JEAN-JACQUES ROUSSEAU


DISCOURS
QUI A REMPORTE LE PRIX
A L'ACADEMIE DE DIJON

En l'anne 1750

Sur cette Question propose par la mme Acadmie:

Si le rtablissement
des sciences et des arts
a contribu purer les moeurs.

Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis, Ovid.


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Page de titre de la premire dition
Bibliothque Publique et Universitaire, Genve.


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TABLE

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AVERTISSEMENT

     Qu'est-ce que la clbrit? Voici le malheureux ouvrage qui je dois la mienne. Il est certain que cette pice qui m'a valu un prix et qui m'a fait un nom est tout au plus mdiocre et j'ose ajouter qu'elle est une des moindres de tout ce recueil. Quel gouffre de misres n'et point vit l'auteur, si ce premier livre n'et t reu que comme il mritait de l'tre? Mais il fallait qu'une faveur d'abord injuste m'attirt par degrs une rigueur qui l'est encore plus.

PREFACE

     Voici une des grandes et belles questions qui aient jamais t agites. Il ne s'agit point dans ce Discours de ces subtilits mtaphysiques qui ont gagn toutes les parties de la littrature, et dont les programmes d'Acadmie ne sont pas toujours exempts; mais il s'agit d'une de ces vrits qui tiennent au bonheur du genre humain.

     Je prvois qu'on me pardonnera difficilement le parti que j'ai os prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes, je ne puis m'attendre qu' un blme universel; et ce n'est pas pour avoir t honor de l'approbation de quelques sages que je dois compter sur celle du public: aussi mon parti est-il pris; je ne me soucie de plaire ni aux beaux esprits, ni aux gens la mode. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour tre subjugus par les opinions de leur sicle, de leur pays, de leur socit: tel fait aujourd'hui l'esprit fort et le philosophe, qui par la mme raison n'et t qu'un fanatique du temps de la Ligue. Il ne faut point crire pour de tels lecteurs, quand on veut vivre au-del de son sicle .

     Un mot encore, et je finis. Comptant peu sur l'honneur que j'ai reu, j'avais, depuis l'envoi, refondu et augment ce Discours, au point d'en faire, en quelque manire, un autre ouvrage; aujourd'hui, je me suis cru oblig de le rtablir dans l'tat o il a t couronn. J'y ai seulement jet quelques notes et laiss deux additions faciles reconnatre, et que l'Acadmie n'aurait peut-tre pas approuves. J'ai pens que l'quit, le respect et la reconnaissance exigeaient de moi cet avertissement.


DISCOURS

     Decipimur specie recti.

     Le rtablissement des sciences et des arts a-t-il contribu purer ou corrompre les moeurs? Voila ce qu'il s'agit d'examiner. Quel parti dois-je prendre dans cette question? Celui, messieurs, qui convient un honnte homme qui ne sait rien, et qui ne s'en estime pas moins.

     Il sera difficile, je le sens, d'approprier ce que j'ai dire au tribunal o je comparais. Comment oser blmer les sciences devant une des plus savantes compagnies de l'Europe, louer l'ignorance dans une clbre Acadmie, et concilier le mpris pour l'tude avec le respect pour les vrais savants? J'ai vu ces contrarits; et elles ne m'ont point rebut. Ce n'est point la science que je maltraite, me suis-je dit; c'est la vertu que je dfends devant des hommes vertueux. La probit est encore plus chre aux gens de bien que l'rudition aux doctes. Qu'ai-je donc redouter? Les lumires de l'Assemble qui m'coute? Je l'avoue; mais c'est pour la constitution du discours, et non pour le sentiment de l'orateur. Les souverains quitables n'ont jamais balanc se condamner eux-mmes dans des discussions douteuses; et la position la plus avantageuse au bon droit est d'avoir se dfendre contre une partie intgre et claire, juge en sa propre cause.

     A ce motif qui m'encourage, il s'en joint un autre qui me dtermine: c'est qu'aprs avoir soutenu, selon ma lumire naturelle, le parti de la vrit, quel que soit mon succs, il est un prix qui ne peut me manquer: Je le trouverai dans le fond de mon coeur.


PREMIERE PARTIE

     C'est un grand et beau spectacle de voir l'homme sortir en quelque manire du nant par ses propres efforts; dissiper, par les lumires de sa raison les tnbres dans lesquelles la nature l'avait envelopp; s'lever au-dessus de lui-mme; s'lancer par l'esprit jusque dans les rgions clestes; parcourir pas de gant, ainsi que le soleil, la vaste tendue de l'univers; et, ce qui est encore plus grand et plus difficile, rentrer en soi pour y tudier l'homme et connatre sa nature, ses devoirs et sa fin. Toutes ces merveilles se sont renouveles depuis peu de gnrations.

     L'Europe tait retombe dans la barbarie des premiers ges. Les peuples de cette partie du monde aujourd'hui si claire vivaient, il y a quelques sicles, dans un tat pire que l'ignorance. Je ne sais quel jargon scientifique, encore plus mprisable que l'ignorance, avait usurp le nom du savoir, et opposait son retour un obstacle presque invincible. Il fallait une rvolution pour ramener les hommes au sens commun; elle vint enfin du ct d'o on l'aurait le moins attendue. Ce fut le stupide Musulman, ce fut l'ternel flau des lettres qui les fit renatre parmi nous. La chute du trne de Constantin porta dans l'Italie les dbris de l'ancienne Grce. La France s'enrichit son tour de ces prcieuses dpouilles. Bientt les sciences suivirent les lettres; l'art d'crire se joignit l'art de penser; gradation qui parat trange et qui n'est peut-tre que trop naturelle; et l'on commena sentir le principal avantage du commerce des Muses, celui de rendre les hommes plus sociables en leur inspirant le dsir de se plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle.

     L'esprit a ses besoins, ainsi que le corps. Ceux-ci sont les fondements de la socit, les autres en sont l'agrment. Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient la sret et au bien-tre des hommes assembls, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants peut-tre, tendent des guirlandes de fleurs sur les chanes de fer dont ils sont chargs, touffent en eux le sentiment de cette libert originelle pour laquelle ils semblaient tre ns, leur font aimer leur esclavage et en forment ce qu'on appelle des peuples polics. Le besoin leva les trnes; les sciences et les arts les ont affermis. Puissances de la terre, aimez les talents, et protgez ceux qui les cultivent (Note 1) . Peuples polics, cultivez-les: heureux esclaves, vous leur devez ce got dlicat et fin dont vous vous piquez; cette douceur de caractre et cette urbanit de moeurs qui rendent parmi vous le commerce si liant et si facile; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune.

     C'est par cette sorte de politesse, d'autant plus aimable qu'elle affecte moins de se montrer, que se distingurent autrefois Athnes et Rome dans les jours si vants de leur magnificence et de leur clat: c'est par elle, sans doute, que notre sicle et notre nation l'emporteront sur tous les temps et sur tous les peuples. Un ton philosophe sans pdanterie, des manires naturelles et pourtant prvenantes, galement loignes de la rusticit tudesque et de la pantomime ultramontaine: voil les fruits du got acquis par de bonnes tudes et perfectionn dans le commerce du monde.

     Qu'il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extrieure tait toujours l'image des dispositions du coeur; si la dcence tait la vertu; si nos maximes nous servaient de rgles; si la vritable philosophie tait insparable du titre de philosophe! Mais tant de qualits vont trop rarement ensemble, et la vertu ne marche gure en si grande pompe. La richesse de la parure peut annoncer un homme de got; l'homme sain et robuste se reconnat d'autres marques: c'est sous l'habit rustique d'un laboureur, et non sous la dorure d'un courtisan, qu'on trouvera la force et la vigueur du corps. La parure n'est pas moins trangre la vertu qui est la force et la vigueur de l'me. L'homme de bien est un athlte qui se plat combattre nu: il mprise tous ces vils ornements qui gneraient l'usage de ses forces, et dont la plupart n'ont t invents que pour cacher quelque difformit.

     Avant que l'art et faonn nos manires et appris nos passions parler un langage apprt, nos moeurs taient rustiques, mais naturelles; et la diffrence des procds annonait au premier coup d'oeil celle des caractres. La nature humaine, au fond, n'tait pas meilleure; mais les hommes trouvaient leur scurit dans la facilit de se pntrer rciproquement, et cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur pargnait bien des vices.

     Aujourd'hui que des recherches plus subtiles et un got plus fin ont rduit l'art de plaire en principes, il rgne dans nos moeurs une vile et trompeuse uniformit, et tous les esprits semblent avoir t jets dans un mme moule: sans cesse la politesse exige, la biensance ordonne: sans cesse on suit des usages, jamais son propre gnie. On n'ose plus paratre ce qu'on est; et dans cette contrainte perptuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu'on appelle socit, placs dans les mmes circonstances, feront tous les mmes choses si des motifs plus puissants ne les en dtournent. On ne saura donc jamais bien qui l'on a affaire: il faudra donc, pour connatre son ami, attendre les grandes occasions, c'est--dire attendre qu'il n'en soit plus temps, puisque c'est pour ces occasions mmes qu'il et t essentiel de le connatre.

     Quel cortge de vices n'accompagnera point cette incertitude? Plus d'amitis sincres; plus d'estime relle; plus de confiance fonde. Les soupons, les ombrages, les craintes, la froideur, la rserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanit si vante que nous devons aux lumires de notre sicle. On ne profanera plus par des jurements le nom du matre de l'univers, mais on l'insultera par des blasphmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient offenses. On ne vantera pas son propre mrite, mais on rabaissera celui d'autrui. On n'outragera point grossirement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse. Les haines nationales s'teindront, mais ce sera avec l'amour de la patrie. A l'ignorance mprise, on substituera un dangereux pyrrhonisme. Il y aura des excs proscrits, des vices dshonors, mais d'autres seront dcors du nom de vertus; il faudra ou les avoir ou les affecter. Vantera qui voudra la sobrit des sages du temps, je n'y vois, pour moi, qu'un raffinement d'intemprance autant indigne de mon loge que leur artificieuse simplicit (Note 2) .

     Telle est la puret que nos moeurs ont acquise. C'est ainsi que nous sommes devenus gens de bien. C'est aux lettres, aux sciences et aux arts revendiquer ce qui leur appartient dans un si salutaire ouvrage. J'ajouterai seulement une rflexion; c'est qu'un habitant de quelque contre loigne qui chercherait se former une ide des moeurs europennes sur l'tat des sciences parmi nous, sur la perfection de nos arts, sur la biensance de nos spectacles, sur la politesse de nos manires, sur l'affabilit de nos discours, sur nos dmonstrations perptuelles de bienveillance, et sur ce concours tumultueux d'hommes de tout ge et de tout tat qui semblent empresss depuis le lever de l'aurore jusqu'au coucher du soleil s'obliger rciproquement; c'est que cet tranger, dis-je, devinerait exactement de nos moeurs le contraire de ce qu'elles sont.

     O il n'y a nul effet, il n'y a point de cause chercher: mais ici l'effet est certain, la dpravation relle, et nos mes se sont corrompues mesure que nos sciences et nos arts se sont avancs la perfection. Dira-t-on que c'est un malheur particulier notre ge? Non, messieurs; les maux causs par notre vaine curiosit sont aussi vieux que le monde. L'lvation et l'abaissement journalier des eaux de l'ocan n'ont t plus rgulirement assujettis au cours de l'astre qui nous claire durant la nuit que le sort des moeurs et de la probit au progrs des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir mesure que leur lumire s'levait sur notre horizon, et le mme phnomne s'est observ dans tous les temps et dans tous les lieux.

     Voyez l'Egypte, cette premire cole de l'univers, ce climat si fertile sous un ciel d'airain, cette contre clbre, d'o Ssostris partit autrefois pour conqurir le monde. Elle devient la mre de la philosophie et des beaux-arts, et bientt aprs, la conqute de Cambise, puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, et enfin des Turcs.

     Voyez la Grce, jadis peuple de hros qui vainquirent deux fois l'Asie, l'une devant Troie et l'autre dans leurs propres foyers. Les lettres naissantes n'avaient point port encore la corruption dans les coeurs de ses habitants; mais le progrs des arts, la dissolution des moeurs et le joug du Macdonien se suivirent de prs; et la Grce, toujours savante, toujours voluptueuse, et toujours esclave, n'prouva plus dans ses rvolutions que des changements de matres. Toute l'loquence de Dmosthne ne put jamais ranimer un corps que le luxe et les arts avaient nerv.

     C'est au temps des Ennius et de Trence que Rome, fonde par un ptre, et illustre par des laboureurs, commence dgnrer. Mais aprs les Ovide, les Catulle, les Martial, et cette foule d'auteurs obscnes, dont les noms seuls alarment la pudeur, Rome, jadis le temple de la vertu, devient le thtre du crime, l'opprobre des nations et le jouet des barbares. Cette capitale du monde tombe enfin sous le joug qu'elle avait impos tant de peuples, et le jour de sa chute fut la veille de celui o l'on donna l'un de ses citoyens le titre d'arbitre du bon got.

     Que dirai-je de cette mtropole de l'empire d'Orient, qui par sa position semblait devoir l'tre du monde entier, de cet asile des sciences et des arts proscrits du reste de l'Europe, plus peut-tre par sagesse que par barbarie. Tout ce que la dbauche et la corruption ont de plus honteux; les trahisons, les assassinats et les poisons de plus noir; le concours de tous les crimes de plus atroce; voil ce qui forme le tissu de l'histoire de Constantinople; voil la source pure d'o nous sont manes les lumires dont notre sicle se glorifie.

     Mais pourquoi chercher dans des temps reculs des preuves d'une vrit dont nous avons sous nos yeux des tmoignages subsistants. Il est en Asie une contre immense o les lettres honores conduisent aux premires dignits de l'Etat. Si les sciences puraient les moeurs, si elles apprenaient aux hommes verser leur sang pour la patrie, si elles animaient le courage, les peuples de la Chine devraient tre sages, libres et invincibles. Mais s'il n'y a point de vice qui ne les domine, point de crime qui ne leur soit familier; si les lumires des ministres, ni la prtendue sagesse des lois, ni la multitude des habitants de ce vaste empire n'ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant et grossier, de quoi lui ont servi tous ses savants? Quel fruit a-t-il retir des honneurs dont ils sont combls? Serait-ce d'tre peupl d'esclaves et de mchants?

     Opposons ces tableaux celui des moeurs du petit nombre des peuples qui, prservs de cette contagion des vaines connaissances ont par leurs vertus fait leur propre bonheur et l'exemple des autres nations. Tels furent les premiers Perses, nation singulire chez laquelle on apprenait la vertu comme chez nous on apprend la science; qui subjugua l'Asie avec tant de facilit, et qui seule a eu cette gloire que l'histoire de ses institutions ait pass pour un roman de philosophie. Tels furent les Scythes, dont on nous a laiss de si magnifiques loges. Tels les Germains, dont une plume, lasse de tracer les crimes et les noirceurs d'un peuple instruit, opulent et voluptueux, se soulageait peindre la simplicit, l'innocence et les vertus. Telle avait t Rome mme dans les temps de sa pauvret et de son ignorance. Telle enfin s'est montre jusqu' nos jours cette nation rustique si vante pour son courage que l'adversit n'a pu abattre, et pour sa fidlit que l'exemple n'a pu corrompre (Note 3) .

     Ce n'est point par stupidit que ceux-ci ont prfr d'autres exercices ceux de l'esprit. Ils n'ignoraient pas que dans d'autres contres des hommes oisifs passaient leur vie disputer sur le souverain bien, sur le vice et sur la vertu, et que d'orgueilleux raisonneurs, se donnant eux-mmes les plus grands loges, confondaient les autres peuples sous le nom mprisant de barbares ; mais ils ont considr leurs moeurs et appris ddaigner leur doctrine (Note 4) .

     Oublierais-je que ce fut dans le sein mme de la Grce qu'on vit s'lever cette cit aussi clbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette Rpublique de demi-dieux plutt que d'hommes? tant leurs vertus semblaient suprieures l'humanit. O Sparte! opprobre ternel d'une vaine doctrine! Tandis que les vices conduits par les beaux-arts s'introduisaient ensemble dans Athnes, tandis qu'un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince des potes, tu chassais de tes murs les arts et les artistes, les sciences et les savants.

     L'vnement marqua cette diffrence. Athnes devint le sjour de la politesse et du bon got, le pays des orateurs et des philosophes. L'lgance des btiments y rpondait celle du langage. On y voyait de toutes parts le marbre et la toile anims par les mains des matres les plus habiles. C'est d'Athnes que sont sortis ces ouvrages surprenants qui serviront de modles dans tous les ges corrompus. Le tableau de Lacdmone est moins brillant. L , disaient les autres peuples, les hommes naissent vertueux, et l'air mme du pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses habitants que la mmoire de leurs actions hroques. De tels monuments vaudraient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu'Athnes nous a laisss?

     Quelques sages, il est vrai, ont rsist au torrent gnral et se sont garantis du vice dans le sjour des Muses. Mais qu'on coute le jugement que le premier et le plus malheureux d'entre eux portait des savants et des artistes de son temps.

     "J'ai examin, dit-il, les potes, et je les regarde comme des gens dont le talent en impose eux-mmes et aux autres, qui se donnent pour sages, qu'on prend pour tels et qui ne sont rien moins.

     Des potes, continue Socrate, j'ai pass aux artistes. Personne n'ignorait plus les arts que moi; personne n'tait plus convaincu que les artistes possdaient de fort beaux secrets. Cependant, je me suis aperu que leur condition n'est pas meilleure que celle des potes et qu'ils sont, les uns et les autres, dans le mme prjug. Parce que les plus habiles d'entre eux excellent dans leur partie, ils se regardent comme les plus sages des hommes. Cette prsomption a terni tout fait leur savoir mes yeux. De sorte que me mettant la place de l'oracle et me demandant ce que j'aimerais le mieux tre, ce que je suis ou ce qu'ils sont, savoir ce qu'ils ont appris ou savoir que je ne sais rien; j'ai rpondu moi-mme et au dieu: Je veux rester ce que je suis.

     Nous ne savons, ni les sophistes, ni les potes, ni les orateurs, ni les artistes, ni moi, ce que c'est que le vrai, le bon et le beau. Mais il y a entre nous cette diffrence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose. Au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je ne suis pas en doute. De sorte que toute cette supriorit de sagesse qui m'est accorde par l'oracle, se rduit seulement tre bien convaincu que j'ignore ce que je ne sais pas."

     Voil donc le plus sage des hommes au jugement des dieux, et le plus savant des Athniens au sentiment de la Grce entire, Socrate, faisant l'loge de l'ignorance! Croit-on que s'il ressuscitait parmi nous, nos savants et nos artistes lui feraient changer d'avis? Non, messieurs, cet homme juste continuerait de mpriser nos vaines sciences; il n'aiderait point grossir cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, et ne laisserait, comme il a fait, pour tout prcepte ses disciples et nos neveux, que l'exemple et la mmoire de sa vertu. C'est ainsi qu'il est beau d'instruire les hommes!

     Socrate avait commenc dans Athnes; le vieux Caton continua dans Rome de se dchaner contre ces Grecs artificieux et subtils qui sduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prvalurent encore: Rome se remplit de philosophes et d'orateurs; on ngligea la discipline militaire, on mprisa l'agriculture, on embrassa des sectes et l'on oublia la patrie. Aux noms sacrs de libert, de dsintressement, d'obissance aux lois, succdrent les noms d'Epicure, de Znon, d'Arcsilas. Depuis que les savants ont commenc paratre parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont clipss. Jusqu'alors les Romains s'taient contents de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencrent l'tudier.

     O Fabricius! qu'et pens votre grande me, si pour votre malheur rappel la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauve par votre bras et que votre nom respectable avait plus illustre que toutes ses conqutes? "Dieux! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu'habitaient jadis la modration et la vertu? Quelle splendeur funeste a succd la simplicit romaine? Quel est ce langage tranger? Quelles sont ces moeurs effmines? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces difices? Insenss, qu'avez-vous fait? Vous les matre des nations, vous vous tes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus? Ce sont des rhteurs qui vous gouvernent? C'est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires, et des histrions, que vous avez arros de votre sang la Grce et l'Asie? Les dpouilles de Carthage sont la proie d'un joueur de flte? Romains, htez-vous de renverser ces amphithtres; brisez ces marbres; brlez ces tableaux; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d'autres mains s'illustrent par de vains talents; le seul talent digne de Rome est celui de conqurir le monde et d'y faire rgner la vertu. Quand Cynas prit notre Snat pour une assemble de rois, il ne fut bloui ni par une pompe vaine, ni par une lgance recherche. Il n'y entendit point cette loquence frivole, l'tude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynas de si majestueux? O citoyens! Il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts; le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l'assemble de deux cents hommes vertueux, dignes de commander Rome et de gouverner la terre."

     Mais franchissons la distance des lieux et des temps, et voyons ce qui s'est pass dans nos contres et sous nos yeux; ou plutt, cartons des peintures odieuses qui blesseraient notre dlicatesse, et pargnons-nous la peine de rpter les mmes choses sous d'autres noms. Ce n'est point en vain que j'voquais les mnes de Fabricius; et qu'ai-je fait dire ce grand homme, que je n'eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV? Parmi nous, il est vrai, Socrate n'et point bu la cigu; mais il et bu, dans une coupe encore plus amre, la raillerie insultante, et le mpris pire cent fois que la mort.

     Voil comment le luxe, la dissolution et l'esclavage ont t de tout temps le chtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l'heureuse ignorance o la sagesse ternelle nous avait placs. Le voile pais dont elle a couvert toutes ses oprations semblait nous avertir assez qu'elle ne nous a point destins de vaines recherches. Mais est-il quelqu'une de ses leons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons nglige impunment? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous prserver de la science, comme une mre arrache une arme dangereuse des mains de son enfant; que tous les secrets qu'elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que la peine que vous trouvez vous instruire n'est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers; ils seraient pires encore, s'ils avaient eu le malheur de natre savants.

     Que ces rflexions sont humiliantes pour l'humanit! que notre orgueil en doit tre mortifi! Quoi! la probit serait fille de l'ignorance? La science et la vertu seraient incompatibles? Quelles consquences ne tirerait-on point de ces prjugs? Mais pour concilier ces contrarits apparentes, il ne faut qu'examiner de prs la vanit et le nant de ces titres orgueilleux qui nous blouissent, et que nous donnons si gratuitement aux connaissances humaines. Considrons donc les sciences et les arts en eux-mmes. Voyons ce qui doit rsulter de leur progrs; et ne balanons plus convenir de tous les points o nos raisonnements se trouveront d'accord avec les inductions historiques.


SECONDE PARTIE

     C'tait une ancienne tradition passe de l'Egypte en Grce, qu'un dieu ennemi du repos des hommes tait l'inventeur des sciences (Note 5) . Quelle opinion fallait-il donc qu'eussent d'elles les Egyptiens mmes, chez qui elles taient nes? C'est qu'ils voyaient de prs les sources qui les avaient produites. En effet, soit qu'on feuillette les annales du monde, soit qu'on supple des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui rponde l'ide qu'on aime s'en former. L'astronomie est ne de la superstition; l'loquence, de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la gomtrie, de l'avarice; la physique, d'une vaine curiosit; toutes, et la morale mme, de l'orgueil humain. Les sciences et les arts doivent donc leur naissance nos vices: nous serions moins en doute sur leurs avantages, s'ils la devaient nos vertus.

     Le dfaut de leur origine ne nous est que trop retrac dans leurs objets. Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit? Sans les injustices des hommes, quoi servirait la jurisprudence? Que deviendrait l'histoire, s'il n'y avait ni tyrans, ni guerres, ni conspirateurs? Qui voudrait en un mot passer sa vie de striles contemplations, si chacun ne consultant que les devoirs de l'homme et les besoins de la nature, n'avait de temps que pour la patrie, pour les malheureux et pour ses amis? Sommes-nous donc faits pour mourir attachs sur les bords du puits o la vrit s'est retire? Cette seule rflexion devrait rebuter ds les premiers pas tout homme qui chercherait srieusement s'instruire par l'tude de la philosophie.

     Que de dangers! que de fausses routes dans l'investigation des sciences! Par combien d'erreurs, mille fois plus dangereuses que la vrit n'est utile, ne faut-il point passer pour arriver elle? Le dsavantage est visible; car le faux est susceptible d'une infinit de combinaisons; mais la vrit n'a qu'une manire d'tre. Qui est-ce d'ailleurs, qui la cherche bien sincrement? mme avec la meilleure volont, quelles marques est-on sr de la reconnatre? Dans cette foule de sentiments diffrents, quel sera notre criterium pour en bien juger (Note 6) ? Et ce qui est le plus difficile, si par bonheur nous la trouvons la fin, qui de nous en saura faire un bon usage?

     Si nos sciences sont vaines dans l'objet qu'elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu'elles produisent. Nes dans l'oisivet, elles la nourrissent leur tour; et la perte irrparable du temps est le premier prjudice qu'elles causent ncessairement la socit. En politique, comme en morale, c'est un grand mal que de ne point faire de bien; et tout citoyen inutile peut tre regard comme un homme pernicieux. Rpondez-moi donc, philosophes illustres; vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s'attirent dans le vide; quels sont, dans les rvolutions des plantes, les rapports des aires parcourues en temps gaux; quelles courbes ont des points conjugus, des points d'inflexion et de rebroussement; comment l'homme voit tout en Dieu; comment l'me et le corps se correspondent sans communication, ainsi que feraient deux horloges; quels astres peuvent tre habits; quels insectes se reproduisent d'une manire extraordinaire? Rpondez-moi, dis-je, vous de qui nous avons reu tant de sublimes connaissances; quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, en serions-nous moins nombreux, moins bien gouverns, moins redoutables, moins florissants ou plus pervers? Revenez donc sur l'importance de vos productions; et si les travaux des plus clairs de nos savants et de nos meilleurs citoyens nous procurent si peu d'utilit, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d'crivains obscurs et de lettrs oisifs, qui dvorent en pure perte la substance de l'Etat.

     Que dis-je, oisifs? et plt Dieu qu'ils le fussent en effet! Les moeurs en seraient plus saines et la socit plus paisible. Mais ces vains et futiles dclamateurs vont de tous cts, arms de leurs funestes paradoxes; sapant les fondements de la foi, et anantissant la vertu. Ils sourient ddaigneusement ces vieux mots de patrie et de religion, et consacrent leurs talents et leur philosophie dtruire et avilir tout ce qu'il y a de sacr parmi les hommes. Non qu'au fond ils hassent ni la vertu ni nos dogmes; c'est de l'opinion publique qu'ils sont ennemis; et pour les ramener aux pieds des autels, il suffirait de les relguer parmi les athes. O fureur de se distinguer, que ne pouvez-vous point?

     C'est un grand mal que l'abus du temps. D'autre maux pires encore suivent les lettres et les arts. Tel est le luxe, n comme eux de l'oisivet et de la vanit des hommes. Le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre philosophie, toujours fconde en maximes singulires, prtend, contre l'exprience de tous les sicles, que le luxe fait la splendeur des Etats; mais aprs avoir oubli la ncessit des lois somptuaires, osera-t-elle nier encore que les bonnes moeurs ne soit essentielles la dure des empires, et que le luxe ne soit diamtralement oppos aux bonnes moeurs? Que le luxe soit un signe certain des richesses; qu'il serve mme si l'on veut les multiplier: Que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne d'tre n de nos jours; et que deviendra la vertu, quand il faudra s'enrichir quelque prix que ce soit? Les anciens politiques parlaient sans cesse de moeurs et de vertu; les ntres ne parlent que de commerce et d'argent. L'un vous dira qu'un homme vaut en telle contre la somme qu'on le vendrait Alger; un autre en suivant ce calcul trouvera des pays o un homme ne vaut rien, et d'autres o il vaut moins que rien. Ils valuent les hommes comme des troupeaux de btail. Selon eux, un homme ne vaut l'Etat que la consommation qu'il y fait. Ainsi un Sybarite aurait bien valu trente Lacdmoniens. Qu'on devine donc laquelle de ces deux Rpubliques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjugue par une poigne de paysans, et laquelle fit trembler l'Asie.

     La monarchie de Cyrus a t conquise avec trente mille hommes par un prince plus pauvre que le moindre des satrapes de Perse; et les Scythes, le plus misrable de tous les peuples, a rsist aux plus puissants monarques de l'univers. Deux fameuses rpubliques se disputrent l'empire du monde; l'une tait trs riche, l'autre n'avait rien, et ce fut celle-ci qui dtruisit l'autre. L'empire romain son tour, aprs avoir englouti toutes les richesses de l'univers, fut la proie de gens qui ne savaient pas mme ce que c'tait que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l'Angleterre sans autres trsors que leur bravoure et leur pauvret. Une troupe de pauvres montagnards dont toute l'avidit se bornait quelques peaux de moutons, aprs avoir dompt la fiert autrichienne, crasa cette opulente et redoutable Maison de Bourgogne qui faisait trembler les potentats de l'Europe. Enfin toute la puissance et toute la sagesse de l'hritier de Charles Quint, soutenues de tous les trsors des Indes, vinrent se briser contre une poigne de pcheurs de hareng. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour rflchir ces exemples, et qu'ils apprennent une fois qu'on a de tout avec de l'argent, hormis des moeurs et des citoyens.

     De quoi s'agit-il donc prcisment dans cette question du luxe? De savoir lequel importe le plus aux empires d'tre brillants et momentans, ou vertueux et durables. Je dis brillant, mais de quel clat? Le got du faste ne s'associe gure dans les mmes mes avec celui de l'honnte. Non, il n'est pas possible que des esprits dgrads par une multitude de soins futiles s'lvent jamais rien de grand; et quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait.

     Tout artiste veut tre applaudi. Les loges de ses contemporains sont la partie la plus prcieuse de sa rcompense. Que fera-t-il donc pour les obtenir, s'il a le malheur d'tre n chez un peuple et dans des temps o les savants devenus la mode ont mis une jeunesse frivole en tat de donner le ton; o les hommes ont sacrifi leur got aux tyrans de leur libert (Note 7) ; o l'un des sexes n'osant approuver que ce qui est proportionn la pusillanimit de l'autre, on laisse tomber des chefs-d'oeuvre de posie dramatique, et des prodiges d'harmonie sont rebuts? Ce qu'il fera, messieurs? Il rabaissera son gnie au niveau de son sicle, et aimera mieux composer des ouvrages communs qu'on admire pendant sa vie que des merveilles qu'on n'admirerait que longtemps aprs sa mort. Dites-nous, clbre Arouet, combien vous avez sacrifi de beauts mles et fortes notre fausse dlicatesse, et combien l'esprit de la galanterie si fertile en petites choses vous en a cot de grandes.

     C'est ainsi que la dissolution des moeurs, suite ncessaire du luxe, entrane son tour la corruption du got. Que si par hasard entre les hommes extraordinaires par leurs talents, il s'en trouve quelqu'un qui ait de la fermet dans l'me et qui refuse de se prter au gnie de son sicle et de s'avilir par des productions puriles, malheur lui! Il mourra dans l'indigence et dans l'oubli. Que n'est-ce ici un pronostic que je fais et non une exprience que je rapporte! Carle, Pierre, le moment est venu o ce pinceau destin a augmenter la majest de nos temples par des images sublimes et saintes, tombera de vos mains, ou sera prostitu orner de peintures lascives les panneaux d'un vis--vis. Et toi, rival des Praxitle et des Phidias; toi dont les anciens auraient employ le ciseau leur faire des dieux capables d'excuser nos yeux leur idoltrie; inimitable Pigalle, ta main se rsoudra ravaler le ventre d'un magot, ou il faudra qu'elle demeure oisive.

     On ne peut rflchir sur les moeurs, qu'on ne se plaise se rappeler l'image de la simplicit des premiers temps. C'est un beau rivage, par des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent loigner regret. Quand les hommes innocents et vertueux aimaient avoir les dieux pour tmoins de leurs actions, ils habitaient ensemble sous les mmes cabanes; mais bientt devenus mchants, ils se lassrent de ces incommodes spectateurs et les relgurent dans des temples magnifiques. Ils les en chassrent enfin pour s'y tablir eux-mmes, ou du moins les temples des dieux ne se distingurent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dpravation; et les vices ne furent jamais pousss plus loin que quand on les vit, pour ainsi dire, soutenus l'entre des palais des Grands sur des colonnes de marbre, et gravs sur des chapiteaux corinthiens.

     Tandis que les commodits de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent et que le luxe s'tend; le vrai courage s'nerve, les vertus militaires s'vanouissent, et c'est encore l'ouvrage des sciences et de tous ces arts qui s'exercent dans l'ombre du cabinet. Quand les Goths ravagrent la Grce, toutes les bibliothques ne furent sauves du feu que par cette opinion seme par l'un d'entre eux, qu'il fallait laisser aux ennemis des meubles si propres les dtourner de l'exercice militaire et les amuser des occupations oisives et sdentaires. Charles VIII se vit matre de la Toscane et du royaume de Naples sans avoir presque tir l'pe; et toute sa cour attribua cette facilit inespre ce que les princes et la noblesse d'Italie s'amusaient plus se rendre ingnieux et savants qu'ils ne s'exeraient devenir vigoureux et guerriers. En effet, dit l'homme de sens qui rapporte ces deux traits, tous les exemples nous apprennent qu'en cette martiale police et en toutes celles qui lui sont semblables, l'tude des sciences est bien plus propre amollir et effminer les courages qu' les affermir et les animer.

     Les Romains ont avou que la vertu militaire s'tait teinte parmi eux mesure qu'ils avaient commenc se connatre en tableaux, en gravures, en vases d'orfvrerie, et cultiver les beaux-arts; et comme si cette contre fameuse tait destine servir sans cesse d'exemple aux autres peuples, l'lvation des Mdicis et le rtablissement des lettres ont fait tomber derechef et peut-tre pour toujours cette rputation guerrire que l'Italie semblait voir recouvre il y a quelques sicles.

     Les anciennes rpubliques de la Grce avec cette sagesse qui brillait dans la plupart de leurs institutions avaient interdit leurs citoyens tous ces mtiers tranquilles et sdentaires qui, en affaissant et corrompant le corps, nervent sitt la vigueur de l'me. De quel oeil, en effet, pense-t-on que puissent envisager la faim, la soif, les fatigues, les dangers et la mort, des hommes que le moindre besoin accable et que la moindre peine rebute? Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux excessifs dont ils n'ont aucune habitude? Avec quel ardeur feront-ils des marches forces sous des officiers qui n'ont mme pas la force de voyager cheval? Qu'on ne m'objecte point la valeur renomme de tous ces modernes guerriers si savamment disciplins. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille, mais on ne me dit point comment ils supportent l'excs de travail, comment ils rsistent la rigueur des saisons et aux intempries de l'air. Il ne faut qu'un peu de soleil ou de neige, il ne faut que la privation de quelques superfluits pour fondre et dtruire en peu de jours la meilleure de nos armes. Guerriers intrpides, souffrez une fois la vrit qu'il vous est si rare d'entendre; vous tes braves, je le sais; vous eussiez triomph avec Annibal Cannes et Trasimne; Csar avec vous et pass le Rubicon et asservi son pays; mais ce n'est point avec vous que le premier et travers les Alpes, et que l'autre et vaincu vos aeux.

     Les combats ne font pas toujours le succs de la guerre, et il est pour les gnraux un art suprieur celui de gagner des batailles. Tel court au feu avec intrpidit, qui ne laisse pas d'tre un trs mauvais officier: dans le soldat mme, un peu plus de force et de vigueur serait peut-tre plus ncessaire que tant de bravoure qui ne le garantit pas de la mort; et qu'importe l'Etat que ses troupes prissent par la fivre et le froid, ou par le fer de l'ennemi?

     Si la culture des sciences est nuisible aux qualits guerrires, elle l'est encore plus aux qualits morales. C'est ds nos premires annes qu'une ducation insense orne notre esprit et corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des tablissements immenses, o l'on lve grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, except ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d'autres qui ne sont en usage nulle part: ils sauront composer des vers qu' peine ils pourront comprendre: sans savoir dmler l'erreur de la vrit, ils possderont l'art de les rendre mconnaissables aux autres par des arguments spcieux: mais ces mots de magnanimit, de temprance, d'humanit, de courage, ils ne sauront ce que c'est; ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille; et s'ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur (Note 8) . J'aimerais autant, disait un sage, que mon colier et pass le temps dans un jeu de paume, au moins le corps en serait plus dispos. Je sais qu'il faut occuper les enfants, et que l'oisivet est pour eux le danger le plus craindre. Que faut-il donc qu'ils apprennent? Voil certes une belle question! Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire tant hommes (Note 9) ; et non ce qu'ils doivent oublier.

     Nos jardins sont orns de statues et nos galeries de tableaux. Que penseriez-vous que reprsentent ces chefs-d'oeuvre de l'art exposs l'admiration publique? Les dfenseurs de la patrie? ou ces hommes plus grands encore qui l'ont enrichie par leurs vertus? Non. Ce sont des images de tous les garements du coeur et de la raison, tires soigneusement de l'ancienne mythologie, et prsentes de bonne heure la curiosit de nos enfants; sans doute afin qu'ils aient sous leurs yeux des modles de mauvaises actions, avant mme que de savoir lire.

     D'o naissent tous ces abus, si ce n'est de l'ingalit funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par l'avilissement des vertus? Voil l'effet le plus vident de toutes nos tudes, et la plus dangereuse de toutes leurs consquences. On ne demande plus d'un homme s'il a de la probit, mais s'il a des talents; ni d'un livre s'il est utile, mais s'il est bien crit. Les rcompenses sont prodigues au bel esprit, et la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions. Qu'on me dise, cependant, si la gloire attache au meilleur des discours qui seront couronns dans cette Acadmie est comparable au mrite d'en avoir fond le prix?

     Le sage ne court point aprs la fortune; mais il n'est pas insensible la gloire; et quand il la voit si mal distribue, sa vertu, qu'un peu d'mulation aurait anime et rendue avantageuse la socit, tombe en langueur, et s'teint dans la misre et dans l'oubli. Voil ce qu' la longue doit produire partout la prfrence des talents agrables sur les talents utiles, et ce que l'exprience n'a que trop confirm depuis le renouvellement des sciences et des arts. Nous avons des physiciens, des gomtres, des chimistes, des astronomes, des potes, des musiciens, des peintres; nous n'avons plus de citoyens; ou s'il nous en reste encore, disperss dans nos campagnes abandonnes, ils y prissent indigents et mpriss. Tel est l'tat o sont rduits, tels sont les sentiments qu'obtiennent de nous ceux qui nous donnent du pain, et qui donnent du lait nos enfants.

     Je l'avoue, cependant; le mal n'est pas aussi grand qu'il aurait pu le devenir. La prvoyance ternelle, en plaant ct de diverses plantes nuisibles des simples salutaires, et dans la substance de plusieurs animaux malfaisants le remde leurs blessures, a enseign aux souverains qui sont ses ministres imiter sa sagesse. C'est son exemple que du sein mme des sciences et des arts, sources de mille drglements, ce grand monarque dont la gloire ne fera qu'acqurir d'ge en ge un nouvel clat, tira ces socits clbres charges la fois du dangereux dpt des connaissances humaines, et du dpt sacr des moeurs, par l'attention qu'elles ont d'en maintenir chez elles toute la puret, et de l'exiger dans les membres qu'elles reoivent.

     Ces sages institutions affermies par son auguste successeur, et imites par tous les rois de l'Europe, serviront du moins de frein aux gens de lettres, qui tous aspirant l'honneur d'tre admis dans les Acadmies, veilleront sur eux-mmes, et tcheront de s'en rendre dignes par des ouvrages utiles et des moeurs irrprochables. Celles de ces compagnies, qui pour les prix dont elles honorent le mrite littraire feront un choix de sujets propres ranimer l'amour de la vertu dans les coeurs des citoyens, montreront que cet amour rgne parmi elles, et donneront aux peuples ce plaisir si rare et si doux de voir des socits savantes se dvouer verser sur le genre humain, non seulement des lumires agrables, mais aussi des instructions salutaires.

     Qu'on ne m'oppose donc point une objection qui n'est pour moi qu'une nouvelle preuve. Tant de soins ne montrent que trop la ncessit de les prendre, et l'on ne cherche point de remdes des maux qui n'existent pas. Pourquoi faut-il que ceux-ci portent encore par leur insuffisance le caractre des remdes ordinaires? Tant d'tablissements faits l'avantage des savants n'en sont que plus capables d'en imposer sur les objets des sciences et de tourner les esprits leur culture. Il semble, aux prcautions qu'on prend, qu'on ait trop de laboureurs et qu'on craigne de manquer de philosophes. Je ne veux point hasarder ici une comparaison de l'agriculture et de la philosophie: on ne le supporterait pas. Je demanderai seulement: qu'est-ce que la philosophie? Que contiennent les crits des philosophes les plus connus? Quelles sont les leons de ces amis de la sagesse? A les entendre, ne les prendrait-on pas pour une troupe de charlatans criant, chacun de son ct, sur une place publique: Venez moi, c'est moi seul qui ne trompe point? L'un prtend qu'il n'y a point de corps et que tout est en reprsentation. L'autre, qu'il n'y a d'autre substance que la matire ni d'autre dieu que le monde. Celui-ci avance qu'il y a ni vertus ni vices, et que le bien et le mal moral sont des chimres. Celui-l, que les hommes sont des loups et peuvent se dvorer en sret de conscience. O grands philosophes! que ne rservez-vous pour vos amis et pour vos enfants ces leons profitables; vous en recevriez bientt le prix, et nous ne craindrions pas de trouver dans les ntres quelqu'un de vos sectateurs.

     Voil donc les hommes merveilleux qui l'estime de leurs contemporains a t prodigue pendant leur vie, et l'immortalit rserve aprs leur trpas! Voil les sages maximes que nous avons reues d'eux et que nous transmettrons d'ge en ge nos descendants. Le paganisme, livr tous les garements de la raison humaine, a-t-il laiss la postrit rien qu'on puisse comparer aux monuments honteux que lui a prpars l'imprimerie, sous le rgne de l'Evangile? Les crits impies des Leucippe et des Diagoras sont pris avec eux. On n'avait point encore invent l'art d'terniser les extravagances de l'esprit humain. Mais, grce aux caractres typographiques (Note 10) et l'usage que nous en faisons, les dangereuses rveries des Hobbes et des Spinoza resteront jamais. Allez, crits clbres dont l'ignorance et la rusticit de nos pres n'auraient point t capables; accompagnez chez nos descendants ces ouvrages plus dangereux encore d'o s'exhale la corruption des moeurs de notre sicle, et portez ensemble aux sicles venir une histoire fidle du progrs et des avantages de nos sciences et de nos arts. S'ils vous lisent, vous ne leur laisserez aucune perplexit sur la question que nous agitons aujourd'hui: et moins qu'ils ne soient plus insenss que nous, ils lveront leurs mains au ciel, et diront dans l'amertume de leur coeur: "Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les esprits, dlivre-nous des lumires et des funestes arts de nos pres, et rends-nous l'ignorance, l'innocence et la pauvret, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur et qui soient prcieux devant toi."

     Mais si le progrs des sciences et des arts n'a rien ajout notre vritable flicit; s'il a corrompu nos moeurs, et si la corruption des moeurs a port atteinte la puret du got, que penserons-nous de cette foule d'auteurs lmentaires qui ont cart du temple des Muses les difficults qui dfendaient son abord, et que la nature y avait rpandues comme une preuve des forces de ceux qui seraient tents de savoir? Que penserons-nous de ces compilateurs d'ouvrages qui ont indiscrtement bris la porte des sciences et introduit dans leur sanctuaire une populace indigne d'en approcher; tandis qu'il serait souhaiter que tous ceux qui ne pouvaient avancer loin dans la carrire des lettres, eussent t rebuts ds l'entre, et se fussent jets dans arts utiles la socit. Tel qui sera toute sa vie un mauvais versificateur, un gomtre subalterne, serait peut-tre devenu un grand fabricateur d'toffes. Il n'a point fallu de matres ceux que la nature destinait faire des disciples. Les Vrulam, les Descartes et les Newton, ces prcepteurs du genre humain n'en ont point eu eux-mmes, et quels guides les eussent conduits jusqu'o leur vaste gnie les a ports? Des matres ordinaires n'auraient pu rtrcir leur entendement en le resserrant dans l'troite capacit du leur. C'est par les premiers obstacles qu'ils ont appris faire des efforts, et qu'ils se sont exercs franchir l'espace immense qu'ils ont parcouru. S'il faut permettre quelques hommes de se livrer l'tude des sciences et des arts, ce n'est qu' ceux qui se sentiront la force de marcher seuls sur leurs traces, et de les devancer. C'est ce petit nombre qu'ils appartient d'lever des monuments la gloire de l'esprit humain. Mais si l'on veut que rien ne soit au-dessus de leur gnie, il faut que rien ne soit au-dessus de leurs esprances. Voil l'unique encouragement dont ils ont besoin. L'me se proportionne insensiblement aux objets qui l'occupent, et ce sont les grandes occasions qui font les grands hommes. Le prince de l'loquence fut consul de Rome, et le plus grand, peut-tre, des philosophes, chancelier d'Angleterre. Croit-on que si l'un n'et occup qu'une chaire dans quelque universit, et que l'autre n'et obtenu qu'une modique pension d'Acadmie; croit-on, dis-je, que leurs ouvrages ne se sentiraient pas de leur tat? Que les rois ne ddaignent donc pas d'admettre dans leurs conseils les gens les plus capables de les bien conseiller: qu'ils renoncent ce vieux prjug invent par l'orgueil des Grands, que l'art de conduire les peuples est plus difficile que celui de les clairer: comme s'il tait plus ais d'engager les hommes bien faire de leur bon gr que de les y contraindre par la force. Que les savants du premier ordre trouvent dans leur cours d'honorables asiles. Qu'ils y obtiennent la seule rcompense digne d'eux; celle de contribuer par leur crdit au bonheur des peuples qui ils auront enseign la sagesse. C'est alors seulement qu'on verra ce que peuvent la vertu, la science et l'autorit animes d'une noble mulation et travaillant de concert la flicit du genre humain. Mais tant que la puissance sera seule d'un ct; les lumires et la sagesse seules d'un autre, les savants penseront rarement de grandes choses, les princes en feront plus rarement de belles, et les peuples continueront d'tre vils, corrompus et malheureux.

     Pour nous, hommes vulgaires, qui le ciel n'a point dparti de si grands talents et qu'il ne destine pas tant de gloire, restons dans notre obscurit. Ne courons point aprs une rputation qui nous chapperait, et qui, dans l'tat prsent des choses ne nous rendrait jamais ce qu'elle nous aurait cot, quand nous aurions tous les titres pour l'obtenir. A quoi bon chercher notre bonheur dans l'opinion d'autrui si nous pouvons le trouver en nous-mmes? Laissons d'autres le soin d'instruire les peuples de leurs devoirs, et bornons-nous bien remplir les ntres, nous n'avons pas besoin d'en savoir davantage.

     O vertu! Science sublime des mes simples, faut-il donc tant de peines et d'appareil pour te connatre? Tes principes ne sont-ils pas gravs dans tous les coeurs, et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-mme et d'couter la voix de sa conscience dans le silence des passions? Voil la vritable philosophie, sachons nous en contenter; et sans envier la gloire de ces hommes clbres qui s'immortalisent dans la rpublique des lettres, tchons de mettre entre eux et nous cette distinction glorieuse qu'on remarquait jadis entre deux grands peuples; que l'un savait bien dire, et l'autre, bien faire.


NOTES

  • (Note 1) Les princes voient toujours avec plaisir le got des arts agrables et des superfluits, dont l'exportation de l'argent ne rsulte pas, s'tendre parmi leurs sujets. Car outre qu'ils les nourrissent ainsi dans cette petitesse d'me si propre la servitude, ils savent trs bien que tous les besoins que le peuple se donne sont autant de chanes dont il se charge. Alexandre, voulant maintenir les Ichtyophages dans sa dpendance, les contraignit de renoncer la pche et de se nourrir des aliments communs aux autres peuples; et les sauvages de l'Amrique, qui vont tout nus et qui ne vivent que du produit de leur chasse, n'ont jamais pu tre dompts. En effet, quel joug imposerait-on des hommes qui n'ont besoin de rien?
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  • (Note 2) "J'aime", dit Montaigne, " contester et discourir, mais c'est avec peu d'hommes et pour moi. Car de servir de spectacle aux Grands et faire l'envi parade de son esprit et de son caquet, je trouve que c'est un mtier trs messant un homme d'honneur". C'est celui de tous nos beaux esprits, hors un.
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  • (Note 3) Je n'ose parler de ces nations heureuses qui ne connaissent pas mme de nom les vices que nous avons tant de peine rprimer, de ces sauvages de l'Amrique dont Montaigne ne balance point prfrer la simple et naturelle police, non seulement aux lois de Platon, mais mme tout ce que la philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des peuples. Il en cite quantit d'exemples frappants pour qui les saurait admirer. Mais quoi! dit il, ils ne portent point de chausses!
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  • (Note 4) De bonne foi, qu'on me dise quelle opinion les Athniens mmes devaient avoir de l'loquence, quand ils l'cartrent avec tant de soin de ce tribunal intgre des jugements duquel les dieux mmes n'appelaient pas? Que pensaient les Romains de la mdecine, quand ils la bannirent de leur Rpublique? Et quand un reste d'humanit porta les Espagnols interdire leurs gens de loi l'entre de l'Amrique, quelle ide fallait-il qu'ils eussent de la jurisprudence? Ne dirait-on pas qu'ils ont cru rparer par ce seul acte tous les maux qu'ils avaient faits ces malheureux Indiens?
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  • (Note 5) On voit aisment l'allgorie de la fable de Promthe; et il ne parat pas que les Grecs qui l'ont clou sur le Caucase en pensassent gure plus favorablement que les Egyptiens de leur dieu Teuthus. "Le satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser et embrasser le feu, la premire fois qu'il le vit; mais Prometheus lui cria: Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brle quand on y touche." C'est le sujet du frontispice.
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  • (Note 6) Moins on sait, plus on croit savoir. Les pripatticiens doutaient-ils de rien? Descartes n'a-t-il pas construit l'univers avec des cubes et des tourbillons? Et y a-t-il aujourd'hui mme en Europe si mince physicien qui n'explique hardiment ce profond mystre de l'lectricit, qui fera peut-tre jamais le dsespoir des vrais philosophes?
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  • (Note 7) Je suis bien loign de penser que cet ascendant des femmes soit un mal en soi. C'est un prsent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre humain: mieux dirig, il pourrait produire autant de bien qu'il fait de mal aujourd'hui. On ne sent point assez quels avantages natraient dans la socit d'une meilleure ducation donne cette moiti du genre humain qui gouverne l'autre. Les hommes feront toujours ce qu'il plaira aux femmes: si vous voulez donc qu'ils deviennent grands et vertueux, apprenez aux femmes ce que c'est que grandeur d'me et vertu. Les rflexions que se sujet fournit, et que Platon a faites autrefois, mriteraient fort d'tre mieux dveloppes par une plume digne d'crire d'aprs un tel matre et de dfendre une si grande cause.
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  • (Note 8) Pens. philosoph.
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  • (Note 9) Telle tait l'ducation des Spartiates, au rapport du plus grand de leurs rois. C'est, dit Montaigne, chose digne de trs grande considration, qu'en cette excellente police de Lycurgue, et la vrit monstrueuse par sa perfection, si soigneuse pourtant de la nourriture des enfants, comme de sa principale charge, et au gte mme des Muses, il s'y fasse si peu mention de la doctrine: comme si, cette gnreuse jeunesse ddaignant tout autre joug, on ait d lui fournir, au lieu de nos matres de science, seulement des matres de vaillance, prudence et justice.

         Voyons maintenant comment le mme auteur parle des anciens perses. Platon, dit-il, raconte que le fils an de leur succession royale tait ainsi nourri. Aprs sa naissance, on le donnait, non des femmes, mais des eunuques de la premire autorit prs du roi, cause de leur vertu. Ceux-ci prenaient charge de lui rendre le corps beau et sain, et aprs sept ans le duisaient monter cheval et aller la chasse. Quand il tait arriv au quatorzime, ils le posaient entre les mains de quatre: le plus sage, le plus juste, le plus temprant et le plus vaillant de la nation. Le premier lui apprenait la religion, le second tre toujours vritable, le tiers vaincre ses cupidits, le quart ne rien craindre. Tous, ajouterai-je, le rendre bon, aucun le rendre savant.

         Astyage, en Xnophon, demande Cyrus compte de sa dernire leon: c'est, dit-il, qu'en notre cole un grand garon ayant un petit saye le donna l'un de ses compagnons de plus petite taille, et lui ta son saye qui tait plus grand. Notre prcepteur m'ayant fait juge de ce diffrend, je jugeai qu'il fallait laisser les choses en cet tat, et que l'un et l'autre semblait tre mieux accommod en ce point. Sur quoi, il me remontra que j'avais mal fait: car je m'tais arrt considrer la biensance; et il fallait premirement avoir pourvu la justice, qui voulait que nul ne ft forc en ce qui lui appartenait. Et dit qu'il en ft puni, comme on nous punit en nos villages pour avoir oubli le premier aoriste de grec. Mon rgent me ferait une belle harangue, in genere demonstrativo, avant qu'il me persuadt que son cole vaut celle-l.
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  • (Note 10) A considrer les dsordres affreux que l'imprimerie a dj causs en Europe, juger de l'avenir par le progrs que le mal fait d'un jour l'autre, on peut prvoir aisment que les souverains ne tarderont pas se donner autant de soins pour bannir cet art terrible de leurs Etats qu'ils en ont pris pour l'y introduire. Le sultan Achmet, cdant aux importunits de quelques prtendus gens de got, avait consenti d'tablir une imprimerie Constantinople. Mais peine la presse fut-elle en train qu'on fut contraint de la dtruire et d'en jeter les instruments dans un puits. On dit que le calife Omar, consult sur ce qu'il fallait faire de la bibliothque d'Alexandrie, rpondit en ces termes: Si les livres de cette bibliothque contiennent des choses opposes l'Alcoran, ils sont mauvais et il faut les brler. S'ils ne contiennent que la doctrine de l'Alcoran, brlez-les encore: ils sont superflus. Nos savants ont cit ce raisonnement comme le comble de l'absurdit. Cependant, supposez Grgoire le Grand la place d'Omar et l'Evangile la place de l'Alcoran, la bibliothque aurait encore t brle, et ce serait peut-tre le plus beau trait de la vie de cet illustre pontife.
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    [FIN DU TEXTE DE ROUSSEAU]


         Avec notre sincre reconnaissance envers Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Muse Voltaire et Secrtaire de la Socit Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents.

         This e-text has been typed and corrected thanks to the help of: / Ce texte a t (patiemment!) dactylographi et rvis grce l'aide de: Sandrine Moo, Amir Moradi, Daniel Mullner, Coralie Reverdin, Fabien Ries, Jos Rincn, Terence Sullivan, Philippe Trione.

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