Rousseau d'aprs Latour, PP 990328
Jean-Jacques Rousseau,
lithographie de Ch. Gruaz

d'aprs Latour.
Album de la Suisse Romande (Coll. P.P.)
Jean-Jacques

ROUSSEAU

(1712 - 1778)


Les Amours
de Claire et de Marcellin

(1756)


Texte transcrit du manuscrit original (orthographe modernise),
Bibliothque publique et universitaire de Neuchtel (BPUN), MsR 38 (12 feuillets),
par Frdric S. Eigeldinger (SFM, Universit de Neuchtel)
E-mail: frederic.eigeldinger@lettres.unine.ch

Ce conte inachev peut tre considr comme une bauche de La Nouvelle Hlose. Voir ce propos: Raymond Trousson, "Prludes La Nouvelle Hlose", Beitrge zur franzsischen und zur spanischen Literatur. Festgabe fr W. Krauss, Berlin, 1971, p. 413-425.

NB: les interventions de l'diteur figurent entre crochets, de mme que les indications des rectos et
versos des feuillets du manuscrit.

Rainbow

Les Amours de Claire et de Marcellin

     [Fo 1ro] Dans le Village d'Orival en Dauphin demeurait un Laboureur son aise nomm Germon. Ce Paysan avait un fils unique nomm Marcellin: Jeune homme heureusement n et d'un mrite d'autant plus vrai qu'il n'avait point reu le fard de l'ducation. Son Pre fch de n'avoir que lui, voulut le marier de bonne heure pour s'assurer une plus nombreuse famille. Car la multitude des Enfants qui chez les Paysans ajoute la misre des Pauvres, augmente la richesse de ceux qui sont [1vo] leur aise. Germon s'tant donc arrang pour ce mariage, le conclut moins en Villageois qu'en homme riche, c'est--dire sur les seules convenances du bien et sans beaucoup consulter le got de son fils.
     Marcellin qui le coeur ne disait rien en faveur du choix de son Pre, mais qui n'avait non plus rien de raisonnable y opposer, prit le parti d'obir sans murmure; et le mariage allait s'achever si deux jours avant la Noce le fianc ne se ft trouv attaqu d'un mal [2ro] fort extraordinaire. Des vomissements continuels accompagns de convulsions et de symptmes dangereux firent craindre pour sa vie. On appela le Chirurgien du village qui ne connaissant rien un mal aussi singulier ne manqua pas d'en donner une longue explication et de faire beaucoup de mauvaises ordonnances faute d'en savoir trouver une bonne. Heureusement pour le pauvre Marcellin, on dcouvrit la vritable cause de sa maladie avant que les Drogues de son Esculape lui en eussent donn une plus dangereuse.
     [2vo] Cette cause secrte tait l'Amour mais avec des circonstances si singulires qu'elles feront mieux connatre l'innocente simplicit de ce jeune homme que toutes les descriptions que j'en pourrais faire.
     Une jeune fille d'Orival nomme Claire avait t leve Valence auprs d'une Dame qui l'avait prise en amiti et dont sa Mre avait nourri un Enfant. Cette Dame tait morte peu prs dans le temps que le mariage dont je viens de parler avait t rsolu, et quelques [3ro] jours aprs cet vnement Marcellin tant all Valence avec sa Mre faire des emplettes de Noce, avait eu occasion de voir Claire pour quelques commissions dont la famille ce cette fille l'avait charg pour elle.
     Claire tait charmante sans tre belle, ou du moins sa beaut avait plus d'lgance que de rgularit; elle n'excitait pas l'admiration, mais elle touchait sans qu'on st pourquoi: Ce pourquoi tait qu'avec des traits communs, ses regards, son [3vo] geste, sa physionomie annonaient une Ame sensible, et qu'un me sensible est pour celles qui le sont le premier et le plus puissant de tous les charmes. Quant ceux qui ont ce sens intrieur moins exquis, et qui ne s'affectent pour ainsi dire que par rgle et mthode Claire n'et t pour eux qu'une personne ordinaire qu'on est tonn d'oublier difficilement quoiqu'on ne voie point de raison de s'en souvenir. Un bon Observateur aurait dit en la voyant; il est [4ro] trs possible qu'elle n'excite jamais de passion, mais il est sr qu'elle n'en excitera jamais de mdiocre.
     Pour Marcellin; tranquille l'extrieur et d'un Temprament froid en apparence, on l'aurait cru peu fait pour sentir tout le mrite de Claire. Cependant il avait les passions trs vives et en tait d'autant plus tourment que sous un air serein la Tempte tait concentre au fond de son coeur. L'indolence et le sens froid qu'on croyai[en]t remarquer [4vo] en lui tait souvent l'ouvrage de sa sensibilit mme. Plusieurs objets l'affectaient peu parce qu'ils agissaient sur une me fortement proccupe. D'autres l'affectaient si vivement qu'il avait honte de tant d'motion et employait toute sa force la surmonter ou du moins la dguiser. La sorte d'ducation rude et grossire qu'il avait reue de son Pre n'avait pas peu contribu lui faire prendre cette habitude force de modration que des Leons plus douces ne lui auraient peut-tre jamais donne.
     [5ro] Voila, dira-t-on peut-tre, bien de la finesse pour des Paysans. Je rponds que ce ne sont point leurs habits que j'ai entrepris de peindre. Je puis rpondre encore qu'il y a des Ames dont la place n'est dans aucun rang parce qu'elles sont suprieures tous, et telles taient celles de Claire et Marcellin. Les Princes, les Paysans, et mme les Philosophes pensent et sentent de mme; l'ducation change les noms et les apparences, mais le fond des coeurs ne change jamais. Or la Nature [5vo] n'a point de moules diffrents pour les Rois et les laboureurs; Revenons ntre histoire.
     Ces deux personnes se virent donc et l'on devine bien ce qui en arriva; Marcellin revint tout pensif son Village et trouva sa fiance encore plus maussade qu'auparavant. Quelque indiffrent qu'il ft sur sa parure et celle de son Epouse, il se trouva qu'on avait toujours oubli et qu'on oubliait toujours je ne sais combien de choses ncessaires, pour [6ro] lesquelles il fallut faire successivement autant de voyages Valence, sans manquer jamais d'aller recevoir les Commissions de Mademoiselle Claire.
     Aprs la perte de sa Protectrice, Claire n'avait point song quitter la Ville o elle pouvait vivre commodment de son travail et d'une pension que cette Dame lui avait laisse. Durant les courses de Marcellin elle changea d'avis, et rflchissant qu' son ge il tait plus convenable de vivre sous les yeux de ses Parents, elle prit le parti de retourner [6vo] chez son Pre; aussitt qu'elle fut Orival, Marcellin n'eut plus rien faire Valence.
     Claire apprit avec surprise que Marcellin tait prt se marier. Dans toutes les visites qu'il lui avait faites il ne lui en avait jamais parl, et comme elle ne trouvait pas que le ton qu'il avait pris avec elle ft celui d'un homme prt en pouser une autre; elle se crut en droit de lui reprocher sa dissimulation, il lui chappa mme quelques larmes qu'elle s'effora de cacher; Marcellin [7ro] s'en aperut pourtant; il en fut mu jusqu'au fond du coeur, et deux gouttes d'eau presque imperceptibles furent la source de bien des orages.
     Marcellin au dsespoir et plus amoureux cent fois qu'il ne croyait l'tre, rsolut de rompre ou de diffrer au moins son mariage, il fut diverses reprises sur le point d'en parler son Pre, mais ce rude et grossier Paysan qui poussait jusqu' la brutalit la svrit paternelle tait d'un enttement que rien ne ramenait, le fils qui en craignait l'abord et qui [7vo] croyait prvoir l'inutilit de ses reprsentations y renona moins par raison que par timidit. Il aurait parl volontiers sa Mre, mais elle avait plus de complaisance pour lui que de crdit sur l'esprit de Germon. D'ailleurs elle tait malade depuis longtemps, il craignait de l'affliger et de nuire sa gurison; Enfin, malgr cette maladie qui tranait en longueur et sur laquelle Marcellin avait fond l'espoir d'un dlai, le jour de la noce ayant t fix par les Parents qui s'ennuyaient d'attendre, Marcellin s'avisa d'un [8ro] expdient pour diffrer le moment de son malheur et cet expdient fut de se procurer une maladie passagre propre donner un peu d'alarmes sur son compte et faire suspendre le mariage. Il avait trouv un paquet d'Emtique qui contenait plusieurs doses et qui avait t prpar pour sa Mre; il avala le tout sans marchander. Je ne sais si son Amour avait prvu la grandeur du pril o il s'allait prcipiter, mais la trop forte dose jointe au dfaut des prcautions ncessaires pour adoucir et faciliter l'effet de cette dangereuse drogue le mit dans un tat faire craindre pour sa vie [8vo] et voil ce qui avait produit de la part du Chirurgien tant de savantes dissertations.
     Le danger du fils ranima la Mre et l'arracha de son Lit. Et cet vnement qui lui et peut-tre t la sant si elle l'avait eue la lui rendit contre toute apparence; Tant la Nature a de ressources inconnues l'art. Cette bonne femme souponna quelque chose d'extraordinaire dans la maladie de son fils; ce sont en pareil cas des yeux bien pntrants que ceux d'une [9ro] Mre. Elle s'aperut avec effroi que la fatale drogue avait disparu. Pleine de trouble elle questionne son fils, il balance, elle le presse, et employant propos ces tendres caresses maternelles si puissantes sur les bons naturels, elle arrache enfin son secret et il finit sa Confession en lui dclarant qu'il ne pouvait aimer la vie que pour la passer avec Claire.
     Les causes du Mal une fois connues, il n'y avait plus de difficult dans le choix des remdes. La jeunesse et la vigueur du malade promettaient bien la prompte gurison du corps, mais la plaie [9vo] de l'me devait saigner longtemps.
     Germon apprit avec surprise et douleur le secret de la maladie de son fils, cependant son opinitret naturelle balana longtemps l'effroi que lui causait une rsolution si dsespre. Il la regardait plutt comme une simplicit de Jeune homme que comme un excs d'amour. Car Les phnomnes de cette trange passion sont des mystres, inconcevables pour les coeurs qui ne sont pas faits pour la sentir. Claire ne s'y trompa pas de mme; le secret avait transpir; car quoique la bonne Germon ft Mre, cela n'empchait pas qu'elle ne fut femme. Et l'on conoit bien qu'en pareil cas, une Amante inquite n'est pas la dernire instruite des vnements qui l'intressent. Claire vola au chevet de Marcellin; elle [10ro] avait le bonheur de n'tre pas l'esclave de ces ridicules biensances qui font des procds des villes un commerce perptuel de contrainte et de fausset. Elle se livra donc sans scrupule a toute la sensibilit de son me; ses yeux en disaient plus que sa bouche et elle pouvait s'exprimer avec d'autant plus d'assurance que le langage du sentiment, si vif [,] si nergique, si bien entendu d'elle et de Marcellin ne l'tait gure des autres spectateurs.
     Elle le trouva presque hors de danger et sa prsence acheva de l'y mettre de sorte qu'elle jouissait de son triomphe sans avoir rien craindre pour l'vnement. Cette preuve si dcisive des sentiments de Marcellin ne fit pas moins d'impression sur elle, que ses pleurs en avaient fait sur lui et elle ne tarda pas lui rendre [10vo] d'une manire aussi peu quivoque les tmoignages d'amour qu'elle en avait reus.
     Claire s'tait bien aperue que le Pre et la Mre de Marcellin la voyaient avec une sorte de peine. Ils avaient fait des projets sur le mariage de leur fils. Ils taient riches: c'tait une trs forte raison de vouloir l'tre davantage. Et quoique la fille qu'ils avaient choisie ne le ft pas beaucoup elle-mme; ils comptaient sur le crdit que son Pre avait au chteau pour en obtenir la ferme, et pour d'autres avantages qui les auraient rendus les premiers du lieu. On ne pouvait rompre le mariage sans renoncer des vues si sduisantes. Ils ne voulaient pas rendre Marcellin malheureux, car ce n'est pas dans un degr si bas que l'ambition fait taire la nature, mais ils taient attrists que son got ft un obstacle leurs projets. Des projets de Villageois! Pourquoi non! Csar mme n'aimait-il pas mieux tre le premier dans un hameau que le second Rome?
     [11ro] Tandis que Germon et sa femme disputaient entre eux si leur fils serait heureux ou riche, le Pre de la fiance vint les mettre d'accord de la manire la plus imprvue. Il leur dit que sa fille dpite du mpris de Marcellin et de son amour pour Claire renonait ce mariage et qu'il venait leur rendre leur parole et retirer la sienne: mais il ne disait pas la vritable cause de ces changements. C'tait la tendre Claire qui avait trouv le rare secret de gagner sa rivale et d'obliger une fille sage et sans autre amour rompre volontairement un mariage assorti. Claire alla trouver la fiance. J'aimais Marcellin [,] lui dit-elle [,] avant que je susse qu'il t'tait promis, et je ne puis plus m'empcher de l'aimer encore, ton mariage et mon amour nous rendront toutes deux malheureuses. Avec ce contrat de deux cents livres de rentes que je te donne tu peux choisir un aussi bon parti, et trouver de plus un mari qui t'aime. Cde-moi donc ce prix un coeur qu'galement tu m'terais avec peine [;] il te convient mieux de rapporter du bien un homme dont tu seras aime que d'en recevoir d'un homme qui en aime une autre. Ce qu'il y avait de plus clair dans ce discours [11vo] pour la fiance, c'tait les deux cents livres de rentes, et ce fut le motif qui la dtermina, elle vendit son mari futur qui lui convenait assez mal pour en racheter un autre plus veill et dont l'humeur promit davantage: Marcellin, Garon modeste et peu fertile en sottises passa toujours chez les connaisseuses pour avoir assez peu d'esprit.
     Jamais Claire ne fut si contente qu'au moment qu'elle n'eut plus rien, jamais son amour ne lui fut si doux qu'aprs lui avoir tant cot. Marcellin de son ct fut transport de joie cette heureuse nouvelle. Il sentit combien il tait aim et combien Claire tait digne de l'tre de son ct, fier de la pleur et de la faiblesse qui taient demeures il semblait craindre de voir disparatre avec sa convalescence les tmoignages de sa tendresse, tandis que l'indigence de Claire tait une preuve subsistante de la sienne. On aurait dit que toutes les privations qui cotent le plus aux autres taient pour eux de nouveaux moyens de richesse et de flicit. Jeunes Amants, savourez longs traits ces sentiments dlicieux qui font le charme et le prix de la vie. Pauvres infirmes, oubliez ou mprisez de toute la terre, mais contents de votre coeur et de celui qui vous est cher, vous tes heureux par tout ce qui fait le malheur des autres, htez-vous de jouir des plaisirs les plus purs qui soient connus des hommes, hlas! vous connatrez peut-tre un jour le prix des richesses, de la grandeur et de la considration, mais vous ne retrouverez plus le vrai bonheur.
     En effet les moyens qui le leur rendaient si doux en retardaient dj l'accomplissement. Les preuves de l'amour tendre et dsintress de Claire n'augmentaient pas moins les rpugnances du vieux Germon que l'empressement de Marcellin et dans le mme vnement o le fils ne regardait que le sacrifice de sa matresse, le Pre avare ne voyait que la perte des deux cents francs.
     Une aventure aussi singulire mme au village fit du bruit dans Orival.

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