LES PENSES DE BLAISE PASCAL DANS L'DITION DE 1671. ********************************************************************** PRESENTATION Ayant t, par hasard, mis en possession d'une dition ancienne de Pascal -- Penses de M. Pascal sur la Religion et sur quelques autres sujets, qui ont est trouves apres sa mort parmy ses papiers. Troisime Edition. A Paris, Chez Guillaume Desprez, ru Saint Jacques, Saint Prosper. M. DC. LXXI. Avec Privilege & Approbation -- j'ai jug bon de donner accs ce texte. On pourra ainsi en comparer la teneur avec les brouillons ou fragments de Pascal tels qu'on les publie dsormais, et mesurer la diffrence du Pascal dont Port-Royal nous brosse la figure d'avec le Pascal dont les actuels historiens de la philosophie nous tracent le portrait. La prsente dition est la troisime chronologiquement, mais la deuxime en ralit : la premire fut donne en 1669, mais eut un tirage et une diffusion extrmement limits. De sorte que c'est l'dition de 1670, marque deuxime dition, qui doit tre considre comme archtypale. Reste que nous n'en avons pas trouve une version libre de droits. Raison pour laquelle nous offrons celle-ci, qui en est une copie conforme (la pagination est diffrente : chaque page est augmente d'une ligne ; quelques erreurs viennent la dfigurer, que nous avons rectifies, mais bien d'autres, propres l'dition de 1670, y ont t corriges).Il m'a paru galement ncessaire de respecter l'orthographe du XVII sicle avec toutes ses particularits : elles font partie de cette belle langue classique et lui donnent aussi son got inimitable. Il en va de mme de la ponctuation, dont la transcription relverait d'un exercice de traduction pour lequel je ne suis pas qualifi. Cependant, il est bien vident que ceux qui voudraient faire une recherche lexicale pourraient se trouver gner par ces particularits : c'est pourquoi je me suis dcid offrir aussi une version dont l'orthographe soit modernise. Chacun pourra ainsi choisir suivant ses gots propres ou ses ncessits personnelles. Le prsent texte ayant t recopi manuellement, il est vident que certaines fautes et coquilles ne peuvent manquer de s'tre glisses dans la prsent version (les erreurs d'origine ont t reproduites : chacun les tera ou les conservera aisment et son gr). Je prie instamment le lecteur de me les pardonner -- mais surtout de les communiquer par courrier lectronique l'ABU, de faon ce que nous puissions amliorer cette dition. ric Dubreucq Secrtaire de l'Association des BiblioFiles Universels dubreucq@cnam.fr TABLE

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AVERTISSEMENT.

Penses de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets.

I. Contre l'Indiffrence des Athes.

II. Marques de la vritable Religion

III. Vritable Religion prouve par les contrarits qui sont dans l'homme, & par le pch originel.

IV. Il n'est pas incroyable que Dieu s'unisse nous

V. Soumission, & usage de la raison.

VI. Foi sans raisonnement.

VII. Qu'il est plus avantageux de croire que de ne pas croire ce qu'enseigne la Religion Chrtienne.

VIII. Image d'un homme qui s'est lass de chercher Dieu par le seul raisonnement, & qui commence lire l'criture.

IX. Injustice, & corruption de l'homme.

X. Juifs.

XI. Mose.

XII. Figures.

XIII. Que la Loi tait figurative.

XIV. Jsus-Christ.

XV. Preuves de Jsus-Christ par les prophties.

XVI. Diverses preuves de Jsus-Christ.

XVII. Contre Mahomet.

XVIII. Dessein de Dieu de se cacher aux uns, & de se dcouvrir aux autres.

XIX Que les vrais Chrtiens & les vrais Juifs n'ont qu'une mme Religion.

XX. On ne connat Dieu utilement que par Jsus-Christ.

XXI. Contrarits tonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme l'gard de la vrit, du bonheur, & de plusieurs autres choses.

XXII. Connaissance gnrale de l'homme.

XXIII. Grandeur de l'homme.

XXIV. Vanit de l'homme.

XXV. Faiblesse de l'homme.

XXVI. Misre de l'homme.

XXVII. Penses sur les Miracles.

XXVIII. Penses Chrtiennes.

XXIX. Penses Morales.

XXX. Penses sur la mort, qui ont t extraites d'une Lettre crite par M. Pascal, sur le sujet de la mort de M. son Pre.

XXXI. Penses diverses.

XXXII. Prire pour demander Dieu le bon usage des maladies.


AVERTISSEMENT.

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LES Penses qui sont contenues dans ce Livre ayant t crites et composes par Monsieur Pascal en la manire qu'on l'a rapport dans la Prface, c'est--dire mesure qu'elles lui venaient dans l'esprit, et sans aucune suite ; il ne faut pas s'attendre d'en trouver beaucoup dans les chapitres de ce Recueil, qui sont la plupart composs de quantit de penses toutes dtaches les unes des autres, et qui n'ont t mises ensemble sous les mmes matires. Mais quoiqu'il soit assez facile, en lisant chaque article, de juger s'il est une suite de ce qui le prcde, ou s'il contient une nouvelle pense ; nanmoins on a cr que pour les distinguer davantage il tait bon d'y faire quelque marque | particulire. Ainsi lorsque l'on verra au commencement de quelque article cette marque ([]) cela veut dire qu'il y a dans cet article une nouvelle penses qui n'est point une suite de la prcdente, et qui en est entirement spare. Et l'on connatra par mme moyen que les articles qui n'auront point cette marque ne composent qu'un seul discours, et qu'ils ont t trouvs dans cet ordre et cette suite dans les originaux de Monsieur Pascal.

L'on a aussi jug propos d'ajouter la fin de ces penses un Prire que Monsieur Pascal composa tant encore jeune, dans une maladie qu'il eut, et qui a dj t imprime deux ou trois fois sur des copies assez peu correctes, parce que ces impressions ont t faites sans la participation de ceux qui donnent prsent ce Recueil au public.

[1]

pendent opera interrupta.

PENSES

DE

M. PASCAL

SUR LA RELIGION

ET SUR QUELQUES

AUTRES SUJETS.

I.

Contre l'Indiffrence des Athes.

Que ceux qui combattent la Religion apprennent au moins quelle elle est avant que de la combattre. Si cette Religion se vantait d'avoir une vue claire de Dieu, et de le possder [2] dcouvert et sans voile, ce serait la combattre que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette vidence. Mais puis qu'elle dit au contraire que les hommes sont dans les tnbres, et dans l'loignement de Dieu, et que c'est mme le nom qu'il se donne dans les critures, Deus absconditus : et enfin si elle travaille galement tablir ces deux choses ; que Dieu a mis des marques sensibles dans l'glise pour se faire reconnatre ceux qui le chercheraient sincrement ; et qu'il les a couvertes nanmoins de telle sorte qu'il ne sera aperu que de ceux qui le cherchent de tout leur coeur ; quel avantage peuvent-ils tirer, lorsque dans la ngligence o ils font profession d'tre de chercher la vrit, ils crient que rien ne la leur montre ; puisque cette obscurit o ils sont, et qu'ils objectent l'glise ne fait qu'tablir une des choses qu'elle soutient sans toucher l'autre, et confirme sa doctrine bien loin de la ruiner ?

Il faudrait pour la combattre qu'ils [3] criassent qu'ils ont fait tous leurs efforts pour chercher partout, et mme dans ce que l'glise propose pour s'en instruire, mais sans aucune satisfaction. S'ils parlaient de la sorte, ils combattraient la vrit une de ses prtentions. Mais j'espre montrer ici qu'il n'y a point de personne raisonnable qui puisse parler de la sorte ; et j'ose mme dire que jamais personne ne l'a fait. On sait assez de quelle manire agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s'instruire lorsqu'ils ont employ quelques heures la lecture de l'criture, et qu'ils ont interrog quelque Ecclsiastique sur les vrits de la foi. Aprs cela ils se vantent d'avoir cherch sans succs dans les livres et parmi les hommes. Mais en vrit je ne puis m'empcher de leur dire, que cette ngligence n'est pas supportable. Il ne s'agit pas ici de l'intrt lger de quelque personne trangre : il s'agit de nous-mmes et de notre tout.

L'immortalit de l'me est une chose qui nous importe si fort, et [4] qui nous touche si profondment, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour tre dans l'indiffrence de savoir ce qui en est. Toutes nos actions et toutes nos penses doivent prendre des routes si diffrentes selon qu'il y aura des biens ternels esprer ou non, qu'il est impossible de faire une dmarche avec sens et jugement qu'en la rglant par la vue de ce point qui doit tre notre dernier objet.

Ainsi notre premier intrt et notre premier devoir est de nous claircir sur ce sujet d'o dpend toute notre conduite. Et c'est pourquoi parmi ceux qui n'en sont pas persuads, je fais une extrme diffrence entre ceux qui travaillent de toutes leurs forces s'en instruire, et ceux qui vivent sans s'en mettre en peine et sans y penser.

Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gmissent sincrement dans ce doute, qui le regardent comme le dernier des malheurs, et qui n'pargnant rien pour en sortir font de cette recherche leur [5] principale et leur plus srieuse occupation. Mais pour ceux qui passent leur vie sans penser cette dernire fin de la vie, et qui par cette seule raison, qu'ils ne trouvent pas en eux-mmes des lumires qui les persuadent, ngligent d'en chercher ailleurs, et d'examiner fond si cette opinion est de celles que le peuple reoit par une simplicit crdule, ou de celles qui quoiqu'obscures d'elles-mmes ont nanmoins un fondement trs solide, je les considre d'une manire toute diffrente. Cette ngligence en une affaire o il s'agit d'eux-mmes, de leur ternit, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit ; elle m'tonne et m'pouvante ; c'est un monstre pour moi. Je ne dis pas ceci par le zle pieux d'une dvotion spirituelle. Je prtends au contraire que l'amour propre, que l'intrt humain, que la plus simple lumire de la raison nous doit donner ces sentiments. Il ne faut voir pour cela que ce que voient les personnes les moins claires.

Il ne faut pas avoir l'me fort [6] leve pour comprendre qu'il n'y a point ici de satisfaction vritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanit, que nos maux sont infinis, et qu'enfin la mort qui nous menace chaque instant nous doit mettre dans peu d'annes, et peut-tre en peu de jours dans un tat ternel de bonheur, ou de malheur, ou d'anantissement. Entre nous et le ciel, l'enfer ou le nant il n'y a donc que la vie qui est la chose du monde la plus fragile ; et la ciel n'tant pas certainement pour ceux qui doutent si leur me est immortelle, ils n'ont attendre que l'enfer ou le nant.

Il n'y a rien de plus rel que cela ni de plus terrible. Faisons tant que nous voudrons les braves, voila la fin qui attend la plus belle vie du monde.

C'est en vain qu'ils dtournent leur pense de cette ternit qui les attend, comme s'ils la pouvaient anantir en n'y pensant point. Elle subsiste malgr eux, elle s'avance, et la mort qui la doit ouvrir les mettra infailliblement dans peu de temps dans [7] l'horrible ncessit d'tre ternellement ou anantis, ou malheureux.

Voila un doute d'une terrible consquence ; et c'est dj assurment un trs grand mal que d'tre dans ce doute ; mais c'est au moins un devoir indispensable de chercher quand on y est. Ainsi celui qui doute et qui ne cherche pas est tout ensemble et bien injuste, et bien malheureux. Que s'il est avec cela tranquille et satisfait, qu'il en fasse profession, et enfin qu'il en fasse vanit, et que ce soit de cet tat mme qu'il fasse le sujet de sa joie et de sa vanit, je n'ai point de termes pour qualifier une si extravagante crature.

O peut-on prendre ces sentiments ? Quel sujet de joie trouve-t-on n'attendre plus que des misres sans ressource ? Quel sujet de vanit de se voir dans des obscurits impntrables ? Quelle consolation de n'attendre jamais de consolateur ?

Ce repos dans cette ignorance est une chose monstrueuse, et dont il faut faire sentir l'extravagance et la stupidit ceux qui y passent leur vie, en [8] leur reprsentant ce qui se passe en eux-mmes, pour les confondre par la vue de leur folie. Car voici comment raisonnent les hommes, quand ils choisissent de vivre dans cette ignorance de ce qu'ils sont, et sans en rechercher d'claircissement.

Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-mme. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon me ; et cette partie mme de moi qui pense ce que je dis, et qui fait rflexion sur tout et sur elle-mme, ne se connat non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'Univers qui m'enferment, et je me trouve attach un coin de cette vaste tendue, sans savoir pourquoi je suis plutt plac en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donn vivre m'est assign ce point plutt qu' un autre de toute l'ternit qui m'a prcd, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infirmits de toutes parts qui [9] m'engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais c'est ce que je dois bientt mourir ; mais ce que j'ignore le plus c'est cette mort mme que je ne saurais viter.

Comme je ne sais d'o je viens, aussi je ne sais o je vais ; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le nant, ou dans les mains d'un Dieu irrit, sans savoir laquelle de ces deux conditions je dois tre ternellement en partage.

Voila mon tat plein de misre, de faiblesse, d'obscurit. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer ce qui me doit arriver, et que je n'ai qu' suivre mes inclinations sans rflexion et sans inquitude, en faisant tout ce qu'il faut pour tomber dans le malheur ternel au cas que ce qu'on en dit soit vritable. Peut-tre que je pourrais trouver quelque claircissement dans mes doutes ; mais n'en veux pas prendre la peine, ni faire un [10] pas pour le chercher ; et en traitant avec mpris ceux qui se travailleraient de ce soin, je veux aller sans prvoyance et sans crainte tenter un si grand vnement, et me laisser mollement conduire la mort dans l'incertitude de l'ternit de ma condition future.

En vrit il est glorieux la Religion d'avoir pour ennemis des hommes si draisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire l'tablissement des principales vrits qu'elle nous enseigne. Car la foi Chrtienne ne va principalement qu' tablir ces deux choses, la corruption de la nature, et la rdemption de JSUS-CHRIST. Or s'ils ne servent pas montrer la vrit de la rdemption par la saintet de leurs moeurs, ils servent au moins admirablement montrer la corruption de la nature par des sentiments si dnaturs.

Rien n'est si important l'homme que son tat ; rien ne lui est si redoutable que l'ternit. Et ainsi qu'il se trouve des hommes indiffrents la [11] perte de leur tre, et au pril d'une ternit de misre, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres l'gard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus petites, ils les prvoient, ils les sentent ; et ce mme homme qui passe les jours et les nuits dans la rage et dans le dsespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire son honneur, est celui l mme qui sait qu'il va tout perdre par la mort, et qui demeure nanmoins sans inquitude, sans trouble, et sans motion. Cette trange insensibilit pour les choses les plus terribles dans un coeur si sensible aux plus lgres ; c'est un enchantement incomprhensible, et un assoupissement surnaturel.

Un homme dans un cachot ne sachant si son arrt est donn, n'ayant plus qu'une heure pour l'apprendre, et cette heure suffisant, s'il sait qu'il est donn, pour le faire rvoquer, il est contre la nature qu'il emploie cette heure-l non s'informer si cet arrt est donn, mais jouer, et se [12] divertir. C'est l'tat o se trouvent ces personnes, avec cette diffrence que les maux dont ils sont menacs sont bien autre que la simple perte de la vie et un supplice passager que ce prisonnier apprhenderait. Cependant ils courent sans souci dans le prcipice aprs avoir mis quelque chose devant leurs yeux pour s'empcher de le voir, et ils se moquent de ceux qui les en avertissent.

Ainsi non seulement le zle de ceux qui cherchent Dieu prouve la vritable Religion, mais aussi l'aveuglement de ceux qui ne le cherchent pas, et qui vivent dans cette horrible ngligence. Il faut qu'il y ait un trange renversement dans la nature de l'homme pour vivre dans cet tat, et encore plus pour en faire vanit. Car quand ils auraient une certitude entire qu'ils n'auraient rien craindre aprs la mort que de tomber dans le nant, ne serait-ce pas un sujet de dsespoir plutt que de vanit ? N'est-ce donc pas une folie inconcevable, n'en tant pas assurs, de faire gloire d'tre dans ce doute ? [13]

Et nanmoins il est certain que l'homme est si dnatur qu'il y a dans son coeur une semence de joie en cela. Ce repos brutal entre la crainte de l'enfer, et du nant semble si beau, que non seulement ceux qui sont vritablement dans ce doute malheureux s'en glorifient ; mais que ceux mme qui n'y sont pas croient qu'il leur est glorieux de feindre d'y tre. Car l'exprience nous fait voir que la plus part de ceux qui s'en mlent sont de ce dernier genre ; que ce sont des gens qui se contrefont, et qui ne sont pas tels qu'ils veulent paratre. Ce sont des personnes qui ont ou dire que les belles manires du monde consistent faire ainsi l'emport. C'est ce qu'ils appellent avoir secou le joug ; et la plus part ne le font que pour imiter les autres.

Mais s'ils ont encore tant soit peu de sens commun, il n'est pas difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par l de l'estime. Ce n'est pas la moyen d'en acqurir, je dis mme parmi les personnes du monde qui jugent sainement [14] des choses, et qui savent que la seule voie d'y russir c'est de paratre honnte, fidle, judicieux, et capable de servir utilement ses amis ; parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui leur peut tre utile. Or quel avantage y a-t-il pour nous our dire un homme qu'il a secou le joug, qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions, qu'il se considre comme seul matre de sa conduite, qu'il ne pense en rendre compte qu' soi-mme ? Pense-t-il nous avoir port par l en avoir dsormais bien de la confiance en lui, et en attendre des consolations, des conseils, et des secours dans tous les besoins de la vie ? Pense-t-il nous avoir bien rjouis de nous dire qu'il doute si notre me est autre chose qu'un peu de vent et de fume, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content ? Est-ce donc une chose dire gaiement ; et n'est- ce pas une chose dire au contraire tristement, comme la chose du monde la plus triste ?

S'ils y pensaient srieusement ils [15] verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si oppos l'honntet, et si loign en toute manire de ce bon air qu'ils cherchent, que rien n'est plus capable de leur attirer le mpris et l'aversion des hommes, et de les faire passer pour des personnes sans esprit et sans jugement. Et en effet si on leur fait rendre compte de leurs sentiments et des raisons qu'ils ont de douter de la Religion, ils diront des choses si faibles et si basses qu'ils persuaderaient plutt du contraire. C'tait ce que leur disait un jour fort propos une personne : si vous continuez discourir de la sorte, leur disait-il, en vrit vous me convertirez. Et il avait raison ; car qui n'aurait horreur de se voir dans des sentiments o l'on a pour compagnons des personnes si mprisables ?

Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments sont bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S'il sont fchs dans le fond de leur coeur de n'avoir pas plus de [16] lumire, qu'ils ne le dissimulent point. Cette dclaration ne sera pas honteuse. Il n'y a de honte qu' n'en point avoir. Rien ne dcouvre davantage une trange faiblesse d'esprit que de ne pas connatre quel est le malheur d'un homme sans Dieu. rien ne marque davantage une extrme bassesse de coeur que de ne pas souhaiter la vrit des promesses ternelles. Rien n'est plus lche que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impits ceux qui sont assez mal ns pour en tre vritablement capables : qu'ils soient au moins honntes gens, s'ils ne peuvent encore tre Chrtiens : et qu'ils reconnaissent enfin qu'il n'y a que deux sortes de personnes ; ou ceux qui servent Dieu de tout leur coeur, parce qu'ils le connaissent ; ou ceux qui le cherchent de tout leur coeur, parce qu'ils ne le connaissent pas encore.

C'est donc pour les personnes qui cherchent Dieu sincrement, et qui reconnaissant leur misre dsirent vritablement d'en sortir, qu'il est juste [17] de travailler, afin de leur aider trouver la lumire qu'ils n'ont pas.

Mais pour ceux qui vivent sans le connatre, et sans le chercher, ils se jugent eux-mmes si peu dignes de leur soin, qu'ils ne sont pas dignes du soin des autres : et il faut avoir toute la charit de la Religion qu'ils mprisent pour ne les pas mpriser jusqu' les abandonner dans leur folie. Mais parce que cette Religion nous oblige de les regarder toujours tant qu'ils seront en cette vie comme capables de la grce qui peut les clairer, et de croire qu'ils peuvent tre dans peu de temps plus remplis de foi que nous ne sommes, et que nous pouvons au contraire tomber dans l'aveuglement o ils sont ; il faut faire pour eux ce que nous voudrions qu'on ft pour nous si nous tions en leur place, et les appeler avoir piti d'eux-mmes, et faire au moins quelque pas pour tenter s'ils ne trouveront point de lumire. Qu'ils donnent le lecture de cet ouvrage quelques-unes de ces heures qu'ils emploient si inutilement ailleurs. [18] Peut-tre y rencontreront-ils quelque chose, ou du oins ils n'y perdront pas beaucoup. Mais pour ceux qui y apporteront une sincrit parfaite et un vritable dsir de connatre la vrit, j'espre qu'il y auront satisfaction, et qu'ils seront convaincus des preuves d'une Religion si divine que l'on y a ramasses.

II.

Marques de la vritable Religion

LA vraie Religion doit avoir pour marque d'obliger aimer Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune autre que la ntre ne l'a ordonn. Elle doit encore avoir connu la concupiscence de l'homme, et l'impuissance o il est par lui-mme d'acqurir la vertu. Elle doit y avoir apport les remdes dont la prire est le principal. Notre Religion a fait tout cela ; et nulle autre n'a jamais demand Dieu de l'aimer et de le suivre. [19] .i.

[] Il faut pour faire qu'une Religion soit vraie qu'elle ait connu notre nature. Car la vraie nature de l'homme, son vrai bine, la vraie vertu, et la vraie Religion sont choses dont la connaissance est insparable. Elle doit avoir connu la grandeur et la bassesse de l'homme, et la raison de l'un et de l'autre. Quelle autre Religion que la Chrtienne a connu toutes ces choses ?

[] Les autres Religions, comme les Paennes, sont plus populaires ; car elles consistant toutes en extrieur ; mais elles ne sont pas pour les gens habiles. Une Religion purement intellectuelles serait plus proportionne aux habiles ; mais elle ne servirait pas au peuple. La seule Religion Chrtienne est proportionne tous, tant mle d'extrieur et d'intrieur. Elle lve le peuple l'intrieur, et abaisse les superbes l'extrieur, et n'est pas parfaite sans les deux. Car il faut que le peuple entende l'esprit de la lettre, et que les habiles soumettent leur esprit la lettre, en pratiquant ce qu'il y a d'extrieur. [20]

[] Nous sommes hassables ; la raison nous en convainc. Or nulle autre Religion que la Chrtienne ne propose de se har. Nulle autre Religion ne peut donc tre reue de ceux qui savent qu'ils ne sont dignes que de haine.

[] Nulle autre Religion que la Chrtienne n'a connu que l'homme est la plus excellente crature, et en mme temps la plus misrable. Les uns qui ont bien connu la ralit de son excellence ont pris pour lchet et pour ingratitude les sentiments bas que les hommes ont naturellement d'eux- mmes. Et les autres qui ont bien connu combien cette bassesse est effective ont trait d'une superbe ridicule ces sentiments de grandeur qui sont aussi naturels l'homme.

[] Nulle Religion que la ntre n'a enseign que l'homme nat en pch. Nulle secte de Philosophes ne l'a dit. Nulle n'a donc dit vrai.

[] Dieu tant cach, toute Religion qui ne dit pas que Dieu est cach n'est pas vritable ; et toute Religion qui n'en rend pas la raison n'est [21] pas instruisante. La ntre fait tout cela.

[] Cette Religion qui consiste croire que l'homme est tomb d'un tat de gloire et de communication avec Dieu en un tat de tristesse, de pnitence, et d'loignement de Dieu, mais qu'enfin il serait rtabli par un Messie qui devait venir, a toujours t sur la terre. Toutes choses ont pass, et celle l a subsist pour laquelle sont toutes choses. Car Dieu voulant se former un peuple saint qu'il sparerait de toutes les autres nations, qu'il dlivrerait de ses ennemis, qu'il mettrait dans un lieu de repos, a promis de la faire, et de venir au monde pour cela ; et il a prdit par ses Prophtes le temps et la manire de sa venue. Et cependant pour affermir l'esprance de ses lus dans tous les temps, il leur en a toujours fait voir des images et des figures, et il ne les a jamais laisss sans des assurances de sa puissance et de sa volont pour leur salut. Car dans la cration de l'homme, Adam en tait tmoin, et le dpositaire de la promesse du Sauveur [22] qui devait natre de la femme. Et quoi que les hommes tant encore si proches de la cration ne pussent avoir oubli leur cration, et leur chute, et la promesse de que Dieu leur avait faite d'un Rdempteur, nanmoins comme dans ce premier ge du monde ils se laissrent emporter toutes sortes de dsordres, il y avait cependant des Saints, comme noch, Lamech, et d'autres qui attendaient en patience le Christ promis ds le commencement du monde. Ensuite Dieu a envoy No, qui a vu la malice des hommes au plus haut degr ; et il l'a sauv en noyant toute la terre par un miracle qui marquait assez, et le pouvoir qu'il avait de sauver le monde, et la volont qu'il avait de le faire, et de faire natre de la femme celui qu'il avait promis. Ce miracle suffisait pour affermir l'esprance des hommes ; et la mmoire en tant encore assez frache parmi eux, Dieu fit ses promesse Abraham qui tait tout environn d'idoltres, et il lui fit connatre le mystre du Messie qu'il devait envoyer. Au temps d'Isaac [23] et de Jacob l'abomination tait rpandue sur toute la terre ; mais ces Saints vivaient en la foi ; et Jacob mourant, et bnissant ses enfants s'crie par un transport qui lui fait interrompre son discours : J'attends, mon Dieu, le Sauveur que vous avez promis, salutare tuum expectabo Domine. (Genes. 49. 18.).

Les gyptiens taient infects et d'idoltrie et de magie ; le peuple de Dieu mme tait entran par leurs exemples. Mais cependant Mose et d'autres voyaient celui qu'ils ne voyaient pas, et l'adoraient en regardant les biens ternels qu'ils leur prparait.

Les Grecs et les Latins ensuite ont fait rgner les fausses divinits ; les Potes ont fait diverses thologies ; les Philosophes se sont spars en mille sectes diffrentes : et cependant il y avait toujours au coeur de la Jude des hommes choisis qui prdisaient la venue de ce Messie qui n'tait connu que d'eux.

Il est venu enfin en la consommation des temps : et depuis, quoiqu'on [24] ait vu natre tant de schismes et d'hrsies, tant renverser d'tats, tant de changements en toute choses ; cette glise qui adore celui qui a toujours t ador a subsist sans interruption. Et ce qui est admirable, incomparable, et tout fait divin, c'est que cette Religion qui a toujours dur a toujours t combattue. Mille fois elle a t la veille d'une destruction universelle ; et toutes les fois qu'elle a t en cet tat Dieu l'a releve par des coups extraordinaires de sa puissance. C'est ce qui est tonnant, et qu'elle se soit maintenue sans flchir et plier sous la volont des tyrans.

[] Les tats priraient si on ne faisait plier souvent les lois la ncessit. Mais jamais la religion n'a souffert cela, et n'en a us. Aussi il faut ces accommodements, ou des miracles. Il n'est pas trange qu'on se conserve en pliant, et ce n'est pas proprement se maintenir ; et encore prissent-ils enfin entirement : il n'y en a point qui ait dur 1500. ans. Mais que cette Religion se soit [25] toujours maintenue, et inflexible ; cela est divin.

[] Ainsi le Messie a toujours t cr. La tradition d'Adam tait encore nouvelle en No et en Mose. Les Prophtes l'on prdit depuis, en prdisant toujours d'autres choses, dont les vnements qui arrivaient de temps en temps la vue des hommes marquaient la vrit de leur mission, et par consquent celle de leurs promesses touchant le Messie. Ils ont tous dit que la loi qu'ils avaient n'tait qu'en attendant celle du Messie ; que jusques l elle serait perptuelle, mais que l'autre durerait ternellement ; qu'ainsi leur loi ou celle du Messie dont elle tait la promesse seraient toujours sur la terre. En effet elle a toujours dur ; et JSUS-CHRIST est venu dans toutes les circonstances prdites. Il a fait des miracles, et les Aptres aussi qui ont converti les Paens ; et par l les Prophties tant accomplies le Messie est prouv pour jamais.

[] La seule Religion contraire la nature en l'tat qu'elle est, qui [26] combat tous nos plaisirs, et qui parat d'abord contraire au sens commun est la seule qui ait toujours t.

[] Toute la conduite des choses doit avoir pour objet l'tablissement et la grandeur de la Religion : les hommes doivent avoir en eux-mmes des sentiments conformes ce qu'elle nous enseigne : et enfin elle doit tre tellement l'objet et le centre o toutes choses tendent, que qui en saura les principe puisse rendre raison et de toute la nature de l'homme en particulier, et de toute la conduite du monde en gnral.

Sur ce fondement les impies prennent lieu de blasphmer la Religion Chrtienne, parce qu'ils la connaissent mal. Ils s'imaginent qu'elle consiste simplement en l'adoration d'un Dieu considr comme grand, puissant, et ternel ; ce qui est proprement le Disme presque aussi loign de la Religion Chrtienne que l'Athisme qui y est tout fait contraire. Et del ils concluent que cette religion n'est pas vritable ; parce que si elle l'tait il faudrait que Dieu [27] se manifestt aux hommes par des preuves si sensibles qu'il ft impossible que personne le mconnt.

Mais qu'il en concluent ce qu'ils voudront contre le Disme, ils n'en concluront rien contre la Religion Chrtienne qui reconnat que depuis le pch Dieu ne se montre point aux hommes avec toute l'vidence qu'il pourrait faire, et qui consiste proprement au mystre du Rdempteur, qui unissant en lui les deux natures divine et humaine, a retir les hommes de la corruption du pch pour les rconcilier Dieu en sa personne divine.

Elle enseigne donc aux hommes ces deux vrits, et qu'il y a un Dieu dont ils sont capables, et qu'il y a une corruption dans la nature qui les en rend indignes. Il importe galement aux hommes de connatre l'un et l'autre de ces points ; et il est galement dangereux l'homme de connatre Dieu sans connatre sa misre, et de connatre sa misre sans connatre le Rdempteur qui l'en peut gurir. Une seule de ces [27] connaissances fait ou l'orgueil des Philosophes qui ont connu Dieu et non leur misre, ou le dsespoir des Athes qui connaissent leur misre sans Rdempteur.

Et ainsi, comme il est galement de la ncessit de l'homme de connatre ces deux points, il est aussi galement de la misricorde de Dieu de nous les avoir fait connatre. La Religion Chrtienne le fait ; c'est en cela qu'elle consiste.

Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, et qu'on voie si toutes choses ne tendent pas l'tablissement des deux chefs de cette Religion.

[] Si l'on ne se connat point plein d'orgueil, d'ambition, de concupiscence, de faiblesse, de misre et d'injustice, on est bien aveugle. Et si en le connaissant on ne dsire d'en tre dlivr que peut-on dire d'un homme si peu raisonnable ? Que peut-on donc avoir Que de l'estime pour une Religion qui connat si bien les dfauts de l'homme ; et que du dsir pour la vrit d'une Religion qui y promet des remdes si souhaitables ?

[29]

III.

Vritable Religion prouve par les contrarits qui sont dans l'homme, et par le pch originel.

LES grandeurs et les misres de l'homme sont tellement visibles, qu'il faut ncessairement que la vritable religion nous enseigne, qu'il y a en lui quelque grand principe de grandeur, et en mme temps quelque grand principe de misre. Car il faut que la vritable Religion connaisse fond notre nature, c'est--dire qu'elle connaisse tout ce qu'elle a de grand, et tout ce qu'elle a de misrable, et la raison de l'un et de l'autre. Il faut encore qu'elle nous rende raison des tonnantes contrarits qui s'y rencontrent. S'il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout, il faut que la vraie Religion nous enseigne n'adorer que lui, et a n'aimer que lui. Mais comme nous nous trouvons dans l'impuissance [30] d'adorer ce que nous ne connaissons pas, et d'aimer autre chose que nous, il faut que la Religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi de cette impuissance, et qu'elle nous en apprenne les remdes.

Il faut rendre l'homme heureux qu'elle lui montre qu'il y a un Dieu, qu'on est oblig de l'aimer, que notre vritable flicit est d'tre lui, et notre unique mal d'tre spar de lui. Il faut qu'elle nous apprenne que nous sommes plein de tnbres qui nous empchent de le connatre et de l'aimer, et qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu, et notre concupiscence nous en dtournant, nous sommes pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de l'opposition que nous avons Dieu et notre propre bien. Il faut qu'elle nous en enseigne les remdes, et les moyens d'obtenir ces remdes. Qu'on examine sur cela toutes les Religions, et qu'on voie s'il y en a une autre que la Chrtienne qui y satisfasse.

Sera-ce celle qu'enseignaient les [31] Philosophes qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce l le vrai bien ? Ont-ils trouv le remde nos maux ? Est-ce avoir guri la prsomption de l'homme que de l'avoir gal Dieu ? Et ceux qui nous ont gal aux btes, et qui nous ont donn les plaisirs de la terre pour tout bien ont-ils apport le remde nos concupiscences ? Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celui auquel vous ressemblez, et qui vous a fait pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre semblable lui ; la sagesse vous y galera, si vous voulez la suivre. Et les autres disent : Baissez vos yeux vers la terre, chtif ver que vous tes, et regardez les btes dont vous tes le compagnon. Que deviendra donc l'homme ? Sera-t-il gal Dieu ou aux btes ? Quelle effroyable distance ! Que ferons nous donc ? Quelle Religion nous enseignera gurir l'orgueil, et la concupiscence ? Quelle Religion nous enseignera notre bien, nos devoirs, les faiblesses qui nous en dtournent, les remdes qui [32] les peuvent gurir, et le moyen d'obtenir ces remdes ? Voyons ce que nous dit sur cela la Sagesse de Dieu, qui nous parle dans la Religion Chrtienne.

C'est en vain, homme, que vous cherchez dans vous-mme le remde vos misres. Toutes vos lumires ne peuvent arriver qu' connatre que ce n'est point en vous que vous trouverez ni la vrit ni le bien. Les Philosophes vous l'ont promis ; ils n'ont pu le faire. Ils ne savent ni quel est votre vritable bien, ni quel est votre vritable tat. Comment auraient-ils donn des remdes vos maux, puis qu'ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales sont l'orgueil qui vous soustrait Dieu, et la concupiscence qui vous attache la terre ; et ils n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins une de ces maladies. S'ils vous ont donn Dieu pour objet, ce n'a t que pour exercer votre orgueil. Ils vous ont fait penser que vous lui tes semblables par votre nature. Et ceux qui ont vu la [33] vanit de cette prtention vous ont jet dans l'autre prcipice en vous faisant entendre que votre nature tait pareille celle des btes, et vous ont port chercher votre bien dans les concupiscences qui sont le partage des animaux. Ce n'est pas l le moyen de vous instruire de vos injustices. N'attendez donc ni vrit ni consolation des hommes. Je suis celle qui vous ai form, et qui puis seule vous apprendre qui vous tes. Mais vous n'tes plus maintenant en l'tat o je vous ai form. J'ai cr l'homme saint, innocent, parfait. Je l'ai rempli de lumire et d'intelligence. Je lui ai communiqu ma gloire et mes merveilles. L'oeil de l'homme voyait alors la Majest de Dieu. Il n'tait pas dans les tnbres qui l'aveuglent, ni dans la mortalit, et dans les misres qui l'affligent. Mais il n'a pu soutenir tant de gloire sans tomber dans la prsomption. Il a voulu se rendre centre de lui-mme, et indpendant de mon secours. Il s'est soustrait ma domination : et s'galant moi par le dsir de [34] trouver la flicit en lui-mme, je l'ai abandonn lui ; et rvoltant toutes les cratures qui lui taient soumises, je les lui ai rendu ennemies ; en sorte qu'aujourd'hui l'homme est devenu semblable aux btes, et dans un tel loignement de moi qu' peine lui reste-t-il quelque lumire confuse de son auteur, tant toutes ses connaissances ont t teintes ou troubles. Les sens indpendants de la raison et souvent matres de la raison l'ont emport la recherche des plaisirs. Toutes les cratures ou l'affligent ou le tentent, et dominent sur lui ou en le soumettant par leur force, ou en le charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible et plus imprieuse.

[] Voil l'tat o les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur premire nature ; et ils sont plongs dans les misres de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature.

[] De ces principes que je vous [35] ouvre vous pouvez reconnatre la cause de tant de contrarits qui ont tonn tous les hommes, et qui les ont partags.

[] Observez maintenant tous les mouvements de grandeur et de gloire que ce sentiment de tant de misres ne peut touffer, et voyez s'il ne faut pas que la cause en soit une autre nature.

[] Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous tes vous-mme. Humiliez vous, raison impuissance, taisez vous, nature imbcile ; apprenez que l'homme passe infiniment l'homme ; et entendez de votre Matre votre condition vritable que vous ignorez.

[] Car enfin si l'homme n'avait jamais t corrompu il jouirait de la vrit et de la flicit avec assurance. Et si l'homme n'avait jamais t que corrompu il n'aurait aucune ide ni de la vrit ni de la batitude. Mais malheureux que nous sommes, et plus que s'il n'y avait aucune grandeur dans notre condition, nous avons une ide du bonheur, et ne [36] pouvons y arriver ; nous sentons une image de la vrit, et ne possdons que le mensonge ; incapables d'ignorer absolument, et de savoir certainement ; tant il est manifeste que nous avons t dans un degr de perfection dont nous sommes malheureusement tombs.

[] Qu'est-ce donc que nous crie cette avidit et cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois en l'homme un vritable bonheur dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vide, qu'il essaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des prsentes, et que les unes et les autres sont incapables de lui donner, parce que ce gouffre infini ne peut tre rempli que par un objet infini et immuable ?

[] Chose tonnante cependant, que le mystre le plus loign de ntre connaissance qui est celui de la transmission du pch originel soit une chose dans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connaissance de [37] nous-mmes. Car il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus ntre raison que de dire que le pch du premier homme ait rendu coupables ceux qui tant si loigns de cette source semblent incapables d'y participer. Cet coulement ne nous parat pas seulement impossible, il nous semble mme trs injuste. Car qu'y a-t-il de plus contraire aux rgles de notre misrable justice que de damner ternellement un enfant incapable de volont pour un pch o il parat avoir eu si peu de part qu'il est commis six mille ans avant qu'il ft en tre ? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystre le plus incomprhensible de tous, nous sommes incomprhensibles nous-mmes. Le noeud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abme. De sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystre, que ce mystre n'est inconcevable l'homme;

[] Le pch originel est une folie devant les hommes ; mais on le [38] donne pour tel. On ne doit donc pas reprocher le dfaut de raison en cette doctrine, puis qu'on ne prtend pas que la raison y puisse atteindre. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des homme, Quod stultum est Dei sapientius est hominibus (I. Cor. I. I. [sic pour 1, 25]). Car sans cela que dira-t-on qu'est l'homme ? Tout son tat dpend de ce point imperceptible. et comment s'en ft il aperu par sa raison, puisque c'est une chose au dessus de sa raison ; et que sa raison bien loin de l'inventer par ses voies, s'en loigne quand on le lui prsente ?

[] Ces deux tats d'innocence, et de corruption tant ouverts il est impossible que nous ne les reconnaissions pas.

[] Suivons nos mouvements, observons nous nous-mmes, et voyons si nous n'y trouverons pas les caractres vivants de ces deux natures.

[] Tant de contradictions se trouveraient elles dans un sujet simple ?

[] Cette duplicit de l'homme est si visible qu'il y en a qui ont pens que nous avions deux mes, un [39] sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines varits, d'une prsomption dmesure un horrible abattement de coeur.

[] Ainsi toutes ces contrarits qui semblaient devoir le plus loigner les hommes de la connaissance d'une Religion, sont ce qui les doit plutt conduire la vritable.

Pour moi j'avoue qu'aussitt que la Religion Chrtienne dcouvre ce principe que la nature des hommes est corrompue et dchue de Dieu, cela ouvre les yeux voir partout le caractre de cette vrit. Car la nature est telle qu'elle marque partout un Dieu perdu, et dans l'homme, et hors de l'homme.

[] Sans ces divines connaissances qu'ont pu faire les hommes, sinon ou s'lever dans le sentiment intrieur qui leur reste de leur grandeur passe, ou s'abattre dans la vue de leur faiblesse prsente ? Car ne voyant pas la vrit entire ils n'ont pu arriver une parfaite vertu ; les uns considrant la nature comme incorrompue, les autres comme irrparable. [40] Ils n'ont pu fuir ou l'orgueil, ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices ; puisqu'ils ne pouvaient sinon ou s'y abandonner par lchet, ou en sortir par l'orgueil. Car s'ils connaissaient l'excellence de l'homme, ils en ignoraient la corruption ; de sorte qu'ils vitaient bien la paresse, mais ils se perdaient dans l'orgueil. Et s'ils reconnaissaient l'infirmit de la nature, ils en ignoraient la dignit ; de sorte qu'ils pourvoient bien en viter la vanit, mais c'tait en se prcipitant dans le dsespoir.

De l viennent les diverses sectes des Stociens et des picuriens, des Dogmatistes et des Acadmiciens, etc. La seule Religion Chrtienne a pu gurir ces deux vices ; non pas en chassant l'un par l'autre par la sagesse de la terre ; mais en chassant l'un et l'autre par la simplicit de l'vangile. Car elle apprend aux justes qu'elle lve jusqu' la participation de la Divinit mme, qu'en ce sublime tat ils portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute leur [41] vie sujets l'erreur, la misre, la mort, au pch ; et elle crie aux plus impies qu'ils sont capables de la grce de leur Rdempteur. Ainsi donnant trembler ceux qu'elle justifie, et consolant ceux qu'elle condamne, elle tempre avec tant de justesse la crainte avec l'esprance par cette double capacit qui est commune tous et de la grce et du pch, qu'elle abaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans dsesprer ; et qu'elle lve infiniment plus que l'orgueil de la nature, mais sans enfler ; faisant bien voir par l qu'tant seule exempte d'erreur et de vice, il n'appartient qu' elle et d'instruire et de corriger les hommes.

[] Le Christianisme est trange. Il ordonne l'homme de reconnatre qu'il est vil et mme abominable ; et il lui ordonne en mme temps de vouloir tre semblable Dieu. Sans un tel contrepoids cette lvation le rendrait horriblement vain, ou cet abaissement le rendrait horriblement abject. [42]

[] L'Incarnation montre l'homme la grandeur de sa misre par la grandeur du remde qu'il a fallu.

[] On ne trouve pas dans la Religion Chrtienne un abaissement qui nous rendre incapable du bien, ni une saintet exempte du mal.

[] Il n'y a point de doctrine plus propre l'homme que celle-l, qui l'instruit de sa double capacit de recevoir et de perdre la grce, cause du double pril o il est toujours expos de dsespoir ou d'orgueil.

[] Les Philosophes ne prescrivaient point des sentiments proportionns aux deux tats. Ils inspiraient des mouvements de grandeur pure, et ce n'est pas l'tat de l'homme. Ils inspiraient des mouvements de bassesse pure, et c'est aussi peu l'tat de l'homme. Il faut des mouvements de bassesse, non d'une bassesse de nature, mais de pnitence ; non pour y demeurer, mais pour aller la grandeur. Il faut des mouvements de grandeur, mais d'une grandeur qui vienne de la grce et non [43] du mrite, et pars avoir pass par la bassesse.

[] Nul n'est heureux comme un vrai Chrtien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable. Avec combien peu d'orgueil un Chrtien se croit-il uni Dieu ? Avec combien peu d'abjection s'gale-t-il aux vers de la terre ?

[] Qui peut donc refuser ses clestes lumires de les croire, et de les adorer ? Car n'est-t-il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous- mmes des caractres ineffaables d'excellence ? Et n'est-t-il pas aussi vritable que nous prouvons toute heure les effets de notre dplorable condition ? Que nous crie donc ce chaos et cette confusion monstrueuse, sinon la vrit de ces deux tats, avec une voix si puissante, qu'il est impossible d'y rsister ?

[44]

IV.

Il n'est pas incroyable que Dieu s'unisse nous

Ce qui dtourne les hommes de croire qu'ils soient capables d'tre unis Dieu n'est autre chose que la vue de leur bassesse. Mais s'ils l'ont bien sincre, qu'ils la suivent aussi loin que moi, et qu'ils reconnaissent que cette bassesse est telle en effet, que nous sommes par nous-mmes incapables de connatre si sa misricorde ne peut pas nous rendre capable de lui. Car je voudrais bien savoir d'o cette crature qui se reconnat si faible a le droit de mesurer la misricorde de Dieu, et d'y mettre les bornes que sa fantaisie lui suggre. L'homme sait si peu ce que c'est que Dieu, qu'il ne sait pas ce qu'il est lui-mme : et tout troubl de la vue de son propre tat, il ose dire que Dieu ne le peut pas rendre capable de sa communication. Mais je voudrais lui [45] demander si Dieu demande autre chose de lui, sinon qu'il l'aime et le connaisse ; et pourquoi il croit que Dieu ne peut se rendre connaissable et aimable lui, puisqu'il est naturellement capable d'amour et de connaissance. Car il est sans doute qu'il connat au moins qu'il est, et qu'il aime quelque chose. Dons s'il voit quelque chose dans les tnbres o il est, et s'il trouve quelque sujet d'amour parmi les choses de la terre, pourquoi, si Dieu lui donne quelques rayons de son essence, ne sera-t-il pas capable de le connatre, et de l'aimer en la manire qu'il lui plaira de se communiquer lui ? Il y a donc sans doute une prsomption insupportable dans ces sortes de raisonnements, quoiqu'ils paraissent fonds sur une humilit apparente qui n'est ni sincre ni raisonnable, si elle ne nous fait confesser, que ne sachant de nous-mmes qui nous sommes, nous ne pouvons l'apprendre que de Dieu.

[46]

V.

Soumission, et usage de la raison.

La dernire dmarche de la raison, c'est de connatre qu'il y a une infinit de choses qui la surpassent. Elle est bien faible si elle ne va jusques l.

[] Il faut savoir douter o il faut, assurer o il faut, se soumettre o il faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui pchent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme dmonstratif, manque de se connatre en dmonstration ; ou en doutant de tout, manque de savoir o il faut se soumettre ; ou en soumettant en tout, manque de savoir o il faut juger.

[] Si on soumet tout la raison, notre Religion n'aura rien de mystrieux et se surnaturel. Si on choque les principes de la raison, notre Religion sera absurde et ridicule.

[] La raison, dit Saint Augustin ne se soumettrait jamais, si elle ne [47] jugeait qu'il y a des occasions o elle se doit soumettre. Il est donc juste qu'elle se soumette quand elle juge qu'elle se doit soumettre, et qu'elle ne se soumette pas quand elle juge avec fondement qu'elle ne le doit pas faire : mais il faut prendre garde ne sa pas tromper.

[] La pit est diffrente de la superstition. Pousser la pit jusqu' la superstition c'est la dtruire. Les hrtiques nous reprochent cette soumission superstitieuse. C'est faire ce qu'ils nous reprochent que d'exiger cette soumission dans les choses qui ne sont pas matire de soumission.

Il n'y a rien de si conforme la raison que le dsaveu de la raison dans les choses qui sont de foi : et rien de se contraire la raison que le dsaveu de la raison dans les choses qui ne sont pas de foi. Ce sont deux excs galement dangereux, d'exclure la raison, de n'admettre que la raison.

[] La foi dit bien ce que les sens ne disent pas, mais jamais le contraire. Elle est au dessus, et non pas contre.

[48]

VI.

Foi sans raisonnement.

Si j'avais vu un miracle, disent quelques gens, je me convertirais. Ils ne parleraient pas ainsi s'ils savaient ce que c'est que conversion. Ils s'imaginent qu'il ne faut pour cela que reconnatre qu'il y a un Dieu, et que l'adoration consiste lui tenir de certains discours tels peu prs que les paens en faisaient leurs idoles. La conversion vritable consiste a s'anantir devant cet tre souverain qu'on a irrit tant de fois, et qui peut nous perdre lgitimement toute heure ; reconnatre qu'on ne peut rien sans lui, et qu'on n'a rien mrit de lui que sa disgrce. Elle consiste reconnatre qu'il y a une opposition invincible entre Dieu et nous, et que sans un mdiateur il ne peut y avoir de commerce.

[] Ne vous tonnez pas de voie des personnes simples croire sans raisonnement. Dieu leur donne l'amour [49] de sa justice et la haine d'eux- mmes. Il incline leur coeur croire. On ne croire jamais d'une crance utile et de foi, si Dieu n'incline le coeur, et on croira ds qu'il l'inclinera. Et c'est ce que David connaissait bien lorsqu'il disait : Inclina cor meum, Deus, in testimonia tua.

[] Ceux qui croient sans avoir examin les preuves de la Religion, c'est parce qu'ils ont une disposition intrieure toute sainte, et que ce qu'ils entendent dire de notre Religion y est conforme. Ils sentent qu'un Dieu les a faits. Ils ne veulent aimer que lui. Ils ne veulent har qu'eux-mmes. Ils sentent qu'ils n'en ont pas la force ; qu'ils sont incapables d'aller Dieu ; et que si Dieu ne vient eux, ils ne peuvent avoir aucune communication avec lui. Et ils entendent dire dans notre Religion qu'il ne faut aimer que Dieu, et ne hat que soi-mme ; mais qu'tant tous corrompus et incapables de Dieu, Dieu s'est faut homme pour s'unir nous. Il n'en faut pas davantage pour persuader des hommes qui [50] ont cette disposition dans le coeur, et cette connaissance de leur devoir et de leur incapacit.

[] Ceux que nous voyons Chrtiens sans la connaissance des prophties et des preuves, ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux qui ont cette connaissance. Ils en jugent par le coeur, comme les autres en jugent par l'esprit. C'est Dieu lui-mme qui les incline croire, et ainsi ils sont trs efficacement persuads.

J'avoue bien qu'un de ces Chrtiens qui croient sans preuves n'aura peut- tre pas de quoi convaincre un infidle qui en dira autant de soi. Mais ceux qui savent les preuves de la religion prouveront sans difficult que ce fidle est vritablement inspir de Dieu, quoi qu'il ne pt le prouver lui-mme.

[51]

VII.

Qu'il est plus avantageux de croire que de ne pas croire ce qu'enseigne la Religion Chrtienne.

AVIS.

Presque tout ce qui est contenu dans ce chapitre ne regarde que certaines sortes de personnes qui n'tant pas convaincues des preuves de la Religion, et encore moins des raisons des Athes, demeurent en un tat de suspension entre la foi et l'infidlit. L'auteur prtend seulement leur montrer par leurs propres principes, et par les simples lumires de la raison, qu'ils doivent juger qu'il leur est avantageux de croire, et que ce serait le parti qu'ils devraient prendre, si ce choix dpendait de leur volont. D'o il s'ensuit qu'au moins en attendant qu'ils aient trouv la lumire ncessaire pour se convaincre de la vrit, ils doivent faire tout ce qui les y peut disposer, et se dgager de tous les empchements qui les [52] dtournent de cette foi, qui sont principalement les passions et les vains amusements.

L'Unit jointe l'infini ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied une mesure infinie. Le fini s'anantit en prsence de l'infini, et devient un pur nant. Ainsi notre esprit devant Dieu ; ainsi notre justice devant la justice divine.

Il n'y a pas si grande disproportion entre l'unit et l'infini, qu'entre notre justice et celle de Dieu.

[] Nous connaissons qu'il y a un infini, et ignorons sa nature. Comme, par exemple, nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis. Donc il est vrai qu'il y a un infini en nombre. Mais nous ne savons ce qu'il est. Il est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair ; car en ajoutant l'unit il ne change point de nature. Ainsi on peut bien connatre qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est : et vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu de ce que nous ne connaissons pas parfaitement sa nature.

[53] Je ne me servirai pas, pour vous convaincre de son existence, de la foi par laquelle nous la connaissons certainement, ni de toutes les autres preuves que nous en avons, puisque vous ne les voulez pas recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes mmes ; et je ne prtends vous faire voir par la manire dont vous raisonnez tous les jours sur les choses de la moindre consquence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle-ci, et quel parti vous devez prendre dans la dcision de cette importante question de l'existence de Dieu. Vous dites donc que nous sommes incapables de connatre s'il y a un Dieu. Cependant il est certain que Dieu est, ou qu'il n'est pas ; il n'y a point de milieu. Mais de quel ct pencherons- nous ? La raison, dites vous, n'y peut rien dterminer. Il y a un chaos infini qui nous spare. Il se joue un jeu cette distance infinie, o il arrivera croix ou pile. Que gagnerez vous ? Par raison vous ne pouvez assurer ni l'un ni l'autre ; par raison vous ne pouvez nier aucun des deux.

[54] Ne blmez donc pas de fausset ceux qui ont fait un choix ; car vous ne savez pas s'ils ont tort, et s'ils ont mal choisi. Non, direz vous ; mais je les blmerai d'avoir fait non ce choix, mais un choix : et celui qui prend croix, et celui qui prend pile ont tous deux tort : le juste est de ne point parier.

Oui ; mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire ; vous tes embarqu ; et ne parier point que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel prendrez vous donc ? Pesons le gain et la perte en prenant le parti de croire que Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu'il est sans hsiter. Oui il faut gager. Mais je gage peut-tre trop. Voyons : puis qu'il y a pareil hasard de gain et de perte, quand vous n'auriez que deux vies gagner pour une, vous pourriez encore gager. Et s'il y en avait dix gagner, vous seriez bien imprudent de ne pas hasarder votre vie pour en gagner dix un jeu o il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y [55] a ici une infinit de vies infiniment heureuses gagner avec pareil hasard de perte et de gain ; et ce que vous jouer est si peu de chose, et de si peu de dure, qu'il y a de la folie le mnager en cette occasion.

Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, et qu'il est certain qu'on hasarde ; et que l'infinie distance qui est entre la certitude de ce qu'on expose et l'incertitude de ce que l'on gagnera gale le bien fini qu'on expose certainement l'infini qui est incertain. Cela n'est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et nanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pcher contre la raison. Il n'y a pas infinit de distance entre cette certitude de ce qu'on expose, et l'incertitude du gain ; cela est faux. Il y a la vrit infinit entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l'incertitude de gagner est proportionne la certitude de ce qu'on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte : et [56] de l vient que s'il y a autant de hasards d'un ct que de l'autre, le parti est jouer gal contre gal ; et alors la certitude de ce qu'on expose est gale l'incertitude de ce qu'on expose est gale l'incertitude du gain, tant s'en faut qu'elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il n'y a que le fini hasarder un jeu o il y a pareils hasards de gain que de perte, et l'infini gagner. Cela est dmonstratif, et si les hommes sont capables de quelques vrits ils le doivent tre de celle l.

Je le confesse, je l'avoue. mais encore n'y aurait-il point de moyen de vois un peu plus clair ? Oui, par le moyen de l'criture, et par toutes les autres preuves de la Religion qui sont infinies.

Ceux qui esprent leur salut, direz vous, sont heureux en cela. Mais ils ont pour contrepoids la crainte de l'enfer.

Mais qui a plus sujet de craindre l'enfer, ou celui qui est dans l'ignorance s'il y a un enfer, et dans la certitude la damnation s'il y en a ; ou [57] celui qui est dans une certaine persuasion qu'il y a un enfer, et dans l'esprance d'tre sauv s'il est ?

Quiconque n'ayant plus que huit jours vivre ne jugerait pas que le parti de croire que tout cela n'est pas un coup de hasard, aurait entirement perdu l'esprit. Or si les passions ne nous tenaient point, huit jours et cent ans sont une mme chose.

Quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidle, honnte, humble, reconnaissant, bienfaisant, sincre, vritable. A la vrit vous ne serez point dans les plaisirs empests, dans la gloire, dans les dlices. Mais n'en aurez vous point d'autre ? Je vous dis que vous y gagnerez en cette vie ; et qu' chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude du gain, et tant de nant dans ce que vous hasarderez, que vous connatrez la fin que vous avez pari pour une chose certaine et infinie, et que vous n'avez rien donn pour l'obtenir.

Vous dites que vous tes fait de telle sorte que vous ne sauriez [58] croire. Apprenez au moins votre impuissance croire, puisque la raison vous y porte, et que nanmoins vous ne le pouvez. Travaillez donc vous convaincre, non pas par l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller la foi, et vous n'en savez pas le chemin : vous voulez gurir de l'infidlit, et vous en demandez les remdes : apprenez de ceux qui ont t tels que vous, et qui n'ont prsentement aucun doute. Ils savent ce chemin que vous voudriez suivre, et ils sont guris d'un mal dont vous voulez gurir. Suivez la manire par o ils ont commenc ; imitez leurs actions extrieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions intrieures ; quittez ces vains amusements qui vous occupent tout entier.

J'aurais bientt quitt ces plaisirs, dites vous, si j'avais la foi. Et moi je vous dis que vous auriez bientt la foi si vous aviez quitt ces plaisirs. Or c'est vous commencer. Si je pouvais je vous donnerais [59] la foi : je ne le puis, ni par consquent prouver la vrit de ce que vous dites : mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs, et prouver si ce que je dis est vrai.

[] Il ne faut pas se mconnatre ; nous sommes corps autant qu'esprit : et del vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule dmonstration. Combien y a-t-il peu de choses dmontres ? Les preuves ne convainquent que l'esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes. Elle incline les sens qui entranent l'esprit sans qu'il y pense. Qui a dmontr qu'il sera demain jour, et que nous mourrons ; et qu'y a-t-il de plus universellement cr ? C'est donc la coutume qui nous ne persuade ; c'est elle qui fait tant de Turcs, et de Paens ; c'est elle qui fait les mtiers, les soldats, etc. Il est vrai qu'il ne faut pas commencer par elle pour trouver la vrit ; mais il faut avoir recours elle, quand une fois l'esprit a vu o est la vrit ; afin de nous abreuver et de nous teindre de cette crance qui nous chappe [60] toute heure ; car d'en avoir toujours les preuves prsentes c'est trop d'affaire. Il faut acqurir une crance plus facile qui est celle de l'habitude, qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances cette crance, en sorte que notre me y tombe naturellement. Ce n'est pas assez de ne croire que par la force de la conviction, si les sens, nous portent croire le contraire. Il faut donc faire marcher nos deux pices ensembles ; l'esprit, par les raisons qu'il suffit d'avoir vues unes fois en la vie ; et les sens, par la coutume, et en ne leur permettant pas de s'incliner au contraire.

VIII.

Image d'un homme qui s'est lass de chercher Dieu par le seul raisonnement, et qui commence lire l'criture.

Envoyant l'aveuglement et la misre de l'homme, et ces [61] contrarits tonnantes qui se dcouvrent dans sa nature, et regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumire, abandonn lui-mme, et comme gar dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant ; j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait port endormi dans une le dserte et effroyable, et qui s'veillerait sans connatre o il est, et sans avoir aucun moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas en dsespoir d'un si misrable tat. Je vois d'autres personnes auprs de moi de semblable nature. Je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi, et ils me disent que non. Et sur cela ces misrables gars ayant regard autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants s'y sont donns, et s'y sont attachs. Pour moi je n'ai pu m'y arrter, ni me reposer dans la socit de ces personnes semblables moi, misrables comme moi, impuissantes comme moi. Je vois qu'ils ne m'aideraient pas mourir : je [62] mourrai seul : il faut donc faire comme si j'tais seul : or si j'tais seul, je ne btirais pas des maisons, je ne m'embarrasserais point dans des occupations tumultuaires, je ne chercherais l'estime de personne, mais je tcherais seulement de dcouvrir la vrit.

Ainsi considrant combien il y a d'apparences qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ai recherch si ce Dieu dont tout le monde parle n'aurait point laiss quelques marques de lui. Je regarde de toutes parts, et ne vois partout qu'obscurit. La nature ne m'offre rien qui ne soit matire de doute et d'inquitude. Si je n'y voyais rien qui marqut une divinit, je me dterminerais n'en rien croire. Si je voyais partout les marques d'un Crateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais voyant trop pour nier, et trop peu pour m'assurer, je suis dans un tat plaindre, et o j'ai souhait cent fois que si un Dieu soutient la nature, elle le marqut sans quivoque, et que si les marques qu'elle en donne son trompeuses elle [63] les supprimt tout fait ; qu'elle dt tout, ou rien ; afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu'un l'tat o je suis, ignorant ce que je suis, et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon coeur tend tout entier connatre o est le vrai bien pour le suivre. Rien ne me serait trop cher pour cela.

Je vois des multitudes de Religions en plusieurs endroits du monde, et dans tous les temps. Mais elles n'ont ni morale qui me puisse plaire, ni preuves capables de m'arrter. Et ainsi j'aurais refus galement la Religion de Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens Romains, et celle des gyptiens, par cette seule raison, que l'une n'ayant pas plus de marques de vrit que l'autre, ni rien qui dtermine, la raison ne peut pencher plutt vers l'une que vers l'autre.

Mais en considrant ainsi cette inconstante et bizarre varit de moeurs et de crances dans les divers temps, je trouve en une petite partie du [64] monde un peuple particulier spar de tous les autres peuples de la terre, et dont les histoires prcdent de plusieurs sicles les plus anciennes que nous ayons. Je trouve donc ce peuple grand et nombreux, qui adore un seul Dieu, et qui se conduit par une loi qu'ils disent tenir de sa main. Ils soutiennent qu'ils sont les seuls du monde auxquels Dieu a rvl ses mystres ; que tous les hommes sont corrompus et dans la disgrce de Dieu ; qu'ils sont tous abandonns leur sens et leur propre esprit ; et que de l viennent les tranges garements, et les changements continuels qui arrivent entre eux, et de Religion, et de coutume ; au lieu qu'eux demeurent inbranlables dans leur conduite : mais que Dieu ne laissera pas ternellement les autres peuples dans ces tnbres ; qu'ils sont au monde pour l'annoncer ; qu'il sont forms exprs pour tre les hrauts de ce grand avnement, et pour appeler tous les peuples s'unir eux dans l'attente de ce librateur.

La rencontre de ce peuple m'tonne, [65] et me semble digne d'une extrme attention par quantit de choses admirables et singulires qui y paraissent.

C'est un peuple tout compos de frres ; et au lieu que tous les autres sont forms de l'assemblage d'une infinit de familles, celui-ci, quoique si trangement abondant, est tout sorti d'un seul homme ; et tant ainsi une mme chair et membres les uns des autres, ils composent une puissance extrme d'une seule famille. Cela est unique.

Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la connaissance des hommes ; ce qui me semble lui devoir attirer une vnration particulire, et principalement dans la recherche que nous faisons ; puisque si Dieu s'est de tout temps communiqu aux hommes, c'est ceux-ci qu'il faut recourir pour en savoir la tradition.

Ce peuple n'est pas seulement considrable par son antiquit, mais il est encore singulier en sa dure, qui a toujours continu depuis son origine jusqu' maintenant ; car au lieu [66] que les peuples de Grce, d'Italie, de Lacdmone, d'Athnes, de Rome, et les autres qui sont venus si longtemps aprs ont fini il y a longtemps, ceux-ci subsistent toujours et malgr les entreprises de tant de puisants Rois qui ont cent fois essay de les faire prir, comme les historiens le tmoignent, et comme il est ais de le juger par l'ordre naturel des choses, pendant un si long espace d'annes, ils se sont toujours conservs ; et s'tendant depuis les premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme dans sa dure celle de toute notre histoire.

La loi par laquelle ce peuple est gouvern est tout ensemble la plus ancienne loi du monde, la plus parfaite, et la seule qui ait toujours t garde sans interruption dans un tat. C'est ce que Philon Juif montre en divers lieux, et Josphe admirablement contre Appion, o il fait voir qu'elle est si ancienne, que le nom mme de loi n'a t connu des plus anciens que plus de mille ans aprs ; en sorte qu'Homre qui a parl [67] de tant de peuples ne s'en est jamais servi. Et il est ais de juger de la perfection de cette loi par sa simple lecture, o l'on voit qu'on y a pourvu toutes choses avec tant de sagesse, tant d'quit, tant de jugement, que les plus anciens Lgislateurs Grecs et Romains en ayant quelque lumire en ont emprunt leurs principales lois ; ce qui parat par celles qu'ils appellent des douze tables, et par les autres preuves que Josphe en donne.

Mais cette loi est en mme temps la plus svre et la plus rigoureuse de toutes, obligeant ce peuple pour le retenir dans son devoir mille observations particulires et pnibles sur peine de la vie. De sorte que c'est une chose tonnante qu'elle se soit toujours conserve durant tant de sicles parmi un peuple rebelle et impatient comme celui-ci ; pendant que tous les autres tats ont chang de temps en temps leurs lois, quoique tout autrement faciles observer;

[] Ce peuple est encore admirable en sincrit. Ils gardent avec amour et fidlit le livre o Mose [68] dclare qu'ils ont toujours t ingrats envers Dieu, et qu'il sait qu'ils le seront encore plus aprs sa mort ; mais qu'il appelle le ciel et la terre tmoins contre eux qu'il le leur a assez dit : qu'enfin Dieu s'irritant contre eux les dispersera par tous les peuples de la terre : que comme ils l'ont irrit en adorant des Dieux qui n'taient point leur leurs Dieux, il les irritera en appelant un peuple qui n'tait point son peuple.

[] Au reste je ne trouve aucun sujet de douter de la vrit du livre qui contient toutes ces choses. Car il y a bien de la diffrence entre un livre que fait un particulier, et qu'il jette parmi le peuple, et un livre qui fait lui- mme un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.

[] C'est un livre fait par des auteurs contemporains. Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte, comme les livres des Sibylles et de Trismegiste, et tant d'autres qui ont eu crdit au monde, et se trouvent faux dans la suite des temps. [69] Mais il n'en est pas de mme des auteurs contemporains

IX.

Injustice, et corruption de l'homme.

L'HOMME est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignit et tout son mrite. Tout son devoir est de penser comme il faut ; et l'ordre de la pense est de commencer par soi, par son auteur, et sa fin. Cependant quoi pense-t-on dans le monde . Jamais cela ; mais se divertir, devenir riche, acqurir de la rputation, se faire Roi, sans penser ce que c'est que d'tre Roi, et d'tre homme.

[] La pense de l'homme est une chose admirable par sa nature. Il fallait qu'elle et d'tranges dfauts pour tre mprisable. Mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature ! Qu'elle est basse par ses dfauts !

[] S'il y a un Dieu il ne faut aimer [70] que lui, et non les cratures. Le raisonnement des impies dans le livre de la Sagesse n'est fond que sur ce qu'ils se persuadent qu'il n'y a point de Dieu. Cela pos, disent-ils, jouissons donc des cratures. Mais s'ils eussent su qu'il y avait un Dieu ils eussent conclu tout le contraire. Et c'est la conclusion des sages : Il y a un Dieu : ne jouissons donc pas des cratures. Donc tout ce qui nous incite nous attacher la crature est mauvais ; puisque cela nous empche ou de servir Dieu si nous le connaissons, ou de le chercher si nous l'ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence. Donc nous sommes pleins de mal. Donc nous devons nous har nous-mmes, et tout ce qui nous attache autre chose qu' Dieu seul.

[] Quand nous voulons penser Dieu, combien sentons nous de choses qui nous en dtournent, et qui nous tentent de penser ailleurs ? Tout cela est mauvais et mme n avec nous.

[] Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il [71] est injuste que nous le voulions. si nous naissions raisonnables, et avec quelque connaissance de nous-mmes et des autres, nous n'aurions point cette inclination. Nous naissons donc injustes. Car chacun tend soi. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au gnral. Et la pente vers soi est le commencement de tout dsordre en guerre, en police, en conomie, etc.

[] Si les membres des communauts naturelles et civiles tendent au bien du corps, les communauts elles-mmes doivent tendre un autre corps plus gnral.

[] Quiconque ne hait point en soi cet amour propre, et cet instinct qui le porte se mettre au dessus de tout, est bien aveugle ; puisque rien n'est si oppos la justice et la vrit. Car il est faux que nous mritions cela ; et il est injuste et impossible d'y arriver, puisque tous demandent la mme chose. C'est donc une manifeste injustice o nous sommes ns, dont nous ne pouvons nous dfaire, et dont il faut nous dfaire.

Cependant nulle autre Religion que la Chrtienne n'a remarqu que ce ft un pch, ni que nous y fussions ns, ni que nous fussions obligs d'y rsister, ni n'a pens nous en donner les remdes.

[] Il y a une guerre intestine dans l'homme entre la raison et les passions. Il pourrait jouir de quelque paix s'il n'avait que la raison sans passions, ou s'il n'avait que les passions sans raison. Mais ayant l'un et l'autre, il ne peut tre sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'il ne soit en guerre avec l'autre. Ainsi il est toujours divis et contraire lui-mme.

[] Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel de vivre sans chercher ce qu'on est, c'en est un encore bien plus terrible de vivre mal en croyant Dieu. Tous les hommes presque sont dans l'un ou l'autre de ces deux aveuglements.

[73]

X.

Juifs.

DIEU voulant faire paratre qu'il pouvait former un peuple saint d'une saintet invisible, et le remplir d'une gloire ternelle, a fait dans les biens de la nature ce qu'il devait faire dans ceux de la grce ; afin qu'on juget qu'il pouvait faire es choses invisibles, puisqu'il faisait bien les visibles.

Il a donc sauv son peuple du dluge en la personne de No, il l'a fait natre d'Abraham, il l'a rachet d'entre ses ennemis, et l'a mis dans le repos.

L'objet de Dieu n'tait pas de sauver du dluge, et de faire natre tout un peuple d'Abraham simplement pour l'introduire dans une terre abondante. Mais comme la nature est une image de la grce, aussi ces miracles visibles sont les images des invisibles qu'il voulait faire.

[] Une autre raison pour laquelle [74] il a form le peuple Juif, c'est qu'ayant dessein de priver les siens des biens charnels et prissables, il voulait montrer par tant de miracles, que ce n'tait pas par impuissance.

[] Ce peuple tait plong dans ces penses terrestres ; que Dieu aimait leur pre Abraham, sa chair, et ce qui en sortirait ; et que c'tait pour cela qu'il les avait multiplis, et distingus de tous les autres peuples, sans souffrir qu'ils s'y mlassent, qu'il les avait retirs de l'gypte avec tous ces grands signes qu'il fit en leur faveur ; qu'il les avait nourris de la manne dans le dsert, qu'il les avait mens dans une terre heureuse et abondante ; qu'il leur avait donn des Rois, et un temple bien bti, pour y offrir des btes, et pour y tre purifis par l'effusion de leur sang ; et qu'il leur devait enfin envoyer le Messie pour les rendre matres de tout le monde.

[] Les Juifs taient accoutums aux grands et clatants miracles ; et n'ayant regard les grands coups de la mer rouge et la terre de Chanaan [75] que comme un abrg des grandes choses de leur Messie, ils attendaient de lui encore des choses plus clatantes, et dont tout ce qu'avait fait Mose ne ft que l'chantillon.

[] Ayant donc vieilli dans ces erreurs charnelles, JSUS-CHRIST est venu dans le temps prdit, mais non pas dans l'clat attendu ; et ainsi ils n'ont pas pens que ce ft lui. Aprs sa mort Saint Paul est venu apprendre aux hommes que toutes ces choses taient arrives en figure ; que le Royaume de Dieu n'tait pas dans la chair, mais dans l'esprit ; que les ennemis des hommes n'taient pas les Babyloniens, mais leurs passions ; que Dieu ne se plaisait pas aux temples faits de la main des hommes, mais en un coeur pur et humili ; que la circoncision du corps tait inutile, mais qu'il fallait celle du coeur, etc.

[] Dieu n'ayant pas voulu dcouvrir ces choses ce peuple qui en tait indigne, et ayant voulu nanmoins les prdire afin qu'elles fussent crues, en avait prdit le temps [76] clairement, et les avait mme quelquefois exprimes clairement, mais ordinairement en figures ; afin que ceux qui aimaient les choses a figurantes s'y arrtassent, et que ceux qui aimaient les b figures, les y vissent. C'est ce qui a fait qu'au temps du Messie les peuples se sont partags : les spirituels l'ont reu ; et les charnels qui l'on rejet, sont demeurs pour lui servir de tmoins.

a C'est--dire les choses charnelles qui servaient de figures. b C'est--dire les vrits spirituelles figures par les choses charnelles.

[] Les Juifs charnels n'entendaient ni la grandeur ni l'abaissement du Messie prdit dans leurs prophties. Ils l'ont mconnu dans sa grandeur, comme quant il est dit, que le Messie sera Seigneur de David quoique son fils, qu'il est devant Abraham, et qu'il l'a vu. Ils ne le croyaient pas si grand qu'il ft de toute ternit. Et ils l'ont mconnu de mme dans son abaissement et dans sa mort. Le messie, disaient-ils, demeure ternellement, et celui-ci dit qu'il mourra. Ils ne le croyaient donc ni mortel ni ternel : ils ne cherchaient en lui qu'une grandeur charnelle. [77]

[] Ils ont tant aim les choses figurantes, et les ont si uniquement attendues, qu'ils ont mconnu la ralit quand elle est venue dans le temps et en la manire prdite.

[] Ceux qui ont peine croire en cherchent un sujet en ce que les Juifs ne croient pas. Si cela tait si clair, dit-on, pourquoi ne croyaient-ils pas ? Mais c'est leur refus mme qui est le fondement de notre crance. Nous y serions bien moins disposs s'ils taient des ntres. Nous aurions alors un bien plus ample prtexte d'incrdulit, et de dfiance. Cela est admirable de voir les Juifs grands amateurs des choses prdites, et grands ennemis de l'accomplissement, et que cette aversion mme ait t prdite.

[] Il fallait que pour donner foi au Messie, il y et des prophties prcdentes, et qu'elles fussent portes par des gens non suspects, et d'une diligence, d'une fidlit, et d'un zle extraordinaire, et connu de toute le terre.

Pour faire russir tout cela, Dieu a [78] choisi ce peuple charnel, auquel il a mis en dpt les prophties qui prdisent le Messie comme librateur, et dispensateur des biens charnels que ce peuple aimait ; et ainsi il a eu une ardeur extraordinaire pour ses Prophtes, et a port la vue de tout le monde ces livres o le Messie est prdit, assurant toutes les nations qu'il devait venir, et en la manire prdite dans leurs livres qu'ils tenaient ouverts tout le monde. Mais tant dus par l'avnement ignominieux et pauvre du Messie, ils ont t ses plus grands ennemis. De sorte que voil le peuple du monde le moins suspect de nous favoriser, qui fait pour nous, et qui par le zle qu'il a pour sa loi et pour ses Prophtes porte et conserve avec une exactitude incorruptible et sa condamnation et nos preuves.

[] Ceux qui ont rejet et crucifi JSUS-CHRIST qui leur a t en scandale, sont ceux qui portent les livres qui tmoignent de lui, et qui disent qu'il sera rejet et en scandale. Ainsi ils ont marqu que c'tait [79] lui en le refusant : et il a t galement prouv et par les Juifs justes qui l'ont reu, et par les injustes qui l'ont rejet, l'un et l'autre ayant t prdit.

[] C'est pour cela que les prophties ont un sens cach, le spirituel dont ce peuple tait ennemi sous le charnel qu'il aimait. Si le sens spirituel et t dcouvert, ils n'taient pas capables de l'aimer ; et ne pouvant le porter ils n'eussent pas eu le zle pour la conservation de leurs livres et de leurs crmonies. Et s'ils avaient aim ces promesses spirituelles, et qu'ils les eussent conserves incorrompues jusques au Messie, leur tmoignage n'et pas eu de force, puis qu'ils en eussent t amis. Voil pourquoi il tait bon que le sens spirituel ft couvert. Mais d'un autre ct si ce sens et t tellement cach qu'il n'et point du tout paru, il n'et pu servir de preuve au Messie. Qu'a-t-il donc t fait ? Ce sens a t couvert sous le temporel dans la foule des passages, et a t dcouvert clairement en quelques-uns. [80] Outre que le temps et l'tat du monde ont t prdits si clairement que le Soleil n'est pas plus clair. Et ce sens spirituel est si clairement expliqu en quelques endroits, qu'il fallait un aveuglement pareil celui que la chair jette dans l'esprit quand il lui est assujetti pour ne le pas reconnatre.

Voil donc quelle a t la conduite de Dieu. Ce sens spirituel est couvert d'un autre en une infinit d'endroits, et dcouvert en quelques uns, rarement la vrit : mais en telle sorte nanmoins que les lieux o il est cach sont quivoques, et peuvent convenir aux deux ; au lieu que les lieux o il est dcouvert sont univoques, et ne peuvent convenir qu'au sens spirituel.

De sorte que cela ne pouvait induire en erreur, et qu'il n'y avait qu'un peuple aussi charnel que celui-l qui s'y pt mprendre.

Car quand les biens sont promis en abondance, qui les empchait d'entendre les vritables bien, sinon leur cupidit qui dterminait ce sens au [81] biens de la terre ? Mais ceux qui n'avaient de biens qu'en Dieu, les rapportaient uniquement Dieu. Car il y a deux principes qui partagent les volonts des hommes, la cupidit, et la charit. Ce n'est pas que la cupidit ne puisse demeurer avec la foi, et que la charit ne subsiste avec les biens de la terre. Mais la cupidit use de Dieu, et jouit du monde, et la charit au contraire use du monde et jouit de Dieu.

Or la dernire fin est ce qui donne le nom aux choses. Tout ce qui nous empche d'y arriver est appel ennemi. Ainsi les cratures quoique bonnes sont ennemies des justes quand elles les dtournent de Dieu, et Dieu mme est l'ennemi de ceux dont il trouble la convoitise.

Ainsi le mot d'ennemi dpendant de la dernire fin, les justes entendaient par l leurs passions, et les charnels entendaient les Babyloniens, de sorte que ces termes n'taient obscurs que pour les injustes. Et c'est ce que dit Isae (8. 16.) : Signa legem in discipulis meis ; et que JSUS- CHRIST [82] sera pierre de scandale (8. 14.) ; mais bienheureux ceux qui ne seront point scandaliss en lui (Matth. 1. 6.). Oze le dit aussi parfaitement (14. 10.) : O est le sage ; et il entendra ce que je dis ? car les voies de Dieu sont droites ; les justes y marcheront, mais les mchants y trbucheront.

Et cependant ce Testament fait de telle sorte qu'en clairant les uns il aveugle les autres, marquait en ceux-mmes qu'il aveuglait, la vrit qui devait tre connue des autres. Car les biens visibles qu'ils recevaient de Dieu taient si grands et si divins, qu'ils paraissait bien qu'il avait le pouvoir de leur donner les invisibles et un Messie.

[] Le temps du premier avnement de JSUS-CHRIST est prdit ; le temps du second ne l'est point ; parce que le premier devait tre cach ; au lieu que le second doit tre clatant et tellement manifeste que ses ennemis mme le reconnatront. Mais comme dans son premier avnement, il ne devait venir qu'obscurment, et pour tre connu seulement de ceux qui fonderaient les critures, Dieu [83] avait tellement dispos les choses, que tout servait la faire reconnatre. Les Juifs le prouvaient en le recevant ; car ils taient les dpositaires des prophties : et ils le prouvaient aussi en ne le recevant point ; parce qu'en cela ils accomplissaient les prophties.

[] Les Juifs avaient des miracles, des prophties qu'ils voyaient accomplir, et la doctrine de leur loi taient de n'adorer et de n'aimer qu'un Dieu ; elle tait aussi perptuelle. Ainsi elle avait toutes les marques de la vraie Religion ; Aussi l'tait elle. Mais il faut distinguer la doctrine des Juifs, d'avec la doctrine de la loi des Juifs. Or la doctrine des Juifs n'tait pas vraie, quoiqu'elle et les miracles, les prophties, et la perptuit ; parce qu'elle n'avait pas cet autre point de n'adorer et n'aimer que Dieu.

La Religion Juive doit donc tre regarde diffremment dans la tradition de leurs Saints, et dans la tradition du peuple. La morale et la flicit en sont ridicules dans la tradition [84] du peuple ; mais elle est incomparable dans celle de leurs Saints. Le fondement en est admirable. C'est le plus ancien livre du monde et le plus authentique. Et au lieu que Mahomet pour faire subsister le sien a dfendu de le lire, Mose pour faire subsister le sien a ordonn tout le monde de le lire.

[] La Religion Juive est toute divine dans son autorit, dans sa dure, dans sa perptuit, dans sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses effets, etc.

Elle a t forme sur la ressemblance de la vrit du Messie ; et la vrit du Messie a t reconnue par la Religion des Juifs qui en tait la figure.

Parmi les Juifs la vrit n'tait qu'en figure. Dans le ciel elle est dcouverte. Dans l'glise elle est couverte, et reconnue par le rapport la figure. La figure a t faite sur la vrit, et la vrit a t reconnue sur la figure.

[] Qui jugera de la Religion des Juifs par les grossiers la connatra [85] mal. Elle est visible dans les saints livres, et dans la tradition des Prophtes, qui ont assez fait voir qu'ils n'entendaient pas la loi la lettre. Ainsi notre Religion est divine dans l'vangile, les Aptres, et la tradition ; mais elle est tout dfigure dans ceux qui la traitent mal.

[] Les Juifs taient de deux sortes. Les uns n'avaient que les affections paennes ; les autres avaient les affections Chrtiennes.

[] Le Messie, selon les Juifs charnels, doit tre un grand Prince temporel. Selon les Chrtiens charnels, il est venu nous dispenser d'aimer Dieu, et nous donner des Sacrements qui oprent tout sans nous. ni l'un ni l'autre n'est la Religion Chrtienne ni Juive.

[] Les vrais Juifs et les vrais Chrtiens ont reconnu un Messie qui les ferait aimer Dieu, et par cet amour triompher de leurs ennemis.

[] Le voile qui est sur les livres de l'criture pour les Juifs, y est aussi pour les mauvais Chrtiens, et pour tous ceux qui ne se hassent pas [86] eux- mmes. Mais qu'on est bien dispos les entendre, et connatre JSUS- CHRIST quand on se hait vritablement soi-mme !

[] Les Juifs charnels tiennent milieu entre les Chrtiens et les Paens. Les Paens ne connaissent point Dieu, et n'aiment que la terre. Les Juifs connaissent le vrai Dieu, et n'aiment que la terre. Les Chrtiens connaissent le vrai Dieu, et n'aiment point la terre. Les Juifs et les Paens aiment les mmes biens. Les Juifs et les Chrtiens connaissent le mme Dieu.

[] C'est visiblement un peuple fait exprs pour servir de tmoins au Messie. Il porte les livres, et les aime, et ne les entend point. Et tout cela est prdit ; car il est dit que les jugements de Dieu leur sont confis, mais comme un livre scell.

[] Tandis que les Prophtes ont t pour maintenir la loi, le peuple a t ngligent. Mais depuis qu'il n'y a plus eu de Prophtes, le zle a succd : ce qui est une providence admirable.

[86]

XI.

Mose.

LA cration du monde commenant s'loigner, Dieu a pourvu d'un historien contemporain, et a commis tout un peuple pour la garde de ce livre ; afin que cette histoire ft la plus authentique du monde, et que tous les hommes pussent apprendre une chose si ncessaire savoir, et qu'on ne peut savoir que par-l.

[] Mose tait habile homme. Cela est clair. Donc s'il et eu dessein de tromper, il l'et fait en sorte qu'on ne l'et pu convaincre de tromperie. Il a fait tout le contraire ; car s'il et dbit des fables, il n'y et point eu de Juif qui n'en et pu reconnatre l'imposture.

Pourquoi, par exemple, a-t-il fait la vie des premiers hommes si longues, et si peu de gnration ? Il et pu se cacher dans une multitude de gnrations ; mais il ne le pouvait en si [88] peu ; car ce n'est pas le nombre des annes, mais la multitude des gnrations qui rend les choses les plus mmorables qui se soient jamais imagines, savoir la cration, et le dluge, si proche qu'on y touche, par le peu qu'il fait de gnrations. De sorte qu'au temps o il crivait ces choses, la mmoire en devait encore tre toute rcente dans l'esprit de tous les Juifs.

[] Sem qui a vu Lamech, qui a vu Adam, a vu au moins Abraham, et Abraham a vu Jacob, qui a vu ceux qui ont vu Mose. Donc le dluge et la cration sont vrais. Cela conclut entre de certaines gens qui l'entendent bien.

[] La longueur de la vie des Patriarche, au lieu de faire que les histoires passes se perdissent, servait au contraire les conserver. Car ce qui fait que l'on n'est pas quelquefois assez instruit dans l'histoire de ses anctres, c'est qu'on n'a jamais gure vcu avec eux, et qu'il sont morts [89] souvent devant que l'on et atteint l'ge de raison. Mais lorsque les hommes vivaient si longtemps, les enfants vivaient longtemps avec leurs pres, et ainsi ils les entretenaient longtemps. Or de quoi les eussent-ils entretenus sinon de l'histoire de leurs anctres, puisque toute l'histoire tait rduite celle l, et qu'il n'avaient ni les sciences, ni les arts qui occupent une grande partie des discours de la vie ? Aussi l'on voit qu'en ce temps l, les peuples avaient un soin particulier de conserver leurs gnalogies.

XII.

Figures.

IL y a des figures claires et des dmonstratives ; mais il y en a d'autres qui semblent moins naturelles, et qui ne prouvent qu' ceux qui sont persuads d'ailleurs. Ces figures l seraient semblables celles de ceux qui fondent des prophties sur l'Apocalypse qu'ils expliquent leur [90] fantaisie. Mais la diffrence qu'il y a, c'est qu'ils n'en ont point d'indubitables qui les appuient. Tellement qu'il n'y a rien de si injuste, que quand ils prtendent que les leurs sont aussi bien fondes que quelques unes des ntres ; car ils n'en ont pas de dmonstratives comme nous en avons. La partie n'est donc pas gale. Il ne faut pas galer et confondre ces choses parce qu'elles semblent tre semblables par un bout, tant si diffrentes par l'autre.

[] JSUS-CHRIST figur par Joseph bien aim de son pre, envoy du pre pour voir ses frres, est l'innocent vendu par ses frres vingt deniers, et par l devenu leur Seigneur, leur Sauveur, et le Sauveur des trangers, et le Sauveur du monde ; ce qui n'et point t sans le dessein de le perdre, sans la vente et la rprobation qu'ils en firent.

[] Dans la prison, Joseph innocent entre deux criminels ; JSUS-CHRIST sur la croix entre deux larrons. Joseph prdit le salut l'un et la mort l'autre sur les mmes apparences ; [91] JSUS-CHRIST sauve l'un et laisse l'autre aprs les mmes crimes. Joseph ne fait que prdire ; JSUS-CHRIST fait. Joseph demande celui qui sera sauv qu'il se souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire ; et celui que JSUS-CHRIST sauve lui demande qu'il se souvienne de lui quand il sera en son Royaume.

[] La Synagogue ne prissait point, parce qu'elle tait la figure de l'glise ; mais parce qu'elle n'tait que la figure, elle est tombe dans la servitude. La figure a subsist jusqu' la vrit ; afin que l'glise ft toujours visible, ou dans la peinture qui la promettait, ou dans l'effet.

XIII.

Que la Loi tait figurative.

POUR prouver tout d'un coup les deux Testaments, il ne faut que voir si les prophties de l'un sont accomplies en l'autre.

[] Pour examiner les prophties il [92] faut les entendre. Car si l'on croit qu'elle n'ont qu'un sens, il est sr que le Messie ne sera point venu. Mais si elle sont deux sens, il est sr qu'il sera venu en JSUS-CHRIST.

Toute la question est donc de savoir si elle sont deux sens ; si elles sont figures ou ralits ; c'est--dire, s'il y faut chercher quelque autre chose que ce qui parat d'abord, ou s'il faut s'arrter uniquement ce premier sens qu'elles prsentent.

Si la loi et les sacrifices sont la vrit, il faut qu'ils plaisent Dieu et qu'ils ne lui dplaisent point. S'ils sont figures, il faut qu'ils plaisent, et dplaisent.

Or dans toute l'criture ils plaisent, et dplaisent. Donc ils sont figures.

[] Il est dit que la loi sera change ; que le sacrifice sera chang ; qu'ils seront sans Rois, sans Princes, et sans sacrifices ; qu'il sera fait une nouvelle alliance ; que la loi sera renouvele ; que les prceptes qu'ils ont reus ne sont pas bons ; que leurs sacrifices sont abominables ; que Dieu [93] n'en a point demand.

Il est dit au contraire que la loi durera ternellement ; que cette alliance sera ternelle ; que le sacrifice sera ternel ; que le sceptre ne sortira jamais d'avec eux, puis qu'il n'en doit point sortir que le Roi ternel n'arrive. Tous ces passages marquent-ils que ce soit ralit ? Non. Marquent ils aussi que ce soit figure ? Non : mais que c'est ralit ou figure. Mais les premiers excluants la ralit marquent que ce n'est que figure.

Tous ces passages ensemble ne peuvent tre dits de la ralit : tous peuvent tre dits de la figure : donc ils ne sont pas dits de la ralit, mais de la figure.

[] Pour savoir si la loi et les sacrifices sont ralit ou figures, il faut voir si les Prophtes en parlant de ces choses y arrtaient leur vue et leur pense, en sorte qu'ils ne vissent que cette ancienne alliance ; o s'ils y voyaient quelque autre chose dont elles fussent la peinture ; car dans un portrait on voit la chose figure. Il ne faut pour cela qu'examiner ce qu'ils disent.

Quand ils disent qu'elle sera ternelle, entendent-ils parler de l'alliance de laquelle ils disent qu'elle sera change ? et de mme des sacrifices, etc.

[] Les Prophtes ont dit clairement qu'Isral serait toujours aim de Dieu, et que la loi serait ternellement ; et ils ont dit que l'on n'entendrait point leur sens, et qu'ils tait voil.

[] Le chiffre a deux sens. Quand on surprend une lettre importante o l'on trouve un sens clair, et o il est dit nanmoins que le sens en est voil et obscurci : qu'il est cach en sorte qu'on verra cette lettre, sans la voir, et qu'on l'entendra sans l'entendre ; que doit on en penser sinon que c'est un chiffre a double sens ; et d'autant plus qu'on y trouve des contrarits manifestes dans le sens littral ? Combien doit-on donc estimer ceux qui nous dcouvrent le chiffre, et qui nous apprennent connatre le sens cach, et principalement quand les principes qu'ils en prennent sont tout fait naturels et clairs ? C'est ce qu'a [95] fait JSUS-CHRIST et les Aptres. Ils ont lev le sceau, ils ont rompu le voile, et dcouvert l'esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis de l'homme sont ses passions ; que le Rdempteur serait spirituel ; qu'il y aurait deux avnements, l'un de misre, pour abaisser l'homme superbe, l'autre de gloire, pour lever l'homme humili ; que JSUS-CHRIST sera Dieu et homme.

[] JSUS-CHRIST n'a fait autre chose qu'apprendre aux hommes qu'ils s'aimaient eux-mmes, et qu'ils taient esclaves, aveugles, malades, malheureux, et pcheurs ; qu'il fallait qu'il les dlivrt, clairt, batifit, et gurt ; que cela se ferait en se hassant soi-mme, et en le suivant par la misre et la mort de la croix.

[] La lettre tue : tout arrivait en figures : il fallait que le Christ souffrit : un Dieu humili : circoncision du coeur : vrai jene : vrai sacrifice : vrai temple : double loi : double table de la loi : double temple : double captivit : voil le chiffre qu'il nous a donn. [96]

Il nous a appris enfin que toutes ces choses n'taient que figures, et ce que c'est que vraiment libre, vrai Isralite, vraie circoncision, vrai pain du Ciel, etc.

[] Dans ces promesses l chacun trouve ce qu'il a dans le fond de son coeur, les biens temporels, ou les biens spirituels ; Dieu, ou les cratures ; mais avec cette diffrence, que ceux qui y cherchent les cratures, les y trouvent, mais avec plusieurs contradictions, avec la dfense de les aimer, avec ordre de n'adorer que Dieu, et de n'aimer que lui : au lieu que ceux qui y cherchent Dieu, le trouvent, et sans aucune contradiction, et avec commandement de n'aimer que lui.

[] Les sources des contrarits de l'criture sont un Dieu humili jusqu' la mort de la croix, un Messie triomphant de la mort par sa mort, deux natures en JSUS-CHRIST, deux avnements, deux tats de la nature de l'homme.

[] Comme on ne peut bien faire le caractre d'une personne qu'en [97] accordant toutes les contrarits, et qu'il ne suffit pas de suivre une suite de qualits accordante, sans concilier les contraires ; aussi pour entendre le sens d'un auteur, il faut accorder tous les passages contraires.

Ainsi pour entendre l'criture, il faut avoir un sens dans lequel tous les passages contraires s'accordent. Il ne suffit pas d'en avoir un qui convienne plusieurs passages accordants ; mais il faut en avoir un qui concilie les passages mme contraires.

Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s'accordent, ou il n'a point de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l'criture, ni des Prophtes. Ils avaient effectivement trop de bon sens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrarits.

Le vritable sens n'est donc pas celui des Juifs. Mais en JSUS-CHRIST toutes les contradictions sont accordes.

Les Juifs ne sauraient accorder la cassation de la Royaut et Principaut prdite par Oze avec la prophtie de Jacob. [98]

Si on prend la loi, les sacrifices, et le royaume pour ralits, on ne peut accorder tous les passages d'un mme auteur, ni d'un mme livre, ni quelque fois d'un mme chapitre. Ce qui marque assez quel tait le sens de l'auteur.

[] Il n'tait point permis de sacrifier hors de Jrusalem, qui tait le lieu que le Seigneur avait choisi, ni mme de manger ailleurs les dcimes.

[] Oze a prdit qu'ils seraient sans Roi, sans Prince, sans sacrifice, et sans Idoles. Ce qui est accompli aujourd'hui, ne pouvant faire de sacrifice lgitime hors de Jrusalem.

[] Quand la parole de Dieu qui est vritable, est fausse littralement, elle est vraie spirituellement. Sede dextris meis. Cela est faux littralement dit, cela est vrai, spirituellement. En ces expressions il est parl de Dieu la manire des hommes ; et cela ne signifie autre chose sinon que l'intention que les hommes ont en faisant asseoir leur droit, Dieu l'aura [99] aussi. C'est donc une marque de l'intention de Dieu, et non de sa manire de l'excuter.

Ainsi quand il est dit : Dieu a reu l'odeur de vos parfums, et vous donnera en rcompense une terre fertile et abondante ; c'est--dire, que la mme intention qu'aurait un homme qui agrant vos parfums vous donnerait en rcompense une terre abondante, Dieu l'aura pour vous, parce que vous avez eu pour lui, la mme intention qu'un homme a pour celui qui il donne des parfums.

[] L'unique objet de l'criture est la charit. Tout ce qui ne va point l'unique but en est la figure ; car puisqu'il n'y a qu'un but, tout ce qui n'y va point en mots propres est figure.

Dieu diversifie ainsi cet unique prcepte de charit, pour satisfaire notre faiblesse qui recherche la diversit, par cette diversit qui nous mne toujours notre unique ncessaire. Car une seul chose est ncessaire, et nous aimons la diversit, et [100] Dieu satisfait l'un et l'autre par ces diversits qui mnent ce seul ncessaire.

[] Les Rabbins prennent pour figures les mamelles de l'pouse, et tout ce qui n'exprime pas l'unique but qu'ils ont de biens temporels.

[] Il y en a qui voient bien qu'il n'y a pas d'autre ennemi de l'homme que la concupiscence qui le dtourne de Dieu, ni d'autre bien que Dieu, et non pas une terre fertile. Ceux qui croient que le bien de l'homme est en la chair, et le mal en ce qui le dtourne des plaisirs des sens ; qu'ils sen saoulent, et qu'ils y meurent. Mais ceux qui cherchent Dieu de tout leur coeur, qui n'ont de dplaisir que d'tre privs de sa vue, qui n'ont de dsir que pour le possder, et d'ennemis que ceux qui les en dtournent, qu'ils s'affligent de se voir environns et domins de tels ennemis ; qu'ils se consolent ; il y a un librateur pour eux ; il y a un Dieu pour eux. Un Messie a t promis pour dlivrer des ennemis ; et il en est venu un pour [101] dlivrer des iniquits, mais non pas des ennemis.

[] Quand David prdit que le Messie dlivrera son peuple de ses ennemis, on peut croire charnellement que ce sera des gyptiens, et alors je ne saurais montrer que la prophtie soit accomplie. Mais ont peut bien croire aussi que ce sera des iniquits. Car dans la vrit les gyptiens ne sont pas des ennemis, mais les iniquits le sont. Ce sont mot d'ennemis est donc quivoque.

Mais s'il dit l'homme, comme il fait qu'il dlivrera son peuple de ses pchs, aussi bien qu'Isae et les autres, l'quivoque est te, et le sens double des ennemis rduit au sens simple d'iniquits ; car s'il avait dans l'esprit les pchs, il les pouvait bien dnoter par ennemis ; mais s'il pensait aux ennemis, il ne les pouvait pas dsigner par iniquits.

Or Mose, David et Isae usaient des mmes termes. Qui dira donc qu'ils n'avaient pas mme sens, et que le sens de David est manifestement d'iniquits lorsqu'il [102] parlait d'ennemis, ne ft pas le mme que celui de Mose en parlant d'ennemis ?

Daniel chap. 9. prie pour la dlivrance du peuple de la captivit de leurs ennemis ; mais il pensait aux pchs ; et pour le montrer il dit, que Gabriel lui vint dire qu'il tait exauc, et qu'il n'y avait que septante semaines attendre, aprs quoi le peuple serait dlivr d'iniquit, le Saint des Saints amnerait la justice ternelle, non la lgale, mais l'ternelle.

Ds qu'une fois on a ouvert ce secret il est impossible de ne le pas voir. Qu'on lise l'ancien Testament en cette vue, et qu'on voie si les sacrifices taient vrais, si la parent d'Abraham tait la vraie cause de l'amiti de Dieu, si la terre promise tait le vritable lieu du repos. Non. Donc c'taient des figures. Qu'on voie de mme toutes les crmonies ordonnes, et tous les commandements qui ne sont pas de la charit ; on verra que ce sont les figures.

[103] XIV.

Jsus-Christ.

LA distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits la charit, car elle est surnaturelle.

Tout l'clat des grandeurs n'a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l'esprit.

La grandeur des gens d'esprit est invisible aux riches, aux Rois, aux conqurants, et tous ces grands de chair.

La grandeur de la sagesse qui vient de Dieu est invisible aux charnels, et aux gens d'esprit. Ce sont trois ordres de diffrents genres.

Les grands gnies ont leur empire, leur clat, leur grandeur, leurs victoires, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles, qui n'ont nuls rapport avec celles qu'ils cherchent. Ils sont vus des esprits, non des yeux mais c'est assez.

Les Saints ont leur empire, leur [104] clat, leurs victoires, et n'ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles, qui ne sont pas de leur ordre, et qui n'ajoutent ni n'tent la grandeur qu'ils dsirent. Ils sont vus de Dieu et des Anges, et non des corps ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.

Archimde sans aucun clat de naissance serait en mme vnration. Il n'a pas donn des batailles, mais il a laiss tout l'univers des inventions admirables. O qu'il est grand et clatant aux yeux de l'esprit !

JSUS-CHRIST sans bien et sans aucune production de science au dehors, est dans son ordre de saintet. Il n'a point donn d'inventions ; il n'a point rgn ; mais il a t humble, patient, saint devant Dieu, terrible aux dmons, sans aucun pch. O qu'il est venu en grande pompe, et en une prodigieuse magnificence aux yeux du coeur, et qui voient la sagesse !

Il et t inutile Archimde de faire le Prince dans ses livres de Gomtrie, quoiqu'il le ft.

[105] Il et t inutile notre Seigneur JSUS-CHRIST pour clater dans son rgne de saintet de venir en Roi. Mais qu'il est bien venu avec l'clat de son ordre !

Il est ridicule de se scandaliser de la bassesse de JSUS-CHRIST, comme si cette bassesse tait du mme ordre que la grandeur qu'il venait faire paratre. Qu'on considre cette grandeur l dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurit, dans sa mort, dans l'lection des siens, dans leur fuite, dans sa secrte rsurrection, et dans le reste ; on la verra si grande, qu'on n'aura pas sujet de se scandaliser d'une bassesse qui n'y est pas.

Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s'il n'y en avait pas de spirituelles ; et d'autres qui n'admirent que les spirituelles, comme s'il n'y en avait pas d'infiniment plus hautes dans la sagesse.

Tous les corps, le firmament, les toiles, la terre, et les Royaumes ne valent pas le moindre des esprits ; [106] car il connat tout cela, et soi-mme ; et le corps rien. Et tous les corps et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charit ; car elle est d'un ordre infiniment plus lev.

De tous les corps ensemble on ne saurait tirer la moindre pense : cela est impossible, et d'un autre ordre. Tous les corps et tous les esprits ensemble ne sauraient produire un mouvement de vraie charit : cela est impossible, et d'un autre ordre tout surnaturel.

[] JSUS-CHRIST a t dans une obscurit (selon ce que le monde appelle obscurit) telle que les historiens qui n'crivent que les choses importantes l'ont peine aperu.

[] Quel homme eut jamais plus d'clat que JSUS-CHRIST ? Le peuple Juif tout entier le prdit avant sa venue. Le peuple Gentil l'adore aprs qu'il est venu. Les deux peuples Gentil et Juif le regardent comme leur centre. Et cependant quel homme jouit jamais moins de tout [107] cet clat ? De trente trois ans il en vit trente sans paratre. Dans les trois autres il passe pour imposteur ; les Prtres et les principaux de sa nation le rejettent ; ses amis et ses proches le mprisent. Enfin il meurt d'une mort honteuse, trahi par un des siens, reni par l'autre, et abandonn de tous.

Quelle part a-t-il donc cet clat ? Jamais homme n'a eu tant d'clat : jamais homme n'a eu plus d'ignominie. Tout cet clat n'a servi qu' nous, pour nous le rendre reconnaissable : et il n'en a rien eu pour lui.

[] JSUS-CHRIST parle des plus grandes choses si simplement, qu'il semble qu'il n'y a pas pens ; et si nettement nanmoins, qu'on voit bien ce qu'il en pensait. Cette clart jointe cette navet est admirable.

[] Qui a appris aux vanglistes les qualits d'une me vritablement hroque pour la peindre si parfaitement en JSUS-CHRIST ? Pourquoi le font-ils faible dans son agonie ? Ne savent-ils pas peindre une mort constante ? Oui sans doute ; [108] car le mme Saint Luc peint celle de Saint tienne plus forte que celle de JSUS-CHRIST. Ils le font donc capable de crainte avant que la ncessit de mourir soit arriv, et en suite tout fort. Mais quand ils le font troubl, c'est quand il se trouble lui-mme ; et quand les hommes le troublent, il est tout fort.

[] L'vangile ne parle de la virginit de la Vierge que jusqu' la naissance de JSUS-CHRIST : tout par rapport JSUS-CHRIST.

[] Les deux Testaments regardent JSUS-CHRIST, l'ancien comme son attente, le nouveau comme son modle ; tous deux comme leur centre.

[] Les Prophtes ont prdit, et n'ont pas t prdits. Les Saints ensuite sont prdits, mais non prdisants. JSUS-CHRIST est prdit et prdisant.

[] JSUS-CHRIST pour tous, Mose pour un peuple.

Les Juifs bnis en Abraham. Je bnirai ceux qui te bniront. Mais toutes nations bnites en sa semence.

Lumen ad revelationem gentium.

Non fecit taliter omni nationi, disait David en parlant de la loi. Mais en parlant de JSUS-CHRIST, il faut dire : fecit taliter omni nationi.

Aussi c'est JSUS-CHRIST d'tre universel. L'glise mme n'offre le sacrifice que pour les fidles : JSUS-CHRIST a offert celui de la croix pour tous.

[] Tendons donc les bras notre librateur, qui ayant t promis durant quatre mille ans, est enfin venu souffrir et mourir pour nous sur la terre dans les temps et dans toutes les circonstances qui en ont t prdites. Et attendant par sa grce la mort en pais dans l'esprance de lui tre ternellement unis, vivons cependant avec joie, soit dans les biens qu'il lui plat de nous donner, soit dans les maux qu'il nous envoie pour notre bien, et qu'il nous a appris souffrir par son exemple.

[110] XV.

Preuves de JSUS-CHRIST par les prophties.

LA plus grande des preuves de JSUS-CHRIST ce sont les prophties. C'est aussi quoi Dieu a le plus pourvu ; car l'vnement qui les a remplies est un miracle subsistant depuis la naissance de l'glise jusqu' la fin. Ainsi Dieu a suscit des Prophtes durant seize cents ans ; et pendant quatre cens ans aprs il a dispers toutes ces prophties avec tous les Juifs qui portaient dans tous les lieux du monde. Voil quelle a t la prparation la naissance de JSUS-CHRIST, dont l'vangile devant tre cru par tout le monde, il a fallu non seulement qu'il y ait eu des prophties pour le faire croire, mais encore que ses prophties fussent rpandues par tout le monde, pour le faire embrasser par tout le monde.

[] Quand un seul homme aurait [111] fait un livre des prdictions de JSUS-CHRIST pour le temps, et pour la manire, et que JSUS-CHRIST serait venu conformment ces prophties, ce serait un force infinie. Mais il y a bien plus ici. C'est une suite d'hommes durant quatre mille ans, qui constamment et sans variation viennent l'un ensuite de l'autre prdire ce mme avnement. C'est un peuple entier qui l'annonce, et qui subsiste pendant quatre mille annes, pour rendre en corps tmoignage des assurances qu'ils en ont, et dont ils ne peuvent tre dtourns par quelques menaces et quelque perscution qu'on leur fasse : ceci est tout autrement considrable.

[] Le temps est prdit par l'tat du peuple Juif, par l'tat du peuple Paen, par l'tat du temple, par le nombre des annes.

[] Les Prophtes ayant donn diverses marques qui devaient toutes arriver l'avnement du Messie, il fallait que toutes ces marques arrivassent en mme temps ; et ainsi il fallait que la quatrime monarchie [112] ft venue lorsque les septante semaines de Daniel seraient accomplies ; que le sceptre ft alors t de Jude ; et qu'alors le Messie arrivt. Et JSUS- CHRIST est arriv alorsqui s'est dit le Messie.

[] Il est prdit que dans la quatrime Monarchie, avant la destruction du second temple, avant que la domination des Juifs ft te, et en la septantime semaine de Daniel, les Paens seraient instruits, et amens la connaissance du Dieu ador par les Juifs ; que ceux qui l'aiment seraient dlivrs de leurs ennemis, et remplis de sa crainte et de son amour.

Et il est arriv qu'en la quatrime Monarchie, avant la destruction du second temple, etc. les Paens en foule adorent Dieu, et mnent une vie anglique ; les filles consacrent Dieu leur virginit, et leur vie ; les hommes renoncent tout plaisir : ce que Platon n'a pu persuader quelque peu d'hommes choisis et si instruits, une force secrte le persuade cent milliers d'hommes ignorants par la vertu de peu de paroles. [113]

Qu'est-ce que tout cela ? C'est ce qui a t prdit si longtemps auparavant. Effundam spiritum meum super omnem carnem (1. 28.). Tous les peuples taient dans l'infidlit et dans la concupiscence ; toute la terre devient ardente de charit : les Princes renoncent leurs grandeurs : les riches quittent leurs biens ; les filles souffrent le martyre ; les enfants abandonnent la maison de leurs pres, pour aller vivre dans les dserts. D'o vient cette force ? C'est que le Messie est arriv. Voil l'effet et les marques de sa venue.

Depuis deux mille ans le Dieu des Juifs tait demeur inconnu parmi l'infinie multitude des nations paennes ; et dans le temps prdit les Paens adorent en foule cet unique Dieu : les temps sont dtruits : les Rois mmes se soumettent la croix. Qu'est-ce que tout cela ? C'est l'Esprit de Dieu qui est rpandu sur la terre.

[] Il est prdit que le Messie viendrait tablir une nouvelle alliance qui ferait oublier la sortie d'gypte (Ier. 23. 7.) ; qu'il mettrait sa loi non dans [114] l'extrieur, mais dans les coeurs (Isai. 51. 7.) ; qu'il mettrait sa crainte, qui n'avait t qu'au dehors, dans le milieu du coeur (Ier. 31. 33.).

Que les Juifs rprouveraient JSUS-CHRIST, et qu'ils seraient rprouvs de Dieu (Idem 32. 40.), parce que la vigne lue ne donnerait que du verjus (Is. 5. 2. 3. 4. etc.). Que le peuple choisi serait infidle, ingrat et incrdule, populum non credentem, et contradicentem (Is. 65. 20.). Que Dieu les frapperait d'aveuglement, et qu'ils ttonneraient en plein midi comme des aveugles (Deut. 28. 28. 29.).

Que l'glise serait petite en son commencement, et crotrait ensuite (Ezech. 17.).

Il est prdit qu'alors l'idoltrie serait renverse ; que ce Messie abattrait toutes les idoles, et ferait entrer les hommes dans le culte du vrai Dieu (Ezech. 30. 13.).

Que les temples des idoles seraient abattus, et que parmi toutes les nations, et en tous les lieux du monde on lui offrirait une hostie pure, et non pas des animaux (Malach. 1. 11.).

Qu'il enseignerait aux hommes la voie parfaite. [115]

Qu'il serait Roi des Juifs et des Gentils.

Et jamais il n'est venu ni devant ni aprs aucun homme qui ait rien enseign approchant de cela.

[] Aprs tant de gens qui ont prdit cet avnement, JSUS-CHRIST est enfin venu dire : me voici, et voici le temps. Il est venu dire aux hommes, qu'ils n'ont point d'autres ennemis qu'eux mmes ; que ce sont leurs passions qui les sparent de Dieu ; qu'il vient pour les en dlivrer, et pour leur donner sa grce, afin de former de tous les hommes une glise sainte ; qu'il vient ramener dans cette glise les Paens et les Juifs ; qu'il vient dtruire les idoles des uns, et la superstition des autres.

Ce que les Prophtes, leur a-t-il dit, ont prdit devoir arriver, je vous dis que mes Aptres vont tre rebuts ; Jrusalem sera bientt dtruite ; les Paens vont entrer dans la connaissance de Dieu ; et mes Aptres les y vont faire entrer, aprs que vous aurez tu l'hritier de la vigne. [116]

Ensuite les Aptres ont dit aux Juifs : vous allez entrer dans la connaissance de Dieu.

A cela s'opposent tous les hommes par l'opposition naturelle de leur concupiscence. Ce Roi des Juifs et des Gentils est opprim par les uns et par les autres qui conspirent sa mort. Tout ce qui qu'il y a de grand dans le monde s'unit contre cette Religion naissante, les savants, les sages, les Rois. Les uns crivent, les autres condamnent, les autres tuent. Et malgr toutes ces oppositions, voil JSUS-CHRIST, en peu de temps, rgnant sur les uns et les autres ; et dtruisant et le culte Judaque dans Jrusalem qui en tait le centre, et dont il fait sa premire glise ; et le culte des idoles dans Rome qui en tait le centre, et dont il fait sa principale glise.

Des gens simples et sans force, comme les Aptres et les premiers Chrtiens, rsistent toutes les puissances de la terre ; se soumettent les Rois, les savants, et les sages ; [117] et dtruisent l'idoltrie si tablie. Et tout cela se fait par la seule force de cette parole, qui l'avait prdit.

[] Qui ne reconnatrait JSUS-CHRIST tant de circonstances qui en ont t prdites ? Car il est dit.

Qu'il aura un Prcurseur (Malach. 3. 1.).

Qu'il natra enfant (Is. 9. 6.).

Qu'il natra dans la ville de Bthlem ; qu'il sortira de la famille de Juda et de David ; qu'il paratra principalement dans Jrusalem (Mich. 5. 2.).

Qu'il doit aveugler les sages et les savants, et annoncer l'vangile aux pauvres et aux petits ; ouvrir les yeux des aveugles, et rendre la sant aux infirmes, et mener la lumire ceux qui languissent dans les tnbres (Is. 6. 8. 29.).

Qu'il doit enseigner la voie [118] parfaite, et tre prcepteur des Gentils. (Is. 42. 55.).

Qu'il doit tre la victime pour les pchs du monde (Is. 53.).

Qu'il doit tre la pierre d'achoppement et de scandale (Is. 8. 14.).

Que Jrusalem doit heurter contre cette pierre (ibid. 15.).

Que les difiants doivent rejeter cette pierre (Ps. 117.).

Que Dieu doit faire de cette pierre le chef du coin (ibid.).

Et que cette pierre doit crotre en une Montaigne immense, et remplir toute la terre (Deut. 2. 35.).

Qu'ainsi il doit tre rejet, mconnu, trahi, vendu, soufflet, moqu, afflig en une infinit de manires, abreuv de fiel (Zache. 11. 12.) ; qu'il aurait les pieds et les mains perces, qu'on lui cracherait au visage, qu'il serait tu, et ses habits jets au sort (Ps. 68. 22. et 21. 17. 18. 19.).

Qu'il ressusciterait ; le troisime jour. (Is. 15. 10. ; Oze 6,. 3.)

Qu'il monterait au ciel, pour s'asseoir la droite de Dieu. (Ps. 109. 1.) [119]

Que les Rois s'armeraient contre lui. (Ps. 2. 2.)

Qu'tant la droite du Pre, il sera victorieux de ses ennemis. (Ps. 109. 1.)

Que les Rois de la terre, et tous les peuples l'adoreraient. (Is. 60. 10.)

Que les Juifs subsisteront en nation. (Ierem. 31. 36.)

Qu'ils seront errants, sans Rois, sans sacrifice, sans autel, etc. (Ozee 3. 4.) sans Prophtes ; attendant le salut, et ne le trouvant point. (Amos. Is. 41.)

[] Le Messie devait lui seul produire un grand peuple, lu, saint, et choisi ; le conduire, le nourrir, l'introduire dans le lieu de repos et de saintet ; le rendre saint Dieu, en faire le temple de Dieu, le rconcilier Dieu, le sauver de la colre de Dieu, le dlivrer de la servitude du pch qui rgne visiblement dans l'homme ; donner des lois ce peuple, graver ces lois dans leur coeur, s'offrir Dieu pour eux, se sacrifier pour eux, tre un hostie sans tache, et lui mme sacrificateur ; il devait s'offrir lui mme, et offrir son corps et son sang, et nanmoins offrir pain [120] et vin Dieu. JSUS-CHRIST a fait tout cela.

[] Il est prdit qu'il devait venir un librateur, qui craserait la tte au dmon, qui devait dlivrer son peuple de ses pchs, ex omnibus iniquitatibus : qu'il devait y avoir un nouveau Testament qui serait ternel ; qu'il devait y avoir une autre prtrise selon l'ordre de Melchisedech ; que celle-l serait ternelle ; que le CHRIST devait tre glorieux, puissant, fort, et nanmoins si misrable qu'il ne serait pas reconnu ; qu'on ne le prendrait pas pour ce qu'il est, qu'on le rejetterait, qu'on le tuerait ; que son peuple qui l'aurait reni, ne serait plus son peuple ; que les idoltres le recevraient, et auraient recours lui ; qu'il quitterait Sion pour rgner au centre de l'idoltrie ; que nanmoins les Juifs subsisteraient toujours ; qu'il devait sortir de Juda, et qu'il n'y aurait plus de Rois.

[] Les Prophtes sont mls de prophties particulires, et de celles du Messie ; afin que les prophties du [121] Messie ne fussent pas sans preuves, et que les prophties particulires ne fussent pas sans fruit.

[] Non habemus Regnem nisi Csarem, disaient les Juifs. Donc JSUS- CHRIST tait le Messie ; puisqu'ils n'avaient plus de Roi qu'un tranger, et qu'ils n'en voulaient point d'autre.

[] Les septante semaines de Daniel sont quivoques pour le terme du commencement, cause des termes de la prophtie, et pour le terme de la fin, cause des diversits des Chronologistes. Mais toute cette diffrence ne va qu' deux cens ans.

[] Les prophties qui reprsentent JSUS-CHRIST pauvre, le reprsentent aussi matre des nations.

Les prophties qui prdisent le temps, ne le prdisent que matre des Gentils et souffrant, et non dans les nues ni juge. Et celles qui le reprsentent ainsi jugeant les nations et glorieux, ne marquent point le temps. (Is. 53. Zach. 9. 9.)

[] Quand il est parl du Messie, [122] comme grand et glorieux, il est visible que c'est pour juger le monde, et non pour le racheter. (Is. 65. 15. 16.)

[122] XVI

Diverses preuves de JSUS-CHRIST.

POUR ne pas croire les Aptres, il faut dire qu'ils ont t tromps, ou trompeurs. L'un et l'autre est difficile. Car, pour le premier, il n'est pas possible de s'abuser prendre un homme pour tre ressuscit. Et pour l'autre, l'hypothse qu'ils aient t fourbes, est trangement absurde. Qu'on la suive tout au long. Qu'on s'imagine ces douze hommes assembls aprs la mort de JSUS-CHRIST, faisans le complot de dire qu'il est ressuscit. Ils attaquent par l toutes les puissances. Le coeur des l'hommes est trangement penchant la lgret, au changement, aux promesses, aux biens. Si peu qu'un d'eux se ft dmenti par tous ces attraits, et qui plus est par les prisons, par les tortures, et par la mort, il taient perdus. Qu'on suive cela.

[] Tandis que JSUS-CHRIST tait avec eux, il les pouvait soutenir. Mais aprs cela, s'il ne leur est apparu, qui les a fait agir ?

[] Le style de l'vangile est admirable en une infinit de manires, et entre autres en ce qu'il n'y a aucune invective de la part des historiens contre Judas, ou Pilate, ni contre aucun des ennemis ou des bourreaux de JSUS-CHRIST.

Si cette modestie des historiens vangliques avait t affecte, aussi bien que tant d'autres traits d'un si beau caractre, et qu'ils ne l'eussent affecte que pour la faire remarquer eux mmes, ils n'auraient pas manqu de se procurer des amis, qui eussent fait ces remarques leur avantage. Mais ils ont agi de la sorte sans affectation, et par un mouvement tout dsintress, ils ne l'ont fait remarquer par personne : je [124] ne sais mme si cela a t remarqu jusques ici : et c'est ce qui tmoignage la navet avec laquelle la chose a t faite.

[] JSUS-CHRIST a fait des miracles, et les Aptres ensuite, et les premiers Saints en ont fait aussi beaucoup ; parce que les prophties n'tant pas encore accomplies, et s'accomplissant par aux, rien ne rendait tmoignage que les miracles. Il tait prdit que le Messie convertirait les nations. Comment cette prophtie se ft elle accomplie sans la conversion des nations ? Et comment les nations se fussent elles converties au Messie, ne voyant pas ce dernier effet des prophties qui le prouvent ? Avant donc qu'il ft mort, qu'il ft ressuscit, et que les nations fussent converties, tout n'tait pas accompli. Et ainsi il a fallu des miracles pendant tout ce temps-l. Maintenant il n'en faut plus pour prouver la vrit de la Religion Chrtienne ; car les prophties accomplies sont un miracle subsistant. [125]

[] L'tat o l'on voit les Juifs est encore une grande preuve de la Religion. Car c'est une chose tonnante de voir ce peuple subsister depuis tant d'annes, et de la voir toujours misrable ; tant ncessaire pour la preuve de JSUS-CHRIST, et qu'ils subsistent pour le prouver, et qu'ils soient misrables puisqu'ils l'ont crucifi. Et quoiqu'il soit contraire d'tre misrable et de subsister, il subsiste nanmoins toujours malgr sa misre.

[] Mais n'ont ils pas t presqu'au mme tat au temps de la captivit ? Non. Le sceptre ne ft point interrompu par la captivit de Babylone, cause que le retour tait promis, et prdit. Quand Nabuchodonosor emmena le peuple, de peur qu'on ne crt que le sceptre ft t de Juda, il leur ft dit auparavant, qu'ils y seraient peu, et qu'ils seraient rtablis. Ils furent toujours consols par les Prophtes, et leurs Rois continurent. Mais la seconde destruction est sans promesse de rtablissement, sans [126] Prophtes, sans Rois, sans consolation, sans esprance ; parce que le sceptre est t pour jamais.

Ce n'est pas avoir t captif que de l'avoir t avec l'assurance d'tre dlivr dans soixante et dix ans. Mais maintenant ils le sont sans aucun espoir.

[] Dieu leur a promis qu'encore qu'il les disperst aux extrmits du monde, nanmoins s'ils taient fidles sa loi, il les rassemblerait. Ils y sont trs fidles, et demeurent opprims. Il faut donc que le Messie soit venu ; et que la loi qui contenait ces promesses soit finie par l'tablissement d'une loi nouvelle.

[] Si les Juifs eussent t tous convertis par JSUS-CHRIST, nous n'aurions plus que des tmoins suspects ; et s'ils avaient t extermins, nous n'en aurions point du tout.

[] Les Juifs refusent, mais non pas tous. Les Saints le reoivent, et non les charnels. Et tant s'en faut que cela soit contre sa gloire, que c'est le dernier trait qui l'achve. La [127] raison qu'ils en ont, et la seule qui se trouve dans tous leurs crits, dans le Talmud, et dans les Rabbins, n'est que parce que JSUS-CHRIST n'a pas dompt les nations main arme. JSUS-CHRIST a t tu, disent-ils ; il a succomb ; il n'a pas dompt les Paens par sa force ; il ne nous a pas donn leurs dpouilles ; il ne donne point de richesses. N'ont-ils que cela dire ? C'est en cela qu'il m'est aimable. Je ne voudrais point celui qu'ils se figurent.

[] Qu'il est beau de voir par les yeux de la foi Darius, Cyrus, Alexandre, les Romains, Pompe, et Hrode agir sans le savoir pour la gloire de l'vangile !

[127] XVII

Contre Mahomet.

LA Religion Mahomtane a pour fondement l'Alchoran et Mahomet. Mais ce Prophte qui devait tre la dernire attente du monde a-t-il t prdit ? Et quelle marque [128] a-t-il que n'ait aussi tout homme qui se voudra dire Prophte ? Quels miracles dit-il lui mme avoir faits ? Quel mystre a-t-il enseign selon sa tradition mme ? Quelle morale, et quelle flicit ?

[] Mahomet est sans autorit. Il faudrait donc que ses raisons fussent bien puissantes ; n'ayant que leur propre force.

[] Si deux hommes disent des choses qui paraissent basses ; mais que les discours de l'un aient un double sens entendu par ceux qui le suivent, et que les discours de l'autre n'aient qu'un seul sens ; si quelqu'un n'tant pas du secret entend discourir les deux en cette sorte, il en fera un mme jugement. Mais si en suite dans le reste du discours l'un dit des choses angliques, et l'autre toujours des choses basses et communes, et mmes sottises, il jugera que l'un parlait avec mystre, et non pas l'autre ; l'un ayant assez montr qu'il est incapable [129] de telles sottises, et capable d'tre mystrieux ; et l'autre qu'il est incapable de mystres, et capable de sottises.

[] Ce n'est pas par ce qu'il y a d'obscur dans Mahomet, et qu'on peut faire passer pour avoir un sens mystrieux, que je veux qu'on en juge ; mais par ce qu'il y a de clair, par son paradis, et par le reste. C'est en cela qu'il est ridicule. Il n'en est pas de mme de l'criture. Je veux qu'il y ait des obscurits ; mais il y a des clarts admirables, et des prophties manifestes accomplies. La partie n'est donc pas gale. Il ne faut pas confondre et galer les choses, qui ne se ressemblent que par l'obscurit et non pas par les clarts, qui mritent quand elles sont divines qu'on rvre les obscurits.

[] L'Alchoran dit que S. Matthieu tait homme de bien. Donc Mahomet tait faux Prophte ; ou en appelant gens de biens des mchants ; ou en ne les croyant pas sur ce qu'ils ont dit de JSUS-CHRIST.

[] Tout homme peut faire ce qu' fait Mahomet ; car il n'a point fait de miracles, il n'a point t prdit, etc. Nul homme ne peut [130] faire ce qu' fait JSUS-CHRIST.

[] Mahomet s'est tabli en tuant ; JSUS-CHRIST en faisant tuer les siens. Mahomet en dfendant de lire ; JSUS-CHRIST en ordonnant de lire. Enfin cela est si contraire, que si Mahomet a pis la voie de russir humainement, JSUS-CHRIST a pris celle de prir humainement. Et au lieu de conclure, que puisque Mahomet a russi, JSUS-CHRIST a bien pu russir ; il faut dire, que puisque Mahomet a russi, le Christianisme devait prir, s'il n'et t soutenu par une force toute divine.

[130] XVIII.

Dessein de Dieu de se cacher aux uns, et de se dcouvrir aux autres.

DIEU a voulu racheter les hommes, et ouvrir le salut ceux qui le chercheraient. Mais les hommes s'en rendent si indignes, qu'il est [131] juste qu'il refuse quelques uns cause de leur endurcissement ce qu'il accorde aux autres par une misricorde qui ne leur est pas due. S'il et voulu surmonter l'obstination des plus endurcis, il l'et pu, en se dcouvrant si manifestement eux, qu'ils n'eussent pu douter de la vrit de son existence ; et c'est ainsi qu'il paratra au dernier jour, avec un tel clat de foudres, et un tel renversement de la nature, que les plus aveugles le verront.

Ce n'est pas en cette sorte qu'il a voulu paratre dans son avnement de douceurs ; parce que tant d'hommes se rendants indignes de sa clmence, il a voulu les laisser dans la privation du bien qu'ils ne veulent pas. Il n'tait donc pas juste qu'il part d'une manire manifestement divine, et absolument capable de convaincre tous les hommes ; mais il n'tait pas juste aussi qu'il vnt d'une manire si cache qu'il ne pt tre reconnu de ceux qui le chercheraient sincrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable ceux-l : et ainsi [132] voulant paratre dcouvert ceux qui le cherchent de tout leur coeur, et cach ceux qui le fuient de tout leur coeur, il tempre sa connaissance, en sorte qu'il a donn des marques de soi visibles ceux qui le cherchent, et obscures ceux qui ne le cherchent pas.

[] Il y a assez de lumire pour ceux qui ne dsirent que de voir, et assez d'obscurit pour ceux qui ont une disposition contraire.

Il y a assez de clart pour clairer les lus, et assez d'obscurit pour les humilier.

Il y a assez d'obscurit pour aveugler les rprouvs, et assez de clart pour les condamner et les rendre inexcusables.

[] Si le monde subsistait pour instruire l'homme de l'existence de Dieu, sa divinit y reluirait de toutes parts d'une manire incontestable. Mais comme il ne subsiste que par JSUS-CHRIST, et pour JSUS-CHRIST, et pour instruire les hommes et de leur corruption, et de leur Rdemption, tout y clate des preuves [133] de ces deux vrits. Ce qui y parat ne marque ni une exclusion totale, ni une prsence manifeste de Divinit ; mais la prsence d'un Dieu qui se cache ; tout porte ce caractre.

[] S'il n'avait jamais rien paru de Dieu, cette privation ternelle serait quivoque, et pourrait aussi bien se rapporter l'absence de toute Divinit, qu' l'indignit o seraient les hommes de le connatre. Mais de ce qu'il parat quelquefois et non pas toujours, cela te l'quivoque. S'il parat une fois, il est toujours. Et ainsi on n'en peut conclure autre chose, sinon qu'il y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes.

[] Le dessein de Dieu est plus de perfectionner la volont que l'esprit. Or la clart parfaite ne servirait qu' l'esprit, et nuirait la volont.

[] S'il n'y avait point d'obscurit, l'homme ne sentirait pas sa corruption. S'il n'y avait point de lumire, l'homme n'esprerait point de remde. Ainsi il est non seulement juste, mais utile pour nous, que Dieu soit cach en partie, et dcouvert en [134] partie, puisqu'il est galement dangereux l'homme de connatre Dieu sans connatre sa misre, et de connatre sa misre sans connatre Dieu.

[] Tout instruit l'homme de sa condition ; mais il le faut bien entendre ; car il n'est pas vrai que Dieu se dcouvre en tout ; et il n'est pas vrai qu'il se cache en tout. Mais il est vrai tout ensemble qu'il se cache ceux qui le tentent, et qu'il se dcouvre ceux qui le cherchent ; parce que les hommes sont tout ensemble indignes de Dieu, et capables de Dieu ; indignes par leur corruption ; capables par leur premire nature.

[] Il n'y a rien sur la terre qui ne montre ou la misre de l'homme, ou la misricorde de Dieu, ou l'impuissance de l'homme sans Dieu, ou la puissance de l'homme avec Dieu.

[] Tout l'univers apprend l'homme, ou qu'il est corrompu, ou qu'il est rachet. Tout lui apprend sa grandeur, ou sa misre. L'abandon de Dieu parat dans les Paens, la protection de Dieu parat dans les Juifs. [135]

[] Tout tourne en bien pour les lus jusqu'aux obscurits de l'criture ; car ils les honorent, cause des clarts divines qu'ils y voient : et tout tourne en mal aux rprouvs jusqu'aux clarts ; car ils les blasphment, cause des obscurits qu'ils n'entendent pas.

[] Si JSUS-CHRIST n'tait venu que pour sanctifier, toute l'criture et toutes choses y tendraient, et il serait bien ais de convaincre les infidles. Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum, comme dit Isae, nous ne pouvons convaincre l'obstination des infidles : mais cela ne fait rien contre nous, puisque nous disons, qu'il n'y a point de conviction dans toute la conduite de Dieu, pour les esprits opinitres, et qui ne recherchent pas sincrement la vrit.

[] JSUS-CHRIST est venu, afin que ceux qui ne voyaient point vissent, et que ceux qui voyaient devinssent aveugles : il est venu gurir les malades, et laisser mourir les sains ; appeler les pcheurs la [136] pnitence et les justifier, et laisser ceux qui se croyaient justes dans leurs pchez ; remplir les indignes, et laisser les riches vides.

[] Que disent les Prophtes de JSUS-CHRIST ? qu'il sera videmment Dieu ? Non : mais qu'il est un dieu vritablement cach ; qu'il sera mconnu ; qu'on ne pensera point que ce soit lui ; qu'il sera une pierre d'achoppement, laquelle plusieurs heurteront, etc.

[] C'est pour rendre le Messie connaissable aux bons, et mconnaissable aux mchants que Dieu l'a fait prdire de la sorte. Si la manire du Messie et t prdite clairement, il n'y et point eu d'obscurit mme pour les mchants. Si le temps et t prdit obscurment, il y et eu obscurit mme pour les bons ; car la bont de leur coeur ne leur et pas fait entendre qu'un , [1] par exemple, signifie 600. ans. Mais le temps a t prdit clairement, et la manire en figures.

Par ce moyen les mchants prenant les biens promis pour des biens [137] temporels s'garent malgr le temps prdit clairement, et les bons ne s'garent pas ; car l'intelligence des biens promis dpend du coeur qui appelle bien ce qu'il aime ; mais l'intelligence du temps promis ne dpend point du coeur ; et ainsi la prdiction claire du temps, et obscure des biens ne trompe que les mchants.

[] Comment fallait-il que ft le Messie, puisque par lui les sceptre devait tre ternellement en Juda, et qu' son arrive les sceptre devait tre t de Juda ?

Pour faire qu'en voyant ils ne voient point, et qu'entendant ils n'entendent point, rien ne pouvait tre mieux fait.

[] Au lieu de se plaindre de ce que Dieu s'est cach, il faut lui rendre grce de ce qu'il s'est pas dcouvert aux sages ni aux superbes indignes de connatre un Dieu si saint.

[] La Gnalogie de JSUS-CHRIST dans l'Ancien Testament est mle parmi tant d'autres inutiles qu'on ne [138] peut presque la discerner. Si Mose n'et tenu registre que des anctres de Jsus-Christ, cela et t trop visible. Mais aprs tout, qui regarde de prs, voit celle de JSUS-CHRIST bien discerne par Thamar, Ruth, etc.

[] Les faiblesses les plus apparentes sont des forces ceux qui prennent bien les choses. Par exemple, les deux Gnalogie de S. Matthieu, et de S. Luc ; il est visible que cela n'a pas t fait de concert.

[] Qu'on ne nous reproche donc plus le manque de clart, puisque nous en faisons profession. Mais que l'on reconnaisse la vrit de la Religion dans l'obscurit mme de la Religion, dans le peu de lumire que nous en avons, et dans l'indiffrence que nous avons de la connatre.

[] S'il n'y avait qu'une Religion, Dieu serait trop manifeste ; s'il n'y avait de Martyrs qu'en notre Religion, de mme.

[] JSUS-CHRIST pour laisser les mchants dans l'aveuglement, ne dit [139] pas qu'il n'est point de Nazareth, ni qu'il n'est point fils de Joseph.

[] Comme Jsus-Christ est demeur inconnu parmi les hommes, la vrit demeure aussi parmi les opinions communes sans diffrence l'extrieur. Ainsi l'Eucharistie parmi le pain commun.

[] Si la misricorde de Dieu est si grande, qu'il nous instruit salutairement, mme lorsqu'il se cache, quelle lumire n'en devons nous pas attendre lorsqu'il se dcouvre ?

[] On n'entend rien aux ouvrages de Dieu, si on ne prend pour principe qu'il aveugle les uns, et qu'il claire les autres.

[139] XIX

Que les vrais Chrtiens et les vrais Juifs n'ont qu'une mme Religion.

LA Religion des Juifs semblait consister essentiellement en la paternit d'Abraham, en la circoncision, aux sacrifices, aux crmonies, [140] en l'Arche, au Temple de Jrusalem, et enfin en la loi, et en l'alliance de Mose.

Je dis, qu'elle ne consistait en aucune de ces choses, mais seulement en l'amour de Dieu, et que Dieu rprouvait toutes les autres choses.

Que Dieu n'avait point d'gard au peuple charnel qui devait sortir d'Abraham.

Que les Juifs seront punis de Dieu comme les trangers s'ils l'offensent. Si vous oubliez Dieu, et que vous suiviez des dieux trangers, je vous prdis, que vous prirez de la mme manire que les nations que Dieu a extermines devant vous. (Deuter. 8. 19. 20.)

Que les trangers seront reus de Dieu comme les Juifs, s'ils l'aiment.

Que les vrais Juifs ne considraient leur mrite que de Dieu, et non d'Abraham. Vous tes vritablement notre Pre, et Abraham ne nous a pas connus, et Isral n'a pas eu connaissance de nous ; mais c'est vous qui tes notre Pre, et notre rdempteur. (Is. 63. 16.)

Mose mme leur a dit, que Dieu [141] n'accepterait pas les personnes. Dieu, dit-il, n'accepte pas les personnes, ni les sacrifices. (Deuter. 10. 7.)

Je dis, que la circoncision du coeur est ordonne. Soyez circoncis du coeur ; retranchez les superfluits de votre coeur, et ne vous endurcissez plus ; car votre Dieu est un Dieu grand, puissant, et terrible, qui n'accepte pas les personnes. (Deut. 10. 16. 17. ; Ierem. 4. 4.)

Que Dieu dit, qu'il le ferait un jour. Dieu te circoncira le coeur, et tes enfants, afin que tu l'aime de tout ton coeur. (Deut. 30. 6.)

[] Je dis, que la circoncision tait une figure ; qui avait t tablie, pour distinguer le peuple Juifs de toutes les autres nations.

Et de l vient qu'tant dans le dsert, ils ne furent pas circoncis, parce qu'ils ne pouvaient se confondre avec les autres peuples ; et que depuis que JSUS-CHRIST est venu cela n'est plus ncessaire. [142]

Que l'amour de Dieu est recommand en tout. Je prends tmoin le ciel et la terre que j'ai mis devant vous la mort et la vie ; afin que vous choisissiez la vie, et que vous aimiez Dieu, et que vous lui obissiez ; car c'est Dieu qui est votre vie. (Deut. 30. 19. 20.)

Il est dit, que les Juifs faute de cet amour seraient rprouvs pour leurs crimes, et les Paens lus en leur place. Je me cacherai d'eux dans la vue de leurs derniers crimes ; car c'est une nation mchante et infidle. (Deut. 32. 20. 21.) Ils m'ont provoqu courroux par les choses que ne sont point des Dieux ; et je les provoquerai jalousie par un peuple qui n'est pas mon peuple, et par une nation sans science et sans intelligence. (Is. 65.)

Que les biens temporels sont faux, et que le vrai bien est d'tre uni Dieu. (Ps. 72.)

Que leurs ftes dplaisent Dieu. (Amos. 5. 21.)

Que les sacrifices des Juifs dplaisent Dieu, et non seulement des mchants Juifs, mais qu'il ne plat pas mme en ceux des bons, comme il parat par le Psaume 49. o, avant que d'adresser son discours aux mchants par ces paroles, Peccatori autem dixit Deus, il dit qu'il ne veut point des sacrifices des btes, ni de leur sang.

Que les sacrifices des Paens seront reus de Dieu ; et que Dieu retirera sa volont des sacrifices des Juifs. (Malac. 1. 11. ; I Rois. 15. 22. ; Oze 6. 6.)

Que Dieu fera une nouvelle alliance par le Messie ; et que l'ancienne sera rejete. (Ierem. 31. 31.)

Que les anciennes choses seront oublies. (Is. 43. 18. 19.)

Qu'on en se souviendra plus de l'Arche. (Ierem. 3. 16.)

Que le temple serait rejet. (Ierem. 7. 12. 13. 14.)

Que les sacrifices seraient rejets, et d'autres sacrifices purs tablis. (Malach. 1. 10. 11.)

Que l'ordre de la sacrificature d'Aaron sera rprouv, et celle de Melchisedech introduite par le Messie. (Ps. 109.)

Que cette sacrificature serait ternelle. (ibid.)

Que Jrusalem serait rprouve, et un nouveau nom donn. (Is. 65.)

Que ce dernier nom serait meilleurs que celui des Juifs, et ternel. (Is. 56. 5.) [143]

Que les Juifs devaient tre sans Prophtes, sans Rois, sans Princes, sans sacrifices, sans autel. (Oze 3. 4.)

Que les Juifs subsisteraient toujours nanmoins en peuple. (Ierem. 31. 36.)

[144] XX.

On ne connat Dieu utilement que par Jsus-Christ.

LA plupart de ceux qui entreprennent de prouver la Divinit aux impies, commencent d'ordinaire par les ouvrages de la nature, et ils y russissent rarement. Je n'attaque pas la solidit de ces preuves consacres par l'criture sainte : elles sont conformes la raison ; mais souvent elles ne sont pas assez conformes, et assez proportionnes la disposition de l'esprit de ceux pour qui elles sont destines.

Car il faut remarquer qu'on n'adresse pas ce discours ceux qui ont la foi vive dans le coeur, et qui voient incontinent, que tout ce qui [145] est, n'est autre chose que l'ouvrage du Dieu qu'ils adorent. C'est eux que toute la nature parle pour son auteur, et que les Cieux annoncent la gloire de Dieu. Mais pour ceux en qui cette lumire est teinte, et dans lesquels on a dessein de la faire revivre ; ces personnes destitues de foi, et de charit, qui ne trouvent que tnbres et obscurit dans toute la nature ; il semble que ce ne soit pas le moyen de les ramener, que de ne leur donner pour preuves de ce grand et important sujet que le cours de la Lune ou des plantes, ou des raisonnements communs, et contre lesquels ils se sont continuellement roidis. L'endurcissement de leur esprit les a rendus sourds cette voix de la nature, qui a retenti continuellement leurs oreilles ; et l'exprience fait voir, que bien loin qu'on les emporte par ce moyen, rien n'est plus capable au contraire de les rebuter, et de leur ter l'esprance de trouver la vrit, que de prtendre les en convaincre seulement par ces sortes de raisonnements, et de leur [146] dire, qu'ils y doivent voir la vrit dcouvert.

Ce n'est pas de cette sorte que l'criture, qui connat mieux que nous les choses qui sont de Dieu, en parle. Elle nous dit bien, que la beaut des cratures fait connatre celui qui en est l'auteur ; mais elle ne nous dit pas, qu'elles fassent cet effet dans tout le monde. Elle nous avertit au contraire, que quand elles le font, ce n'est pas par elles mmes, mais par la lumire que Dieu rpand en mme temps dans l'esprit de ceux qui il se dcouvre par ce moyen. Quod notum est Dei, manifestatum est in illis, Deus enim illis manifestavit (Rom. 1. 19.). Elle nous dit gnralement, que Dieu est un Dieu cach, Vere tu es Deus absconditus [N.D.C. Is. 45, 15] ; et que depuis la corruption de la nature, il a laiss les hommes dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par JSUS-CHRIST, hors duquel toute communication avec Dieu nous est te. Nemo novit patrem nisi filius, aut cui volueri filius revelare (Matth. 11. 27).

C'est encore ce que l'criture [147] nous marque, lorsqu'elle nous dit en tant d'endroits, que ceux qui cherchent Dieu le trouve ; car on ne parle point ainsi d'une lumire claire et vidente : on ne la cherche point ; elle se dcouvre, et se fait voir d'elle mme.

[] Les preuves de Dieu mtaphysiques sont si loignes du raisonnement des hommes, et si impliques, qu'elles frappent peu ; et quand cela servirait quelques uns, ce ne serait que pendant l'instant qu'ils voient cette dmonstration ; mais une heure aprs ils craignent de s'tre tromps. Quod curiositate cognoverint, superbi amiserunt. [N.D.C. cf. Aug., Serm. CXLI In Jn 14, 6, II, 2, P. L. 38, 777, li. 9 : quod curiositate invenerunt, superbia perdiderunt]

D'ailleurs ces sortes de preuves ne nous peuvent conduire qu' une connaissance spculative de Dieu, et ne le connatre que de cette sorte, c'est ne le connatre pas.

La Divinit des Chrtiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vrits Gomtriques et de l'ordre des lments ; c'est la part des Paens. Elle ne consiste pas simplement en un Dieu qui exerce sa [148] providence sur la vie et sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d'annes ceux qui l'adorent ; c'est le partage des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham, et de Jacob, le Dieu des Chrtiens est un Dieu d'amour et de consolation : c'est un Dieu qui remplit l'me et le coeur de ceux qu'il possde : c'est un Dieu qui leur fait sentir intrieurement leur misre, et sa misricorde infinie ; qui s'unit au fonds de leur me, qui la remplit d'humilit, de joie, de confiance, d'amour ; qui les rend incapables d'autre fin que de lui-mme.

Le Dieu des Chrtiens est un Dieu qui fait sentir l'me, qu'il est son unique bien, que tout son repos est en lui, et qu'elle n'aura de joie qu' l'aimer ; et qui lui fait en mme temps abhorrer les obstacles qui la retiennent et l'empchent de l'aimer de toutes ses forces. L'amour propre et la concupiscence qui l'arrtent lui sont insupportables. Ce Dieu lui fait sentir, qu'elle a ce fonds d'amour propre, et que lui seul l'en peut gurir. [149]

Voil ce que c'est que de connatre Dieu en Chrtien. Mais pour le connatre de cette manire, il faut connatre en mme temps sa misre, son indignit, et le besoin qu'on a d'un mdiateur pour se rapprocher de Dieu, et pour s'unir lui. Il ne faut point sparer ces connaissances ; parce qu'tant spares, elles sont non seulement inutiles, mais nuisibles. La connaissance de Dieu sans celle de notre misre fait l'orgueil. La connaissance de notre misre sans celle de JSUS-CHRIST fait le dsespoir. Mais la connaissance de Jsus-Christ nous exempte et de l'orgueil, et du dsespoir ; parce que nous y trouvons Dieu, ntre misre, et la voie unique de la rparer.

Nous pouvons connatre Dieu, sans connatre nos misres ; ou nos misres, sans connatre Dieu ; ou mme Dieu et nos misres, sans connatre le moyen de nous dlivrer des misres qui nous accablent. Mais nous ne pouvons connatre JSUS-CHRIST, sans connatre tout [150] ensemble et Dieu, et nos misres, et le remde de nos misres ; parce que JSUS-CHRIST n'est pas simplement Dieu, mais que c'est un Dieu rparateur de nos misres.

Ainsi tous ceux qui cherchent Dieu sans JSUS-CHRIST, ne trouvent aucune lumire qui les satisfasse, ou qui leur soit vritablement utile. Car, ou ils n'arrivent pas jusqu' connatre qu'il y a un Dieu ; ou, s'ils y arrivent, c'est inutilement pour eux ; parce qu'ils se forment un moyen de communiquer sans mdiateur avec ce Dieu qu'ils ont connu sans mdiateur. De sorte qu'ils tombent ou dans l'Athisme, ou dans le Disme, qui sont deux choses que la Religion Chrtienne abhorre presque galement.

Il faut donc tendre uniquement connatre JSUS-CHRIST, puisque c'est par lui seul que nous pouvons prtendre connatre Dieu d'une manire qui nous soit utile.

C'est lui qui est le vrai Dieu des hommes, c'est--dire des misrables, et des pcheurs. Il est le [151] centre de tout, et l'objet de tout ; et qui ne le connat pas, ne connat rien dans l'ordre du monde, ni dans soi mme. Car non seulement nous ne connaissons Dieu que par JSUS-CHRIST, mais nous ne nous connaissons nous mmes que par JSUS-CHRIST.

Sans JSUS-CHRIST il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misre ; avec JSUS-CHRIST l'homme est exempt de vice et de misre. En lui est tout notre bonheur, notre vertu, notre vie, notre lumire, notre esprance ; et hors de lui il n'y a que vice, misre, tnbres, dsespoir, et nous ne voyons qu'obscurit et confusion dans la nature de Dieu, et dans notre propre nature.

[152] XXI.

Contrarits tonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme l'gard de la vrit, du bonheur, et de plusieurs autres choses.

RIEN n'est plus trange dans la nature de l'homme que les contrarits que l'on y dcouvre l'gard de toutes choses. Il est fait pour connatre la vrit ; il la dsire ardemment, il la cherche ; et cependant quand il tche de la saisir, il s'blouit et se confond de telle sorte, qu'il donne sujet de lui en disputer la possession. C'est ce qui a fait natre les deux sectes de Pyrrhoniens et de Dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir l'homme toute connaissance de la vrit, et les autres tchent de la lui assurer ; mais chacun avec des raisons si peu vraisemblables qu'elles augmentent la confusion et l'embarras de l'homme, lorsqu'il n'a [ 153] point d'autre lumire que celle qu'il trouve dans sa nature.

Les principales raisons des Pyrrhoniens sont, que nous n'avons aucune certitude de la vrit des principes, hors la foi et la rvlation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or, disent-ils, ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vrit ; puis que n'y ayant point de certitude hors la foi ; si l'homme est cr par un Dieu bon, ou par un dmon mchant, s'il a est de tout temps, ou s'il s'est fait par hasard, il est en doute si ces principes nous sont donns ou vritables, ou faux, ou incertains selon ntre origine. De plus, que personne n'a d'assurance hors la foi, s'il veille, ou s'il dort ; vu que durant le sommeil on ne croit pas moins fermement veiller, qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements ; on sent couler le temps, on le mesure ; et enfin on agit de mme qu'veill. De sorte que la moiti de la vie se passant en sommeil par notre propre aveu, ou, quoiqu'il [154] nous en paraisse, nous n'avons aucune ide du vrai, tous nos sentiments tants alors des illusions, qui sait si cette autre moiti de la vie o nous pensons veiller n'est pas un sommeil un peu diffrent du premier, dont nous nous veillons quand nous pensons dormir, comme on rve souvent qu'on rve en entassant songes sur songes ?

Je laisse les discours que font les Pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l'ducation, des moeurs, des pays, et les autres choses semblables, qui entranent la plus grande partie des hommes qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements.

L'unique fort des Dogmatistes, c'est qu'en parlant de bonne foi et sincrement on ne peut douter des principes naturels. Nous connaissons, disent-ils, la vrit, non seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment, et par une intelligence vive et lumineuse ; et c'est de cette dernire sorte que nous connaissons les premiers principes. C'est en vain que le [155] raisonnement qui n'y a point de part essaye de les combattre. Les Pyrrhoniens qui n'ont que cela pour objet y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rvons point, quelque impuissance o nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prtendent. Car la connaissance des premiers principes, comme, par exemple, qu'il y a espace, temps, mouvement, nombre, matire, est aussi ferme qu'aucune de celle que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances d'intelligences et de sentiment qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis ; et la raison dmontre ensuite, qu'il n'y a point deux nombres carrs, dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent ; les propositions se concluent ; le tout avec certitude, quoique par [156] diffrentes voies. Et il est aussi ridicule que la raison demande au sentiment, et l'intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu'il serait ridicule que l'intelligence demandt la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle dmontre. Cette impuissance ne peut donc servir qu' humilier la raison qui voudrait juger de tout ; mais non pas combattre notre certitude, comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire. Plt Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment. Mais la nature nous a refus ce bien, et elle ne nous a donn que trs peu de connaissances de cette sorte : toutes les autres ne peuvent tre acquises que par le raisonnement.

Voil donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne parti, et se range ncessairement ou au Dogmatisme, ou au Pyrrhonisme ; car qui penserait demeurer neutre serait Pyrrhonien par excellence : [157] cette neutralit est l'essence du Pyrrhonisme ; qui n'est pas contr' eux est excellemment pour eux. Que sera donc l'homme en cet tat ? Doutera-t-il de tout ? Doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brle ? Doutera-t-il s'il est ? On n'en saurait venir l : et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de Pyrrhonien effectif et parfait. La nature soutient la raison impuissante, et l'empche d'extravaguer jusqu' ce point. Dira-t-il au contraire, qu'il possde certainement la vrit, lui qui, si peu qu'on le pousse, n'en peut montrer aucun titre, et est forc de lcher prise ?

Qui dmlera cet embrouillement ? La nature confond les Pyrrhoniens, et la raison confond les Dogmatistes. Que deviendrez-vous donc, hommes, qui cherchez votre vritable condition par votre raison naturelle ? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes, ni subsister dans aucune.

Voil ce qu'est l'homme l'gard de la vrit. Considrons-le maintenant l'gard de la flicit qu'il [158] recherche avec tant d'ardeur en toutes ses actions. Car tous les hommes dsirent d'tre heureux ; cela est sans exception. Quelques diffrents moyens qu'il y emploient, ils tendent tous ce but. Ce qui fait que l'un va la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce mme dsir qui est dans tous les deux accompagn de diffrentes vues. La volont ne fait jamais la moindre dmarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu' ceux qui se tuent et qui se pendant.

Et cependant depuis un si grand nombre d'annes, jamais personne sans la foi n'est arriv ce point, o tous tendent continuellement. Tous se plaignent, Princes, sujets ; nobles, roturiers ; vieillards, jeunes ; forts, faibles ; savants, ignorants ; sains, malades ; de tous pays, de tous temps, de tous ges, et de toutes conditions.

Une preuve si longue, si continuelle, et si uniforme devrait bien nous convaincre de l'impuissance o nous sommes, d'arriver au bien par [159] nos efforts. Mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait quelque dlicate diffrence ; et c'est de l que nous attendons que notre esprance ne sera pas due en cette occasion comme en l'autre. Ainsi le prsent ne nous satisfaisant jamais ; l'esprance nous pipe, et de malheur en malheur nous mne jusqu' la mort qui en est le comble ternel.

C'est une chose trange, qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ai est capable de tenir la place de la fin et du bonheur de l'homme, tres, lments, plantes, animaux, insectes, maladies, guerre, vices, crimes, etc. L'homme estant dchu de son tat naturel, il n'y a rien quoi il n'ait est capable de se porter. Depuis qu'il a perdu le vrai bien, tout galement peut lui paratre tel, jusqu' sa destruction propre, toute contrainte qu'elle est la raison et la nature tout ensemble.

Les uns ont cherch la flicit dans l'autorit, les autres dans les curiosits et dans les sciences, les [160] autres dans les volupts. Ces trois concupiscences ont fait trois sectes, et ceux qu'ont appelle Philosophes n'ont fait effectivement que suivre une des trois. Ceux qui en ont le plus approch ont considr, qu'il est ncessaire que le bien universel que tous les hommes dsirent, et o tous doivent avoir part, ne soit dans aucune des choses particulires qui ne peuvent tre possdes que par un seul, et qui estant partages affligent plus leur possesseur par le manque de la partie qu'il n'a pas, qu'elles ne le contentent par la jouissants de celle qui lui appartient. Ils ont compris que le vrai bien devait tre tel que tous pussent le possder la fois sans diminution, et sans envie, et que personne ne le pt perdre contre son gr. Ils l'ont compris, mais ils ne l'ont pu trouver ; et au lieu d'un bien solide et effectif, ils n'ont embrass que l'image creuse d'une vertu fantastique.

Notre instinct nous fait sentir qu'il faut chercher notre bonheur dans nous. Nos passions nous [161] poussent au dehors, quand mme les objets ne s'offriraient pas pour les exciter. Les objets du dehors nous tentent d'eux- mmes, et nous appellent, quand mme nous n'y pensons pas. Ainsi les Philosophes ont beau dire : rentrez en vous mmes, vous y trouverez votre bien ; on ne les croit pas ; et ceux qui les croient sont les plus vides et les plus sots. Car qu'y a-t-il de plus ridicule et de plus vain que ce que proposent Stociens, et de plus faux que tous leurs raisonnements ?

Ils concluent qu'on peut toujours ce qu'on peut quelquefois, et que puisque le dsir de la gloire fait bien faire quelque chose ceux qu'il possde, les autres le pourront bien aussi. Ce sont des mouvements fivreux que la sant ne peut imiter.

[] La guerre intrieure de la raison contre les passions a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partags en deux sectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions, et devenir Dieux. Les autres ont voulu y renoncer la raison, et devenir btes. [162] Mais ils ne l'ont pu ni les uns ni les autres ; et la raison demeure toujours qui accuse la bassesse et l'injustice des passions, et trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent : et les passions sont toujours vivantes dans ceux mmes qui veulent y renoncer.

Voil ce que peut l'homme par lui mme et par ses propres efforts l'gard du vrai, et du bien. Nous avons une impuissance prouver, invincible tout le Dogmatisme. Nous avons une ide de la vrit, invincible tout le Pyrrhonisme. Nous souhaitons la vrit, et ne trouvons en nous qu'incertitude. Nous cherchons le bonheur, et ne trouvons que misre. Nous sommes incapables et de certitude et de bonheur. Ce dsir nous est laiss, tant pour nous punir, que pour nous faire sentir, d'o nous sommes tombs.

[] Si l'homme n'est fait pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu ? Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire Dieu ?

[] L'homme ne sait quel rang se mettre. Il est visiblement gar, et sent en lui des restes d'un tat heureux, dont il est dchu, et qu'il ne peut retrouver. Il le cherche par tout avec inquitude et sans succs dans des tnbres impntrables.

C'est la source des combats des Philosophes, dont les uns ont pris tche d'lever l'homme en dcouvrant ses grandeurs, et les autres de l'abaisser en reprsentant ses misres. Ce qu'il y a de plus trange, c'est que chaque parti se sert des raisons de l'autre pour tablir son opinion. Car la misre de l'homme se conclut de sa grandeur et sa grandeur se conclut de sa misre. Ainsi les uns ont d'autant mieux conclu la misre, qu'ils en ont pris pour preuve la grandeur ; et les autres ont conclu la grandeur avec d'autant plus de force, qu'ils l'ont tire de la misre mme. Tout ce que les uns ont pu dire pour montrer la grandeur, n'a servi que d'un argument aux autres, pour conclure la misre ; puis que c'est tre d'autant plus misrable, qu'on est [164] tomb de plus haut : et les autres au contraire. Ils se sont levs les uns sur les autres par un cercle sans fin, estant certain qu' mesure que les hommes ont plus de lumire ils dcouvrent de plus en plus en l'homme de la misre et de la grandeur. En un mot l'homme connat qu'il est misrable. Il est donc misrable, puis qu'il le connat ; mais il est bien grand, puis qu'il connat qu'il est misrable.

Quelle chimre est-ce donc que l'homme ? Quelle nouveaut, quel chaos, quel sujet de contradiction ? Juge de toutes choses, imbcile ver de terre ; dpositaire du vrai, amas d'incertitudes ; gloire, et rebut de l'univers. S'il se vante, je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante, et le contredits toujours, jusqu' ce qu'il comprenne, qu'il est un monstre incomprhensible.

[165] XXII.

Connaissance gnrale de l'homme.

LA premire chose qui s'offre l'homme, quand il regarde, c'est son corps, c'est dire une certaine portion de matire qui lui est propre. Mais pour comprendre ce qu'elle est, il faut qu'il la compare avec tout ce qui est au dessus de lui, et tout ce qui est au dessous, afin de reconnatre ses justes bornes.

Qu'il ne s'arrte donc pas regarder simplement les objets qui l'environnent. Qu'il contemple la nature dans sa haute et pleine majest. Qu'il considre cette clatante lumire, mise comme une lampe ternelle, pour clairer l'univers. Que la terre lui paroisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre dcrit. Et qu'il s'tonne de ce que ce vaste tour lui mme n'est qu'un point trs dlicat, l'gard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais [166] si notre vue s'arrte l, que l'imagination passe outre. Elle se lassera plutt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce que nous voyons du monde n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle ide n'approche de l'tendue de ses espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la ralit des choses. C'est une sphre infinie, dont le centre est par tout, la circonfrence nulle part. Enfin c'est un des plus grands caractres sensibles de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pense.

Que l'homme estant revenu soi, considre ce qu'il est, au prix de ce qui est. Qu'il se regarde comme gar dans ce canton dtourn de la nature. Et que de ce que lui paratra ce petit cachot, o il se trouve log, c'est--dire ce monde visible, il apprenne estimer la terre, les Royaumes, les villes, et soi- mme son juste prix.

Qu'est-ce qu'un homme dans [167] l'infini ? Qui le peut comprendre ? Mais pour lui prsenter un autre prodige aussi tonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connat les choses les plus dlicates. Qu'un ciron, par exemple, lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes. Que divisant encore ces dernires choses, il puise ses forces, et ses conceptions ; et que le dernier objet o il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-tre, que c'est l l'extrme petitesse de la nature. Je veux lui peindre non seulement l'univers visible, mais encore tout ce qu'il est capable de concevoir de l'immensit de la nature, dans l'enceinte de cet atome imperceptible. Qu'il y voie un infinit de mondes, dont chacun a son firmament, ses plantes, sa terre, en la mme [168] proportion que le monde visible ; dans cette terre des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donn, trouvant encore dans les autres la mme chose, sans fin et sans repos. qu'il se perde dans ces merveilles aussi tonnantes par leur petitesse, que les autres par leur tendue. Car, qui n'admirera que notre corps, qui tantt n'tait pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-mme dans le sein du tout, soi maintenant un colosse, un monde, ou plutt un tout, l'gard de la dernire petitesse o l'on ne peut arriver ?

Que si considrera de la sorte, s'effrayera sans doute, de se voir comme suspendu dans la masse que la nature lui a donn entre ces deux abmes de l'infini et du nant, dont il est galement loign. Il tremblera dans la vue de ces merveilles ; et je croix que sa curiosit se changeant en admiration, il sera plus dispos les contempler en silence, qu' les rechercher avec prsomption. [169]

Car enfin, qu'est-ce l'homme dans la nature ? Un nant l'gard de l'infini, un tout l'gard du nant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment loign des deux extrmes ; et son tre n'est pas moins distant du nant d'o il est tir, que de l'infini o il est englouti.

Son intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le mme rang que son corps dans l'tendue de la nature ; et tout ce qu'elle peut faire est d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un dsespoir ternel d'en connatre ni le principe ni la fin. Toutes choses sont sorties du nant, et portes jusqu' l'infini. Qui peut suivre ces tonnantes dmarches ? L'auteur de ces merveilles les comprend ; nul autre ne le peut faire.

Cet tat qui tient le milieu entre les extrmes. Trop de bruit nous assourdit ; trop de lumire nous blouit ; trop de distance, trop de proximit [170] empchent la vue ; trop de longueur, et trop de brevet obscurcissent un discours ; trop de plaisir incommode ; trop de consonances dplaisent. Nous ne sentons ni l'extrme chaud, ni l'extrme froid. Les qualits excessives nous sont ennemies, et non pas sensibles. Nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieilles empchent l'esprit ; trop et trop peu de nourritures troublent ses actions ; trop et trop peu d'instruction l'abtissent. Les choses extrmes sont pour nous ; comme si elles n'taient pas ; et nous ne sommes point leur gard. Elles nous chappent, ou nous elles.

Voil notre tat vritable. C'est ce qui resserre nos connaissances en de certaines bornes que nous ne passons pas ; incapables de savoir tout, et d'ignorer tout absolument. Nous sommes sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants entre l'ignorance et la connaissance ; et si nous pensons aller plus avant, notre objet branle, et chappe nos prises ; il se [171] drobe, et fuit d'une fuite ternelle : rien ne le peut arrter. C'est ntre condition naturelle, et toutefois la plus contraire notre inclination. Nous brlons du dsir d'approfondir tout, et d'difier une tour, qui s'lve jusqu' l'infini. Mais tout notre difice craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abmes.

[171] XXIII.

Grandeur de l'homme.

JE puis bien concevoir un homme sans mains, sans pieds ; et je le concevrais mme sans teste; si l'exprience ne m'apprenait que c'est par l qu'il pense. C'est donc la pense qui fait l'tre de l'homme, et sans quoi on ne le peut concevoir.

[] Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce la main ? Est-ce le bras ? Est-ce la chair ? Est-ce le sang ? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose d'immatriel.

[] L'homme est si grand, que sa grandeur parois mme en ce qu'il [172] se connat misrable. Un arbre ne se connat pas misrable. Il est vrai que c'est tre misrable, que de se connatre misrable ; mais c'est aussi tre grand, que de connatre qu'on est misrable. Ainsi toutes ses misres prouvent sa grandeur. Ce sont misres de grand Seigneur, misres d'un Roi dpossd.

[] Qui se trouve malheureux de n'tre pas Roi, sinon un Roi dpossd ? Trouverait-on Paul mile malheureux de n'tre plus consul ? Au contraire tout le monde trouvait qu'il tait heureux de l'avoir t ; parce que sa condition n'tait pas de l'tre toujours. Mais on trouvait Perse si malheureux de n'tre plus Roi, parce que sa condition tait de l'tre toujours, qu'on trouvait trange qu'il pt supporter la vie. Qui se trouve malheureux de n'avoir qu'une bouche ? Et qui ne se trouve malheureux de n'avoir qu'un oeil ? On ne s'est peut tre jamais avis de s'affliger de n'avoir pas trois yeux ; mais on est inconsolable de n'en avoir qu'un. [173]

[] Nous avons un si grande ide de l'me de l'homme, que nous ne pouvons souffrir d'en tre mpriss, et de n'tre pas dans l'estime d'une me : et toute la flicit des hommes consiste dans cette estime.

Si d'un ct cette fausse gloire que les hommes cherchent est une grande marque de leur misre, et de leur bassesse, c'en est une aussi de leur excellence. Car quelques possessions qu'il ait sur la terre, de quelque sant et commodit essentielle qu'il jouisse, il n'est pas satisfait s'il n'est dans l'estime des hommes. Il estime si grande la raison de l'homme, que quelque avantage qu'il ait dans le monde, il se croit malheureux, s'il n'est plac aussi avantageusement dans la raison de l'homme. C'est la plus belle place du monde : rien ne le peut dtourner de ce dsir ; et c'est la qualit la plus ineffaable du coeur de l'homme. Jusque l que ceux qui mprisent le plus les hommes et qui les galent aux btes, en veulent encore tre admirs, et se contredisent eux mmes par leur [174] propre sentiment ; leur nature qui est plus forte que toute leur raison les convainquant plus fortement de la grandeur de l'homme, que la raison ne les convainc de sa bassesse.

[] L'homme n'est qu'un roseau le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'craser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'craserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.

Ainsi toute notre dignit consiste dans la pense. C'est de l qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la dure. Travaillons donc bien penser. voil le principe de la morale.

[] Il est dangereux de trop faire voir l'homme combien il est gal aux btes, sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l'un et l'autre. [175] Mais il est trs avantageux de lui reprsenter l'un et l'autre.

[] Que l'homme donc s'estime son prix. Qu'il s'aime ; car il a en lui une nature capable de bien ; mais qu'il n'aime pas pour cela les bassesses qui y sont. Qu'il se mprise parce que cette capacit est vide ; mais qu'il ne mprise pas pour cela cette capacit naturelle. Qu'il se hasse ; qu'il s'aime : il a en lui la capacit de connatre la vrit, et d'tre heureux ; mais il n'a point de vrit ou constante ou satisfaisante. Je voudrais donc porter l'homme dsirer d'en trouver, tre prt et dgag de passions pour la suivre o il la trouvera ; et sachant combien sa connaissance s'est obscurcie par les passions, je voudrais qu'il hat en soi la concupiscence qui la dtermine d'elle mme ; afin qu'elle ne l'aveuglt point en faisant son choix, et qu'elle ne l'arrtt point quand il aura choisi.

[176] XXIV.

Vanit de l'homme.

NOUS ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous, et en notre propre tre : nous voulons vivre dans l'ide des autres d'une vie imaginaire ; et nous nous efforons pour cela de paratre. Nous travaillons incessamment embellir et conserver cet tre imaginaire, et ngligeons le vritable. Et si nous avons ou la tranquillit, ou la gnrosit, ou la fidlit, nous nous empressons de le faire savoir, afin d'attacher ces vertus cet tre d'imagination : nous les dtacherions plutt de nous pour les y joindre ; et nous serions volontiers poltrons, pour acqurir la rputation d'tre vaillants. Grande marque du nant de notre propre tre, de n'tre pas satisfait de l'un sans l'autre, et de renoncer souvent l'un pour l'autre ! Car qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-l serait infme. [177]

[] La douceur de la gloire est si grande, qu' quelque chose qu'on l'attache, mme la mort, on l'aime.

[] L'orgueil contrepse toutes nos misres. Car, ou il les cache, ou s'il les dcouvre, il se glorifie de les connatre.

[] L'orgueil nous tient d'une possession si naturelle au lieu de nos misres et de nos erreurs, que nous perdons mme la vie avec joie, pourvu qu'on en parle.

[] La vanit est si ancre dans le coeur de l'homme, qu'un goujat, un marmiton, un crocheteur se vante, et veut avoir ses admirateurs. Et les Philosophes mmes en veulent. Ceux qui crivent contre la gloire, veulent avoir la gloire d'avoir bien crit ; et ceux qui le lisent, veulent avoir la gloire de l'avoir lu ; et moi qui cris ceci, j'ai peut-tre cette envie ; et peut tre que ceux qui le liront l'auront aussi.

[] Malgr la vue de toutes nos misres qui nous touchent, et qui nous tiennent la gorge, nous avons [178] un instinct que nous ne pouvons rprimer, qui nous lve.

[] Nous sommes si prsomptueux, que nous voudrions tre connus de toute la terre, et mme des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains, que l'estime qui nous environnent nous amuse et nous contente.

[] La chose la plus important la vie c'est le choix d'un mtier. Le hasard en dispose. La coutume fait les maons, [179] les soldats, les couvreurs. C'est un excellent couvreur, dit-on ; et en parlant des soldats, ils sont bien fous, dit-on. Et les autres au contraire ; il n'y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. A force d'our louer en l'enfance ces mtiers, et mpriser tous les autres, on choisit ; car naturellement on aime la vertu, et l'on hat l'imprudence. Ces mots nous meuvent : on ne pche que dans l'application : et la force de la coutume est si grande, que des pays entiers sont tous de maons, d'autres tous de soldats. Sans doute que la nature n'est pas si uniforme. C'est donc la coutume qui fait cela, et qui entrane la nature. Mais quelque fois aussi la nature la surmonte, et retient l'homme dans son instinct, malgr toute la coutume bonne ou mauvaise.

[] La curiosit n'est que vanit. Le plus souvent on ne veut savoir que pour en parler. On ne voyagerait pas sur la mer pour le seul plaisir de voir, sans esprance de s'en entretenir jamais avec personne.

[] On ne se soucie pas d'tre estim dans les villes o l'on ne fait que passer ; mais quand on y doit demeurer un peu de temps on s'en soucie. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionn notre dure vaine et chtive.

[] Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.

[] Nous ne nous tenons jamais au prsent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent, et comme pour le hter ; ou nous rappelons le pass [180] pour l'arrter comme trop prompt. Si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nous, et ne pensons point au seul qui nous appartient : et si vains, que nous songeons ceux qui ne sont point, et laissons chapper sans rflexion le seul qui subsiste. C'est que le prsent d'ordinaire nous blesse. Nous le cachons notre vue, parce qu'il nous afflige ; et s'il nous est agrable, nous regrettons de le voir chapper. Nous tchons de le soutenir par l'avenir, et pensons disposer les choses pour un temps o nous n'avons aucune assurance d'arriver.

Que chacun examine sa pense. Il la trouvera tojours occupe au pass et l'avenir. Nous ne pensons presque point au prsent ; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre des lumires, pour disposer l'avenir. Le prsent n'est jamais notre but. Le pass et le prsent sont nos moyens ; le seul avenir est notre objet. Ainsi nous ne vivons jamais ; mais nous esprons de vivre ; [181] et nous disposant tojours tre heureux, il est indubitable que nous ne le serons jamais, si nous n'aspirons une autre batitude qu' celle dont on peut jouir en cette vie.

[] Notre imagination nous grossit si fort le temps prsent force d'y faire des rflexions continuelles, et amoindrit tellement l'ternit manque d'y faire rflexion, que nous faisons de l'ternit un nant, et du nant une ternit. Et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut dfendre.

[] Cromwell allait ravager toute la Chrtient : la famille Royale tait perdue, et la sienne jamais puissante ; sans un petit grain de sable qui se mit dans son urtre. Rome mme allait trembler sous lui. Mais ce petit gravier, qui n'tait rien ailleurs, mis en cet endroit, le voil mort, sa famille abaiss, et le Roi rtabli.

[182] XXV.

Faiblesse de l'homme.

CE qui m'tonne le plus est de voir que tout le monde n'est pas tonn de sa faiblesse. On agit srieusement, et chacun suit sa condition ; non pas parce qu'il est bon en effet de la suivre, puisque la mode en est ; mais comme si chacun savait certainement o est la raison et la justice. On se trouve du toute heure, et par une plaisante humilit on croit que c'est sa faute, et non pas celle de l'art qu'on se vante toujours d'avoir. Il est bon qu'il y ait beaucoup de ces gens l au monde ; afin de montrer que l'homme est bien capable des plus extravagantes opinions, puisqu'il est capable de croire qu'il n'est pas dans cette faiblesse naturelle et invitable, et qu'il est au contraire dans la sagesse naturelle.

[] La faiblesse de la raison de l'homme parat bien davantage en ceux qui ne la connaissent pas, qu'en ceux qui la connaissent. [183]

[] Si on est trop jeune, on ne juge pas bien. Si on est trop vieil, de mme. Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entte, et l'on ne peut trouver la vrit.

Si l'on considre son ouvrage incontinent aprs l'avoir fait, on en est encore tout prvenu. Si trop longtemps aprs, on n'y entre plus.

Il n'y a qu'un point indivisible, qui soit le vritable lieu de voir les tableaux. Les autres sont trop prs, trop loins, trop hauts, trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture. Mais dans la vrit et dans la morale qui l'assignera.

[] Cette matresse d'erreur que l'on appelle fantaisie et opinion, est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours. Car elle serait rgle infaillible de vrit, si elle l'tait infaillible du mensonge. Mais estant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualit, marquant de mme caractre le vrai et le faux.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plat la contrler [184] et la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a tabli dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, et ses malheureux ; ses sains, ses malades ; ses riches, ses pauvres ; ses fous, et ses sages : et rien ne nous dpite davantage, que de voir qu'elle remplit ses htes d'une satisfaction beaucoup plus pleine et entire que la raison, les habiles par imagination se plaisant tout autrement en eux mmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire. Ils disputent avec hardiesse et confiance, les autres avec crainte et dfiance. Et cette gaiet de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des coutants : tant les sages imaginaires ont de faveur auprs de leurs juges de mme nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend contents ; l'envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misrables. L'une les comble de gloire, l'autre les couvre de honte.

Qui dispense la rputation ? Qui [185] donne le respect et la vnration aux personnes, aux ouvrages, aux grands, sinon l'opinion ? Combien toutes les richesses de la terre sont elles insuffisantes sans son contentement ?

L'opinion dispose de tout. Elle fait la beaut, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon coeur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione Regina del mundo. J'y souscris sans le connatre, sauf le mal s'il y en a.

[] On ne voit presque rien de juste ou d'injuste, qui ne change de qualit, en changeant de climat. Trois degrs d'lvation du Ple renversent toute la Jurisprudence. Un Mridien dcide de la vrit, ou peu d'annes de possession. Les lois fondamentales changent. Le droit a ses poques. Plaisante justice qu'une rivire ou une Montaigne borne ! Vrit au de des Pyrnes, erreur au del.

[] L'art de bouleverser les tats est d'branler les coutumes tablies, en fondant jusques dans leur source, pour y faire remarquer le dfaut [186] d'autorit et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'tat, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sr pour tout perdre. Rien ne sera juste a cette balance. Cependant le peuple preste l'oreille ces discours ; il secoue le joug ds qu'il le reconnat ; et les grands en profitent sa ruine, et celle de ces curieux examinateurs des coutumes reues. Mais par un dfaut contraire les hommes croient quelquefois pouvoir faire avec justice tout ce qui n'est pas sans exemple.

[] Le plus grand Philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut pour marcher son ordinaire, s'il y a au dessous un prcipice, quoique sa raison le convainque de sa sret, son imagination prvaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pense sans ptir et suer. Je ne veux pas rapporter tous les effets. Qui ne sait qu'il y en a qui la vue des chats, des rats, l'crasement d'un charbon emportent la raison hors des gonds ?

[] Ne diriez-vous pas que ce [187] Magistrat dont la vieillesse vnrable impose le respect tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrter aux vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans la place o il doit rendre la justice. La voil prt our avec une gravit exemplaire. Si l'Avocat vient paratre, et que la nature lui ait donn une voix enroue, et un tour de visage bizarre, que le barbier l'ait mal ras, et que le hasard l'ait encore barbouill, je parie la perte de la gravit du Magistrat.

[] L'esprit du plus grand homme du monde n'est pas si indpendant, qu'il ne soit sujet a tre troubl par le moindre tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d'un canon pour empcher ses penses : il ne faut que le bruit d'une girouette ou d'une poulie. Ne vous tonnez pas s'il ne raisonne pas bien prsent : une mouche bourdonne ses oreilles : c'en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez [188] qu'il puisse trouver la vrit, chassez cet animal qui tient la raison en chec, et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les Royaumes.

[] Nous avons un autre principe d'erreur, savoir les maladies. Elles nous gtent le jugement et le sens. Et si les grandes l'altrent sensiblement, je ne doute point que les petites n'y fassent impression proportion.

Notre propre intrts est encore un merveilleux instrument pour nous crever agrablement les yeux. L'affection ou la haine changent la justice. En effet, combien un Avocat bien pay par avance trouve-t-il plus juste la cause qu'il plaide ? Mais par une autre bizarrerie de l'esprit humain, j'en sais qui pour ne pas tomber dans cet amour propre ont est les plus injustes du monde contre-biais. Le moyen sr de perdre une affaire toute juste tait de la leur faire recommander par leurs proches parents.

[] La justice et la vrit sont [189] deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop moussez pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en cachent la pointe, et appuient tout au tour, plus sur le faux que sur le vrai.

[] Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser. Les charmes de la nouveaut ont le mme pouvoir. De l viennent toutes les disputes des hommes, qui se reprochent, ou de suivre les fausses impressions de leur enfance, ou de courir tmrairement aprs les nouvelles.

Qui tient le juste milieu ? Qu'il paroisse, et qu'il le prouve. Il n'y a principe quelque naturel qu'il puisse tre, mme depuis l'enfance, qu'on ne fasse passer pour une fausse impression, soit de l'instruction, soit des sens. Parce, dit-on, que vous avez cr ds l'enfance qu'un coffre tait vide lorsque vous n'y voyiez rien, vous avez cr le vide possible : c'est une illusion de vos sens fortifie par la coutume, qu'il faut que la science corrige. Et les autres disent au [190] contraire : parce qu'on vous a dit dans l'cole, qu'il n'y a point de vide, on a corrompu votre sens commun qui le comprenait si nettement avant cette mauvaise impression, qu'il faut corriger en recourant votre premire nature. Qui a donc tromp, les sens ou l'instruction ?

[] toutes les occupations des hommes sont a avoir du bien ; et le titre par lequel ils le possdent n'est dans son origine que la fantaisie de ceux qui ont fait les lois. Ils n'ont aussi aucune force pour le possder srement : mille accidents le leur ravissent. il en est de mme de la science : la maladie nous l'te.

[] L'homme n'est donc qu'un sujet plein d'erreurs ineffaables sans la grce. Rien ne lui montre la vrit : tout l'abuse. Les deux principes de vrit, la raison, et les sens, outre qu'ils manquent souvent de sincrit, s'abusent rciproquement l'un l'autre. Les sens abusent la raison par de fausses apparences : et cette mme piperie qu'ils lui apportent, ils la reoivent d'elle leur tour : elle [191] s'en revanche. Les passions de l'me troublent les sens, et leur font des impressions fcheuses. Ils mentent, et se trompent l'envi.

[] Qu'est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutums ? Dans les enfants, ceux qu'ils ont reus de la coutume de leur pres, comme la chasse dans les animaux.

Une diffrente coutume donnera d'autres principes naturels. Cela se voit par exprience. Et s'il y en a d'ineffaables la coutume, il y en a aussi de la coutume ineffaables la nature. Cela dpend de la disposition.

Les pres craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature sujette tre efface ? La coutume est une seconde nature, qui dtruit la premire. Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai bien peur que cette nature, ne soit elle-mme qu'une premire coutume, comme la coutume est une seconde nature.

[192] XXVI.

Misre de l'homme.

Rien n'est plus capable de nous faire entrer dans la connaissance de la misre des hommes, que de considrer la cause vritable de l'agitation perptuelle dans laquelle ils passent toute leur vie.

L'me est jete dans le corps pour y faire un sjour de peu de dure. Elle sait que ce n'est qu'un passage un voyage ternel, et qu'elle n'a que le peu de temps que dure la vie pour s'y prparer. Les ncessits de la nature lui en ravissent une trs grande partie. Il ne lui reste que trs peu dont elle puisse disposer. Mais ce peu qui lui reste l'incommode si fort, et l'embarrasse si trangement, qu'elle ne songe qu' le perdre. Ce lui est une peine insupportable d'tre oblige de vivre avec soi, et de penser soi. Ainsi tout son soin est de s'oublier soi-mme, et de laisser couler ce temps si court et si prcieux sans [193] rflexion, en s'occupant de choses qui l'empchent d'y penser.

C'est l'origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes, et de tout ce qu'on appelle divertissement ou passe temps, dans lesquels on n'a en effet pour but que d'y laisser passer le temps, sans le sentir, ou plutt sans se sentir soi mme, et d'viter en perdant cette partie de la vie l'amertume et le dgot intrieur qui accompagnerait ncessairement l'attention que l'on ferait sur soi mme durant ce temps-l. L'me ne trouve rien en elle qui la contente. Elle n'y voit rien qui ne l'afflige, quand elle y pense. C'est ce qui la contraint de se rpandre au dehors, et de chercher dans l'application aux choses extrieures, perdre le souvenir de son tat vritable. Sa joie consiste dans cet oubli ; et il suffit pour la rendre misrable, de l'obliger de se voir, et d'tre avec soi.

On charge les hommes ds l'enfance du soin de leur honneur, de leurs biens, et mme du bien et de l'honneur de leurs parents et de leurs amis. [194] On les accable de l'tude des langues, des sciences, des exercices, et des arts. On les charge d'affaires : on leur fait entendre, qu'ils ne sauraient tre heureux, s'ils ne font en sorte par leur industrie et par leur soin, que leur fortune, leur honneur, et mme la fortune et l'honneur de leurs amis soient en bon tat, et qu'une seule de ces choses qui manque les rend malheureux. Ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser ds la pointe du jour. Voil, direz-vous, une trange manire de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Demandez vous ce qu'on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ter tous ces soins. Car alors ils se verraient, et ils penseraient eux mme ; et c'est ce qui leur est insupportable. Aussi aprs s'tre chargs de tant d'affaires, s'ils ont quelque temps de relche, ils tchent encore de le perdre quelque divertissement qui les occupe tous entiers, et les drobe eux mmes.

C'est pourquoi quand je me suis [195] mis considrer les diverses agitations des hommes, les prils et les peines o ils s'exposent la Cour, la guerre, dans la poursuite de leurs prtentions ambitieuses, d'o naissent tant de querelles, de passions, et d'entreprises prilleuses et funestes ; j'ai souvent dit, que tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas se tenir en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi, n'en sortirait pas pour aller sur la mer, ou au sige d'une place : et si on ne cherchait simplement qu' vivre, on aurait peu de besoin de ces occupations si dangereuses.

Mais quand j'y ai regard de plus prs, j'ai trouv que cet loignement que les hommes ont du repos, et de demeurer avec eux-mmes, vient d'une cause bien effective, c'est--dire du malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misrable, que rien ne nous peut consoler, lorsque rien ne nous empche d'y penser, et que nous ne voyons que nous. [196]

Je ne parle que de ceux qui se regardent sans aucune vue de Religion. Car il est vrai que c'est une des merveilles de la Religion Chrtienne, de rconcilier l'homme avec soi-mme, en le rconciliant avec Dieu ; de lui rendre la vue de soi-mme supportable ; et de faire que la solitude et le repos soient plus agrables plusieurs, que l'agitation et le commerce des hommes. Aussi n'est-ce pas en arrtant l'homme dans lui mme qu'elle produit tous ces effets merveilleux. Ce n'est qu'en le portant jusqu' Dieu, et en le soumettant dans le sentiment de ses misres, par l'esprance d'une autre vie, qui l'en doit entirement dlivrer.

Mais pour tous ceux qui n'agissent que par les mouvements qu'ils trouvent en eux et dans leur nature, il est impossible qu'ils subsistent dans ce repos et de se voir, sans tre incontinent attaqus de chagrin et de tristesse. L'homme qui n'aime que soi ne hait rien tant que d'tre seul avec soi. Il ne recherche rien que [197] pour soi, et ne suit rien tant que soi ; parce que quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se dsire, et qu'il trouve en soi mme un amas de misres invitables, et un vide de bien rels et solides qu'il est incapable de remplir.

Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les biens, et toutes les satisfactions qui semblent contenter un homme. Si celui qu'on aura mis en cet tat est sans occupation, et sans divertissement, et qu'on le laisse faire rflexion sur ce qu'il est, cette flicit languissante ne le soutiendra pas. Il tombera par ncessit dans des vues affligeantes de l'avenir : et si on ne l'occupe hors de lui, le voila ncessairement malheureux.

La dignit royale n'est-elle pas assez grande d'elle mme, pour rendre celui qui la possde heureux par la seule vue de ce qu'il est ? Faudra-t-il encore le divertir de cette pense comme les gens du commun ? Je vois bien, que c'est rendre un homme heureux, que de le dtourner de la vue [198] de ses misres domestiques, pour remplir toute sa pense du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de mme d'un Roi ? Et sera-t-il plus heureux en s'attachant ces vains amusements, qu' la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner son esprit ? Ne serait-ce pas faire tort sa joie, d'occuper son me penser ajuster ses pas la cadence d'un air, ou placer adroitement une balle ; au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l'environne ? Qu'on en fasse l'preuve ; qu'on laisse un Roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser soi tout loisir ; et l'on verra, qu'un Roi qui se voit, est un homme plein de misres, et qui les ressent comme un autre. Aussi on vite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprs des personnes des Rois un grand nombre de gens qui veillent faire succder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur [199] loisir, pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide. C'est dire, qu'ils sont environns de personnes, qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le Roi ne soit seul, et en tat de penser soi ; sachant qu'il sera malheureux, tout Roi qu'il est, s'il y pense.

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d'ailleurs si pnibles, c'est qu'ils sont sans cesse dtourns de penser eux.

Prenez y garde. Qu'est-ce autre chose d'tre Surintendant, Chancelier, premier Prsident, que d'avoir un grand nombre de gens, qui viennent de tous cts, pour ne leur laisser par une heure en la journe o ils puissent penser eux mmes ? Et quand ils sont dans la disgrce, et qu'on les renvoie leurs maisons de campagne, o ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'tre misrables, parce que personne ne les empche plus de songer eux. [200]

De l vient que tant de personnes se plaisent au jeu, la chasse, et aux autres divertissements qui occupent toute leur me. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur dans ce que l'on peut acqurir par le moyen de ces jeux, ni qu'on s'imagine que la vraie batitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le livre que l'on court. On n'en voudrait pas s'il tait offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser notre malheureuse condition qu'on recherche ; mais c'est le tracas qui nous dtourne d'y penser.

De l vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde ; que la prison est un supplice si horrible ; et qu'il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.

Voil tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent simplement montrer la vanit et la bassesse des divertissements des hommes, connaissent bien la vrit une partie [201] de leurs misres ; car c'en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir des choses si basses, et si mprisables : mais ils n'en connaissent pas le fonds qui leur rend ces misres mmes ncessaires, tant qu'ils ne sont pas guries de cette misres intrieure et naturelle, qui consiste ne pouvoir souffrir la vue de soi-mme. Ce livre qu'ils auraient achet ne les garantirait pas de cette vue ; mais la chasse les en garantit. Ainsi quand on leur reproche, que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne sauraient les satisfaire ; qu'il n'y a rien de plus bas, et de plus vain ; s'ils rpondaient comme ils devraient le faire s'ils y pensaient bien, ils en demeureraient d'accord : mais ils diraient en mme temps qu'il ne cherchent en cela qu'une occupation violente et imptueuse qui les dtourne de la vue d'eux-mmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupent tous entiers. Mais ils ne rpondent pas cela, parce qu'ils ne se connaissent [202] pas eux mmes. Un Gentilhomme croit sincrement qu'il y a quelque chose de grand et de noble dans la chasse : il dira, que c'est un plaisir royal. Il en est de mme des autres choses dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque chose de rel et de solide dans les objets mmes. On se persuade que si l'on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir : et l'on ne pense pas la nature insatiable de sa cupidit. On croit chercher sincrement le repos ; et l'on ne cherche en effet que l'agitation.

Les hommes ont un instinct secret qui les porte chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misre continuelle. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur premire nature, qui leur fait connatre, que le bonheur n'est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache leur vue dans le fonds de leur me, [203] qui les porte tendre au repos par l'agitation, et se figurer toujours, que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficults qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par l la porte au repos.

Ainsi s'coule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles ; et si on les a surmonts, le repos devient insupportable. Car, ou l'on pense aux misres qu'on a, ou celles dont on est menac. Et quand on se verrait mme assez l'abri de toutes parts, l'ennui de son autorit prive ne laisserait pas de sortir du fonds du coeur, o il a ses racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

C'est pourquoi lorsque Cineas disait Pyrrus qui se proposait de jouir du repos avec ses amis aprs avoir conquis une grande partie du monde, qu'il serait mieux d'avancer lui mme son bonheur, en jouissant ds lors de ce repos, sans l'aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui recevait de grandes difficults, et qui n'tait gure [204] plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposait que l'homme se pt contenter de soi mme et de ses biens prsents, sans remplir le vide de son coeur d'esprances imaginaires, ce qui est faux. Pyrrus ne pouvait tre heureux ni devant ni aprs avoir conquis le monde. Et peut-tre que la vie molle que lui conseillait son ministre tait encore moins capable de le satisfaire, que l'agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu'il mditait.

On doit donc reconnatre, que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait mme sans aucune cause trangre d'ennui par le propre tat de sa condition naturelle : et il est avec cela si vain et si lger, qu'tant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu' le considrer srieusement, il est encore plus plaindre de ce qu'il se peut divertir des choses si frivoles et si basses, que de ce qu'il s'afflige de ses misres effectives ; et ses divertissements sont [205] infiniment moins raisonnables que son ennui.

[] D'o vient que cet homme qui a perdu depuis peu son fils unique, et qui accabl de procs et de querelles tait ce matin si troubl, n'y pense plus maintenant ? Ne vous tonnez pas : il est tout occup voir par o passera un cerf que ses chiens poursuivent avec ardeur depuis six heures. Il n'en faut pas davantage pour l'homme, quelque plein de tristesse qu'il soit. Si l'on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voil heureux pendant ce temps-l, mais d'un bonheur faux et imaginaire, qui ne vient pas de la possession de quelque bien rel et solide, mais d'une lgret d'esprit qui lui fait perdre le souvenir de ses vritables misres, pour s'attacher des objets bas et ridicules, indignes de son application. C'est une joie de malade et de frntique, qui ne vient pas de la sant de son me, mais de son drglement. C'est un ris de folie et d'illusion. Car c'est une chose trange [206] que de considrer ce qui plat aux hommes dans les jeux et les divertissements. Il est vrai qu'occupant l'esprit, ils le dtournent du sentiment de ses maux, ce qui est rel. Mais ils ne l'occupent que parce que l'esprit s'y forme un objet imaginaire de passion auquel il s'attache.

Quel pensez vous que soit l'objet de ces gens qui jouent la paume, avec tant d'application d'esprit, et d'agitation de corps ? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joue qu'un autre. Voil la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets, pour montrer aux savants qu'ils ont rsolu une question d'Algbre qui ne l'avait pu tre jusques ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands prils, pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auraient prise, aussi sottement mon gr. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanit : et ceux l sont les plus sots de [207] la bande, puis qu'ils le sont avec connaissance ; au lieu qu'on peut penser des autres, qu'ils ne le seraient pas, s'ils avaient cette connaissance.

[] Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose, qu'on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut gagner tous chaque jour, condition de ne point jouer. On dira peut-tre, que c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain. Mais qu'on le fasse jouer pour rien, il ne s'y chauffera pas, et s'y ennuiera. Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il cherche : un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut qu'il s'y chauffe, et qu'il se pique lui mme, en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnt condition de ne point jouer ; et qu'il se forme un objet de passion, qui excite son dsir, sa colre, sa crainte, son esprance.

Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas [208] seulement bas ; ils sont encore faux et trompeurs ; c'est dire qu'ils ont pour objet des fantmes et des illusions, qui seraient incapables d'occuper l'esprit de l'homme, s'il n'avait perdu le sentiment et le got du vrai bien, et s'il n'tait rempli de bassesse, de vanit, de lgret, d'orgueil, et d'une infinit d'autres vices : et ils ne nous soulagent dans nos misres, qu'en nous causant une misre plus relle, et plus effective. Car c'est ce qui nous empche principalement de songer nous, et qui nous fait perdre insensiblement le temps. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous porterait chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement la mort.

[] Les hommes n'ayant pu gurir la mort, la misre, l'ignorance, se sont aviss, pour se rendre heureux, de n'y point penser : c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une [209] consolation bien misrable, puis qu'elle vas non pas gurir le mal, mais le cacher simplement pour un peu de temps, et qu'en le cachant elle fait qu'on ne pense pas le gurir vritablement. Ainsi par un trange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui qui est son mal le plus sensible est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toute chose lui faire chercher sa vritable gurison ; et que le divertissement qu'il regarde comme son plus grand bien est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'loigne plus que toute chose de chercher le remde ses maux. Et l'un et l'autre est une preuve admirable de la misre, et de la corruption de l'homme, et en mme temps de sa grandeur ; puisque l'homme ne s'ennuie de tout, et ne cherche cette multitude d'occupations que parce qu'il a l'ide du bonheur qu'il a perdu ; lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extrieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu'il [210] n'est ni dans nous, ni dans les cratures, mais en Dieu seul.

XXVII.

Penses sur les miracles.

IL faut juger de la doctrine par les miracles : il faut juger des miracles par la doctrine. La doctrine discerne les miracles : et les miracles discernent la doctrine. Tout cela est vrai ; mais cela ne se contredit pas.

[] Il y a des miracles qui sont des preuves certaines de la vrit ; et il y en a qui ne sont pas des preuves certaines de la vrit ; et il y en a qui ne sont pas des preuves certaines de vrit. Il faut une marque pour les connatre ; autrement ils seraient inutiles. Or ils ne sont pas inutiles, et sont au contraire fondements.

Il faut donc que la rgle qu'on nous donne soit telle, qu'elle ne dtruise pas la preuve que les vrais miracles donnent de la vrit, qui est la fin principale des miracles.

[] S'il n'y avait point de miracles joints la fausset, il y aurait certitude. [211] S'il n'y avait point de rgle pour les discerner, les miracles seraient inutiles, et il n'y aurait pas de raison de croire.

Mose en a donn une, qui est lorsque le miracle mne l'idoltrie (Deut. 13. 1. 2. 3. etc.) ; et que JSUS-CHRIST une : Celui, dit-il, qui fait des miracles en mon nom, ne peut l'heure mme mal parler de moi (Matt. 7. 38.). D'o il s'ensuit que quiconque se dclare ouvertement contre JSUS-CHRIST ne peut faire de miracles en son nom. Ainsi s'il en fait, ce n'est point au nom de JSUS-CHRIST, et il ne doit point tre cout. Voil les occasions d'exclusion la foi des miracles marques. Il ne faut pas y donner d'autres exclusions. Dans l'ancien Testament, quand on vous dtournera de Dieu. Dans le nouveau, quand on vous dtournera de JSUS-CHRIST.

D'abord donc qu'on voit un miracle, il faut ou se soumettre, ou avoir d'tranges marques du contraire. Il faut voir si celui qui le fait nie un Dieu, ou JSUS-CHRIST.

[] Toute Religion est fausse, qui [212] dans sa foi n'adore pas un Dieu comme principe de toutes choses, et qui dans sa morale n'aime pas un seul Dieu comme objet de toutes choses.

Toute Religion qui ne reconnat pas maintenant JSUS-CHRIST est notoirement fausse, et les miracles ne lui peuvent de rien servir.

[] Les Juifs avaient une doctrine de Dieu, comme nous en avons une de JSUS-CHRIST, et confirme par miracle, et dfense de croire tous faiseurs de miracles qui leur enseigneraient une doctrine contraire, et de plus ordre de recourir aux grands Prtres, et de s'en tenir eux. Et ainsi toutes les raisons que nous avons pour refuser de croire les faiseurs de miracles, il semble qu'ils les avaient l'gard de JSUS-CHRIST et des Aptres.

Cependant il est certain, qu'ils taient trs coupables de refuser de les croire cause de leurs miracles puisque Jsus-Christ dit, qu'ils n'eussent pas est coupables, s'ils n'eussent point vu ses miracles ; [213] Si opera non fecissem in eis qua nemo alius fecit, peccatum non haberent. Si je n'avais fait parmi eux des oeuvres que jamais aucun autre n'a faites, ils n'auraient point de pch (Iean. 25. 24.).

Il s'ensuit donc, qu'il jugeait que ses miracles taient des preuves certaines de ce qu'il enseignait, et que les Juifs avaient obligation de le croire. Et en effet c'est particulirement les miracles qui rendaient les Juifs coupables dans leur incrdulit. Car les preuves qu'on et pu tirer de l'criture pendant la vie de JSUS-CHRIST n'auraient pas est dmonstratives. On y voit par exemple que Mose a dit, qu'un Prophte viendrait ; mais cela n'aurait pas prouv que JSUS-CHRIST ft ce Prophte, et c'tait toute la question. Ces passages faisaient voir qu'il pouvait tre le Messie, et cela avec ses miracles devait dterminer croire qu'il l'tait effectivement.

[] Les prophties seules ne pouvaient pas prouver JSUS-CHRIST pendant sa vie. Et ainsi on n'et pas est coupable de ne pas croire [214] en lui avant sa mort, si les miracles n'eussent pas est dcisifs. Donc les miracles suffisent quand on ne voit pas que la doctrine soit contraire, et on y doit croire.

[] JSUS-CHRIST a prouv qu'il tait le Messie, en vrifiant plutt sa doctrine et sa mission par ses miracles que par l'criture et par les prophties.

C'est par les miracles que Nicodme reconnat que sa doctrine est de Dieu : Scimus quia Deo venisti, Magister ; nemo enim potest hc signa facere qu tu facis, nisi fuerit Deus cum eo (Iean. 32.). Il ne juge pas des miracles par la doctrine, mais de la doctrine par les miracles.

Aussi quand mme la doctrine serait suspecte comme celle de JSUS- CHRIST pouvait l'tre Nicodme, cause qu'elle semblait dtruire les traditions des Pharisiens, s'il y a des miracles clairs et vidents du mme ct, il faut que l'vidence du miracle l'emporte sur ce qu'il y pourrait avoir de difficult de la part de la doctrine ; [215] ce qui est fond sur ce principe immobile, que Dieu ne peut induire en erreur.

Il y a un devoir rciproque entre Dieu et les hommes. Accusez moi, dit Dieu dans Isae (Isa. 18.). Et en un autre endroit : Qu'ai-je d faire ma vigne, que je ne lui aie fait ? (ibid. 5. 42.)

Les hommes doivent Dieu de recevoir la Religion qu'il leur envoie. Dieu doit aux hommes de ne les pas induire en erreur.

Or ils seraient induits en erreur, si les faiseurs de miracles annonaient une fausse doctrine qui ne part pas visiblement fausse aux lumires du sens commun, et si un plus grand faiseur de miracles n'avait dj averti de ne les pas croire.

Ainsi s'il y avait division dans l'glise, et que les Ariens, par exemple, qui se disaient fondez sur l'criture comme les Catholiques, eussent fait des miracles, et non les Catholiques, on et est induit en erreur. Car comme un homme qui nous annonces les secrets de Dieu n'est pas digne d'tre cr sur son [216] autorit prive ; aussi un homme qui pour marque de la communication qu'il a avec Dieu ressuscite les morts, prdit l'avenir, transporte les Montaignes, gurit les maladies, mrite d'tre cr, et on est impie si on ne s'y rend ; moins qu'il ne soit dmenti par quelque autre qui fasse encore de plus grands miracles.

Mais n'est-il pas dit que Dieu nous tente ? Et ainsi ne nous peut-il pas tenter par des miracles qui semblent porter la fausset ?

Il y a bien de la diffrence entre tenter et induire en erreur. Dieu tente ; mais il n'induit pas en erreur. Tenter c'est procurer les occasions qui n'imposent point de ncessit. Induire en erreur c'est mettre l'homme dans la ncessit de conclure, et suivre une fausset. C'est ce que Dieu ne peut faire, et ce qu'il ferait nanmoins, s'il permettait que dans une question obscure il se ft des miracles du ct de la fausset.

On doit conclure del, qu'il est impossible qu'un homme cachant sa [217] mauvaise doctrine, et n'en faisant paratre qu'une bonne, et se disant conforme Dieu et l'glise, fasse des miracles, pour couler insensiblement une doctrine fausse et subtile : cela ne se peut. Et encore moins que Dieu, qui connat les coeurs, fasse miracles en faveur d'une personne de cette sorte.

[] Il y a bien de la diffrence entre n'tre pas pour JSUS-CHRIST et le dire ; ou n'tre pas pour JSUS-CHRIST et feindre d'en tre. Les premiers pourraient peut-tre faire des miracles, non les autres ; car il est clair des uns, qu'ils font contre la vrit, non des autres ; et ainsi les miracles sont plus clairs.

Les miracles discernent donc aux choses douteuses, entre les peuples Juif, et Paens ; Juif, et Chrtien : Catholique, hrtique ; calomniez, calomniateurs ; entre les trois croix.

C'est ce que l'on a vu dans tous les combats de la vrit contre l'erreur, d'Abel contre Can, de Mose contre les magiciens de Pharaon, d'lie contre les faux Prophtes, de [218] JSUS-CHRIST contre les Pharisiens, de Saint Paul contre Barjesus, des Aptres contre les Exorcistes, des Chrtiens contre les infidles, des Catholiques contre les hrtiques. Et c'est ce qui se verra aussi dans le combat d'lie et d'noch contre l'Antechrist. Toujours le vrai prvaut en miracles.

Enfin jamais en la contention du vrai Dieu, ou de la vrit de la Religion, il n'est arriv de miracle du ct de l'erreur, qu'il n'en soit aussi arriv de plus grand du ct de la vrit.

Par cette rgle, il est clair que les Juifs taient obligez de croire JSUS- CHRIST. JSUS-CHRIST leur taient suspects. Mais ses miracles taient infiniment plus clairs que les soupons que l'on avait contre lui. Il le fallait donc croire.

[] Du temps de JSUS-CHRIST les uns croyaient en lui ; les autres n'y croyaient pas, cause des prophties qui disaient, que le Messie devait natre en Bthlem, au lieu qu'on croyait que JSUS-CHRIST, tait n dans [219] Nazareth. Mais ils devaient mieux prendre garde, s'il n'tait pas n en Bthlem. Car ses miracles estant convainquants, ces prtendues contradictions de sa doctrine l'criture, et cette obscurit ne les excusait pas, mais les aveuglait.

[] JSUS-CHRIST gurit l'aveugle n, et fit quantit de miracles au jour du sabbat. Par o il aveuglait les Pharisiens, qui disaient, qu'il fallait juger des miracles par la doctrine.

Mais par la mme rgle qu'on devait croire JSUS-CHRIST, on ne devra point croire l'Antechrist.

JSUS-CHRIST ne parlait ni contre Dieu, ni contre Moise. L'Antechrist et les faux Prophtes prdits par l'un et l'autre Testament parleront ouvertement contre Dieu et contre JSUS-CHRIST. Qui serait ennemi couvert, Dieu ne permettrait pas qu'il ft des miracles ouvertement.

[] Mose a prdit JSUS-CHRIST, et ordonn de le suivre. JSUS-CHRIST a prdit [220] l'Antechrist, et dfendu de le suivre.

[] Les miracles de JSUS-CHRIST ne sont pas prdits par l'Antechrist. Mais les miracles de l'Antechrist sont prdits par JSUS-CHRIST. Et ainsi, si JSUS- CHRIST n'tait pas le Messie il aurait bien induit en erreur, mais on n'y saurait tre induit avec raison par les miracles de l'Antechrist. Et c'est pourquoi les miracles de l'Antechrist ne nuisent point ceux de Jsus- Christ. Aussi quand JSUS-CHRIST a prdit les miracles de l'Antechrist, a-t-il cr dtruire la foi de ses propres miracles.

[] Il n'y a nulle raison de croire l'Antechrist, qui ne soit croire en JSUS-CHRIST. Mais il y en a croire en Jsus-Christ qui ne sont pas croire l'Antechrist.

[] Les miracles ont servi la fondation, et serviront la continuation de l'glise jusqu' l'Antechrist, jusqu' la fin.

C'est pourquoi Dieu afin de conserver cette preuve son glise, ou il a confondu les faux miracles, ou il les a prdits. Et par l'un et l'autre il [221] s'est lev au dessus de ce qui est surnaturel notre gard, et nous y a levez nous mmes.

Il en arrivera de mme l'avenir : ou Dieu ne permettra pas de faux miracles, ou il en procurera de plus grands.

Car les miracles ont une telle force, qu'il a fallu que Dieu ait averti, qu'on n'y penst point, quand ils seraient contre lui, tout clair qu'il soit qu'il y a un Dieu, sans quoi ils eussent est capables de troubler.

Et ainsi tant s'en faut que ces passages du 13. chap. du Deutronome, qui portent, qu'il ne faut point croire ni couter ceux qui feront des miracles, et qui dtournent du service de Dieu ; et celui de S. Marc ; Il s'lvera de faux Christs, et des faux Prophtes qui feront des prodiges et des choses tonnantes, jusqu' sduire, s'il tait possibles, les lus mmes (Marc. 13. 22.) ; et quelques autres semblables fassent contre l'autorit des miracles, que rien n'en marque davantage la force.

[] Ce qui fait qu'on ne croit pas les vrais miracles, c'est le dfaut de [222] charit : Vous ne croyez pas, dit JSUS-CHRIST parlant aux Juifs, parce que vous n'estes pas de mes brebis (Ioan. 10. 26.). Ce qui fait croire les faux c'est le dfaut de charit : Eo quod caritatem veritatis non receperunt ut salvi fierent, ideo mittet illis Deus operationem erroris, ut credant mendacio (2. Thess. 2. 10.).

[] Lors que j'ai considr d'o vient qu'on ajoute tant de foi tant d'imposteurs qui disent qu'ils ont des remdes, jusqu' mettre souvent sa vie entre leurs mains, il m'a paru que la vritable cause de cela est qu'il y a de vrais remdes ; car il ne serait pas possible qu'il y en et tant de faux, et qu'on y donnt tant de crance, s'il n'y en avait de vritables. Si jamais il n'y en avait eu, et que tous les maux eussent est incurables, il est impossible que les hommes se fussent imaginez qu'il en pourraient donner ; et encore plus que tant d'autres eussent donn crance ceux qui se fussent vantez d'en avoir. De mme que si un homme se vantait d'empcher de mourir, personne ne le croirait, parce qu'il n'y a aucun exemple [223] de cela. Mais comme il y a eu quantit de remdes qui se sont trouvez vritables par la connaissance mme des plus grands hommes, la crance des hommes s'est plie par l ; parce que la chose ne pouvant tre nie en gnral, puis qu'il y a des effets particuliers qui sont vritablement, le peuple qui ne peut pas discerner lesquels d'entre ces effets particuliers sont les vritables, les croit tous. De mme ce qui fait qu'on croit tant de faux effets de la lune, c'est qu'il y en a de vrais, comme le flux de la mer.

Ainsi il me parat aussi videmment qu'il n'y a tant de faux miracles, de fausses rvlations, de sortilges, etc. que parce qu'il y en a de vrais ; ni de fausses Religions, que parce qu'il y en a une vritable. Car s'il n'y avait jamais eu rien de tout cela, il est comme impossible, que les hommes se le fussent imagin, et encore plus que tant d'autres l'eussent cr. Mais comme il y a eu de trs grandes choses vritables, et qu'ainsi elles ont est crues par de grands hommes, cette impression a est cause que presque [224] tout le monde s'est rendu capable de croire aussi les fausses. Et ainsi au lieu de conclure, qu'il n'y a point de vrais miracles, puisqu'il y en a de faux, il faux dire au contraire, qu'il y a des vrais miracles, puisqu'il y en a tant de faux, et qu'il n'y en a de faux que par cette raison qu'il y en a de vrais ; et qu'il n'y a de mme de fausses Religions, que parce qu'il y en a une vritable. Cela vient de ce que l'esprit de l'homme se trouvant pli de ce ct l par la vrit, devient susceptible par l de toutes les faussets.

[] Il est dit : croyez l'glise ; mais il n'est pas dit : croyez aux miracles ; cause que le dernier est naturel, et non pas le premier. L'un avait besoin de prcepte, non pas l'autre.

[] Il y a si peu de personnes qui Dieu se fasse paratre par ces coups extraordinaires, qu'on doit bien profiter de ces occasions ; puisqu'il ne sort du secret de la nature qui le couvre, que pour exciter notre foi le servir avec d'autant plus d'ardeur [225] que nous le connaissons avec plus de certitude.

Si Dieu se dcouvrait continuellement, il n'y aurait point de mrite le croire ; et s'il ne se dcouvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se dcouvre rarement ceux qu'il veut engager dans son service. Cet trange secret, dans lequel Dieu s'est retir, impntrable la vue des hommes, est une grande leon pour nous porter la solitude, loin de la vue des hommes. Il est demeur cach sous le voile de la nature, qui nous le couvre, jusques l'incarnation ; et quand il a fallu qu'il ait paru, il s'est encore plus cach en se couvrant de l'humanit. Il tait bien plus reconnaissable quand il tait invisible, que non pas quand il s'est rendu visible. Et enfin quand il a voulu accomplir la promesse qu'il fit ses Aptres, de demeurer avec les hommes jusqu' son dernier avnement, il a choisi d'y demeurer dans le plus trange et le plus obscur secret de tous, savoir sous les [226] espces de l'Eucharistie. C'est ce Sacrement que S. Jean appelle dans l'Apocalypse une manne cache [N. D. C. Apoc. 2,17] ; et je crois qu'Isae le voyait en cet tat, lorsqu'il dit en esprit de prophtie : vritablement tu es un Dieu cach [N. D. C.. Is. 45, 15]. C'est l le dernier secret o il peut tre. Le voile de la nature qui couvre Dieu a est pntr par plusieurs infidles, qui, comme dit S. Paul, ont reconnu un Dieu invisible, par la nature visible [N. D. C.. Rom. 1, 20]. Beaucoup de Chrtiens hrtiques l'ont connu travers son humanit, et adorent JSUS-CHRIST Dieu et homme. Mais pour nous, nous devons nous estimer heureux de ce que Dieu nous claire jusques la reconnatre sous les espces du pain et du vin.

On peut ajouter ces considrations le secret de l'Esprit de Dieu cach encore dans l'criture. Car il y a deux sens parfaits, le littral et le mystique ; et les Juifs s'arrtant l'un, ne pensent pas seulement qu'il y en ait un autre, et ne songent pas le chercher. De mme que les impies voyant les effets naturels, les [227] attribuent la nature, sans penser qu'il y en ait un autre auteur. Et comme les Juifs voyant un homme parfait en JSUS-CHRIST, n'ont pas pens y chercher un autre homme : Nous n'avons pas pens que ce ft lui, dit encore Isae [N. D. C.. Is. 53, 3]. Et de mme enfin que les hrtiques voyant les apparences parfaites de pain dans l'Eucharistie ne pensent pas y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystre. Toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrtiens doivent le reconnatre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les biens ternels o elles conduisent. Les joies temporelles couvrent les maux ternels qu'elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnatre et servir en tout ; et rendons lui des grces infinies, de ce que s'estant cach en toutes choses pour tant d'autres, il s'est dcouvert en toutes choses et en tant de manires pour nous.

[228]

XXVIII.

Penses Chrtiennes.

LES impies qui s'abandonnent aveuglment leurs passions sans connatre Dieu, et sans se mettre en peine de le chercher, vrifient par eux- mmes ce fondement de la foi qu'ils combattent, qui est que la nature des hommes est dans la corruption. Et les Juifs qui combattent si opinitrement la Religion Chrtienne, vrifient encore cet autre fondement de cette mme foi qu'ils attaquent, qui est que JSUS-CHRIST est le vritable Messie, et qu'il est venu racheter les hommes, et les retirer de la corruption et de la misre o ils taient ; tant par l'tat o l'on les voit aujourd'hui et qui se trouve prdit dans les prophties, que par ces mmes prophties qu'ils portent, et qu'ils conservent inviolablement comme les marques auxquelles on doit reconnatre le Messie. Ainsi les preuves de la corruption des [229] hommes, et de la rdemption de JSUS-CHRIST, qui sont les deux principales vrits du Christianisme, se tirent des impies qui vivent dans l'indiffrence de la Religion, et des Juifs qui en sont les ennemis irrconciliables.

[] La dignit de l'homme consistait dans son innocence dominer sur les cratures, et en user ; mais aujourd'hui elle consiste s'en sparer, et s'y assujettir.

[] Il y a un grand nombre de vrits, et de foi, et de morale, qui semblent rpugnantes et contraires, et qui subsistent toutes dans un ordre admirable.

La source de toutes les hrsies est l'exclusion de quelques unes de ces vrits. Et la source de toutes les objections que nous font les hrtiques est l'ignorance de quelques unes de nos vrits.

Et d'ordinaire il arrive que ne pouvant concevoir le rapport de deux vrits opposes, et croyant que l'aveu de l'une enferme l'exclusion de l'autre, ils s'attachent [230] l'une, et ils excluent l'autre.

Les Nestoriens voulaient qu'il y et deux personnes en JSUS-CHRIST, parce qu'il y a deux natures : et les Eutychiens au contraire, qu'il n'y et qu'une nature parce qu'il n'y a qu'une personne. Les Catholiques sont Orthodoxes, parce qu'ils joignent ensemble les deux vrits de deux natures et d'une seule personne.

Nous croyons que la substance du pain tant change en celle du corps de notre Seigneur JSUS-CHRIST, il est prsent rellement au S. Sacrement. Voil une des vrits. Une autre est, que ce Sacrement est aussi une figure de la croix, et de la gloire, et une commmoration des deux. Voil la foi Catholique qui comprend ces deux vrits qui semblent opposes.

L'hrsie d'aujourd'hui ne concevant pas que ce Sacrement contient tout ensemble et la prsence de JSUS-CHRIST, et sa figure, et qu'il soit sacrifice, et commmoration de sacrifice, croit qu'on ne peut [231] admettre l'une de ces vrits, sans exclure l'autre.

Par cette raison ils s'attachent ce point, que ce Sacrement est figuratif ; et en cela ils ne sont pas hrtiques. Ils pensent que nous excluons cette vrit ; et de l vient qu'ils nous font tant d'objections sur les passages des Pres qui le disent. Enfin ils nient la prsence relle ; et en cela ils sont hrtiques.

C'est pourquoi le plus court moyen pour empcher les hrsies, est d'instruire de toutes les vrits : et le plus sr moyen de les rfuter, est de les dclarer toutes.

[] La grce sera toujours dans le monde, et aussi dans la nature. Il y aura toujours des Plagiens, et toujours des Catholiques ; parce que la premire naissance fait les uns, et que la seconde naissance fait les autres.

[] C'est l'glise qui mrite avec JSUS-CHRIST qui en est insparable la conversion de tous ceux qui ne sont pas dans la vritable Religion. Et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mre qui les a dlivres. [232]

[] Le corps n'est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se spare de l'un ou de l'autre n'est plus du corps, et n'appartient plus JSUS-CHRIST. Toutes les vertus, le martyre, les austrits, et toutes les bonnes oeuvres sont inutiles hors de l'glise, et de la communion du chef de l'glise qui est le Pape.

[] Ce sera une des confusions des damns, de voir qu'il seront condamns par leur propre raison, par laquelle ils ont prtendu condamner la Religion Chrtienne.

[] Il faut juger de ce qui est bon ou mauvais, par la volont de Dieu qui ne peut tre ni injuste ni aveugle, et non pas par la notre propre, qui est toujours pleine de malice et d'erreur.

[] JSUS CHRIST a donn dans l'vangile cette marque pour reconnatre ceux qui ont la foi, qui est qu'ils parleront un langage nouveau. Et en effet le renouvellement des penses et des dsires cause celui des discours. Car ces nouveauts qui ne [233] peuvent dplaire Dieu, comme le vieil homme ne lui peut plaire, sont diffrentes des nouveauts de la terre, en ce que les choses du monde quelques nouvelles qu'elles soient vieillissent en durant, au lieu que cet esprit nouveau se renouvelle d'autant plus qu'il dure davantage. Notre vieil homme prit, dit Saint Paul, et se renouvelle de jour en jour [N. D. C. Col. 3, 9 - 10], et il ne sera parfaitement nouveau que dans l'ternit, o l'on chantera sans cesse ce Cantique nouveau dont parle David dans ses Psaumes [N. D. C. Ps 149], c'est--dire ce chant qui part de l'esprit nouveau de la charit.

[] Quand Saint Pierre et les Aptres dlibrent d'abolir la circoncision, o il s'agissait d'agir contre la loi de Dieu, ils ne consultent point les Prophtes, mais simplement la rception du Saint Esprit en la personne des incirconcis. Ils jugent plus sr que Dieu approuve ceux qu'il remplit de son Esprit, que non pas qu'il faille observer la loi. Ils savaient que la fin de la loi n'tait que le S. Esprit ; et qu'ainsi puisqu'on [234] l'avait bien sans circoncision, elle n'tait pas ncessaire.

[] Deux lois suffisent pour rgler toute la Rpublique Chrtienne, mieux que toutes les lois politiques, l'amour de Dieu, et celui du prochain.

[] La Religion est proportionne toute sorte d'esprits. Le commun des hommes s'arrte l'tat et l'tablissement o elle est : et cette Religion est telle, que son seul tablissement est suffisant pour en prouver la vrit. Les autres vont jusqu'aux Aptres. Les plus instruits vont jusqu'aux commencement du monde. Les Anges la voient encore mieux, et de plus loin ; car ils la voient en Dieu mme.

[] Ceux qui Dieu a donn la Religion par sentiments du coeur sont bien heureux, et bien persuads. Mais pour ceux qui ne l'ont pas, nous ne pouvons la leur procurer que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur imprime lui mme dans le coeur, sans quoi la foi est inutile pour le salut. [235]

[] Dieu pour se rserver lui seul le droit de nous instruire, et pour nous rendre la difficult de notre tre inintelligible, nous en a cach le noeud si haut, ou pour mieux dire si bas, que nous tions incapables d'y arriver. De sorte que ce n'est pas par les agitations de notre raison mais par la simple soumission de la raison que nous pouvons vritablement nous connatre.

[] Les impies qui font profession de suivre la raison doivent tre trangement forts en raison. Que disent-ils donc ? Ne voyons nous pas, disent-ils, mourir et vivre les btes comme les hommes, et les Turcs comme les Chrtiens ? Ils ont leurs crmonies, leurs Prophtes, leurs Docteurs, leurs Saints, leurs Religieux comme nous etc. Cela est-il contraire l'criture ? Ne dit-elle pas tout cela ? Si vous ne vous souciez gure de savoir la vrit, en voil assez pour demeurer en repos. Mais si vous dsirez de tout votre coeur de la connatre, ce n'est pas assez : regardez au dtail. C'en serait [236] peut-tre assez pour une vaine question de Philosophie ; mais ici o il y va de tout Et cependant aprs une rflexion lgre de cette sorte, on s'amusera, etc.

[] C'est une chose horrible de sentir continuellement s'couler tout ce qu'on possde, et qu'on s'y puisse attacher, sans avoir envie de chercher s'il n'y a point quelque chose de permanent.

[] Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions : si n pouvait y tre toujours : s'il est sr Qu'on n'y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. Cette dernire supposition est la ntre.

[] Par les partis vous devez vous mettre en peine de rechercher la vrit. Car si vous mourez sans adorer le vrai principe, vous tes perdu. Mais, dites vous, s'il avait voulu que je l'adorasse, il m'aurait laiss des signes de sa volont. Aussi a-t-il fait ; mais vous les ngligez. Cherchez-les du moins : cela le vaut bien.

[] Les Athes doivent dire des [237] choses parfaitement claires. Or il faudrait avoir perdu le sens pour dire qu'il est parfaitement clair que l'me est mortelle. Je trouve bon qu'on n'approfondisse pas l'opinion de Copernic : mais il importe toute la vie de savoir si l'me est mortelle ou immortelle.

[] Qui peut ne pas admirer et embrasser une Religion, qui connat fond ce qu'on reconnat d'autant plus qu'on a plus de lumire.

[] Un homme qui dcouvre des preuves de la Religion Chrtienne est comme un hritier qui trouve des titres de sa maison. Dira-t-il qu'ils sont faux ; et ngligera-t-il de les examiner ?

[] Je ne vois pas qu'ils y ait plus de difficult de croire la rsurrection des corps, et l'enfantement de la Vierge, que la cration. Est-il plus difficile de reproduire un homme, que de le produire ? Et si on n'avait jamais su ce que c'est que gnration, trouverait-on plus trange qu'un enfant vint d'une fille seule, que d'un homme et d'une femme ? [238]

[] Il y a grande diffrence entre repos et sret de conscience. Rien ne doit donner le repos que la recherche sincre de la vrit. Et rien ne peut donner l'assurance que la vrit.

[] Il y a deux vrits de foi galement constantes : l'une, que l'homme dans l'tat de la cration, ou dans celui de la grce, est lev au dessus de toute la nature, rendu semblable Dieu, et participant de la divinit : l'autre, qu'en l'tat de corruption, et du pch, il est dchu de cet tat, et rendu semblable aux btes. Ces deux propositions sont galement fermes et certaines. L'criture nous les dclare manifestement, lorsqu'elle dit en quelques lieux : Delicia mea, esse cum filiis, hominum (Prov. 8. 31.). Effundam spiritum meum super omnem carnem (Ioel. 2. 28.). Dij estis. etc. (Ps. 81. 6). Et qu'elle dit en d'autres : Omnis caro snum (Is. 40. 6.). Homo comparatus est jumentis insipientibus, et similis factus est illis (Ps. 48. 1.). Dixi in corde meo de fillis hominum, ut probaret eos Deus, et ostenderet similes esse bestiis. etc. (Eccles. 3. 18.)

[] On ne se dtache [239] douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entrane, comme dit S. Augustin. Mais quand on commence rsister, et marcher en s'loignant, on souffre bien ; le lien s'tend, et endure toute la violence ; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu' la mort. Notre Seigneur a dit, que depuis la venue de Jean Baptiste, c'est--dire, depuis son avnement dans chaque fidle, le Royaume de Dieu souffre violence, et que les violents le ravissent. Avant que l'on soit touch, on n'a que le poids de sa concupiscence, qui porte la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. Mais nous pouvons tout, dit S. Lon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien. Il faut donc se rsoudre souffrir cette guerre tout sa vie ; car il n'y a point ici de paix. JSUS-CHRIST est venu apporter le couteau, et non pas la paix. Mais nanmoins il faut avouer, que comme l'criture dit, que la [240] sagesse des hommes n'est que folie devant Dieu, aussi ont peut dire que cette guerre, qui parat dure aux hommes, est une paix devant Dieu ; car c'est cette paix que JSUS-CHRIST a aussi apporte. Elle ne sera nanmoins parfaite, que quand le corps sera dtruit ; et c'est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant nanmoins de bon coeur la vie, pour l'amour de celui qui a souffert pour nous et la vie, et la mort, et qui peut nous donner plus de biens, que nous n'en pouvons ni demander, ni imaginer, comme dit Saint Paul.

[] Il faut tcher de ne s'affliger de rien, et de prendre tout ce qui arriver pour le meilleur. Je crois que c'est un devoir, et qu'on pche en ne le faisant pas. Car enfin, la raison pour laquelle les pchs sont pchs est seulement parce qu'ils sont contraires la volont de Dieu. Et ainsi l'essence du pch, consistant avoir une volont oppose celle que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que quand il nous dcouvre sa volont par les vnements, ce [241] serait un pch de ne s'y pas accommoder.

[] Lorsque la vrit est abandonne et perscute, il semble que ce soit un temps o le service qu'on rend Dieu, en la dfendant, lui est bien agrable. Il veut que nous jugions de la grce par la nature. Et ainsi il permet de considrer, que comme un Prince chass de son pays par ses sujets a des tendresses extrmes pour ceux qui lui demeurent fidles dans la rvolte publique ; de mme, il semble que Dieu considre avec une bont particulire ceux qui dfendent la puret de la Religion, quand elle est combattue. Mais il y a cette diffrence entre les Rois de la terre, et le Roi des Rois, que les Princes ne rendent pas leurs sujets fidles, mais qu'ils les trouvent tels ; au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu'infidles sans sa grce, et qu'il les rend fidles quand ils le sont. De sorte qu'au lieu que les Rois tmoignent d'ordinaire avoir de l'obligation ceux qui demeurent dans le devoir et dans leur obissance, [242] il arrive au contraire que ceux qui subsistent dans le service de Dieu lui en sont eux mmes infiniment redevables.

[] Ce ne sont ni les austrits du corps, ni les agitations du coeur qui mritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l'esprit. Car enfin il faut ces deux choses pour sanctifier, peines, et plaisirs. S. Paul a dit, que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquitudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent ; puis qu'tant avertis que le chemin du ciel qu'ils cherchent en est rempli, ils doivent se rjouir de rencontrer des marques qu'ils sont dans le vritable chemin. Mais ces peines l ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontes que par le plaisir. Car de mme que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde, ne le font que parce qu'ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre, que dans ceux de l'union avec Dieu, et que ce [243] charme victorieux les entrane, et les faisant repentir de leur premier choix les rend des pnitents du diable selon la parole de Tertullien ; de mme on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de JSUS- CHRIST, si on ne trouvait plus de douceur dans le mpris, dans la pauvret, dans le dnuement, et dans le rebut des hommes, que dans les dlices du pch. Et ainsi, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des Chrtiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. Priez toujours, dit Saint Paul, rendez grces toujours, rjouissez vous toujours. [I Thess. 5, 16] C'est la joie d'avoir trouv Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir offens, et de tout le changement de vie. Celui qui a trouv le trsor dans un champ, en a une telle joie, selon JSUS-CHRIST, qu'elle lui fait vendre tout ce qu'il a pour l'acheter [cf. Mat 12, 44]. Les gens du monde ont leur tristesse, mais ils n'ont point cette joie que le monde ne peut donner ni ter, dit JSUS-CHRIST mme. [244] Les bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse. Et les Chrtiens ont cette joie mle de la tristesse d'avoir suivi d'autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse nous conserver cette crainte, qui conserve et modre notre joie. Et selon qu'on se sent trop emporter vers l'un, se pencher vers l'autre pour demeurer debout. Souvenez vous des biens dans les jours d'affliction, et souvenez vous de l'affliction dans les jours de rjouissance, dit l'Ecriture, jusqu' ce que la promesse que JSUS- CHRIST nous en a faite de rendre sa joie pleine en nous soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre la tristesse, et ne croyons pas que la pit ne consiste qu'en une amertume sans consolation. La vritable pit, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions qu'elle en remplit et l'entre et le progrs et le couronnement. C'est une lumire si clatante [245] qu'elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient. S'il y a quelque tristesse mle, et sur tout l'entre, c'est de nous qu'elle vient, et non pas de la vertu ; car ce n'est pas l'effet de la pit qui commence d'tre en nous, mais de l'impit qui y est encore. tons l'impit, et la joie sera sans mlange. Ne nous en prenons donc pas la dvotion, mais nous mmes, et n'y cherchons du soulagement que par notre correction.

[] Le pass ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu' avoir le regret de nos fautes. Mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il n'est point du tout notre gard, et que nous n'y arriveront peut- tre jamais. Le prsent est le seul temps qui est vritablement nous, et dont nous devons user selon Dieu. C'est l o nos penses doivent tre principalement rapporte. Cependant le monde est si inquiet qu'on ne pense presque jamais la vie prsente, et l'instant o l'on vit, mais celui o l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en [246] tat de vivre l'avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur n'a pas voulu que notre prvoyance s'tendit plus loin que le jour o nous sommes. Ce sont les bornes qu'il nous faut garder et pour notre salut, et pour notre propre repos.

[] On se corrige quelquefois mieux par la vue du mal, que par l'exemple du bien ; et il est bon de s'accoutumer profiter du mal, puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare.

[] Dans le 13. chapitre de S. Marc, JSUS-CHRIST fait un grand discours ses Aptres sur son dernier avnement. Et comme tout ce qui arrive l'glise arrive aussi chaque Chrtien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prdit aussi bien l'tat de chaque personne qui en se convertissant dtruit le vieil homme en elle, que l'tat de l'univers entier qui sera dtruit pour faire place de nouveaux cieux et une nouvelle terre, comme dit l'Ecriture. La prdiction qui y est contenue de la ruine [247] du temple rprouv, qui figure la ruine de l'homme rprouv, qui est en chacun de nous, et dont il est dit, qu'il ne sera laiss pierre sur pierre, marque qu'il ne doit tre laiss aucune passion du vieil homme. Et ces effroyables guerres civiles et domestiques reprsentent si bien le trouble intrieur que sentent ceux qui se donnent Dieu, qu'il n'y a rien de mieux peint. etc.

[] Le Saint Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grce de Dieu, jusqu' ce qu'il y paroisse visiblement dans la rsurrection : et c'est ce qui rend les reliques des Saints si dignes de vnration. Car Dieu n'abandonne jamais les siens, non pas mme dans le spulcre, o leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivants devant Dieu, cause que le pch n'y est plus, au lieu qu'il y rside toujours durant cette vie, au moins quant sa racine ; car les fruits du pch n'y sont pas toujours. Et cette malheureuse racine, qui en est insparable [248] pendant la vie, fait qu'il n'est pas permis de les honorer alors, puis qu'ils sont plutt dignes d'tre has. C'est pour cela que la mort est ncessaire pour mortifier entirement cette malheureuse racine ; et c'est ce qui la rend souhaitable.

[] Les lus ignoreront leurs vertus, et les rprouvs leurs crimes : Seigneur, diront les uns et les autres, quand vous avons nous vu avoir faim ? etc. (Matth. 23. 37 44.)

[] JSUS-CHRIST n'a point voulu du tmoignage des dmons, ni de ceux qui n'avaient pas vocation ; mais de Dieu et de Jean Baptiste.

[] En crivant ma pense, elle m'chappe quelquefois ; mais cela me fait souvenir de ma faiblesse, que j'oublie toute heure ; ce qui instruit autant que ma pense oublie ; car je ne tends qu' connatre mon nant.

[] Les dfauts de Montaigne sont grands. Ils est plein de mots sales et dshonntes. Cela ne vaut rien. Ses sentiments sur l'homicide volontaire, et sur la mort son horribles. Ils inspire une nonchalance du salut [249] sans crainte et sans repentir. Son livre n'tant point fait pour porter la pit, il n'y tait pas oblig ; mais on est toujours oblig de n'en pas dtourner. quoi qu'on puisse dire pour excuser ses sentiments trop libres sur plusieurs choses, on ne saurait excuser en aucune sorte ses sentiments tout paens sur la mort ; car il faut renoncer toute pit, si on ne veut au moins mourir Chrtiennement : or il ne pense qu' mourir lchement et mollement par tout son livre.

[] Ce qui nous trompe en comparant ce qui s'est pass autrefois dans l'glise ce qui s'y voit maintenant, c'est qu'ordinairement on regarde Saint Athanase, Sainte Thrse, et les autres Saints comme couronns de gloire. Prsentement que le temps a clairci les choses, cela parat vritablement ainsi. Mais au temps que l'on perscutait ce grand Saint, c'tait un homme qui s'appelait Athanase, et Sainte Thrse dans le sien tait une Religieuse comme les autres. lie tait un homme [250] comme nous, et sujets aux mmes passions que nous, dit l'Aptre Saint Jacques, pour dsabuser les Chrtiens de cette fausse ide qui nous fait rejeter l'exemple des Saints comme disproportionn notre tat : c'taient des Saints, disons nous, ce n'est pas comme nous.

[] A ceux qui ont de la rpugnance pour la Religion, il faut commencer par leur montrer, qu'elle n'est point contraire la raison ; ensuite qu'elle est vnrable, et en donner le respect ; aprs la rendre aimable, et faire souhaiter qu'elle ft vraie ; et puis montrer par les preuves incontestables qu'elle est vraie ; faire voir son antiquit, et sa saintet par sa grandeur, et par son lvation ; et enfin qu'elle est aimable, parce qu'elle promet le vrai bien.

[] Un mot de David, ou de Mose, comme celui-ci, que Dieu circoncira les coeurs, [Deut. 30, 6] fait juger de leur esprit. que tous leurs autres discours soient quivoques, et qu'il soit incertain s'ils sont de Philosophes, ou de Chrtiens, un mot de cette nature [251] dtermine tout le reste. Jusque l l'ambigut dure, mais non pas aprs.

[] De se tromper en croyant vraie la Religion Chrtienne, il n'y a pas grand chose perdre. Mais quel malheur de se tromper en la croyant fausse !

[] Les conditions les plus aise vivre selon le monde sont les plus difficiles vivre selon Dieu ; et au contraire. Rien n'est si difficile selon le monde que la vie Religieuse ; rien n'est plus facile que de la passer selon Dieu. Rien n'est plus ais que d'tre dans une grande charge, et dans de grands biens selon le monde ; rien n'est plus difficile que d'y vivre selon Dieu, et sans y prendre de part et de got.

[] L'ancien Testament contenait les figures de la joie future, et le nouveau contient les moyens d'y arriver. Les figures taient de joie, les moyens sont de pnitence. Et nanmoins l'agneau Pascal tait mang avec des laitues sauvages, cum amaritudinibus, [Ex. 22, 8] pour marquer [252] toujours qu'on ne pouvait trouver la joie que par l'amertume.

[] Le mot de Galile prononc comme par hasard par la foule des Juifs, en accusant JSUS-CHRIST devant Pilate, donna sujet Pilate d'envoyer JSUS- CHRIST Hrode ; en quoi fut accompli le mystre, qu'il devait tre jug par les Juifs et les Gentils. Le hasard en apparence fut la cause de l'accomplissement du mystre.

[] Un homme me disait un jour, qu'il avait grande joie et confiance en sortant de confession. Un autre me disait, qu'il tait en crainte. Je pensai sur cela que de ces deux on en ferait un bon, et que chacun manquait encore en ce qu'il n'avait pas le sentiment de l'autre.

[] Il y a plaisir d'tre dans un vaisseau battu de l'orage, lorsqu'on est assur qu'il ne prira point. Les perscutions qui travaillent l'glise sont de cette nature.

[] Comme les deux source de nos pchs sont l'orgueil et la paresse, Dieu nous a dcouvert en lui deux [253] qualits pour les gurir, sa misricorde, et sa justice. Le propre de la justice est d'abattre l'orgueil, et le propre de la misricorde est de combattre la paresse en invitant aux bonnes oeuvres, selon ce passage : La misricorde de Dieu invite pnitence [Rom. 2, 4], et cet autre : Faisons pnitence pour voir s'il n'aurait point piti de nous [Jonas 3, 2]. Ainsi tant s'en faut que la misricorde de Dieu autorise le relchement, qu'il n'y a rien au contraire qui le combatte davantage ; et qu'au lieu de dire : s'il n'y avait point en Dieu de misricorde, il faudrait faire toute sorte d'efforts pour accomplir ses prceptes ; il faut dire au contraire, que c'est parce qu'il y a en Dieu de la misricorde, qu'il faut faire tout ce qu'on peut pour les accomplir.

[] L'histoire de l'glise doit proprement tre appele l'histoire de la vrit.

[] Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie, libido sentiendi, libido sciendi, [254] libido dominandi [cf. I Jn 2, 16]. Malheureuse la terre de maldiction que ces trois fleuves de feu embrassent plutt qu'ils n'arrosent. Heureux ceux qui tant sur ces fleuves non pas plongs, non pas entrans, mais immobilement affermis ; non pas debout, mais assis dans une assiette basse et sre, dont ils ne se relvent jamais avant la lumire, mais aprs s'y tre reposs en paix ; tendent la main celui qui les doit relever, pour les faire tenir debout et fermes dans les porches de la sainte Jrusalem, o ils n'auront plus craindre les attaques de l'orgueil ; et qui pleurent cependant, non pas de voir couler toutes les choses prissables, mais dans le souvenir de leur chre patrie, de la Jrusalem cleste, aprs laquelle ils soupirent sans cesse dans la longueur de leur exil.

[] Un miracle, dit-on, affermirait ma crance. On parle ainsi quand on ne le voit pas. Les raisons qui tant vues de loin semblent borner notre vue, ne la bornent plus quand on y est arriv. On commence voir au del. Rien n'arrte la volubilit [255] de notre esprit. Il n'y a point, dit-on, de rgle qui n'ait quelque exception, ni de vrit si gnrale qui n'ait quelque face par o elle manque. Il suffit qu'elle ne soit pas absolument universelle, pour nous donner prtexte d'appliquer l'exception au sujet prsent, et de dire : cela n'est pas toujours vrai ; donc il y a des cas o cela n'est pas. Il ne reste plus qu' montrer que celui-ci en est, et il faut tre bien maladroit si on n'y trouve quelque jour.

[] La charit n'est pas un prcepte figuratif. Dire que JSUS-CHRIST, qui est venu ter les figures, pour mettre la vrit, ne soit venu que pour mettre la figure de la charit, et pour en ter la ralit qui tait auparavant ; cela est horrible.

[] Le coeur a ses raisons, que la raison ne connat point. On le sent en mille choses. C'est le coeur qui sent Dieu, et non la raison. Voil ce que c'est que la foi parfaite, Dieu sensible au coeur.

[] La science des choses extrieure ne nous consolera pas de l'ignorance [256] de la morale au temps de l'affliction ; mais la science des moeurs nous consolera toujours de l'ignorance des choses extrieures.

[] L'homme est ainsi fait, qu' force de lui dire, qu'il est un sot, il le croit ; et force de se le dire soi mme, on se le fait croire. Car l'homme fait lui seul une conversation intrieure, qu'il importe de bien rgler, _ corrumptunt bonos mores colloquia prava. -- [I Cor. 15, 33] Il faut se tenir en silence autant qu'on peut, et ne s'entretenir que de Dieu ; et ainsi on se le persuade soi mme.

[] Quelle diffrence entre un soldat et un Chartreux quant l'obissance ? Car ils sont galement obissants, et dpendants, et dans des exercices galement pnibles. Mais le soldat espre toujours devenir le matre, et ne le devient jamais ; car les capitaines et les Princes mme sont toujours esclaves et dpendants. Mais il espre toujours l'indpendance, et travaille toujours y venir ; au lieu que le Chartreux fait voeu de n'tre jamais indpendant. Ils ne diffrent [257] pas dans la servitude perptuelle que tous deux ont toujours ; mais dans l'esprance que l'un a toujours, et que l'autre n'a pas.

[] La propre volont ne se satisferait jamais quand elle aurait tout ce qu'elle souhaite. Mais on est satisfait ds l'instant qu'on y renonce. Avec elle on ne peut tre que mal content ; sans elle on ne peut tre que contant.

[] Il est injuste qu'on s'attache nous, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement. Nous tromperons ceux qui nous en ferons natre le dsir ; car nous ne sommes la fin de personne, et nous n'avons pas de quoi les satisfaire. Ne sommes nous pas prt mourir ? et ainsi l'objet de leur attachement mourrait. Comme nous serions coupables de faire croire une fausset, quoique nous la persuadassions doucement, et qu'on la crt avec plaisir, et qu'en cela on nous ft plaisir ; de mme nous sommes coupables, si nous nous faisons aimer, et si nous attirons les gens s'attacher nous. Nous devons avertir [258] ceux qui seraient prts consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui nous en revint. De mme nous les devons avertir, qu'ils ne doivent pas s'attacher nous : car il faut qu'ils passent leur vie plaire Dieu, ou le chercher.

[] C'est tre superstitieux de mettre son esprance dans les formalits, et dans les crmonies ; mais c'est tre superbe de ne vouloir pas s'y soumettre.

[] Toutes les Religions et toutes les sectes du monde ont eu la raison naturelle pour guide. Les seuls Chrtiens ont t astreints prendre leurs rgles hors d'eux-mmes, et s'informer de celles que JSUS-CHRIST a laisses aux anciens pour nous tre transmises. Il y a des gens que cette contrainte lasse. Ils veulent avoir, comme les autres peuples, la libert de suivre leurs imaginations. C'est en vain que nous leur crions, comme les Prophtes faisaient autrefois aux Juifs : Allez au milieu de l'glise ; informez vous des lois que les anciens lui ont [259] laisses, et suivez ses sentiers. Ils rpondent comme les Juifs : Nous n'y marcherons pas ; nous voulons suivre les penses de notre coeur, et tre comme les autres peuples. [I Rois 8, 20]

[] Il y a trois moyens de croire, la raison, la coutume, et l'inspiration. La Religion Chrtienne, qui seule a la raison, n'admet pas pour ses vrais enfants ceux qui croient sans inspiration. Ce n'est pas qu'elle exclue la raison, et la coutume : au contraire, il faut ouvrir son esprit aux preuves par la raison, et s'y confirmer par la coutume ; mais elle veut qu'on s'offre par l'humiliation aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salutaire effet ; ne evacuetur crux Christi. [I Cor. 1, 17]

[] Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement, que quand on le fait par un faux principe de conscience.

[] Les Juifs qui ont t appels dompter les nations et les Rois, ont t esclaves du pch ; et les Chrtiens dont la vocation a t servir, et tre sujets, sont les enfants libres. [260]

[] Est-ce courage un homme mourant, d'aller dans la faiblesse, et dans l'agonie affronter un Dieu tout puissant et ternel ?

[] Je crois volontiers les histoires dont les tmoins se font gorger.

[] LA bonne crainte vient de la foi ; la fausse crainte vient du doute. La bonne crainte porte l'esprance, parce qu'elle nat de la foi, et qu'on espre au Dieu que l'on croit : la mauvaise porte au dsespoir, parce qu'on craint le Dieu auquel on n'a point de foi. Les uns craignent de le perdre, et les autres de le trouver.

[] Salomon et Job ont le mieux connu la misre de l'homme, et en ont le mieux parl ; l'un le plus heureux des hommes, et l'autre le plus malheureux ; l'un connaissant la vanit des plaisirs par exprience, l'autre la ralit des maux.

[] Dieu n'entend pas que nous soumettions notre crance lui sans raison, et nous assujettir avec tyrannie. Mais il ne prtend pas aussi nous rendre raison de toutes choses. Et pour accorder ces contrarits, il [261] entend nous faire voir clairement des marques divines en lui, qui nous convainquent de ce qu'il est, et s'attirer l'autorit par des merveilles et des preuves que nous ne puissions refuser, et qu'ensuite nous croyions sans hsiter les choses qu'il nous enseigne, quand nous n'y trouverons pas d'autre raison de les refuser, sinon que nous ne pouvons pas par nous mmes connatre si elles sont ou non.

[] Il n'y a que trois sortes de personnes ; les uns qui servent Dieu l'ayant trouv ; les autres qui s'emploient le chercher ne l'ayant pas encore trouv ; et d'autres enfin qui vivent sans le chercher ni l'avoir trouv. Les premiers sont raisonnables, et heureux. Les derniers sont fous, et malheureux. Ceux du milieu sont malheureux, et raisonnables.

[] La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues et de principes diffrents qu'elle soit avoir toujours prsents, qu' toute heure elle s'assoupit, ou elle s'gare, faute de les voir tous la fois. Il n'en est pas ainsi du sentiment. Il agit en un instant, et [262] toujours est prt agir. Il faut donc, aprs avoir connu la vrit par la raison, tcher de la sentir, et de mettre notre foi dans le sentiment du coeur ; autrement elle sera toujours incertaine et chancelante.

[] Il est de l'essence de Dieu, que sa justice soit infinie aussi bien que sa misricorde. Cependant sa justice et sa svrit envers les rprouvs est encore moins tonnante que sa misricorde envers les lus.

XXIX.

Penses Morales.

LES sciences ont deux extrmits qui se touchent. La premire est la pure ignorance naturelle, o se trouvent tous les hommes en naissant. L'autre extrmit est celle o arrivent les grandes mes, qui ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, et se rencontrent dans cette mme [263] ignorance d'o ils taient partis. Mais c'est une ignorance savante qui se connat. Ceux d'entre deux qui sont sortis de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver l'autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux l troublent le monde, et jugent plus mal de tout que les autres. Le peuple et les habiles composent pour l'ordinaire le train du monde. Les autres le mprisent et en sont mpriss.

[] Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi habiles les mprisent, disant que la naissance n'est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pense du peuple, mais par une pense plus releve. Certains zls qui n'ont pas grande connaissance les mprisent malgr cette considration qui les fait honorer par les habiles ; parce qu'ils en jugent par une nouvelle lumire que la pit leur donne. Mais les Chrtiens parfaits les honorent par une autre lumire suprieure. Ainsi se vont les opinions, succdant du pour au contre, selon qu'on a de lumire. [264]

[] L'me aime la main ; et la main, si elle avait une volont, devrait s'aimer de la mme sorte que l'me l'aime. Tout amour qui va au del est injuste.

Qui adhret Domino, unus spiritus est (I Cor. 6. 17.). On s'aime, parce qu'on est membre du corps dont JSUS-CHRIST est le chef. On aime JSUS- CHRIST parce qu'il est le chef du corps dont on est membre. Tout est un : l'un est en l'autre. Si les pieds et les mains avaient une volont particulire, jamais ils ne seraient dans leur ordre, qu'en soumettant cette volont particulire la volont premire qui gouverne le corps entier. Hors de l ils sont dans le dsordre et dans le malheur. Mais en ne voulant que le bien du corps, ils font leur propre bien.

[] La concupiscence et la force sont les sources de toutes nos actions purement humaines. La concupiscence fait les volontaires, la forces les involontaires.

[] D'o vient qu'un boiteux ne nous irrite pas, et qu'un esprit boiteux [265] nous irrite ? C'est cause qu'un boiteux reconnat que nous allons droit, et qu'un esprit boiteux dit que c'est nous qui boitons. Sans cela nous en aurions plus de piti que de colre.

pictte demande aussi pourquoi nous ne nous fchons pas, si on dit que nous avons mal la tte, et que nous nous fchons de ce qu'on dit que nous raisonnons mal, ou que nous choisissons mal. Ce qui cause cela, c'est que nous sommes bien certains que nous n'avons pas mal la tte, et que nous ne sommes pas si assurs que nous choisissions le vrai. De sorte que n'en ayant d'assurance, qu' cause que nous le voyons de toute notre vue, quand un autre voit de toute sa vue le contraire, cela nous met en suspens et nous tonne, et encore plus quand mille autres se moquent de notre choix ; car il faut prfrer nos lumires celles de tant d'autres, et cela est hardi et difficile. Il n'y a jamais cette contradiction dans les sens touchant un boiteux. [266]

[] Le peuple a les opinions trs saines ; par exemple, d'avoir choisi le divertissement et la chasse, plutt que la posie : les demi-savants s'en moquent, et triomphent montrer l dessus la folie du monde : mais par une raison qu'ils ne pntrent pas on a raison : d'avoir aussi distingu les hommes par le dehors, comme par la naissance ou le bien. Le monde triomphe encore cela est draisonnable. Mais cela est trs raisonnable.

[] C'est un grand avantage que la qualit, qui ds dix huit ou vingt ans met un homme en passe, connu et respect, comme un autre pourrait avoir mrit cinquante ans. Ce sont trente ans gagns sans peine.

[] Il y a de certaines gens qui pour faire voir qu'on a tort de ne les pas estimer, ne manquent jamais d'allguer l'exemple de personnes de qualits qui font cas d'eux. Je voudrais leur rpondre : montrez nous le mrite par o vous avez attir l'estime de ces personnes l, et nous vous estimerons de mme. [267]

[] Les choses qui nous tiennent le plus au coeur ne sont rien le plus souvent ; comme, par exemple, de cacher qu'on ait peu de bien. C'est un nant que notre imagination grossit en Montaigne. Un autre tour d'imagination nous le fait dcouvrir sans peine.

[] Il y a des vices qui ne tiennent nous que par d'autres, et qui en tant le tronc s'emportent comme des branches.

[] Quand la malignit a la raison de son ct, elle devient fire, et tale la raison en tout son lustre. Quand l'austrit ou le choix svre n'a pas russi au vrai bien, et qu'il faut revenir suivre la nature, elle devient fire par le retour.

[] Ce n'est pas tre heureux que de pouvoir tre rjoui par le divertissement ; car il vient d'ailleurs, et de dehors ; et ainsi il est dpendant, et par consquent sujet tre troubl par mille accidents qui sont les afflictions invitables.

[] Toutes les bonnes maximes sont dans le monde : il ne faut que les [268] appliquer. Par exemple, on ne doute pas qu'il ne faille exposer sa vie pour dfendre le bien public, et plusieurs le sont ; mais pour la Religion, peu.

[] On ne passe point dans le monde pour se connatre envers, si l'on n'a mis l'enseigne de pote, ni pour tre habile en mathmatiques, si l'on n'a mis celle de mathmaticien. Mais les vrais honntes gens ne veulent point d'enseigne, et ne mettent gure de diffrence entre le mtier de pote, et celui de brodeur. Ils ne sont point appels ni potes ; ni gomtres ; mais ils jugent de tous ceux l. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l'on parlait, quand ils sont entrs. On ne s'aperoit point en eux d'une qualit plutt que d'une autre, hors de la ncessit de la mettre en usage : mais alors on s'en souvient ; car il est galement de ce caractre, qu'on ne dise point d'eux qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question du langage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question. C'est [269] donc une fausse louange quand on dit d'un homme lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en posie ; et c'est une mauvaise marque quand on n'a recours lui que lorsqu'il s'agit de juger de quelques vers. L'homme est plein de besoins. Il n'aime que ceux qui peuvent les remplir. C'est un bon mathmaticien, dira-t-on ; mais je n'ai que faire de mathmatiques. C'est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne la veux faire personne. Il faut donc un honnte homme qui puisse s'accommoder tous nos besoins.

[] Quand on se porte bien, on ne comprend pas comment on pourrait faire si on tait malade ; et quand on l'est, on prend mdecine gaiement ; le mal y rsout. On n'a plus les passions et les dsirs des divertissements et des promenades que la sant donnait, et qui sont incompatibles avec les ncessits de la maladie. La nature donne alors des passions, et des dsirs conformes l'tat prsent. Ce ne sont que les craintes que nous nous donnons nous mmes, et [270] non pas la nature qui nous troublent ; parce qu'elles joignent l'tat o nous sommes, les passions de l'tat o nous ne sommes pas.

[] Les discours d'humilit sont matire d'orgueil aux gens glorieux, et d'humilit aux humbles. Aussi ceux de Pyrrhonisme et de doute sont matire d'affirmation aux affirmatifs. Peu de gens parlent de l'humilit humblement ; peu de la chastet chastement ; peu du doute en doutant. Nous ne sommes que mensonge, duplicit, contrarits. Nous nous cachons, et nous dguisons nous mme.

[] Diseur de bons mots, mauvais caractre.

Le mot de MOI dont l'auteur se sert dans la pense suivante, ne signifie que l'amour propre. C'est un terme dont il avait accoutum de se servir avec quelques uns de ses amis. [N. D. E.]

[] Le moi est hassable. Ainsi ceux qui ne l'tent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours hassables. Point du tout, direz vous ; car en agissant [271] comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n'a pas sujet de nous har. Cela est vrai, si on ne hassait dans le moi que le dplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais, parce qu'il est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le harai toujours. En un mot le moi a deux qualits ; il est injuste en soi, en ce qu'ils se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il le veut asservir ; car chaque moi est l'ennemi, et voudrait tre le tyran de tous les autres. Vous en tez l'incommodit, mais non pas l'injustice ; et ainsi vous ne le rendez pas aimable ceux qui en hassent l'injustice : vous ne le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi ; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.

[] Je n'admire point un homme qui possde une vertu dans toute sa perfection, s'il ne possde en mme temps dans un pareil degr la vertu oppose : tel qu'tait paminondas, qui avait l'extrme valeur jointe l'extrme bnignit ; car autrement [272] ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur, pour tre dans une extrmit ; mais bien en touchant les deux la fois, et remplissant tout l'entre-deux. Mais peut-tre que ce n'est qu'un soudain mouvement de l'me de l'un l'autre de ces extrmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point, comme le tison de feu que l'on tourne. Mais au moins cela marque l'agilit de l'me, si cela n'en marque l'tendue.

[] Si notre condition tait vritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d'y penser.

[] J'avais pass beaucoup de temps dans l'tude des sciences abstraites : mais le peu de gens avec qui on en peut communiquer m'en avait dgot. Quand j'ai commenc l'tude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'garais plus de ma condition en y pntrant, que les autres en les ignorant ; et que je leur ai pardonn de ne s'y point appliquer. Mais j'ai cr trouver au [273] moins bien des compagnons dans l'tude de l'homme, puis que c'est celle qui lui est propre. J'ai t tromp. Il y en a encore moins qui l'tudient que la Gomtrie.

[] Quand tout se remue galement, rien ne se remue en apparence ; comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le drglement, nul ne semble y aller. Qui s'arrte, fait remarquer l'emportement des autres, comme un point fixe.

[] Quand on veut reprendre avec utilit, et montrer un autre qu'il se trompe, il faut observer par quel ct il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce cot-l, et lui avouer cette vrit. Il se contente de cela, parce qu'il voit qu'il ne se trompait pas, et qu'il manquait seulement voir tous les cts. Or on n'a pas de honte de ne pas tout voir ; et peut-tre que cela vient de ce que naturellement l'esprit ne se peut tromper dans le ct qu'il envisage, comme les apprhensions des sens sont toujours vraies. [274]

[] La vertu d'un homme ne se doit pas mesurer par ses efforts, mais par ce qu'il fait d'ordinaire.

[] Les grands et les petits ont mmes accidents, mmes fcheries, et mmes passions. Mais les uns sont au haut de la roue, et les autres prs du centre, et ainsi moins agits par les mmes mouvements.

[] On se persuade mieux pour l'ordinaire par les raisons qu'on a trouves soi-mme, que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres.

[] Quoique les personnes n'aient point d'intrts ce qu'ils disent, il ne faut pas conclure de l absolument qu'ils ne mentent point ; car il y a des gens qui mentent simplement pour mentir.

[] L'exemple de la chastet d'Alexandre n'a pas tant fait de continents, que celui de son ivrognerie a fait d'intemprants. On n'a pas de honte de n'tre pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n'tre pas plus vicieux que lui. On croit n'tre pas tout fait dans les vices du commun des hommes, quand on se [275] voit dans les vices de ces grands hommes ; et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient eux par le bout, par o ils tiennent au peuple. Quelque levs qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, et spars de notre socit. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tte plus leve ; mais ils ont les pieds aussi bas que les ntres. Ils sont tous mme niveau, et s'appuient sur la mme terre, et parce cette extrmit ils sont aussi abaisss que nous, que les enfants, que les btes.

[] C'est le combat qui nous plat, et non pas la victoire. On aime voir les combats des animaux, non le vainqueur acharn sur le vaincu. Que voulait- on voir, sinon la fin de la victoire ? Et ds qu'elle est arrive, on en est saoul. Ainsi dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vrit. On aime voir dans les disputes le combat des opinions ; mais de contempler la vrit trouve, point du tout. Pour [276] la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naissant de la dispute. De mme dans les passions, il y a du plaisir en voir deux contraires se heurter ; mais quand l'une est matresse, ce n'est plus que brutalit. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi dans la comdie les scnes contentes sans crainte ne valent rein, ni les extrmes misres sans esprance, ni les amours brutales.

[] On n'apprend pas aux hommes tre honntes gens, et on leur apprend tout le reste ; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent point.

[] Le sot projet que Montaigne a eu de se peindre ; et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive tout le monde de faillir ; mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal ; car de dire des sottises par hasard et par faiblesse, c'est un mal ordinaire ; mais d'en dire dessein, c'est ce qui [277] n'est pas supportable, et d'en dire de telles que celles l.

[] Ceux qui sont dans le drglement disent ceux qui sont dans l'ordre, que ce sont aux qui s'loignent de la nature, et ils la croient suivre : comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'loignent. Le langage est pareil de tous cts. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port rgle ceux qui sont dans un vaisseau. Mais o trouverons nous ce point dans la morale ?

[] Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence ; au contraire, on est bien aise de pouvoir rendre ce tmoignage d'humanit, et s'attirer la rputation de tendresse, sans qu'il en cote rien : ainsi ce n'est pas grand chose.

[] Qui aurait eu l'amiti du Roi d'Angleterre, du Roi de Pologne, et de la Reine de Sude, aurait-il cr pouvoir manquer de retraite et d'asile au monde.

[] Les choses ont diverses qualits, et l'me diverses inclinations ; car [278] rien n'est simple de ce qui s'offre l'me, et l'me ne s'offre jamais simplement aucun sujet. De l vient qu'on pleure et qu'on rit quelquefois d'une mme chose.

[] Nous sommes si malheureux, que nous ne pouvons prendre plaisir une chose, qu' condition de nous fcher si elle nous russit mal, ce que mille choses peuvent faire, et font toute heure. Qui aurait trouv le secret de se rjouir du bien sans tre touch du mal contraire, aurait trouv le point.

[] Il y a diverses classes de forts, de beaux, de bons esprits, et de pieux, dont chacun doit rgner chez soi, non ailleurs. Ils se rencontrent quelquefois ; et le fort et le beau se battent sottement qui sera le matre l'un de l'autre ; car leur matrise est de divers genre. Ils ne s'entendent pas ; et leur faute est de vouloir rgner par tout. Rien ne le peut, non pas mme la force : elle ne fait rien au royaume des savants : elle n'est matresse que des actions extrieures.

[] Ferox gens nullam esse vitam [279] sine armis putat [Tite Live, XXXIV, 17]. Ils aiment mieux la mort que la paix : les autres aiment mieux que la mort que la guerre. Toute opinion peut tre prfre la vie, dont l'amour parat si fort et si naturel.

[] Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre sans corrompre son jugement par la manire de la lui proposer ! Si on dit : je le trouve beau, je le trouve obscur, on entrane l'imagination ce jugement, ou l'on l'irrite au contraire. Il vaut mieux ne rien dire ; car alors il juge selon ce qu'il est, c'est dire selon ce qu'il est alors, et selon que les autres circonstances, dont on n'est pas auteur l'auront dispos ; si ce n'est que ce silence ne fasse aussi son effet selon le tour et l'interprtation qu'il sera en humeur d'y donner, ou selon qu'il conjecturera de l'air du visage et du ton de la voix : tant il est ais de dmontrer un jugement de son assiette naturelle, ou plutt tant il y a peu de ferme et de stable.

[] Les Platoniciens, et mme pictte et ses sectateurs croient [280] que Dieu est seul digne d'tre aim, et admir ; et cependant ils ont dsir d'tre aims et admirs des hommes. Ils ne connaissent pas leur corruption. S'ils se sentent ports l'aimer et l'adorer, et qu'ils y trouvent leur principale joie, qu'ils s'estiment bons la bonne heure. Mais s'ils y sentent de la rpugnance ; s'ils n'ont aucune pente qu' se vouloir tablir dans l'estime des hommes ; et que pour toute perfection ils fassent seulement que sans forcer les hommes ils leurs fassent trouver leur bonheur les aimer ; je dirai que cette perfection est horrible. Quoi, ils ont connu Dieu, et n'ont pas dsir uniquement que les hommes l'aimassent : ils ont voulu que les hommes s'arrtassent eux : ils ont voulu tre l'objet du bonheur volontaire des hommes.

[] Que l'on a bien fait de distinguer les hommes par l'extrieur plutt que par les qualits intrieures ! Qui passera de nous deux ? Qui cdera la place l'autre ? Le moins habile ? Mais je suis aussi habile que lui. Il faudra se battre sur cela. Il [281] a quatre laquais, et je n'en ai qu'un. Cela est visible ; il n'y a qu' compter ; c'est moi de cder ; et je suis un sot si je le conteste. Nous voil en paix par ce moyen, ce qui est le plus grand des biens.

[] Le temps amortit les afflictions et les querelles ; parce qu'on change, et qu'on devient comme un autre personne. Ni l'offensant, ni l'offens ne sont plus les mmes. C'est comme un peuple qu'on a irrit, et qu'on reverrait aprs deux gnrations. Ce sont encore les Franois, mais non les mmes.

[] Il est indubitable que l'me est mortelle, ou immortelle. Cela doit mettre une diffrence entire dans la morale. Et cependant les Philosophes ont conduit la morale indpendamment de cela. Quel trange aveuglement !

[] Le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comdie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tte, et en voil pour jamais.

[282]

XXX.

Penses sur la mort, qui ont t extraites d'une lettre crite par Monsieur Pascal sur le sujet de la mort de Monsieur son Pre.

Quand nous sommes dans l'afflictions cause de la mort de quelque personne pour qui nous avions de l'affection, ou pour quelque autre malheur qui nous arrive, nous ne devons pas chercher de la consolation dans nous-mmes, ni dans les hommes, ni dans tout ce qui est cr ; mais nous la devons chercher en Dieu seul. Et la raison en est que toutes les cratures ne sont pas la premire cause des accidents que nous appelons maux, mais que la providence de Dieu en tant l'unique et vritable cause, l'arbitre et la souveraine, il est indubitable qu'il faut recourir directement la source, et remonter jusques l'origine pour [283] trouver un solide allgement. Que si nous suivons ce prcepte, et que nous considrions cette mort qui nous afflige, non pas comme un effet du hasard ni comme une ncessit fatale de la nature, ni comme le jouet des lments et des parties qui composent l'homme (car Dieu n'a pas abandonn ses lus au caprice du hasard) mais comme une suite invitable, juste, et sainte d'un arrts de la providence de Dieu, pour tre excut dans la plnitude de son temps ; et enfin que tout ce qui est arriv a t de tout temps prsent et prordonn en Dieu : si, dis-je, par un transport de grce nous regardons cet accident, non dans lui mme et hors de Dieu, mais hors de lui mme, et dans la volont mme de Dieu, dans la justice de son arrts, dans l'ordre de sa providence qui en est la vritable cause, sans qui il ne ft pas arriv, par qui seule il est arriv, et de la manire dont il est arriv, nous adorerons dans un humble silence la hauteur impntrable de ses secrets : nous [284] vnrerons la saintet de ses arrts : nous bnirons la conduite de sa providence : et unissant notre volont celle de Dieu mme, nous voudrons avec lui, en lui, et pour lui, la chose qu'il a voulue en nous, et pour nous de toute ternit.

[] Il n'y a de consolation qu'en la vrit seule. Il est sans doute que Snque et Socrate n'ont rien qui nous puisse persuader et consoler dans ces occasions. Ils ont t sous l'erreur qui a aveugl tous les hommes dans le premier ; ils ont tous pris la mort comme naturelle l'homme ; et tous les discours qu'ils ont fonds sur ce faux principe sont si vains et si peu solides, qu'ils ne servent qu' montrer par leur inutilit, combien l'homme en gnral est faible, puisque les plus hautes productions de plus grands d'entre les hommes sont si basses et si puriles.

Il n'en est pas de mme de JSUS-CHRIST : il n'en est pas ainsi des livres Canoniques. La vrit y est dcouverte, et la consolation y est jointe aussi infailliblement qu'elle est [285] infailliblement spare de l'erreur. Considrons donc la mort dans la vrit que le Saint Esprit nous a apprise. Nous avons cet admirable avantage de connatre que vritablement et effectivement la mort est une peine du pch, impose l'homme, pour expier son crime ; ncessaire l'homme, pour le purger du pch ; que c'est la seule qui peut dlivrer l'me de la concupiscence des membres, sans laquelle les Saints ne vivent point en ce monde. Nous savons que la vie et la vie des Chrtiens est un sacrifice continuel, qui ne peut tre achev que par la mort : nous savons que JSUS-CHRIST entrant au monde s'est considr et s'est offert Dieu comme un holocauste et une vritable victime ; que sa naissance, sa vie, sa mort, sa rsurrection, son ascension, sa sance ternelle la droite de son Pre, et sa prsence dans l'eucharistie ne sont qu'un seul et unique sacrifice : nous savons que ce qui est arriv en JSUS-CHRIST doit arriver en tous ses membres. [286]

Considrons donc la vie comme un sacrifice ; et que les accidents de la vie ne fassent d'impression dans l'esprit des Chrtiens qu' proportion qu'ils interrompent ou qu'ils accomplissent ce sacrifice. n'appelons mal que ce qui rend la victime du diable en Adam victime de Dieu ; et sur cette rgle examinons la nature de la mort.

Pour cela il faut recourir la personne de JSUS-CHRIST ; car comme Dieu ne considre les hommes que par le mdiateur JSUS-CHRIST, les hommes aussi ne devraient regarder ni les autres, ni eux mmes que mdiatement par JSUS-CHRIST.

Si nous ne passons par ce milieu nous ne trouvons en nous que de vritables malheurs, ou des plaisirs abominables ; mais si nous considrons toutes choses en JSUS-CHRIST, nous trouverons toute consolation, toute satisfaction, toute dification.

Considrons donc la mort en JSUS-CHRIST, et non pas sans [287] JSUS- CHRIST. Sans JSUS-CHRIST elle est horrible, elle est dtestable, et l'horreur de la nature. En JSUS-CHRIST elle est tout autre : elle est aimable, sainte, et la joie du fidle. Tout est doux en JSUS-CHRIST jusqu' la mort ; et c'est pourquoi il a souffert, et est mort pour sanctifier la mort et les souffrances ; et comme Dieu et comme homme il a t tout ce qu'il y a de grand, et tout ce qu'il y a d'abject ; afin de sanctifier en soi toutes choses except le pch, et pour tre le modle de toutes les conditions.

Pour considre ce que c'est que la mort et la mort en JSUS-CHRIST, il faut voir quel rang elle tient dans son sacrifice continuel et sans interruption, et pour cela remarquer que dans les sacrifices la principale partie est la mort de l'hostie. L'oblation, et la sanctification qui prcdent son des dispositions ; mais l'accomplissement est la mort, dans laquelle, par l'anantissement de la vie, la crature rend Dieu tout l'hommage dont elle est capable en s'anantissant [288] devant les yeux de sa Majt et en adorant la souveraine existence, qui existe seule essentiellement. Il est vrai qu'il y a encore une autre partie aprs la mort de l'hostie, sans laquelle sa mort est inutile ; c'est l'acceptation que Dieu fait du sacrifice. C'est ce qui est dit dans l'criture : et odoratus est dominus odorem suavitatis, (Gen. 8. 11.) et Dieu a reu l'odeur du sacrifice. C'est vritablement celle-l qui couronne l'oblation ; mais elle est plutt une action de Dieu vers la crature, que de la crature vers Dieu, et elle n'empche pas que la dernire action de la crature ne soit la mort.

Toutes ces choses ont t accomplies en JSUS-CHRIST, en entrant au monde. Il s'est offert : obtulit semet ipsum per Spiritum Sanctum. (Hebr. 9. 14.) Ingrediens mundum dixit : ecce venio : in capite libri scriptum est de me, ut faciem, Deus, voluntatem tuam. (Hebr. 10. 5. 7.) Il s'est offert lui mme par le Saint Esprit. Entrant dans le monde, il a dit : Seigneur, les sacrifices ne vous sont point [289] agrables ; mais vous m'avez form un corps. Alors j'ai dit : me voici ; je viens selon qu'il est crit de moi dans le livre, pour faire, mon Dieu, votre volont ; (Ps. 39. [ : ]) Voil son oblation. Sa sanctification a suivi immdiatement son oblation. Ce sacrifice a dur toute sa vie, et a t accompli par sa mort. Il a fallu qu'il ait pass par les souffrances, pour entrer en sa gloire : (Luc. 24. 26.) et quoiqu'il ft fils de Dieu, il a fallu qu'il ait appris l'obissance. (Hebr. 5. 8.) Mais aux jours de sa chair ayant offert avec un grand cri et avec larmes ses prires et ses supplications celui qui le pouvait tirer de la mort, il a t exauc selon son humble respect pour son Pre ; ( Ibid. ) et Dieu l'a ressuscit, et il lui a envoy sa gloire figure autrefois par le feu du ciel qui tombait sur les victimes, pour brler et consumer son corps, et le faire vivre de la vie de la gloire. C'est ce que JSUS-CHRIST a obtenu, et qui a t accompli par sa rsurrection.

Ainsi ce sacrifice tant parfait par la mort de JSUS-CHRIST, et [290] consomm mme en son corps par sa rsurrection, o l'image de la chair du pch, a t absorbe par la gloire, JSUS-CHRIST avait tout achev de sa part ; et il ne restait plus sinon que le sacrifice ft accept de Dieu, et que comme la fume s'levait, et portait l'odeur au trne de Dieu, aussi JSUS-CHRIST ft en cet tat d'immolation parfaite offert, port, et reu au trne de Dieu mme : et c'est ce qui a t accompli en l'ascension, en laquelle il est mont et par sa propre force et par la force de son Saint Esprit qui l'environnait de toutes parts. Il a t enlev ; comme la fume des victimes qui est la figure de JSUS-CHRIST tait porte en haut par l'air qui soutenait qui est la figure du Saint Esprit : et les Actes des Aptres nous marquent expressment qu'il ft reu au ciel, pour nous assurer que ce saint sacrifice accompli en terre a t accept, et reu dans le sein de Dieu.

Voil l'tat des choses en notre souverain Seigneur. Considrons les [291] en nous maintenant. Lors que nous entrons dans l'glise qui est le monde des fidles et particulirement des lus, o JSUS-CHRIST entra ds le moment de son incarnation par un privilge particulier au fils unique de Dieu, nous somme offerts et sanctifis. Ce sacrifice se continue par la vie, et s'accomplit la mort, dans laquelle l'me quittant vritablement tous les vices et l'amour de la terre dont la contagion l'infecte toujours durant cette vie, elle achve son immolation et est reue dans le sein de Dieu.

Ne nous affligeons donc pas de la mort des fidles, comme les Paens qui n'ont point d'esprance. Nous ne les avons pas perdus au moment de leur mort. Nous les avions perdus pour ainsi dire ds qu'ils taient entrs dans l'glise par le baptme. Ds lors ils taient dieu : leurs actions ne regardaient le monde que pour Dieu. Dans leur mort ils se sont entirement dtachs des pchs ; et c'est en ce moment qu'ils ont t [292] reus de Dieu, et que leur sacrifice a reu son accomplissement et son couronnement.

Ils ont fait ce qu'ils avaient vou : ils ont achev l'oeuvre que Dieu leur avait donn faire : ils ont accompli la seule chose pour laquelle ils avaient t crs. La volont de Dieu s'est accomplie en eux ; et leur volont est absorbe en Dieu. Que notre volont ne spare donc pas ce que Dieu a uni ; et touffons ou modrons par l'intelligence de la vrit les sentiments de la nature corrompue et due, qui n'a que de fausses images, et qui trouble par ses illusions la saintet des sentiments que la vrit de l'vangile nous doit donner.

Ne considrons donc plus la mort comme des Paens, mais comme des Chrtiens, c'est dire avec l'esprance, comme Saint Paul l'ordonne, puisque c'est le privilge spcial des Chrtiens. Ne considrons plus un corps comme une charogne infecte, car la nature trompeuse le figure de la sorte, mais comme le temple [293] inviolable et ternel du Saint Esprit, comme la foi nous l'apprend.

Car nous savons que les corps des Saints sont habits par le Saint Esprit jusques la rsurrection qui se fera par la vertu de cet Esprit qui rside en eux pour cet effet. C'est le sentiment des Pres. C'est pour cette raison que nous honorons les reliques des morts : et c'est sur ce vrai principe que l'on donnait autrefois l'Eucharistie dans la bouche des morts ; parce que comme on savait qu'ils taient le temple du Saint Esprit, on croyait qu'ils mritaient d'tre aussi unis ce Saint Sacrement. Mais l'glise a chang cette coutume, non pas qu'elle croie que ces corps ne soient pas saints, mais par cette raison, que l'Eucharistie tant le pain de vie et des vivants, il ne doit pas tre donn aux morts.

Ne considrons plus fidles qui sont morts en la grce de Dieu comme ayant cess de vivre, quoique la nature le suggre ; mais comme commenant vivre, comme la vrit l'assure. Ne considrons plus [294] leurs mes comme pries et rduites au nant, mais comme vivifies et unies au souverain vivant : et corrigeons ainsi par l'attention ces vrits les sentiments d'erreurs qui sont si empreints en nous mmes, et ces mouvements d'horreur qui sont si naturels l'homme.

[] Dieu a cr l'homme avec deux amours, l'un pour Dieu, l'autre pour soi mme ; mais avec cette loi, que l'amour pour Dieu serait infini, c'est dire sans aucune autre fin que Dieu mme, et que l'amour pour soi mme serait fini et rapportant Dieu.

L'homme en cet tat non seulement s'aimait sans pch, mais il ne pouvait pas ne point s'aimer sans pch.

Depuis, le pch originel tant arriv, l'homme a perdu le premier de ces amours ; et l'amour pour soi mme tant rt seul dans cette grande me capable d'un amour infini, cet amour propre s'est tendu et dbord dans le vide que l'amour de Dieu a quitt ; et ainsi il s'est aim seul, et [295] toutes choses pour soi, c'est dire infiniment.

Voil l'origine de l'amour propre. Il taient naturel Adam, et juste en son innocence ; mais il est devenu et criminel et immodr ensuite de son pch. Voil la source de cet amour, et la cause de sa dfectuosit et de son excs.

Il en est de mme du dsir de dominer, de la paresse, et des autres. L'application en est aise faire au sujet de l'horreur que nous avons de la mort. Cette horreur tait naturelle et juste dans Adam innocent ; parce que sa vie tant trs agrable Dieu, elle devait tre agrable l'homme : et la mort et t horrible, parce qu'elle et fini une vie conforme la volont de Dieu. Depuis, l'homme ayant pch, sa vie est devenue corrompue, son corps et son me ennemis l'un de l'autre, et tous deux de Dieu.

Ce changement ayant infect une si sainte vie, l'amour de la vie est nanmoins demeur ; et l'horreur [296] de la mort tant rte pareille, ce qui tait juste en Adam est injuste en nous.

Voil l'origine de l'horreur de la mort, et la cause de sa dfectuosit.

clairons donc l'erreur de la nature par la lumire de la foi.

L'horreur de la mort est naturelle ; mais c'est en l'tat d'innocence ; parce qu'elle n'et pu entrer dans le Paradis qu'en finissant une vie toute pure. Il tait juste de la har quand elle n'et pu arriver qu'en sparant une me sainte d'un corps saint : mais il est juste de l'aimer quand elle spare une me sainte d'un corps impur. Il tait juste de la fuir, quand elle et rompu la paix entre l'me et le corps ; mais non pas quand elle en calme la dissension irrconciliable. Enfin quand elle et afflig un corps innocent, quand elle et t au corps la libert d'honorer Dieu, quand elle et spar de l'me un corps soumis et cooprateur ses volonts, quand elle et fini tous les biens dont l'homme est capable, il tait juste de l'abhorrer ; mais quand elle finit une vie [297] impure, quand elle te au corps la libert de pcher, quand elle dlivre l'me d'un rebelle trs puissant et contredisant tous les motifs de son salut, il est trs injuste d'en conserver les mmes sentiments.

Ne quittons donc pas cet amour que la nature nous a donn pour la vie, puisque nous l'avons reu de Dieu ; mais que ce soit pour la mme vie pour laquelle Dieu nous l'a donn, et non pas pour un objet contraire.

Et en consentant l'amour qu'Adam avait pour sa vie innocente, et que JSUS-CHRIST mme eu pour la sienne, portons-nous har une vie contraire celle que JSUS-CHRIST a aime, et n'apprhender que la mort que JSUS-CHRIST a apprhende, qui arrive un corps agrable Dieu ; mais non pas craindre une mort, qui punissant un corps coupable et purgeant un corps vicieux, nous doit donner des sentiments tout contraires, si nous avons un peu de foi, d'esprance, et de charit.

C'est un des grands principes du Christianisme, que tout ce qui est [298] arriv JSUS-CHRIST doit se passer et dans l'me et dans le corps de chaque Chrtien : que comme JSUS-CHRIST a souffert durant sa vie mortelle, est ressuscit d'une nouvelle vie, et est mont au ciel, o il est assis la droite de Dieu son Pre ; ainsi le corps et l'me doivent souffrir, mourir, ressusciter, et monter au ciel.

Toutes ces choses s'accomplissent dans l'me durant cette vie, mais non dans le corps.

L'me souffre et meurt au pch dans la pnitence et dans le baptme. L'me ressuscite une nouvelle vie dans ces sacrements. Et enfin l'me quitte la terre et monte au ciel en menant une vie cleste, ce qui fait dire Saint Paul, Conversatio nostra in clis est. [Philip. 3, 20]

Aucune de ces choses n'arrive dans le corps durant cette vie, mais les mmes choses s'y passent ensuite.

Car la mort le corps meurt sa vie mortelle : au Jugement il ressuscitera une nouvelle vie : aprs le Jugement il montera au ciel, et y demeurera ternellement. [299]

Ainsi les mmes choses arrivent au corps et l'me, mais en diffrents temps, et les changements du corps n'arrivent que quand ceux de l'me sont accomplis, c'est dire aprs la mort : de sorte que la mort est le couronnement de la batitude de l'me et le commencement de la batitude du corps.

Voil les admirables conduites de la sagesse de Dieu sur le salut des mes : et Saint Augustin nous apprend sur ce sujet, que Dieu en a dispos de la sorte, de peur que si le corps de l'homme ft mort et ressuscit pour jamais dans le baptme, on ne ft entr dans l'obissance de l'vangile que par l'amour de la vie ; au lieu que la grandeur de la foi clate bien davantage lorsque l'on tend l'immortalit par les ombres de la mort. [cf. s. Aug. Cit de Dieu, XIII, 4]

[] Il n'est pas juste que nous soyons sans ressentiment et sans douleur dans les afflictions et les accidents fcheux qui nous arrivent comme des Anges qui n'ont aucune sentiment de la nature : il n'est pas juste aussi que nous soyons sans consolation comme des [300] Paens qui n'ont aucun sentiment de la grce : mais il est juste que nous soyons affligs et consols comme Chrtiens, et que la consolation de la grce l'emporte par dessus les sentiments de la nature ; afin que la grce soit non seulement en nous, mais victorieuse en nous ; qu'ainsi en sanctifiant le nom de notre Pre, sa volont devienne la ntre ; que sa grce rgne et domine sur la nature ; et que nos afflictions soient comme la matire d'un sacrifice que sa grce consomme et anantisse pour la gloire de Dieu ; et que ces sacrifices particuliers honorent et prviennent les sacrifice universel o la nature entire doit tre consomme par la puissance de JSUS-CHRIST.

Ainsi nous tirerons avantage de nos propres imperfections, puisqu'elles serviront de matire cet holocauste ; car c'est le but des vrais Chrtiens de profiter de leurs propres imperfections, parce que tout coopre en bien pour les lus.

Et si nous y prenons garde de prs nous trouverons de grands avantages [301] pour notre dification en considrant la chose dans la vrit ; car puisqu'il est vritable que la mort du corps n'est que l'image de celle de l'me, et que nous btissons sur ce principe, que nous avons sujet d'esprer du salut de ceux dont nous pleurons la mort ; il est certain que si nous ne pouvons arrter le cours de notre tristesse et de notre dplaisir, nous en devons tirer ce profit, que puisque la mort du corps est si terrible, qu'elle nous cause de tels mouvements, celle de l'me nous en devrait bien causer de plus inconsolables. Dieu a envoy la premire ceux que nous regrettons : nous esprons qu'il a dtourn la seconde : considrons donc la grandeur de nos maux, et que l'excs de notre douleur soit la mesure de celle de notre joie.

Il n'y a rien qui la puisse modrer sinon la crainte que leurs mes ne languissent pour quelque temps dans les peines qui sont destines urger le reste des pchs de cette vie : et c'est pour flchir la colre de Dieu sur eux [302] que nous devons soigneusement nous employer.

La prire et les sacrifices sont un souverain remde leurs peines. Mais une des plus solides et plus utiles charits envers les morts est de faire les choses qu'ils nous ordonneraient s'ils taient encore au monde, et de nous mettre pour eux en l'tat auquel ils nous souhaitent prsent.

Par cette pratique nous les faisons revivre en nous en quelque sorte, puisque ce sont leurs conseils qui sont encore vivants et agissants en nous : et comme les hrsiarques sont punis en l'autre vie des pchs auxquels ils ont engag leurs sectateurs dans lesquels leur venin vit encore ; ainsi les morts sont rcompenss outre leur propre mrit pour ceux auxquels ils ont donn suite par leurs conseils et leur exemple.

[] L'homme est assurment trop infirme pour pouvoir juger sainement de la suite des choses futures. Esprons donc en Dieu, et ne nous fatiguons pas par des prvoyantes [303] indiscrtes et tmraires. Remettons nous Dieu pour la conduite de nos vies, et que le dplaisir ne soit pas dominant en nous.

Saint Augustin nous apprend, qu'il y a dans chaque homme un serpent, une ve, et un Adam. Le serpent sont les sens et notre nature, l've est l'apptit concupiscible, et l'Adam est la raison. [cf. s. Aug. De Gn ctr Man, II, 20]

La nature nous tente continuellement : l'apptit concupiscible dsire souvent : mais le pch n'est pas achev si la raison ne consent.

Laissons donc agir ce serpent et cette ve, si nous ne pouvons l'empcher : mais prions Dieu que sa grce fortifie tellement notre Adam, qu'il demeure victorieux, que JSUS-CHRIST en soit vainqueur, et qu'il ternellement en nous.

XXXI.

Penses diverses.

A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus [304] d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de diffrence entre les hommes.

[] On peut avoir le sens droit, et n'aller pas galement toutes choses ; car il y en a qui l'ayant droit dans un certain ordre de choses, s'blouissent dans les autres. Les uns tirent bien les consquences de peu de principes. Les autres tirent bien les consquences des choses o il y a beaucoup de principes. Par exemple, les uns comprennent bien les effets de l'eau, en quoi il y a peu de principes, mais dont les consquences sont si fines, qu'il n'y a qu'une grande pntration qui puisse y aller ; et ceux l ne seraient peut tre pas grands gomtres ; parce que la Gomtrie comprend un grand nombre de principes, et qu'une nature d'esprit peut tre telle, qu'elle ne puisse pntrer jusqu'au fond, et quelle ne puisse pntrer les choses o il y a beaucoup de principes.

Il y a donc deux sortes d'esprits, l'un de pntrer vivement et profondment les consquences des principes, [305] et c'est l l'esprit de justesse : l'autre de comprendre un grand nombre de principes sans les confondre, et c'est l l'esprit de Gomtrie. L'un est force et droiture d'esprit, l'autre est tendue d'esprit. Or l'un peut tre sans l'autre, l'esprit pouvant tre fort et troit, et pouvant tre aussi tendu et faible.

Il y a beaucoup de diffrence entre l'esprit de Gomtrie et l'esprit de finesse. En l'un les principes sont palpables, mais loignez de l'usage commun, de sorte qu'on a peine tourner la teste de ce ct l manque d'habitude ; mais pour peu qu'on s'y tourne on voit les principes plein ; et il faudrait avoir tout fait l'esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est presque impossible qu'ils chappent.

Mais dans l'esprit de finesse les principes sont dans l'usage commun, et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la teste ni de se faire violence. Il n'est question que d'avoir bonne vue : mais il faut l'avoir bonne ; car les principes [306] en sont si dlis et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en chappe. Or l'omission d'un principe mne l'erreur : ainsi il faut avoir la vue bien nette, pour voir tous les principes ; et ensuite l'esprit juste, pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.

Tous les gomtres seraient donc fins, s'ils avaient la vue bonne ; car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent : et les esprits fins seraient gomtres, s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutums de Gomtrie.

Ce qui fait donc que certains esprits fins ne sont pas gomtres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de Gomtrie : mais ce qui fait que des gomtres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'tant accoutums aux principes nets et grossiers de Gomtrie, et ne raisonner qu'aprs avoir bien vu et mani leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, o les principes ne se laissent pas ainsi [307] manier. On les voit peine : on les sent plutt qu'on ne les voit : on a des peines infinies les faire sentir ceux qui ne les sentent pas d'eux-mmes : ce sont choses tellement dlicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien dlicat et bien net pour les sentir, et sans pouvoir le plus souvent les dmontrer par ordre comme en Gomtrie, parce qu'on n'en possde pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non par progrs de raisonnement, au moins jusqu' un certain degr. et ainsi il est rare que les gomtres soient fins, et que les fins soient gomtres ; cause que les gomtres veulent traiter gomtriquement les choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les dfinitions, et ensuite par les principes, ce qui n'est pas la manire d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement, et sans art ; car l'expression en passe tous les hommes, et le [308] sentiment n'en appartient qu' peu.

et les esprits fins au contraire ayant ainsi accoutum de juger d'une seule vue, sont si tonnez quand on leur prsente des propositions o ils ne comprennent rien, et o pour entrer il faut passer par des dfinitions et des principes striles et qu'ils n'ont point accoutum de voir ainsi en dtail, qu'ils s'en rebutent et s'en dgotent. Mais les esprit faux ne sont jamais ni fins ni gomtres.

Les gomtres qui ne sont que gomtres ont donc l'esprit droit, mais pourvu qu'on leur explique bien toutes choses par dfinitions et par principes ; autrement ils sont faux et insupportables ; car ils ne sont droits que sur les principes bien claircis. et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu'aux premiers principes des choses spculatives et d'imagination qu'ils n'ont jamais vues dans le monde et dans l'usage.

[] La mort est plus aise supporter sans y penser, que la pense de la mort sans pril. [309]

[] Il arrive souvent qu'on prend pour prouver certaines choses des exemples qui sont tels, qu'on pourrait prendre ces choses pour prouver ces exemples ; ce qui ne laisse pas de faire son effet ; car comme on croit toujours que la difficult est ce qu'on veut prouver, on trouve les exemples plus clairs. Ainsi quand on veut montrer une chose gnrale, on donne la rgle particulire d'un cas. Mais si on veut montrer un cas particulier, on commence par la rgle gnrale. On trouve toujours obscure la chose qu'on veut prouver, et claire celle qu'on emploie la prouver ; car quand on propose une chose prouver, d'abord on se remplit de cette imagination qu'elle est donc obscure, et au contraire que celle qui la doit prouver est claire, et ainsi on l'entend aisment.

[] Nous supposons que tous les hommes conoivent et sentent de la mme sorte les objets qui se prsentent eux : mais nous le supposons bien gratuitement ; car nous n'en avons aucune preuve. Je vois bien [310] qu'on applique les mmes mots dans les mmes occasions, et que toutes les fois que deux hommes voient, par exemple, de la neige, ils expriment tous deux la vue de ce mme objet par les mmes mots, en disant l'un et l'autre qu'elle est blanche : et de cette conformit d'application on tire une puissante conjecture d'une conformit d'ide ; mais cela n'est pas absolument convainquant, quoiqu'il y ait bien parier pour l'affirmative.

[] Tout notre raisonnement ce rduit cder au sentiment. Mais la fantaisie est semblable et contraire au sentiment ; semblable, parce qu'elle ne raisonne point ; contraire, parce qu'elle est fausse : de sorte qu'il est bien difficile de distinguer entre ces contraires. L'un dit que mon sentiment est fantaisie : et j'en dis de mme de mon ct. On aurait besoin d'une rgle. La raison s'offre ; mais elle est pliable tous sens ; et ainsi il n'y en a point.

[] Ceux qui jugent d'un ouvrage par rgle, sont l'gard des autres, [311] comme ceux qui ont une montre l'gard de ceux qui n'en ont point. L'un dit : il y a deux heures que nous sommes ici. L'autre dit : il n'y a que trois quarts d'heure. Je regarde ma montre : je dis l'un : vous vous ennuyez ; et l'autre : le temps ne vous dure gure ; car il y a une heure et demie ; et je me moque de ceux qui disent, que le temps me dire moi, et que j'en juge par fantaisie : ils ne savent pas que j'en juge par ma montre.

[] Il y a en a qui parlent bien et qui n'crivent pas de mme. C'est que le lieu, l'assistance, etc. les chauffe, et tire de leur esprit plus qu'ils n'y trouveraient sans cette chaleur.

[] C'est une grand mal de suivre l'exception, au lieu de la rgle. Il faut tre svre, et contraire l'exception. Mais nanmoins comme il est certain qu'il y a des exceptions de la rgle, il en faut juger svrement, mais justement.

[] Il est vrai en un sens de dire que tout le monde est dans [312] l'illusion : car encore que les opinion du peuple soient saines, elles ne le sont pas dans sa teste ; parce qu'il croit que la vrit est o elle n'est pas. La vrit est bien dans leurs opinions ; mais non pas au point ils se le figurent.

[] Ceux qui sont capables d'inventer son rares : ceux qui n'inventent point sont en plus grand nombre, et par consquent les plus forts. et l'on voit que pour l'ordinaire ils refusent aux inventeurs la gloire qu'ils mritent, et qu'ils cherchent par leurs inventions. S'ils s'obstinent la vouloir avoir, et qu'ils cherchent par leurs inventions, et traiter de mpris ceux qui n'inventent pas, tout ce qu'ils y gagnent, c'est qu'on leur donne des noms ridicules, et qu'on les traite de visionnaires. Il faut donc bien se garder de se piquer de cet avantage, tout grand qu'il est ; et l'on doit se contenter d'tre estim du petit nombre de ceux qui en connaissent le prix.

[] L'esprit croit naturellement, et la volont aime naturellement. De sorte qu' faute de vrais objets, [313] il faut qu'ils s'attachent aux faux.

[] Plusieurs choses certaines sont contredites : plusieurs passent sans contradiction. Ni la contradiction n'est marque de fausset ; ni l'incontradiction n'est marque de vrit.

[] Csar tait trop vieux, ce me semble, pour s'aller amuser conqurir le monde. Cet amusement tait bon Alexandre : c'tait un jeune homme qu'ils tait difficile d'arrter : mais Csar devait tre plus mr.

[] Tout le monde voit qu'on travaille pour l'incertain, sur mer, en bataille, etc. Mais tout le monde ne voit pas la rgle des partis qui dmontre qu'on le doit. Montaigne a vu qu'on s'offense d'un esprit boiteux, et que la coutume fait tout. Mais il n'a pas vu la raison de cet effet. Ceux qui ne voient que les effets et qui ne voient pas les causes, sont l'gard de ceux qui dcouvrent les causes, comme ceux qui n'ont que des yeux l'gard de ceux qui ont de l'esprit. Car les effets sont comme sensibles, et les raisons sont [314] visibles seulement l'esprit. et quoique ce soit par l'esprit que ces effets l se voient, cet esprit est l'gard de l'esprit qui voit les causes, comme les sens corporels sont l'gard de l'esprit.

[] Le sentiment de la fausset des plaisirs prsents, et l'ignorance de la vanit des plaisirs absents cause l'inconstance.

[] Si nous rvions toutes les nuits la mme chose, elle nous affecterait peut-tre autant que les objets que nous voyons tous les jours. et si un artisan tait sr de rver toutes les nuits douze heures durant qu'il est Roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'on Roi qui rverait toutes les nuits douze heures durant qu'il serait artisan. Si nous rvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agitez par ces fantmes pnibles, et qu'on passt tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un voyage, on souffrirait presque autant que se cela tait vritable, et on apprhenderait le dormir, [315] comme on apprhende le rveil, quand on craint d'entrer dans de tels malheurs en effet. et en effet il serait peu prs les mmes maux que la ralit. Mais parce que les songes sont tous diffrents, et se diversifient, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, cause de la continuit, qui n'est pas pourtant si continue et gale, qu'elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage ; et alors on dit : il me semble que je rve : car la vie est un songe un peu moins inconstant.

[] Mais les Princes et les Rois se jouent quelquefois. Ils ne sont pas toujours sur leurs trnes ; ils s'y ennuieraient. La grandeur a besoin d'tre quitte pour tre sentie.

[] C'est une plaisante chose considrer de ce qu'il y a des gens dans le monde qui ayant renonc toutes les lois de Dieu et de la nature s'en sont faites eux-mmes auxquelles ils obissent exactement, comme par exemple les voleurs, etc.

[] Ces grands efforts d'esprit o [316] l'me touche quelquefois, sont choses o elle ne se tient pas. Elle y faute seulement, mais pour retomber aussitt.

[] Pourvu qu'on sache la passion dominante de quelqu'un, on est assur de lui plaire : et nanmoins chacun a ses fantaisies contraires son propre bien, dans l'ide mme qu'il a du bien : et c'est un bizarrerie qui dconcerte ceux qui veulent gagner leur affection.

[] Comme on se gte l'esprit, on se gte aussi le sentiment. On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gtent. Il importe donc de tout de bien savoir choisir, pour se le former et ne le point gter ; et on ne saurait faire ce choix, si on ne l'a dj form, et point gt. Ainsi cela fait un cercle, d'o bien heureux sont ceux qui sortent.

[] On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonfrence. L'tendue visible du monde [317] nous surpasse visiblement. Mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les possder. et cependant il ne faut pas moins de capacit pour aller jusqu'au nant que jusqu'au tout. Il la faut infinie dans l'un et dans l'autre cas : et il me semble que qui aurait compris les derniers principes des choses, pourrait aussi arriver jusqu' connatre l'infini. L'un dpend de l'autre, et l'un conduit l'autre. Les extrmits se touchent, et se runissent force de s'tre loignes, et se retrouvent en Dieu, et en Dieu seulement.

Si l'homme commenait par s'tudier lui-mme, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une partie connt le tout ? Il aspirera peut-tre connatre au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport, et un tel enchanement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connatre l'une sans l'autre et sans le tout. [318]

L'homme, par exemple, a rapport tout ce qu'il connat. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'lments pour le composer, de chaleur et d'aliments pour se nourrir, d'air pour respirer. Il voit la lumire : il sent les corps : enfin tout tombe sous son alliance.

Il faut donc pour connatre l'homme, savoir d'o vient qu'il a besoin d'air pour subsister. et pour connatre l'air, il faut savoir par o il a rapport la vie de l'homme.

La flamme ne subsiste point sans l'air. Donc pour connatre l'un il faut connatre l'autre.

Donc toutes choses tant causes et causantes, aides et aidantes, mdiatement et immdiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus loignes et les plus diffrentes, je tiens impossible de connatre les parties sans connatre le tout, non plus que de connatre le tout sans connatre particulirement les parties.

et ce qui achve peut-tre notre [319] impuissance connatre les choses, c'est qu'elles sont simples en elles-mmes, et que nous sommes composez de deux natures opposes et de divers genre d'me et de corps : car il est impossible que la partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle. et quand on prtendrait que nous fussions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matire se puisse connatre soi-mme.

C'est cette composition d'esprit et de corps qui a fait que presque tous les Philosophes ont confondu les ides des choses, et attribu aux corps ce qui n'appartient qu'aux esprits, et aux esprits ce qui ne peut convenir qu'aux corps. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu'ils aspirent leur centre, qu'ils fuient leurs destruction, qu'ils craignent le vide, qu'ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies ; qui sont toutes choses qui n'appartiennent qu'aux esprits. et en parlant [320] des esprits, ils les considrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une place une autre ; qui sont des choses qui n'appartiennent qu'aux corps, etc.

Au lieu de recevoir les ides des choses en nous, nous teignons des qualits de notre tre compos toutes les choses simples que nous contemplons.

Qui ne croirait nous croire composer toutes choses d'esprit et de corps, que ce mlange l nous serait bien comprhensible ? C'est nanmoins la chose que l'on comprend le moins. L'homme est lui-mme le plus prodigieux objet de la nature ; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu'esprit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut tre uni avec un esprit. C'est l la comble de ses difficults ; et cependant c'est son propre tre. Modus quo corporibus adhret spiritus comprehendi ab hominibus non potest, et hoc tamen homo est. [s. Aug. Cit de Dieu, XXI, 10]

[] Lorsque dans les choses de la nature, dont la connaissance ne nous [321] est pas ncessaire, il y en a dont on ne sait pas la vrit, il n'est peut-tre pas mauvais qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes ; comme par exemple la Lune qui on attribue les changements de temps, les progrs des maladies, etc. Car c'est une des principales maladies de l'homme que d'avoir une curiosit inquite pour les choses qu'il ne peut savoir ; et je ne sais si ce ne lui est point un moindre mal d'tre dans l'erreur pour les choses de cette nature, que d'tre dans cette curiosit inutile.

[] Notre imagination nous grossit si fort le temps prsent force d'y faire des rflexions continuelles, et amoindrit tellement l'ternit, faute d'y faire rflexion, que nous faisons de l'ternit un nant, et du nant une ternit. et tout cela a ses racines si vives en nous, que toute notre raison ne nous en peut dfendre.

[] Ce chien est moi, disaient ces pauvres enfants ; c'est l ma place au soleil : voil le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. [322]

[] L'esprit a son ordre, qui est par principes et dmonstrations ; le coeur en a un autre. On ne prouve pas qu'on doit tre aim, en exposant d'ordre les causes de l'amour : cela serait ridicule.

JSUS-CHRIST, et Saint Paul ont bine plus suivi cet ordre du coeur qui est celui de la charit que celui de l'esprit ; car leur but principal n'tait pas d'instruire, mais d'chauffer. S. Augustin de mme. Cet ordre consiste principalement la digression sur chaque point, qui a rapport la fin, pour la montrer toujours.

[] On ne s'imagine d'ordinaire Platon et Aristote qu'avec de grandes robes, et comme des personnages toujours graves et srieux. C'taient d'honntes gens, qui riaient comme les autres avec leurs amis. et quand ils ont fait leurs lois et leurs traits de politique, 'a t en se jouant, et pour se divertir. C'tait la partie la moins philosophe et la moins srieuse de leur vie. La plus philosophe tait de vivre simplement et tranquillement.

[] Il y en a qui masquent toute [323] la nature. Il n'y a point de Roi parmi eux, mais un auguste Monarque ; point de Paris, mais une capitale du Royaume.

[] Quand dans un discours ont trouve des mots rpts, et qu'essayant de les corriger on les trouve si propres qu'on gterait le discours, il les faut laisser ; 'en est la marque ; et c'est l la part de l'envie qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette rptition n'est pas faute en cet endroit ; car il n'y a point de rgle gnrale.

[] Ceux qui font des antithses en forant les mots, sont comme ceux qui font de fausses fentre pour la symtrie. Leur rgle n'est pas de parler juste, mais de faire des figures justes.

[] Il y a un modle d'agrment et de beaut, qui consiste en un certain rapport entre notre nature faible ou forte telle qu'elle est, et la chose qui nous plat. Tout ce qui est form sur ce modle nous agre, maison, chanson, discours, vers, prose, femmes, oiseaux, rivires, arbres, chambres, habits. Tout ce qui n'est [324] point sur ce modle dplat ceux qui ont le got bon.

[] Comme on dit beaut potique, on devrait dire aussi beaut gomtrique, et beaut mdicinale. Cependant on ne le dit point ; et la raison en est, qu'on sait bien quel est l'objet de la Gomtrie, et quel est l'objet de la Mdecine ; mais on ne sait pas en quoi consiste l'agrment qui est l'objet de la posie. On ne sait ce que c'est que ce modle naturel qu'il faut imiter ; et faute de cette connaissance, on a invent de certains termes bizarres, sicle d'or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre, etc. et on appelle ce jargon, beaut potique. Mais qui s'imaginera une femme vtue sur ce modle, verra une jolie demoiselle toute couverte de miroirs et de chanes de laiton ; et au lieu de la trouver agrable, il ne pourra s'empcher d'en rire ; parce qu'on sait mieux en quoi consiste l'agrment d'une femme que l'agrment des vers. Mais ceux qui ne s'y connaissent pas l'admireraient peut-tre en cet quipage ; [325] et il y a bien des villages o l'on la prendrait pour la Reine : et c'est pourquoi il y en a qui appellent des sonnets faits sur ce modle, des Reines de village.

[] Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-mme la vrit de ce qu'on entend, qui y tait sans qu'on le st ; et on se sent port aimer celui qui nous le fait sentir. Car il ne nous fait pas montre de son bien, mais du ntre ; et qu'ainsi ce bienfait nous le rend aimable ; outre que cette communaut d'intelligence que nous avons avec lui incline ncessairement le coeur l'aimer.

[] Il faut qu'il y ait dans l'loquence de l'agrable, et du rel ; mais il faut que cet agrable soit rel.

[] Quand on voit le style naturel, on est tout tonn, et ravi ; car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le got bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tous surpris de trouver un auteur : plus potic quam humane locutus [326] est [le mot est de Ptrone] Ceux l honorent bien la nature, qui lui apprennent qu'elle peut parler de tout, et mme de Thologie.

[] Dans le discours, il ne faut point dtourner l'esprit d'une chose une autre, si ce n'est pour le dlasser, mais dans le temps o cela est propos, et non autrement ; car qui veut dlasser hors de propos, lasse. On se rebute, et on quitte tout l : tant il est difficile de rient obtenir de l'homme que par le plaisir, qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut.

[] L'homme aime la malignit ; mais ce n'est pas contre les malheureux, mais contre les heureux superbes : et c'est se tromper que d'en juger autrement.

[] L'pigramme de Martial sur les borgnes ne vaut rien ; parce qu'elle ne les console pas, et ne fait que donner une point la gloire de l'auteur. Tout ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien. Ambitiosa recidet ornamenta. [Horace, ptre aux Pisons, 447] Il faut plaire ceux qui ont les sentiments humains et tendres, et non aux mes barbares et inhumaines. 1. C'est ici une lettre hbraque.

------------------------- FIN DU FICHIER penseesXX1 --------------------------------