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Version 1.1, Aout 1999

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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------

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<IDENT pascalpetits>
<IDENT_AUTEURS pascalb>
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<DROITS 0>
<TITRE Petits crits philosophiques et religieux>
<GENRE prose>
<AUTEUR Pascal, Blaise>
<COPISTE Eric Dubreucq (dubreucq@cnam.fr)>
<NOTESPROD>
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER pascalpetits1 --------------------------------

TABLE :

1) Fragment de prface pour le trait du vide

2) Entretien de M. Pascal et de M. de Sacy, sur la lecture d'Epictte et de Montaigne

3) De l'esprit gomtrique

4) De l'art de persuader.

5) Comparaison des chrtiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui

6) Sur la conversion du pcheur

7) Trois discours sur la condition des grands

8) Discours sur les passions de l'amour

*****************

FRAGMENT DE PRFACE POUR LE TRAIT DU VIDE

Le respect que l'on porte l'antiquit est aujourd'hui tel point, dans les matires o il doit avoir moins de force, que l'on se fait des oracles de toutes ses penses, et des mystres mme de ses obscurits; que l'on ne peut plus avancer de nouveauts sans pril, et que le texte d'un auteur suffit pour dtruire les plus fortes rai sons

Ce n'est pas que mon intention soit de corriger un vice par un autre, et de ne faire nulle estime des anciens, parce que l'on en fait trop. Je ne prtends pas bannir leur autorit pour relever le raisonnement tout seul, quoique l'on veuille tablir leur autorit seule au prjudice du raisonnement (I)

Pour faire cette importante distinction avec attention, il faut considrer que les unes dpendent seulement de la mmoire et sont purement historiques, n'ayant pour objet que de savoir ce que les auteurs ont crit; les autres dpendent seulement du raisonnement, et sont entirement dogmatiques, ayant pour objet de chercher et dcouvrir les vrits caches. Celles de la premire sorte sont bornes, autant que les livres dans lesquels elles sont contenues

C'est suivant cette distinction qu'il faut rgler diffremment l'tendue de ce respect. Le respect que l'on doit avoir pour

Dans les matires o l'on recherche seulement de savoir ce que les auteurs ont crit, comme dans l'histoire, dans la gographie, dans la jurisprudence, dans les langues et surtout dans la thologie, et enfin dans toutes celles qui ont pour principe, ou le fait simple, ou l'institution divine ou humaine, il faut ncessairement recourir leurs livres, puisque tout ce que l'on en peut savoir y est contenu d'o il est vident que l'on peut en avoir la connaissance entire et qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter.

S'il s'agit de savoir qui fut le premier roi des Franais; en quel lieu les gographes placent le premier mridien; quels mots sont usits dans une langue morte, et toutes les choses de cette nature, quels autres moyens que les livres pourraient nous y conduire? Et qui pourra rien ajouter de nouveau ce qu'ils nous en apprennent, puisqu'on ne veut savoir que ce qu'ils contiennent? C'est l'autorit seule qui nous en peut claircir. Mais o cette autorit a la principale force, c'est dans la thologie, parce qu'elle y est insparable de la vrit, et que nous ne la connaissons que par elle: de sorte que pour donner la certitude entire des matires les plus incomprhensibles la raison, il suffit de les faire voir dans les livres sacrs (comme, pour montrer l'incertitude des choses les plus vrai semblables, il faut seulement faire voir qu'elles n'y sont pas comprises); parce que ses principes sont au-dessus de la nature et de la raison, et que, l'esprit de l'homme tant trop faible pour y arriver par ses propres efforts, il ne peut parvenir ces hautes intelligences, s'il n'y est port par une force toute- puissante et surnaturelle.

Il n'en est pas de mme des sujets qui tombent sous le sens ou sous le raisonnement: l'autorit y est inutile; la raison seule a lieu d'en connatre. Elles ont leurs droits spars: l'une avait tantt tout l'avantage; ici l'autre rgne son tour. Mais comme les sujets de cette sorte sont proportionns la porte de l'esprit, il trouve une libert tout entire de s'y tendre; sa fcondit inpuisable produit continuellement, et ses inventions peuvent tre tout en semble sans fin et sans interruption...

C'est ainsi que la gomtrie, l'arithmtique, la musique, la physique, la mdecine, l'architecture, et toutes les sciences qui sont soumises l'exprience et au raisonnement, doivent tre augmentes pour devenir parfaites. Les anciens les ont trouves seulement bauches par ceux qui les ont prcds; et nous les laisserons ceux qui viendront aprs nous en un tat plus accompli que nous ne les avons reues. Comme leur perfection dpend du temps et de la peine, il est vident qu'encore que notre peine et notre temps nous fussent moins acquis que leurs travaux, spars des ntres, tous peux nanmoins joints ensemble doivent avoir plus d'effet que chacun en particulier.

L'claircissement de cette diffrence doit nous faire plaindre l'aveuglement de ceux qui apportent la seule autorit pour preuve dans les matires physiques, au lieu du raisonnement ou des expriences; et nous donner de l'horreur pour la malice des autres, qui emploient le raisonnement seul dans la thologie au lieu de l'autorit de l'criture et des Pres. Il faut relever le courage de ces gens timides qui n'osent rien inventer en physique, et confondre l'insolence de ces tmraires qui produisent des nouveauts en thologie. Cependant le malheur du sicle est tel, qu'on voit beaucoup d'opinions nouvelles en thologie, inconnues toute l'antiquit, soute nues avec obstination et reues avec applaudissement; au lieu que celles qu'on produit dans la physique, quoi qu'en petit nombre, semblent devoir tre convaincues de fausset ds qu'elles choquent tant soit peu les opinions reues: comme si le respect qu'on a pour les anciens philosophes tait de devoir, et que celui que l'on porte aux plus anciens des Pres tait seulement de biensance ! Je laisse aux personnes judicieuses remarquer l'importance de cet abus qui pervertit l'ordre des sciences avec tant d'injustice; et je crois qu'il y en aura peu qui ne souhaitent que cette... s'applique d'au tres matires, puisque les inventions nouvelles sont infailliblement des erreurs dans les matires que l'on profane impunment; et qu'elles sont absolument ncessaires pour la perfection de tant d'autres sujets incomparablement plus bas, que toutefois on n'oserait toucher.

Partageons avec plus de justice notre crdulit et notre dfiance, et bornons ce respect que nous avons pour les anciens. Comme la raison le fait natre, elle doit aussi le mesurer; et considrons que, s'ils fussent demeurs dans cette retenue de n'oser rien ajouter aux connaissances qu'ils avaient reues, et que ceux de leur temps eussent fait la mme difficult de recevoir les nouveauts qu'ils leur offraient, ils se seraient privs eux-mmes et leur postrit du fruit de leurs inventions. Comme ils ne se sont servis de celles qui leur avaient t laisses que comme de moyens pour en avoir de nouvelles, et que cette heureuse hardiesse leur avait ouvert le chemin aux grandes choses, nous devons prendre celles qu'ils nous ont acquises de la mme sorte, et leur exemple en faire les moyens et non pas la fin de notre tude, et ainsi tcher de les surpasser en les imitant. Car qu'y a-t-il de plus injuste que de traiter nos anciens avec plus de retenue que n'ont fait ceux qui les ont prcds, et d'avoir pour eux ce respect inviolable qu'ils n'ont mrit de nous que parce qu'ils n'en ont pas eu un pareil pour ceux qui ont eu sur eux le mme avantage?...

Les secrets de la nature sont cachs; quoiqu'elle agisse toujours on ne dcouvre pas toujours ses effets: le temps les rvle d'ge en ge, et quoique toujours gale en elle mme, elle n'est pas toujours galement connue. Les expriences qui nous en donnent l'intelligence multiplient continuellement; et, comme elles sont les seuls principes de la physique, les consquences multiplient pro portion. C'est de cette faon que l'on peut aujourd'hui prendre d'autres sentiments et de nouvelles opinions sans mpris et sans ingratitude, puisque les premires connaissances qu'ils nous ont donnes, ont servi de degrs aux ntres, et que dans ces avantages nous leur sommes redevables de l'ascendant que nous avons sur eux; parce que, s'tant levs jusqu' un certain degr o ils nous ont ports, le moindre effort nous fait monter plus haut; et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au-dessus d'eux. C'est de l que nous pouvons dcouvrir des choses qu'il leur tait impossible d'apercevoir. Notre vue a plus d'tendue, et, quoi qu'ils connussent aussi bien que nous tout ce qu'ils pouvaient remarquer de la nature, ils n'en connaissaient pas tant nanmoins, et nous voyons plus qu'eux.

Cependant il est trange de quelle sorte on rvre leurs sentiments. On fait un crime de les contredire et un attentat d'y ajouter, comme s'ils n'avaient plus laiss de vrits connatre. N'est-ce pas l traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en te la principale diffrence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinct demeure toujours dans un tat gal ? Les ruches des abeilles taient aussi bien mesures il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la premire fois que la dernire. Il en est de mme de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit mesure que la ncessit les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont: comme ils la reoivent sans tude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu'elle leur est donne, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection borne, elle leur inspire cette science ncessaire, toujours gale, de peur qu'ils ne tombent dans le dprissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites. Il n'en est pas de mme de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinit. Il est dans l'ignorance au premier ge de sa vie; mais il s'instruit sans cesse dans son pro grs: car il tire avantage non seulement de sa propre exprience, mais encore de celle de ses prdcesseurs, parce qu'il garde toujours dans sa mmoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours prsentes dans les livres qu'ils en ont laisss. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le mme tat o se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusqu' pr sent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs tudes auraient pu leur acqurir la faveur de tant de sicles. De l vient que, par une prrogative particulire, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrs mesure que l'univers vieillit, parce que la mme chose arrive dans la suc cession des hommes que dans les ges diffrents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de sicles, doit tre considre comme un mme homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement: d'o l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquit dans ses philosophes: car, comme la vieillesse est l'ge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas tre cherche dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus loigns? Ceux que nous appelons anciens taient vritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint leurs connaissances l'exprience des sicles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquit que nous rvrons dans les autres.

Ils doivent tre admirs dans les consquences qu'ils ont bien tires du peu de principes qu'ils avaient, et ils doivent tre excuss dans celles o ils ont plutt manqu du bonheur de exprience que de la force du raisonnement.

Car n'taient-ils pas excusables dans la pense qu'ils ont eue pour la voie de lait, quand, la faiblesse de leurs yeux n'ayant pas encore reu le secours de l'artifice, ils ont attribu cette couleur une plus grande solidit en cette partie du ciel qui renvoie la lumire avec plus de force? Mais ne serions- nous pas inexcusables de demeurer dans la mme pense, maintenant qu'aids des avantages que nous donne la lunette d'approche, nous y avons dcouvert une infinit de petites toiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnatre quelle est la vritable cause de cette blancheur?

N'avaient-ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles taient renferms dans la sphre du ciel de la lune, lorsque durant le cours de tant de sicles ils n'avaient point encore remarqu de corruptions ni de gnrations hors de cet espace? Mais ne devons-nous pas assurer le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comtes s'enflammer et disparatre bien loin au del de cette sphre?

C'est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avaient droit de dire que la nature n'en souffrait point, parce que toutes leurs expriences leur avaient toujours fait remarquer qu'elle l'abhorrait et ne le pouvait souffrir. Mais si les nouvelles expriences leur avaient t connues, peut-tre auraient-ils trouv sujet d'affirmer ce qu'ils ont eu sujet de nier par l que le vide n'avait point encore paru. Aussi dans le jugement qu'ils ont fait que la nature ne souffrait point de vide, ils n'ont entendu parler de la nature qu'en l'tat o ils la connaissaient; puisque, pour le dire gnralement, ce ne serait assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit; puisque, s'il restait un seul cas examiner, ce seul suffirait pour empcher la dfinition gnrale, et si un seul tait contraire, ce seul... Car dans toutes les matires dont la preuve consiste en expriences et non en dmonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par la gnrale numration de toutes les parties et de tous les cas diffrents. C'est ainsi que quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point; et quand nous disons que l'or est le plus pesant de tous les corps, nous serions tmraires de comprendre dans cette proposition gnrale ceux qui ne sont point encore en notre connaissance, quoiqu'il ne soit pas impossible qu'ils soient en nature. De mme quand les anciens ont assur que la nature ne souffrait point de vide, ils ont entendu qu'elle n'en souffrait point dans toutes les expriences qu'ils avaient vues, et ils n'auraient pu sans tmrit y comprendre celles qui n'taient pas en leur connaissance. Que si elles y eussent t, sans doute ils au raient tir les mmes consquences que nous, et les auraient par leur aveu autorises de cette antiquit dont on veut faire aujourd'hui l'unique principe des sciences.

C'est ainsi que, sans les contredire, nous pouvons assurer le contraire de ce qu'ils disaient, et, quelque force enfin qu'ait cette antiquit, la vrit doit toujours avoir l'avantage, quoique nouvellement dcouverte, puisqu'elle est toujours plus ancienne que toutes les opinions qu'on en a eues, et que ce serait ignorer sa nature de s'imaginer qu'elle ait commenc d'tre au temps qu'elle a commenc d'tre connue.

********************

ENTRETIEN DE M. PASCAL ET DE M. DE SACY, SUR LA LECTURE D'PICTTE ET DE MONTAIGNE

M. Pascal vint aussi, en ce temps-l, demeurer Port-Royal-des-Champs. Je ne m'arrte point dire qui tait cet homme, que non seulement toute la France, mais toute l'Europe a admir. Son esprit toujours vif, toujours agissant, tait d'une tendue, d'une lvation, d'une fermet, d'une pntration et d'une nettet au-del de ce qu'on peut croire. Il n'y avait point d'homme habile dans les mathmatiques qui ne lui cdt: tmoin l'histoire de la roulette fameuse, qui tait alors l'entretien de tous les savants. On sait qu'il semblait animer le cuivre et donner de l'esprit l'airain. Il faisait que de petites roues sans raison, o taient sur chacune les dix premiers chiffres rendaient raison aux personnes les plus raisonnables, et il faisait en quelque sorte parler les machines muettes, pour rsoudre en jouant les difficults des nombres qui arrtaient les plus savants: ce qui lui cota tant d'application et d'effort d'esprit que, pour monter cette machine au point o tout le monde l'admirait, et que j'ai vue de mes yeux, il en eut lui mme la tte dmonte pendant plus de trois ans. Cet homme admirable, enfin tant touch de Dieu, soumit cet esprit si lev au doux joug de Jsus-Christ, et ce coeur si noble et si grand embrassa avec humilit la pnitence. Il vint Paris se jeter entre les bras de M. Singlin, rsolu de faire tout ce qu'il lui ordonnerait.

M. Singlin crut, en voyant ce grand gnie, qu'il ferait bien de l'envoyer Port-Royal-des-Champs, o M. Arnauld lui prterait le collet en ce qui regardait les hautes sciences, et o M. de Saci lui apprendrait les mpriser. Il vint donc demeurer Port-Royal. M. de Saci ne put se dispenser de le voir par honntet, surtout en ayant t pri par M. Singlin; mais les lumires saintes qu'il trouvait dans l'criture et dans les Pres lui firent esprer qu'il ne serait point bloui par tout le brillant de M. Pascal qui charmait nanmoins et qui enlevait tout le monde.

Il trouvait en effet tout ce qu'il disait fort juste. Il avouait avec plaisir la force de son esprit et de ses discours. Mais il n'y avait rien de nouveau: tout ce que M. Pascal lui disait de grand, il l'avait vu avant lui dans saint Augustin; et, faisant justice tout le monde, il disait: "M. Pascal est extrmement estimable en ce que, n'ayant point lu les Pres de l'Eglise, il avait de lui-mme, par la pntration de son esprit trouv les mmes vrits qu'ils avaient trouves. Il les trouve surprenantes, disait-il, parce qu'il ne les a vues en aucun endroit; mais pour nous, nous sommes accoutums les voir de tous cts dans nos livres." Ainsi, ce sage ecclsiastique trouvant que les anciens n'avaient pas moins de lumire que les nouveaux, il s'y tenait, et estimait beaucoup M. Pascal de ce qu'il se rencontrait en toutes choses avec saint Augustin.

La conduite ordinaire de M. de Saci, en entretenant les gens, tait de proportionner ses entretiens ceux qui il parlait. S'il voyait par exemple M. Champaigne, il parlait avec lui de la peinture. S'il voyait M. Hamon, il l'entretenait de la mdecine. S'il voyait le chirurgien du lieu, il le questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient la vigne, ou les arbres, ou les grains, lui disaient tout ce qu'il y fallait observer. Tout lui servait pour passer aussitt Dieu et pour y faire passer les autres. Il crut donc devoir mettre M. Pascal sur son fonds, de lui parler des lectures de philosophie dont il s'occupait le plus. Il le mit sur ce sujet aux premiers entretiens qu'ils eurent ensemble. M. Pascal lui dit que ses livres les plus ordinaires avaient t pictte et Montaigne, et il lui fit de grands loges de ces deux esprits. M. de Saci, qui avait toujours cru devoir peu lire ces auteurs, pria M. Pascal de lui en parler fond.

"pictte, lui dit-il, est un des philosophes du monde qui aient mieux connu les devoirs de l'homme.

Il veut avant toutes choses, qu'il regarde Dieu comme son principal objet; qu'il soit persuad qu'il gouverne tout avec justice; qu'il se soumette lui de bon coeur, et qu'il le suive volontairement en tout, comme ne faisant rien qu'avec une trs grande sagesse: qu'ainsi, cette disposition arrtera toutes les plaintes et tous les murmures, et prparera son esprit souffrir paisiblement tous les vnements les plus fcheux. Ne dites jamais, dit-il: "J'ai perdu cela"; dites plutt: "Je l'ai rendu. Mon fils est mort, je l'ai rendu. Ma femme est morte, je l'ai rendue." Ainsi des biens et de tout le reste. a Mais celui qui me l'te est un mchant homme", dites-vous. De quoi vous mettez-vous en peine, par qui celui qui vous l'a prt vous le redemande? Pendant qu'il vous en permet l'usage, ayez-en soin comme d'un bien qui appartient autrui, comme un homme qui fait voyage se regarde dans une htellerie. Vous ne devez pas, dit-il, dsirer que ces choses qui se font se fassent comme vous le voulez; mais vous devez vouloir qu'elles se fassent comme elles se, font. Souvenez-vous, dit-il ailleurs, que vous tes ici comme un acteur, et que vous jouez le personnage d'une comdie, tel qu'il plat au matre de vous le donner. S'il vous le donne court, jouez-le court; s'il vous le donne long, jouez-le long, s'il veut que vous contrefassiez le gueux, vous le devez faire avec toute la navet qui vous sera possible; ainsi du reste. C'est votre fait de jouer bien le personnage qui vous est donn, mais de le choisir, c'est le fait d'un autre. Ayez tous les jours devant les yeux la mort et les maux qui semblent les plus insupportables et jamais vous ne penserez rien de bas, et ne dsirerez rien avec excs.

"Il montre aussi en mille manires ce que doit faire l'homme. Il veut qu'il soit humble, qu'il cache ses bonnes rsolutions, surtout dans les commencements, et qu'il les accomplisse en secret: rien ne les ruine davantage que de les produire. Il ne se lasse point de rpter que toute l'tude et le dsir de l'homme doit tre de reconnatre la volont de Dieu et de la suivre.

"Voil, Monsieur, dit M. Pascal M. de Saci, les lumires de ce grand esprit qui a si bien connu les devoirs de l'homme. J'ose dire qu'il mriterait d'tre ador, s'il avait aussi bien connu son impuissance puisqu'il fallait tre Dieu pour apprendre l'un et l'autre aux hommes. Aussi comme il tait terre et cendre, aprs avoir si bien compris ce qu'on doit, voici comment il se perd dans la prsomption de ce qu'on peut. Il dit que Dieu a donn l'homme les moyens de s'acquitter de toutes ses obligations, que ces moyens sont en notre puissance; qu'il faut chercher la flicit par les choses qui sont en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a donnes cette fin; qu'il faut voir ce qu'il y a en nous de libre; que les biens, la vie, l'estime ne sont pas en notre puissance, et ne mnent donc pas Dieu, mais que l'esprit ne peut tre forc de croire ce qu'il sait tre faux, ni la volont d'aimer ce qu'elle sait qui la rend malheureuse; que ces deux puissances sont donc libres, et que c'est par elles que nous pouvons nous rendre parfaits; que l'homme peut par ces puissances parfaitement connatre Dieu, l'aimer, lui obir, lui plaire, se gurir de tous ses vices acqurir toutes les vertus, se rendre saint ainsi et compagnon de Dieu. Ces principes d'une superbe diabolique le conduisent d'autres erreurs, comme: que l'me est une portion de la substance divine, que la douleur et la mort ne sont pas des maux; qu'on peut se tuer quand on est si perscut qu'on doit croire que Dieu appelle; et d'autres.

"Pour Montaigne, dont vous voulez aussi, Monsieur, que je vous parle, tant n dans un tat chrtien, il fait profession de la religion catholique, et en cela il n'a rien de particulier. Mais comme il a voulu chercher quelle morale la raison devrait dicter sans la lumire de la foi, il a pris ses principes dans cette supposition; et ainsi en considrant l'homme destitu de toute rvlation, il discourt en cette sorte. Il met toutes choses dans un doute universel et si gnral, que ce doute s'emporte soi-mme, c'est--dire s'il doute, et doutant mme de cette dernire supposition, son incertitude roule sur elle-mme dans un cercle perptuel et sans repos; s'opposant galement ceux qui assurent que tout est incertain et ceux qui assurent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s'ignore, et qu'il appelle sa matresse forme, qu'est l'essence de son opinion, qu'il n'a pu exprimer par aucun terme positif. Car, s'il dit qu'il doute, il se trahit en assurant au moins qu'il doute; ce qui tant formellement contre son intention, il n'a pu s'expliquer que par interrogation; de sorte que, ne voulant pas dire: "Je ne sais", il dit: "Que sais- je?" dont il fait sa devise, en la mettant sous des balances qui, pesant les contradictoires se trouvent dans un parfait quilibre: c'est--dire qu'il est pur pyrrhonien. Sur ce principe roulent tous ses discours et tous ses Essais; et c'est la seule chose qu'il prtend bien tablir, quoiqu'il ne fasse pas toujours remarquer son intention. Il y dtruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour tablir le contraire avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que, les apparences tant gales de part et d'autre, on ne sait o asseoir sa crance

Dans cet esprit il se moque de toutes les assurances: par exemple, il combat ceux qui ont pens' tablir dans la France un grand remde contre les procs par la multitude et par la prtendue justesse des lois: comme si l'on pouvait couper les racines des doutes d'o naissent les procs, et qu'il y et des digues qui pussent arrter le torrent de l'incertitude et captiver les conjectures! C'est l que, quand il dit qu'il vaudrait autant soumettre sa cause au premier passant, qu' des juges arms de ce nombre d'ordonnances, il ne prtend pas qu'on doive changer l'ordre de l'tat, il n'a pas tant d'ambition; ni que son avis soit meilleur, il n'en croit aucun de bon. C'est seulement pour prouver la vanit des opinions les plus reues, montrant que l'exclusion de toutes lois diminuerait plutt le nombre des diffrends que cette multitude de lois qui ne sert qu' l'augmenter, parce que les difficults croissent mesure qu'on les pse, que les obscurits se multiplient par le commentaire, et que le plus sr moyen pour entendre le sens d'un discours est de ne le pas examiner et de le prendre sur la premire apparence: si peu qu'on l'observe, toute la clart se dissipe. Aussi il juge l'aventure de toutes les actions des hommes et des points d'histoire, tantt d'une manire, tantt d'une autre, suivant librement sa premire vue, et sans contraindre sa pense sous les rgles de la raison, qui n'a que de fausses mesures, ravi de montrer par son exemple les contrarits d'un mme esprit. Dans ce gnie tout libre, il lui est entirement gal de l'emporter ou non dans la dispute, ayant toujours, par l'un et l'autre exemple, un moyen de faire voir la faiblesse des opinions; tant port avec tant d'avantage dans ce doute universel, qu'il s'y fortifie galement par son triomphe et par sa dfaite.

"C'est dans cette assiette, toute flottante et chancelante qu'elle est, qu'il combat avec une fermet invincible les hrtiques de son temps, sur ce qu'ils s'assuraient de connatre seuls le vritable sens de l'criture et c'est de l encore qu'il foudroie plus vigoureusement l'impit horrible de ceux qui osent assurer que Dieu n'est point. Il les entreprend particulirement dans l'Apologie de Raymond de Sebonde; et les trouvant dpouills volontairement de toute rvlation, et abandonns leurs lumires naturelles, toute foi mise part, il les interroge de quelle autorit ils entreprennent de juger de cet tre souverain qui est infini par sa propre dfinition, eux qui ne connaissent vritablement aucunes choses de la nature! 11 leur demande sur quels principes ils s'appuient; il les presse de les montrer. Il examine tous ceux qu'ils peuvent produire et y pntre si avant, par le talent o il excelle, qu'il montre la vanit de tous ceux qui passent pour les plus naturels et les plus fermes. Il demande si l'me connat quelque chose; si elle se connat elle-mme; si elle est substance ou accident, corps ou esprit, ce que c'est que chacune de ces choses, et s'il n'y a rien qui ne soit de l'un de ces ordres, si elle connat son propre corps; ce que c'est que matire; si elle peut discerner entre l'innombrable varit des corps, quand on en a produit; comment elle peut raisonner, si elle est matrielle; et comment peut-elle tre unie un corps particulier et en ressentir les passions, si elle est spirituelle; quand a-t-elle commenc d'tre; avec le corps ou devant; si elle finit avec lui ou non; si elle ne se trompe jamais; si elle sait quand elle erre, vu que l'essence de la mprise consiste ne le pas con natre; si dans ces obscurcissements elle ne croit pas aussi fermement que deux et trois font six qu'elle sait ensuite que c'est cinq; si les animaux raisonnent, pensent, parlent; et qui peut dcider ce que c'est que le temps, ce que c'est que l'espace ou tendue, ce que c'est que le mouvement, ce que c'est que l'unit, qui sont toutes choses qui nous environnent et entirement inexplicables; ce que c'est que la sant, maladie, mort, bien, mal, justice, pch dont nous parlons toute heure; si nous avons en nous des principes du vrai et si ceux que nous croyons, et qu'on appelle axiomes ou notions communes, parce qu'elles sont communes dans tous les hommes, sont conformes la vrit essentielle, et puisque nous ne savons que par la seule foi qu'un tre tout bon nous les a donns vritables, en nous crant pour connatre la vrit qui saura sans cette lumire si, tant forms l'aventure, ils ne sont pas incertains, ou si, tant forms par un tre faux et mchant, il ne nous les a pas donns faux afin de nous sduire, montrant par l que Dieu et le vrai sont insparables, et que si l'un est ou n'est pas, s'il est incertain ou certain l'autre est ncessairement de mme. Qui sait donc si le sens commun, que nous prenons pour juge du vrai, en a l'tre de celui qui l'a cr? De plus, qui sait ce que c'est que vrit, et comment peut-on s'assurer de l'avoir sans la connatre? Qui sait mme ce que c'est qu'tre qu'il est impossible de dfinir, puisqu'il n'y a rien de plus gnral, et qu'il faudrait, pour l'expliquer, se servir d'abord de ce mot-l mme, en disant: C'est, tre...? Et puisque nous ne savons ce que c'est qu'me, corps, temps, espace, mouvement, vrit bien ni mme tre, ni expliquer l'ide que nous nous en formons comment nous assurons-nous qu'elle est la mme dans tous les hommes, vu que nous n'en avons d'autre marque que l'uniformit des consquences, qui n'est pas toujours un signe de celle des principes? car ils peuvent bien tre diffrents et conduire nanmoins aux mmes conclusions chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.

"Enfin il examine si profondment les sciences, et la gomtrie, dont il montre l'incertitude dans les axiomes et dans les termes qu'elle ne dfinit point comme d'tendue, de mouvement, etc., et la physique en bien plus de manires, et la mdecine en une infinit de faons, et l'histoire, et la politique, et la morale, et la jurisprudence et le reste, de telle sorte qu'on demeure convaincu que nous ne pensons pas mieux prsent que dans quelque songe dont nous ne nous veillons qu' la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la raison dnue de la foi, que lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou moins, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribue, et la met par grce en parallle avec les btes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu' ce qu'elle soit instruite par son Crateur mme de son rang qu'elle ignore, la menaant si elle gronde de la mettre au-dessous de tout ce qui est aussi facile que le contraire; et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour remarquer sa faiblesse avec une humilit sincre, au lieu de s'lever par une sotte insolence.

M. de Saci se croyant vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue, il se disait en lui-mme les paroles de saint Augustin: " Dieu de vrit! ceux qui savent ces subtilits de raisonnement vous sont-ils pour cela plus agrables?" Il plaignait ce philosophe qui se piquait et se dchirait de toutes parts des pine qu'il se formait, comme saint Augustin dit de lui-mme quand il tait en cet tat. Aprs donc une assez longue patience, il dit M. Pascal:

Je vous suis oblig, monsieur: je suis sr que si j'avais longtemps lu Montaigne, je ne le connatrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d'avoir avec vous. Cet homme devrait souhaiter qu'on ne le connt que par les rcits que vous faites de ses crits; et il pourrait dire avec saint Augustin: Ibi me vide, attende. Je crois assurment que cet homme avait de l'esprit; mais je ne sais si vous ne lui en prtez pas un peu plus qu'il n'en a, par cet enchanement si juste que vous faites de ses principes. Vous pouvez juger qu'ayant pass ma vie comme j'ai fait, on m'a peu conseill de lire cet auteur, dont tous les ouvrages n'ont rien de ce que nous devons principalement rechercher dans nos lectures, selon la regle de saint Augustin, parce que ses paroles ne paraissent pas sortir d'un grand fonds d'humilit et de pit. On pardonnerait ces philosophes d'autrefois, qu'on nommait acadmiciens, de mettre tout dans le doute. Mais qu'avait besoin Montaigne de s'gayer l'esprit en renouvelant une doctrine qui passe maintenant aux Chrtiens pour une folie? C'est le jugement que saint Augustin fait de ces personnes. Car on peut dire aprs lui de Montaigne... "Il met dans tout ce qu'il, dit la foi part, ainsi nous, qui avons la foi, devons de mme mettre part tout ce qu'il dit." Je ne blme point l'esprit de cet auteur, qui est un grand don de Dieu; mais il pouvait s'en servir mieux, et en faire plutt un sacrifice Dieu qu'au dmon. A quoi sert un: bien, quand on en use si mal? Quid proderat, etc.? dit de lui-mme ce saint docteur avant sa conversion. Vous tes heureux, monsieur, de vous tre lev au dessus de ces personnes qu'on appelle des docteurs plongs dans l'ivresse de la science, mais qui ont le coeur vide de vrit. Dieu a rpandu dans votre coeur d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux que vous trouviez dans Montaigne. Il vous a rappel de ce plaisir dangereux, a jucundidate pestifera, dit saint Augustin, qui rend grces Dieu de ce qu'il a pardonn les pchs qu'il avait commis en gotant trop la vanit. Saint Augustin est d'autant plus croyable en cela, qu'il tait autrefois dans ces sentiments; et comme vous dites de Montaigne que c'est par ce doute universel qu'il combat les hrtiques de son temps, ce fut aussi par ce mme doute des acadmiciens que saint Augustin quitta l'hrsie des Manichens. Depuis qu'il fut Dieu, il renona ces vanits qu'il appelle sacrilge, et fit ce qu'il dit de quelques autres. Il reconnut avec quelle sagesse saint Paul nous avertit de nous pas laisser sduire par ces discours. Car il avoue qu'il y a en cela un certain agrment qui enlve: on croit quelquefois les choses vritables, seulement parce qu'on les dit loquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, mais que l'on sert dans de beaux plats, mais ces viandes, au lieu de nourrir le coeur, elles le vident. On ressemble alors des gens qui dorment, et qui croient manger en dormant: ces viandes imaginaires les laissent aussi vides qu'ils taient."

M. de Saci dit M. Pascal plusieurs choses semblables: sur quoi M. Pascal lui dit que s'il lui faisait compliment de bien possder Montaigne et de le savoir bien tourner il pouvait lui dire sans compliment qu'il possdait bien mieux saint Augustin, et qu'il le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour le pauvre Montaigne. Il lui tmoigna tre extrmement difi de la solidit de tout ce qu'il venait de lui reprsenter; cependant, tant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir et lui dit:

"Je vous avoue, Monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froisse par ses propres armes, et cette rvolte si sanglante de l'homme contre l'homme, qui, de la socit avec Dieu, o il s'levait par les maximes [de sa faible raison], le prcipite dans la nature des btes; et j'aurais aim de tout mon coeur le ministre d'une si grande vengeance, si, tant disciple de l'Eglise par la foi, il et suivi les rgles de la morale, en portant les hommes, qu'il avait si utilement humilis, a ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu'il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connatre.

"Mais il agit au contraire en paen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et considrant combien il y a que l'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrs vers la tranquillit, il conclut qu'on en doit laisser le soin aux autres, et demeurer cependant en repos, coulant lgrement sur les sujets de peur d'y enfoncer en appuyant; et prendre le vrai et le bien sur la premire apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides que, quelque peu qu'on serre la main, ils s'chappent entre les doigts et les laissent vides. C'est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu'il faudrait qu'il se ft violence pour les dmentir, et qu'il ne sait s'il gagnerait, ignorant o est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut pas rsister par la mme raison, mais sans en conclure que ce soient de vritables maux, ne se fiant pas trop ces mouvements naturels de crainte, vu qu'on en sent d'autres de plaisir qu'on dit tre mauvais, quoique la nature parle au contraire. Ainsi, il n'a rien d'extravagant dans sa conduite, il agit comme les autres; et tout ce qu'ils font dans la sotte pense qu'ils suivent le vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances tant pareilles d'un et d'autre ct l'exemple et la commodit sont les contrepoids qui l'entranent.

"Il suit donc les moeurs de son pays parce que la coutume l'emporte: il monte sur son cheval, comme un qui ne serait pas philosophe, parce qu'il le souffre mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas si cet animal n'a pas au contraire celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour viter certains vices; et mme il garde la fidlit au mariage, cause de la peine qui suit les dsordres; mais si celle qu'il prendrait surpasse celle qu'il vite, il y demeure en repos, la rgle de son action tant en tout la commodit et la tranquillit. Il rejette donc bien loin cette vertu stoque qu'on peint avec une mine svre, un regard farouche, des cheveux hrisss, le front rid et en sueur, dans une posture pnible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seul sur la pointe d'un rocher: fantme, ce qu'il dit, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait l autre chose, avec un travail continuel, que de chercher le repos, o elle n'arrive jamais. La sienne est nave, familire, plaisante, enjoue, et pour ainsi dire foltre; elle suit ce qui la charme, et badine ngligemment des accidents bons ou mauvais, couche mollement dans le sein de l'oisivet tranquille d'o elle montre aux hommes qui cherchent la flicit avec tant de peine, que c'est l seulement o elle repose, et que l'ignorance et l'in curiosit sont deux doux oreillers pour une tte bien faite, comme il dit lui-mme.

"Je ne puis pas vous dissimuler, Monsieur, qu'en lisant cet auteur et le comparant avec pictte, j'ai trouv qu'ils taient assurment les deux plus grands dfenseurs des deux plus clbres sectes du monde, et les seules conformes la raison, puisqu'on ne peut suivre qu'une de ces deux routes, savoir: ou qu'il y a un Dieu, et lors il y place son souverain bien, ou qu'il est incertain, et qu'alors le vrai bien l'est aussi, puis qu'il en est incapable.

"J'ai pris un plaisir extrme remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres sont arrivs quelque conformit avec la sagesse vritable qu'ils ont essay de connatre. Car, s'il est agrable d'observer dans la nature le dsir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, o l'on en voit quelque caractre parce qu'ils en sont les images, combien est-il plus juste de considrer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font pour imiter la vertu essentielle, mme en la fuyant, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils s'en garent, comme j'ai tch de faire dans cette tude !

"Il est vrai, Monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu d'utilit que les Chrtiens peuvent retirer de ces tudes philosophiques. Je ne laisserai pas, nanmoins, avec votre permission, de vous dire encore ma pense, prt nanmoins de renoncer toutes les lumires qui ne viendront point de vous: en quoi j'aurai l'avantage, ou d'avoir rencontre la vrit par bonheur, ou de la recevoir de vous avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n'avoir pas su que l'tat de l'homme prsent diffre de celui de sa cration, de sorte que l'un remarquant quelques traces de sa premire grandeur, et ignorant sa corruption, a trait la nature comme saine et sans besoin de rparateur, ce qui le mne au comble de la superbe; au lieu que l'autre, prouvant la misre prsente et ignorant la premire dignit, traite la nature comme ncessairement infirme et irrparable, ce qui le prcipite dans le dsespoir d'arriver un vritable bien, et de l dans une extrme lchet. Ainsi ces deux tats qu'il fallait connatre ensemble pour voir toute la vrit, tant connus sparment, conduisent ncessairement l'un de ces deux vices, d'orgueil et de paresse, o sont infailliblement tous les hommes avant la grce puisque s'ils ne demeurent dans leurs dsordres par lchet, ils en sortent par vanit, tant il est vrai ce que vous venez de me dire de saint Augustin, et que je trouve d'une grande tendue. Car en effet on leur rend hommage en bien des manires.

"C'est donc de ces lumires imparfaites qu'il arrive que l'un, connaissant les devoirs de l'homme et ignorant son impuissance, se perd dans la prsomption, et que l'autre, connaissant l'impuissance et non le devoir, il s'abat dans la lchet; d'o il semble que, puisque l'un conduit la vrit, l'autre l erreur, l'on formerait en les alliant une morale parfaite. Mais, au lieu de cette paix, il ne rsulterait de leur assemblage qu'une guerre et qu'une destruction gnrale: car l'un tablissant la certitude, l'autre le doute, l'un la grandeur de l'homme, l'autre sa faiblesse, ils ruinent la vrit aussi bien que les faussets l'un de l'autre. De sorte qu'ils ne peuvent subsister seuls cause de leurs dfauts, ni s'unir cause de leurs oppositions et qu'ainsi ils se brisent et s'anantissent pour faire place la vrit de l'vangile. C'est elle qui accorde les contrarits par un art tout divin, et, unissant tout ce qui est de vrai et chassant tout ce qui est de faux elle en fait une sagesse vritablement cleste o s'accordent ces opposs qui taient incompatibles dans ces doctrines humaines. Et la raison en est que ces sages du monde placent les contraires dans un mme sujet; car l'un attribuait la grandeur la nature et l'autre la faiblesse cette mme nature, ce qui ne pouvait subsister; au lieu que la foi nous apprend les mettre en des sujets diffrents: tout ce qu'il y a d'infirme appartenant la nature, tout ce qu'il y a de puissant appartenant la grce. Voil l'union tonnante et nouvelle que Dieu seul pouvait enseigner, et que lui seul pouvait faire, et qui n'est qu'une image et qu'un effet de l'union ineffable de deux natures dans la seule personne d'un Homme-Dieu.

"Je vous demande pardon, Monsieur, dit M. Pascal M. de Saci, de m'emporter ainsi devant vous dans la thologie, au lieu de demeurer dans la philosophie qui tait seule mon sujet; mais il m'y a conduit insensiblement; et il est difficile de n'y pas entrer, quelque verit qu'on traite, parce qu'elle est le centre de toutes les vrits; ce qui parat ici parfaitement, puisqu'elle enferme si visiblement toutes celles qui se trouvent dans ces opinions. Aussi je ne vois pas comment aucun d'eux pourrait refuser de la suivre. Car s'ils sont pleins de la pense de la grandeur de l'homme qu'ont-ils imagin qui ne cde aux promesses de l'vangile, qui ne sont autre chose que le digne prix de la mort d'un Dieu? Et s'ils se plaisaient voir l'infirmit de la nature leurs ides n'galent plus celles de la vritable faiblesse du pch, dont la mme mort a t le remde. Ainsi tous y trouvent plus qu'ils n'ont dsir et ce qui est admirable, ils s'y trouvent unis, eux qui ne pouvaient s'allier dans un degr infiniment infrieur."

M. de Saci ne put s'empcher de tmoigner M. Pascal qu'il tait surpris comment il savait tourner les choses, mais il avoua en mme temps que tout le monde n'avait pas le secret comme lui de faire des lectures des rflexions si sages et si leves. Il lui dit qu'il ressemblait ces mdecins habiles qui, par la manire adroite de prparer les plus grands poisons, en savent tirer les plus grands remdes. Il ajouta que, quoiqu'il vt bien, parce qu'il venait de lui dire, que ces lectures lui taient utiles, il ne pouvait pas croire nanmoins qu'elles fussent avantageuses beaucoup de gens dont l'esprit se tranerait un peu, et n'aurait pas assez d'lvation pour lire ces auteurs et en juger, et savoir tirer les perles du milieu du fumier aurum ex stercore, disait un Pre. Ce qu'on pouvait bien plus dire de ces philosophes, dont le fumier, par sa noire fume, pouvait obscurcir la foi chancelante de ceux qui les lisent. C'est pourquoi il conseillerait toujours ces personnes de ne pas s'exposer lgrement ces lectures, de peur de se perdre avec ces philosophes et de devenir l'objet des dmons et la pture des vers, selon le langage de l'criture, comme ces philosophes. l'ont t.

"Pour l'utilit de ces lectures, dit M. Pascal, je vous dirai fort simplement ma pense. Je trouve dans pictte un art incomparable pour troubler le repos de ceux qui le cherchent dans les choses extrieures et pour les forcer reconnatre qu'ils sont de vritables esclaves et de misrables aveugles; qu'il est impossible qu'ils trouvent autre chose que l'erreur et la douleur qu'ils fuient, s'ils ne se donnent sans rserve Dieu seul. Montaigne est incomparable pour confondre l'orgueil de ceux qui, hors la foi, se piquent d'une vritable justice; pour dsabuser ceux qui s'attachent leurs opinions, et qui croient trouver dans les sciences des vrits inbranlables; et pour convaincre si bien la raison de son peu de lumire et de ses garements, qu'il est difficile, quand on fait un bon usage de ses principes, d'tre tent de trouver des rpugnances dans les mystres: car l'esprit en est si battu, qu'il est bien loign de vouloir juger si l'incarnation ou le mystre de l'Eucharistie sont possibles; ce que les hommes du commun n'agitent que trop souvent.

"Mais si pictte combat la paresse, il mne l'orgueil, de sorte qu'il peut tre trs nuisible ceux qui ne sont pas persuads de la corruption de la plus par faite justice qui n'est pas de la foi. Et Montaigne est absolument pernicieux ceux qui ont quelque pente l'impit et aux vices. C'est pourquoi ces lectures doivent tre rgles avec beaucoup de soin, de discrtion et d'gard la condition et aux moeurs de ceux qui on les conseille. Il me semble seulement qu'en les joignant ensemble elles ne pourraient russir fort mal, parce que l'une s'oppose au mal de l'autre: non qu'elles puissent donner la vertu, mais seulement troubler dans les vices: l'me se trouvant combattue par ces contraires, dont l'un chasse l'orgueil et l'autre la paresse, et ne pouvant reposer dans aucun de ces vices par ses raisonnements ni aussi les fuir tous."

Ce fut ainsi que ces deux personnes d'un si bel esprit s'accordrent enfin au sujet de la lecture de ces philosophes, et se rencontrrent au mme terme, o ils arrivrent nanmoins d'une manire un peu diffrente: M. de Saci y tant arriv tout d'un coup par la claire vue du Christianisme, et M. Pascal n'y tant arriv qu'aprs beaucoup de dtours en s'attachant aux principes de ces philosophes.

Lorsque M. de Saci et tout Port-Royal-des-Champs taient ainsi tout occups de la joie que causait la conversion et la vue de M. Pascal et qu'on y admirait la force toute-puissante de la grce qui, par une misricorde dont il y a peu d'exemples, avait si profondment abaiss cet esprit si lev de lui- mme, etc

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DE L'ESPRIT GOMTRIQUE

On peut avoir trois principaux objets dans l'tude de la vrit: l'un, de la dcouvrir quand on la cherche; l'autre, de la dmontrer quand on la possde; le dernier, de la discerner d'avec le faux quand on l'examine.

Je ne parle point du premier: je traite particulirement du second, et il enferme le troisime. Car, si l'on sait la mthode de prouver la vrit, on aura en mme temps celle de la discerner, puisqu'en examinant si la preuve qu'on en donne est conforme aux rgles qu'on connat, on saura si elle est exactement dmontre.

La gomtrie, qui excelle en ces trois genres, a expliqu l'art de dcouvrir les vrits inconnues; et c'est ce qu'elle appelle analyse, et dont il serait inutile de discourir aprs tant d'excellents ouvrages qui ont t faits.

Celui de dmontrer les vrits dj trouves, et de les claircir de telle sorte que la preuve en soit invincible, est le seul que je veux donner; et je n'ai pour cela qu' expliquer la mthode que la gomtrie y observe: car elle l'enseigne parfaitement par ses exemples, quoiqu'elle n'en produise aucun discours. Et parce que cet art consiste en deux choses principales, l'une de prouver chaque proposition en particulier, l'autre de disposer toutes les propositions dans le meilleur ordre, j'en ferai deux sections, dont l'une contiendra les rgles de la conduite des dmonstrations gomtriques, c'est- -dire mthodiques et parfaites, et la seconde comprendra celles de l'ordre gomtrique, c'est--dire mthodique et accompli: de sorte que les deux ensemble enfermeront tout ce qui sera ncessaire pour la conduite du raisonnement prouver et discerner les vrits, les quelles j'ai dessein de donner entires.

Je ne puis faire mieux entendre la conduite qu'on doit garder pour rendre les dmonstrations convaincantes, qu'en expliquant celle que la gomtrie observe.

Mais il faut auparavant que je donne l'ide d'une mthode encore plus minente et plus accomplie, mais o les hommes ne sauraient jamais arriver: car ce qui passe la gomtrie nous surpasse; et nanmoins il est ncessaire d'en dire quelque chose, quoiqu'il soit impossible de le pratiquer.

Cette vritable mthode, qui formerait les dmonstrations dans la plus haute excellence, s'il tait possible d'y arriver, consisterait en deux choses principales: l'une, de n'employer aucun terme dont on n'et auparavant expliqu nettement le sens; l'autre, de n'avancer jamais aucune proposition qu'on ne dmontrt par des vrits dj connues; c'est--dire, en un mot, dfinir tous les termes et prouver toutes les propositions. Mais, pour suivre l'ordre mme que j'explique, il faut que je dclare ce que j'entends par dfinition.

On ne reconnat en gomtrie que les seules dfinitions que les logiciens appellent dfinitions de nom, c'est--dire que les seules impositions de nom aux choses qu'on a clairement dsignes en termes parfaitement connus; et je ne parle que de celles-l seulement.

Leur utilit et leur usage est d'claircir et d'abrger le discours, en exprimant, par le seul nom qu'on impose, ce qui ne pourrait se dire qu'en plusieurs termes; en sorte nanmoins que le nom impos demeure dnu de tout autre sens, s'il en a, pour n'avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. En voici un exemple: si l'on a besoin de distinguer dans les nombres ceux qui sont divisibles en deux galement d'avec ceux qui ne le sont pas, pour viter de rpter souvent cette condition, on lui donne un nom en cette sorte: j'appelle tout nombre divisible en deux galement, nombre pair.

Voil une dfinition gomtrique: parce qu'aprs avoir clairement dsign une chose, savoir tout nombre divisible en deux galement, on lui donne un nom que l'on destitue de tout autre sens, s'il en a, pour lui donner celui de la chose dsigne.

D'o il parat que les dfinitions sont trs libres, et qu'elles ne sont jamais sujettes tre contredites; car il n'y a rien de plus permis que de donner une chose qu'on a clairement dsigne un nom tel qu'on voudra. Il faut seulement prendre garde qu'on n'abuse de la libert qu'on a d'imposer des noms, en donnant le mme deux choses diffrentes.

Ce n'est pas que cela ne soit permis, pourvu qu'on n'en confonde par les consquences, et qu'on ne les tende pas de l'une l'autre.

Mais si l'on tombe dans ce vice, on peut lui opposer un remde trs sr et trs infaillible: c'est de substituer mentalement la dfinition la place du dfini, et d'avoir toujours la dfinition si pr sente, que toutes les fois qu'on parle, par exemple, de nombre pair, on entende prcisment que c'est celui qui est divisible en deux parties gales, et que ces deux choses soient tellement jointes et insparables dans la pense, qu'aussitt que le discours en exprime l'une, l'esprit y attache immdiatement l'autre. Car les gomtres et tous ceux qui agissent mthodiquement, n'imposent des noms aux choses que pour abrger le discours, et non pour diminuer ou changer l'ide des choses dont ils discourent. Et ils prtendent que l'esprit supple toujours la dfinition entire aux termes courts, qu'ils n'emploient que pour viter la confusion que la multitude des paroles apporte.

Rien n'loigne plus promptement et plus puissamment les surprises captieuses des sophistes que cette mthode, qu'il faut avoir toujours prsente, et qui suffit seule pour bannir toutes sortes de difficults et d'quivoques.

Ces choses tant bien entendues, je reviens l'explication du vritable ordre, qui consiste, comme je disais, tout dfinir et tout prouver.

Certainement cette mthode serait belle, mais elle est absolument impossible: car il est vident que les premiers termes qu'on voudrait dfinir, en supposeraient de prcdents pour servir leur explication, et que de mme les premires propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les prcdassent; et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premires.

Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive ncessairement des mots primitifs qu'on ne peut plus dfinir, et des principes si clairs qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir leur preuve. D'o il parat que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli.

Mais il ne s'ensuit pas de l qu'on doive abandonner toute sorte d'ordre. Car il y en a un, et c'est celui de la gomtrie, qui est la vrit infrieur en ce qu'il est moins convaincant, mais non pas en ce qu'il est moins certain. Il ne dfinit pas tout et ne prouve pas tout, et c'est en cela qu'il lui cde; mais il ne suppose que des choses claires et constantes par la lumire naturelle, et c'est pourquoi il est parfaitement vritable, la nature le soutenant au dfaut du discours. Cet ordre, le plus parfait entre les hommes, consiste non pas tout dfinir ou tout dmontrer, ni aussi ne rien dfinir ou ne rien dmontrer, mais se tenir dans ce milieu de ne point dfinir les choses claires et entendues de tous les hommes, et de dfinir toutes les autres; et de ne point prouver toutes les choses connues des hommes, et de prouver toutes les autres. Contre cet ordre pchent galement ceux qui entreprennent de tout dfinir et de tout prouver et ceux qui ngligent de le faire dans les choses qui ne sont pas videntes d'elles-mmes.

C'est ce que la gomtrie enseigne parfaitement. Elle ne dfinit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, galit, ni les semblables qui sont en grand nombre, parce que ces termes-l dsignent si naturellement les choses qu'ils signifient, ceux qui entendent la langue, que l'claircissement qu'on en voudrait faire apporterait plus d'obscurit que d'instruction. Car il n'y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent dfinir ces mots primitifs. Quelle ncessit y a-t-il, par exemple, d'expliquer ce qu'on entend par le mot homme? Ne sait-on pas assez quelle est la chose qu'on veut dsigner par ce terme? Et quel avantage pensait nous procurer Platon, en disant que c'tait un animal deux jambes sans plumes? Comme si l'ide que j'en ai naturellement, et que je ne puis exprimer, n'tait pas plus nette et plus sre que celle qu'il me donne par son explication inutile et mme ridicule; puisqu'un homme ne perd pas l'humanit en perdant les deux jambes, et qu'un chapon ne l'acquiert pas en perdant ses plumes.

Il y en a qui vont jusqu' cette absurdit d'expliquer un mot par le mot mme. J'en sais qui ont dfini la lumire en cette sorte: "La lumire est un mouvement luminaire des corps lumineux"; comme si on pouvait entendre les mots de luminaire et de lumineux sans celui de lumire.

On ne peut entreprendre de dfinir l'tre sans tomber dans cette absurdit: car on ne peut dfinir un mot sans commencer par celui-ci, c'est, soit qu'on l'exprime ou qu'on le sous-entende Donc pour dfinir l'tre, il faudrait dire c'est, et ainsi employer le mot dfini dans la dfinition.

On voit assez de l qu'il y a des mots incapables d'tre dfinis; et si la nature n'avait suppl ce dfaut par une ide pareille qu'elle a donne tous les hommes, toutes nos expressions seraient confuses; au lieu qu'on en use avec la mme assurance et la mme certitude que s'ils taient expliqus d'une manire parfaitement exempte d'quivoques; parce que la nature nous en a elle-mme donn, sans paroles, une intelligence plus nette que celle que l'art nous acquiert par nos explications.

Ce n'est pas que tous les hommes aient la mme ide de l'essence des choses que je dis qu'il est impossible et inutile de dfinir.

Car, par exemple, le temps est de cette sorte. Qui le pourra dfinir? Et pourquoi l'entreprendre, puisque tous les hommes conoivent ce qu'on veut dire en parlant de temps, sans qu'on le dsigne davantage? Cependant il y a bien de diffrentes opinions touchant l'essence du temps. Les uns disent que c'est le mouvement d'une chose cre; les autres, la mesure du mouvement, etc. Aussi ce n'est pas la nature de ces choses que je dis qui est connue de tous: ce n'est simplement que le rapport entre le nom et la chose; en sorte qu' cette expression, temps, tous portent la pense vers le mme objet ce qui suffit pour faire que ce terme n'ait pas besoin d'tre dfini, quoique ensuite, en examinant ce que c'est que le temps, on vienne diffrer de sentiment aprs s'tre mis y penser; car les dfinitions ne sont faites que pour dsigner les choses que l'on nomme, et non pas, pour en montrer la nature.

Ce n'est pas qu'il ne soit permis d'appeler du nom de temps le mouvement d'une chose cre; car, comme j'ai dit tantt, rien n'est plus libre que les dfinitions. Mais, en suite de cette dfinition, il y aura deux choses qu'on appellera du nom de temps: l'une est celle que tout le monde entend naturellement par ce mot, et que tous ceux qui parlent notre langue nomment par ce terme; l'autre sera le mouvement d'une chose cre, car on l'appellera aussi de ce nom suivant cette nouvelle dfinition. Il faudra donc viter les quivoques, et ne pas confondre les consquences. Car il ne s'ensuivra pas de l que la chose qu'on entend naturellement par le mot de temps soit en effet le mouvement d'une chose cre. Il a t libre de nommer ces deux choses de mme; mais il ne le sera pas de les faire convenir de nature aussi bien que de nom.

Ainsi, si l'on avance ce discours: "Le temps est le mouvement d'une chose cre"; il faut demander ce qu'on entend par ce mot de temps, c'est-- dire si on lui laisse le Sens ordinaire et reu de tous, ou si on l'en dpouille pour lui donner en cette occasion celui de mouvement d'un chose cre. Que si on le destitue de tout autre sens, on ne peut contredire, et ce sera une dfinition libre, ensuite de laquelle, comme j 'ai dit, il y aura deux choses qui auront ce mme nom. Mais si on lui laisse son sens ordinaire, et qu'on prtende nanmoins que ce qu'on entend par ce mot soit le mouvement d'une chose cre, on peut contredire. Ce n'est plus une dfinition libre, c'est une proposition qu'il faut prouver, si ce n'est qu'elle soit trs vidente d'elle-mme; et alors ce sera un principe et un axiome, mais jamais une dfinition, parce que dans cette nonciation on n'entend pas que le mot de temps signifie la mme chose que ceux-ci, le mouvement d'une chose cre; mais on entend que ce que l'on conoit par le terme de temps soit ce mouvement suppos.

Si je ne savais combien il est ncessaire d'entendre ceci parfaitement, et combien il arrive toute heure, dans les discours familiers et dans les discours de science, des occasions pareilles celle-ci que j'ai donne en exemple, je ne m'y serais pas arrt. Mais il me semble, par l'exprience que j'ai de la confusion des disputes, qu'on ne peut trop entrer dans cet esprit de nettet, pour lequel je fais tout ce trait, plus que pour le sujet que j'y traite.

Car combien y a-t-il de personnes qui croient avoir dfini le temps quand ils ont dit que c'est la mesure du mouvement, en lui laissant cependant son sens ordinaire ! Et nanmoins ils ont fait une proposition, et non pas une dfinition. Combien y en a-t-il de mme qui croient avoir dfini le mouvement quand ils ont dit: Motus nec simpliciter actus nec mera potentia est, sed actus entis in potentia. Et cependant, s'ils laissent au mot de mouvement son sens ordinaire comme ils font, ce n'est pas une dfinition, mais une proposition; et confondant ainsi les dfinitions qu'ils appellent dfinitions de nom, qui sont les vritables dfinitions libres, permises et gomtriques, avec celles qu'ils appellent dfinitions de chose, qui sont proprement des propositions nullement libres, mais sujettes contradiction, ils s'y donnent la libert d'en former aussi bien que des autres; et chacun dfinissant les mmes choses sa manire, par une libert qui est aussi dfendue dans ces sortes de dfinitions que permise dans les premires, ils embrouillent toutes choses et, perdant tout ordre et toute lumire, ils se perdent eux-mmes et s'garent dans des embarras inexplicables.

On n'y tombera jamais en suivant l'ordre de la gomtrie. Cette judicieuse science est bien loigne de dfinir ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, galit, majorit, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-mme. Mais, hors ceux-l, le reste des termes qu'elle emploie y sont tellement claircis et dfinis, qu'on n'a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun; de sorte qu'en un mot tous ces termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumire naturelle ou par les dfinitions qu'elle en donne.

Voil de quelle sorte elle vite tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, lequel consiste dfinir les seules choses qui en ont besoin. Elle en use de mme l'gard de l'autre point, qui consiste prouver les propositions qui ne sont pas videntes. Car, quand elle est arrive aux premires vrits connues, elle s'arrte l et demande qu'on les accorde, n'ayant rien de plus clair pour les prouver: de sorte que tout ce que la gomtrie pro pose est parfaitement dmontr, ou par la lumire naturelle, ou par les preuves.

De l vient que si cette science ne dfinit pas et ne dmontre pas toutes choses, c'est par cette seule raison que cela nous est impossible. Mais comme la nature fournit tout ce que cette science ne donne pas, son ordre la vrit ne donne pas une perfection plus qu'humaine, mais il a toute celle o les hommes peuvent arriver. Il m'a sembl propos de donner ds l'entre de ce discours cette...

On trouvera peut-tre trange que la gomtrie ne puisse dfinir aucune des choses qu'elle a pour principaux objets: car elle ne peut dfinir ni le mouvement, ni les nombres, ni l'espace; et ce pendant ces trois choses sont celles qu'elle considre particulirement et selon la recherche desquelles elle prend ces trois diffrents noms de mcanique, d'arithmtique, de gomtrie, ce dernier mot appartenant au genre et l'espce.

Mais on n'en sera pas surpris, si l'on remarque que cette admirable science ne s'attachant qu'aux choses les plus simples, cette mme qualit qui les rend dignes d'tre ses objets, les rend incapables d'tre dfinies; de sorte que le manque de dfinition est plutt une perfection qu'un dfaut, parce qu'il ne vient pas de leur obscurit, mais au contraire de leur extrme vidence, qui est telle qu'encore qu'elle n'ait pas la conviction des dmonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose donc que l'on sait quelle est la chose qu'on entend par ces mots: mouvement, nombre, espace; et, sans s'arrter les dfinir inutilement, elle en pntre la nature, et en d couvre les merveilleuses proprits.

Ces trois choses, qui comprennent tout l'univers, selon ces paroles: Deus fecit omnia in pondere, in numero, et mensura, ont une liaison rciproque et ncessaire. Car on ne peut imaginer de mouvement sans quelque chose qui se meuve; et cette chose tant une, cette unit est l'origine de tous les nombres; enfin le mouvement ne pouvant tre sans espace, on voit ces trois choses enfermes dans la premire. Le temps mme y est aussi compris: car le mouvement et le temps sont relatifs l'un l'autre; la promptitude et la lenteur, qui sont les diffrences des mouvements, ayant un rapport ncessaire avec le temps.

Ainsi il y a des proprits communes toutes choses, dont la connaissance ouvre l'esprit aux plus grandes merveilles de la nature. La principale comprend les deux infinits qui se rencontrent dans toutes: l'une de grandeur, l'autre de petitesse.

Car quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hter encore ce dernier; et ainsi toujours l'infini, sans jamais arriver un qui le soit de telle sorte qu'on ne puisse plus y ajouter. Et au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier; et ainsi l'infini, sans jamais arriver un tel degr de lenteur qu'on ne puisse encore en descendre une infinit d'autres sans tomber dans le repos.

De mme, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier; et ainsi l'infini, sans jamais arriver un qui ne puisse plus tre augment. Et au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme la centime ou la dix-millime partie, on peut encore en concevoir un moindre, et toujours l'infini, sans arriver au zro ou nant.

Quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui soit davantage; et ainsi l'infini, sans jamais arriver un qui ne puisse plus tre augment. Et au contraire si quelque petit que soit un espace, on peut encore en considrer un moindre, et toujours l'infini, sans jamais arriver un indivisible qui n'ait plus aucune tendue.

Il en est de mme du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre, sans arriver un instant et un pur nant de dure.

C'est--dire, en un mot, que quelque mouvement, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre: de sorte qu'ils se soutiennent tous entre le nant et l'infini, tant toujours infiniment loigns de ces extrmes.

Toutes ces vrits ne se peuvent dmontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la gomtrie. Mais comme la cause qui les rend incapables de dmonstration n'est pas leur obscurit mais au contraire leur extrme vidence, ce manque de preuve n'est pas un dfaut, mais plutt une perfection.

D'o l'on voit que la gomtrie ne peut dfinir les objets ni prouver les principes; mais par cette seule et avantageuse raison, que les uns et les autres sont dans une extrme clart naturelle, qui convainc la raison plus puissamment que le discours.

Car qu'y a-t-il de plus vident que cette vrit, qu'un nombre, tel qu'il soit, peut tre augment? ne peut-on pas le doubler? Que la promptitude d'un mouvement peut tre double, et qu'un espace . peut tre doubl de mme? Et qui peut aussi douter qu'un nombre, tel qu'il soit, ne puisse tre divis par la moiti, et sa moiti encore par la moiti? Car cette moiti serait-elle un nant? et comment ces deux moitis, qui seraient deux zros, feraient-elles un nombre? De mme, un mouvement, quelque lent qu'il soit, ne peut-il pas tre ralenti de moiti, en sorte qu'il parcoure le mme espace dans le double du temps, et comment se pourrait-il que ces deux moitis de vitesse, qui seraient deux repos, fissent la premire vitesse? Enfin un espace, quelque petit qu'il soit, ne peut-il pas tre divis en deux, et ces moitis encore? Et comment pourrait-il se faire que ces moitis fussent indivisibles sans aucune tendue, elles qui, jointes ensemble, ont fait la premire tendue?

Il n'y a point de connaissance naturelle dans l'homme qui pr cde celles- l, et qui les surpasse en clart. Nanmoins, afin qu'il y ait exemple de tout, on trouve des esprits, excellents en toutes autres choses, que ces infinits choquent, et qui n'y peuvent en aucune sorte consentir.

Je n'ai jamais connu personne qui ait pens qu'un espace ne puisse tre augment. Mais j'en ai vu quelques-uns, trs habiles d'ailleurs, qui ont assur qu'un espace pouvait tre divis en deux parties indivisibles, quelque absurdit qu'il s'y rencontre. Je me suis attach rechercher en eux quelle pouvait tre la cause de cette obscurit, et j'ai trouv qu'il n'y en avait qu'une principale, qui est qu'ils ne sauraient concevoir un contenu divisible l'infini: d'o ils concluent qu'il n'y est pas divisible.

C'est une maladie naturelle l'homme de croire qu'il possde la vrit directement; et de l vient qu'il est toujours dispos nier tout ce qui lui est incomprhensible; au lieu qu'en effet il ne connat naturellement que le mensonge, et qu'il ne doit prendre pour vritables que les choses dont le contraire lui parat faux. Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut en suspendre le jugement et ne pas la nier cette marque, mais en examiner le contraire; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment affirmer la premire, tout incomprhensible qu'elle est. Appliquons cette rgle notre sujet.

Il n'y a point de gomtre qui ne croie l'espace divisible l'in fini. On ne peut non plus l'tre sans ce principe qu'tre homme sans me. Et nanmoins il n'y en a point qui comprenne une division infinie; et l'on ne s'assure de cette vrit que par cette seule raison, mais qui est certainement suffisante, qu'on comprend parfaitement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse arriver une partie indivisible, c'est--dire qui n'ait aucune tendue.

Car qu'y a-t-il de plus absurde que de prtendre qu'en divisant toujours un espace, on arrive enfin une division telle qu'en la divisant en deux, chacune des moitis reste indivisible et sans aucune tendue, et qu'ainsi ces deux nants d'tendue fissent en semble une tendue? Car je voudrais demander ceux qui ont cette ide, s'ils conoivent nettement que deux indivisibles se touchent: si c'est partout, ils ne sont qu'une mme chose, et partant les deux ensemble sont indivisibles; et si ce n'est pas partout, ce n'est donc qu'en une partie: donc ils ont des parties, donc ils ne sont pas indivisibles. Que s'ils confessent, comme en effet ils l'avouent quand on les presse que leur proposition est aussi inconcevable que l'autre, qu'ils reconnaissent que ce n'est pas par notre capacit concevoir ces choses que nous devons juger de leur vrit, puisque ces deux contraires tant tous deux inconcevables, il est nanmoins ncessairement certain que l'un des deux est vritable.

Mais qu' ces difficults chimriques, et qui n'ont de proportion qu' notre faiblesse, ils opposent ces clarts naturelles et ces vrits solides: s'il tait vritable que l'espace ft compos d'un certain nombre fini d'indivisibles, il s'ensuivrait que deux espaces, dont chacun serait carr, c'est--dire gal et pareil de tous cts, tant doubles l'un de l'autre, l'un contiendrait un nombre de ces indivisibles double du nombre des indivisibles de l'autre. Qu'ils retiennent bien cette consquence, et qu'ils s'exercent ensuite ranger des points en carrs jusqu' ce qu'ils en aient rencontr deux dont l'un ait le double des points de l'autre, et alors je leur ferai cder tout ce qu'il y a de gomtres au monde. Mais si la chose est naturellement impossible, c'est--dire s'il y a impossibilit invincible ranger des carrs de points, dont l'un en ait le double de l'autre, comme je le dmontrerais en ce lieu-l mme si la chose mritait qu'on s'y arrtt, qu'ils en tirent la consquence.

Et pour les soulager dans les peines qu'ils auraient en de certaines rencontres, comme concevoir qu'un espace ait une infinit de divisibles, vu qu'on les parcourt en si peu de temps, pendant lequel on aurait parcouru cette infinit des divisibles, il faut les avertir qu'ils ne doivent pas comparer des choses aussi disproportionnes qu'est l'infinit des divisibles avec le peu de temps o ils sont parcourus: mais qu'ils comparent l'espace entier avec le temps entier, et les infinis divisibles de l'espace avec les infinis instants de ce temps; et ainsi ils trouveront que l'on parcourt une infinit de divisibles en une infinit d'instants, et un petit espace en un petit temps; en quoi il n'y a plus la disproportion qui les avait tonns.

Enfin, s'ils trouvent trange qu'un petit espace ait autant de parties qu'un grand, qu'ils entendent aussi qu'elles sont plus petites mesure, et qu'ils regardent le firmament au travers d'un petit verre, pour se familiariser avec cette connaissance, en voyant chaque partie du ciel en chaque partie du verre. Mais s'ils ne peu vent comprendre que des parties si petites, qu'elles nous sont imperceptibles, puissent tre autant divises que le firmament, il n'y a pas de meilleur remde que de les leur faire regarder avec des lunettes qui grossissent cette pointe dlicate jusqu' une prodigieuse masse; d'o ils concevront aisment que, par le secours d'un autre verre encore plus artistement taill, on pourrait les grossir jusqu' galer ce firmament dont ils admirerait l'tendue. Et ainsi ces objets leur paraissant maintenant trs facilement divisibles, qu'ils se souviennent que la nature peut infiniment plus que l'art. Car enfin qui les a assurs que ces verres auront chang la grandeur naturelle de ces objets, ou s'ils auront au contraire rtabli la vritable, que la figure de notre oeil avait change et raccourcie, comme font les lunettes qui amoindrissent ?

Il est fcheux de s'arrter ces bagatelles; mais il y a des temps de niaiser.

Il suffit de dire des esprits clairs en cette matire que deux nants d'tendue ne peuvent pas faire une tendue. Mais parce qu'il y en a qui prtendent s'chapper cette lumire par cette merveilleuse rponse, que deux nants d'tendue peuvent aussi bien faire une tendue que deux units dont aucune n'est nombre font un nombre par leur assemblage; il faut leur repartir qu'ils pourraient opposer, de la mme sorte, que vingt mille hommes font une arme, quoique aucun d'eux ne soit arme; que mille maisons font une ville, quoique aucune ne soit ville; ou que les parties font le tout, quoique aucune ne soit le tout, ou, pour demeurer dans la comparaison des nombres, que deux binaires font le quaternaire, et dix dizaines une centaine, quoique aucun ne le soit. Mais ce n'est pas avoir l'esprit juste que de confondre par des comparaisons si ingales la nature immuable des choses avec leurs noms libres et volontaires, et dpendant du caprice des hommes qui les ont composs. Car il est clair que pour faciliter les discours on a donn le nom d'arme vingt mille hommes, celui de ville, plusieurs maisons, celui de dizaines dix units; et que de cette libert naissent les noms d'unit, binaire, quaternaire, dizaine, centaine, diffrents par nos fantaisies, quoique ces choses soient en effet de mme genre par leur nature invariable, et qu'elles soient toutes proportionnes entre elles et ne diffrent que du plus ou du moins, et quoique, en suite de ces noms, le binaire ne soit pas quaternaire ni une maison une ville, non plus qu'une ville n'est pas une maison.

Mais encore, quoiqu'une maison ne soit pas une ville, elle n'est pas nanmoins un nant de ville; il y a bien de la diffrence entre n'tre pas une chose et en tre un nant.

Car, afin qu'on entende la chose fond, il faut savoir que la seule raison pour laquelle l'unit n'est pas au rang des nombres est qu'Euclide et les premiers auteurs qui ont trait l'arithmtique, ayant plusieurs proprits donner qui convenaient tous les nombres hormis l'unit, pour viter de dire souvent qu'en tout nombre, hors l'unit, telle condition se rencontre, ils ont exclu l'unit de la signification du mot nombre, par la libert que nous avons dj dit qu'on a de faire son gr des dfinitions. Aussi, s'ils eussent voulu, ils en eussent de mme exclu le binaire et le ternaire, et tout ce qu'il leur et plu; car on en est matre, pourvu qu'on en avertisse: comme au contraire l'unit se met quand on veut au rang des nombres, et les fractions de mme. Et, en effet, l'on est oblig de le faire dans les propositions gnrales, pour viter de dire chaque fois: en tout nombre, et l'unit et aux fractions, une telle proprit se trouve ; et c'est en ce sens indfini que je l'ai pris dans tout ce que j'en ai crit. Mais le mme Euclide qui a t l'unit le nom de nombre, ce qui lui a t per mis, pour faire entendre nanmoins qu'elle n'est pas un nant, mais qu'elle est au contraire du mme genre, il dfinit ainsi les grandeurs homognes: (( Les grandeurs, dit-il, sont dites tre de mme genre, lorsque l'une tant plusieurs fois multiplie peut arriver surpasser l'autre. )) Et par consquent, puisque l'unit peut, tant multiplie plusieurs fois, surpasser quelque nombre que ce soit, elle est de mme genre que les nombres prcisment par son essence et par sa nature immuable, dans le sens du mme Euclide qui a voulu qu'elle ne ft pas appele nombre.

Il n'en est pas de mme d'un indivisible l'gard d'une tendue; car non seulement il diffre de nom, ce qui est volontaire, mais il diffre de genre, par la mme dfinition, puisqu'un indivisible multipli autant de fois qu'on voudra, est si loign de pouvoir sur passer une tendue, qu'il ne peut jamais former qu'un seul et unique indivisible; ce qui est naturel et ncessaire, comme il est dj montr. Et comme cette dernire preuve est fonde sur la dfinition de ces deux choses, indivisible et tendue, on va achever et consommer la dmonstration.

Un indivisible est ce qui n'a aucune partie, et l'tendue est ce qui a diverses parties spares.

Sur ces dfinitions, je dis que deux indivisibles tant unis ne font par une tendue. Car, quand ils sont unis, ils se touchent chacun en une partie; et ainsi les parties par o ils se touchent ne sont pas spares, puisque autrement elles ne se toucheraient pas. Or, par leur dfinition, ils n'ont point d'autres parties: donc ils n'ont pas de parties spares; donc ils ne sont pas une tendue, par la dfinition qui porte la sparation des parties. On montrera la mme chose de tous les autres indivisibles qu'on y joindra, par la mme raison. Et partant un indivisible, multipli autant qu'on voudra, ne fera jamais une tendue. Donc il n'est pas de mme genre que l'tendue, par la dfinition des choses du mme genre.

Voil comment on dmontre que les indivisibles ne sont pas de mme genre que les nombres. De l vient que deux units peuvent bien faire un nombre, parce qu'elles sont de mme genre et que deux indivisibles ne font pas une tendue, parce qu'ils ne sont pas du mme genre. D'o l'on voit combien il y a peu de raison de comparer le rapport qui est entre l'unit et les nombres celui qui est entre les indivisibles et l'tendue.

Mais si l'on veut prendre dans les nombres une comparaison qui reprsente avec justesse ce que nous considrons dans l'tendue, il faut que ce soit le rapport du zro aux nombres; car le zro n'est pas du mme genre que les nombres, parce qu'tant multipli, il ne peut les surpasser: de sorte que c'est un vritable indivisible de nombre, comme l'indivisible est un vritable zro d'tendue. Et on en trouvera un pareil entre le repos et le mouvement, et entre un instant et le temps; car toutes ces choses sont htrognes leurs grandeurs, parce qu'tant infiniment multiplies, elles ne peuvent jamais faire que des indivisibles d'tendue, et par la mme raison. Et alors on trouvera une correspondance parfaite entre ces choses; car toutes ces grandeurs sont divisibles l'infini, sans tomber dans leurs indivisibles, de sorte qu'elles tiennent toutes le milieu entre l'infini et le nant.

Voil l'admirable rapport que la nature a mis entre ces choses, et les deux merveilleuses infinits qu'elle a proposes aux hommes, non pas concevoir, mais admirer; et pour en finir la considration par une dernire remarque, j'ajouterai que ces deux infinis, quoique infiniment diffrents, sont nanmoins relatifs l'un l'autre, de telle sorte que la connaissance de l'un mne ncessairement la connaissance de l'autre.

Car dans les nombres, de ce qu'ils peuvent toujours tre augments, il s'ensuit absolument qu'ils peuvent toujours tre diminus, et cela clairement: car si l'on peut multiplier un nombre jusqu' 100 000, par exemple, on peut aussi en prendre une cent millime partie, en le divisant par le mme nombre qu'on le multiplie, et ainsi tout terme d'augmentation deviendra terme de division, en changeant l'entier en fraction. De sorte que l'augmentation infinie enferme ncessairement aussi la division infinie.

Et dans l'espace le mme rapport se voit entre ces deux infinis contraires; c'est--dire que, de ce qu'un espace peut tre infiniment prolong, il s'ensuit qu'il peut tre infiniment diminu, comme il parat en cet exemple: Si on regarde au travers d'un verre un vaisseau qui s'loigne toujours directement, il est clair que le lieu du diaphane o l'on remarque un point tel qu'on voudra du navire haussera toujours par un flux continuel, mesure que le vaisseau fuit. Donc, si la course du vaisseau est toujours allonge et jusqu' l'infini, ce point haussera continuellement; et cependant il n'arrivera jamais celui o tombera le rayon horizontal men de l'oeil au verre, de sorte qu'il en approchera toujours sans y arriver jamais, divisant sans cesse l'espace qui restera sous ce point horizontal, sans y arriver jamais. D'o l'on voit la consquence ncessaire qui se tire de l'infinit de l'tendue du cours du vaisseau, la division infinie et infiniment petite de ce petit espace restant au-dessous de ce point horizontal.

Ceux qui ne seront pas satisfaits de ces raisons, et qui demeureront dans la crance que l'espace n'est pas divisible l'infini, ne peuvent rien prtendre aux dmonstrations gomtriques; et, quoi qu'ils puissent tre clairs en d'autres choses, ils le seront fort peu en celles-ci: car on peut aisment tre trs habile homme et mauvais gomtre. Mais ceux qui verront clairement ces vrits pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinit qui nous environne de toutes parts, et apprendre par cette considration merveilleuse se connatre eux-mmes, en se regardant placs entre une infinit et un nant d'tendue, entre une infinit et un nant de nombre, entre une infinit et un nant de mouvement, entre une infinit et un nant de temps. Sur quoi on peut apprendre s'estimer son juste prix, et former des rflexions qui valent mieux que tout le reste de la gomtrie mme.

J'ai cru tre oblig de faire cette longue considration en faveur de ceux qui, ne comprenant pas d'abord cette double infinit, sont capables d'en tre persuads. Et, quoiqu'il y en ait plusieurs qui aient assez de lumire pour s'en passer, il peut nanmoins arriver que ce discours, qui sera ncessaire aux uns, ne sera pas entirement inutile aux autres.

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DE L'ART DE PERSUADER.

L'art de persuader a un rapport ncessaire la manire dont les hommes consentent ce qu'on leur propose, et aux conditions des choses qu'on veut faire croire.

Personne n'ignore qu'il y a deux entres par o les opinions sont reues dans l'me, qui sont ses deux principales puissances, l'entendement et la volont. La plus naturelle est celle de l'entendement, car on ne devrait jamais consentir qu'aux vrits dmontres; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volont; car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emports croire non pas par la preuve, mais par l'agrment. Cette voie est basse, indigne et trangre: aussi tout le monde la dsavoue. Chacun fait profession de ne croire et mme de n'aimer que s'il sait le mriter.

Je ne parle pas ici des vrits divines, que je n'aurais garde de faire tomber sous l'art de persuader, car elles sont infiniment au dessus de la nature: Dieu seul peut les mettre dans l'me, et par la manire qu'il lui plat, Je sais qu'il a voulu qu'elles entrent du coeur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le coeur, pour humilier cette superbe puissance du raisonnement, qui prtend devoir tre juge des choses que la volont choisit, et pour gurir cette volont infirme, qui s'est toute corrompue par ses sales attachements. Et de l vient qu'au lieu qu'en parlant des choses humaines on dit qu'il faut les connatre avant que de les aimer, ce qui a pass en proverbe, les saints au contraire disent en parlant des choses divines qu'il faut les aimer pour les connatre, et qu'on n'entre dans la vrit que par la charit, dont ils ont fait une de leurs plus utiles sentences.

En quoi il parat que Dieu a tabli cet ordre surnaturel, et tout contraire l'ordre qui devait tre naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont nanmoins corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu'ils devaient faire des choses saintes, parce qu'en effet nous ne croyons presque que ce qui nous plat. Et de l vient l'loignement o nous sommes de consentir aux vrits de la religion chrtienne, tout oppose nos plaisirs. "Dites-nous des choses agrables et nous vous couterons", disaient les Juifs Mose; comme si l'agrment devait rgler la crance ! Et c'est pour punir ce dsordre par un ordre qui lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumires dans les esprits qu'aprs avoir dompt la rbellion de la volont par une douceur toute cleste qui le charme et qui l'entrane.

Je ne parle donc que des vrits de notre porte; et c'est d'elles que je dis que l'esprit et le coeur sont comme les portes par o elles sont reues dans l'me, mais que bien peu entrent par l'esprit, au lieu qu'elles y sont introduites en foule par les caprices tmraires de la volont, sans le conseil du raisonnement.

Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions.

Ceux de l'esprit sont des vrits naturelles et connues tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns reoivent et non pas d'autres, mais qui, ds qu'ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la crance, que les plus vritables.

Ceux de la volont sont de certains dsirs naturels et communs tous les hommes, comme le dsir d'tre heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volont, que s'ils faisaient son vritable bonheur.

Voil pour ce qui regarde les puissances qui nous portent con sentir.

Mais pour les qualits des choses que nous devons persuader, elles sont bien diverses.

Les unes se tirent, par une consquence ncessaire, des principes communs et des vrits avoues. Celles-l peuvent tre infailliblement persuades; car, en montrant le rapport qu'elles ont avec les principes accords, il y a une ncessit invitable de convaincre, et il est impossible qu'elles ne soient pas reues dans l'me ds qu'on a pu les enrler ces vrits qu'elle a dj admises.

Il y en a qui ont une union troite avec les objets de notre satisfaction; et celles-l sont encore reues avec certitude, car aussitt qu'on fait apercevoir l'me qu'une chose peut la conduire ce qu'elle aime souverainement, il est invitable qu'elle ne s'y porte avec joie.

Mais celles qui ont cette liaison tout ensemble, et avec les vrits avoues, et avec les dsirs du coeur, sont si sres de leur effet, qu'il n'y a rien qui le soit davantage dans la nature. Comme au contraire ce qui n'a de rapport ni nos crances ni nos plaisirs, nous est importun, faux et absolument tranger.

En toutes ces rencontres il n'y a point douter. Mais il y en a o les choses qu'on veut faire croire sont bien tablies sur des vrits connues, mais qui sont en mme temps contraires aux plaisirs qui nous touchent le plus. Et celles-l sont en grand pril de faire voir, par une exprience qui n'est que trop ordinaire, ce que je disais au commencement: que cette me imprieuse, qui se vantait de n'agir que par raison, suit par un choix honteux et tmraire ce qu'une volont corrompue dsire, quelque rsistance que l'esprit trop clair puisse y opposer.

C'est alors qu'il se fait un balancement douteux entre la vrit et la volupt, et que la connaissance de l'une et le sentiment de l'autre font un combat dont le succs est bien incertain, puisqu'il faudrait, pour en juger, connatre tout ce qui se passe dans le plus intrieur de l'homme, que l'homme mme ne connat presque jamais.

Il parat de l que, quoi que ce soit qu'on veuille persuader, il faut avoir gard la personne qui on en veut, dont il faut connatre l'esprit et le coeur, quels principes il accorde, quelles choses il aime; et ensuite remarquer, dans la chose dont il s'agit, quels rapports elle a avec les principes avous, ou avec les objets dlicieux par les charmes qu'on lui donne. De sorte que l'art de persuader consiste autant en celui d'agrer qu'en celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprice que par raison !

Or, de ces deux mthodes, l'une de convaincre, l'autre d'agrer, je ne donnerai ici que les rgles de la premire; et encore au cas qu'on ait accord les principes et qu'on demeure ferme les avouer: autrement je ne sais s'il y aurait un art pour accommoder les preuves l'inconstance de nos caprices.

Mais la manire d'agrer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable; aussi, si je n'en traite pas, c'est parce que je n'en suis pas capable; et je m'y sens tellement disproportionn, que je crois la chose absolument impossible.

Ce n'est pas que je ne croie qu'il y ait des rgles aussi sres pour plaire que pour dmontrer, et que qui les saurait parfaitement connatre et pratiquer ne russt aussi srement se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes, qu' dmontrer les lments de la gomtrie ceux qui ont assez d'imagination pour en comprendre les hypothses. Mais j'estime, et c'est peut-tre ma faiblesse qui me le fait croire, qu'il est impossible d'y arriver. Au moins je sais que si quelqu'un en est capable, ce sont des personnes que je connais, et qu'aucun autre n'a sur cela de si claires et de si abondantes lumires.

La raison de cette extrme difficult vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversit, qu'il n'y a point d'homme plus diffrent d'un autre que de soi mme dans les divers temps. Un homme a d'autres plaisirs qu'une femme; un riche et un pauvre en ont de diffrents; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient; les moindres accidents les changent.

Or, il y a un art, et c'est celui que je donne, pour faire voir la liaison des vrits avec leurs principes soit devrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu'on a une fois avous demeurent fermes et sans tre jamais dmentis.

Mais comme il y a peu de principes de cette sorte, et que hors de la gomtrie, qui ne considre que des figures trs simples, il n'y a presque point de vrits dont nous demeurions toujours d'accord, et encore moins d'objets de plaisir dont nous ne changions toute heure, je ne sais s'il y a moyen de donner des rgles fermes pour accorder les discours l'inconstance de nos caprices.

Cet art que j'appelle l'art de persuader, et qui n'est proprement que la conduite des preuves mthodiques parfaites consiste en trois parties essentielles: dfinir les termes dont on doit se servir par des dfinitions claires; proposer des principes ou axiomes vidents pour prouver la chose dont il s'agit; et substituer toujours mentalement dans la dmonstration les dfinitions la place des dfinis.

La raison de cette mthode est vidente, puisqu'il serait inutile de proposer ce qu'on peut prouver et d'en entreprendre la dmonstration, si on n'avait auparavant dfini clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles; et qu'il faut de mme que la dmonstration soit prcde de la demande des principes vidents qui y sont ncessaires, car si l'on n'assure le fondement on ne peut assurer l'difice; et qu'il faut enfin en dmontrant substituer mentalement la dfinition a la place des dfinis, puisque autrement on pourrait abuser des divers sens qui se rencontrent dans les termes. Il est facile de voir qu'en observant cette mthode on est sr de convaincre, puisque, les termes tant tous entendus et parfaitement exempts d'quivoques par les dfinitions, et les principes tant accords, si dans la dmonstration on substitue toujours mentalement les dfinitions la place des dfinis, la force invincible des consquences ne peut manquer d'avoir tout son effet.

Aussi jamais une dmonstration dans laquelle ces circonstances sont gardes n'a pu recevoir le moindre doute; et jamais celles o elles manquent ne peuvent avoir de force.

Il importe donc bien de les comprendre et de les possder, et c'est pourquoi, pour rendre la chose plus facile et plus prsente, je les donnerai toutes en ce peu de rgles qui renferment tout ce qui est ncessaire pour la perfection des dfinitions, des axiomes et des dmonstrations, et par consquent de la mthode entire des preuves gomtriques de l'art de persuader.

Rgles pour les dfinitions. I. N'entreprendre de dfinir aucune des choses tellement connues d'elles-mmes, qu'on n'ait point de termes plus clairs pour les expliquer. 2. N'omettre aucun des termes un peu obscurs ou quivoques, sans dfinition. 3. N'employer dans la dfinition des termes que des mots parfaitement connus, ou dj expliqus.

Rgles pour les axiomes. I. N'omettre aucun des principes ncessaires sans avoir demand si on l'accorde, quelque clair et vident qu'il puisse tre. 2. Ne demander en axiomes que des choses parfaitement videntes d'elles-mmes.

Rgles pour les dmonstrations. I. N'entreprendre de dmontrer aucune des choses qui sont tellement videntes d'elles mmes qu'on n'ait rien de plus clair pour les prouver. 2. Prouver toutes les propositions un peu obscures, et n'employer leur preuve que des axiomes trs vidents, ou des propositions dj accordes ou dmontres. 3. Substituer toujours mentalement les dfinitions la place des dfinis, pour ne pas se tromper par l'quivoque des termes que les dfinitions ont restreints

Voil les huit rgles qui contiennent les prceptes des preuves solides et immuables. Desquelles il y en a trois qui ne sont pas absolument ncessaires, et qu'on peut ngliger sans erreur; qu'il est mme difficile et comme impossible d'observer toujours exactement, quoiqu'il soit plus parfait de le faire autant qu'on peut; ce sont les trois premiers de chacune des parties:

Pour les dfinitions: Ne dfinir aucun des termes qui sont parfaitement connus.

Pour les axiomes: N'omettre demander aucun des axiomes parfaitement vidents et simples.

Pour les dmonstrations: Ne dmontrer aucune des choses trs connues d'elles-mmes.

Car il est sans doute que ce n'est pas une grande faute de dfinir et d'expliquer bien clairement des choses, quoique trs claires d'elles mmes, ni d'omettre demander par avance des axiomes qui ne peuvent tre refuss au lieu o ils sont ncessaires, ni enfin de prou ver des propositions qu'on accorderait sans preuve.

Mais les cinq autres rgles sont d'une ncessit absolue, et on ne peut s'en dispenser sans un dfaut essentiel et souvent sans erreur; et c'est pourquoi je les reprendrai ici en particulier.

Rgles ncessaires pour les dfinitions. N'omettre aucun des termes un peu obscurs ou quivoques, sans dfinition. N'employer dans les dfinitions que des termes parfaitement connus ou dj expliqus.

Rgles ncessaires pour les axiomes. Ne demander en axiomes que des choses videntes.

Rgles ncessaires pour les dmonstrations. Prouver toutes les propositions, en n'employant leur preuve que des axiomes trs vidents d'eux-mmes, ou des propositions dj montres ou accordes. N'abuser jamais de l'quivoque des termes, en manquant de substituer mentalement les dfinitions qui les restreignent ou les expliquent.

Voil les cinq rgles qui forment tout ce qu'il y a de ncessaire pour rendre les preuves convaincantes, immuables, et, pour tout dire, gomtriques; et les huit rgles ensemble les rendent encore plus parfaites.

Je passe maintenant celle de l'ordre dans lequel on doit disposer les propositions, pour tre dans une suite excellente et gomtrique.

Aprs avoir tabli

Voil en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux principes: Dfinir tous les noms qu'on impose; prouver tout, en substituant mentalement les dfinitions la place des d finis.

Sur quoi il me semble propos de prvenir trois objections principales qu'on pourra faire. L'une, que cette mthode n'a rien de nouveau; l'autre, qu'elle est bien facile apprendre, sans qu'il soit ncessaire pour cela d'tudier les lments de gomtrie, puis qu'elle consiste en ces deux mots qu'on sait la premire lecture; et enfin qu'elle est assez inutile, puisque son usage est presque renferm dans les seules matires gomtriques.

Il faut donc faire voir qu'il n'y a rien de si inconnu, rien de plus difficile pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel.

Pour la premire objection, qui est que ces rgles sont communes dans le monde, qu'il faut tout dfinir et tout prouver, et que les logiciens mmes les ont mises entre les prceptes de leur art, je voudrais que la chose fut vritable, et qu'elle ft si connue, que je n'eusse pas eu la peine de rechercher avec tant de soin la source de tous les dfauts des raisonnements, qui sont vritablement communs. Mais cela l'est si peu, que, si l'on en excepte les seuls gomtres, qui sont en si petit nombre qu'ils sont uniques en tout un peuple et dans un long temps, on n'en voit aucun qui le sache aussi. Il sera ais de le faire entendre ceux qui auront parfaitement conu le peu que j'en ai dit; mais s'ils ne l'ont pas compris parfaitement, j'avoue qu'ils n'y auront rien y apprendre. Mais s'ils sont entrs dans l'esprit de ces rgles, et qu'elles aient assez fait d'impression pour s'y enraciner et s'y affermir, ils sentiront combien il y a de diffrence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-tre dcrit d'approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.

Ceux qui ont l'esprit de discernement savent combien il y a de diffrence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent. Croira-t-on, en vrit, que deux personnes qui ont lu et appris par coeur le mme livre le sachent galement, si l'un le comprend en sorte qu'il en sache tous les principes, la force des consquences, les rponses aux objections qu'on y peut faire, et toute l'conomie de l'ouvrage; au lieu qu'en l'autre ce soient des paroles mortes, et des semences qui, quoique pareilles celles qui ont produit des arbres si fertiles, sont demeures sches et infructueuses dans l'esprit strile qui les a reues en vain?

Tous ceux qui disent les mmes choses ne les possdent pas de la mme sorte; et c'est pourquoi l'incomparable auteur de l'Art de confrer (I) s'arrte avec tant de soin faire entendre qu'il ne faut pas juger de la capacit d'un homme par l'excellence d'un bon mot qu'on lui entend dire: mais, au lieu d'tendre l'admiration d'un bon discours la personne, qu'on pntre, dit- il, l'esprit d'o il sort, qu'on tente s'il le tient de sa mmoire ou d'un heureux hasard; qu'on le reoive avec froideur et avec mpris, afin de voir s'il res sentira qu'on ne donne pas ce qu'il dit l'estime que son prix mrite: on verra le plus souvent qu'on le lui fera dsavouer sur l'heure, et qu'on le tirera bien loin de cette pense meilleure qu'il ne croit, pour le jeter dans une autre toute basse et ridicule. Il faut donc sonder comme cette pense est loge en son auteur; comment, par o, jusqu'o il la possde: autrement, le jugement prcipit sera jug tmraire.

Je voudrais demander des personnes quitables si ce principe: "La matire est dans une incapacit naturelle, invincible de penser", et celui-ci: "Je pense, donc je suis", sont en effet les mmes dans l'esprit de Descartes et dans l'esprit de saint Augustin, qui a dit la mme chose douze cents ans auparavant.

En vrit, je suis bien loign de dire que Descartes n'en soit pas le vritable auteur, quand mme il ne l'aurait appris que dans la lecture de ce grand saint; car je sais combien il y a de diffrence entre crire un mot l'aventure, sans y faire une rflexion plus longue et plus tendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de consquences, qui prouve la distinction des natures matrielle et spirituelle, et en faire un principe ferme et soutenu d'une physique entire, comme Descartes a prtendu faire. Car, sans examiner s'il a russi efficacement dans sa prtention, je suppose qu'il l'ait fait, et c'est dans cette supposition que je dis que ce mot est aussi diffrent dans ses crits d'avec le mme mot dans les autres qui l'ont dit en passant, qu'un homme plein de vie et de force d'avec un homme mort.

Tel dira une chose de soi-mme sans en comprendre l'excellence, o un autre comprendra une suite merveilleuse de consquences qui nous font dire hardiment que ce n'est plus le mme mot, et qu'il ne le doit non pas celui d'o il l'a appris, qu'un arbre admirable n'appartiendra pas celui qui en aurait jet la semence, sans y penser et sans la connatre, dans une terre abondante qui en aurait profit de la sorte par sa propre fertilit.

Les mmes penses poussent quelquefois tout autrement dans un autre que dans leur auteur: infertiles dans leur champ naturel, abondantes tant transplantes. Mais il arrive bien plus souvent qu'un bon esprit fait produire lui-mme ses propres penses tout le fruit dont elles sont capables, et qu'ensuite quelques autres, les ayant ou estimer, les empruntent et s'en parent, mais sans en connatre l'excellence; et c'est alors que la diffrence d'un mme mot en diverses bouches parat le plus.

C'est de cette sorte que la logique a peut-tre emprunt les rgles de la gomtrie sans en comprendre la force: et ainsi, en les met tant l'aventure parmi celles qui lui sont propres, il ne s'ensuit pas de l qu'ils aient entr dans l'esprit de la gomtrie; et je serai bien loign, s'ils n'en donnent pas d'autres marques que de l'avoir dit en passant, de les mettre en parallle avec cette science, qui apprend la vritable mthode de conduire la raison. Mais je serai au contraire bien dispos les en exclure, et presque sans retour. Car de l'avoir dit en passant, sans avoir pris garde que tout est renferm l dedans, et au lieu de suivre ces lumires, s'garer perte de vue aprs des recherches inutiles, pour courir ce que celles-l offrent et qu'elles ne peuvent donner, c'est vritablement montrer qu'on n'est gure clairvoyant, et bien que si l'on avait manqu de les suivre parce qu'on ne les avait pas aperues.

La mthode de ne point errer est recherche de tout le monde. Les logiciens font profession d'y conduire, les gomtres seuls y arrivent, et, hors de leur science et de ce qui l'imite, il n'y a point de vritables dmonstrations. Tout l'art en est renferm dans les seuls prceptes que nous avons dits: ils suffisent seuls, ils prouvent seuls; toutes les autres rgles sont inutiles ou nuisibles. Voil ce que je sais par une longue exprience de toutes sortes de livres et de personnes.

Et sur cela je fais le mme jugement de ceux qui disent que les gomtres ne leur donnent rien de nouveau par ces rgles, parce qu'ils les avaient en effet, mais confondues parmi une multitude d'autres inutiles ou fausses dont ils ne pouvaient pas les discerner, que de ceux qui cherchent un diamant de grand prix parmi un grand nombre de faux, mais qu'ils n'en sauraient pas distinguer, se vanteraient, en les tenant tous ensemble, de possder le vritable aussi bien que celui qui, sans s'arrter ce vil amas, porte la main sur la pierre choisie que l'on recherche, et pour laquelle on ne jetait pas tout le reste.

Le dfaut d'un raisonnement faux est une maladie qui se gurit par ces deux remdes. On en a compos un autre d'une infinit d'herbes inutiles o les bonnes se trouvent enveloppes et o elles demeurent sans effet, par les mauvaises qualits de ce mlange.

Pour dcouvrir tous les sophismes et toutes les quivoques des raisonnements captieux, ils ont invent des noms barbares qui tonnent ceux qui les entendent; et au lieu qu'on ne peut dbrouiller tous les replis de ce noeud si embarrass qu'en tirant l'un des bouts que les gomtres assignent, ils en ont marqu un nombre trange d'autres o ceux-l se trouvent compris, sans qu'ils sachent lequel est le bon.

Et ainsi, en nous montrant un nombre de chemins diffrents, qu'ils disent nous conduire o nous tendons, quoiqu'il n'y en ait que deux qui y mnent, il faut savoir les marquer en particulier; on prtendra que la gomtrie, qui les assigne certainement, ne donne que ce qu'on avait dj des autres, parce qu'ils donnaient en effet la mme chose et davantage, sans prendre garde que ce prsent perdait son prix par son abondance, et qu'ils taient en ajoutant.

Rien n'est plus commun que les bonnes choses: il n'est question que de les discerner; et il est certain qu'elles sont toutes naturelles et notre porte, et mme connues de tout le monde. Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n'est pas dans les choses extraordinaires et bizarres que se trouve l'excellence de quelque genre que ce soit. On s'lve pour y arriver, et on s'en loigne: il faut le plus souvent s'abaisser. Les meilleurs livres sont ceux que ceux qui les lisent croient qu'ils auraient pu faire. La nature, qui seule est bonne, est toute familire et commune.

Je ne fais donc pas de doute que ces rgles, tant les vritables, ne doivent tre simples, naves, naturelles, comme elles le sont. Ce n'est pas barbara et baralipton qui forment le raisonnement. Il ne faut pas guinder l'esprit; les manires tendues et pnibles le remplissent d'une sotte prsomption par une lvation trangre et par une enflure vaine et ridicule au lieu d'une nourriture solide et vigoureuse. Et l'une des raisons principales qui loignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du vritable chemin qu'ils doivent suivre, est l'imagination qu'on prend d'abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes. leves, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses communes, familires: ces noms-l leur conviennent mieux; je hais ces mots d'enflure...

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COMPARAISON DES CHRTIENS DES PREMIERS TEMPS AVEC CEUX D'AUJOURD'HUI

On ne voyait que des Chrtiens parfaitement consomms dans tous les points ncessaires au salut.

Au lieu que l'on voit aujourd'hui une ignorance si grossire qu'elle fait gmir tous ceux qui ont des sentiments de tendresse pour l'Eglise.

On n'entrait alors dans l'Eglise qu'aprs de grands travaux et de longs dsirs.

On s'y trouve maintenant sans aucune peine, sans soin et sans travail.

On n'y tait admis qu'aprs un examen trs exact.

On y est reu maintenant avant qu'on soit en tat d'tre examin.

On n'y tait reu alors qu'aprs avoir abjur sa vie passe, qu'aprs avoir renonc au monde, et la chair, et au Diable.

On y entre maintenant avant qu'on soit en tat de faire aucune de ces choses.

Enfin il fallait autrefois sortir du monde pour tre reu dans l'Eglise.

Au lieu qu'on entre aujourd'hui dans l'glise en mme temps que dans le monde.

On connaissait alors par ce procd une distinction essentielle du monde avec l'Eglise.

On les considrait comme deux contraires, comme deux ennemis irrconciliables, dont l'un perscute l'autre sans discontinuation, et dont le plus faible en apparence doit un jour triompher du plus fort. En sorte que [de] ces deux partis contraires on quittait l'un pour entrer dans l'autre; on abandonnait les maximes de l'un, pour embrasser les maximes de l'autre; on se dvtait des sentiments de l'un, pour se revtir des sentiments de l'autre.

Enfin on quittait, on renonait, on abjurait le monde o l'on avait reu sa premire naissance, pour se vouer totalement l'glise o l'on prenait comme sa seconde naissance: et ainsi on concevait une diffrence pouvantable entre l'un et l'autre, au lieu qu'on se trouve maintenant presque au mme moment dans l'un et dans l'autre; et le mme moment qui nous fait natre au monde, nous fait renatre dans l'Eglise. De sorte que la raison survenant ne fait plus de distinction de ces deux mondes si contraires. Elle s'lve dans l'un, et dans l'autre tout ensemble. On frquente les Sacrements, et on jouit des plaisirs de ce monde, etc.

Et ainsi, au lieu qu'autrefois on voyait une distinction essentielle entre l'un et l'autre, on les voit maintenant confondus et mls, en sorte qu'on ne les discerne quasi plus.

De l vient qu'on ne voyait autrefois entre les Chrtiens que des personnes trs instruites.

Au lieu qu'elles sont maintenant dans une ignorance qui fait horreur.

De l vient qu'autrefois ceux qui avaient t rens par le baptme, et qui avaient quitt les vices du monde, pour entrer dans la pit de l'Eglise, retombaient si rarement de l'Eglise dans le monde; au lieu qu'on ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les [vices] du monde dans le coeur des Chrtiens.

L'glise des Saints se trouve tant souille par le mlange des mchants; et ses enfants, qu'elle a conus et ports ds l'enfance dans ses flancs, sont ceux-l mme qui portent dans son coeur, c'est--dire jusqu' la participation de ses plus augustes mystres le plus cruel de ses ennemis, c'est--dire l'esprit du monde, l'esprit d'ambition, l'esprit de vengeance, l'esprit d'impuret, l'esprit de concupiscence. Et l'amour qu'elle a pour ses enfants l'oblige d'admettre jusques dans ses entrailles le plus cruel de ses perscuteurs

Mais ce n'est pas l'glise qui l'on doit imputer les malheurs qui ont suivi un changement de discipline si salutaire, car comme elle a vu que la dilation du baptme laissait un grand nombre d'enfants dans la maldiction d'Adam, elle a voulu les dlivrer de cette masse de perdition, en prcipitant le secours qu'elle leur donne. Et cette bonne mre ne voit qu'avec un regret extrme que ce qu'elle a procur pour le salut de ses enfants devienne l'occasion de la perte des adultes.

Son vritable esprit est que ceux qu'elle retire dans un ge si tendre de la contagion du monde s'cartent bien loin des sentiments du monde. Elle prvient l'usage de la Raison, pour prvenir les vices o la raison corrompue les entranerait; et avant que leur esprit puisse agir, elle les remplit de son esprit, afin qu'ils vivent dans l'ignorance du monde et dans un tat d'autant plus loign du vice qu'ils ne l'auraient jamais connu.

Cela parat par les crmonies du baptme, car elle n'accorde le baptme aux enfants qu'aprs qu'ils ont dclar, par la bouche des parrains, qu'ils le dsirent, qu'ils croient, qu'ils renoncent au monde et Satan. Et comme elle veut qu'ils conservent ces dis positions dans toute la suite de leur vie, elle leur commande expressment de les garder inviolablement, et ordonne par un commandement indispensable aux parrains d'instruire les enfants de toutes ces choses. Car elle ne souhaite pas que ceux qu'elle a nourris dans son sein depuis l'enfance soient aujourd'hui moins instruits et moins zls que ceux qu'elle admettait autrefois au nombre des siens. Elle ne dsire pas une moindre perfection dans ceux qu'elle nourrit que dans ceux qu'elle reoit

Cependant on en use d'une faon si contraire l'intention de l'glise qu'on n'y peut penser sans horreur. On ne fait quasi plus de rflexion sur un aussi grand bienfait, parce qu'on ne l'a jamais demand, parce qu'on ne se souvient pas mme de l'avoir reu

Mais comme il est vident que l'Eglise ne demande pas moins de zle dans ceux qui ont t levs domestiques de la foi que dans ceux qui aspirent le devenir, il faut se mettre devant les yeux l'exemple des catchumnes, considrer leur ardeur, leur dvotion, leur horreur pour le monde, leur gnreux renoncement au monde; et si on ne les jugeait pas dignes de recevoir le baptme sans ces dispositions, ceux qui ne les trouvent pas en eux

Il faut donc qu'ils se soumettent recevoir l'instruction qu'ils auraient eue s'ils commenaient entrer dans la communion de l'glise et il faut de plus qu'ils se soumettent une pnitence telle qu'ils n'aient plus envie de la rejeter et qu'ils aient moins d'aversion pour l'austrit de la mortification [des sens] qu'ils ne trouvent de charmes dans l'usage des dlices vicieux du pch.

Pour les disposer s'instruire, il faut leur faire entendre la diffrence des coutumes qui ont t pratiques dans l'glise suivant la diversit des temps.

Qu'en l'glise naissante on enseignait les catchumnes, c'est--dire ceux qui prtendaient au baptme, avant que de le leur confrer; et on ne les y admettait qu'aprs une pleine instruction des mystres de la Religion, qu'aprs une pnitence de leur vie passe qu'aprs une grande connaissance de la grandeur et de l'excellence de la profession de la foi et des maximes chrtiennes o ils dsiraient entrer pour jamais, qu'aprs des marques minentes d'une conversion vritable du coeur, et qu'aprs un extrme dsir du baptme. Ces choses tant connues de toute l'Eglise, on leur confrait le Sacrement d'incorporation par lequel ils devenaient membres de l'glise.

Au lieu qu'en ces temps le baptme ayant t accord aux enfants avant l'usage de raison, par des considrations trs importantes, il arrive que la ngligence des parents laisse vieillir les Chrtiens sans aucune connaissance de la grandeur de notre Religion.

Quand l'instruction prcdait le baptme, tous taient instruits; mais maintenant que le baptme prcde l'instruction, l'enseignement qui tait ncessaire pour le Sacrement est devenu volontaire, et ensuite nglig et enfin presque aboli.

La vritable raison est qu'on est persuad de la ncessit [du] baptme, et on ne l'est pas de la ncessit] de l'instruction. De sorte que quand l'instruction prcdait le baptme, la ncessit de l'un faisait que l'on avait recours l'autre ncessairement; au lieu que le baptme prcdant aujourd'hui l'instruction, comme on a t fait Chrtien sans avoir t instruit, on croit pouvoir demeurer Chrtien sans se faire instruire et qu'au lieu que les premiers Chrtiens tmoignaient tant de reconnaissance [pour une grce qu'elle n'accordait qu' leurs longues prires], ils tmoignent aujourd'hui tant d'ingratitude pour cette mme grce, qu'elle leur accorde avant mme qu'ils aient t en tat de la demander

Et si elle dtestait si fort les chutes des premiers, quoique si rares, combien doit-elle avoir en abomination les chutes et les rechutes continuelles des derniers, quoiqu'ils lui soient beaucoup plus redevables, puisqu'elles les a tirs bien plus tt et bien plus libralement de la damnation o ils taient engags par leur premire naissance.

Elle ne peut voir, sans gmir, abuser de la plus grande de ses grces, et que ce qu'elle a fait pour assurer leur salut devienne l'occasion presque assure de leur perte, car elle n'a pas

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SUR LA CONVERSION DU PCHEUR

La premire chose que Dieu inspire l'me qu'il daigne toucher vritablement, est une connaissance et une vue toute extraordinaire par laquelle l'me considre les choses et elle-mme d'une faon toute nouvelle.

Cette nouvelle lumire lui donne de la crainte, et lui apporte un trouble qui traverse le repos qu'elle trouvait dans les choses qui faisaient ses dlices.

Elle ne peut plus goter avec tranquillit les choses qui la charmaient. Un scrupule continuel la combat dans cette jouissance, et cette vue intrieure ne lui fait plus trouver cette douceur accoutume parmi les choses o elle s'abandonnait avec une pleine effusion de son coeur.

Mais elle trouve encore plus d'amertume dans les exercices de pit que dans les vanits du monde. D'une part, la prsence des objets visibles la touche plus que l'esprance des invisibles, et de l'autre la solidit des invisibles la touche plus que la vanit des visibles. Et ainsi la prsence des uns et la solidit des autres disputent son affection; et la vanit des uns et l'absence des autres excitent son aversion; de sorte qu'il nat dans elle un dsordre et une confusion qu [deux lignes en blanc].

Elle considre les choses prissables comme prissantes et mme dj pries; et dans la vue certaine de l'anantissement de tout ce qu'elle aime, elle s'effraye dans cette considration, en voyant que chaque instant lui arrache la jouissance de son bien, et que ce qui lui est le plus cher s'coule tout moment, et qu'enfin un jour certain viendra auquel elle se trouvera dnue de toutes les choses auxquelles elle avait mis son esprance. De sorte qu'elle comprend parfaitement que son coeur ne s'tant attach qu' des choses fragiles et vaines, son me se doit trouver seule et abandonne au sortir de cette vie, puisqu'elle n'a pas eu soin de se joindre un bien vritable et subsistant par lui-mme, qui pt la soutenir et durant et aprs cette vie.

De l vient qu'elle commence considrer comme un nant tout ce qui doit retourner dans le nant, le ciel, la terre, son esprit, son corps, ses parents, ses amis, ses ennemis, les biens, la pauvret, la disgrce, la prosprit, l'honneur, l'ignominie, l'estime, le mpris, l'autorit, l'indigence, la sant, la maladie et la vie mme; enfin tout ce qui doit moins durer que son me est incapable de satisfaire le dessein de cette me qui recherche srieusement l'tablir dans une flicit aussi durable qu'elle- mme.

Elle commence s'tonner de l'aveuglement o elle a vcu; et quand elle considre d'une part le long temps qu'elle a vcu sans faire ces rflexions et le grand nombre de personnes qui vivent de la sorte, et de l'autre combien il est constant que l'me, tant immortelle comme elle est, ne peut trouver sa flicit parmi des choses prissables, et qui lui seront tes au moins la mort, elle entre dans une sainte confusion et dans un tonnement qui lui porte un trouble bien salutaire.

Car elle considre que quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorit que puisse avoir cette multitude d'exemples de ceux qui posent leur flicit au monde, il est constant nanmoins que quand les choses du monde auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d'expriences si funestes et si continuelles, il est invitable que la perte de ces choses, ou que la mort enfin nous en prive, de sorte que l'me s'tant amass des trsors de biens temporels de quelque nature qu'ils soient, soit or, soit science, soit rputation, c'est une ncessit indispensable qu'elle se trouve dnue de tous ces objets de sa flicit; et qu'ainsi, s'ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n'auront pas de quoi la satisfaire toujours; et que si c'est se procurer un bonheur vritable, ce n'est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu'il doit tre born avec le cours de cette vie.

De sorte que par une sainte humilit, que Dieu relve au-dessus de la superbe, elle commence s'lever au-dessus du commun des hommes; elle condamne leur conduite, elle dteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement, elle se porte la recherche du vritable bien: elle comprend qu'il faut qu'il ait ces deux qualits, l'une qu'il dure autant qu'elle, et qu'il ne puisse lui tre t que de son consentement, et l'autre qu'il n'y ait rien de plus aimable.

Elle voit que dans l'amour qu'elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualit dans son aveuglement, car elle ne reconnaissait rien de plus aimable; mais comme elle n'y voit pas la premire, elle connat que ce n'est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par une lumire toute pure qu'il n'est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni devant elle (rien donc en elle, rien ses cts), elle commence de le chercher au-dessus d'elle.

Cette lvation est si minente et si transcendante, qu'elle ne s'arrte pas au ciel (il n'a pas de quoi la satisfaire) ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux tres les plus parfaits. Elle traverse toutes les cratures, et ne peut arrter son coeur qu'elle ne se soit rendue jusqu'au trne de Dieu, dans lequel elle commence trouver son repos et ce bien qui est tel qu'il n'y a rien de plus aimable, et qu'il ne peut lui tre t que par son propre consentement

Car encore qu'elle ne sente pas ces charmes dont Dieu rcompense l'habitude dans la pit, elle comprend nanmoins que les cratures ne peuvent tre plus aimables que le Crateur, et sa raison aide de la lumire de la grce lui fait connatre qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu et qu'il ne peut tre t qu' ceux qui le rejettent, puisque c'est le possder que de le dsirer, et que le refuser c'est le perdre.

Ainsi elle se rjouit d'avoir trouv un bien qui ne peut lui tre ravi tant qu'elle le dsirera, et qui n'a rien au-dessus de soi. Et dans ces rflexions nouvelles elle entre dans la vue des grandeurs de son Crateur, et dans des humiliations et des adorations pro fondes. Elle s'anantit en consquence et ne pouvant former d'elle-mme une ide assez basse, ni en concevoir une assez releve de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu'aux derniers abmes du nant, en considrant Dieu dans des immensits qu'elle multiplie sans cesse; enfin dans cette conception, qui puise ses forces, elle l'adore en silence, elle se considre comme sa vile et inutile crature, et par ses respects ritrs l'adore et le bnit, et voudrait jamais le bnir et l'adorer. Ensuite elle reconnat la grce qu'il lui a faite de manifester son infinie majest un si chtif vermisseau; et aprs une ferme rsolution d'en tre ternellement reconnaissante, elle entre en confusion d'avoir prfr tant de vanits ce divin matre, et dans un esprit de componction et de pnitence, elle a recours sa piti, pour arrter sa colre dont l'effet lui parat pouvantable. Dans la vue de ces immensits....

Elle fait d'ardentes prires Dieu pour obtenir de sa misricorde que comme il lui a plu de se dcouvrir elle, il lui plaise la conduire et lui faire connatre les moyens d'y arriver. Car comme c'est Dieu qu'elle aspire, elle aspire encore n'y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu mme, parce qu'elle veut qu'il soit lui-mme son chemin, son objet et sa dernire fin. Ensuite de ces prires, elle commence d'agir, et cherche entre ceux

Elle commence connatre Dieu, et dsire d'y arriver; mais comme elle ignore les moyens d'y parvenir, si son dsir est sincre et vritable, elle fait la mme chose qu'une personne qui dsirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son garement, aurait recours ceux qui sauraient parfaitement ce chemin et

Elle se rsout de conformer ses volonts le reste de sa vie; mais comme sa faiblesse naturelle, avec l'habitude qu'elle a aux pchs o elle a vcu, l'ont rduite dans l'impuissance d'arriver cette flicit, elle implore de sa misricorde les moyens d'arriver lui, de s'attacher lui, d'y adhrer ternellement

Ainsi elle reconnat qu'elle doit adorer Dieu comme crature, lui rendre grce comme redevable, lui satisfaire comme coupable, le prier comme indigente.

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TROIS DISCOURS SUR LA CONDITION DES GRANDS

PREMIER DISCOURS

Pour entrer dans la vritable connaissance de votre condition, considrez- la dans cette image.

Un homme est jet par la tempte dans une le inconnue, dont les habitants taient en peine de trouver leur roi, qui s'tait perdu; et, ayant beaucoup de ressemblance de corps et de visage avec ce roi, il est pris pour lui, et reconnu en cette qualit par tout ce peuple. D'abord il ne savait quel parti prendre; mais il se rsolut enfin de se prter sa bonne fortune. Il reut tous les respects qu'on lui voulut rendre, et il se laissa traiter de roi.

Mais comme il ne pouvait oublier sa condition naturelle, il songeait, en mme temps qu'il recevait ces respects, qu'il n'tait pas ce roi que ce peuple cherchait, et que ce royaume ne lui appartenait pas. Ainsi il avait une double pense: lune par laquelle il agissait en roi, l'autre par laquelle il reconnaissait son tat vritable, et que ce n'tait que le hasard qui l'avait mis en place oh il tait. Il cachait cette dernire pense et il dcouvrait l'autre. C'tait par la premire qu'il traitait avec le peuple, et par la dernire qu'il traitait avec soi-mme.

Ne vous imaginez pas que ce soit par un moindre hasard que vous possdez les richesses dont vous vous trouvez matre, que celui par lequel cet homme se trouvait roi. Vous n'y avez aucun droit de vous-mme et par votre nature, non plus que lui: et non seulement vous ne vous trouvez fils d'un duc, mais vous ne vous trouvez au monde, que par une infinit de hasards. Votre naissance dpend d'un mariage, ou plutt de tous les mariages de ceux dont vous descendez. Mais d'o ces mariages dpendent- ils? D'une visite faite par rencontre, d'un discours en l'air, de mille occasions imprvues.

Vous tenez, dites-vous, vos richesses de vos anctres, mais n'est-ce pas par mille hasards que vos anctres les ont acquises et qu'ils les ont conserves? Vous imaginez-vous aussi que ce soit par quelque loi naturelle que ces biens ont pass de vos anctres vous? Cela n'est pas vritable. Cet ordre n'est fond que sur la seule volont des lgislateurs qui ont pu avoir de bonnes raisons, mais dont aucune n'est prise d'un droit naturel que vous ayez sur ces choses. S'il leur avait plu d'ordonner que ces biens, aprs avoir t possds par les pres durant leur vie, retourneraient la rpublique aprs leur mort, vous n'auriez aucun sujet de vous en plaindre.

Ainsi tout le titre par lequel vous possdez votre bien n'est pas un titre de nature, mais d'un tablissement humain. Un autre tour d'imagination dans ceux qui ont fait les lois vous aurait rendu pauvre; et ce n'est que cette rencontre du hasard qui vous a fait natre, avec la fantaisie des lois favorables votre gard, qui vous met en possession de tous ces biens.

Je ne veux pas dire qu'ils ne vous appartiennent pas lgitimement, et qu'il soit permis un autre de vous les ravir; car Dieu, qui en est le matre, a permis aux socits de faire des lois pour les partager; et quand ces lois sont une fois tablies, il est injuste de les violer. C'est ce qui vous distingue un peu de cet homme qui ne possderait son royaume que par l'erreur du peuple, parce que Dieu n'autoriserait pas cette possession et l'obligerait y renoncer, au lieu qu'il autorise la vtre Mais ce qui vous est entirement commun avec lui, c'est que ce droit que vous y avez n'est point fond, non plus que le sien, sur quelque qualit et sur quelque mrite qui soit en vous et qui vous en rende digne. Votre me et votre corps sont d'eux-mmes indiffrents l'tat de batelier ou celui de duc, et il n'y a nul lien naturel qui les attache une condition plutt qu' une autre.

Que s'ensuit-il de l? que vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parl, une double pense; et que si vous agissez extrieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnatre, par une pense plus cache mais plus vritable, que vous n'avez rien naturellement au- dessus d'eux. Si la pense publique vous lve au-dessus du commun des hommes, que l'autre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite galit avec tous les hommes; car c'est votre tat naturel.

Le peuple qui vous admire ne connat pas peut-tre ce secret. Il croit que la noblesse est une grandeur relle et il considre presque les grands comme tant d'une autre nature que les autres. Ne leur dcouvrez pas cette erreur, si vous voulez; mais n'abusez pas de cette lvation avec insolence, et surtout ne vous mconnaissez pas vous-mme en croyant que votre tre a quelque chose de plus lev que celui des autres.

Que diriez-vous de cet homme qui aurait t fait roi par l'erreur du peuple, s'il venait oublier tellement sa condition naturelle, qu'il s'imagint que ce royaume lui tait d, qu'il le mritait et qu'il lui appartenait de droit? Vous admireriez sa sottise et sa folie. Mais y en a-t-il moins dans les personnes de condition qui vivent dans un si trange oubli de leur tat naturel?

Que cet avis est important! Car tous les emportements, toute la violence et toute la vanit des grands vient de ce qu'ils ne connaissent point ce qu'ils sont: tant difficile que ceux qui se regarderaient intrieurement comme gaux tous les hommes, et qui seraient bien persuads qu'ils n'ont rien en eux qui mrite ces petits avantages que Dieu leur a donns au-dessus des autres, les traitassent avec insolence. Il faut s'oublier soi-mme pour cela, et croire qu'on a quelque excellence relle au-dessus d'eux, en quoi consiste cette illusion que je tche de vous dcouvrir.

SECOND DISCOURS

Il est bon, Monsieur, que vous sachiez ce que l'on vous doit, afin que vous ne prtendiez pas exiger des hommes ce qui ne vous est pas d; car c'est une injustice visible: et cependant elle est fort commune ceux de votre condition, parce qu'ils en ignorent la nature.

Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs; car il y a des grandeurs d'tablissement et des grandeurs naturelles. Les grandeurs d'tablissement dpendent de la volont des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains tats et y attacher certains respects. Les dignits et la noblesse sont de ce genre. En un pays on honore les nobles, en l'autre les roturiers, en celui-ci les ans, en cet autre les cadets. Pour quoi cela? Parce qu'il a plu aux hommes. La chose tait indiffrente avant l'tablissement: aprs l'tablissement elle devient juste, parce qu'il est injuste de la troubler

Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indpendantes de la fantaisie des hommes, parce qu'elles consistent dans des qualits relles et effectives de l'me ou du corps, qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme les sciences, la lumire de l'esprit, la vertu, la sant, la force.

Nous devons quelque chose l'une et l'autre de ces grandeurs; mais comme elles sont d'une nature diffrente, nous leur devons aussi diffrents respects.

Aux grandeurs d'tablissement, nous leur devons des respects d'tablissement, c'est--dire certaines crmonies extrieures qui doivent tre nanmoins accompagnes, selon la raison, d'une reconnaissance intrieure de la justice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir quelque qualit relle en ceux que nous honorons de cette sorte. Il faut parler aux rois genoux; il faut se tenir debout dans la chambre des princes. C'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs

Mais pour les respects naturels qui consistent dans l'estime, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles; et nous devons au contraire le mpris et l'aversion aux qualits contraires ces grandeurs naturelles. Il n'est pas ncessaire, parce que vous tes duc, que je vous estime; mais il est ncessaire que je vous salue. Si vous tes duc et honnte homme, je rendrai ce que je dois l'une et l'autre de ces qualits. Je ne vous refuserai point les crmonies que mrite votre qua lit de duc, ni l'estime que mrite celle d'honnte homme. Mais si vous tiez duc sans tre honnte homme, je vous ferais encore justice; car en vous rendant les devoirs extrieurs que l'ordre des hommes a attachs votre naissance, je ne manquerais pas d'avoir pour vous le mpris intrieur que mriterait la bassesse de votre esprit.

Voil en quoi consiste la justice de ces devoirs. Et l'injustice consiste attacher les respects naturels aux grandeurs d'tablissement, ou exiger les respects d'tablissement pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus grand gomtre que moi; en cette qualit il veut passer devant moi: je lui dirai qu'il n'y entend rien. La gomtrie est une grandeur naturelle; elle demande une prfrence d'estime, mais les hommes n'y ont attach aucune prfrence extrieure. Je pas serai donc devant lui, et l'estimerai plus que moi, en qualit de gomtre. De mme si, tant duc et pair, vous ne vous contentez pas que je me tienne dcouvert devant vous, et que vous voulussiez encore que je vous estimasse je vous prierais de me montrer les qualits qui mritent mon estime. Si vous le faisiez, elle vous est acquise, et je ne vous la pourrais refuser avec justice; mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la demander, et assurment vous n'y russirez pas, fussiez-vous le plus grand prince du monde.

TROISIME DISCOURS

Je vous veux faire connatre, Monsieur, votre condition vritable; car c'est la chose du monde que les personnes de votre sorte ignorent le plus. Qu'est-ce, votre avis, d'tre grand seigneur? C'est tre matre de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux dsirs de plusieurs. Ce sont ces besoins et ces dsirs qui les attirent auprs de vous, et qui font qu'ils se soumettent vous: sans cela ils ne vous regarderaient pas seulement; mais ils esprent, par ces services et ces dfrences qu'ils vous rendent obtenir de vous quelque part de ces biens qu'ils dsirent et dont ils voient que vous disposez.

Dieu est environn de gens pleins de charit, qui lui demandent les biens de la charit qui sont en sa puissance: ainsi il est proprement le roi de la charit.

Vous tes de mme environn d'un petit nombre de personnes, sur qui vous rgnez en votre manire. Ces gens sont pleins de concupiscence. Ils vous demandent les biens de la concupiscence; c'est la concupiscence qui les attache vous. Vous tes donc proprement un roi de concupiscence. Votre royaume est de peu d'tendue; mais vous tes gal en cela aux plus grands rois de la terre; ils sont comme vous des rois de concupiscence. C'est la concupiscence qui fait leur force, cest--dire la possession des choses que la cupidit des hommes dsire.

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu'elle vous donne, et ne prtendez pas rgner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n'est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prtendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec duret. Contentez leurs justes dsirs, soulagez leurs ncessits; mettez votre plaisir tre bien faisant; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ce que je vous dis ne va pas bien loin; et si vous en demeurez l, vous ne laisserez pas de vous perdre; mais au moins vous vous perdrez en honnte homme. Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l'avarice, par la brutalit, par les dbauches, par la violence, par les emportements, par les blasphmes! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnte; mais en vrit c'est toujours une grande folie que de se damner; et c'est pourquoi il n'en faut pas demeurer l. Il faut mpriser la concupiscence et son royaume, et aspirer ce royaume de charit o tous les sujets ne respirent que la charit, et ne dsirent que les biens de la charit. D'autres que moi vous en diront le chemin: il me suffit de vous avoir dtourn de ces vies brutales o je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connatre l'tat vritable de cette condition.

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DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L'AMOUR

L'homme est n pour penser; aussi n'est-il pas un moment sans le faire; mais les penses pures, qui le rendraient heureux s'il pouvait toujours les soutenir, le fatiguent et l'abattent. C'est une vie unie laquelle il ne peut s'accommoder; il lui faut du remuement et de l'action, c'est--dire qu'il est ncessaire qu'il soit quelquefois agit des passions, dont il sent dans son coeur des sources si vives et si profondes.

Les passions qui sont le plus convenables l'homme, et qui en renferment beaucoup d'autres, sont l'amour et l'ambition: elles n'ont gure de liaison ensemble, cependant on les allie assez souvent; mais elles s'affaiblissent l'une l'autre rciproquement, pour ne pas dire qu'elles se ruinent.

Quelque tendue d'esprit que l'on ait, l'on n'est capable que d'une grande passion; c'est pourquoi, quand l'amour et l'ambition se rencontrent ensemble, elles ne sont grandes que de la moiti de ce qu'elles seraient s'il n'y avait que l'une ou l'autre. L'ge ne dtermine point, ni le commencement, ni la fin de ces deux passions; elles naissent ds les premires annes, et elles subsistent bien souvent jusqu'au tombeau. Nanmoins, comme elles demandent beaucoup de feu, les jeunes gens y sont plus propres, et il semble qu'elles se ralentissent avec les annes; cela est pourtant fort rare.

La vie de l'homme est misrablement courte. On la compte depuis la premire entre au monde; pour moi je ne voudrais la compter que depuis la naissance de la raison, et depuis que l'on commence tre branl par la raison, ce qui n'arrive pas ordinairement avant vingt ans. Devant ce terme l'on est .enfant; et un enfant n'est pas un homme.

Qu'une vie est heureuse quand elle commence par l'amour et qu'elle finit par l'ambition ! Si j'avais en choisir une, je prendrais celle-l. Tant que l'on a du feu, l'on est aimable; mais ce feu s'teint, il se perd: alors, que la place est belle et grande pour l'ambition! La vie tumultueuse est agrable aux grands esprits, mais ceux qui sont mdiocres n'y ont aucun plaisir ils sont machines partout. C'est pourquoi, l'amour et l'ambition commenant et finissant la vie, on est dans l'tat le plus heureux dont la nature humaine est capable.

A mesure que l'on a plus d'esprit, les passions sont plus grandes, parce que les passions n'tant que des sentiments et des penses, qui appartiennent purement l'esprit, quoiqu'elles soient occasionnes par le corps, il est visible qu'elles ne sont plus que l'esprit mme, et qu'ainsi elles remplissent toute sa capacit. Je ne parle que des passions de feu, car pour les autres, elles se mlent souvent ensemble, et causent une confusion trs incommode; mais ce n'est jamais dans ceux qui ont de l'esprit.

Dans une grande me tout est grand.

L'on demande s'il faut aimer. Cela ne se doit pas demander, on le doit sentir. L'on ne dlibre point l-dessus, l'on y est port, et l'on a le plaisir de se tromper quand on consulte.

La nettet d'esprit cause aussi la nettet de la passion; c'est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime.

Il y a deux sortes d'esprits, l'un gomtrique, et l'autre que l'on peut appeler de finesse. Le premier a des vues lentes, dures, et inflexibles; mais le dernier a une souplesse de pense qu'il applique en mme temps aux diverses parties aimables de ce qu'il aime. Des yeux il va jusques au coeur, et par le mouvement du dehors il connat ce qui se passe au dedans. Quand on a l'un et l'autre esprit tout ensemble, que l'amour donne de plaisir ! Car on possde la fois la force et la flexibilit de l'esprit, qui est trs ncessaire pour l'loquence de deux personnes.

Nous naissons avec un caractre d'amour dans nos coeurs, qui se dveloppe mesure que l'esprit se perfectionne, et qui nous porte aimer ce qui nous parat beau sans que l'on nous ait jamais dit ce que c'est. Qui doute aprs cela si nous sommes au monde pour autre chose que pour aimer ? En effet, l'on a beau se cacher soi-mme, l'on aime toujours. Dans les choses mme o il semble que l'on ait spar l'amour, il s'y trouve secrtement et en cachette, et il n'est pas possible que l'homme puisse vivre un moment sans cela.

L'homme n'aime pas demeurer avec soi; cependant il aime: il faut donc qu'il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne le peut trouver que dans la beaut; mais comme il est lui-mme la plus belle crature que Dieu ait jamais forme, il faut qu'il trouve dans soi-mme le modle de cette beaut qu'il cherche au dehors. Chacun peut en remarquer en soi-mme les premiers rayons; et selon que l'on s'aperoit que ce qui est au dehors y convient ou s'en loigne, on se forme des ides de beau ou de laid sur toutes choses. Cependant, quoique l'homme cherche de quoi remplir le grand vide qu'il a fait en sortant de soi-mme, nanmoins il ne peut pas se satisfaire par toutes sortes d'objets. Il a le coeur trop vaste; il faut au moins que ce soit quelque chose qui lui ressemble, et qui en approche le plus prs. C'est pourquoi la beaut qui peut contenter l'homme consiste non seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance: elle la restreint et elle l'enferme dans la diffrence de sexe.

La nature a si bien imprim cette vrit dans nos mes, que nous trouvons cela tout dispos; il ne faut point d'art ni d'tude; il semble mme que nous ayons une place remplir dans nos coeurs et qui se remplit effectivement. Mais on le sent mieux qu'on ne le peut dire. Il n'y a que ceux qui savent brouiller et mpriser leurs ides qui ne le voient pas.

Quoique cette ide gnrale de la beaut soit grave dans le fond de nos mes avec des caractre ineffaables, elle ne laisse pas que de recevoir de trs grandes diffrences dans l'application particulire; mais c'est seulement pour la manire d'envisager ce qui plat. Car l'on ne souhaite pas nment une beaut, mais l'on y dsire mille circonstances qui dpendent de la dis position o l'on se trouve; et c'est en ce sens que l'on peut dire que chacun a l'original de sa beaut, dont il cherche la copie dans le grand monde. Nanmoins les femmes dterminent sou vent cet original. Comme elles ont un empire absolu sur l'esprit des hommes, elles y dpeignent ou les parties des beauts qu'elles ont, ou celles qu'elles estiment, et elles ajoutent par ce moyen ce qui leur plat cette beaut radicale. C'est pourquoi il y a un sicle pour les blondes, un autre pour les brunes, et le partage qu'il y a entre les femmes sur l'estime des unes ou des autres tait aussi le partage entre les hommes dans un mme temps sur les unes et sur les autres. La mode mme et les pays rglent sou vent ce que l'on appelle beaut. C'est une chose trange que la coutume se mle si fort de nos passions. Cela n'empche pas que chacun n'ait son ide de beaut sur laquelle il juge des autres, et laquelle il les rapporte; c'est sur ce principe qu'un amant trouve sa matresse plus belle, et qu'il la propose comme exemple.

La beaut est partage en mille diffrentes manires. Le sujet le plus propre pour la soutenir, c'est une femme. Quand elle a de l'esprit, elle l'anime et la relve merveilleusement. Si une femme veut plaire, et qu'elle possde les avantages de la beaut, ou du moins une partie, elle y russira; et mme si les hommes y prenaient tant soit peu garde, quoiqu'elle n'y tcht point, elle s'en ferait aimer. Il y a une place d'attente dans leur coeur, elle s'y logerait.

L'homme est n pour le plaisir: il le sent, il n'en faut point d'autre preuve. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. Mais bien souvent il sent la passion dans son coeur sans savoir par o elle a commenc.

Un plaisir vrai ou faux peut remplir galement l'esprit. Car qu'importe que ce plaisir soit faux, pourvu que l'on soit persuad qu'il est vrai?

A force de parler d'amour, l'on devient amoureux. Il n'y a rien si ais, c'est la passion la plus naturelle l'homme.

L'amour n'a point d'ge; il est toujours naissant. Les potes nous l'ont dit; c'est pour cela qu'ils nous le reprsentent comme un enfant. Mais sans leur rien demander, nous le sentons.

L'amour donne de l'esprit, et il se soutient par l'esprit. Il faut de l'adresse pour aimer. L'on puise tous les jours les manires de plaire; cependant il faut plaire, et l'on plat.

Nous avons une source d'amour-propre qui nous reprsente nous- mmes comme pouvant remplir plusieurs places au dehors; c'est ce qui est cause que nous sommes bien aises d'tre aims. Comme on le souhaite avec ardeur, on le remarque bien vite et on le reconnat dans les yeux de la personne qui aime. Car les yeux sont les interprtes du coeur; mais il n'y a que celui qui y a intrt qui entend leur langage.

L'homme seul est quelque chose d'imparfait; il faut qu'il trouve un second pour tre heureux. Il le cherche le plus souvent dans l'galit de la condition, cause que la libert et que l'occasion de se manifester s'y rencontrent plus aisment. Nanmoins l'on va quelquefois bien au-dessus, et l'on sent le feu s'agrandir, quoi que l'on n'ose pas le dire celle qui l'a caus.

Quand on aime une dame sans galit de condition, l'ambition peut accompagner le commencement de l'amour; mais en peu de temps il devient le matre. C'est un tyran qui ne souffre point de compagnon; il veut tre seul; il faut que toutes les passions ploient et lui obissent.

Une haute amiti remplit bien mieux qu'une commune et gale: le coeur de l'homme est grand, les petites choses flottent dans sa capacit; il n'y a que les grandes qui s'y arrtent et qui y demeurent.

L'on crit souvent des choses que l'on ne prouve qu'en obligeant tout le monde faire rflexion sur soi-mme et trouver la vrit dont on parle. C'est en cela que consiste la force des preuves de ce que je dis.

Quand un homme est dlicat en quelque endroit de son esprit, il l'est en amour. Car comme il doit tre branl par quelque objet qui est hors de lui, s'il y a quelque chose qui rpugne ses ides, il s'en aperoit, et il le fuit. La rgle de cette dlicatesse dpend d'une raison pure, noble et sublime: ainsi l'on se peut croire dlicat, sans qu'on le soit effectivement, et les autres ont le droit de nous condamner: au lieu que pour la beaut chacun a sa rgle souveraine et indpendante de celle des autres. Nanmoins entre tre dlicat et ne l'tre point du tout, il faut demeurer d'accord que, quand on souhaite d'tre dlicat, l'on n'est pas loin de l'tre absolument. Les femmes aiment apercevoir une dlicatesse dans les hommes; et c'est, ce me semble, l'endroit le plus tendre pour les gagner: l'on est aise de voir que mille autres sont mprisables, et qu'il n'y a que nous d'estimables.

Les qualits d'esprit ne s'acquirent point par l'habitude; on les perfectionne seulement. De l, il est ais de voir que la dlicatesse est un don de nature, et non pas une acquisition de l'art.

A mesure que l'on a plus d'esprit, l'on trouve plus de beauts originales; mais il ne faut pas tre amoureux; car quand l'on aime, l'on n'en trouve qu'une.

Ne semble-t-il pas qu'autant de fois qu'une femme sort d'elle mme pour se caractriser dans le coeur des autres, elle fait une place vide pour les autres dans le sien ? Cependant j'en connais qui disent que cela n'est pas vrai. Oserait-on appeler cela injustice ? Il est naturel de rendre autant que l'on a pris.

L'attachement une mme pense fatigue et ruine l'esprit de l'homme. C'est pourquoi pour la solidit et la dure du plaisir de l'amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l'on aime; et ce n'est pas commettre une infidlit, car l'on n'en aime pas d'autre; c'est reprendre des forces pour mieux aimer. Cela se fait sans que l'on y pense; l'esprit s'y porte de soi- mme; la nature le veut; elle le commande. Il faut pourtant avouer que c'est une misrable suite de la nature humaine, et que l'on serait plus heureux si l'on n'tait point oblig de changer de pense; mais il n'y a point remde.

Le plaisir d'aimer sans l'oser dire a ses pines, mais aussi il a ses douceurs. Dans quel transport n'est-on point de former toutes ses actions dans la vue de plaire une personne que l'on estime infiniment ? L'on s'tudie tous les jours pour trouver les moyens de se dcouvrir, et l'on y emploie autant de temps que si l'on devait entretenir celle que l'on aime. Les yeux s'allument et s'teignent dans un mme moment; et quoique l'on ne voie pas manifestement que celle qui cause tout oe dsordre y prenne garde, l'on a nanmoins la satisfaction de sentir tous ces remuements pour une personne qui le mrite si bien. L'on voudrait avoir cent langues pour se faire connatre; car, comme l'on ne peut pas se servir de la parole, l'on est oblig de se rduire l'loquence d'action

Jusque-l on a toujours de la joie, et l'on est dans une assez grande occupation. Ainsi l'on est heureux; car le secret d'entre tenir toujours une passion, c'est de ne pas laisser natre aucun vide dans l'esprit, en l'obligeant de s'appliquer sans cesse ce qui le touche si agrablement. Mais quand il est dans l'tat que je viens de dcrire, il n'y peut pas durer longtemps, cause qu'tant seul acteur dans une passion o il en faut ncessairement deux, il est difficile qu'il n'puise bientt tous les mouvements dont il est agit.

Quoique ce soit une mme passion, il faut de la nouveaut; l'esprit s'y plat, et qui sait la procurer sait se faire aimer.

Aprs avoir fait ce chemin, cette plnitude quelquefois diminue, et ne recevant point de secours du ct de la source, l'on dcline misrablement, et les passions ennemies se saisissent d'un coeur qu'elles dchirent en mille morceaux. Nanmoins un rayon d'esprance, si bas que l'on soit, relve aussi haut qu'on tait auparavant. C'est quelquefois un jeu auquel les dames se plaisent; mais quelquefois en faisant semblant d'avoir compassion, elles l'ont tout de bon. Que l'on est heureux quand cela arrive !

Un amour ferme et solide commence toujours par l'loquence d'action; les yeux y ont la meilleure part. Nanmoins, il faut deviner, mais bien deviner

Quand deux personnes sont de mme sentiment, ils ne devinent point, ou du moins il y en a une qui devine ce que veut dire l'autre sans que cet autre l'entende ou qu'il ose l'entendre.

Quand nous aimons, nous paraissons nous-mmes tout autres que nous n'tions auparavant. Ainsi nous nous imaginons que tout le monde s'en aperoit; cependant il n'y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa vue borne par la passion, l'on ne peut s'assurer, et l'on est toujours dans la dfiance.

Quand l'on aime, on se persuade que l'on dcouvrirait la passion d'un autre: ainsi l'on a peur. - Tant plus le chemin est long dans l'amour, tant plus un esprit dlicat sent de plaisir.

Il y a de certains esprits qui il faut donner longtemps des esprances, et ce sont les dlicats. Il y en a d'autres qui ne peu vent pas rsister longtemps aux difficults, et ce sont les plus grossiers. Les premiers aiment plus longtemps et avec plus d'agrment; les autres aiment plus vite, avec plus de libert, et finissent bientt.

Le premier effet de l'amour c'est d'inspirer un grand respect; l'on a de la vnration pour ce que l'on aime. Il est bien juste: on ne reconnat rien au monde de grand comme cela.

Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvements de l'amour de leurs hros: il faudrait qu'ils fussent hros eux mmes.

L'garement aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l'injustice dans l'esprit.

En amour un silence vaut mieux qu'un langage. Il est bon d'tre interdit; il y a une loquence de silence qui pntre plus que la langue ne saurait faire. Qu'un amant persuade bien sa matresse quand il est interdit, et que d'ailleurs il a de l'esprit ! Quelque vivacit que l'on ait, il est des rencontres o il est bon qu'elle s'teigne. Tout cela se passe sans rgle et sans rflexion; et quand l'esprit le fait, il n'y pensait pas auparavant. C'est par ncessit que cela arrive.

L'on adore souvent ce qui ne croit pas tre ador, et on ne laisse pas de lui garder une fidlit inviolable, quoiqu'il n'en sache rien. Mais il faut que l'amour soit bien fin ou bien pur.

Nous connaissons l'esprit des hommes, et par consquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mmes avec les autres.

Je suis de l'avis de celui qui disait que dans l'amour on oubliait sa fortune, ses parents et ses amis: les grandes amitis vont jusque-l. Ce qui fait que l'on va si loin dans l'amour, c'est qu'on ne songe pas que l'on aura besoin d'autre chose que de ce que l'on aime: l'esprit est plein; il n'y a plus de place pour le soin ni pour l'inquitude. La passion ne peut pas tre belle sans excs; de l vient qu'on ne se soucie pas de ce que dit le monde, que l'on sait dj ne devoir pas condamner notre conduite, puisqu'elle vient de la raison. Il y a une plnitude de passion, il ne peut pas y avoir un commencement de rflexion.

Ce n'est point un effet de la coutume, c'est une obligation de la nature, que les hommes fassent les avances pour gagner l'amiti d'une dame.

Cet oubli que cause l'amour, et cet attachement ce que l'on aime, fait natre des qualits que l'on n'avait pas auparavant. L'on devient magnifique, sans jamais l'avoir t. Un avaricieux mme qui aime devient libral, et il ne se souvient pas d'avoir jamais eu une habitude oppose: l'on en voit la raison en considrant qu'il y a des passions qui resserrent l'me et qui la rendent immobile, et qu'il y en a qui l'agrandissent et la font rpandre au dehors.

L'on a t mal propos le nom de raison l'amour, et on les a opposs sans un bon fondement, car l'amour et la raison n'est qu'une mme chose. C'est une prcipitation de penses qui se porte d'un ct sans bien examiner tout, mais c'est toujours une raison, et l'on ne doit et on ne peut souhaiter que ce soit autrement, car nous serions des machines trs dsagrables. N'excluons donc point la raison de l'amour, puisqu'elle en est insparable. Les potes n'ont donc pas eu raison de nous dpeindre l'amour comme un aveugle; il faut lui ter son bandeau, et lui rendre dsormais la jouissance de ses yeux.

Les mes propres l'amour demandent une vie d'action qui clate en vnements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette manire de vivre est un merveilleux acheminement la passion. C'est de l que ceux de la cour sont mieux reus dans l'amour que ceux de la ville, parce que les uns sont tout de feu, et que les autres mnent une vie dont l'uniformit n'a rien qui frappe: la vie de tempte surprend, frappe et pntre.

Il semble que l'on ait toute une autre me quand l'on aime que quand on n'aime pas; on s'lve par cette passion, et on devient tout grandeur; il faut donc que le reste ait proportion, autrement cela ne convient pas, et partant cela est dsagrable.

L'agrable et le beau n'est que la mme chose, tout le monde en a l'ide. C'est d'une beaut morale que j'entends parler, qui consiste dans les paroles et dans les actions de dehors. L'on a bien une rgle pour devenir agrable; cependant la disposition du corps y est ncessaire; mais elle ne se peut acqurir.

Les hommes ont pris plaisir se former une ide de l'agrable si leve, que personne n'y peut atteindre. Jugeons-en mieux, et disons que ce n'est que le naturel, avec une facilit et une vivacit d'esprit qui surprennent. Dans l'amour ces deux qua lits sont ncessaires: il ne faut rien de forc, et cependant il ne faut point de lenteur. L'habitude donne le reste.

Le respect et l'amour doivent tre si bien proportionns qu'ils se soutiennent sans que ce respect touffe l'amour.

Les grandes mes ne sont pas celles qui aiment le plus sou vent; c'est d'un amour violent que je parle: il faut une inondation de passion pour les branler et pour les remplir. Mais quand elles commencent aimer, elles aiment beaucoup mieux.

L'on dit qu'il y a des nations plus amoureuses les unes que les autres; ce n'est pas bien parler, ou du moins cela n'est pas vrai en tout sens. L'amour ne consistant que dans un attachement de pense, il est certain qu'il doit tre le mme par toute la terre. Il est vrai que, se terminant autre part que dans la pense, le climat peut ajouter quelque chose, mais ce n'est que dans le corps.

Il est de l'amour comme du bon sens; comme l'on croit avoir autant d'esprit qu'un autre, on croit aussi aimer de mme. Nanmoins quand on a plus de vue, l'on aime jusques aux moindres choses, ce qui n'est pas possible aux autres. Il faut tre bien fin pour remarquer cette diffrence.

L'on ne peut presque faire semblant d'aimer que l'on ne soit bien prs d'tre amant, ou du moins que l'on n'aime en quelque endroit; car il faut avoir l'esprit et les penses de l'amour pour ce semblant, et le moyen d'en bien parler sans cela? La vrit des passions ne se dguise pas si aisment que les vrits srieuses. Il faut du feu, de l'activit et un jeu d'esprit naturel et prompt pour la premire; les autres se cachent avec la lenteur et la souplesse, ce qu'il est plus ais de faire.

Quand on est loin de ce que l'on aime, l'on prend la rsolution de faire ou de dire beaucoup de choses; mais quand on est prs, l'on est irrsolu. D'o vient cela? C'est que quand l'on est loin la raison n'est pas si branle, mais elle l'est trangement la prsence de l'objet: or, pour la rsolution il faut de la fermet, qui est ruine par l'branlement.

Dans l'amour on n'ose hasarder parce que l'on craint de tout perdre: il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusques o? L'on tremble toujours jusques ce que l'on ait trouv ce point. La prudence ne fait rien pour s'y maintenir quand on l'a trouv.

Il n'y a rien de si embarrassant que d'tre amant, et de voir quelque chose en sa faveur sans l'oser croire: l'on est galement combattu de l'esprance et de la crainte. Mais enfin, la dernire devient victorieuse de l'autre.

Quand on aime fortement, c'est toujours une nouveaut de voir la personne aime. Aprs un moment d'absence on la trouve de manque dans son coeur. Quelle joie de la retrouver! l'on sent aussitt une cessation d'inquitudes. Il faut pourtant que cet amour soit dj bien avanc; car quand il est naissant et que l'on n'a fait aucun progrs, on sent bien une cessation d'inquitudes, mais il en survient d'autres.

Quoique les maux succdent ainsi les uns aux autres, on ne laisse pas de souhaiter la prsence de la matresse par l'esprance de moins souffrir; cependant quand on la voit, on croit souffrir plus qu'auparavant. Les maux passs ne frappent plus, les prsents touchent, et c'est sur ce qui touche que l'on juge. Un amant dans cet tat n'est-il pas digne de compassion ?



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