du mme esprit suivront les mmes maximes, le peuple, sur une conduite commune tous ne pouvant donner d'exclusion personne, ni choisir que des syndics dj conseillers, loin de s'assurer par cette lection des patrons contre les attentats du Conseil, ne fera que donner au Conseil de nouvelles forces pour opprimer la libert.
Quoique ce mme choix et lieu pour l'ordinaire dans l'origine de l'institution, tant qu'il fut libre il n'eut pas la mme consquence. Quand le peuple nommait les conseillers lui-mme, ou quand il les nommait indirectement par les syndics qu'il avait nomms, il lui tait indiffrent et mme avantageux de choisir ses syndics parmi des conseillers dj de son choix [Le petit Conseil dans son origine n'tait qu'un choix fait entre le peuple, par les syndics, de quelques notables ou prud'hommes pour leur servir d'assesseurs. Chaque syndic en choisissait quatre ou cinq dont les fonctions finissaient avec les siennes : quelquefois mme il les changeait durant le cours de son syndicat. Henri dit d'Espagne fut le premier conseiller vie en 1487, et il fut tabli par le Conseil gnral. Il n'tait pas mme ncessaire d'tre citoyen pour remplir ce poste. La loi n'en fut faite qu' l'occasion d'un certain Michel Guillet de Thonon, qui, ayant t mis du Conseil troit, s'en fit chasser pour avoir us de mille finesses ultramontaines qu'il apportait de Rome o il avait t nourri. Les magistrats de la ville, alors vrais Genevois et pres du peuple, avaient toutes ces subtilits en horreur.], et il tait sage alors de prfrer des chefs dj verss dans les affaires : mais une considration plus importante et d l'emporter aujourd'hui sur celle-l. Tant il est vrai qu'un mme usage a des effets diffrents par les changements des usages qui s'y rapportent, et qu'en pareil cas c'est innover que n'innover pas !
L'article III du rglement est le plus considrable. Il traite du Conseil gnral lgitimement assembl : il en traite pour fixer les droits et butions qui lui sont propres, et il lui en rend plusieurs que les Conseils infrieurs avaient usurps. es droits en totalit sont grands et beaux, sans doute, mais premirement ils sont spcifis, et par cela seul limits ; ce qu'on pose exclut ce qu'on ne pose pas, et mme le mot limits est dans l'article. Or il est de l'essence de la puissance souveraine de ne pouvoir tre limite : elle peut tout ou elle n'est rien. Comme elle contient minemment toutes les puissances actives de l'tat et qu'il n'existe que par elle, elle n'y peut reconnatre d'autres droits que les siens et ceux qu'elle communique. Autrement les possesseurs de ces droits ne feraient point partie du corps politique ; ils lui seraient trangers par ces droits qui ne seraient pas en lui, et la personne morale manquant d'unit s'vanouirait.
Cette limitation mme est positive en ce qui concerne les impts. Le Conseil souverain lui-mme n'a pas le droit d'abolir ceux qui taient tablis avant 1714. Le voil donc cet gard soumis une puissance suprieure. Quelle est cette puissance ?
Le pouvoir lgislatif consiste en deux choses insparables : faire les lois et les maintenir ; c'est--dire, avoir inspection sur le pouvoir excutif. Il n'y a point d'tat au monde o le souverain n'ait cette inspection. Sans cela toute liaison, toute subordination manquant entre ces deux pouvoirs, le dernier ne dpendrait point de l'autre ; l'excution n'aurait aucun rapport ncessaire aux lois ; la loi ne serait qu'un mot, et ce mot ne signifierait rien. Le Conseil gnral eut de tout temps ce droit de protection sur son propre ouvrage, il l'a toujours exerc : cependant il n'en est point parl dans cet article, et s'il n'y tait suppl dans un autre, par ce seul silence votre tat serait renvers. Ce point est important et j'y reviendrai ci-aprs.
Si vos droits sont borns d'un ct dans cet Article, ils y sont tendus de l'autre par les paragraphes 3 et 4 : mais cela fait-il compensation ? Par les principes tablis dans le Contrat social, on voit que malgr l'opinion commune, les alliances d'tat tat, les dclarations de guerre et les traits de paix ne sont pas des actes de souverainet mai, de gouvernement, et ce sentiment est conforme l'usage des nations qui ont le mieux connu les vrais principes du droit politique. L'exercice extrieur de la puissance ne convient point au peuple ; les grandes maximes d'tat ne sont pas sa porte ; il doit s'en rapporter l-dessus ses chefs qui, toujours plus clairs que lui sur ce point, n'ont gure intrt faire au-dehors des traits dsavantageux la patrie ; l'ordre veut qu'il leur laisse tout l'clat extrieur et qu'il s'attache uniquement an solide. Ce qui importe essentiellement chaque citoyen c'est l'observation des lois au-dedans, la proprit des biens, la sret des particuliers. Tant que tout ira bien sur ces trois points, laissez les Conseils ngocier et traiter avec l'tranger ; ce n'est pas de l que viendront vos dangers les plus craindre. C'est autour des individus qu'il faut rassembler les droits du peuple, et quand on peut l'attaquer sparment on le subjugue toujours. Je pourrais allguer la sagesse des Romains qui, laissant au Snat un grand pouvoir au-dehors le foraient dans la ville respecter le dernier citoyen ; mais n'allons pas si loin chercher des modles. Les bourgeois de Neufchtel se sont conduits bien plus sagement sous leurs princes que vous sous vos magistrats [Ceci soit dit en mettant part les abus, qu'assurment je suis bien loign d'approuver.]. Ils ne font ni la paix ni la guerre, ils ne ratifient point les traits ; mais ils jouissent en sret de leurs franchises ; et comme la loi n'a point prsum que dans une petite ville un petit nombre d'honntes bourgeois seraient des sclrats, on ne rclame point dans leurs murs, on n'y connat pas mme l'odieux droit d'emprisonner sans formalits. Chez vous on s'est toujours laiss sduire l'apparence, et l'on a nglig l'essentiel. On s'est trop occup du Conseil gnral, et pas assez de ses membres : il fallait moins songer l'autorit, et plus la libert. Revenons aux Conseils gnraux.
Outre les limitations de l'article III, les articles v et VI en offrent de bien plus tranges. Un corps souverain qui ne peut ni se former ni former aucune opration de lui-mme, est soumis absolument, quant son activit et quant aux matires qu'il traite, des tribunaux subalternes. Comme ces tribunaux n'approuveront certainement pas des propositions qui leur seraient en particulier prjudiciables, si l'intrt de l'tat se trouve en conflit avec le leur, le dernier a toujours la prfrence, parce qu'il n'est permis au lgislateur de connatre que de ce qu'ils ont approuv.
A force de tout soumettre la rgle on dtruit la premire des rgles, qui est la justice et le bien public. Quand les hommes sentiront-ils qu'il n'y a point de dsordre aussi funeste que le pouvoir arbitraire, avec lequel ils pensent y remdier ? Ce pouvoir est lui-mme le pire de tous les dsordres : employer un tel moyen pour les prvenir, c'est tuer les gens afin qu'ils n'aient pas la fivre. Une grande troupe forme en tumulte peut faire beaucoup de mal. Dans une assemble nombreuse, quoique rgulire, si chacun peut dire et proposer ce qu'il veut, on perd bien du temps couter des folies et l'on peut tre en danger d'en faire. Voil des vrits incontestables ; mais est-ce prvenir l'abus d'une manire raisonnable, que de faire dpendre cette assemble uniquement de ceux qui voudraient l'anantir, et que nul n'y puisse rien proposer que ceux qui ont le plus grand intrt de lui nuire ? Car, Monsieur, n'est-ce pas exactement l l'tat des choses, et y a-t-il un seul Genevois qui puisse douter que si l'existence du Conseil gnral dpendait tout fait du petit Conseil, le Conseil gnral ne ft pour jamais supprim ?
Voil pourtant le corps qui seul convoque ces assembles et qui seul y propose ce qu'il lui plat : car pour le Deux-Cent il ne fait que rpter les ordres du petit Conseil, et quand une fois celui-ci sera dlivr du Conseil gnral le Deux-Cent ne l'embarrassera gure ; il ne fera que suivre avec lui la route qu'il a fraye avec vous.
Or qu'ai-je craindre d'un suprieur incommode dont je n'ai jamais besoin, qui ne peut se montrer que quand je le lui permets, ni rpondre que quand je l'interroge ? Quand je l'ai rduit ce point ne puis-je pas m'en regarder comme dlivr ?
Si l'on dit que la loi de l'tat a prvenu l'abolition des Conseils gnraux en les rendant ncessaires l'lection des magistrats et la sanction des nouveaux dits ; je rponds, quant au premier point, que toute la force du gouvernement tant passe des mains des magistrats lus par le peuple dans celles du petit Conseil qu'il n'lit point et d'o se tirent les principaux de ces magistrats, l'lection et l'assemble o elle se fait ne sont plus qu'une vaine formalit sans consistance, et que des Conseils gnraux tenus pour cet unique objet peuvent tre regards comme nuls. Je rponds encore que par le tour que prennent les choses il serait mme ais d'luder cette loi sans que le cours des affaires en ft arrt : car supposons que, soit par la rejection de tous les sujets prsents, soit sous d'autres prtextes, on ne procde point l'lection des syndics, le Conseil, dans lequel leur juridiction se fond insensiblement, ne l'exercera-t-il pas leur dfaut, comme il l'exerce ds prsent indpendamment d'eux ? N'ose-t-on pas dj vous dire que le petit Conseil, mme sans les syndics, est le gouvernement ? Donc sans les syndics l'tat n'en sera pas moins gouvern. Et quant aux nouveaux dits, je rponds qu'ils ne seront jamais assez ncessaires pour qu' l'aide des anciens et de ses usurpations, ce mme Conseil ne trouve aisment le moyen d'y suppler. Qui se met au-dessus des anciennes lois peut bien se passer des nouvelles.
Toutes les mesures sont prises pour que vos assembles gnrales ne soient jamais ncessaires. Non seulement le Conseil priodique institu ou plutt rtabli [Ces Conseils priodiques sont aussi anciens que la lgislation comme on le voit par le dernier article de l'ordonnance ecclsiastique. Dans celle de 1576 imprime en 1735 ces Conseils sont fixs de cinq en cinq ans ; mais dans l'ordonnance de 1561 imprime en 1562 ils taient fixes de trois en trois ans. Il n'est pas raisonnable de dire que ces Conseils n'avaient pour objet que la lecture de cette ordonnance, puisque l'impression qui en fut faite en mme temps donnait chacun la facilit de la lire toute heure son aise, sans qu'on et besoin pour cela seul de l'appareil d'un Conseil gnral. Malheureusement on a pris grand soin d'effacer bien des traditions anciennes qui seraient maintenant d'un grand usage pour l'claircissement des dits.] l'an 1707 n'a jamais t tenu qu'une fois et seulement pour l'abolir [J'examinerai ci-aprs cet dit d'abolition.], mais par le paragraphe 5 du troisime article du rglement il a t pourvu sans vous et pour toujours aux frais de l'administration. Il n'y a que le seul cas chimrique d'une guerre indispensable o le Conseil gnral doive absolument tre convoqu.
Le petit Conseil pourrait donc supprimer absolument les Conseils gnraux sans autre inconvnient que de s'attirer quelques reprsentations qu'il est en possession de rebuter, ou d'exciter quelque, vains murmures qu'il peut mpriser sans risque, car par les articles VII, XXIII, XXIV, XXV, XLIII, toute espce de rsistance est dfendue en quelque cas que ce puisse tre, et les ressources qui sont hors de la constitution n'en font pas partie et n'en corrigent pas les dfauts.
Il ne le fait pas, toutefois, parce qu'au fond cela lui est trs indiffrent, et qu'un simulacre de libert fait endurer plus patiemment la servitude. Il vous amuse peu de frais, soit par des lections sans consquence quant au pouvoir qu'elles confrent et quant au choix des sujets lus, soit par des lois qui paraissent importantes, mais qu'il a soin de rendre vaines, et ne les observant qu'autant qu'il lui plat.
D'ailleurs on ne peut rien proposer dans ces assembles, on n'y peut rien discuter, on n'y peut dlibrer sur rien. Le petit Conseil y prside, et par lui-mme, et par les syndics qui n'y portent que l'esprit du corps. L-mme il est magistrat encore et matre de son souverain. N'est-il pas contre toute raison que le corps excutif rgle la police du corps lgislatif, qu'il lui prescrive les matires dont il doit connatre, qu'il lui interdise le droit d'opiner, et qu'il exerce sa puissance absolue jusque dans les actes faits pour la contenir ?
Qu'un corps si nombreux [Les Conseils gnraux taient autrefois trs frquents Genve, et tout ce qui se faisait de quelque importance y tait port. En 1707 M. le syndic Chouet disait dans une harangue devenue clbre que de cette frquence venait jadis la faiblesse et le malheur de l'tat ; nous verrons bientt ce qu'il en faut croire. Il insiste aussi sur l'extrme augmentation du nombre des membres, qui rendrait aujourd'hui cette frquence impossible, affirmant qu'autrefois cette assemble ne passait pas deux trois cents, et qu'elle est prsent de treize quatorze cents. Il y a des deux ctes beaucoup d'exagration.
Les plus anciens Conseils gnraux taient au moins de cinq six cents membres ; on serait peut-tre bien embarrass d'en citer un seul qui n'ait t que de deux ou trois cents. En 1420 on y en compta 720 stipulants pour tous les autres, et peu de temps aprs on reut encore plus de deux cents bourgeois.
Quoique la ville de Genve soit devenue plus commerante et plus riche, elle n'a pu devenir beaucoup plus peuple, les fortifications n'ayant pas permis d'agrandir l'enceinte de ses murs et ayant fait raser ses faubourgs. D'ailleurs, presque sans territoire et la merci de ses voisins pour sa subsistance, elle n'aurait pu s'agrandir sans s'affaiblir. En 1404 on y compta treize cents feux faisant au moins treize mille mes. Il n'y en a gure plus de vingt mille aujourd'hui ; rapport bien loign de celui de 3 14. Or de ce nombre il faut dduire encore celui des natifs, habitants, trangers, qui n'entrent pas au Conseil gnral ; nombre fort augment relativement celui des bourgeois depuis le refuge des Franais et le progrs de l'industrie. Quelques Conseils gnraux sont alls de nos jours quatorze et mme quinze cents ; mais communment ils n'approchent pas de ce nombre ; si quelques-uns mme vont treize, ce n'est que dans des occasions critiques o tous les bons citoyens croiraient manquer leur serment de s'absenter, et o les magistrats, de leur ct, font venir du dehors leurs clients pour favoriser leurs manoeuvres ; or ces manoeuvres, inconnues au quinzime sicle n'exigeaient point alors de pareils expdients. Gnralement le nombre ordinaire roule entre huit neuf cents ; quelquefois il reste au-dessous de celui de l'an 1420, surtout lorsque l'assemble se tient en t et qu'il s'agit de choses peu importantes. J'ai moi-mme assist en 1754 un Conseil gnral qui n'tait certainement pas de sept cents membres.
Il rsulte de ces diverses considrations que, tout balanc le Conseil gnral est peu prs aujourd'hui, quant au nombre : ce qu'il tait il y a deux ou trois sicles, ou du moins que la diffrence est peu considrable. Cependant tout le monde y parlait alors ; la police et la dcence qu'on y voit rgner aujourd'hui n'taient pas tablies. On criait quelquefois ; mais le peuple tait libre, le magistrat respect, et le Conseil s'assemblait frquemment. Donc M. le syndic Chouet accusait faux, et raisonnait mal.] ait besoin de police et d'ordre, je l'accorde : mais que cette police et cet ordre ne renversent pas le but de son institution. Est-ce donc une chose plus difficile d'tablir la rgle sans servitude entre quelques centaines d'hommes naturellement graves et froids, qu'elle ne l'tait Athnes, dont on nous parle, dans l'assemble de plusieurs milliers de citoyens emports, bouillants et presque effrns, qu'elle ne l'tait dans la capitale du monde, o le peuple en corps exerait en partie la puissance excutive, et qu'elle ne l'est aujourd'hui mme dans le grand Conseil de Venise, aussi nombreux que votre Conseil gnral ? On se plaint de l'impolice qui rgne dans le parlement d'Angleterre ; et toutefois dans ce corps compos de plus de sept cents membres, o se traitent de si grandes affaires, o tant d'intrts se croisent, o tant de cabales se forment, o tant de ttes s'chauffent, o chaque membre a le droit de parler, tout se fait, tout s'expdie, cette grande monarchie va son train ; et chez vous o les intrts sont si simples, si peu compliqus, o l'on n'a, pour ainsi dire rgler que les affaires d'une famille, on vous fait peur des orages comme si tout allait renverser ! Monsieur, la police de votre Conseil gnral est la chose du monde la plus facile ; qu'on veuille sincrement l'tablir pour le bien public, alors tout y sera libre et tout s'y passera plus tranquillement qu'aujourd'hui.
Supposons que dans le rglement on et pris la mthode oppose celle qu'on a suivie ; qu'au lieu de fixer les droits du Conseil gnral on et fix ceux des autres Conseils, ce qui par l mme et montr les siens ; convenez qu'on et trouv dans le seul petit Conseil un assemblage de pouvoirs bien trange pour un tat libre et dmocratique, dans des chefs que le peuple ne choisit point et qui restent en place toute leur vie.
D'abord l'union de deux choses partout ailleurs incompatibles ; savoir, l'administration des affaires de l'tat et l'exercice suprme de la justice sur les biens, la vie et l'honneur des citoyens. Un ordre, le dernier de tous par son rang et le premier par sa puissance.
Un Conseil infrieur sans lequel tout est mort dans la Rpublique ; qui propose seul, qui dcide le premier, et dont la seule voix, mme dans son propre fait, permet ses suprieurs d'en avoir une.
Un corps qui reconnat l'autorit d'un autre, et qui seul a la nomination des membres de ce corps auquel il est subordonn.
Un tribunal suprme duquel on appelle, ou bien au contraire, un juge infrieur qui prside dans les tribunaux suprieurs au sien.
Qui, aprs avoir sig comme juge infrieur dans le tribunal dont on appelle, non seulement va siger comme juge suprme dans le tribunal o est appel, mais n'a dans ce tribunal suprme que les collgues qu'il s'est lui-mme choisis.
Un ordre, enfin, qui seul a son activit propre, qui donne tous les autres la leur, qui dans tous soutenant les rsolutions qu'il a prises, opine deux fois et vote trois [Dans un tat qui se gouverne en rpublique et o l'on parle la langue franaise, il faudrait se faire un langage part pour le gouvernement. Par exemple, dlibrer, opiner, voter, sont trois choses trs diffrentes et que les Franais ne distinguent pas assez. Dlibrer, c'est peser le pour et le contre ; opiner c'est dire son avis et le motiver ; voter c'est son suffrage, quand il ne reste plus qu' recueillir les voix. On met d'abord la matire en dlibration. Au premier tour on opine ; on vote au dernier. Les tribunaux ont partout peu prs les mmes formes, mais comme dans les monarchies le public n' a pas besoin d'en apprendre les termes, ils restent consacrs au barreau. C'est par une autre inexactitude de la langue en ces matires que M. de Montesquieu, qui la savait si bien, n'a pas laiss de dire toujours la puissance excutrice, blessant ainsi l'analogie, et faisant adjectif le mot excuteur qui est substantif. C'est la mme faute que s'il et dit : le pouvoir lgislateur.].
L'appel du petit Conseil au Deux-Cent est un vritable jeu d'enfant. C'est une farce en politique, s'il en ft jamais. Aussi n'appelle-t-on pas proprement cet appel un appel, c'est une grce qu'on implore en justice, un recours en cassation d'arrt ; on rie comprend pas ce que c'est. Croit-on que si le petit Conseil n'et bien senti que ce dernier recours tait sans consquence, il s'en ft volontairement dpouill comme il fit ? Ce dsintressement n'est pas dans ses maximes.
Si les jugements du petit Conseil ne sont pas toujours confirms en Deux-Cent, c'est dans les affaires particulires et contradictoires o il n'importe gure au magistrat laquelle des deux parties perde ou gagne son procs. Mais dans les affaires qu'on poursuit d'office, dans toute affaire o le Conseil lui-mme prend intrt, le Deux-Cent rpare-t-il jamais ses injustices, protge-t-il jamais l'opprim, ose-t-il ne pas confirmer tout ce qu'a fait le Conseil, usa-t-il jamais une seule fois avec honneur de son droit de faire grce ? Je rappelle regret des temps dont la mmoire est terrible et ncessaire. Un citoyen que le Conseil immole sa vengeance a recours au Deux-Cent ; l'infortun s'avilit jusqu' demander grce ; son innocence n'est ignore de personne ; toutes les rgles ont t violes dans son procs : la grce est refuse, et l'innocent prit. Fatio sentit si bien l'inutilit du recours au Deux-Cent qu'il ne daigna pas s'en servir.
Je vois clairement ce qu'est le Deux-Cent Zurich, Berne, Fribourg et dans les autres tats aristocratiques ; mais je ne saurais voir ce qu'il est dans votre constitution ni quelle place il y tient. Est-ce un tribunal suprieur ? En ce cas, il est absurde que le tribunal infrieur y sige. Est-ce un corps qui reprsente le souverain ? En ce cas c'est au reprsent de nommer son reprsentant. L'tablissement du Deux-Cent ne peut avoir d'autre fin que de modrer le pouvoir norme du petit Conseil ; et au contraire, il ne fait que donner plus de poids ce mme pouvoir. Or tout corps qui agit constamment contre l'esprit de son Institution est mal institu.
Que sert d'appuyer ici sur des choses notoires qui ne sont ignores d'aucun Genevois ? Le Deux-Cent n'est rien par lui-mme ; il n'est que le petit Conseil qui reparat sous une autre forme. Une seule fois il voulut tcher de secouer le joug de ses matres et se donner une existence indpendante, et par cet unique effort l'tat faillit tre renvers. Ce n'est qu'au seul Conseil gnral que le Deux-Cent doit encore une apparence d'autorit. Cela se vit bien clairement dans l'poque dont je parle, et cela se verra bien mieux dans la suite, si le petit Conseil parvient son but : ainsi quand de concert avec ce dernier le Deux-Cent travaille dprimer le Conseil gnral, il travaille sa propre ruine, et s'il croit suivre les brises du Deux-Cent de Berne, il prend bien grossirement le chang, mais on a presque toujours vu dans ce corps peu de lumires et moins de courage, et cela ne peut gure tre autrement par la manire dont il est rempli [Ceci s'entend en gnral et seulement de l'esprit du corps : car je sais qu'il y a dans le Deux-Cent des membres trs clairs et qui ne manquent pas de zle : mais incessamment sous les yeux du petit Conseil, livrs sa merci sans appui, sans ressource, et sentant bien qu'ils seraient abandonns de leur corps, ils s'abstiennent de tenter des dmarches inutiles qui ne feraient que les compromettre et les perdre. La vile tourbe bourdonne et triomphe. Le sage se tait et gmit tout bas. Au reste le Deux-Cent n'a pas toujours t dans le discrdit o il est tomb. Jadis il jouit de la considration publique et de la confiance des citoyens : aussi lui laissaient-ils sans inquitude exercer les droits du Conseil gnral, que le petit Conseil tcha des lors d'attirer lui par cette voie indirecte. Nouvelle preuve de ce qui sera dit plus bas, que la bourgeoisie de Genve est peu remuante et ne cherche gure s'intriguer des affaires d'tat. ].
Vous voyez, Monsieur, combien au lieu de spcifier les droits du Conseil souverain, il et t plus utile de spcifier les attributions des corps qui lui sont subordonns, et sans aller plus loin, vous voyez plus videmment encore que, par la force de certains articles pris sparment, le petit Conseil est l'arbitre suprme des lois et par elles du sort de tous les particuliers. Quand on considre les droits des citoyens et bourgeois assembls en Conseil gnral, rien n'est plus brillant : Mais considrez hors de l ces mmes citoyens et bourgeois comme individus ; que sont-ils, que deviennent-ils ? Esclaves d'un pouvoir arbitraire, ils sont livrs sans dfense la merci de vingt-cinq despotes ; les Athniens du moins en avaient trente. Et que dis-je vingt-cinq ? Neuf suffisent pour un jugement civil, treize pour un jugement criminel [dits civils tit. I, art. XXXVI.]. Sept ou huit d'accord dans ce nombre vont tre pour vous autant de dcemvirs ; encore les dcemvirs furent-ils lus par le peuple ; au lieu qu'aucun de ces juges n'est de votre choix ; et l'on appelle cela tre libre !

HUITIME LETTRE
--------------

J'ai tir, Monsieur, l'examen de votre gouvernement prsent du rglement de la mdiation par lequel ce gouvernement est fix ; mais loin d'imputer aux mdiateurs d'avoir voulu vous rduire en servitude, je prouverais aisment au contraire qu'ils ont rendu votre situation meilleure plusieurs gards qu'elle n'tait avant les troubles qui vous forcrent d'accepter leurs bons offices. Ils ont trouv une ville en armes ; tout tait leur arrive dans un tat de crise et de confusion qui ne leur permettait pas de tirer de cet tat la rgle de leur ouvrage. Ils sont remonts aux temps pacifiques, ils ont tudi la constitution primitive de votre gouvernement ; dans les progrs qu'il avait dj faits, pour le remonter il et fallu le refondre : la raison, l'quit ne permettaient pas qu'ils vous en donnassent un autre, et vous ne l'auriez pas accept. N'en pouvant donc ter les dfauts, ils ont born leurs soins l'affermir tel que l'avaient laiss vos pres ; ils l'ont corrig mme en divers points, et des abus que je viens de remarquer, il n'y en a pas un qui n'existt dans la Rpublique longtemps avant que les mdiateurs en eussent pris connaissance. Le seul tort qu'ils semblent vous avoir fait a t d'ter au lgislateur tout exercice du pouvoir excutif et l'usage de la force l'appui de la justice ; mais en vous donnant une ressource aussi sre et plus lgitime, ils ont chang ce mal apparent en un vrai bienfait : en se rendant garants de vos droits ils vous ont dispenss de les dfendre vous-mmes. Eh ! dans la misre des choses humaines quel bien vaut la peine d'tre achet du sang de nos frres ? La libert mme est trop chre ce prix.
Les mdiateurs ont pu se tromper, ils taient hommes ; mais ils n'ont point voulu vous tromper ; ils ont voulu tre justes. Cela se voit, mme cela se prouve ; et tout montre, en effet, que ce qui est quivoque ou dfectueux dans leur ouvrage vient souvent de ncessit, quelquefois d'erreur, jamais de mauvaise volont. Ils avaient concilier des choses presque incompatibles, les droits du peuple et les prtentions du Conseil, l'empire des lois et la puissance des hommes, l'indpendance de l'tat et la garantie du rglement. Tout cela ne pouvait se faire sans un peu de contradiction, et c'est de cette contradiction que votre magistrat tire avantage, en tournant tout en sa faveur, et faisant servir la moiti de vos lois violer l'autre.
Il est clair d'abord que le rglement lui-mme n'est point une loi que les mdiateurs aient voulu imposer la Rpublique, mais seulement un accord qu'ils ont tabli entre ses membres, et qu'ils n'ont par consquent port nulle atteinte sa souverainet. Cela est clair, dis-je par l'article XLIV, qui laisse au Conseil gnral lgitimement assembl le droit de faire aux articles du rglement tel changement qu'il lui plat. Ainsi les mdiateurs ne mettent point leur volont au dessus de la sienne, ils n'interviennent qu'en cas de division. C'est le sens de l'article XV.
Mais de l rsulte aussi la nullit des rserves et limitations donnes dans l'article III aux droits et attributions du Conseil gnral : car si le Conseil gnral dcide que ces rserves et limitations ne borneront plus sa puissance, elles ne la borneront plus ; et quand tous les membres d'un tat souverain rglent son pouvoir sur eux-mmes, qui est-ce qui a droit de s'y opposer ? Les exclusions qu'on peut infrer de l'article III ne signifient donc autre chose, sinon que le Conseil gnral se renferme dans leurs limites jusqu' ce qu'il trouve propos de les passer.
C'est ici l'une des contradictions dont j'ai parl, et l'on en dmle aisment la cause. Il tait d'ailleurs bien difficile aux plnipotentiaires pleins des maximes de gouvernements tout diffrents, d'approfondir assez les vrais principes du vtre. La Constitution dmocratique a jusqu' prsent t mal examine. Tous ceux qui en ont parl, ou ne la connaissaient pas, ou y prenaient trop peu d'intrt, ou avaient intrt de la prsenter sous un faux jour. Aucun d'eux n'a suffisamment distingu le souverain du gouvernement, la puissance lgislative de l'excutive. Il n'y a point d'tat o ces deux pouvoirs soient si spars, et o l'on ait tant affect de les confondre. Les uns s'imaginent qu'une dmocratie est un gouvernement o tout le peuple est magistrat et juge. D'autres ne voient la libert que dans le droit d'lire ses chefs, et n'tant soumis qu' des princes, croient que celui qui commande est toujours le souverain. La constitution dmocratique est certainement le chef-d'oeuvre de l'art politique : mais plus l'artifice en est admirable, moins il appartient tous les yeux de le pntrer. N'est-il pas vrai, Monsieur, que la premire prcaution de n'admettre aucun Conseil gnral lgitime que sous la convocation du petit Conseil, et la seconde prcaution de n'y souffrir aucune proposition qu'avec l'approbation du petit Conseil, suffisaient seules pour maintenir le Conseil gnral dans la plus entire dpendance ? La troisime prcaution d'y rgler la comptence des matires tait donc la chose du monde la plus superflue ; et quel et t l'inconvnient de laisser au Conseil gnral la plnitude des droits suprmes, puisqu'il n'en peut faire aucun usage qu'autant que le petit Conseil le lui permet ? En ne bornant pas les droits de la puissance souveraine on ne la rendait pas dans le fait moins dpendante et l'on vitait une contradiction : ce qui prouve que c'est pour n'avoir pas bien connu votre constitution qu'on a pris des prcautions vaines en elles-mmes et contradictoires dans leur objet.
On dira que ces limitations avaient seulement pour fin de marquer les cas o les Conseils infrieurs seraient obligs d'assembler le Conseil gnral. J'entends bien cela ; mais n'tait-il pas plus naturel et plus simple de marquer les droits qui leur taient attribus eux-mmes, et qu'ils pouvaient exercer sans le concours du Conseil gnral ? Les bornes taient-elles moins fixes par ce qui est au-de que par ce qui est au-del, et lorsque les Conseils infrieurs voulaient passer ces bornes, n'est-il pas clair qu'ils avaient besoin d'tre autoriss ? Par l, je l'avoue, on mettait plus en vue tant de pouvoirs runis dans les mmes mains, mais on prsentait les objets dans leur jour vritable, on tirait de la nature de la chose le moyen de fixer les droits respectifs des divers corps, et l'on sauvait toute contradiction.
A la vrit l'auteur des Lettres prtend que le petit Conseil tant le gouvernement mme doit exercer ce titre toute l'autorit qui n'est pas attribue aux autres corps de l'tat, mais c'est supposer la sienne antrieure aux dits, c'est supposer que le petit Conseil, source primitive de la puissance, garde ainsi tous les droits qu'il n'a pas alins. Reconnaissez-vous, Monsieur, dans ce principe celui de votre constitution ? Une preuve si curieuse mrite de nous arrter un moment.
Remarquez d'abord qu'il s'agit l [Lettres crites de la campagne, p. 66.] du pouvoir du petit Conseil, mis en opposition avec celui des syndics, c'est--dire, de chacun de ces deux pouvoirs spar de l'autre. L'dit parle du pouvoir des syndics sans le Conseil, il ne parle point du pouvoir du Conseil sans les syndics ; pourquoi cela ? Parce que le Conseil sans les syndics est le gouvernement. Donc le silence mme des dits sur le pouvoir du Conseil loin de prouver la nullit de ce pouvoir en prouve l'tendue. Voil, sans doute, une conclusion bien neuve. Admettons-la toutefois, pourvu que l'antcdent soit prouv.
Si c'est parce que le petit Conseil est le gouvernement que les dits ne parlent point de son pouvoir, ils diront du moins que le petit Conseil est le gouvernement ; moins que de preuve en preuve leur silence n'tablisse toujours le contraire de ce qu'ils ont dit.
Or je demande qu'on me montre dans vos dits o il est dit que le petit Conseil est le Gouvernement, et en attendant je vais vous montrer, moi, o il est dit tout le contraire. Dans l'dit politique de 1568, je trouve le prambule conu en ces termes. Pour ce que le gouvernement et l'tat de cette Ville consiste par quatre syndicques, le Conseil des Vingt-Cinq, le Conseil des Soixante, des Deux-Cents, du gnral, et un lieutenant en la justice ordinaire, avec autres offices, selon que bonne police le requiert, tant pour l'administration du bien public que de la justice, nous avons recueilli l'ordre qui jusqu'ici a t observ... afin qu'il soit gard l'avenir... comme s'ensuit.
Ds l'article premier de l'dit de 1738, je vois encore que cinq ordres composent le gouvernement de Genve. Or de ces cinq ordres les quatre syndics tout seuls en font un, le Conseil des Vingt-Cinq, o sont certainement compris les quatre syndics, en fait un autre, et les syndics entrent encore dans les trois suivants. Le petit Conseil sans les syndics n'est donc pas le gouvernement.
J'ouvre l'dit de 1707, et j'y vois l'article v en propres termes, que Messieurs les syndics ont la direction et le gouvernement de l'tat. l'instant je ferme le livre, et je dis : certainement selon les dits le petit Conseil sans les syndics n'est pas le gouvernement, quoique l'auteur des Lettres affirme qu'il l'est.
On dira que moi-mme j'attribue souvent dans ces lettres le gouvernement au petit Conseil. J'en conviens ; mais c'est au petit Conseil prsid par les syndics ; et alors il est certain que le gouvernement provisionnel y rside dans le sens que je donne ce mot : mais ce sens n'est pas celui de l'auteur des Lettres ; puisque dans le mien le gouvernement n'a que les pouvoirs qui lui sont donns par la loi, et que dans le sien, au contraire, le gouvernement a tous les pouvoirs que la loi ne lui te pas.
Reste donc dans toute sa force l'objection des reprsentants, que, quand l'dit parle des syndics, il parle de leur puissance, et que, quand il parle du Conseil, il ne parle que de son devoir. Je dis que cette objection reste dans toute sa force, car l'auteur des Lettres n'y rpond que par une assertion dmentie par tous les dits. Vous me ferez plaisir, Monsieur, si je me trompe, de m'apprendre en quoi pche mon raisonnement. Cependant cet auteur, trs content du sien, demande comment, si le lgislateur n'avait pas considr de cet oeil le petit Conseil, on pourrait concevoir que dans aucun endroit de l'dit il n'en rglt l'autorit ; qu'il la suppost partout et qu'il ne la dtermint nulle part [Lettres crites de la campagne, p. 67.] ?
J'oserai tenter d'claircir ce profond mystre. Le lgislateur ne rgle point la puissance du Conseil, parce qu'il ne lui en donne aucune indpendamment des syndics, et lorsqu'il la suppose, c'est en le supposant aussi prsid par eux. Il a dtermin la leur, par consquent il est superflu de dterminer la sienne. Les syndics ne Peuvent pas tout sans le Conseil, mais le Conseil ne peut rien sans les syndics ; il n'est rien sans eux, il es, moins que n'tait le Deux-Cent mme lorsqu'il fut prsid par l'auditeur Sarrazin.
Voil, je crois, la seule manire raisonnable d'expliquer le silence des dits sur le pouvoir du Conseil ; mais ce n'est pas celle qu'il convient aux magistrats d'adopter. On et prvenu dans le rglement leurs singulires interprtations si l'on et pris une mthode contraire, et qu'au lieu de marquer les droits du Conseil gnral on et dtermin les leurs. Mais pour n'avoir pas voulu dire ce que n'ont pas dit les dits, on a fait entendre ce qu'ils n'ont jamais suppos.
Que de choses contraires la libert publique et aux droits des citoyens et bourgeois, et combien n'en pourrais-je pas ajouter encore ? Cependant tous ces dsavantages qui naissaient ou semblaient natre de votre constitution et qu'on n'aurait pu dtruire sans l'branler, ont t balancs et rpars avec la plus grande sagesse par des compensations qui en naissaient aussi, et telle tait prcisment l'intention des mdiateurs, qui, selon leur propre dclaration, fut de conserver chacun ses droits, ses attributions particulires provenant de la loi fondamentale de l'tat. M. Micheli Du Crest aigri par ses malheurs contre cet ouvrage dans lequel il fut oubli, l'accuse de renverser l'institution fondamentale du gouvernement et de dpouiller les citoyens et bourgeois de leurs droits ; sans vouloir voir combien de ces droits, tant publics que particuliers, ont t conservs ou rtablis par cet dit, dans les articles III, IV, X, XI, XII, XXII, XXX, XXXI, XXXII, XXXIV, XLII, et XLIV ; sans songer surtout que la force de tous ces articles dpend d'un seul qui vous a aussi t conserv. Article essentiel, article quipondrant tous ceux qui Vous sont contraires, et si ncessaire l'effet de ceux qui vous sont favorables qu'ils seraient tous inutiles si l'on venait bout d'luder celui-l, ainsi qu'on l'a entrepris. Nous voici parvenus au point important ; mais pour en bien sentir l'importance il fallait peser tout ce que je viens d'exposer.
On a beau vouloir confondre l'indpendance et la libert. Ces deux choses sont si diffrentes que mme elles s'excluent mutuellement. Quand chacun fait ce qu'il lui plat, on fait souvent ce qui dplat d'autres, et cela ne s'appelle pas un tat libre. La libert consiste moins faire sa volont qu' n'tre pas soumis celle d'autrui, elle consiste encore ne pas soumettre la volont d'autrui la ntre. Quiconque est matre ne peut tre libre, et rgner c'est obir. Vos magistrats savent cela mieux que personne, eux qui comme Othon n'omettent rien de servile pour commander [En gnral, dit l'auteur des Lettres, les hommes craignent encore plus d'obir qu'ils n'aiment commander. Tacite en jugeait autrement et connaissait le coeur humain. Si la maxime tait vraie les valets des grands seraient moins insolents avec les bourgeois, et l'on verrait moins de fainants ramper dans les cours des princes. Il y a peu d'hommes d'un coeur assez sain pour savoir aimer la libert : Tous veulent commander, ce prix nul ne craint d'obir. Un petit parvenu se donne cent matres pour acqurir dix valets. Il n'y a qu' voir la fiert des nobles dans les monarchies ; avec quelle emphase ils prononcent ces mots de service et de servir ; combien ils s'estiment grands et respectables quand ils peuvent avoir l'honneur de dire, le roi mon matre ; combien ils mprisent des rpublicains qui ne sont que libres, et qui certainement sont plus nobles qu'eux.]. Je ne connais de volont vraiment libre que celle laquelle nul n'a droit d'opposer de la rsistance ; dans la libert commune nul n'a droit de faire ce que la libert d'un autre lui interdit, et la vraie libert n'est jamais destructive d'elle-mme. Ainsi la libert sans la justice est une vritable contradiction ; car comme qu'on s'y prenne tout gne dans l'excution d'une volont dsordonne.
Il n'y a donc point de libert sans lois, ni o quelqu'un est au-dessus des lois : dans l'tat mme de nature l'homme n'est libre qu' la faveur de la loi naturelle qui commande tous. Un peuple libre obit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des matres ; il obit aux lois, mais il n'obit qu'aux lois et c'est par la force des lois qu'il n'obit pas aux hommes. Toutes les barrires qu'on donne dans les rpubliques au pouvoir des magistrats ne sont tablies que pour garantir de leurs atteintes l'enceinte sacre des lois : ils en sont les ministres non les arbitres, ils doivent les garder non les enfreindre. Un peuple est libre, quelque forme qu'ait son gouvernement, quand dans celui qui le gouverne il ne voit point l'homme, mais l'organe de la loi. En un mot, la libert suit toujours le sort des lois, elle rgne ou prit avec elles ; je ne sache rien de plus certain.
Vous avez des lois bonnes et sages, soit en elles-mmes, soit par cela seul que ce sont cls lois. Toute condition impose chacun par tous ne peut tre onreuse personne, et la pire des lois vaut encore mieux que le meilleur matre ; car tout matre a des prfrences, et la loi n'en a jamais.
Depuis que la constitution cl votre tat a pris une forme fixe et stable, vos fonctions de lgislateur sont finies. La sret de l'difice veut qu'on trouve prsent autant d'obstacles pour y toucher qu'il fallait d'abord de facilits pour le construire. Le droit ngatif des Conseils pris en ce sens est l'appui de la rpublique : l'article VI du Rglement est clair et prcis ; je me rends sur ce point aux raisonnements de l'auteur des Lettres, je les trouve sans rplique, et quand ce droit si justement rclam par vos magistrats serait contraire vos intrts, il faudrait souffrir et vous taire. Des hommes droits ne doivent jamais fermer les yeux l'vidence, ni disputer contre la vrit.
L'ouvrage est consomm, il ne s'agit plus que de le rendre inaltrable. Or l'ouvrage du lgislateur ne s'altre et ne se dtruit jamais que d'une manire ; c'est quand les dpositaires de cet ouvrage abusent de leur dpt, et se font obir au nom des lois en leur dsobissant eux-mmes [Jamais le peuple ne s'est rebell contre les lois que les chefs n'aient commenc par les enfreindre en quelque chose. C'est sur ce principe certain qu' la Chine quand il y a quelque rvolte dans une province on commence toujours par punir le gouverneur. En Europe les rois suivent constamment la maxime contraire, aussi voyez comment prosprent leurs tats ! La population diminue partout d'un dixime tous les trente ans ; elle ne diminue point la Chine. Le despotisme oriental se soutient parce qu'il est plus svre sur les grands que sur le peuple : il tire ainsi de lui-mme son propre remde. J'entends dire qu'on commence prendre la Porte la maxime chrtienne. Si cela est, on verra dans peu ce qu'il en rsultera.]. Alors la pire chose nat de la meilleure, et la loi qui sert de sauvegarde la tyrannie est plus funeste que l a tyrannie elle-mme. Voil prcisment ce que prvient le droit de reprsentation stipul dans vos dits et restreint mais confirm par la mdiation. Ce droit vous donne inspection, non plus sur la lgislation comme auparavant, mais sur l'administration, et vos magistrats, tout-puissants au nom des lois, seuls matres d'en proposer au lgislateur de nouvelles, sont soumis ses jugements s'ils s'cartent de celles qui sont tablies. Par cet article seul votre gouvernement, sujet d'ailleurs plusieurs dfauts considrables, devient le meilleur qui jamais ait exist : car quel meilleur gouvernement que celui dont toutes les parties se balancent dans un parfait quilibre, o les particuliers ne peuvent transgresser les lois parce qu'ils sont soumis des juges, et o ces juges lie peuvent pas non plus les transgresser, parce qu'ils sont surveills par le peuple ?
Il est vrai que pour trouver quelque ralit dans cet avantage, il ne faut pas le fonder sur un vain droit : mais qui dit un droit ne dit pas une chose vaine. Dire celui qui a transgress la loi qu'il a transgress la loi, c'est prendre une peine bien ridicule ; c'est lui apprendre une chose qu'il sait aussi bien que vous.
Le droit est, selon Pufendorf, une qualit morale par laquelle il nous est d quelque chose. La simple libert de se plaindre n'est donc pas un droit, ou du moins c'est un droit que la nature accorde tous et que la loi d'aucun pays n'te personne. S'avisa-t-on jamais de stipuler dans les lois que celui qui perdrait un procs aurait la libert de se plaindre ? S'avisa-t-on jamais de punir quelqu'un pour l'avoir fait ? O est le gouvernement, quelque absolu qu'il puisse tre, o tout citoyen n'ait pas le droit de donner des mmoires au prince ou son ministre sur ce qu'il croit utile l'tat, et quelle rise n'exciterait pas un dit public par lequel on accorderait formellement aux sujets le droit de donner de pareils mmoires ? Ce n'est pourtant pas dans un tat despotique, c'est dans une rpublique, c'est dans une dmocratie, qu'on donne authentiquement aux citoyens, aux membres du souverain, la permission d'user auprs de leur magistrat de ce mme droit que nul despote n'ta jamais au dernier de ses esclaves.
Quoi ! Ce droit de reprsentation consisterait uniquement remettre un papier qu'on est mme dispens de lire, au moyen d'une rponse schement ngative [Telle, par exemple, que celle que fit le Conseil le 10 aot 1763 aux reprsentations remises le 8 M. le premier syndic par un grand nombre de citoyens et bourgeois.] ? Ce droit si solennellement stipul en compensation de tant de sacrifices, se bornerait la rare prrogative de demander et ne rien obtenir ? Oser avancer une telle proposition, c'est accuser les mdiateurs d'avoir us avec la bourgeoisie de Genve de la plus indigne supercherie, c'est offenser la probit des plnipotentiaires, l'quit des puissances mdiatrices ; c'est blesser toute biensance, c'est outrager mme le bon sens.
Mais enfin quel est ce droit ? jusqu'o s'tend-il ? comment peut-il tre exerc ? Pourquoi rien de tout cela n'est-il spcifi dans l'article vit ? Voil des questions raisonnables ; elles offrent des difficults qui mritent examen.
La solution d'une seule nous donnera celle de toutes les autres, et nous dvoilera le vritable esprit de cette institution.
Dans un tat tel que le vtre, o la souverainet est entre les mains du peuple, le lgislateur existe toujours, quoiqu'il ne se montre pas toujours. Il n'est rassembl et ne parle authentiquement que dans le Conseil gnral ; mais hors du Conseil gnral il n'est pas ananti ; ses membres sont pars, mais ils ne sont pas morts ; ils ne peuvent parler par des lois, mais ils peuvent toujours veiller sur l'administration des lois ; c'est un droit, c'est mme un devoir attach leurs personnes, et qui ne peut leur tre t dans aucun temps. De l le droit de reprsentation. Ainsi la reprsentation d'un citoyen, d'un bourgeois ou de plusieurs n'est que la dclaration de leur avis sur une matire de leur comptence. Ceci est le sens clair et ncessaire de l'dit de 1707, dans l'article V qui concerne les reprsentations.
Dans cet article on proscrit avec raison la voie des signatures, parce que cette voie est une manire de donner son suffrage, de voter par tte comme si dj l'on tait en Conseil gnral, et que la forme du Conseil gnral ne doit tre suivie que lorsqu'il est lgitimement assembl. La voie des reprsentations a le mme avantage, sans avoir le mme inconvnient. Ce n'est pas voter en Conseil gnral, c'est opiner sur les matires qui doivent y tre portes ; puisqu'on ne compte pas les voix ce n'est pas donner son suffrage, c'est seulement dire son avis. Cet avis n'est, la vrit, que celui d'un particulier ou de plusieurs ; mais ces particuliers tant membres du souverain et pouvant le reprsenter quelquefois par leur multitude, la raison veut qu'alors on ait gard leur avis, non comme une dcision, mais comme une proposition qui la demande, et qui la rend quelquefois ncessaire.
Ces reprsentations peuvent rouler sur deux objets principaux, et la diffrence de ces objets dcide de la diverse manire dont le Conseil doit faire droit sur ces mmes reprsentations. De ces deux objets, l'un est de faire quelque changement la loi, l'autre de rparer quelque transgression de la loi. Cette division est complte et comprend toute la matire sur laquelle peuvent rouler les reprsentations. Elle est fonde sur l'dit mme qui, distinguant les termes selon ces objets impose au procureur gnral de faire des instances ou des remontrances selon que les citoyens lui ont fait des plaintes ou des rquisitions [Requrir n'est pas seulement demander, mais demander en vertu d'un droit qu'on a d'obtenir. Cette acception est tablie par toutes les formules judiciaires dans lesquelles ce terme de palais est employ. On dit requrir justice ; on n'a jamais dit requrir grce. Ainsi dans les deux cas les citoyens avaient galement droit d'exiger que leurs rquisitions ou leurs plaintes, rejetes par les Conseils infrieurs, fussent portes en Conseil gnral. Mais par le mot ajout dans l'article VI de l'dit de 1738, ce droit est restreint seulement au cas de la plainte, comme il sera dit dans le texte.].
Cette distinction une fois tablie, le Conseil auquel ces reprsentations sont adresses doit les envisager bien diffremment selon celui de ces deux objets auquel elles se rapportent. Dans les tats o le gouvernement et les lois ont dj leur assiette, on doit autant qu'il se peut viter d'y toucher, et surtout dans les petites rpubliques, o le moindre branlement dsunit tout. L'aversion des nouveauts est donc gnralement bien fonde ; elle l'est surtout pour vous qui ne pouvez qu'y perdre, et le gouvernement ne peut apporter un trop grand obstacle leur tablissement ; car quelque utiles que fussent des lois nouvelles, les avantages en sont presque toujours moins srs que les dangers n'en sont grands. cet gard quand le citoyen, quand le bourgeois a propos son avis il a fait son devoir, il doit au surplus avoir assez de confiance en son magistrat pour le juger capable de peser l'avantage de ce qu'il lui propose et port l'approuver s'il le croit utile au bien public. La loi a donc trs sagement pourvu ce que l'tablissement et mme la proposition de pareilles nouveauts ne passt pas sans l'aveu des Conseils, et voil en quoi doit consister le droit ngatif qu'ils rclament, et qui, selon moi, leur appartient incontestablement.
Mais le second objet ayant un principe tout oppos doit tre envisag bien diffremment. Il ne s'agit pas ici d'innover ; il s'agit, au contraire, d'empcher qu'on n'innove ; il s'agit non d'tablir de nouvelles lois, mais de maintenir les anciennes. Quand les choses tendent au changement par leur pente, il faut sans cesse de nouveaux soins pour les arrter. Voil ce que les citoyens et bourgeois, qui ont un si grand intrt prvenir tout change ment, se proposent dans les plaintes dont parle l'dit. Le lgislateur existant toujours voit l'effet ou l'abus de ses lois : il voit si elles sont suivies ou transgresses, interprtes de bonne ou de mauvaise foi ; il y veille ; il y doit veiller ; cela est de son droit, de son devoir, mme de son serment. C'est ce devoir qu'il remplit dans les reprsentations, c'est ce droit, alors, qu'il exerce, et il serait contre toute raison, il serait mme indcent, de vouloir tendre le droit ngatif du Conseil cet objet-l.
Cela serait contre toute raison quant au lgislateur ; parce qu'alors toute la solennit des lois serait vaine et ridicule, et que rellement l'tat n'aurait point d'autre loi que la volont du petit Conseil, matre absolu de ngliger, mpriser, violer, tourner sa mode les rgles qui lui seraient prescrites, et de prononcer noir o la loi dirait blanc, sans en rpondre personne. quoi bon s'assembler solennellement dans le temple de saint Pierre, pour donner aux dits une sanction sans effet ; pour dire au petit Conseil : Messieurs, voil le corps de lois que nous tablissons dans l'tat, et dont nous vous rendons les dpositaires, pour vous y conformer quand vous le jugerez propos, et pour le transgresser quand il vous plaira.
Cela serait contre la raison quant aux reprsentations. Parce qu'alors le droit stipul par un article exprs de l'dit de 1707 et confirm par un article exprs de l'dit de 1738 serait un droit illusoire et fallacieux, qui ne signifierait que la libert de se plaindre inutilement quand on est vex ; libert qui, n'ayant jamais t dispute personne, est ridicule tablir par la loi.
Enfin cela serait indcent en ce que par une telle supposition la probit des mdiateurs serait outrage, que ce serait prendre vos magistrats pour des fourbes et vos bourgeois pour des dupes d'avoir ngoci, trait, transig avec tant d'appareil pour mettre une des parties l'entire discrtion de l'autre, et d'avoir compens les concessions les plus fortes par des srets qui ne signifieraient rien.
Mais, disent ces messieurs, les termes de l'dit sont formels : Il ne sera rien port au Conseil gnral qu'il n'ait t trait et approuv, d'abord dans le Conseil des Vingt-Cinq, puis dans celui des Deux-Cents.
Premirement qu'est-ce que cela prouve autre chose dans la question prsente, si ce n'est une marche rgle et conforme l'ordre, et l'obligation dans les Conseils infrieurs de traiter et approuver pralablement ce qui doit tre port au Conseil gnral ? Les Conseils ne sont-ils pas tenus d'approuver ce qui est prescrit par la loi ? Quoi ! si les Conseils n'approuvaient pas qu'on procdt l'lection des syndics, n'y devrait-on plus procder, et si les sujets qu'ils proposent sont rejets, ne sont-ils pas contraints d'approuver qu'il en soit propos d'autres ?
D'ailleurs, qui ne voit que ce droit d'approuver et de rejeter, pris dans son sens absolu s'applique seulement aux propositions qui renferment des nouveauts, et non celles qui n'ont pour objet que le maintien de ce qui est tabli ? Trouvez-vous du bon sens supposer qu'il faille une approbation nouvelle pour rparer les transgressions d'une ancienne loi ? Dans l'approbation donne cette loi lorsqu'elle fut promulgue sont contenues toutes celles qui se rapportent son excution : Quand les Conseils approuvrent que cette loi serait tablie, ils approuvrent qu'elle serait observe, par consquent qu'on en punirait les transgresseurs ; et quand les bourgeois dans leurs plaintes se bornent demander rparation sans punition, l'on veut qu'une telle proposition ait de nouveau besoin d'tre approuve ? Monsieur, si ce n'est pas l se moquer des gens, dites-moi comment on peut s'en moquer ?
Toute la difficult consiste donc ici dans la seule question de fait. La loi a-t-elle t transgresse, ou ne l'a-t-elle pas t ? Les citoyens et bourgeois disent qu'elle l'a t ; les magistrats le nient. Or voyez, je vous prie, si l'on peut rien concevoir de moins raisonnable en pareil cas que ce droit ngatif qu'ils s'attribuent ? On leur dit, vous avez transgress la loi. Ils rpondent ; nous ne l'avons pas transgresse ; et, devenus ainsi juges suprmes dans leur propre cause, les voil justifis contre l'vidence par leur seule affirmation.
Vous me demanderez si je prtends que l'affirmation contraire soit toujours l'vidence ? Je ne dis pas cela ; je dis que. quand elle le serait vos magistrats ne s'en tiendraient pas moins contre l'vidence leur prtendu droit ngatif. Le cas est actuellement sous vos yeux ; et pour qui doit tre ici le prjug le plus lgitime ? Est-il croyable, est-il naturel que des particuliers sans pouvoir, sans autorit viennent dire leurs magistrats qui peuvent tre demain leurs Juges : vous avez fait une injustice, lorsque cela n'est pas vrai ? Que peuvent esprer ces particuliers d'une dmarche aussi folle, quand mme ils seraient srs de l'impunit ? Peuvent-ils penser que des magistrats si hautains jusque dans leurs torts, iront convenir sottement des torts mmes qu'ils n'auraient pas ? Au contraire, y a-t-il rien de plus naturel que de nier les fautes qu'on a faites ? N'a-t-on pas intrt de les soutenir, et n'est-on pas toujours tent de le faire lorsqu'on le peut impunment et qu'on a la force en main ? Quand le faible et le fort ont ensemble quelque dispute, ce qui n'arrive gure qu'au dtriment du premier, le sentiment par cela seul le plus probable est toujours que c'est le plus fort qui a tort. Les probabilits, je le sais, ne sont pas des preuves. mais dans des faits notoires compars aux lois, lorsque nombre de citoyens affirment qu'il y a injustice, et que le magistrat accus de cette injustice affirme qu'il n'y en a pas, qui peut tre juge, si ce n'est le public instruit, et o trouver, ce public instruit Genve, si ce n'est dans le Conseil gnral compos des deux partis ? Il n'y a point d'tat au monde o le sujet ls par un magistrat injuste ne puisse par quelque voie porter sa plainte au souverain, et la crainte que cette ressource inspire est un frein qui contient beaucoup d'iniquits. En France mme, o l'attachement des parlements aux lois est extrme,. la voie judiciaire est ouverte contre eux en plusieurs cas par des requtes en cassation d'arrt. Les Genevois sont privs d'un pareil avantage ; la partie condamne par les Conseils ne peut plus, en quelque cas que ce puisse tre, avoir aucun recours au souverain : mais ce qu'un particulier ne peut faire pour son intrt priv, tous peuvent le faire pour l'intrt commun : car toute transgression des lois tant une atteinte porte la libert devient une affaire publique, et quand la voix publique s'lve la plainte doit tre porte au souverain. Il n'y aurait sans cela ni parlement ni snat ni tribunal sur la terre qui ft arm du funeste pouvoir qu'ose usurper votre magistrat, il n'y aurait point dans aucun tat de sort aussi dur que le vtre. Vous m'avouerez que ce serait l une trange libert !
Le droit de reprsentation est intimement li votre constitution : il est le seul moyen possible d'unir la libert la subordination, et de maintenir le magistrat dans la dpendance des lois sans altrer son autorit sur le peuple. Si les plaintes sont clairement fondes, si les raisons sont palpables, on doit prsumer le Conseil assez quitable pour y dfrer. S'il ne l'tait pas, ou que les griefs n'eussent pas ce degr d'vidence qui les met au-dessus du doute, le cas changerait, et ce serait alors la volont gnrale de dcider ; car dans votre tat cette volont est le juge suprme et l'unique souverain. Or comme ds le commencement de la Rpublique cette volont avait toujours des moyens de se faire entendre et que ces moyens tenaient votre constitution, il s'ensuit que l'dit de 1707 fond d'ailleurs sur un droit immmorial et sur l'usage- constant de ce droit, n'avait pas besoin de plus grande explication.
Les mdiateurs ayant eu pour maxime fondamentale de s'carter des anciens dits le moins qu'il tait possible, ont laiss cet article tel qu'il tait auparavant, et mme y ont renvoy, Ainsi par le rglement de la mdiation votre droit sur ce point est demeur parfaitement le mme, puisque l'article qui le pose est rappel tout entier.
Mais les mdiateurs n'ont pas vu que les changements qu'ils taient forcs de faire d'autres articles les obligeaient, pour tre consquents, d'claircir celui-ci, et d'y ajouter de nouvelles explications que leur travail rendait ncessaires. L'effet des reprsentations des particuliers ngliges est de devenir enfin la voix du publie et d'obvier ainsi au dni de justice. Cette transformation tait alors lgitime et conforme la loi fondamentale, qui, par tout pays arme en dernier ressort le souverain de la force publique pour l'excution de ses volonts.
Les mdiateurs n'ont pas suppos ce dni de justice. L'vnement prouve qu'ils l'ont d supposer. Pour assurer la tranquillit publique ils ont jug propos de sparer du droit la puissance, et de supprimer mme les assembles et dputations pacifiques de la bourgeoisie, mais puisqu'ils lui ont d'ailleurs confirm son droit, ils devaient lui fournir dans la forme de l'institution d'autres moyens de le faire valoir, la place de ceux qu'ils lui taient : ils ne l'ont pas fait. Leur ouvrage cet gard est donc rest dfectueux ; car le droit tant demeur le mme, doit toujours avoir les mmes effets.
Aussi voyez avec quel art vos magistrats se prvalent de l'oubli des mdiateurs ! En quelque nombre que vous puissiez tre ils ne voient plus en vous que des particuliers, et depuis qu'il vous a t interdit de vous montrer en corps ils regardent ce corps comme ananti : il ne l'est pas toutefois, puisqu'il conserve tous ses droits, tous ses privilges et qu'il fait toujours la principale partie de l'tat et du lgislateur. Ils partent de cette supposition fausse pour vous faire mille difficults chimriques sur l'autorit qui peut les obliger d'assembler le Conseil gnral. Il n'y a point d'autorit qui le puisse hors celle des lois, quand ils les observent : mais l'autorit de la loi qu'ils transgressent retourne au lgislateur ; et n'osant nier tout fait qu'en pareil cas cette autorit ne soit dans le plus grand nombre, ils rassemblent leurs objections sur les moyens de le constater. Ces moyens seront toujours faciles sitt qu'ils seront permis, et ils seront sans inconvnient, puisqu'il est ais d'en prvenir les abus.
Il ne s'agissait l ni de tumultes ni de violence ne s'agissait point de ces ressources quelquefois ncessaires mais toujours terribles, qu'on vous a trs sagement interdites, non que vous en ayez jamais abus, puisqu'au contraire vous n'en ustes jamais qu' la dernire extrmit, seulement pour Votre dfense, et toujours avec une modration qui peut-tre et d vous conserver le droit des armes, si quelque peuple et pu l'avoir sans danger. toutefois je bnirai le ciel, quoi qu'il arrive, de ce qu'on n'en verra plus l'affreux appareil au milieu de vous. Tout est permis dans les maux extrmes, dit plusieurs fois l'auteur des Lettres. Cela fut-il vrai tout ne serait pas expdient. Quand l'excs de la tyrannie met celui qui la souffre au-dessus des lois, encore faut-il que ce qu'il tente pour la dtruire lui laisse quelque espoir d'y russir. Voudrait-on vous rduire cette extrmit ? je ne puis le croire, et quand vous y seriez, je pense encore moins qu'aucune voie de fait pt jamais vous en tirer. Dans votre position toute fausse dmarche est fatale, tout ce qui vous induit la faire est un pige, et fussiez-vous un instant les matres, en moins de quinze jours vous seriez crass pour jamais. Quoi que fassent vos magistrats, quoi que dise l'auteur des Lettres, les moyens violents ne conviennent point la cause juste : sans croire qu'on veuille vous forcer les prendre, je crois qu'on vous les verrait prendre avec plaisir ; et je crois qu'on ne doit pas vous faire envisager comme une ressource ce qui ne peut que vous ter toutes les autres. La justice et les lois sont pour vous ; ces appuis, je le sais, sont bien faibles contre le crdit et l'intrigue ; mais ils sont les seuls qui vous restent : tenez-vous-y jusqu' la fin.
Eh ! comment approuverais-je qu'on voult troubler la paix civile pour quelque intrt que ce ft, moi qui lui sacrifiai le plus cher de tous les miens ? Vous le savez, Monsieur, j'tais dsir, sollicit ; je n'avais qu' paratre, mes droits taient soutenus, peut-tre mes affronts rpars. Ma prsence et du moins intrigu mes perscuteurs, et j'tais dans une de ces positions envies, dont quiconque aime faire un rle se prvaut toujours avidement. J'ai prfr l'exil perptuel de ma patrie ; j'ai renonc tout, mme l'esprance, plutt que d'exposer la tranquillit publique : j'ai mrit d'tre cru sincre, lorsque je parle en sa faveur.
Mais pourquoi supprimer des assembles paisibles et purement civiles, qui ne pouvaient avoir qu'un objet lgitime, puisqu'elles restaient toujours dans la subordination due au magistrat ? Pourquoi, laissant la bourgeoisie le droit de faire des reprsentations, ne les lui pas laisser faire avec l'ordre et l'authenticit convenables ? Pourquoi lui ter les moyens d'en dlibrer entre elle, et, pour viter des assembles trop nombreuses, au moins par ses dputs ? Peut-on rien imaginer de mieux rgl, de plus dcent, de plus convenable que les assembles par compagnies et la forme de traiter qu'a suivie la bourgeoisie pendant qu'elle a t la matresse de l'tat ? N'est-il pas d'une police mieux entendue de voir monter l'htel de ville une trentaine de dputs au nom de tous leurs concitoyens, que de voir toute une bourgeoisie y monter en foule ; chacun ayant sa dclaration faire, et nul ne pouvant parler que pour soi ? Vous avez vu, Monsieur, les reprsentants en grand nombre, forcs de se diviser par pelotons pour ne pas faire tumulte et cohue, venir sparment par bandes de trente ou quarante, et mettre dans leur dmarche encore plus de biensance et de modestie qu'il ne leur en tait prescrit par la loi. Mais tel est l'esprit de la bourgeoisie de Genve ; toujours plutt en de qu'en del de ses droits, elle est ferme quelquefois, elle n'est jamais sditieuse. Toujours la loi dans le coeur, toujours le respect du magistrat sous les yeux, dans le temps mme o la plus vive indignation devait animer sa colre, et o rien ne l'empchait de la contenter, elle ne s'y livra jamais. Elle fut juste tant la plus forte ; mme elle sut pardonner. En et-on pu dire autant de ses oppresseurs ? On sait le sort qu'ils lui firent prouver autrefois ; on sait celui qu'ils lui prparaient encore.
Tels sont les hommes vraiment dignes de la libert parce qu'ils n'en abusent jamais, qu'on charge pourtant de liens et d'entraves comme la plus vile populace. Tels sont les citoyens, les membres du souverain qu'on traite en sujets, et plus mal que des sujets mmes, puisque dans les gouvernements les plus absolus on permet des assembles de communauts qui ne sont prsides d'aucun magistrat.
Jamais, comme qu'on s'y prenne, des rglements contradictoires ne pourront tre observs la fois. On permet, on autorise le droit de reprsentation, et l'on reproche aux reprsentants de manquer de consistance en les empchant d'en avoir. Cela n'est pas juste, et quand on vous met hors d'tat de faire en corps vos dmarches, il ne faut pas vous objecter que vous n'tes que des particuliers. Comment ne voit-on point que si le poids des reprsentations dpend du nombre des reprsentants, quand elles sont gnrales il est impossible de les faire un un ; et quel ne serait pas l'embarras du magistrat s'il avait lire successivement les mmoires ou couter les discours d'un millier d'hommes, comme il y est oblig par la loi ?
Voici donc la facile solution de cette grande difficult que l'auteur des Lettres fait valoir comme insoluble [Page 88.]. Que lorsque le magistrat n'aura eu nul gard aux plaintes des particuliers portes en reprsentations, il permette l'assemble des compagnies bourgeoises ; qu'il la permette sparment en des lieux, en des temps diffrents ; que celles de ces compagnies qui voudront la pluralit des suffrages appuyer les reprsentations le fassent par leurs dputs. Qu'alors le nombre des dputs reprsentants se compte ; leur nombre total est fixe ; on verra bientt si leurs voeux sont ou ne sont pas ceux de l'tat.
Ceci ne signifie pas, prenez-y bien garde, que ces assembles partielles puissent avoir aucune autorit, si ce n'est de faire entendre leur sentiment sur la matire des reprsentations. Elles n'auront, comme assembles autorises pour ce seul cas, nul autre droit que celui des particuliers ; leur objet n'est pas de changer la loi mais de juger si elle est suivie, ni de redresser des griefs mais de montrer le besoin d'y pourvoir : leur avis, fut-il unanime, ne sera jamais qu'une reprsentation. On saura seulement par l si cette reprsentation mrite qu'on y dfre, soit pour assembler le Conseil gnral si les magistrats l'approuvent, soit pour s'en dispenser s'ils l'aiment mieux, en faisant droit par eux-mmes sur les justes plaintes des citoyens et bourgeois.
Cette voie est simple, naturelle, sre, elle est sans inconvnient. Ce n'est pas mme une loi nouvelle faire, c'est seulement un article rvoquer pour ce seul cas. Cependant si elle effraie encore trop vos magistrats, il en reste une autre non moins facile, et qui n'est pas plus nouvelle : c'est de rtablir les Conseils gnraux priodiques, et d'en borner l'objet aux plaintes mises en reprsentations durant l'intervalle coul de l'un l'autre, sans qu'il soit permis d'y porter aucune autre question. Ces assembles, qui par une distinction trs importante [Voyez le Contrat social, 1. III, chap. 17.] n'auraient pas l'autorit du souverain mais du magistrat suprme, loin de pouvoir rien innover ne pourraient qu'empcher toute innovation de la part des Conseils, et remettre toutes choses dans l'ordre de la lgislation, dont le corps dpositaire de la force publique peut maintenant s'carter sans gne autant qu'il lui plat. En sorte que, pour faire tomber ces assembles d'elles-mmes, les magistrats n'auraient qu' suivre exactement les lois : car la convocation d'un Conseil gnral serait inutile et ridicule lorsqu'on n'aurait rien y porter, et il y a grande apparence que c'est ainsi que se perdit l'usage des Conseils gnraux priodiques au seizime sicle, comme il a t dit ci-devant.
Ce fut dans la vue que je viens d'exposer qu'on les rtablit en 1707, et cette vieille question renouvele aujourd'hui fut dcide alors par le fait mme de trois Conseils gnraux conscutifs, au dernier desquels passa l'article concernant le droit de reprsentation. Ce droit n'tait pas contest mais lud ; les magistrats n'osaient disconvenir que lorsqu'ils refusaient de satisfaire aux plaintes de la bourgeoisie la question ne dt tre porte en Conseil gnral ; mais comme il appartient eux seuls de le convoquer, ils prtendaient sous ce prtexte pouvoir en diffrer la tenue leur volont, et comptaient lasser force de dlais la constance de la bourgeoisie. Toutefois son droit fut enfin si bien reconnu qu'on fit ds le 9 avril convoquer l'assemble gnrale pour le 5 de mai, afin, dit le placard, de lever par ce moyen les insinuations qui ont t rpandues que la convocation en pourrait tre lude et renvoye encore loin.
Et qu'on ne dise pas que cette convocation fut force par quelque acte de violence ou par quelque tumulte tendant sdition, puisque tout se traitait alors par dputation, comme le Conseil l'avait dsir, et que jamais les citoyens et bourgeois ne furent plus paisibles dans leurs assembles, vitant de les faire trop nombreuses et de leur donner un air imposant. Ils poussrent mme si loin la dcence et, j'ose dire, la dignit, que ceux d'entre eux qui portaient habituellement l'pe la posrent toujours pour y assister [Ils eurent la mme attention en 1734 dans leurs reprsentations du 4 mars, appuyes de mille ou douze cents citoyens ou bourgeois en personne, dont pas un seul n'avait l'pe au ct. Ces soins qui paratraient minutieux dans tout autre tat, ne le sont pas dans une dmocratie, et caractrisent peut-tre mieux un peuple que des traits plus clatants.]. Ce ne fut qu'aprs que tout fut fait, c'est--dire, la fin du troisime Conseil gnral, qu'il y eut un cri d'armes caus par la faute du Conseil, qui eut l'imprudence d'envoyer trois compagnies de la garnison la baonnette au bout du fusil, pour forcer deux ou trois cents citoyens encore assembls Saint-Pierre.
Ces Conseils priodiques rtablis en 1707 furent rvoqus cinq ans aprs ; mais par quels moyens et dans quelles circonstances ? Un court examen de cet dit de 1712 nous fera juger de sa validit.
Premirement le peuple effray par les excutions et proscriptions rcentes n'avait ni libert ni sret ; il ne pouvait plus compter sur rien aprs la frauduleuse amnistie qu'on employa pour le surprendre. Il croyait chaque instant revoir ses portes les Suisses qui servirent d'archers ces sanglantes excutions. Mal revenu d'un effroi que le dbut de l'dit tait trs propre rveiller, il et tout accord par la seule crainte, il sentait bien qu'on ne l'assemblait pas pour donner la loi mais pour la recevoir.
Les motifs de cette rvocation, fonds sur les dangers des Conseils gnraux priodiques, sont d'une absurdit palpable qui connat le moins du monde l'esprit de votre constitution et celui de votre bourgeoisie. On allgue les temps de peste, de famine et de guerre, comme si la famine ou la guerre taient un obstacle la tenue d'un Conseil, et quant la peste, vous m'avouerez que c'est prendre ses prcautions de loin. On s'effraye de l'ennemi, des mal intentionns, des cabales ; jamais on ne vit des gens si timides ; l'exprience du pass devait les rassurer : les frquents Conseils gnraux ont t dans les temps les plus orageux le salut de la Rpublique, comme il sera montr ci-aprs, et jamais on n'y a pris que des rsolutions sages et courageuses. On soutient ces assembles contraires la constitution, dont elles sont le plus ferme appui, on les dit contraires aux dits, et elles sont tablies par les dits ; on les accuse de nouveaut, et elles sont aussi anciennes que la lgislation. Il n'y a pas une ligne dans ce prambule qui ne soit une fausset ou une extravagance, et c'est sur ce bel expos que la rvocation passe, sans programme antrieur qui ait instruit les membres de l'assemble de la proposition qu'on leur voulait faire, sans leur donner le loisir d'en dlibrer entre eux, mme d'y penser, et dans un temps o la bourgeoisie mal instruite de l'histoire de son gouvernement s'en laissait aisment imposer par le magistrat.
Mais un moyen de nullit plus grave encore est la violation de l'dit dans sa partie cet gard la plus importante, savoir la manire de dchiffrer les billets ou de compter les voix ; car dans l'article 4 de l'dit de 1707 il est dit qu'on tablira quatre secrtaires ad actum pour recueillir les suffrages, deux des Deux-Cents et deux du peuple, lesquels seront choisis sur-le-champ par M. le premier syndic et prteront serment dans le temple. Et toutefois dans le Conseil gnral de 1712, sans aucun gard l'dit prcdent on fait recueillir les suffrages par les deux secrtaires d'tat. Quelle fut donc la raison de ce changement, et pourquoi cette manoeuvre illgale dans un point si capital, comme si l'on et voulu transgresser plaisir la loi qui venait d'tre faite ? On commence par violer dans un article l'dit qu'on veut annuler dans un autre ! Cette marche est-elle rgulire ? si comme porte cet dit de rvocation l'avis du Conseil fut approuv presque unanimement [Par la manire dont il m'est rapport qu'on s'y prit, cette unanimit n'tait pas difficile obtenir, et il ne tint qu' ces messieurs de la rendre complte. Avant l'assemble, le secrtaire d'tat Mestrezat dit : Laissez-les venir ; je les tiens. Il employa, dit-on, pour cette fin les deux mots approbation, et rjection, qui depuis sont demeurs en usage dans les billets : en sorte que quelque parti qu'on prt tout revenait au mme. Car si l'on choisissait approbation l'on approuvait l'avis des Conseils, qui rejetait l'assemble priodique ; et si l'on prenait rjection l'on rejetait l'assemble priodique. Je n'invente pas ce fait, et je ne le rapporte pas sans autorit ; je prie le lecteur de le croire ; mais je dois la vrit de dire qu'il ne me vient pas de Genve, et la justice d'ajouter que je ne le crois pas vrai : je sais seulement que l'quivoque de ces deux mots abusa bien des votants sur celui qu'ils devaient choisir pour exprimer leur intention, et j'avoue encore que je ne puis imaginer aucun motif honnte ni aucune excuse lgitime la transgression de la loi dans le recueillement des suffrages. Rien ne prouve mieux la terreur dont le peuple tait saisi que le silence avec lequel il laissa passer cette irrgularit.], pourquoi donc la surprise et la consternation que marquaient les citoyens en sortant du Conseil, tandis qu'on voyait un air de triomphe et de satisfaction sur les visages des magistrats [Ils disaient entre eux en sortant, et bien d'autres l'entendirent : nous venons de faire une grande journe. Le lendemain nombre de citoyens furent se plaindre qu'on les avait tromps, et qu'ils n'avaient point entendu rejeter les assembles gnrales mais l'avis des Conseils. On se moqua d'eux.] ? Ces diffrentes contenances sont-elles naturelles gens qui viennent d'tre unanimement du mme avis ?
Ainsi donc pour arracher cet dit de rvocation l'on usa de terreur, de surprise, vraisemblablement de fraude, et tout au moins on viola certainement la loi. Qu'on juge si ces caractres sont compatibles avec ceux d'une loi sacre, comme on affecte de l'appeler ?
Mais supposons que cette rvocation soit lgitime et qu'on n'en ait pas enfreint les conditions [Ces conditions portent qu'aucun changement l'dit n'aura force qu'il n'ait t approuv dans ce souverain Conseil. Reste donc savoir si les infractions de l'dit ne sont pas des changements l'dit ?], quel autre effet peut-on lui donner, que de remettre les choses sur le pied o elles taient avant l'tablissement de la loi rvoque, et par consquent la bourgeoisie dans le droit dont elle tait en possession ? Quand on casse une transaction, les parties ne restent-elles pas comme elles taient avant qu'elle ft passe ?
Convenons que ces Conseils gnraux priodiques n'auraient eu qu'un seul inconvnient, mais terrible ; c'et t de forcer les magistrats et tous les ordres de se contenir dans les bornes de leurs devoirs et de leurs droits. Par cela seul je sais que ces assembles si effarouchantes ne seront jamais rtablies, non plus que celles de la bourgeoisie par compagnies ; mais aussi n'est- ce pas de cela qu'il s'agit, je n'examine point ici ce qui doit ou ne doit pas se faire, ce qu'on fera ni ce qu'on ne fera pas. Les expdients que j'indique simplement comme possibles et faciles, comme tirs de votre constitution, n'tant plus conformes aux nouveaux dits ne peuvent passer que du consentement des Conseils, et mon avis n'est assurment pas qu'on les leur propose : mais adoptant un moment la supposition de l'auteur des Lettres, je rsous des objections frivoles ; je fais voir qu'il cherche dans la nature des choses des obstacles qui n'y sont point, qu'ils ne sont tous que dans la mauvaise volont du Conseil, et qu'il y avait s'il l'et voulu cent moyens de lever ces prtendus obstacles, sans altrer la constitution, sans troubler l'ordre, et sans jamais exposer le repos public.
Mais pour rentrer dans la question tenons-nous exactement au dernier dit, et vous n'y verrez pas une seule difficult relle contre l'effet ncessaire du droit de reprsentation.
1. Celle d'abord de fixer le nombre des reprsentants est vaine par l'dit mme, qui ne fait aucune distinction du nombre, et ne donne pas moins de force la reprsentation d'un seul qu' celle de cent.
2. Celle de donner des particuliers le droit de faire assembler le Conseil gnral est vaine encore ; puisque ce droit, dangereux ou non, ne rsulte pas de l'effet ncessaire des reprsentations. Comme il y a tous les ans deux Conseils gnraux pour les lections, il n'en faut point pour cet effet assembler d'extraordinaire. Il suffit que la reprsentation, aprs avoir t examine dans les Conseils, soit porte au plus prochain Conseil gnral, quand elle est de nature l'tre [J'ai distingu ci-devant les cas o les Conseils sont tenus de l'y porter, et ceux o ils ne le sont pas.]. La sance n'en sera pas mme prolonge d'une heure, comme il est manifeste qui connat l'ordre observ dans ces assembles. 11 faut seulement prendre la prcaution que la proposition passe aux voix avant les lections : car si l'on attendait que l'lection ft faite, les syndics ne manqueraient pas de rompre aussitt l'assemble, comme ils firent en 1735.
3. Celle de multiplier les Conseils gnraux est leve avec la prcdente et quand elle ne le serait pas, o seraient les dangers qu'on y trouve ? c'est ce que je ne saurais voir.
On frmit en lisant l'numration de ces dangers dans les Lettres crites de la campagne, dans l'dit de 1712, dans la harangue de M. Chouet ; mais vrifions. Ce dernier dit que la Rpublique ne fut tranquille que quand ces assembles devinrent plus rares. Il y a l une petite inversion rtablir. Il fallait dire que ces assembles devinrent plus rares quand la Rpublique fut tranquille. Lisez, Monsieur, les fastes de votre ville durant le seizime sicle. Comment secoua-t-elle le double joug qui l'crasait ? Comment touffa-t-elle les factions qui la dchiraient ? Comment rsista-t-elle ses voisins avides, qui ne la secouraient que pour l'asservir ? Comment s'tablit dans son sein la libert vanglique et politique ? Comment sa constitution prit-elle de la consistance ? Comment se forma le systme de son gouvernement ? L'histoire de ces mmorables temps est un enchanement de prodiges. Les tyrans, les voisins, les ennemis, les amis, les sujets, les citoyens, la guerre, la peste, la famine, tout semblait concourir la perte de cette malheureuse ville. On conoit peine comment un tat dj form et pu chapper tous ces prils. Non seulement Genve en chappe, mais c'est durant ces crises terribles que se consomme le grand ouvrage de sa lgislation. Ce fut par ses frquents Conseils gnraux [Comme on les assemblait alors dans tous les cas ardus selon les dits, et que ces cas ardus revenaient trs souvent dans ces temps orageux, le Conseil gnral tait alors plus frquemment convoqu que n'est aujourd'hui le Deux-Cent. Qu'on en juge par une seule poque. Durant les huit premiers mois de l'anne 1540 il se tint dix-huit Conseils gnraux, et cette anne n'eut rien de plus extraordinaire que celles qui avaient prcd et que celles qui suivirent.], ce fut par la prudence et la fermet que ses citoyens y portrent qu'ils vainquirent enfin tous les obstacles, et rendirent leur ville libre et tranquille, de sujette et dchire qu'elle tait auparavant ; ce fut aprs avoir tout mis en ordre au dedans qu'ils se virent en tat de faire au dehors la guerre avec gloire. Alors le Conseil souverain avait fini ses fonctions, c'tait au gouvernement de faire les siennes : il ne restait plus aux Genevois qu' dfendre la libert qu'ils venaient d'tablir, et se montrer aussi braves soldats en campagne qu'ils s'taient montrs dignes citoyens au Conseil : c'est ce qu'ils firent. Vos annales attestent partout l'utilit des Conseils gnraux, vos messieurs n'y voient que des maux effroyables. Ils font l'objection, mais l'histoire la rsout.
4. Celle de s'exposer aux saillies du peuple quand on avoisine de grandes puissances se rsout de mme. Je ne sache point en ceci de meilleure rponse des sophismes que des faits constants. Toutes les rsolutions des Conseils gnraux ont t dans tous les temps aussi pleines de sagesse que de courage ; jamais elles ne furent insolentes ni lches, on y a quelquefois jur de mourir pour la patrie ; mais je dfie qu'on m'en cite un seul, mme de ceux o le peuple a le plus influ, dans lequel on ait par tourderie indispos les puissances voisines, non plus qu'un seul o l'on ait ramp devant elles. Je ne ferais pas un pareil dfi pour tous les arrts du petit Conseil : mais passons. Quand il s'agit de nouvelles rsolutions prendre, c'est aux Conseils infrieurs de les proposer, au Conseil gnral de les rejeter ou de les admettre ; il ne peut rien faire de plus ; on ne dispute pas de cela : cette objection porte donc faux.
5. Celle de jeter du doute et de l'obscurit sur toutes les lois n'est pas plus solide, parce qu'il ne s'agit pas ici d'une interprtation vague, gnrale, et susceptible de subtilits ; mais d'une application nette et prcise d'un fait la loi. Le magistrat peut avoir ses raisons pour trouver obscure une chose claire, mais cela n'en dtruit pas la clart. Ces messieurs dnaturent la question. Montrer par la lettre d'une loi qu'elle a t viole n'est pas proposer des doutes sur cette loi. S'il y a dans les termes de la loi un seul sens selon lequel le fait soit justifi, le Conseil dans sa rponse ne manquera pas d'tablir ce sens. Alors la reprsentation perd sa force, et si l'on y persiste, elle tombe infailliblement en Conseil gnral : Car l'intrt de tous est trop grand, trop prsent, trop sensible, surtout dans une ville de commerce, pour que la gnralit veuille jamais branler l'autorit, le gouvernement, la lgislation, en prononant qu'une loi a t transgresse, lorsqu'il est possible qu'elle ne l'ait pas t.
C'est au lgislateur, c'est au rdacteur des lois n'en pas laisser les termes quivoques. Quand ils le sont, c'est l'quit du magistrat d'en fixer le sens dans la pratique ; quand la loi a plusieurs sens, il use de son droit en prfrant celui qu'il lui plat : mais ce droit ne va point jusqu' changer le sens littral des lois et leur en donner un qu'elles n'ont pas ; autrement il n'y aurait plus de loi. La question ainsi pose est si nette qu'il est facile au bon sens de prononcer, et ce bon sens qui prononce se trouve alors dans le Conseil gnral. Loin que del naissent des discussions interminables, c'est par l qu'au contraire on les prvient ; c'est par l qu'levant les dits au-dessus des interprtations arbitraires et particulires que l'intrt ou la passion peut suggrer, on est sr qu'ils disent toujours ce qu'ils disent, et que les particuliers ne sont plus en doute, sur chaque affaire, du sens qu'il plaira au magistrat de donner la loi. N'est- il pas clair que les difficults dont il s'agit maintenant n'existeraient plus si l'on et pris d'abord ce moyen de les rsoudre ?
6. Celle de soumettre les Conseils aux ordres des citoyens est ridicule. Il est certain que des reprsentations ne sont pas des ordres, non plus que la requte d'un homme qui demande justice n'est pas un ordre, mais le magistrat n'en est pas moins oblig de rendre au suppliant la justice qu'il demande, et le Conseil de faire droit sur les reprsentations des citoyens et bourgeois. Quoique les magistrats soient les suprieurs des particuliers, cette supriorit ne les dispense pas d'accorder leurs infrieurs ce qu'ils leur doivent, et les termes respectueux qu'emploient ceux-ci pour le demander n'tent rien au droit qu'ils ont de l'obtenir. Une reprsentation est, si l'on veut, un ordre donn au Conseil, comme elle est un ordre donn au premier syndic qui on la prsente de la communiquer au Conseil ; car c'est ce qu'il est toujours oblig de faire, soit qu'il approuve la reprsentation, soit qu'il ne l'approuve pas.
Au reste quand le Conseil tire avantage du mot de reprsentation qui marque infriorit ; en disant une chose que personne ne dispute, il oublie cependant que ce mot employ dans le rglement n'est pas dans l'dit auquel il renvoie, mais bien celui de remontrances qui prsente un tout autre sens : quoi l'on peut ajouter qu'il y a de la diffrence entre les remontrances qu'un corps de magistrature fait son souverain, et celles que des membres du souverain font un corps de magistrature. Vous direz que j'ai tort de rpondre une pareille objection ; mais elle vaut bien la plupart des autres.
7. Celle enfin d'un homme en crdit contestant le sens ou l'application d'une loi qui le condamne, et sduisant le public en sa faveur, est telle que je crois devoir m'abstenir de la qualifier. Eh ! qui donc a connu la bourgeoisie de Genve pour un peuple servile, ardent, imitateur, stupide, ennemi des lois, et si prompt s'enflammer pour les intrts d'autrui ? Il faut que chacun ait bien vu le sien compromis dans les affaires publiques, avant qu'il puisse se rsoudre s'en mler.
Souvent l'injustice et la fraude trouvent des protecteurs ; jamais elles n'ont le public pour elles ; c'est en ceci que la voix du peuple est la voix de Dieu ; mais malheureusement cette voix sacre est toujours faible dans les affaires contre le cri de la puissance, et la plainte de l'innocence opprime s'exhale en murmures mpriss par la tyrannie. Tout ce qui se fait par brigue et sduction se fait par prfrence au profit de ceux qui gouvernent ; cela ne saurait tre autrement. La ruse, le prjug, l'intrt, la crainte, l'espoir, la vanit, les couleurs spcieuses, un air d'ordre et de subordination, tout est pour des hommes habiles constitus en autorit et verss dans l'art d'abuser le peuple. Quand il s'agit d'opposer l'adresse l'adresse, ou le crdit au crdit, quel avantage immense n'ont pas dans une petite ville les premires familles toujours unies pour dominer, leurs amis, leurs clients, leurs cratures, tout cela joint tout le pouvoir des Conseils, pour craser des particuliers qui oseraient leur faire tte, avec des sophismes pour toutes armes ? Voyez autour de vous dans cet instant mme. L'appui des lois, l'quit, la vrit, l'vidence, l'intrt commun, le soin de la sret particulire, tout ce qui devrait entraner la foule suffit peine pour protger des citoyens respects qui rclament contre l'iniquit la plus manifeste, et l'on veut que chez un peuple clair l'intrt d'un brouillon fasse plus de partisans que n'en peut faire celui de l'tat ? Ou je connais mal votre bourgeoisie et vos chefs, ou si jamais il se fait une seule reprsentation mai fonde ce qui n'est pas encore arriv que je sache, l'auteur s'il n'est mprisable, est un homme perdu.
Est-il besoin de rfuter des objections de cette espce quand on parle des Genevois ? Y a-t-il dans votre ville un seul homme qui n'en sente la mauvaise foi, et peut-on srieusement balancer l'usage d'un droit sacr, fondamental, confirm, ncessaire, par des inconvnients chimriques que ceux mmes qui les objectent savent mieux que personne ne pouvoir exister ? Tandis qu'au contraire ce droit enfreint ouvre la porte aux excs de la plus odieuse oligarchie, au point qu'on la voit attenter dj sans prtexte la libert des citoyens, et s'arroger hautement le pouvoir de les emprisonner sans astriction ni condition, sans formalit d'aucune espce, contre la teneur des lois les plus prcises, et malgr toutes les protestations.
L'explication qu'on ose donner ces lois est plus insultante encore que la tyrannie qu'on exerce en leur nom. De quels raisonnements on vous paye ? Ce n'est pas assez de vous traiter en esclaves si l'on ne vous traite encore en enfants. Eh Dieu ! Comment a-t-on pu mettre en doute des questions aussi claires, comment a-t-on pu les embrouiller ce point ? Voyez, Monsieur, si les poser n'est pas les rsoudre ? En finissant par l cette lettre, j'espre ne la pas allonger de beaucoup.
Un homme peut tre constitu prisonnier de trois manires. L'une l'instance d'un autre homme qui fait contre lui partie formelle ; la seconde tant surpris en flagrant dlit et saisi sur-le-champ, ou, ce qui revient au mme, pour crime notoire dont le public est tmoin, et la troisime, d'office, par la simple autorit du magistrat, sur des avis secrets, sur des indices, ou sur d'autres raisons qu'il trouve suffisantes.
Dans le premier cas, il est ordonn par les lois de Genve que l'accusateur revte les prisons, ainsi que l'accus ; et de plus, s'il n'est pas solvable, qu'il donne caution des dpens et de l'adjug. Ainsi l'on a de ce ct dans l'intrt de l'accusateur une sret raisonnable que le prvenu n'est pas arrt injustement.
Dans le second cas, la preuve est dans le fait mme, et l'accus est en quelque sorte convaincu par sa propre dtention.
Mais dans le troisime cas on n'a ni la mme sret que dans le premier, ni la mme vidence que dans le second, et c'est pour ce dernier cas que la loi, supposant le magistrat quitable, prend seulement des mesures pour qu'il ne soit pas surpris.
Voil les principes sur lesquels le lgislateur se dirige dans ces trois cas ; en voici maintenant l'application.
Dans le cas de la partie formelle, on a ds le commencement un procs en rgle qu'il faut suivre dans toutes les formes judiciaires : c'est pourquoi l'affaire est d'abord traite en premire instance. L'emprisonnement ne peut tre fait si, parties oues, il n'a t permis par justice [dits civils, tit. XII, art. i. ]. Vous savez que ce qu'on appelle Genve la justice est le tribunal du lieutenant et de ses assistants appels auditeurs. Ainsi c'est ces magistrats et non d'autres, pas mme aux syndics, que la plainte en pareil cas doit tre porte, et c'est eux d'ordonner l'emprisonnement des deux parties ; sauf alors le recours de l'une des deux aux syndics, si, selon les termes de l'dit, elle se sentait greve par ce qui aura t ordonn [Ibid., art. 2.]. Les trois premiers articles du titre XII, sur les matires criminelles se rapportent videmment ce cas-l.
Dans le cas du flagrant dlit, soit pour crime, soit pour excs que la police doit punir, il est permis toute personne d'arrter le coupable ; mais il n'y a que les magistrats chargs de quelque partie du pouvoir excutif, tels que les syndics, le Conseil, le lieutenant, un auditeur, qui puisse l'crouer ; un conseiller ni plusieurs ne le pourraient pas ; et le prisonnier doit tre interrog dans les vingt-quatre heures. Les cinq articles suivants du mme dit se rapportent uniquement ce second cas ; comme il est clair, tant par l'ordre de la matire, que par le nom de criminel donn au prvenu, puisqu'il n'y a que le seul cas du flagrant dlit ou du crime notoire, o l'on puisse appeler criminel un accus avant que son procs lui soit fait. Que si l'on s'obstine vouloir qu'accus et criminel soient synonymes, il faudra, par ce mme langage, qu'innocent et criminel le soient aussi.
Dans le reste du titre XII il n'est plus question d'emprisonnement, et depuis l'article 9 inclusivement tout roule sur la procdure et sur la forme du Jugement dans toute espce de procs criminel. Il n'y est point parl des emprisonnements faits d'office.
Mais il en est parl dans l'dit politique sur l'Office des quatre syndics. Pourquoi cela ? Parce que cet article tient immdiatement la libert civile, que le pouvoir exerc sur ce point par le magistrat est un acte de gouvernement plutt que de magistrature, et qu'un simple tribunal de justice ne doit pas tre revtu d'un pareil pouvoir. Aussi l'dit l'accorde-t-il aux syndics seuls, non au lieutenant ni aucun autre magistrat.
Or pour garantir les syndics de la surprise dont j'ai parl, l'dit leur prescrit de mander premirement ceux qu'il appartiendra d'examiner, d'interroger, et enfin de faire emprisonner si mestier est. Je crois que dans un pays libre la loi ne pouvait pas moins faire pour mettre un frein ce terrible pouvoir. Il faut que les citoyens aient toutes les srets raisonnables qu'en faisant leur devoir ils pourront coucher dans leur lit.
L'article suivant du mme titre rentre, comme il est manifeste, dans le cas du crime notoire et du flagrant dlit, de mme que l'article premier du titre des matires criminelles, dans le mme dit politique. Tout cela peut paratre une rptition : mais, dans l'dit civil la matire est considre quant l'exercice de la justice, et dans l'dit politique quant la sret des citoyens. D'ailleurs les lois ayant t faites en diffrents temps, et ces lois tant l'ouvrage des hommes, on n'y doit pas chercher un ordre qui ne se dmente jamais et une perfection sans dfaut. Il suffit qu'en mditant sur le tout et en comparant les articles, on y dcouvre l'esprit du lgislateur et les raisons du dispositif de son ouvrage.
Ajoutez une rflexion. Ces droits si judicieusement combins ; ces droits rclams par les reprsentants en vertu des dits, vous en jouissiez sous la souverainet des vques, Neufchtel en jouit sous ses princes, et vous rpublicains on veut les ter ! Voyez les articles 10, 11, et plusieurs autres des franchises de Genve dans l'acte d'Ademarus Fabri. Ce monument n'est pas moins respectable aux Genevois que ne l'est aux Anglais la grande charte encore plus ancienne, et je doute qu'on ft bien venu chez ces derniers parler de leur charte avec autant de mpris que l'auteur des Lettres ose en marquer pour la vtre.
Il prtend qu'elle a t abroge par les constitutions de la Rpublique [ C'tait par une logique toute semblable qu'en 1742 on n'eut aucun gard au trait de Soleure de 1579, soutenant qu'il tait surann ; quoiqu'il ft dclar perptuel dans l'acte mme, qu'il n'ait jamais t abrog par aucun autre, et qu'il ait t rappel plusieurs fois, notamment dans l'acte de la Mdiation.]. Mais au contraire je vois trs souvent dans vos dits ce mot, comme d'anciennet, qui renvoie aux usages anciens, par consquent aux droits sur lesquels ils taient fonds ; et comme si l'vque et prvu que ceux qui devaient protger les franchises les attaqueraient, je vois qu'il dclare dans l'acte mme qu'elles seront perptuelles, sans que le non-usage ni aucune prescription les puisse abolir. Voici, vous en conviendrez, une opposition bien singulire. Le savant syndic Chouet dit dans son Mmoire Mylord Towsend que le peuple de Genve entra, par la Rformation, dans les droits de l'vque, qui tait prince temporel et spirituel de cette ville. L'auteur des Lettres nous assure au contraire que ce mme peuple perdit en cette occasion les franchises que l'vque lui avait accordes. Auquel des deux croirons-nous ?
Quoi ! vous perdez tant libres des droits dont vous jouissiez tant sujets ! Vos magistrats vous dpouillent de ceux que vous accordrent vos princes ! si telle est la libert que vous ont acquise vos pres, vous avez de quoi regretter le sang qu'ils versrent pour elle. Cet acte singulier qui vous rendant souverains vous ta vos franchises, valait bien, ce me semble, la peine d'tre nonc, et, du moins pour le rendre croyable, on ne pouvait le rendre trop solennel. O est-il donc cet acte d'abrogation ? Assurment pour se prvaloir d'une pice aussi bizarre le moins qu'on puisse faire est de commencer par-l montrer.
De tout ceci je crois pouvoir conclure avec certitude, qu'en aucun cas possible, la loi dans Genve n'accorde aux syndics ni personne le droit absolu d'emprisonner les particuliers sans astriction ni condition. Mais n'importe : le Conseil en rponse aux reprsentations tablit ce droit sans rplique. Il n'en cote que de vouloir, et le voil en possession. Telle est la commodit du droit ngatif.
Je me proposais de montrer dans cette lettre que le droit de reprsentation, intimement li la forme de votre constitution n'tait pas un droit illusoire et vain : mais qu'ayant t formellement tabli par l'dit de 1707 et confirm par celui de 1738, il devait ncessairement avoir un effet rel : que cet effet n'avait pas t stipul dans l'acte de la mdiation parce qu'il ne l'tait pas dans l'dit, et qu'il ne l'avait pas t dans l'dit, tant parce qu'il rsultait alors par lui-mme de la nature de votre constitution, que parce que le mme dit en tablissait la sret d'une autre manire : que ce droit et son effet ncessaire donnant seul de la consistance tous les autres, tait punique et vritable quivalent de ceux qu'on avait ts la bourgeoisie, que cet quivalent, suffisant pour tablir un solide quilibre entre toutes les parties de l'tat, montrait la sagesse du rglement qui sans cela serait l'ouvrage le plus inique qu'il ft possible d'imaginer, : qu'enfin les difficults qu'on levait contre l'exercice de ce droit taient des difficults frivoles, qui n'existaient que dans la mauvaise volont de ceux qui les proposaient, et qui ne balanaient en aucune manire les dangers du droit ngatif absolu. Voil, Monsieur, ce que j'ai voulu faire ; c'est vous voir si j'ai russi.

NEUVIME LETTRE
--------------

J'ai cru, Monsieur, qu'il valait mieux tablir directement ce que j'avais dire, que de m'attacher de longues rfutations. Entreprendre un examen suivi des Lettres crites de la campagne serait s'embarquer dans une mer de sophismes. Les saisir, les exposer serait selon moi les rfuter ; mais ils nagent dans un tel flux de doctrine, ils en sont si fort inonds, qu'on se noie en voulant les mettre sec.
Toutefois en achevant mon travail je ne puis me dispenser de jeter un coup d'oeil sur celui de cet auteur. Sans analyser les subtilits politiques dont il vous leurre, je me contenterai d'en examiner les principes, et de vous montrer dans quelques exemples le vice de ses raisonnements.
Vous en avez vu ci-devant l'inconsquence par rapport moi : par rapport votre Rpublique ils sont plus captieux quelquefois, et ne sont jamais plus solides. Le seul et vritable objet de ces lettres est d'tablir le prtendu droit ngatif dans la plnitude que lui donnent les usurpations du Conseil. C'est ce but que tout se rapporte ; soit directement, par un enchanement ncessaire ; soit indirectement par un tour d'adresse, en donnant le change au public sur le fond de la question.
Les imputations qui me regardent sont dans le premier cas. Le Conseil m'a jug contre la loi : des reprsentations s'lvent. Pour tablir le droit ngatif il faut conduire les reprsentants ; pour les conduire il faut prouver qu'ils ont tort ; pour prouver qu'ils ont tort il faut soutenir que je suis coupable, mais coupable tel point que pour punir mon crime il a fallu droger la loi.
Que les hommes frmiraient au premier mal qu'ils font, s'ils voyaient qu'ils se mettent dans la triste ncessit d'en toujours faire, d'tre mchants toute leur vie pour avoir pu l'tre un moment, et de poursuivre jusqu' la mort le malheureux qu'ils ont une fois perscut !
La question de la prsidence des syndics dans les tribunaux criminels se rapporte au second cas, Croyez-vous qu'au fond le Conseil s'embarrasse beaucoup que ce soient des syndics ou des conseillers qui prsident, depuis qu'il a fondu les droits des premiers dans tout le corps ? Les syndics, jadis choisis parmi tout le peuple [On poussait si loin l'attention pour qu'il n'y et dans ce choix ni. exclusion ni prfrence autre que celle du mrite, que par un dit qui l'a t abrog deux syndics devaient toujours tre pris dans le bas du a ville et deux dans le haut.], ne l'tant plus que dans le Conseil, de chefs qu'ils taient des autres magistrats sont demeurs leurs collgues, et vous avez pu voir clairement dans cette affaire que vos syndics, peu jaloux d'une autorit passagre, ne sont plus que des conseillers. Mais on feint de traiter cette question comme importante, pour vous distraire de celle qui l'est vritablement, pour vous laisser croire encore que vos premiers magistrats sont toujours lus par vous, et que leur puissance est toujours la mme.
Laissons donc ici ces questions accessoires que, par la manire dont l'auteur les traite on voit qu'il ne prend gure coeur. Bornons-nous peser les raisons qu'il allgue en faveur du droit ngatif auquel il s'attache avec plus de soin, et par lequel seul, admis ou rejet, vous tes esclaves ou libres.
L'art qu'il emploie le plus adroitement pour cela est de rduire en propositions gnrales un systme dont on verrait trop aisment le faible s'il en faisait toujours l'application. Pour vous carter de l'objet particulier il flatte votre amour-propre en tendant vos vues sur de grandes questions, et tandis qu'il met ces questions bois de la porte de ceux qu'il veut sduire, il les cajole et les gagne en paraissant les traiter en hommes d'tat. Il blouit ainsi le peuple pour l'aveugler, et change en thses de philosophie des questions qui n'exigent que du bon sens, afin qu'on ne puisse l'en ddire, et que ne l'entendant pas, on n'ose le dsavouer.
Vouloir le suivre dans ses sophismes abstraits serait tomber dans la faute que je lui reproche. D'ailleurs, sur des questions ainsi traites on prend le parti qu'on veut sans avoir jamais tort : car il entre tant d'lments dans ces propositions, on peut les envisager par tant de faces, qu'il y a toujours quelque ct susceptible de l'aspect qu'on veut leur donner. Quand on fait pour tout le public en gnral un livre de politique on y peut philosopher son aise : l'auteur, ne voulant qu'tre lu et jug par les hommes instruits de toutes les nations et verss dans la matire qu'il traite, abstrait et gnralise sans crainte ; il ne s'appesantit pas sur les dtails lmentaires. Si je parlais vous seul, je pourrais user de cette mthode ; mais le sujet de ces lettres intresse un peuple entier, compos dans son plus grand nombre d'hommes qui ont plus de sens et de jugement que de lecture et d'tude, et qui pour n'avoir pas le jargon scientifique n'en sont que plus propres saisir le vrai dans toute sa simplicit. Il faut opter en pareil cas entre l'intrt de l'auteur et celui des lecteurs, et qui veut se rendre plus utile doit se rsoudre tre moins blouissant.
Une autre source d'erreurs et de fausses applications, est d'avoir laiss les ides de ce droit ngatif trop vagues, trop inexactes ; ce qui sert citer avec un air de preuve les exemples qui s'y rapportent le moins, dtourner vos concitoyens de leur objet par la pompe de ceux qu'on leur prsente, soulever leur orgueil contre leur raison, et les consoler doucement de n'tre pas plus libres que les matres du monde. On fouille avec rudition dans l'obscurit des sicles, on vous promne avec faste chez les peuples de l'antiquit. On vous tale successivement Athnes, Sparte, Rome, Carthage ; on vous jette aux yeux le sable de la Libye pour vous empcher de voir ce qui se passe autour de vous.
Qu'on fixe avec prcision, comme j'ai tch de faire, ce droit ngatif, tel que prtend l'exercer le Conseil ; et je soutiens qu'il n'y eut jamais un seul gouvernement sur la terre o le lgislateur enchan de toutes manires par le corps excutif, aprs avoir livr les lois sans rserve sa merci, fut rduit les lui voir expliquer, luder, transgresser volont, sans pouvoir jamais apporter cet abus d'autre opposition, d'autre droit, d'autre rsistance qu'un murmure inutile et d'impuissantes clameurs.
Voyez en effet quel point votre Anonyme est forc de dnaturer la question, pour y rapporter moins mal propos ses exemples.
Le droit ngatif n'tant pas, dit-il page 110, le pouvoir de faire des lois, mais d'empcher que tout le monde indistinctement ne puisse mettre en mouvement la puissance qui fait les lois et ne donnant pas la facilit d'innover, mais le pouvoir de s'opposer aux innovations, va directement au grand but que se propose une socit politique, qui est de se conserver en conservant sa constitution.
Voil un droit ngatif trs raisonnable, et dans le sens expos ce droit est en effet une partie si essentielle de la constitution dmocratique, qu'il serait gnralement impossible qu'elle se maintnt, si la puissance lgislative pouvait toujours tre mise en mouvement par chacun de ceux qui la composent. Vous concevez qu'il n'est pas difficile d'apporter des exemples en confirmation d'un principe aussi certain.
Mais si cette notion n'est point celle du droit ngatif en question, s'il n'y a pas dans ce passage un seul mot qui ne porte faux par l'application que l'auteur en veut faire, vous m'avouerez que les preuves de l'avantage d'un droit ngatif tout diffrent ne sont pas fort concluantes en faveur de celui qu'il veut tablir.
Le droit ngatif n'est pas celui de faire des lois. Non, mais il est celui de se passer de lois. Faire de chaque acte de sa volont une loi particulire est bien plus commode que de suivre des lois gnrales, quand mme on en serait soi-mme l'auteur. Mais d'empcher que tout le monde indistinctement ne puisse mettre en mouvement la puissance qui fait les lois. Il fallait dire au lieu de cela : mais d'empcher que qui que ce soit ne puisse protger les lois contre la puissance qui les subjugue.
Qui ne donnant pas la facilit d'innover... Pourquoi non ? Qui est-ce qui peut empcher d'innover celui qui a la force en main, et qui n'est oblig de rendre compte de sa conduite personne ? Mais le pouvoir d'empcher les innovations. Disons mieux ; le pouvoir d'empcher qu'on ne s'oppose aux innovations.
C'est ici, Monsieur, le sophisme le plus subtil, et qui revient le plus souvent dans l'crit que j'examine. Celui qui a la puissance excutive n'a jamais besoin d'innover par des actions d'clat. Il n'a jamais besoin de constater cette innovation par des actes solennels. Il lui suffit, dans l'exercice continu de sa puissance de plier peu peu chaque chose sa volont, et cela ne fait jamais une sensation bien forte.
Ceux au contraire qui ont l'oeil assez attentif et l'esprit assez pntrant pour remarquer ce progrs et pour en prvoir la consquence, n'ont, pour l'arrter qu'un de ces deux partis prendre, ou de s'opposer d'abord la premire innovation qui n'est jamais qu'une bagatelle, et alors on les traite de gens inquiets, brouillons, pointilleux, toujours prts chercher querelle ; ou bien de s'lever enfin contre un abus qui se renforce, et alors on crie l'innovation. Je dfie que, quoi que vos magistrats entreprennent, vous puissiez en vous y opposant viter la fois ces deux reproches. Mais choix, prfrez le premier. Chaque fois que le Conseil altre quelque usage, il a son but que personne ne voit, et qu'il se garde bien de montrer. Dans le doute, arrtez toujours toute nouveaut, petite ou grande. Si les syndics taient dans l'usage d'entrer au Conseil du pied droit, et qu'ils y voulussent entrer du pied gauche, je dis qu'il faudrait les en empcher.
Nous avons ici la preuve bien sensible de la facilit de conclure le pour et le contre par la mthode que suit notre auteur : car appliquez au droit de reprsentation des citoyens, ce qu'il applique au droit ngatif des Conseils, et vous trouverez que sa proposition gnrale Convient encore mieux votre application qu' la sienne. Le droit de reprsentation, direz-vous, n'tant pas le droit de faire des lois, mais d'empcher que la puissance qui doit les administrer ne les transgresse, et ne donnant pas le pouvoir d'innover mais de s'opposer aux nouveauts, va directement au grand but que se propose une socit politique ; celui de se conserver en conservant sa constitution. N'est-ce pas exactement l ce que les reprsentants avaient dire, et ne semble-t-il pas que l'auteur ait raisonn pour eux ? Il ne faut point que les mots nous donnent le change sur les ides. Le prtendu droit ngatif du Conseil est rellement un droit positif, et le plus positif mme que l'on puisse imaginer, puisqu'il rend le petit Conseil seul matre direct et absolu de l'tat et de toutes les lois, et le droit de reprsentation pris dans son vrai sens n'est lui-mme qu'un droit ngatif. Il consiste uniquement empcher la puissance excutive de rien excuter contre les lois.
Suivons les aveux de l'auteur sur les propositions qu'il prsente ; avec trois mots ajouts, il aura pos le mieux du monde votre tat prsent.
Comme il n'y aurait point de libert dans un tat o le corps charg de l'excution des lois aurait droit de les faire parler sa fantaisie, puisqu'il pourrait faire excuter comme des lois ses volonts les plus tyranniques.
Voil, je pense, un tableau d'aprs nature ; vous allez voir un tableau de fantaisie mis en opposition.
Il n'y aurait point aussi de gouvernement dans un tat o le peuple exercerait sans rgle la puissance lgislative. D'accord ; mais qui est-ce qui a propos que le peuple exert sans rgle la puissance lgislative ?
Aprs avoir ainsi pos un autre droit ngatif que celui dont il s'agit, l'auteur s'inquite beaucoup pour savoir o l'on doit placer ce droit ngatif dont il ne s'agit point, et il tablit l-dessus un principe qu'assurment je ne contesterai pas, C'est que, si cette force ngative peut sans inconvnient rsider dans le gouvernement, il sera de la nature et du bien de la chose qu'on l'y place. puis viennent les exemples, que je ne m'attacherai pas suivre ; parce qu'ils sont trop loigns de nous et de tout point trangers la question.
Celui seul de l'Angleterre qui est sous nos yeux et qu'il cite avec raison comme un modle de la juste balance des pouvoirs respectifs, mrite un moment d'examen, et je ne me permets ici qu'aprs lui la comparaison du petit au grand.
Malgr la puissance royale, qui est trs grande, la nation n'a pas craint de donner encore au roi la voix ngative. Mais comme il ne peut se passer longtemps de la puissance lgislative, et qu'il n'y aurait pas de sret pour lui l'irriter, cette force ngative n'est dans le fait qu'un moyen d'arrter les entreprises de la puissance lgislative, et le prince, tranquille dans la possession du pouvoir tendu que la constitution lui assure sera intress la protger [Page 117.].
Sur ce raisonnement et sur l'application qu'on en veut faire, vous croiriez que le pouvoir excutif du roi d'Angleterre est plus grand que celui du Conseil Genve, que le droit ngatif qu'a ce prince est semblable celui qu'usurpent vos magistrats, que votre gouvernement ne peut pas plus se passer que celui d'Angleterre de la puissance lgislative, et qu'enfin l'un et l'autre ont le mme intrt de protger la constitution. Si l'auteur n'a pas voulu dire cela qu'a-t-il donc voulu dire, et que fait cet exemple son sujet ?
C'est pourtant tout le contraire tous gards. Le roi d'Angleterre, revtu par les lois d'une si grande puissance pour les protger, n'en a point pour les enfreindre : personne en pareil cas ne lui voudrait obir, chacun craindrait pour sa tte ; les ministres eux- mmes la peuvent perdre s'ils irritent le parlement : on y examine sa propre conduite. Tout Anglais l'abri des lois peut braver la puissance royale ; le dernier du peuple peut exiger et obtenir la rparation la plus authentique s'il est le moins du monde offens ; suppos que le prince ost enfreindre la loi dans la moindre chose, l'infraction serait l'instant releve ; il est sans droit et serait sans pouvoir pour la soutenir.
Chez vous la puissance du petit Conseil est absolue tous gards ; il est le ministre et le Prince, la partie et le juge tout la fois : il ordonne et il excute, il cite, il saisit, il emprisonne, il juge, il punit lui-mme : il a la force en main pour tout faire ; tous ceux qu'il emploie sont irrecherchables ; il ne rend compte de sa conduite ni de la leur personne ; il n'a rien craindre du lgislateur, auquel il a seul droit d'ouvrir la bouche, et devant lequel il n'ira pas s'accuser. Il n'est jamais contraint de rparer ses injustices, et tout ce que peut esprer de plus heureux l'innocent qu'il opprime, c'est d'chapper enfin sain et sauf, mais sans satisfaction ni ddommagement.
Jugez de cette diffrence par les faits les plus rcents. On imprime Londres un ouvrage violemment satirique contre les ministres, le gouvernement, le roi mme. Les imprimeurs sont arrts. La loi n'autorise pas cet arrt, un murmure publie s'lve, il faut les relcher. L'affaire ne finit pas l : les ouvriers prennent leur tour le magistrat partie, et ils obtiennent d'immenses dommages et intrts. Qu'on mette en parallle avec cette affaire celle du sieur Bardin libraire Genve ; j'en parlerai ci-aprs. Autre cas ; il se fait un vol dans la ville ; sans indice et sur des soupons en l'air un citoyen est emprisonn contre les lois ; sa maison est fouille, on ne lui pargne aucun des affronts faits pour les malfaiteurs. Enfin son innocence est reconnue, il est relch, il se plaint, on le laisse dire, et tout est fini.
Supposons qu' Londres j'eusse eu le malheur de dplaire la cour, que sans justice et sans raison elle et saisi le prtexte d'un de mes livres pour le faire brler et me dcrter. J'aurais prsent requte au parlement comme ayant t jug contre les lois ; je l'aurais prouv, j'aurais obtenu la satisfaction la plus authentique, et le juge et t puni, peut-tre cass.
Transportons maintenant M. Wilkes Genve, disant, crivant, imprimant, publiant contre le petit Conseil le quart de ce qu'il a dit, crit, imprim, publi hautement Londres contre le gouvernement, la cour, le prince. Je n'affirmerai pas absolument qu'on l'et fait mourir, quoique je le pense ; mais srement il et t saisi dans l'instant mme, et dans peu trs grivement puni [La loi mettant M. Wilkes couvert de ce ct, il a fallu pour l'inquiter prendre un autre tour, et c'est encore la religion qu'on a fait intervenir dans cette affaire.].
On dira que M. Wilkes tait membre du corps lgislatif dans son pays ; et moi, ne l'tais-je pas aussi dans le mien ? Il est vrai que l'auteur des Lettres veut qu'on n'ait aucun gard la qualit de citoyen. Les rglesdit-il, de la procdure sont et doivent tre gales pour tous les hommes : elles ne drivent pas du droit de la cit ; elles manent du droit de l'humanit [Page 54.].
Heureusement pour vous le fait n'est pas vrai [Le droit de recours la grce n'appartenait par l'dit qu'aux citoyens et bourgeois ; mais par leurs bons offices ce droit et d'autres furent communiqus aux natifs et habitants, qui, ayant fait cause commune avec eux, avaient besoin des mmes prcautions pour leur sret ; les trangers en sont demeurs exclus. L'on sent aussi que le choix de quatre parents ou amis pour assister le prvenu dans un procs criminel n'est pas fort utile ces derniers ; il ne l'est qu' ceux que le magistrat peut avoir intrt de perdre, et qui la loi donne leur ennemi naturel pour juge. Il est tonnant mme qu'aprs tant d'exemples effrayants les citoyens et bourgeois n'aient pas pris plus de mesures pour la sret de leurs personnes et que toute la matire criminelle reste, sans dits et sans lois, presque abandonne la discrtion du Conseil. Un service pour lequel seul les Genevois et tous les hommes justes doivent bnir jamais les mdiateurs est l'abolition de la question prparatoire. J'ai toujours sur les lvres un rire amer quand je vois tant de beaux livres o les Europens s'admirent et se font compliment sur leur humanit, sortir des mmes pays o l'on s'amuse disloquer et briser les membres des hommes, en attendant qu'on sache s'ils sont coupables ou non. Je dfinis la torture un moyen presque infaillible employ par le fort pour charger le faible des crimes dont il le veut punir.] ; et quant la maxime, c'est sous des mots trs honntes cacher un sophisme bien cruel. L'intrt du magistrat, qui dans votre tat le rend souvent partie contre le citoyen, jamais contre l'tranger, exige dans le premier cas que la loi prenne des prcautions beaucoup plus grandes pour que l'accus ne soit pas condamn injustement. Cette distinction n'est que trop bien confirme par les faits. Il n'y a peut-tre pas, depuis l'tablissement de la Rpublique, un seul exemple d'un jugement injuste contre un tranger, et qui comptera dans vos annales combien il y en a d'injustes et mme d'atroces contre des citoyens ? Du reste, il est trs vrai que les prcautions qu'il importe de prendre pour la sret de ceux-ci peuvent sans inconvnient s'tendre tous les prvenus, parce qu'elles n'ont pas pour but de sauver le coupable, mais de garantir l'innocent. C'est pour cela qu'il n'est fait aucune exception dans l'article XXX du rglement, qu'on voit assez n'tre utile qu'aux Genevois. Revenons la comparaison du droit ngatif dans les deux tats.
Celui du roi d'Angleterre consiste en deux choses ; pouvoir seul convoquer et dissoudre le corps lgislatif, et pouvoir rejeter les lois qu'on lui propose ; mais il ne consista jamais empcher la puissance lgislative de connatre des infractions qu'il peut faire la loi. D'ailleurs cette force ngative est bien tempre ; premirement, par la loi triennale [Devenue septennale par une faute dont les Anglais ne sont pas se repentir.] qui l'oblige de convoquer un nouveau parlement au bout d'un certain temps ; de plus, par sa propre ncessit qui l'oblige le laisser presque toujours assembl [Le parlement n'accordant les subsides que pour une anne force ainsi le roi de les lui redemander tous les ans.] ; enfin, par le droit ngatif de la chambre des communes, qui en a, vis--vis de lui-mme, un non moins puissant que le sien.
Elle est tempre encore par la pleine autorit que chacune des deux Chambres une fois assembles a sur elle-mme ; soit pour proposer, traiter discuter, examiner les lois et toutes les matires du gouvernement, soit par la partie de la puissance excutive qu'elles exercent et conjointement et sparment ; tant dans la Chambre des communes, qui connat des griefs publics et des atteintes portes aux lois, que dans la Chambre des pairs, juges suprmes dans les matires criminelles, et surtout dans celles qui ont rapport aux crimes d'tat.
Voil, Monsieur, quel est le droit ngatif du roi d'Angleterre. Si vos magistrats n'en rclament qu'un pareil, je vous conseille de ne le leur pas contester. Mais je ne vois point quel besoin, dans votre situation prsente, ils peuvent jamais avoir de la puissance lgislative, ni ce qui peut les contraindre la convoquer pour agir rellement, dans quelque cas que ce puisse tre ; puisque de nouvelles lois ne sont jamais ncessaires gens qui sont au-dessus des lois, qu'un gouvernement qui subsiste avec ses finances et n'a point de guerre n'a nul besoin de nouveaux impts, et qu'en revtant le corps entier du pouvoir des chefs qu'on en tire, on rend le choix de ces chefs presque indiffrent.
Je ne vois pas mme en quoi pourrait les contenir le lgislateur, qui, quand il existe, n'existe qu'un instant, et ne peut jamais dcider que l'unique point sur lequel ils l'interrogent.
Il est vrai que le roi d'Angleterre peut faire la guerre et la paix ; mais outre que cette puissance est plus apparente que relle, du moins quant la guerre, j'ai dj fait voir ci-devant et dans le Contrat social que ce n'est pas de cela qu'il s'agit pour vous, et qu'il faut renoncer aux droits honorifiques quand on veut jouir de la libert. J'avoue encore que ce prince peut donner et ter les places au gr de ses vues, et corrompre en dtail le lgislateur. C'est prcisment ce qui met tout l'avantage du ct du Conseil, qui de pareils moyens sont peu ncessaires et qui vous enchane moindres frais. La corruption est un abus de la libert, mais elle est une preuve que la libert existe, et l'on n'a pas besoin de corrompre les gens que l'on tient en son pouvoir : quant aux places, sans parler de celles dont le Conseil dispose ou par lui-mme, ou par le Deux-Cent, il fait mieux pour les plus importantes ; il les remplit de ses propres membres, ce qui lui est plus avantageux encore ; car on est toujours plus sr de ce qu'on fait par ses mains que de ce qu'on fait par celles d'autrui. L'histoire d'Angleterre est pleine de preuves de la rsistance qu'ont faite les officiers royaux leurs princes, quand ils ont voulu transgresser les lois. Voyez si vous trouverez chez vous bien des traits d'une rsistance pareille faite au Conseil par les officiers de l'tat, mme dans les cas les plus odieux ? Quiconque Genve est aux gages de la Rpublique cesse l'instant mme d'tre citoyen ; il n'est plus que l'esclave et le satellite des Vingt-Cinq, prt fouler aux pieds la patrie et les lois sitt qu'ils l'ordonnent. Enfin la loi, qui ne laisse en Angleterre aucune puissance au roi pour mal faire, lui en donne une trs grande pour faire le bien ; il ne parat pas que ce soit de ce ct que le Conseil est jaloux d'tendre la sienne.
Les rois d'Angleterre assurs de leurs avantages sont intresss protger la constitution prsente, parce qu'ils ont peu d'espoir de la changer. Vos magistrats, au contraire, srs de se servir des formes de la vtre pour en changer tout fait le fond, sont intresss conserver ces formes comme l'instrument de leurs usurpations. Le dernier pas dangereux qu'il leur reste faire est celui qu'ils font aujourd'hui. Ce pas fait, ils pourront se dire encore plus intresss que le roi d'Angleterre conserver la constitution tablie, mais par un motif bien diffrent. Voil toute la parit que je trouve entre l'tat politique de l'Angleterre et le vtre. Je vous laisse juger dans lequel est la libert.
Aprs cette comparaison, l'auteur, qui se plat vous prsenter de grands exemples, vous offre celui de l'ancienne Rome. Il lui reproche avec ddain ses tribuns brouillons et sditieux : il dplore amrement sous cette orageuse administration le triste sort de cette malheureuse ville, qui pourtant n'tant rien encore l'rection de cette magistrature, eut sous elle cinq cents ans de gloire et de prosprits, et devint la capitale du monde. Elle finit enfin parce qu'il faut que tout finisse ; elle finit par les usurpations de ses grands, de ses consuls, de ses gnraux qui l'envahirent : elle prit par l'excs de sa puissance ; mais elle ne l'avait acquise que par la bont de son gouvernement. On peut dire en ce sens que ses tribuns la dtruisirent [Les tribuns ne sortaient point de la ville ; ils n'avaient aucune autorit hors de ses murs ; aussi les consuls pour se soustraire leur inspections tenaient-ils quelquefois les comices dans la campagne. Or les fers des Romains ne furent point forgs dans Rome, mais dans ses armes, et ce fut par leurs conqutes qu'ils perdirent leur libert. Cette perte ne vint donc pas des tribuns.
Il est vrai que Csar se servit d'eux comme Sylla s'tait servi du snat ; chacun prenait les moyens qu'il jugeait les plus prompts ou les plus srs pour parvenir : mais il fallait bien que quelqu'un parvint et qu'importait qui de Marius ou de Sylla, de Csar ou de Pompe, d'Octave ou d'Antoine ft l'usurpateur ? Quelque parti qui l'emportt, l'usurpation n'en tait pas moins invitable ; il fallait des chefs aux armes loignes, et il tait sr qu'un de ces chefs deviendrait le matre de l'tat : le tribunal ne faisait cela la moindre chose.
Au reste, cette mme sortie que fait ici l'auteur des
Lettres crites de la campagne sur les tribuns du peuple, avait t dj faite en 1715 par M. de Chapeaurouge conseiller d'tat dans un mmoire contre l'office de procureur gnral. M. Louis Le Fort, qui remplissait alors cette charge avec clat, lui fit voir dans une trs belle lettre en rponse ce mmoire, que le crdit et l'autorit des tribuns avaient t le salut de la Rpublique, et que sa destruction n'tait point venue d'eux, mais des consuls. Srement le procureur gnral Le Fort ne prvoyait gure par qui serait renouvel de nos jours le sentiment qu'il rfutait si bien.].
Au reste je n'excuse pas les fautes du peuple romain, je les ai dites dans le
Contrat social ; je l'ai blm d'avoir usurp la puissance excutive qu'il devait seulement contenir [Voyez le Contrat social, livre IV, char. 5. Je crois qu'on trouvera dans ce chapitre qui est fort court, quelques bonnes maximes sur cette matire.]. J'ai montr sur quels principes le tribunat devait tre institu, les bornes qu'on devait lui donner, et comment tout cela se pouvait faire. Ces rgles furent mal suivies Rome ; elles auraient pu l'tre mieux. Toutefois voyez ce que fit le tribunat avec ses abus, que n'et-il point fait bien dirig ? Je vois peu ce que veut ici l'auteur des Lettres : pour conclure contre lui-mme j'aurais pris le mme exemple qu'il a choisi.
Mais n'allons pas chercher si loin ces illustres exemples, si fastueux par eux-mmes, et si trompeurs par leur application. Ne laissez point forger vos chanes par l'amour-propre. Trop petits pour vous comparer rien, restez en vous-mmes, et ne vous aveuglez point sur votre position. Les anciens peuples ne sont plus un modle pour les modernes ; ils leur sont trop trangers tous gards. Vous surtout, Genevois, gardez votre place, et n'allez point aux objets levs qu'on vous prsente pour vous cacher l'abme qu'on creuse au-devant de vous. Vous n'tes ni Romains, ni Spartiates, vous n'tes pas mme Athniens. Laissez l ces grands noms qui ne vous vont point. Vous tes des marchands, des artisans, des bourgeois, toujours occups de leurs intrts privs, de leur travail, de leur trafic, de leur gain ; des gens pour qui la libert mme n'est qu'un moyen d' acqurir sans obstacle et de possder en sret.
Cette situation demande pour vous des maximes particulires. N'tant pas oisifs comme taient les anciens peuples, vous ne pouvez comme eux vous occuper sans cesse du gouvernement : mais par cela mme que vous pouvez moins y veiller de suite, il doit tre institu de manire qu'il vous soit plus ais d'en voir les manoeuvres et de pourvoir aux abus. Tout soin public que votre intrt exige doit vous tre rendu d'autant plus facile remplir que c'est un soin qui vous cote et que vous ne prenez pas volontiers. Car vouloir vous en dcharger tout fait, c'est vouloir cesser d'tre libres. Il faut opter, dit le philosophe bienfaisant, et ceux qui ne peuvent supporter le travail n'ont qu' chercher le repos dans la servitude.
Un peuple inquiet, dsoeuvr, remuant, et, faute d'affaires particulires toujours prt se mler de celles de l'tat, a besoin d'tre contenu, je le sais ; mais encore un coup la bourgeoisie de Genve est-elle ce peuple-l ? Rien n'y ressemble moins ; elle en est l'antipode. Vos citoyens, tout absorbs dans leurs occupations domestiques et toujours froids sur le reste, ne songent l'intrt public que quand le leur propre est attaqu. Trop peu soigneux d'clairer la conduite de leurs chefs, ils ne voient les fers qu'on leur prpare que quand ils en sentent le poids. Toujours distraits, toujours tromps, toujours fixs sur d'autres objets, ils se laissent donner le change sur le plus important de tous, et vont toujours cherchant le remde, faute d'avoir su prvenir le mal. force de compasser leurs dmarches ils ne les font jamais qu'aprs coup. Leurs lenteurs les auraient dj perdus cent fois si l'impatience du magistrat ne les et sauvs et si, press d'exercer ce pouvoir suprme auquel il aspire, il ne les et lui-mme avertis du danger.
Suivez l'historique de votre gouvernement, vous verrez toujours le Conseil, ardent dans ses entreprises, les manquer le plus souvent par trop d'empressement les accomplir, et vous verrez toujours la bourgeoisie revenir enfin sur ce qu'elle a laiss faire sans y mettre opposition.
En 1570 l'tat tait obr de dettes et afflig de plusieurs flaux. Comme il tait malais dans la circonstance d'assembler souvent le Conseil gnral, on y propose d'autoriser les Conseils de pourvoir aux besoins prsents : la proposition passe. Ils partent de l pour s'arroger le droit perptuel d'tablir des impts, et pendant plus d'un sicle on les laisse faire sans la moindre opposition.
En 1714 on fait par des vues secrtes [Il en a t parl ci-devant.] l'entreprise immense et ridicule des fortifications, sans daigner consulter le Conseil gnral, et contre la teneur des dits. En consquence de ce beau projet on tablit pour dix ans des impts sur lesquels on ne le consulte pas davantage. Il s'lve quelques plaintes, on les ddaigne ; et tout se tait.
En 1725 le terme des impts expire ; il s'agit de les prolonger. C'tait pour la bourgeoisie le moment tardif mais ncessaire de revendiquer son droit nglig si longtemps. Mais la peste de Marseille et la banque royale ayant drang le commerce, chacun occup des dangers de sa fortune oublie ceux de sa libert. Le Conseil, qui n'oublie pas se, vues, renouvelle en Deux-Cent les impts, sans qu'il soit question du Conseil gnral.
A l'expiration du second terme les citoyens se rveillent, et aprs cent soixante ans d'indolence, ils rclament enfin tout de bon leur droit. Alors au lieu de cder ou temporiser, on trame une conspiration [Il s'agissait de former, par une enceinte barricade, une espce de citadelle autour de l'lvation sur laquelle est l'htel de ville, pour asservir de l tout le peuple, Les bois dj prpars pour cette enceinte, un plan de disposition pour la garnir, les ordres donns en consquence aux capitaines de la garnison, des transports de munitions et d'armes de l'arsenal l'htel de ville, le tamponnement de vingt-deux pices de canon dans un boulevard loign, le transmarchement clandestin de plusieurs autres ; en un mot tous les apprts de la plus violente entreprise faits sans l'aveu des Conseils par le syndic de la garde et d'autres magistrats, ne purent suffire, quand tout cela fut dcouvert, pour obtenir qu'on ft le procs aux coupables, ni mme qu'on improuvt nettement leur projet. Cependant la bourgeoisie, alors matresse de la place, les laissa paisiblement sortir sans troubler leur retraite, sans leur faire la moindre insulte, sans entrer dans leurs maisons, sans inquiter leurs familles, sans toucher rien qui leur appartnt. En tout autre pays le peuple et commenc par massacrer ces conspirateurs, et mettre leurs maisons au pillage.]. Le complot se dcouvre, les bourgeois sont forcs de prendre les armes, et par cette violente entreprise le Conseil perd en un moment un sicle d'usurpation.
A peine tout semble pacifi que, ne pouvant endurer cette espce de dfaite, on forme un nouveau complot. Il faut derechef recourir aux armes ; les puissances voisines interviennent, et les droits mutuels sont enfin rgls.
En 1650 les Conseils infrieurs introduisent dans leurs corps une manire de recueillir les suffrages, meilleure que celle qui est tablie, mais qui n'est pas conforme aux dits. On continue en Conseil gnral de suivre l'ancienne o se glissent bien des abus, et cela dure cinquante ans et davantage, avant que les citoyens songent se plaindre de la contravention ou demander l'introduction d'un pareil usage dans le Conseil dont ils sont membres. Ils la demandent enfin, et ce qu'il y a d'incroyable est qu'on leur oppose tranquillement ce mme dit qu'on viole depuis un demi-sicle.
En 1707 un citoyen est jug clandestinement contre les lois, condamn, arquebus dans la prison, un autre est pendu sur la dposition d'un seul faux tmoin connu pour tel, un autre est trouv mort. Tout cela passe, et il n'en est plus parl qu'en 1734 que quelqu'un s'avise de demander au magistrat des nouvelles du citoyen arquebus trente ans auparavant.
En 1736 on rige des tribunaux criminels sans syndics. Au milieu des troubles qui rgnaient alors, les citoyens, occups de tant d'autres affaires, ne peuvent songer tout. En 1758 on rpte la mme manoeuvre, celui qu'elle regarde veut se plaindre ; on le fait taire, et tout se tait. En 1762 on la renouvelle encore [Et quelle occasion ! Voil une inquisition d'tat faire frmir. Est-il concevable que dans un pays libre on punisse criminellement un citoyen pour avoir, dans une lettre un autre citoyen non imprime, raisonn en termes dcents et mesurs sur la conduite du magistrat envers un troisime citoyen ? Trouvez-vous des exemples de violences pareilles dans les gouvernements les plus absolu s ? la retraite de M. de Silhouette je lui crivis une lettre qui courut Paris. Cette lettre tait d'une hardiesse que je ne trouve pas moi-mme exempte de blme ; c'est peut-tre la seule chose rprhensible que j'aie crite en ma vie. Cependant m'a-t-on dit le moindre mot ce sujet ? On n'y a pas mme song. En France on punit les libelles ; on fait trs bien ; mais on laisse aux particuliers une libert honnte de raisonner entre eux sur les affaires publiques, et il est inou qu'on ait cherch querelle quelqu'un pour avoir, dans des lettres restes manuscrites, dit son avis, sans satire et sans invective, sur ce qui se fait dans les tribunaux. Aprs avoir tant aim le gouvernement rpublicain faudra-t-il changer de sentiment dans ma vieillesse, et trouver enfin qu'il y a plus de vritable libert dans les monarchies que dans nos rpubliques ?] : les citoyens se plaignent enfin l'anne suivante. Le Conseil rpond : vous venez trop tard, l'usage est tabli.
En juin 1762 un citoyen que le Conseil avait pris en haine est fltri dans ses livres, et personnellement dcrt contre l'dit le plus formel. Ses parents tonns demandent par requte communication du dcret ; elle leur est refuse, et tout se tait. Au bout d'un an d'attente le citoyen fltri voyant que nul ne proteste renonce son droit de cit. La bourgeoisie ouvre enfin les yeux et rclame contre la violation de la loi : il n'tait plus temps.
Un fait plus mmorable par son espce, quoiqu'il ne s'agisse que d'une bagatelle est celui du sieur Bardin. Un libraire commet son correspondant des exemplaires d'un livre nouveau ; avant que les exemplaires arrivent le livre est dfendu. Le libraire va dclarer au magistrat sa commission, et demander ce qu'il doit faire. On lui ordonne d'avertir quand les exemplaires arriveront ; ils arrivent, il les dclare, on les saisit ; il attend qu'on les lui rende ou qu'on les lui paye ; on ne fait ni l'un ni l'autre ; il les redemande, on les garde. Il prsente requte pour qu'ils soient renvoys, rendus, ou pays : on refuse tout. Il perd ses livres, et ce sont des hommes publics chargs de punir le vol, qui les ont gards.
Qu'on pse bien toutes les circonstances de ce fait, et je doute qu'on trouve aucun autre exemple semblable dans aucun parlement, dans aucun snat, dans aucun conseil, dans aucun divan, dans quelque tribunal que ce puisse tre. Si l'on voulait attaquer le droit de proprit sans raison, sans prtexte et jusque dans sa racine, il serait impossible de s'y prendre plus ouvertement. Cependant l'affaire passe, tout le monde se tait, et sans des griefs plus graves il n'et jamais t question de celui-l. Combien d'autres sont rests dans l'obscurit faute d'occasions pour les mettre en vidence ?
Si l'exemple prcdent est peu important en lui- mme, en voici un d'un genre bien diffrent. Encore un peu d'attention, Monsieur, pour cette affaire, et je supprime toutes celles que je pourrais ajouter. Le 20 novembre 1763 au Conseil gnral assembl pour l'lection du lieutenant et du trsorier, les citoyens remarquent une diffrence entre l'dit imprim qu'ils ont et l'dit manuscrit dont un secrtaire d'tat fait lecture, en ce que l'lection du trsorier doit par le premier se faire avec celle des syndics, et par le second avec celle du lieutenant. Ils remarquent, de plus, que l'lection du trsorier qui selon l'dit doit se faire tous les trois ans, ne se fait que tous les six ans selon l'usage et qu'au bout des trois ans on se contente de proposer la confirmation de celui qui est en place.
Ces diffrences du texte de la loi entre le manuscrit du Conseil et l'dit imprim, qu'on n'avait point encore observes, en font remarquer d'autres qui donnent de l'inquitude sur le reste. Malgr l'exprience qui apprend aux citoyens l'inutilit de leurs reprsentations les mieux fondes, ils en font ce sujet de nouvelles, demandant que le texte original des dits soit dpos en chancellerie ou dans tel autre lieu public au choix du Conseil, o l'on puisse comparer ce texte avec l'imprim.
Or vous vous rappellerez, Monsieur, que par l'article XLII de l'dit de 1738 il est dit qu'on fera imprimer
au plus tt un code gnral des lois de l'tat, qui contiendra tous les dits et rglements. Il n'a pas encore t question de ce code au bout de vingt-six ans, et les citoyens ont gard le silence [De quelle excuse, de quel prtexte peut-on couvrir l'inobservation d'un article aussi exprs et aussi important . Cela ne se conoit pas. Quand par hasard on en parle quelques magistrats en conversation, ils rpondent froidement : Chaque dit particulier est imprim, rassemblez-les. Comme si l'on tait sr que tout ft imprim, et comme si le recueil de ces chiffons formait un corps de lois complet, un code gnral revtu de l'authenticit requise et tel que l'annonce l'article XLII ! Est-ce ainsi que ces messieurs remplissent un engagement aussi formel ? Quelles consquences sinistres ne pourrait-on pas tirer de pareilles omissions ?].
Vous vous rappellerez encore que, dans un Mmoire imprim en 1745, un membre proscrit des Deux-Cents jeta de violents soupons sur la fidlit des dits imprims en 1713 et rimprims en 1735, deux poques galement suspectes. Il dit avoir collationn sur des dits manuscrits ces imprims, dans lesquels il affirme avoir trouv quantit d'erreurs dont il a fait note, et il rapporte les propres termes d'un dit de 1556, omis tout entier dans l'imprim. des imputations si graves le Conseil n'a rien rpondu, et les citoyens ont gard le silence.
Accordons, si l'on veut, que la dignit du Conseil ne lui permettait pas de rpondre alors aux imputations d'un proscrit. Cette mme dignit, l'honneur compromis, la fidlit suspecte exigeaient maintenant une vrification que tant d'indices rendaient ncessaire, et que ceux qui la demandaient avaient droit d'obtenir.
Point du tout. Le petit Conseil justifie le changement fait l'dit par un ancien usage auquel le Conseil gnral ne s'tant pas oppos dans son origine n'a plus droit de s'opposer aujourd'hui.
Il donne pour raison de la diffrence qui est entre le manuscrit du Conseil et l'imprim, que ce manuscrit est un recueil des dits avec les changements pratiqus, et consentis par le silence du Conseil gnral ; au lieu que l'imprim n'est que le recueil des mmes dits, tels qu'ils ont pass en Conseil gnral.
Il justifie la confirmation du trsorier contre l'dit qui veut que l'on en lise un autre, encore par un ancien usage. Les citoyens n'aperoivent pas une contravention aux dits qu'il n'autorise par des contraventions antrieures : ils ne font pas une plainte qu'il ne rebute, en leur reprochant de ne s'tre pas plaints plus tt.
Et quant la communication du texte original des lois, elle est nettement refuse [ Ces refus si durs et si srs toutes les reprsentations les plus raisonnables et les plus justes paraissent peu naturels. Est-il concevable que le Conseil de Genve compos dans sa majeure partie d'hommes clairs et judicieux, n'ait pas senti le scandale odieux et mme effrayant de refuser des hommes libres, des membres du lgislateur, la communication du texte authentique des lois, et de fomenter ainsi comme plaisir des soupons produits par l'air de mystre et de tnbres dont il s'environne sans cesse leurs yeux ? Pour moi, je penche croire que ces refus lui cotent mais qu'il s'est prescrit pour rgle de faire tomber l'usage des reprsentations, par des rponses constamment ngatives. En effet est-il prsumer que les hommes les plus patients ne se rebutent pas de demander pour ne rien obtenir ? Ajoutez la proposition dj faite en Deux-Cent d'informer contre les auteurs des dernires reprsentations, pour avoir us d'un droit que la loi leur donne. Qui voudra dsormais s'exposer des poursuites pour des dmarches qu'on sait d'avance tre sans succs ? Si c'est l le plan que s'est fait le petit Conseil, il faut avouer qu'il le suit trs bien.] ; soit
comme tant contraire aux rgles ; soit parce que les citoyens et bourgeois ne doivent connatre d'autre texte des lois que le texte imprim, quoique le petit Conseil en suive un autre et le fasse suivre en Conseil gnral [Extrait des registres du Conseil du 7 dcembre 1763 en rponse aux reprsentations verbales faites le 21 novembre par six citoyens ou bourgeois.].
Il est donc contre les rgles que celui qui a pass un acte ait communication de l'original de cet acte, lorsque les variantes dans les copies les lui font souponner de falsification ou d'incorrection et il est dans la rgle qu'on ait deux diffrents textes des mmes lois, l'un pour les particuliers et l'autre pour le gouvernement ! Outes-vous jamais rien de semblable ? Et toutefois sur toutes ces dcouvertes tardives, sur tous ces refus rvoltants, les citoyens, conduits dans leurs demandes les plus lgitimes, se taisent, attendent, et demeurent en repos.
Voil, Monsieur, des faits notoires dans votre ville, et tous plus connus de vous que de moi, j'en pourrais ajouter cent autres, sans compter ceux qui me sont chapps. Ceux-ci suffiront pour juger si la bourgeoisie de Genve est ou fut jamais, je ne dis pas remuante et sditieuse, mais vigilante, attentive, facile s'mouvoir pour dfendre ses droits les mieux tablis et le plus ouvertement attaqus ?
On nous dit qu'une nation vive, ingnieuse et trs occupe de ses droits politiques aurait un extrme besoin de donner son gouvernement une force ngative [Page 170.]. En expliquant cette force ngative on peut convenir du principe ; mais est-ce vous qu'on en veut faire l'application ? A-t-on donc oubli qu'on vous donne ailleurs plus de sang-froid qu'aux autres peuples [Page 154.] ? Et comment peut-on dire que celui de Genve s'occupe beaucoup de ses droits politiques, quand on voit qu'il ne s'en occupe jamais que tard, avec rpugnance, et seulement quand le pril le plus pressant l'y contraint ? De sorte qu'en n'attaquant pas si brusquement les droits de la bourgeoisie, il ne tient qu'au Conseil qu'elle ne s'en occupe jamais.
Mettons un moment en parallle les deux partis pour juger duquel l'activit est le plus craindre, et o doit tre plac le droit ngatif pour modrer cette activit.
D'un ct je vois un peuple trs peu nombreux, paisible et froid, compos d'hommes laborieux, amateurs du gain, soumis pour leur propre intrt aux lois et leurs ministres, tout occups de leur ngoce ou de leurs mtiers ; tous, gaux par leurs droits et peu distingus par la fortune, n'ont entre eux ni chefs ni clients, tous, tenus par leur commerce, par leur tat, par leurs biens dans une grande dpendance du magistrat, ont le mnager ; tous craignent de lui dplaire ; s'ils veulent se mler des affaires publiques c'est toujours au prjudice des leurs. Distraits d'un ct par des objets plus intressants pour leurs familles ; de l'autre arrts par des considrations de prudence, par l'exprience de tous les temps, qui leur apprend combien dans un aussi petit tat que le vtre o tout particulier est incessamment sous les yeux du Conseil il est dangereux de l'offenser, ils sont ports par les raisons les plus fortes tout sacrifier la paix ; car c'est par elle seule qu'ils peuvent prosprer ; et dans cet tat de choses chacun tromp par son intrt priv aime encore mieux tre protg que libre, et fait sa cour pour faire son bien.
De l'autre ct je vois dans une petite ville, dont les affaires sont au fond trs peu de chose, un corps de magistrats indpendant et perptuel, presque oisif par tat, faire sa principale occupation d'un intrt trs grand, et trs naturel pour ceux qui commandent, c'est d'accrotre incessamment son empire ; car l'ambition comme l'avarice se nourrit de ses avantages, et plus on tend sa puissance, plus on est dvor du dsir de tout pouvoir. Sans cesse attentif marquer des distances trop peu sensibles dans ses gaux de naissance, il ne voit en eux que ses infrieurs, et brle d'y voir ses sujets. Arm de toute la force publique, dpositaire de toute l'autorit, interprte et dispensateur des lois qui le gnent, il s'en fait une arme offensive et dfensive, qui le rend redoutable, respectable, sacr pour tous ceux qu'il veut outrager. C'est au nom mme de la loi qu'il peut la transgresser impunment. Il peut attaquer la constitution en feignant de la dfendre ; il peut punir comme un rebelle quiconque ose la dfendre en effet. Toutes les entreprises de ce corps lui deviennent faciles ; il ne laisse personne le droit de les arrter ni d'en connatre : il peut agir, diffrer, suspendre ; il peut sduire, effrayer, punir ceux qui lui rsistent, et s'il daigne employer pour cela des prtextes, c'est plus par biensance que par ncessit. Il a donc la volont d'tendre sa puissance, et le moyen de parvenir tout ce qu'il veut. Tel est l'tat relatif du petit Conseil et de la bourgeoisie de Genve. Lequel de ces deux corps doit avoir le pouvoir ngatif pour arrter les entreprises de l'autre ? L'auteur des Lettres assure que c'est le premier.
Dans la plupart des tats les troubles internes viennent d'une populace abrutie et stupide, chauffe d'abord par d'insupportables vexations, puis ameute en secret par des brouillons adroits, revtus de quelque autorit qu'ils veulent tendre. Mais est-il rien de plus faux qu'une pareille ide applique la bourgeoisie de Genve, sa partie au moins qui fait face la puissance pour le maintien des lois ? Dans tous les temps cette partie a toujours t l'ordre moyen entre les riches et les pauvres, entre les chefs de l'tat et la populace. Cet ordre, compos d'hommes peu prs gaux en fortune, en tat, en lumires, n'est ni assez lev pour avoir des prtentions, ni assez bas pour n'avoir rien perdre. Leur grand intrt, leur intrt commun est que les lois soient observes, les magistrats respects, que la constitution se soutienne et que l'tat soit tranquille. Personne dans cet ordre ne jouit nul gard d'une telle supriorit sur les autres qu'il puisse les mettre en jeu pour son intrt particulier. C'est la plus saine partie de la rpublique, la seule qu'on soit assur ne pouvoir dans sa conduite se proposer d'autre objet que le bien de tous. Aussi voit-on toujours dans leurs dmarches communes une dcence, une modestie, une fermet respectueuse ' une certaine gravit d'hommes qui se sentent dans leur droit et qui se tiennent dans leur devoir. Voyez, au contraire, de quoi l'autre parti s'taie ; de gens qui nagent dans l'opulence, et du peuple le plus abject. Est-ce dans ces deux extrmes, l'un fait pour acheter l'autre pour se vendre, qu'on doit chercher l'amour de la justice et des lois ? C'est par eux toujours que l'tat dgnre : le riche tient la loi dans sa bourse, et le pauvre aime mieux du pain que la libert. Il suffit de comparer ces deux partis pour juger lequel doit porter aux lois la premire atteinte ; et cherchez en effet dans votre histoire si tous les complots ne sont pas toujours venus du ct de la magistrature, et si jamais les citoyens ont eu recours la force que lorsqu'il l'a fallu pour s'en garantir ?
On raille, sans doute, quand, sur les consquences du droit que rclament vos concitoyens, on vous reprsente l'tat en proie la brigue, la sduction, au premier venu. Ce droit ngatif que veut avoir le Conseil fut inconnu jusqu'ici ; quels maux en est-il arriv ? Il en ft arriv d'affreux s'il et voulu s'y tenir quand la bourgeoisie a fait valoir le sien. Rtorquez l'argument qu'on tire de deux cents ans de prosprit ; que peut-on rpondre ? Ce gouvernement, direz-vous, tabli par le temps, soutenu par tant de titres, autoris par un si long usage, consacr par ses succs, et o le droit ngatif des Conseils fut toujours ignor, ne vaut-il pas bien cet autre gouvernement arbitraire, dont nous ne connaissons encore ni les proprits, ni ses rapports avec notre bonheur, et o la raison ne peut nous montrer que le comble de notre misre ?
Supposer tous les abus dans le parti qu'on attaque et n'en supposer aucun dans le sien, est un sophisme bien grossier et bien ordinaire, dont tout homme sens doit se garantir. Il faut supposer des abus de part et d'autre, parce qu'il s'en glisse partout ; mais ce n'est pas dire qu'il y ait galit dans leurs consquences. Tout abus est un mal, souvent invitable, pour lequel on ne doit pas proscrire ce qui est bon en soi. Mais comparez, et vous trouverez d'un ct des maux srs, des maux terribles sans borne et sans fin ; de l'autre l'abus mme difficile, qui s'il est grand sera passager, et tel, que quand il a lieu il porte toujours avec lui son remde. Car encore une fois il n'y a de libert possible que dans l'observation des lois ou de la volont gnrale, et il n'est pas plus dans la volont gnrale de nuire tous, que dans la volont particulire de nuire soi-mme. Mais supposons cet abus de la libert aussi naturel que l'abus de la puissance. Il y aura toujours cette diffrence entre l'un et l'autre, que l'abus de la libert tourne au prjudice du peuple qui en abuse, et le punissant de son propre tort le force en chercher le remde, ainsi de ce ct le mal n'est jamais qu'une crise, il ne peut faire un tat permanent. Au lieu que l'abus de la puissance ne tournant point au prjudice du puissant mais du faible, est par sa nature sans mesure, sans frein, sans limites : il ne finit que par la destruction de celui qui seul en ressent le mal. Disons donc qu'il faut que le gouvernement appartienne au petit nombre, l'inspection sur le gouvernement la gnralit, et que si de part et d'autre l'abus est invitable, il vaut encore mieux qu'un peuple soit malheureux par sa faute qu'opprim sous la main d'autrui.
Le premier et le plus grand intrt public est toujours la justice. Tous veulent que les conditions soient gales pour tous, et la justice n'est que cette galit. Le citoyen ne veut que les lois et que l'observation des lois. Chaque particulier dans le peuple sait bien que s'il y a des exceptions, elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi tous craignent les exceptions, et qui craint les exceptions aime la loi. Chez les chefs c'est tout autre chose : leur tat mme est un tat de prfrence, et ils cherchent des prfrences partout [La justice dans le peuple est une vertu d'tat ; la violence et la tyrannie est de mme dans les chefs un vice d'tat. Si nous tions leurs places nous autres particuliers, nous deviendrions comme eux violents, usurpateurs, iniques. Quand des magistrats viennent donc nous prcher leur intgrit, leur modration, leur justice, ils nous trompent, s'ils veulent obtenir ainsi la confiance que nous ne leur devons pas : non qu'ils ne puissent avoir personnellement ces vertus dont ils se vantent : mais alors ils font une exception ; et ce n'est pas aux exceptions que la loi doit avoir gard.]. S'ils veulent des lois, ce n'est pas pour leur obir, c'est pour en tre les arbitres. Ils veulent des lois pour se mettre leur place et pour se faire craindre en leur nom. Tout les favorise dans ce projet. Ils se servent des droits qu'ils ont pour usurper sans risque ceux qu'ils n'ont pas. Comme ils parlent toujours au nom de la loi, mme en la violant, quiconque ose la dfendre contre eux est un sditieux, un rebelle : il doit prir ; et pour eux, toujours srs de l'impunit dans leurs entreprises, le pis qui leur arrive est de ne pas russir. S'ils ont besoin d'appuis, partout ils en trouvent. C'est une ligue naturelle que celle des forts, et ce qui fait la faiblesse des faibles est de ne pouvoir se liguer ainsi. Tel est le destin du peuple d'avoir toujours au-dedans et au-dehors ses parties pour juges. Heureux ! quand il en peut trouver d'assez quitables pour le protger contre leurs propres maximes, contre ce sentiment si grav dans le coeur humain d'aimer et favoriser les intrts semblables aux ntres. Vous avez eu cet avantage une fois, et ce fut contre toute attente. Quand la mdiation fuit accepte, on vous crut crass : mais vous etes des dfenseurs clairs et fermes, des mdiateurs intgres et gnreux ; la justice et la vrit triomphrent. Puissiez-vous tre heureux deux fois ! vous aurez joui d'un bonheur bien rare, et dont vos oppresseurs ne paraissent gure alarms.
Aprs vous avoir tal tous les maux imaginaires d'un droit aussi ancien que votre constitution et qui jamais n'a produit aucun mal, on pallie, on nie ceux du droit nouveau qu'on usurpe et qui se font sentir ds aujourd'hui. Forc d'avouer que le gouvernement peut abuser du droit ngatif jusqu' la plus intolrable tyrannie, on affirme que ce qui arrive n'arrivera pas, et l'on change en possibilit sans vraisemblance ce qui se passe aujourd'hui sous vos yeux. Personne, ose-t-on dire, ne dira que le gouvernement ne soit quitable et doux ; et remarquez que cela se dit en rponse des reprsentations o l'on se plaint des injustices et des violences du gouvernement. C'est l vraiment ce qu'on peut appeler du beau style : c'est l'loquence de Pricls, qui renvers par Thucydide la lutte, prouvait aux spectateurs que c'tait lui qui l'avait terrass.
Ainsi donc en s'emparant du bien d'autrui sans prtexte, en emprisonnant sans raison les innocents, en fltrissant un citoyen sans l'our, en jugeant illgalement un autre, en protgeant les livres obscnes en brlant ceux qui respirent la vertu, en perscutant leurs auteurs, en cachant le vrai texte des lois, en refusant les satisfactions les plus justes, en exerant le plus dur despotisme, en dtruisant la libert qu'ils devraient dfendre, en opprimant la patrie dont ils devraient tre les pres, ces messieurs se font compliment eux-mmes sur la grande quit de leurs jugements, ils s'extasient sur la douceur de leur administration, ils affirment avec confiance que tout le monde est de leur avis sur ce point. Je doute fort, toutefois, que cet avis soit le vtre, et je suis sr au moins qu'il n'est pas celui des reprsentants.
Que l'intrt particulier ne me rende point injuste. C'est de tous nos penchants celui contre lequel je me tiens le plus en garde et auquel j'espre avoir le mieux rsist. Votre magistrat est quitable dans les choses indiffrentes, je le crois port mme l'tre toujours ; ses places sont peu lucratives ; il rend la justice et ne la vend point ; il est personnellement intgre, dsintress, et je sais que dans ce Conseil si despotique il rgne encore de la droiture et des vertus. En vous montrant les consquences du droit ngatif je vous ai moins dit ce qu'ils feront devenus souverains, que ce qu'ils continueront faire pour l'tre. Une fois reconnus tels leur intrt sera d'tre toujours justes, et il l'est ds aujourd'hui d'tre justes le plus souvent : mais malheur quiconque osera recourir aux fois encore, et rclamer la libert ! C'est contre ces infortuns que tout devient permis, lgitime. L'quit, la vertu, l'intrt mme ne tiennent point devant l'amour de la domination, et celui qui sera juste tant le matre n'pargne aucune injustice pour le devenir.
Le vrai chemin de la tyrannie n'est point d'attaquer directement le bien publie ; ce serait rveiller tout le monde pour le dfendre ; mais c'est d'attaquer successivement tous ses dfenseurs, et d'effrayer quiconque oserait encore aspirer l'tre. Persuadez tous que l'intrt public n'est celui de personne, et par cela seul la servitude est tablie ; car quand chacun sera sous le joug o sera la libert commune ? Si quiconque ose parler est cras dans l'instant mme, o seront ceux qui voudront l'imiter, et quel sera l'organe de la gnralit quand chaque individu gardera le silence ? Le gouvernement svira donc contre les zls et sera juste avec les autres, jusqu' ce qu'il puisse tre injuste avec tous impunment. Alors sa justice ne sera plus qu'une conomie pour ne pas dissiper sans raison son propre bien.
Il y a donc un sens dans lequel le Conseil est juste, et doit l'tre par intrt : mais il y en a un dans lequel il est du systme qu'il s'est fait d'tre souverainement injuste, et mille exemples ont d vous apprendre combien la protection des lois est insuffisante contre la haine du magistrat. Que sera ce, lorsque devenu seul matre absolu par son droit ngatif il ne sera plus gn par rien dans sa conduite, et ne trouvera plus d'obstacle ses passions ? Dans un si petit tat o nul ne peut se cacher dans la foule, qui ne vivra pas alors dans d'ternelles frayeurs, et ne sentira pas chaque instant de sa vie le malheur d'avoir ses gaux pour matres ? Dans les grands tats les particuliers sont trop loin du prince et des chefs pour en tre vus, leur petitesse les sauve, et pourvu que le peuple paie on le laisse en paix. Mais vous ne pourrez faire un pas sans sentir le poids de vos fers. Les parents, les amis, les protgs, les espions de vos matres seront plus vos matres qu'eux ; vous n'oserez ni dfendre vos droits ni rclamer votre bien, crainte de vous faire des ennemis ; les recoins les plus obscurs ne pourront vous drober la tyrannie, il faudra ncessairement en tre satellite ou victime : vous sentirez la fois l'esclavage politique et le civil, peine oserez-vous respirer en libert. Voil, Monsieur, o doit naturellement vous mener l'usage du droit ngatif tel que le Conseil se l'arroge. Je crois qu'il n'en voudra pas faire un usage aussi funeste, mais il le pourra certainement, et la seule certitude qu'il peut impunment tre injuste, vous fera sentir les mmes maux que s'il l'tait en effet.
Je vous ai montr, Monsieur, l'tat de votre Constitution tel qu'il se prsente mes yeux. Il rsulte de cet expos que cette Constitution, prise dans son ensemble est bonne et saine, et qu'en donnant la libert ses vritables bornes, elle lui donne en mme temps toute la solidit qu'elle doit avoir. Car le gouvernement ayant un droit ngatif contre les innovations du lgislateur, et le peuple un droit ngatif contre les usurpations du Conseil, les lois seules rgnent et rgnent sur tous ; le premier de l'tat ne leur est pas moins soumis que le dernier, aucun ne peut les enfreindre, nul intrt particulier ne peut les changer, et la constitution demeure inbranlable.
Mais si au contraire les ministres des lois en deviennent les seuls arbitres, et qu'ils puissent les faire parler ou taire leur gr : si le droit de reprsentation seul garant des lois et de la libert n'est qu'un droit illusoire et vain qui n'ait en aucun cas aucun effet ncessaire ; je ne vois point de servitude pareille la vtre, et l'image de la libert n'est plus chez vous qu'un leurre mprisant et purile, qu'il est mme indcent d'offrir des hommes senss. Que sert alors d'assembler le lgislateur, puisque la volont du Conseil est l'unique loi ? Que sert d'lire solennellement des magistrats qui d'avance taient dj vos juges, et qui ne tiennent de cette lection qu'un pouvoir qu'ils exeraient auparavant ? Soumettez-vous de bonne grce, et renoncez ces jeux d'enfants, qui, devenus frivoles, ne sont pour vous qu'un avilissement de plus.
Cet tat tant le pire o l'on puisse tomber n'a qu'un avantage, c'est qu'il ne saurait changer qu'en mieux. C'est l'unique ressource des maux extrmes ; mais cette ressource est toujours grande, quand des hommes de sens et de coeur la sentent et savent s'en prvaloir. Que la certitude de ne pouvoir tomber plus bas que vous n'tes doit vous rendre fermes dans vos dmarches ! mais soyez srs que vous ne sortirez point de l'abme, tant que vous serez diviss, tant que les uns voudront agir et les autres rester tranquilles.
Me voici, Monsieur, la conclusion de ces lettres. Aprs vous avoir montr l'tat o vous tes, je n'entreprendrai point de vous tracer la route que vous devez suivre pour en sortir. S'il en est une, tant sur les lieux mmes, vous et vos concitoyens la devez voir mieux que moi ; quand on sait o l'on est et o l'on doit aller, on peut se diriger sans peine.
L'auteur des Lettres dit que
si on remarquait dans un gouvernement une pente la violence il ne faudrait pas attendre la redresser que la tyrannie s'y ft fortifie [Page 172.]. Il dit encore, en supposant un cas qu'il traite la vrit de chimre, qu'il resterait un remde triste mais lgal, et qui dans ce cas extrme pourrait tre employ comme on emploie la main d'un chirurgien, quand la gangrne se dclare_ [Page 101.]. Si vous tes ou non dans ce cas suppos chimrique, c'est ce que je viens d'examiner. Mon conseil n'est donc plus ici ncessaire ; l'auteur des Lettres vous l'a donn pour moi. Tous les moyens de rclamer contre l'injustice sont permis quand ils sont paisibles, plus forte raison sont permis ceux qu'autorisent les lois. Quand elles sont transgresses dans des cas particuliers vous avez le droit de reprsentation pour
y pourvoir. Mais quand ce droit mme est contest, c'est le cas de la garantie. Je ne l'ai point mise au nombre des moyens qui peuvent rendre efficace une reprsentation, les mdiateurs eux-mmes n'ont point entendu l'y mettre, puisqu'ils ont dclar ne vouloir porter nulle atteinte l'indpendance de l'tat, et qu'alors, cependant, ils auraient mis, pour ainsi dire, la clef du gouvernement dans leur poche [La consquence d'un tel systme et t d'tablir un tribunal de la Mdiation rsidant Genve, pour connatre des transgressions des lois. Par ce tribunal la souverainet de la Rpublique et bientt t dtruite, mais la libert des citoyens et t beaucoup plus assure qu'elle ne peut l'tre si l'on te le droit de reprsentation. Or de n'tre souverain que de nom ne signifie pas grand- chose, mais d'tre libre en effet signifie beaucoup.]. Ainsi dans le cas particulier l'effet des reprsentations rejetes est de produire un Conseil gnral ; mais l'effet du droit mme de reprsentation rejet parat tre le recours la garantie. Il faut que la machine ait en elle-mme tous les ressorts qui doivent la faire jouer : quand elle s'arrte, il faut appeler l'ouvrier pour la remonter.
Je vois trop o va cette ressource, et je sens encore mon coeur patriote en gmir. Aussi, je le rpte, je ne vous propose rien ; qu'oserais-je dire ? Dlibrez avec vos concitoyens et ne comptez les voix qu'aprs les avoir peses. Dfiez-vous de la turbulente jeunesse, de l'opulence insolente et de l'indigence vnale ; nul salutaire conseil ne peut venir de ces cts-l. Consultez ceux qu'une honnte mdiocrit garantit des sductions de l'ambition et de la misre ; ceux dont une honorable vieillesse couronne une vie sans reproche, ceux qu'une longue exprience a verss dans les affaires publiques ; ceux qui, sans ambition dans l'tat n'y veulent d'autre rang que celui de citoyens ; enfin ceux qui n'ayant jamais eu pour objet dans leurs dmarches que le bien de la patrie et le maintien des lois, ont mrit par leurs vertus l'estime du public, et la confiance de leurs gaux.
Mais surtout runissez-vous tous. Vous tes perdus sans ressource si vous restez diviss. Et pourquoi le seriez-vous, quand de si grands intrts communs vous unissent ? Comment dans un pareil danger la basse jalousie et les petites passions osent-elles se faire entendre ? Valent-elles qu'on les contente si haut prix, et faudra-t-il que vos enfants disent un jour en pleurant sur leurs fers, voil le fruit des dissensions de nos pres ? En un mot, il s'agit moins ici de dlibration que de concorde ; le choix du parti que vous prendrez n'est pas la plus grande affaire : ft-il mauvais en lui-mme, prenez-le tous ensemble ; par cela seul il deviendra le meilleur, et vous ferez toujours ce qu'il faut faire pourvu que vous le fassiez de concert. Voil mon avis, Monsieur, et je finis par o j'ai commenc. En vous obissant j'ai rempli mon dernier devoir envers la patrie. Maintenant je prends cong de ceux qui l'habitent ; il ne leur reste aucun mal nie faire, et je ne puis plus leur faire aucun bien.

------------------------- FIN DU FICHIER lettresecrites1 --------------------------------