TABLE :

LETTRES SUR LE VIDE :

LETTRE DE BLAISE PASCAL AU PRE NOL

LETTRE DE PASCAL A M. LE PAILLEUR, AU SUJET DU P. NOL, JSUITE


LETTRES AUX ROANNEZ

LETTRES DIVERSES

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I. LETTRE DE BLAISE PASCAL AU PRE NOL

Au trs bon rvrend pre Nol, Recteur, de la Socit de Jsus, de Paris.

Mon trs rvrend pre,

L'honneur que vous m'avez fait de m'crire me fait rompre le dessein que j'avais fait de ne rsoudre aucune des difficults que j'ai rapportes dans mon abrg, que dans le trait entier o je travaille; car, puisque les civilits de votre lettre sont jointes aux objections que vous m'y faites, je ne puis partager ma rponse, ni reconnatre les unes, sans satisfaire aux autres.

Mais, pour le faire avec plus d'ordre, permettez-moi de vous rapporter une rgle universelle, qui s'applique tous les sujets particuliers, o il s'agit de reconnatre la vrit. Je ne doute pas que vous n'en demeuriez d'accord, puisqu'elle est reue gnralement de tous ceux qui envisagent les choses sans proccupation; et qu'elle fait la principale de la faon dont on traite les sciences dans les coles, et celle qui est en usage parmi les personnes qui recherchent ce qui est vritablement solide et qui remplit et satisfait pleinement l'esprit: c'est qu'on ne doit jamais porter un jugement dcisif de la ngative ou de l'affirmative d'une proposition, que ce que l'on affirme ou nie n'ait une de ces deux conditions: savoir, ou qu'il paraisse si clairement et si distinctement de soi-mme aux sens ou la raison, suivant qu'il est sujet l'un ou l'autre, que l'crit n'ait aucun moyen de douter de sa certitude, et c'est ce que nous appelons principes ou axiomes; comme, par exemple, " choses gales on ajoute choses gales, les touts seront gaux", ou qu'il se dduise par des consquences infaillibles et ncessaires de tels principes ou axiomes, de la certitude desquels dpend toute celle des consquences qui en sont bien tires; comme cette pro position, les trois angles d'un triangle sont gaux deux angles droits, qui, n'tant pas visible d'elle-mme, est dmontre videmment par des consquences infaillibles de tels axiomes. Tout ce qui aune de ces deux conditions est certain et vritable, et tout ce qui n'en a aucune passe pour douteux et incertain. Et nous portons un jugement dcisif des choses de la premire sorte et laissons les autres dans l'indcision, si bien que nous les appelons, suivant leur mrite, tantt vision, tantt caprice, parfois fantaisie, quelque fois ide, et tout au plus belle pense, et parce qu'on ne peut les affirmer sans tmrit, nous penchons plutt vers la ngative: prts nanmoins de revenir l'autre, si une dmonstration vidente nous en fait voir la vrit. Et nous rservons pour les mystres de la foi, que le Saint-Esprit a lui-mme rvls, cette soumission d'esprit qui porte notre croyance des mystres cachs aux sens et la raison.

Cela pos, je viens votre lettre, dans les premires lignes de laquelle, pour prouver que cet espace est corps, vous vous servez de ces termes: Je dis que c'est un corps, puisqu'il a les actions d'un corps, qu'il transmet la lumire avec rfractions et rflexions, qu'il apporte du retardement et du renouvellement d'un autre corps; o je remarque que, dans le dessein que vous avez de prouver que c'est un corps vous prenez pour principes deux choses: la premire est qu'il transmet la lumire avec rfractions et rflexions; la seconde, qu'il retarde le mouvement d'un corps. De ces deux principes, le premier n'a paru vritable aucun de ceux qui l'ont voulu prouver, et nous avons toujours remarqu, au contraire, que le rayon qui pntre le verre et cet espace, n'a point d'autre rfraction que celle que lui cause le verre, et qu'ainsi, si quelque matire le remplit, elle ne rompt en aucune sorte le rayon, ou sa rfraction n'est pas perceptible; de sorte que, comme il est sans doute que vous n'avez rien prouv de contraire, je vois que le sens de vos paroles est que le rayon rflchi, ou rompu par le verre, passe travers cet espace; peine et de temps les plus grandes choses que les petites; quelques uns l'ont faite de mme substance que le ciel et les lments; et les autres, d'une substance diffrente, suivant leur fantaisie, parce qu'ils en disposaient comme de leur ouvrage.

Que si on leur demande, comme vous, qu'ils nous fassent voir cette matire, ils rpondent qu'elle n'est pas visible; si l'on demande qu'elle Tende quelque son, ils disent qu'elle ne peut tre oue, et ainsi de tous les autres sens; et pensent avoir beaucoup fait, quand ils ont pris les autres dans l'impuissance de montrer qu'elle n'est pas, en s'tant eux-mmes tout pouvoir de leur montrer qu'elle est.

Mais nous trouvons plus de sujet de nier son existence, parce qu'on ne peut pas la prouver, que de la croire par la seule raison qu'on ne peut montrer qu'elle n'est pas.

Car on peut les croire toutes ensemble, sans faire de la nature un monstre, et comme la raison ne peut pencher plus vers une que vers l'autre, cause qu'elle les trouve galement loignes, elle les refuse toutes, pour se dfendre d'un injuste choix.

Je sais que vous pouvez dire que vous n'avez pas fait tout seul cette matire, et que quantit de Physiciens y avaient dj travaill; mais sur les sujets de cette matire, nous ne faisons aucun fondement sur les autorits: quand nous citons les auteurs, nous citons leurs dmonstrations, et non pas leurs noms; nous n'y avons nul gard que dans les matires historiques; si bien que si les auteurs que vous allguez disaient qu'ils ont vu ces petits corps igns, mls parmi l'air, je dfrerais assez leur sincrit et leur fidlit, pour croire qu'ils sont vritables, et je les croirais comme historiens; mais, puisqu'ils disent seulement qu'ils pensent que l'air en est compos, vous me permettrez de demeurer dans mon premier doute.

Enfin, mon P., considrez, je vous prie, que tous les hommes en semble ne sauraient dmontrer qu'aucun corps succde celui qui quitte l'espace vide en apparence, et qu'il n'est pas possible encore tous }es hommes de montrer que, quand l'eau y remonte, quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est vide? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu'il est vide, et jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d'une chose o ils ont droit de parler avec tant d'assurance pourront faire un jugement dcisif de l'existence de cette matire igne, si douteuse et si peu tablie

Aprs avoir suppos cette matire avec toutes les qualits que vous avez voulu lui donner, vous rendez raison de quelques-unes de mes expriences. Ce n'est pas une chose bien difficile d'expliquer comment un effet peut tre produit, en supposant la matire, la nature et les qualits de sa cause: cependant il est difficile que ceux qui se les figurent, se dfendent d'une vaine complaisance, et d'un charme secret qu'ils trouvent dans leur invention, principalement quand ils les ont si bien ajustes, que, des imaginations qu'ils ont supposes, ils concluent ncessairement des vrits dj videntes.

Mais je me sens oblig de vous dire deux mots sur ce sujet; c'est que toutes les fois que, pour trouver la cause de plusieurs phnomnes connus, on pose une hypothse, cette hypothse peut tre de trois sortes.

Car quelquefois on conclut un absurde manifeste de sa ngation, et alors l'hypothse est vritable et constante; ou bien on conclut un absurde manifeste de son affirmation, et lors l'hypothse est tenue pour fausse; et lorsqu'on n'a pu encore tirer d'absurde, ni de sa ngation, ni de son affirmation, l'hypothse demeure douteuse; de sorte que, pour faire qu'une hypothse soit vidente, il ne suffit pas que tous les phnomnes s'en ensuivent, au lieu que, s'il s'ensuit quelque chose de contraire un seul des phnomnes, cela suffit pour assurer de sa fausset.

Par exemple, si l'on trouve une pierre chaude sans savoir la cause de sa chaleur, celui-l serait-il tenu en avoir trouv la vritable, qui raisonnerait de cette sorte: Prsupposons que cette pierre ait t mise dans un grand feu, dont on l'ait retire depuis peu de temps; donc cette pierre doit tre encore chaude: or elle est chaude; par consquent elle a t mise au feu? Il faudrait pour cela que le feu ft l'unique cause de sa chaleur; mais comme elle peut pro cder du soleil et de la friction, sa consquence serait sans force. Car comme une mme cause peut produire plusieurs effets diffrents, un mme effet peut tre produit par plusieurs causes diffrentes C'est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement, de la stabilit de la terre, tous les phnomnes des mouvements et rtrogradations des plantes, s'ensuivent parfaitement des hypothses de Ptolme, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d'autres qu'on peut faire, de toutes lesquelles une seule peut tre et que de l et de ce que les corps y tombent avec temps, vous voulez conclure qu'une matire le remplit, qui porte cette lumire et cause ce retardement.

Mais, mon R. P., si nous rapportons cela la mthode de raisonner dont nous avons parl, nous trouverons qu'il faudrait auparavant tre demeur d'accord de la dfinition de l'espace vide, de la lumire et du mouvement, et montrer par la nature de ces choses une contradiction manifeste dans ces propositions: "Que la lumire pntre un espace vide, et qu'un corps s'y meut avec temps." Jusque-l votre preuve ne pourra subsister; et puisque outre [cela] la nature de la lumire est inconnue, et vous, et moi; que de tous ceux qui ont essay de la dfinir, pas un n'a satisfait aucun de ceux qui cherchent les vrits palpables, et qu'elles nous demeurent tre ternellement inconnue, je vois que cet argument demeurera longtemps sans recevoir la force qui lui est ncessaire pour devenir convaincant.

Car considrez, je vous prie, comment il est possible de conclure infailliblement que la nature de la lumire est telle qu'elle ne peut subsister dans le vide, lorsque l'on ignore la nature de la lumire. Que si nous la connaissions aussi parfaitement que nous l'ignorons, nous connatrions, peut-tre, qu'elle subsisterait dans le vide avec plus d'clat que dans aucun autre mdium, comme nous voyons qu'elle augmente sa force, suivant que le mdium o elle est, devient plus rare, et ainsi en quelque sorte plus approchant du nant. Et si nous savions celle du mouvement, je ne fais aucun doute qu'il ne nous part qu'il dt se faire dans le vide avec presque autant de temps, que dans l'air, dont l'irrsistance parat dans l'galit de la chute des corps diffremment pesant.

C'est pourquoi, dans le peu de connaissance que nous avons de la nature de ces choses, si, par une semblable libert, je conois une pense, que je donne pour principe, je puis dire avec autant de raison: la lumire se soutient dans le vide, et le mouvement s'y fait avec temps; ou la lumire pntre l'espace vide en apparence, et le mouvement s'y fait avec temps; donc il peut tre vide en effet.

Ainsi remettons cette preuve au temps o nous aurons l'intelligence de la nature de la lumire. Jusque-l je ne puis admettre votre principe, et il vous sera difficile de le prouver; et ne tirons point, je vous prie, de consquences infaillibles de la nature d'une chose, lorsque nous l'ignorons: autrement je craindrais que vous ne fussiez pas d'accord avec moi des conditions ncessaires pour rendre une dmonstration parfaite, et que vous n'appelassiez certain ce que nous n'appelons que douteux.

Dans la suite de votre lettre, comme si vous aviez tabli invinciblement que cet espace vide est un corps, vous ne vous mettez plus en peine que de chercher quel est ce corps; et pour dcider affirmativement quelle matire le remplit, vous commencez par ces ter mes: "Prsupposons que, comme le sang est ml de plusieurs liqueurs qui le composent, ainsi l'air est compos d'air et de feu et des quatre lments qui entrent en la composition de tous les corps de la nature." Vous prsupposez ensuite que ce feu peut tre spar de l'air, et qu'en tant spar, il peut pntrer les pores du verre; prsupposez encore qu'en tant spar, il a inclinaison y retourner, et encore qu'il y est sans cesse attir; et vous expliquez ce discours, assez intelligible de soi-mme, par des comparaisons, que vous y ajoutez. `

Mais, mon P., je crois que vous donnez cela pour une pense, et non pas pour une dmonstration; et quelque peine que j'aie d'accommoder la pense que j'en ai avec la fin de votre lettre, je crois que, si vous vouliez donner des preuves, elles ne seraient pas si peu fondes. Car en ce temps o un si grand nombre de personnes savantes cherchent avec tant de soin quelle matire remplit cet espace; que cette difficult agite aujourd'hui tant d'esprits: j'aurais peine croire que, pour apporter une solution si dsire un grand et si juste doute, vous ne donnassiez autre chose qu'une matire, dont vous supposez non seulement les qualits, mais encore l'existence mme; de sorte que, qui prsupposera le contraire, tirera une consquence contraire aussi ncessairement. Si cette faon de prouver est reue, il ne sera plus difficile de rsoudre les plus grandes difficults. Et le flux de la mer et l'attraction de l'aimant deviendront aiss comprendre, s'il est permis de faire des matires et des qualits exprs.

Car toutes les choses de cette nature, dont l'existence ne se manifeste aucun des sens, sont aussi difficiles croire, qu'elles sont faciles inventer. Beaucoup de personnes, et des plus savantes mme de ce temps, m'ont object cette mme matire avant vous, (mais comme une simple pense, et non pas comme une vrit constante), et c'est pourquoi j'en ai fait mention dans mes propositions. D'autres, pour remplir de quelque matire l'espace vide, s'en sont figur une dont ils ont rempli tout l'univers, parce que l'imagination a cela de propre, qu'elle produit avec aussi peu de vritable. Mais qui osera faire un si grand discernement, et qui pourra, sans danger d'erreur, soutenir l'une au prjudice des autres, comme, dans la comparaison de la pierre, qui pourra, avec opinitret maintenir que le feu ait caus sa chaleur, sans se rendre ridicule?

Vous voyez par l qu'encore que de votre hypothse s'ensuivissent tous les phnomnes de mes expriences, elle serait de la nature des autres; et que, demeurant toujours dans les termes de la vraisemblance, elle n'arriverait jamais ceux de la dmonstration. Mais j'espre vous faire un jour voir plus au long, que de son affirmation s'ensuivent absolument les choses contraires aux expriences. Et pour vous en toucher ici une en peu de mots: s'il est vrai, comme vous le supposez, que cet espace soit plein de cet air, plus subtil et ign, et qu'il ait l'inclination que vous lui donnez, de rentrer dans l'air d'o il est sorti, et que cet air extrieur ait la force de le retirer comme une ponge presse, et que ce soit par cette attraction mutuelle que le vif argent se tienne suspendu, et qu'elle le fait remonter mme quand on incline le tuyau: il s'ensuit ncessairement que, quand l'espace vide en apparence sera plus grand, une plus grande hauteur de vif argent doit tre suspendue (contre ce qui parat dans les expriences). Car puisque toutes les parties de cet air intrieur et extrieur ont cette qualit attractive, il est constant, par toutes les rgles de la mcanique, que leur quantit, augmente mme mesure que l'espace, doit ncessairement augmenter leur effet, comme une grande ponge presse attire plus d'eau qu'une petite.

Que si, pour rsoudre cette difficult, vous faites une seconde supposition; et que vous fassiez encore une qualit exprs pour sauver cet inconvnient, qui, ne se trouvant pas encore assez juste, vous oblige d'en figurer une troisime pour sauver les deux autres sans aucune preuve, sans aucun tablissement: je n'aurai jamais autre chose vous rpondre, que ce que je vous ai dj dit, ou plu tt je croirai y avoir dj rpondu.

Mais, mon P., quand je dis ceci, et que je prviens en quelque sorte ces dernires suppositions, je fais moi-mme une supposition fausse: ne doutant pas que, s'il part quelque chose de vous, il sera appuy sur des raisons convaincantes, puisque autrement ce serait imiter ceux qui veulent seulement faire voir qu'ils ne manquent pas de paroles.

Enfin, mon P., pour reprendre toute ma rponse, quand il serait vrai que cet espace ft un corps (ce que je suis trs loign de vous

accorder), et que l'air serait rempli d'esprits igns (ce que je ne trouve pas simplement vraisemblable), et qu'ils auraient les qua lits que vous leur donnez (ce n'est qu'une pure pense, qui ne parat vidente ni vous, ni personne): il ne s'ensuivrait pas de l que l'espace en ft rempli Et quand il serait vrai encore qu'en supposant qu'il en ft plein (ce qui ne parat en faon quelconque), on pourrait en dduire tout ce qui parat dans les expriences: le plus favorable jugement que l'on pourrait faire de cette opinion, serait de la mettre au rang des vraisemblables. Mais comme on en conclut ncessairement des choses contraires aux expriences, jugez quelle place elle doit tenir entre les trois sortes d'hypothses dont nous avons parl tantt.

Vers la fin de votre lettre, pour dfinir le corps, vous n'en expliquez que quelques accidents, et encore respectifs, comme de haut, de bas, de droite, de gauche, qui font proprement la dfinition de l'espace, et qui ne conviennent au corps qu'en tant qu'il occupe de l'espace. Car, suivant vos auteurs mmes, le corps est dfini ce qui est compos de matire et de forme; et ce que nous appelons un espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, immobile et capable de recevoir et contenir un corps de pareille longueur et figure; et c'est ce qu'on appelle solide en gomtrie, o l'on ne considre que les choses abstraites et immatrielles. De sorte que la diffrence essentielle qui se trouve entre l'espace vide et le corps, qui a longueur, largeur et profondeur, est que l'un est immobile et l'autre mobile; et que l'un peut recevoir au dedans de soi un corps qui pntre ses dimensions, au lieu que l'autre ne le peut; car la maxime que la pntration de dimensions est impossible, s'entend seulement des dimensions de deux corps matriels; autrement elle ne serait pas universellement reue. D'o l'on peut voir qu'il y a autant de diffrence entre le nant et l'espace vide, que de l'espace vide au corps matriel; et qu'ainsi l'espace vide tient le milieu entre la matire et le nant. C'est pourquoi la maxime d'Aristote dont vous parlez, que les non tres ne sont point diffrents, s'entend du vritable nant, et non pas de l'espace vide.

Je finis avec votre lettre, o vous dites que vous ne voyez pas que la quatrime de mes objections, qui est qu'une matire inoue et connue tous les sens, remplit cet espace, soit d'aucun physicien.

De quoi j'ai vous rpondre que je puis vous assurer du contraire, puisqu'elle est d'un des plus clbres de votre temps, et que vous avez pu voir dans ses crits, qui tablit dans tout l'univers une matire universelle, imperceptible et inoue, de pareille substance que le ciel et les lments; et de plus, qu'en examinant la vtre, j'ai trouv qu'elle est si imperceptible, et qu'elle a des qualits si inoues, c'est--dire qu'on ne lui avait jamais donnes, que je trouve qu'elle est de mme nature.

La priode qui prcde vos dernires civilits, dfinit la lumire en ces termes: la lumire est un mouvement luminaire de rayons composs de corps lucides, c'est--dire lumineux; o j'ai vous dire qu'il me semble qu'il faudrait avoir premirement dfini ce que c'est que luminaire, et ce que c'est que corps lucide ou lumineux: car jusque-l je ne puis entendre ce que c'est que lumire. Et comme nous n'employons jamais dans les dfinitions le terme du dfini, j'aurais peine m'accommoder la vtre, qui dit que la lumire est un mouvement luminaire des corps lumineux. Voil, mon P., quels sont mes sentiments, que je soumettrai toujours aux vtres.

Au reste, on ne peut vous refuser la gloire d'avoir soutenu la physique pripatticienne, aussi bien qu'il est possible de le faire; et j e trouve que votre lettre n'est pas moins une marque de la faiblesse de l'opinion que vous dfendez, que de la vigueur de votre esprit.

Et certainement l'adresse avec laquelle vous avez dfendu l'impossibilit du vide dans le peu de force qui lui reste, fait aisment juger qu'avec un pareil effort, vous auriez invinciblement tabli le sentiment contraire dans les avantages que les expriences lui donnent.

Une mme indisposition m'a empch d'avoir l'honneur de vous voir et de vous crire de ma main. C'est pourquoi je vous prie d'excuser les fautes qui se rencontreront dans cette lettre, surtout a l'orthographe.

Je suis de tout mon coeur,

Mon trs rvrend pre,

Votre trs humble et trs obissant serviteur,

PASCAL.

Paris, le 29 octobre 1647.

II. LETTRE DE PASCAL A M. LE PAILLEUR, AU SUJET DU P. NOL, JSUITE

Monsieur,

Puisque vous dsirez de savoir ce qui m'a fait interrompre le commerce des lettres o le R. P. Nol m'avait fait l'honneur de m'engager, je veux vous satisfaire promptement; et je ne doute pas que, si vous avez blm mon procd avant que d'en savoir la cause, vous ne l'approuviez lorsque vous saurez les raisons qui m'ont retenu.

La plus forte de toutes est que le R. P. Talon, lorsqu'il prit la peine de m'apporter la dernire lettre du P. Nol, me fit entendre, en prsence de trois de vos bons amis, que le P. Nol compatissait mon indisposition, qu'il craignait que ma premire lettre n'et intress ma sant, et qu'il me priait de ne pas la hasarder par une deuxime; en un mot, de ne lui pas rpondre; que nous pourrions nous claircir de bouche des difficults qui nous restaient, et qu'au reste il me priait de ne montrer sa lettre personne; que, comme il ne l'avait crite que pour moi, il ne souhaitait pas qu'aucun autre la vt, et que les lettres tant des choses particulires, elles souffraient quelque violence quand elles n'taient pas secrtes.

J'avoue que si cette proposition m'tait venue d'une autre part que de celle de ces bons Pres, elle m'aurait t suspecte, et j'eusse craint que celui qui me l'et faite, n'et voulu se prvaloir, d'un silence o il m'aurait engag par une prire captieuse. Mais je doutai si peu de leur sincrit, que je leur promis tout sans rserve et sans crainte. J'ai ensuite tenu sa lettre secrte et sans rponse avec un soin trs particulier. C'est de l que plusieurs personnes, et mme de ces Pres, qui n'taient pas bien informs de l'intention du P. Nol, ont pris sujet de dire qu'ayant trouv dans sa lettre la ruine de mes sentiments, j'en ai dissimul les beauts, de peur de dcouvrir ma honte, et que ma seule faiblesse m'a empch de lui repartir.

Voyez, monsieur, combien cette conjoncture m'tait contraire, puisque je n'ai pu cacher sa lettre sans dsavantage, ni la publier sans infidlit; et que mon honneur tait galement menac par ma rponse et par mon silence, en ce que l'une trahissait ma promesse, et l'autre mon intrt.

Cependant j'ai gard religieusement ma parole; et j'avais remis de repartir sa lettre dans le Trait o je dois rpondre prcisment toutes les objections qu'on a faites contre cette proposition que j'ai avance dans mon abrg, "que cet espace n'est plein d'aucune des matires qui tombent sous les sens, et qui sont connues dans la nature." Ainsi j'ai cru que rien ne m'obligeait de prcipiter ma rponse, que je voulais rendre plus exacte, en la diffrant pour un temps. A ces considrations, je joignis que, comme tous les diffrends de cette sorte demeurent ternels si quelqu'un ne les interrompt, et qu'ils ne peuvent tre achevs si une des deux parties ne commence finir, j'ai cru que l'ge, le mrite et la condition de ce Pre m'obligeaient lui cder l'avantage d'avoir crit le dernier sur ce sujet. Mais outre toutes ces raisons, j'avoue que sa lettre seule suffisait pour me dispenser de lui rpondre, et je m'assure que vous trouverez qu'elle semble avoir t exprs conue en termes qui ne m'obligeaient pas lui rpondre.

Pour le montrer, je vous ferai remarquer les points qu'il a traits, mais par un ordre diffrent du sien, et tel qu'il et choisi, sans doute dans un ouvrage plus travaill, mais qu'il n'a pas jug ncessaire dans la navet d'une lettre; car chacun de ces points se trouve pars dans tout le corps de son discours, et couch en presque toutes ses parties.

Il a dessein d'y dclarer que ma lettre lui a fait quitter son premier sentiment, sans qu'il puisse nanmoins s'accommoder au mien.

Tellement que nous la pouvons considrer comme divise en deux parties, dont l'une contient les choses qui l'empchent de suivre ma pense, et l'autre celles qui appuient son deuxime sentiment. C'est sur chacune de ces parties que j'espre vous faire voir combien peu j'tais oblig de rpondre pour la premire, qui regarde les choses qui l'loignent de mon Opinion, ses premires difficults sont que cet espace ne peut tre autre chose qu'un corps, puisqu'il soutient et transmet la lumire, et qu'il retarde le mouvement d'un autre corps. Mais je croyais lui avoir assez montr, dans ma lettre, le peu de force de ces mmes objections que sa premire contenait; car je lui ai dit en termes assez clairs, qu'encore que des corps tombent avec le temps dans cet espace, et que la lumire le pntre, on ne doit pas attribuer ces effets une matire qui le remplisse ncessairement, puisqu'ils peuvent appartenir la nature du mouvement et de la lumire, et que, tant que nous demeurerons dans l'ignorance o nous sommes de la nature de ces choses, nous n'en devons tirer aucune consquence, puisqu'elle ne serait appuye que sur l'incertitude; et que comme le P. Nol conclut de l'apparence de ces effets qu'une matire remplit cet espace qui soutient la lumire et cause ce retardement, on peut, avec autant de raison, conclure de ces mmes effets que la lumire se soutient dans le vide, et que le mouvement s'y fait avec le temps; vu que tant d'autres choses favorisaient cette dernire opinion, qu'elle tait, au jugement des savants, sans comparaison plus vraisemblable que l'autre, avant mme qu'elle ret les forces que ces expriences lui ont apportes.

Mais s'il a marqu en cela d'avoir peu remarqu cette partie de ma lettre, il tmoigne n'en avoir pas entendu une autre, par la seconde des choses qui le choquent dans mon sentiment; car il m'impute une pense contraire aux termes de ma lettre et de mon imprim, et entirement oppose au fondement de toutes mes maximes. C'est qu'il se figure que j'ai assur, en termes dcisifs, l'existence relle de l'espace vide; et sur cette imagination, qu'il prend pour une vrit constante, il exerce sa plume pour montrer la faiblesse de cette assertion.

Cependant il a pu voir que j'ai mis dans mon imprim, que ma conclusion est simplement que mon sentiment sera "que cet espace est vide, jusqu' ce que l'on m'ait montr qu'une matire le remplit"; ce qui n'est pas une assertion relle du vide, et il a pu voir aussi que j'ai mis dans ma lettre ces mots qui me semblent assez clairs: "Enfin, mon R. P., considrez, je vous prie, que tous les hommes ensemble ne sauraient dmontrer qu'aucun corps succde celui qui quitte l'espace vide en apparence, et qu'il n'est pas possible encore tous les hommes de montrer que, quand l'eau y remonte, quelque corps en soit sorti. Cela ne suffirait-il pas, suivant vos maximes, pour assurer que cet espace est vide? Cependant je dis simplement que mon sentiment est qu'il est vide. Jugez si ceux qui parlent avec tant de retenue d'une chose o ils ont droit de parler avec tant d'assurance, pourront faire un jugement dcisif de l'existence de cette matire igne, si douteuse et si peu tablie."

Aussi, je n'aurais jamais imagin ce qui lui avait fait natre cette pense, s'il ne m'en avertissait lui-mme dans la premire page, o il rapporte fidlement la distinction que j'ai donne de l'espace vide dans ma lettre, qui est telle: "Ce que nous appelons espace vide, est un espace ayant longueur, largeur et profondeur, et immobile, et capable de recevoir et de contenir un corps de pareille longueur et figure; et c'est ce qu'on appelle solide en gomtrie, o l'on ne considre que les choses abstraites et immatrielles. Aprs avoir rapport mot mot cette dfinition, il en tire immdiatement cette consquence: "Voil, monsieur, votre pense de l'espace vide fort bien explique; je veux croire que tout cela vous est vident, et en avez l'esprit convaincu et pleinement satisfait, puisque vous l'affirmez."

S'il n'avait pas rapport mes propres termes, j'aurais cru qu'il ne les avait pas bien lus, ou qu'ils avaient t mal crits, et qu'au lieu du premier mot, j'appelle, il aurait trouv celui-ci, j'assure; mais, puisqu'il a rapport ma priode entire, il ne me reste qu' penser qu'il conoit une consquence ncessaire de l'un de ces termes l'autre, et qu'il ne met point de diffrence entre dfinir une chose et assurer son existence.

C'est pourquoi il a cru que j'ai assur l'existence relle du vide, par les termes mmes dont je l'ai dfini. Je sais que ceux qui ne sont pas accoutums de voir les choses traites dans le vritable ordre, se figurent qu'on ne peut dfinir une chose sans tre assur de son tre; mais ils devraient remarquer que l'on doit toujours dfinir les choses, avant que de chercher si elles sont possibles ou non, et que les degrs qui nous mnent la connaissance des vrits, sont la dfinition, l'axiome et la preuve: car d'abord nous concevons l'ide d'une chose; ensuite nous donnons un nom cette ide, c'est--dire que nous la dfinissons; et enfin nous cherchons si cette chose est vritable ou fausse. Si nous trouvons qu'elle est impossible, elle passe pour une fausset; si nous dmontrons qu'elle est vraie, elle passe pour vrit; et tant qu'on ne peut prouver sa possibilit ni son impossibilit, elle passe pour imagination. D'o il est vident qu'il n'y a point de liaison ncessaire entre la dfinition d'une chose et l'assurance de son tre; et que l'on peut aussi bien dfinir une chose impossible, qu'une vritable. Ainsi on peut appeler un triangle rectiligne et rectangle celui qu'on s'imaginerait avoir 2 angles droits, et montrer ensuite qu'un tel triangle est impossible; ainsi Euclide dfinit d'abord les parallles, et montre aprs qu'il y en peut avoir; et la dfinition du cercle prcde le postulat qui en propose la possibilit; ainsi les astronomes ont donn des noms aux cercles concentriques, excentriques et picycles, qu'ils ont imagins dans les cieux, sans tre assurs que les astres dcrivent en effet tels cercles par leurs mouvements; ainsi les Pripatticiens ont donn un nom cette sphre de feu, dont il serait difficile de dmontrer la vrit

C'est pourquoi quand je me suis voulu opposer aux dcisions du P. Nol, qui excluaient le vide de la nature, j'ai cru ne pouvoir entrer dans cette recherche, ni mme en dire un mot, avant que d'a voir dclar ce que j'entends par le mot de vide, o je me suis senti plus oblig, par quelques endroits de la premire lettre de ce Pre, qui me faisaient juger que la notion qu'il en avait n'tait pas con forme la mienne. J'ai vu qu'il ne pouvait distinguer les dimensions d'avec la matire, ni l'immatrialit d'avec le nant; et que cette confusion lui faisait conclure que, quand je donnais cet espace la longueur, la largeur et la profondeur, je m'engageais dire qu'il tait un corps; et qu'aussitt que je le faisais immatriel, je le rduisais au nant. Pour dbrouiller toutes ces ides, je lui en ai donn cette dfinition, o il peut voir que la chose que nous concevons et que nous exprimons par le mot d'espace vide, tient le milieu entre la matire et le nant, sans participer ni l'un ni l'autre; qu'il diffre du nant par ses dimensions; et que son irrsistance et son immobilit le distinguent de la matire: tellement qu'il se maintient entre ces deux extrmes, sans se confondre avec aucun des deux.

Vers la fin de sa lettre, il ramasse dans une priode toutes ses difficults, pour leur donner plus de force en les joignant. Voici ses termes: a Cet espace qui n'est ni Dieu, ni crature, ni corps, ni esprit, ni substance, ni accident, qui transmet la lumire sans tre transparent, qui rsiste sans rsistance, qui est immobile et se transporte avec le tube, qui est partout et nulle part, qui fait tout et ne fait rien: ce sont les admirables qualits de l'espace vide: en tant qu'espace, il est et fait merveilles, en tant que vide, il n'est et ne fait rien, en tant qu'espace, il est long, large et profond, en tant que vide, il exclut la longueur, la largeur et la profondeur. S'il est besoin, je montrerai toutes ces belles proprits, en consquence de l'espace vide.

Comme une grande suite de belles choses devient enfin ennuyeuse par sa propre longueur, je crois que le P. Nol s'est ici lass d'en avoir tant produit; et que, prvoyant un pareil ennui ceux qui les auraient vues, il a voulu descendre d'un style plus grave dans un moins srieux, pour les dlasser par cette raillerie, afin qu'aprs leur avoir fourni tant de choses qui exigeaient une admiration pnible, il leur donnt, par charit, un sujet de divertissement. J'ai senti le premier l'effet de cette bont; et ceux qui verront sa lettre ensuite, l'prouveront de mme: car il n'y a personne qui, aprs avoir lu ce que je lui avais crit, ne nie des consquences qu'il en tire, et de ces antithses opposes avec tant de justesse, qu'il est ais de voir qu'il s'est bien plus tudi rendre ses termes contraires les uns aux autres, que conformes la raison et la vrit.

Car pour examiner les objections en particulier: Cet espace, dit-il, n'est ni Dieu, ni crature. Les mystres qui concernent la Divinit sont trop saints pour les profaner par nos disputes; nous devons en faire l'objet de nos adorations, et non pas le sujet de nos entretiens: si bien que, sans en discourir en aucune sorte, je me soumets entirement ce qu'en dcideront ceux qui ont droit de le faire.

Ni corps, ni esprit. Il est vrai que l'espace n'est ni corps, ni esprit; mais il est espace: ainsi le temps n'est ni corps, ni esprit: mais il est temps: et comme le temps ne laisse pas d'tre, quoiqu'il ne soit aucune de ces choses, ainsi l'espace vide peut bien tre, sans pour cela tre ni corps, ni esprit.

Ni substance, ni accident. Cela est vrai, si l'on entend par le mot de substance ce qui est ou corps ou esprit; car, en ce sens, l'espace ne sera ni substance, ni accident; mais il sera espace, comme, en ce mme sens, le temps n'est ni substance, ni accident; mais il est temps, parce que pour tre, il n'est pas ncessaire d'tre substance ou accident: comme plusieurs de leurs Pres soutiennent: que Dieu n'est ni l'un ni l'autre, quoiqu'il soit le souverain tre.

Qui transmet la lumire sans tre transparent. Ce discours a si peu de lumire, que je ne puis l'apercevoir: car je ne comprends pas quel sens ce Pre donne ce mot transparent, puisqu'il trouve que l'espace vide ne l'est pas. Car, s'il entend par la transparence, comme tous les opticiens, la privation de tout obstacle au passage de la lumire, je ne vois pas pourquoi il en frustre notre espace, qui la laisse passer librement: si bien que parlant sur ce sujet avec mon peu de connaissance, je lui eusse dit que ces termes transmet la lumire, qui ne sont propres qu' sa faon d'imaginer la lumire, ont le mme sens que ceux-ci: laisser passer la lumire; et qu'il est transparent, c'est--dire qu'il ne lui porte point d'obstacle: en quoi je ne trouve point d'absurdit ni de contradiction.

Il rsiste sans rsistance. Comme il ne juge de la rsistance de cet espace que par le temps que les corps y emploient dans leurs mouvements, et que nous avons tant discouru sur la nullit de cette consquence, on verra qu'il n'a pas raison de dire qu'il rsiste: et il se trouvera, au contraire, que cet espace ne rsiste point ou qu'il est sans rsistance, o je ne vois rien que de trs conforme la raison.

Qu'il est immuable et se transporte avec le tube. Ici le P. Nol montre combien peu il pntre dans le sentiment qu'il veut rfuter; et j'aurais le prier de remarquer sur ce sujet, que quand un sentiment est embrass par plusieurs personnes savantes, on ne doit point faire d'estime des objections qui semblent le ruiner, quand elles sont trs faciles prvoir, parce qu'on doit croire que ceux qui le soutiennent y ont dj pris garde, et qu'tant facilement dcouvertes, ils en ont trouv la solution puisqu'ils continuent dans cette pense. Or, pour examiner cette difficult en particulier, si ces antithses ou contrarits n'avaient autant bloui son esprit que charm ses imaginations, il aurait pris garde sans doute que, quoi qu'il en paraisse, le vide ne se transporte pas avec le tuyau, et que l'immobilit est aussi naturelle l'espace que le mouvement l'est au corps. Pour rendre cette vrit vidente, il faut remarquer que l'espace, en gnral, comprend tous les corps de la nature, dont chacun en particulier en occupe une certaine partie; mais qu'encore qu'ils soient tous mobiles, l'espace qu'ils remplissent ne l'est pas; car, quand un corps est m d'un lieu l'autre, il ne fait que changer de place, sans porter avec soi celle qu'il occupait au temps de son repos. En effet, que fait-il autre chose que de quitter sa premire place immobile, pour en prendre successivement d'autres aussi mobiles? Mais celle qu'il a laisse, demeure toujours ferme et inbranlable si bien qu'elle devient, ou pleine d'un autre corps si quelqu'un lui succde, ou vide si pas un ne s'offre pour lui succder; mais soit ou vide ou plein, toujours dans un pareil repos, ce vaste espace, dont l'amplitude embrasse tout, est aussi stable et immobile en chacune de ses parties, comme il l'est en son total. Ainsi je ne vois pas comment le P. Nol a pu prtendre que le tuyau communique son mouvement l'espace vide, puisque n'ayant nulle consistance pour tre pouss, n'ayant nulle prise pour tre tir, et n'tant susceptible, ni de la pesanteur, ni d'aucune des facults attractives, il est visible qu'on ne le peut faire changer. Ce qui l'a tromp est que, quand on a port le tuyau d'un lieu un autre, il n'a vu aucun changement au dedans; c'est pourquoi il a pens que cet espace tait toujours le mme parce qu'il tait toujours pareil lui-mme. Mais il devait remarquer que l'espace que le tuyau enferme dans une situation, n'est pas le mme que ce lui qu'il comprend dans la seconde; et que, dans la succession de son mouvement, il acquiert continuellement de nouveaux espaces: si bien que celui qui tait vide dans la premire de ses positions, de vient plein d'air, quand il en part pour prendre la seconde, dans laquelle il rend vide l'espace qu'il rencontre, au lieu qu'il tait plein d'air auparavant; mais l'un et l'autre de ces espaces alternativement pleins et vides demeurent toujours galement immobiles. D'o il est vident qu'il est hors de propos de croire que l'espace vide change de lieu; et ce qui est le plus trange est que la matire dont le Pre le remplit est telle, que, suivant son hypothse mme, elle ne saurait se transporter avec le tuyau; car comme elle entre rait et sortirait par les pores du verre avec une facilit tout entire sans lui adhrer en aucune sorte, comme l'eau dans un vais seau perc de toutes parts, il est visible qu'elle ne se porterait pas avec lui, comme nous voyons que ce mme tuyau ne transporte pas la lumire, parce qu'elle le perce sans peine et sans engagements, et que notre espce mme expos au soleil, change de rayons quand il change de place, sans porter avec soi, dans sa seconde place, la lumire qui le remplissait dans la premire, et que, dans les diffrentes situations, il reoit des rayons diffrents, aussi bien que des divers espaces.

Enfin, le P. Nol s'tonne qu'il fasse tout et ne fasse rien; qu'il soit partout et nulle part; qu'il soit et fasse merveilles, bien qu'il ne soit point, qu'il ait des dimensions sans en avoir. Si ce discours a du sens, je confesse que je ne le comprends pas; c'est pourquoi je ne me tiens pas oblig d'y rpondre.

Voil, monsieur, quelles sont ses difficults et les choses qui le choquent dans mon sentiment; mais comme elles tmoignent plutt qu'il n'entend pas ma pense, que non pas qu'il la contredise, et qu'il semble qu'il y trouve plutt de l'obscurit que des dfauts, j'ai cru qu'il en trouverait l'claircissement dans ma lettre, s'il prenait la peine de la voir avec plus d'attention; et qu'ainsi je n'tais pas oblig de lui rpondre, puisqu'une seconde lecture suffirait pour rsoudre les doutes que la premire avait fait natre.

Pour la deuxime partie de sa lettre, qui regarde le changement de sa premire pense et l'tablissement de la seconde, il dclare d'abord le sujet qu'il a de nier le vide. La raison qu'il en rapporte est que le vide ne tombe sous aucun des sens; d'o il prend sujet de dire que, comme je nie l'existence de la matire, par cette seule raison qu'elle ne donne aucune marque sensible de son tre, et que l'esprit n'en conoit aucune ncessit, il peut, avec autant de force, et d'avantage, nier le vide, parce qu'il a cela de commun avec elle, que pas un des sens ne l'aperoit. Voici ses termes: "Nous disons qu'il y a de l'eau, parce que nous la voyons et la touchons; nous disons qu'il y a de l'air dans un ballon enfl, parce que nous sentons la rsistance; qu'il y a du feu, parce que nous sentons la chaleur; mais le vide vritable ne touche aucun sens."

Mais je m'tonne qu'il fasse un parallle de choses si ingales, et qu'il n'ait pas pris garde que, comme il n'y a rien de si contraire l'tre que le nant, ni l'affirmation que la ngation, on procde aux preuves de l'un et de l'autre par des moyens contraires; et que ce qui fait l'tablissement de l'un est la ruine de l'autre. Car que faut-il pour arriver la connaissance du nant, que de connatre une entire privation de toutes sortes de qualits et d'effets; au lieu que, s'il en paraissait un seul, on conclurait, au contraire, l'existence relle d'une cause qui le produirait? Et ensuite il dit: u Voyez, Monsieur, lequel de nous deux est le plus croyable, ou vous qui affirmez un espace qui ne tombe point sous les sens, et qui ne sert ni l'art ni la nature, et ne l'employez que pour dcider une question fort douteuse, etc.

Mais, Monsieur, je vous laisse juger, lorsqu'on ne voit rien, et que les sens n'aperoivent rien dans un lieu, lequel est mieux fond, ou de celui qui affirme qu'il y a quelque chose, quoiqu'il aperoive rien, ou de celui qui pense qu'il n'y a rien, parce qu'il ne voit aucune chose.

Aprs que le P. Nol a dclar, comme nous venons de le voir, la raison qu'il a d'exclure le vide, et qu'il a pris sujet de le nier sur cette mme privation de qualits qui donne si justement lieu aux autres de le croire, et qui est le seul moyen sensible de parvenir sa preuve, il entreprend maintenant de montrer que c'est un corps. Pour cet effet, il s'est imagin une dfinition du corps qu'il a conue exprs, en sorte qu'elle convienne notre espace, afin qu'il pt en tirer sa consquence avec facilit. Voici ses termes: "Je dfinis le corps ce qui est compos de parties les unes hors les autres, et dis que tout corps est espace, quand on le considre entre les extrmits, et que tout autre espace est corps, parce qu'il est compos de parties les unes hors les autres."

Mais il n'est pas ici question, pour montrer que notre espace n'est pas vide, de lui donner le nom de corps, comme le P. Nol a fait, mais de montrer que c'est un corps, comme il a prtendu .faire. Ce n'est pas qu'il ne lui soit permis de donner ce qui a des parties les unes hors les autres, tel nom qu'il lui plaira; mais il ne tirera pas grand avantage de cette libert; car le mot de corps, par le choix qu'il en a fait, devient quivoque: si bien qu'il y aura deux sortes de choses entirement diffrentes, et mme htrognes, que l'on appellera corps: l'une, ce qui a des parties les unes hors les autres; car on l'appellera corps, suivant le P. Nol; l'autre, une substance matrielle, mobile et impntrable; car on l'appellera corps dans l'ordinaire. Mais il ne pourra pas conclure de cette ressemblance de noms, une ressemblance de proprits entre ces choses, ni montrer, par ce moyen, que ce qui a des parties les unes hors les autres, soit la mme chose qu'une substance matrielle, immobile, impntrable, parce qu'il n'est pas en son pouvoir de les faire convenir de nature aussi bien que de nom. Comme s'il avait donn ce qui a des parties les unes hors les autres, le nom d'eau, d'esprit, de lumire, comme il aurait pu faire aussi aisment que celui de corps, il n'en aurait pu conclure que notre espace ft aucune de ces choses: ainsi quand il a nomm corps ce qui a des parties les unes hors les autres, et qu'il dit en consquence de cette dfinition, je dis que tout espace est corps, on doit prendre le mot de corps dans le sens qu'il vient de lui donner: de sorte que, si nous substituons la dfinition la place du dfini, ce qui se peut toujours faire sans altrer le sens d'une proposition, il se trouvera que cette conclusion, que tout espace est corps, n'est autre chose que celle-ci: que tout espace a des parties les unes hors les autres; mais non pas que tout espace est matriel, comme le P. Nol s'est figur. Je ne m'arrterai pas davantage sur une consquence dont la faiblesse est si vidente, puisque je parle un excellent gomtre, et que vous avez autant d'adresse pour dcouvrir les fautes de raisonnement, que de force pour les viter.

Le R. P. Nol, passant plus avant, veut montrer quel est ce corps; et pour tablir sa pense, il commence par un long discours, dans lequel il prtend prouver le mlange continuel et ncessaire des lments, et o il ne montre autre chose, sinon qu'il se trouve quelques parties d'un lment parmi celles d'un autre, et qu'ils sont brouills plutt par accident que par nature: de sorte qu'il pourrait arriver qu'ils se spareraient sans violence, et qu'ils reviendraient, d'eux-mmes dans leur premire simplicit; car le mlange naturel de deux corps est lorsque leur sparation les fait tous deux changer de nom et de nature, comme celui de tous les mtaux et de tous les mixtes: parce que, quand on a t de l'or, le mercure qui entre en sa composition, ce qui reste n'est plus or. Mais dans le mlange que le P. Nol nous figure, on ne voit qu'une confusion violente de quelques vapeurs parses parmi l'air, qui s'y soutiennent comme la poussire, sans qu'il paraisse qu'elles entrent dans la composition de l'air, et de mme dans les autres mlanges. Et pour celui de l'eau et de l'air, qu'il donne pour le mieux dmontrer, et qu'il dit prouver premptoirement par ces soufflets qui se font par le moyen de la chute de l'eau dans une chambre close presque de toutes parts, et que vous voyez explique au long dans sa lettre: il est trange que ce pre n'ait pas pris garde que cet air qu'il dit sortir de l'eau, n'est autre chose que l'air extrieur qui se porte avec l'eau qui tombe, et qui a une facilit tout entire d'y entrer par la mme ouverture, parce qu'elle est plus grande que celle par o l'eau s'coule: si bien que l'eau qui s'carte en tombant dans cette ouverture, y entrane tout l'air qu'elle rencontre et qu'elle enveloppe, dont elle empche la sortie par la violence de sa chute et par l'impression de son mouvement; de sorte que l'air qui entre continuellement dans cette ouverture sans en pouvoir jamais sortir, fuit avec violence par celle qu'il trouve libre, et comme cette preuve est la seule par laquelle il prouve le mlange de l'eau et de l'air, et qu'elle ne le montre en aucune sorte, il se trouve qu'il ne le prouve nullement.

Le mlange qu'il prouve le moins, et dont il a le plus affaire, est celui du feu avec les autres lments; car tout ce qu'on peut conclu re de l'exprience du mouchoir et du chat, est que quelques-unes de leurs parties les plus grasses et les plus huileuses s'enflamment par la friction, y tant dj disposes par la chaleur. Ensuite il nous dclare que son sentiment est que notre espace est plein de cette matire igne, dilate et mle, comme il suppose sans preuves, parmi tous les lments, et tendue dans tout l'univers. Voil la matire qu'il met dans le tuyau; et pour la suspension de la liqueur, il l'attribue au poids de l'air extrieur. J'ai t ravi de le voir en cela entrer dans le sentiment de ceux qui ont examin ces expriences avec le plus de pntration; car vous savez que la lettre du grand Toricelli, crite au seigneur Riccy il y a plus de 4 ans, montre qu'il tait ds lors dans cette pense, et que tous nos savants s'y accordent et s'y confirment de plus en plus. Nous en attendons nanmoins l'assurance de l'exprience qui s'en doit faire sur une de nos hautes montagnes; mais je n'espre la recevoir que dans quelque temps, parce que, sur les lettres que j'en ai crites il y a plus de 6 mois, on m'a toujours mand que les neiges rendent leurs sommets inaccessibles.

Voil donc quelle est sa seconde; et quoiqu'il semble qu'il y ait peu de diffrence entre cette matire et celle qu'il y plaait dans sa premire lettre, elle est nanmoins plus grande qu'il ne parat, et voici en quoi.

Dans sa premire pense, la nature abhorrait le vide, et en faisait ressentir l'horreur; dans la deuxime, la nature ne donne aucune marque de l'horreur qu'elle a pour le vide, et ne fait aucune chose pour l'viter. Dans la premire, il tablissait une adhrence mutuelle tous les corps de la nature; dans la deuxime, il te toute cette adhrence et tout ce dsir d'union. Dans la premire il donnait une facult attractive cette matire subtile et tous les autres corps; dans la deuxime il abolit toute cette attraction active et passive. Enfin il lui donnait beaucoup de proprits dans sa premire, dont il la frustre dans la deuxime; si bien que, s'il y a quelques degrs pour tomber dans le nant, elle est maintenant au plus proche, et il semble qu'il n'y ait que quelque reste de proccupation qui l'empche de l'y prcipiter

Mais je voudrais bien savoir de ce Pre d'o lui vient cet ascendant qu'il a sur la nature, et cet empire qu'il exerce si absolument sur les lments qui lui servent avec tant de dpendance, qu'ils changent de proprits mesure qu'il change de penses, et que l'univers accommode ses effets l'inconstance de ses intentions. Je ne comprends pas quel aveuglement peut tre l'preuve de cette lumire, et comment on peut donner quelque croyance des choses que l'on fait natre et que l'on dtruit avec une pareille facilit.

Mais la plus grande [diffrence] que je trouve entre ces deux opinions, est que le P. Nol assurait affirmativement la vrit de la premire, et qu'il ne propose la seconde que comme une simple pense C'est ce que ma premire lettre a obtenu de lui, et le principal effet qu'elle a eu sur son esprit: si bien que comme j'avais rpondu sa premire opinion que je ne croyais pas qu'elle et les conditions ncessaires pour l'assurance d'une chose, je dirai sur la deuxime que, puisqu'il ne la donne que comme une pense, et qu'il n'a ni la raison ni le sens pour tmoins de la matire qu'il tablit, je le laisse dans son sentiment, comme je laisse dans leur sentiment ceux qui pensent qu'il y a des habitants dans la lune, et que dans les terres polaires et inaccessibles il se trouve des hommes entirement diffrents des autres.

Ainsi, Monsieur, vous voyez que le P. Nol place dans le tuyau une matire subtile rpandue par tout l'univers, et qu'il donne l'air extrieur la force de soutenir la liqueur suspendue. D'o il est ais de voir que cette pense n'est en aucune chose diffrente de celle de M. Descartes, puisqu'il convient dans la cause de la suspension du vif argent, aussi bien que dans la matire qui remplit cet espace, comme il se voit par ses propres termes dans la page 6 o il dit que cette matire, qu'il appelle air subtil, est la mme que celle que M. Descartes nomme matire subtile. C'est pourquoi j'ai cru tre moins oblig de lui repartir, puisque je dois rendre cette rponse celui qui est l'inventeur de cette opinion.

Comme j'crivais ces dernires lignes, le P. Nol m'a fait l'honneur de m'envoyer son livre sur un autre sujet, qu'il intitule le Plein du vide; et a donn charge celui qui a pris la peine de l'apporter, de m'assurer qu'il n'y avait rien contre moi, et que toutes les paroles qui paraissaient aigres ne s'adressaient pas moi, mais au R. P. Valerianus Magnus, Capucin. Et la raison qu'il m'en a donne est que ce Pre soutient affirmativement le vide, au lieu que je fais seulement profession de m'opposer ceux qui dcident sur ce sujet. Mais le P. Nol m'en aurait mieux dcharg, s'il avait rendu ce tmoignage aussi public que le soupon qu'il en a donn.

J'ai parcouru ce livre, et j'ai trouv qu'il y prend une nouvelle pense, et qu'il place dans notre tuyau une matire approchant de la premire; mais qu'il attribue la suspension du vif argent une qualit qu'il lui donne, qu'il appelle lgret mouvante, et non pas au poids de l'air extrieur, comme il faisait dans sa lettre.

Et pour faire succinctement un petit examen du livre, le titre promet d'abord la dmonstration du plein par des expriences nouvelles, et sa confirmation par les miennes. A l'entre du livre il s'rige en dfenseur de la nature, et par une allgorie peut-tre, un peu trop continue, il fait un procs dans lequel il la fait plaindre de l'opinion du vide, comme d'une calomnie; et sans qu'elle lui en ait tmoign son ressentiment, ni qu'elle lui ait donn charge de la dfendre, il fait fonction de son avocat. Et en cette qualit, il assure de montrer l'imposture et les fausses dpositions des t moins qu'on lui confrontec'est ainsi qu'il appelle nos expriences et promet de donner tmoin contre tmoin, c'est--dire exprience pour exprience, et de dmontrer que les ntres ont t mal reconnues, et encore plus mal avres. Mais dans le corps du livre, quand il est question d'acquitter ces grandes promesses, il ne parle plus qu'en doutant; et aprs avoir fait esprer une si haute vengeance, il n'apporte que des conjectures au lieu de convictions. Car dans le troisime chapitre, o il veut tablir que c'est un corps,

il dit simplement qu'il trouve beaucoup plus raisonnable de dire que c'est un corps. Quand il est question de montrer le mlange des lments, il n'ajoute que des choses trs faibles celles qu'il avait dites dans sa lettre. Quand il est question de montrer la plnitude du monde, il n'en donne aucune preuve; et sur ces vaines apparences, il tablit son ther imperceptible tous les sens, avec la lgret imaginaire qu'il lui donne,

Ce qui est trange, c'est qu'aprs avoir donn des doutes, pour appuyer son sentiment, il le confirme par des expriences fausses; il les propose nanmoins avec une hardiesse telle qu'elles seraient reues pour vritables de tous ceux qui n'ont point vu le contraire; car il dit que les yeux le font voir; que tout cela ne se peut nier; qu'on le voit l'oeil, quoique les yeux nous fassent voir le contraire. Ainsi il est vident qu'il n'a vu aucune des expriences dont il parle; et il est trange qu'il ait parl avec tant d'assurance de choses qu'il ignorait, et dont on lui a fait un rapport trs peu fidle. Car je veux croire qu'il ait t tromp lui-mme, et non pas qu'il ait voulu tromper les autres; et l'estime que je fais de lui me fait juger plutt qu'il a t trop crdule, que peu sincre: et certaine .ment il a sujet de se plaindre de ceux qui lui ont dit qu'un soufflet plein de ce vide apparent, tant dbouch et ferm avec promptitude, pousse au dehors une matire aussi sensible que l'air; et qu'un tuyau plein de vif argent et de ce mme vide, tant renvers, le vif argent tombe aussi lentement dans ce vide que dans l'air, et que ce vide retarde son mouvement naturel autant que l'air, et enfin beaucoup d'autres choses qu'il rapporte; car je l'assure, au contraire, que l'air y entre, et que le vif argent tombe dans ce vide avec une extrme imptuosit, etc.

Enfin, pour vous faire voir que le P. Nol n'entend pas les expriences de mon imprim, je vous prie de remarquer ce trait ici entre autres: J'ai dit dans les premires de mes expriences qu'il a rapportes, "qu'une seringue de verre avec un piston bien juste, plonge entirement dans l'eau, et dont on bouche l'ouverture avec le doigt, en sorte qu'il touche au bas du piston, mettant pour cet effet la main et le bras dans l'eau, on n'a besoin que d'une force mdiocre pour l'en retirer, et faire qu'il se dsunisse du doigt sans que l'eau y entre en aucune faon, ce que les philosophes ont cru ne se pouvoir faire avec aucune force finie; et ainsi le doigt se sent souvent attir et avec douleur; et le piston laisse un espace vide en apparence, o il ne parat qu'aucun corps ait pu succder, puisqu'il est tout entour d'eau qui n'a pu y avoir d'accs, l'ouverture en tant bouche; et si on tire le piston davantage, l'espace vide en apparence devient plus grand, mais le doigt n'en sent pas plus d'attraction." Il a cru que ces mots, n'en sent pas plus d'attraction, ont le mme sens que ceux-ci, n'en sent plus aucune attraction; au lieu que, suivant toutes les rgles de la grammaire, ils signifient que le doigt ne sent pas une attraction plus grande I Et comme il ne connat les expriences que par crit, il a pens qu'en effet le doigt ne sentait plus aucune attraction, ce qui est absolument faux, car on la ressent toujours galement. Mais l'hypothse de ce Pre est si accommodante, qu'il a dmontr, par une suite ncessaire de ses principes, pourquoi le doigt ne sent plus aucune attraction, quoique cela soit absolu ment faux. Je crois qu'il pourra rendre aussi facilement la raison du contraire par les mmes principes. Mais je ne sais quelle estime les personnes judicieuses feront de sa faon de montrer qu'il prouve avec une pareille force l'affirmative et la ngative d'une mme proposition.

Vous voyez par l, monsieur, que le P. Nol appuie cette matire invisible sur des expriences fausses, pour en expliquer d'autres qu'il a mal entendues. Aussi tait-il bien juste qu'il se servt d'une matire que l'on ne saurait voir et qu'on ne peut comprendre, pour rpondre des expriences qu'il n'a pas vues et qu'il n'a pas comprises. Quand il en sera mieux inform, je ne doute pas qu'il ne change de pense, et surtout pour sa lgret mouvante; c'est pour quoi il faut remettre la rponse de ce livre lorsque ce pre l'aura corrig, et qu'il aura reconnu la fausset des faits et l'imposture des tmoins qu'il oppose, et qu'il ne fera plus le procs l'opinion du vide sur des expriences mal reconnues et encore plus mal avres.

En crivant ces mots, je viens de recevoir un billet imprim de ce Pre, qui renverse la plus grande partie de son livre: il rvoque la lgret mouvante de l'ther, en rappelant le poids de l'air extrieur pour soutenir le vif argent. De sorte que je trouve qu'il est assez difficile de rfuter les penses de ce Pre, puisqu'il est le premier plus prompt les changer, qu'on ne peut tre lui rpondre; et je commence voir que sa faon d'agir est bien diffrente de la mienne, parce qu'il produit ses opinions mesure qu'il les conoit; mais leurs contrarits propres suffisent pour en montrer l'insolidit, puisque le pouvoir avec lequel il dispose de cette matire, tmoigne assez qu'il en est l'auteur, et partant qu'elle ne subsiste que dans son imagination.

Tous ceux qui combattent la vrit sont sujets une semblable inconstance de penses, et ceux qui tombent dans cette varit sont suspects de la contredire. Aussi est-il trange de voir, parmi ceux qui soutiennent le plein, le grand nombre d'opinions diffrentes qui s'entrechoquent: l'un soutient l'ther, et exclut toute autre matire; l'autre, les esprits de la liqueur, au prjudice de l'ther; l'autre, l'air enferm dans les pores des corps, et bannit toute autre chose; l'autre, de l'air rarfi et vide de tout autre corps. Enfin il s'en est trouv qui, n'ayant pas os y placer l'immensit de Dieu, ont choisi parmi les hommes une personne assez illustre par sa naissance et par son mrite, pour y placer son esprit et le faire remplir toutes choses. Ainsi chacun d'eux a tous les autres pour ennemis; et comme tous conspirent la perte d'un seul, [il succombe] ncessairement. Mais comme ils ne triomphent que les uns des autres, ils sont tous victorieux, sans que pas un puisse se prvaloir de sa victoire, parce que tout cet avantage nat de leur propre confusion. De sorte qu'il n'est pas ncessaire de les combattre pour les ruiner, puisqu'il suffit de les abandonner eux-mmes, parce qu'ils composent un corps divis, dont les membres contraires les uns aux autres se dchirent intrieurement, au lieu que ceux qui favorisent le vide demeurent dans une unit toujours gale elle-mme, qui, par ce moyen, a tant de rapport avec la vrit qu'elle doit tre suivie, jusqu' ce qu'elle nous paraisse dcouvert. Car ce n'est pas dans cet embarras et dans ce tumulte qu'on doit la chercher; et l'on ne peut la trouver hors de cette maxime, qui ne permet que de dcider des choses videntes, et qui dfend d'assurer ou de nier celles qui ne le sont pas. C'est ce juste milieu et ce parfait temprament dans lequel vous vous tenez avec tant d'avantage, et o, par un bonheur que je ne puis assez reconnatre, j'ai t toujours lev avec une mthode singulire et des soins plus que paternels.

Voil, Monsieur, quelles sont les raisons qui m'ont retenu, que je n'ai pas cru vous devoir cacher davantage; et, quoiqu'il semble que je donne celle-ci plutt mon intrt qu' votre curiosit, j'espre que ce doute n'ira pas jusqu' vous, puisque vous savez que j'ai bien moins d'inquitude pour ces fantasques points d'honneur que de passion pour vous entretenir, et que je trouve bien moins de charme dfendre mes sentiments, qu' vous assurer que je suis de tout mon coeur.

Monsieur,

votre trs humble et trs obissant serviteur,

PASCAL.

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LETTRE I

Septembre I656.

Votre lettre m'a donn une extrme joie. Je vous avoue que je commenais craindre, ou au moins m'tonner. Je ne sais ce que c'est que ce commencement de douleur dont vous parlez; mais je sais qu'il faut qu'il en vienne. Je lisais tantt le XIIIe chapitre de saint Marc en pensant vous crire, et aussi je vous dirai ce que j'y ai trouv. Jsus-Christ y fait un grand discours ses aptres sur son dernier avnement; et, comme tout ce qui arrive l'Eglise arrive aussi chaque Chrtien en particulier, il est certain que tout ce chapitre prdit aussi bien l'tat de chaque personne qui, en se convertissant, dtruit le vieil homme en elle, que l'tat de l'univers entier, qui sera dtruit pour faire place de nouveaux cieux et une nouvelle terre, comme dit l'criture. Et aussi je songeais que cette prdiction de la ruine du temple rprouv, qui figure la ruine de l'homme rprouv qui est en chacun de nous, et dont il est dit qu'il ne sera laiss pierre sur pierre, marque qu'il ne doit tre laiss aucune passion du vieil homme; et ces effroyables guerres civiles et domestiques reprsentent si bien le trouble intrieur que sentent ceux qui se donnent Dieu, qu'il n'y a rien de mieux peint.

Mais cette parole est tonnante: "Quand vous verrez l'abomination dans le lieu o elle ne doit pas tre, alors que chacun s'enfuie sans rentrer dans sa maison pour reprendre quoi que ce soit." Il me semble que cela prdit parfaitement le temps o nous sommes, o la corruption de la morale est aux maisons de saintet et dans les livres des thologiens et des religieux, o elle ne devrait pas tre. Il faut sortir aprs un tel dsordre, et malheur celles qui sont enceintes ou nourrices en ce temps-l, c'est--dire ceux qui ont des attachements au monde qui les y retiennent ! La parole d'une sainte est propos sur ce sujet: qu'il ne faut pas examiner si on a vocation pour sortir du monde, mais seulement si on a vocation pour y demeurer, comme on ne consulterait point si on est appel sortir d'une maison pestifre ou embrase.

Ce chapitre de l'vangile, que je voudrais lire avec vous tout entier, finit par une exhortation veiller et prier pour viter tous ces malheurs, et en effet il est bien juste que la prire soit continuelle quand le pril est continuel.

J'envoie ce dessein des prires qu'on m'a demandes; c'est trois heures aprs midi. Il s'est fait un miracle depuis votre dpart une religieuse de Pontoise qui, sans sortir de son couvent, a t gurie d'un mal de tte extraordinaire par une dvotion la Sainte pine. Je vous en manderai un jour davantage. Mais je vous dirai sur cela un beau mot de saint Augustin, et bien consolatif pour de certaines personnes; c'est qu'il dit que ceux-l voient vritablement les miracles auxquels les miracles profitent: car on ne les voit pas si on n'en profite pas.

Je vous ai une obligation que je ne puis assez vous dire du prsent que vous m'avez fait; je ne savais ce que ce pouvait tre, car je l'ai dploy avant que de lire votre lettre, et je me suis repenti ensuite de ne lui avoir pas rendu d'abord le respect que je lui devais. C'est une vrit que le Saint- Esprit repose invisiblement dans les reliques de ceux qui sont morts dans la grce de Dieu, jusqu' ce qu'il y paraisse visiblement en la rsurrection, et c'est ce qui rend les reliques des saints si dignes de vnration. Car Dieu n'abandonne jamais les siens, non pas mme dans le spulcre, o leurs corps, quoique morts aux yeux des hommes, sont plus vivants devant Dieu, cause que le pch n'y est plus: au lieu qu'il y rside toujours durant cette vie, au moins quant sa racine (car les fruits du pch n'y sont pas toujours), et cette malheureuse racine, qui en est insparable pendant la vie, fait qu'il n'est pas permis de les honorer alors, puisqu'ils sont plutt dignes d'tre has. C'est pour cela que la mort est ncessaire pour mortifier entirement cette malheureuse racine, et c'est ce qui la rend souhaitable. Mais il ne sert de rien de vous dire ce que vous savez si bien; il vaudrait mieux le dire ces autres personnes dont vous parlez, mais elles ne l'couteraient pas.

Dimanche, 24 septembre I656.

LETTRE II

Il est bien assur qu'on ne se dtache jamais sans douleur. On ne sent pas son lien quand on suit volontairement celui qui entrane, comme dit saint Augustin; mais quand on commence rsister et marcher en s'loignant, on souffre bien; le lien s'tend et endure toute la violence; et ce lien est notre propre corps, qui ne se rompt qu' la mort. Notre Seigneur a dit que, "depuis la venue de Jean Baptiste (c'est--dire depuis son avnement dans chaque fidle), le royaume de Dieu souffre violence et que les violents le ravissent". Avant que l'on soit touch, on n'a que le poids de sa concupiscence, qui porte la terre. Quand Dieu attire en haut, ces deux efforts contraires font cette violence que Dieu seul peut faire surmonter. "Mais nous pouvons tout, dit saint Lon, avec celui sans lequel nous ne pouvons rien". Il faut donc se rsoudre souffrir cette guerre toute sa vie: car il n'y a point ici de paix. "Jsus-Christ est venu apporter le couteau, et non pas la paix. Mais nanmoins il faut avouer que comme l'criture dit que "la sagesse des hommes n'est que folie devant Dieu", aussi on peut dire que cette guerre qui parait dure aux hommes est une paix devant Dieu; car c'est cette paix que Jsus-Christ a aussi apporte. Elle ne sera nanmoins parfaite que quand le corps sera dtruit, et c'est ce qui fait souhaiter la mort, en souffrant nanmoins de bon coeur la vie pour l'amour de celui qui a souffert pour nous et la vie et la mort, et qui peut nous donner plus de biens que nous ne pouvons ni demander ni imaginer, comme dit saint Paul, en l'ptre de la messe d'aujourd'hui.

LETTRE III

Septembre ou octobre I656.

Je ne crains plus rien pour vous, Dieu merci, et j 'ai une esprance admirable. C'est une parole bien consolante que celle de Jsus Christ: "Il sera donn ceux qui ont dj." Par cette promesse, ceux qui ont beaucoup reu ont droit d'esprer davantage, et ainsi ceux qui ont reu extraordinairement doivent esprer extraordinairement.

J'essaye autant que je puis de ne m'affliger de rien, et de prendre tout ce qui arrive pour le meilleur. Je crois que c'est un devoir, et qu'on pche en ne le faisant pas. Car enfin la raison pour laquelle les pchs sont pchs, c'est seulement parce qu'ils sont contraires la volont de Dieu; et ainsi l'essence du pch consistant avoir une volont oppose celle que nous connaissons en Dieu, il est visible, ce me semble, que, quand il nous dcouvre sa volont par les vnements, ce serait un pch de ne s'y pas accommoder. J'ai appris que tout ce qui est arriv a quelque chose d'admirable, puisque la volont de Dieu y est marque. Je le loue de tout mon coeur de la continuation faite de ses grces, car je vois bien qu'elles ne diminuent point.

L'affaire du... ne va gure bien: c'est une chose qui fait trembler ceux qui ont de vrais mouvements de Dieu, de voir la perscution qui se prpare non seulement contre les personnes (ce serait peu), mais contre la vrit. Sans mentir, Dieu est bien abandonn. Il me semble que c'est un temps o le service qu'on lui rend est bien agrable. Il veut que nous jugions de la grce par la nature; et ainsi il permet de considrer que, comme un prince chass de son pays par ses sujets a des tendresses extrmes pour ceux qui lui demeurent fidles dans la rvolte publique, de mme il semble que Dieu considre avec une bont particulire ceux qui dfendent aujourd'hui la puret de la religion et de la morale, qui est si fort combattue. Mais il y a cette diffrence entre les rois de la terre et le Roi des rois, que les princes ne rendent pas leurs sujets fidles, mais qu'ils les trou vent tels: au lieu que Dieu ne trouve jamais les hommes qu'infidles, et qu'il les rend fidles quand ils le sont. De sorte qu'au lieu que les rois ont une obligation insigne ceux qui demeurent dans leur obissance, il arrive, au contraire, que ceux qui subsistent dans le service de Dieu lui sont eux-mmes redevables infiniment. Continuons donc le louer de cette grce, s'il nous l'a faite, de laquelle nous le louerons dans l'ternit, et prions-le qu'il nous la fasse encore, et qu'il ait piti de nous et de l'glise entire, hors laquelle il n'y a que maldiction.

Je prends part aux... perscuts dont vous parlez. Je vois bien que Dieu s'est rserv des serviteurs cachs, comme il le dit lie. Je le prie que nous en soyons, bien et comme il faut, en esprit et en vrit et sincrement.

LETTRE IV

Fin d'octobre 1656.

Il me semble que vous prenez assez de part au miracle pour vous mander en particulier que la vrification en est acheve par l'glise comme vous le verrez par cette sentence de M. le grand vicaire.

Il y a si peu de personnes qui Dieu se fasse paratre par ces coups extraordinaires, qu'on doit bien profiter de ces occasions, puisqu'il ne sort du secret de la nature qui le couvre que pour exciter notre foi le servir avec d'autant plus d'ardeur que nous le connaissons avec plus de certitude.

Si Dieu se dcouvrait continuellement aux hommes, il n'y aurait point de mrite le croire; et s'il ne se dcouvrait jamais, il y aurait peu de foi. Mais il se cache ordinairement, et se dcouvre rarement ceux qu'il veut engager dans son service. Cet trange secret, dans lequel Dieu s'est retir, impntrable la vue des hommes, est une grande leon pour nous porter la solitude loin de la vue des hommes. Il est demeur cach, sous le voile de la nature qui nous le couvre, jusque l'Incarnation; et quand il a fallu qu'il ait paru, il est encore plus cach en se couvrant de l'humanit. Il tait bien plus reconnaissable quand il tait invisible, que non pas quand il s'est rendu visible. Et enfin, quand il a voulu accomplir la pro messe qu'il fit ses aptres de demeurer avec les hommes jusqu' son dernier avnement, il a choisi d'y demeurer dans le plus trange et le plus obscur secret de tous, qui sont les espces de l'Eucharistie. C'est ce sacrement que saint Jean appelle dans l'Apocalypse une manne cache; et je crois qu'Isae le voyait en cet tat, lors qu'il dit en esprit de prophtie: "Vritablement tu es un Dieu cach." C'est l le dernier secret o il peut tre. Le voile de la nature qui couvre Dieu a t pntr par plusieurs infidles, qui, comme dit saint Paul, ont reconnu un Dieu invisible par la nature visible. Les chrtiens hrtiques l'ont connu travers son humanit, et adorent Jsus-Christ Dieu et homme. Mais de le reconnatre sous des espces de pain, c'est le propre des seuls catholiques: il n'y a que nous que Dieu claire jusque-l. On peut ajouter ces considrations le secret de l'esprit de Dieu cach encore dans l'criture. Car il y a deux sens parfaits, le littral et le mystique; et les Juifs s'arrtant l'un ne pensent pas seulement qu'il y en ait un autre et ne songent pas le chercher; de mme que les impies, voyant les effets naturels, les attribuent la nature, sans penser qu'il y en ait un autre auteur; et comme les Juifs, voyant un homme parfait en Jsus-Christ, n'ont pas pens y chercher une autre nature: "Nous n'avons pas pens que ce ft lui", dit encore Isae; et de mme enfin que les hrtiques, voyant les apparences par faites du pain dans l'Eucharistie, ne pensent pas y chercher une autre substance. Toutes choses couvrent quelque mystre; toutes choses sont des voiles qui couvrent Dieu. Les Chrtiens doivent le reconnatre en tout. Les afflictions temporelles couvrent les maux ternels qu'elles causent. Prions Dieu de nous le faire reconnatre et servir en tout; et rendons-lui des grces infinies de ce que, s'tant cach en toutes choses pour les autres, il s'est dcouvert en toutes choses et en tant de manires pour nous.

LETTRE V

Dimanche 5 novembre 1656.

Je ne sais comment vous aurez reu la perte de vos lettres. Je voudrais bien que vous l'eussiez prise comme il faut. Il est temps de commencer juger de ce qui est bon ou mauvais par la volont de Dieu, qui ne peut tre ni injuste ni aveugle, et non pas par la ntre propre, qui est toujours pleine de malice et d'erreur. Si vous avez eu ces sentiments, j'en serai bien content, afin que vous vous en soyez console sur une raison plus solide que celle que j'ai vous dire, qui est que j'espre qu'elles se retrouveront. On m'a dj rapport celle du 5; et quoique ce ne soit pas la plus importante, car celle de M. du Gas l'est davantage, nanmoins cela me fait esprer de ravoir l'autre.

Je ne sais pourquoi vous vous plaignez de ce que je n'avais rien crit pour vous; je ne vous spare point vous deux, et je songe sans cesse l'un et l'autre. Vous voyez bien que mes autres lettres, et encore celle-ci, vous regardent assez. En vrit, je ne puis m'empcher de vous dire que je voudrais tre infaillible dans mes jugements; vous ne seriez pas mal si cela tait, car je suis bien content de vous, mais mon jugement n'est rien. Je dis cela sur la manire dont je vois que vous parlez de ce bon cordelier perscut, et de ce que fait le... Je ne suis pas surpris de voir M. N... s'y intresser, je suis accoutum son zle, mais le vtre m'est tout fait nouveau; c'est ce langage nouveau que produit ordinairement le coeur nouveau. Jsus-Christ a donn dans l'vangile cette marque pour reconnatre ceux qui ont la foi, qui est qu'ils parleront un langage nouveau et en effet, le renouvellement des penses et des dsirs cause celui des discours. Ce que vous dites des jours o vous vous tes trouve seule, et la consolation que vous donne la lecture, sont des choses que M. N... sera bien aise de savoir quand je les lui ferai voir, et ma soeur aussi. Ce sont assurment des choses nouvelles, mais qu'il faut sans cesse renouveler; car cette nouveaut, qui ne peut dplaire Dieu, comme le vieil homme ne lui peut plaire, est diffrente des nouveauts de la terre, en ce que les choses du monde, quelque nouvelles qu'elles soient, vieillissent en durant; au lieu que cet esprit nouveau se renouvelle d'autant plus qu'il dure davantage. "Notre vieil homme prit, dit saint Paul, et se renouvelle de jour en jour n, et ne sera parfaitement nouveau que dans l'ternit, o l'on chantera sans cesse ce cantique nouveau dont parle David dans les Psaumes de Laudes, c'est--dire ce chant qui part de l'esprit nouveau de la charit.

Je vous dirai pour nouvelle de ce qui touche ces deux personnes, que je vois bien que leur zle ne se refroidit pas: cela m'tonne, car il est bien plus rare de voir continuer dans la pit que d'y voir entrer. Je les ai toujours dans l'esprit, et principalement celle du miracle, parce qu'il y a quelque chose de plus extraordinaire, quoique l'autre le soit aussi beaucoup et quasi sans exemple. Il est certain que les grces que Dieu fait en cette vie sont la mesure de la gloire qu'il prpare en l'autre Aussi, quand je prvois la fin et le couronnement de son ouvrage par les commencements qui en paraissent dans les personnes de pit, j'entre en une vnration qui me transit de respect envers ceux qu'il semble avoir choisis pour ses lus. Je vous avoue qu'il me semble que je les vois dj dans un de ces trnes o ceux qui auront tout quitt jugeront le monde avec Jsus-Christ, selon la promesse qu'il en a faite. Mais quand je viens penser que ces mmes personnes peuvent tomber, et tre au contraire au nombre malheureux des jugs, et qu'il y en aura tant qui tomberont de la gloire, et qui laisseront prendre d'autres par leur ngligence la couronne que Dieu leur avait offerte, je ne puis souffrir cette pense; et l'effroi que j'aurais de les voir en cet tat ternel de misre, aprs les avoir imagines avec tant de raison dans l'autre tat, me fait dtourner l'esprit de cette ide, et revenir Dieu pour le prier de ne pas abandonner les faibles cratures qu'il s'est acquises, et lui dire pour les deux personnes que vous savez ce que l'glise dit aujourd'hui avec saint Paul: "Seigneur, achevez vous-mme l'ouvrage que vous-mme avez commenc." Saint Paul se considrait souvent en ces deux tats, et c'est ce qui lui fait dire ailleurs: "Je chtie mon corps, de peur que moi-mme, qui convertis tant de peuples, je ne devienne rprouv." Je finis donc par ces paroles de Job: "J'ai toujours craint le Seigneur comme les flots d'une mer furieuse et enfle pour m'engloutir. Et ailleurs: "Bienheureux est l'homme qui est toujours en crainte."

LETTRE VI

Novembre 1656.

... Pour rpondre tous vos articles, et bien crire malgr mon peu de temps.

Je suis ravi que vous gotez le livre de M. de Laval et les Mditations sur la grce; j'en tire de grandes consquences pour ce que je souhaite.

Je mande le dtail de cette condamnation qui vous avait effraye; cela n'est rien du tout, Dieu merci, et c'est un miracle de ce qu'on n'y fait pas pis, puisque les ennemis de la vrit ont le pouvoir et la volont de l'opprimer. Peut-tre tes-vous de celles qui mritent que Dieu ne l'abandonne pas, et ne la retire pas de la terre, qui s'en est rendue si indigne; et il est assur que vous servez l'glise par vos prires, si l'glise vous a servi par les siennes. Car c'est l'glise qui mrite, avec Jsus-Christ qui en est insparable, la conversion de ceux qui ne sont pas dans la vrit; et ce sont ensuite ces personnes converties qui secourent la mre qui les a dlivres. 3e loue de tout mon coeur le petit zle que j'ai reconnu dans votre lettre pour l'union avec le pape. Le corps n'est non plus vivant sans le chef, que le chef sans le corps. Quiconque se spare de l'un ou de l'autre n'est plus du corps, et n'appartient plus Jsus-Christ. e ne sais s'il y a des personnes dans l'glise plus attaches cette unit du corps que ceux que vous appelez ntres. Nous savons que toutes les vertus, le martyre, les austrits et toutes les bonnes oeuvres sont inutiles hors de l'glise, et de la communion du chef de l'glise, qui est le pape. Je ne me sparerai jamais de sa communion, au moins je prie Dieu de m'en faire la grce; sans quoi je serais perdu pour jamais

Je vous fais une espce de profession de foi, et je ne sais pourquoi; mais je ne l'effacerai pas ni ne recommencerai pas.

M. du Gas m'a parl ce matin de votre lettre avec autant d'tonnement et de joie qu'on en peut avoir: il ne sait o vous avez pris ce qu'il m'a rapport de vos paroles; il m'en a dit des choses surprenantes et qui ne me surprennent plus tant. Je commence m'accoutumer vous et la grce que Dieu vous fait, et nanmoins je vous avoue qu'elle est toujours nouvelle, comme elle est toujours nouvelle en effet. Car c'est un flux continuel de grces que l'criture compare un fleuve et la lumire que le soleil envoie incessamment hors de soi, et qui est toujours nouvelle, en sorte que, s'il cessait un instant d'en envoyer, toute celle qu'on aurait reue dis paratrait, et on resterait dans l'obscurit

Il m'a dit qu'il avait commenc vous rpondre, et qu'il le transcrirait pour le rendre plus lisible, et qu'en mme temps il l'tendrait. Mais il vient de me l'envoyer avec un petit billet, o il me mande qu'il n'a pu ni le transcrire, ni l'tendre; cela me fait croire que cela sera mal crit. Je suis tmoin de son peu de loisir, et du dsir qu'il avait d'en avoir pour vous.

Je prends part la joie que vous donnera l'affaire des..., car je vois bien que vous vous intressez pour l'glise; vous lui tes bien oblige. Il y a seize cents ans qu'elle gmit pour vous. Il est temps de gmir pour elle, et pour nous tout ensemble, et de lui donner tout ce qui nous reste de vie, puisque Jsus-Christ n'a pris la sienne que pour la perdre pour elle et pour nous

LETTRE VII

Dcembre 1656.

Quoi qu'il puisse arriver de l'affaire de..., il y en a assez, Dieu merci, de ce qui est dj fait pour en tirer un admirable avantage contre ces maudites maximes. Il faut que ceux qui ont quelque part cela en rendent de grandes grces Dieu, et que leurs parents et amis prient Dieu pour eux, afin qu'ils ne tombent pas d'un si grand bonheur et d'un si grand honneur que Dieu leur a faits. Tous les honneurs du monde n'en sont que l'image; celui-l seul est solide et rel, et nanmoins il est inutile sans la bonne disposition du coeur. Ce ne sont ni les austrits du corps ni les agitations de l'esprit, mais les bons mouvements du coeur qui mritent, et qui soutiennent les peines du corps et de l'esprit. Car enfin il faut ces deux choses pour sanctifier: peines et plaisirs. Saint Paul a dit que ceux qui entreront dans la bonne vie trouveront des troubles et des inquitudes en grand nombre. Cela doit consoler ceux qui en sentent, puisque, tant avertis que le chemin du ciel qu'ils cherchent en est rempli, ils doivent se rjouir de rencontrer des marques qu'ils sont dans le vritable chemin. Mais ces peines-l ne sont pas sans plaisirs, et ne sont jamais surmontes que par le plaisir. Car de mme que ceux qui quittent Dieu pour retourner au monde ne le font pas parce qu'ils trouvent plus de douceur dans les plaisirs de la terre que dans ceux de l'union avec Dieu, et que ce charme victorieux les entrane, et, les faisant repentir de leur premier choix, les rend des pnitents du diable, selon la parole de Tertullien: de mme on ne quitterait jamais les plaisirs du monde pour embrasser la croix de Jsus-Christ, si on ne trouvait plus de douceur dans le mpris, dans la pauvret, dans le dnuement et dans le rebut des hommes, que dans les dlices du pch. Et ainsi, comme dit Tertullien, il ne faut pas croire que la vie des chrtiens soit une vie de tristesse. On ne quitte les plaisirs que pour d'autres plus grands. "Priez toujours, dit saint Paul, rendez grces toujours, rjouissez vous toujours." C'est la joie d'avoir trouv Dieu qui est le principe de la tristesse de l'avoir offens et de tout le changement de vie. Celui qui a trouv le trsor dans un champ en a une telle joie, que cette joie, selon Jsus-Christ, lui fait vendre tout ce qu'il a pour l'acheter. "Les gens du monde n'ont point cette joie a que le monde ne peut ni donner ni ter", dit Jsus-Christ mme. Les Bienheureux ont cette joie sans aucune tristesse; les gens du monde ont leur tristesse sans cette joie, et les Chrtiens ont cette joie mle de la tristesse d'avoir suivi d'autres plaisirs, et de la crainte de la perdre par l'attrait de ces autres plaisirs qui nous tentent sans relche. Et ainsi nous devons travailler sans cesse nous conserver cette joie qui modre notre crainte, et conserver cette crainte qui modre notre joie, et, selon qu'on se sent trop emporter vers l'une, se pencher vers l'autre pour demeurer debout. "Souvenez-vous des biens dans les jours d'affliction, et souvenez-vous de l'affliction dans les jours de rjouissance", dit l'criture, jusqu' ce que la promesse que Jsus-Christ nous a faite de rendre sa joie pleine en nous, soit accomplie. Ne nous laissons donc pas abattre la tristesse, et ne croyons pas que la pit ne consiste qu'en une amertume sans consolation. La vritable pit, qui ne se trouve parfaite que dans le ciel, est si pleine de satisfactions, qu'elle en remplit et l'entre et le progrs et le couronnement. C'est une lumire si clatante, qu'elle rejaillit sur tout ce qui lui appartient; et s'il y a quelque tristesse mle, et surtout l'entre, c'est de nous qu'elle vient, et non pas de la vertu; car ce n'est pas l'effet de la pit qui commence d'tre en nous, mais de l'impit qui y est encore. tons l'impit, et la joie sera sans mlange. Ne nous en prenons donc pas la dvotion, mais nous-mmes, et n'y cherchons du soulagement que par notre correction.

LETTRE VIII

Dcembre 1656.

Je suis bien aise de l'esprance que vous me donnez du bon succs de l'affaire dont vous craignez de la vanit. Il y a craindre partout, car si elle ne russissait pas, j'en craindrais cette mauvaise tristesse dont saint Paul dit qu'elle donne la mort, au lieu qu'il y en a une autre qui donne la vie. Il est certain que cette affaire-l tait pineuse, et que si la personne en sort, il y a sujet d'en prendre quelque vanit; si ce n'est cause qu'on a pri Dieu pour cela, et qu'ainsi il doit croire que le bien qui en viendra sera son ouvrage. Mais si elle russissait mal, il ne devrait pas en tomber dans l'abattement, par cette mme raison qu'on a pri Dieu pour cela, et qu'il y a apparence qu'il s'est appropri cette affaire: aussi il le faut regarder comme l'auteur de tous les biens et de tous les maux, except le pch. Je lui rpterai l-dessus ce que j'ai autrefois rapport de l'criture: "Quand vous tes dans les biens, souvenez vous des maux que vous mritez, et quand vous tes dans les maux, souvenez-vous des biens que vous esprez." Cependant je vous dirai sur le sujet de l'autre personne que vous savez, qui mande qu'elle a bien des choses dans l'esprit qui l'embarrassent, que je suis bien fch de la voir en cet tat. J'ai bien de la douleur de ses peines, et je voudrais bien l'en pouvoir soulager; je la prie de ne point prvenir l'avenir, et de se souvenir que, comme dit Notre Seigneur, " chaque jour suffit sa malice."

Le pass ne nous doit point embarrasser, puisque nous n'avons qu' avoir regret de nos fautes; mais l'avenir nous doit encore moins toucher, puisqu'il n'est point du tout notre gard, et que nous n'y arriverons peut- tre jamais. Le prsent est le seul temps qui est vritablement nous, et dont nous devons user selon Dieu C'est l o nos penses doivent tre principalement comptes. Cependant le monde est si inquiet, qu'on ne pense presque jamais la vie prsente et l'instant o l'on vit; mais celui o l'on vivra. De sorte qu'on est toujours en tat de vivre l'avenir, et jamais de vivre maintenant. Notre Seigneur n'a pas voulu que notre prvoyance s'tendit plus loin que le jour o nous sommes C'est les bornes qu'il faut garder, et pour notre propre salut, et pour notre propre repos. Car, en vrit, les prceptes chrtiens sont les plus pleins de consolations; je dis plus que les maximes du monde.

Je prvois aussi bien des peines et pour cette personne, et pour d'autres, et pour moi. Mais je prie Dieu, lorsque je sens que je m'engage dans ces prvoyances, de me renfermer dans mes limites; je me ramasse dans moi- mme, et je trouve que je manque faire plusieurs choses quoi je suis oblig prsentement, pour me dissiper en des penses inutiles de l'avenir, auxquelles bien loin d'tre oblig de m'arrter, je suis au contraire oblig de ne m'y point arrter. Ce n'est que faute de savoir bien connatre et tudier le prsent qu'on fait l'entendu pour tudier l'avenir. Ce que je dis l, je le dis pour moi, et non pas pour cette personne, qui a assurment bien plus de vertu et de mditation que moi; mais je lui reprsente mon dfaut pour l'empcher d'y tomber; on se corrige quelquefois mieux par la vue du mal que par l'exemple du bien; et il est bon de s'accoutumer profiter du mal, puisqu'il est si ordinaire, au lieu que le bien est si rare.

LETTRE IX

Dimanche 24 dcembre 1656.

Je plains la personne que vous savez dans l'inquitude o je sais qu'elle est, et o je ne m'tonne pas de la voir. C'est un petit jour du jugement, qui ne peut arriver sans une motion universelle de la personne, comme le jugement gnral en causera une gnrale dans le monde, except ceux qui se seront dj jugs eux-mmes, comme elle prtend faire: cette peine temporelle garantirait de l'ternelle, par les mrites infinis de Jsus-Christ, qui la souffre et qui se la rend propre; c'est ce qui doit la consoler. Notre joug est aussi le sien, sans cela il serait insupportable. "Portez, dit-il, mon joug sur vous." Ce n'est pas notre joug, c'est le sien, et aussi il le porte. "Sachez, dit-il, que mon joug est doux et lger." Il n'est lger qu' lui et sa force divine. Je lui voudrais dire qu'elle se souvienne que ces inquitudes ne viennent pas du bien qui commence d'tre en elle, mais du mal qui y est encore et qu'il faut diminuer continuellement; et qu'il faut qu'elle fasse comme un enfant qui est tir par des voleurs d'entre les bras de sa mre, qui ne le veut point abandonner; car il ne doit pas accuser de la violence qu'il souffre la mre qui le retient amoureusement, mais ses injustes ravisseurs. Tout l'office de l'Avent est bien propre pour donner courage aux faibles, et on y dit souvent ce mot de l'criture: "Prenez courage, lches et pusillanimes, voici votre rdempteur qui vient", et on dit aujourd'hui Vpres: "Prenez de nouvelles forces, et bannissez dsormais toute crainte, voici notre Dieu qui arrive, et vient pour nous secourir et nous sauver."

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I. LETTRE A LA

SRNISSIME REINE DE

SUDE


Madame,

Si j'avais autant de sant que de zle, j'irais moi-mme prsenter Votre Majest un ouvrage de plusieurs annes, que j'ose lui offrir de si loin; et je ne souffrirais pas que d'autres mains que les miennes eussent l'honneur de le porter aux pieds de la plus grande princesse du monde Cet ouvrage, Madame, est une machine pour faire les rgles d'arithmtique sans plume et sans jetons. Votre Majest n'ignore pas la peine et le temps que cotent les productions nouvelles, surtout lorsque les inventeurs veulent les porter eux-mmes la dernire perfection; c'est pourquoi il serait inutile de dire combien il y a que je travaille celle-ci; et je ne peux mieux l'exprimer qu'en disant que je m'y suis attach avec autant d'ardeur que si j'eusse prvu qu'elle devait paratre un jour devant une personne si auguste. Mais, Madame, si cet honneur n'a pas t le vritable motif de mon travail, il en sera du moins la rcompense, et je m'estimerai trop heureux si, ensuite de tant de veilles, il peut donner Votre Majest une satisfaction de quelques moments. Je n'importunerai pas non plus Votre Majest du particulier de ce qui compose cette machine: si elle en a quelque curiosit, elle pourra se contenter dans un discours que j'ai adress M. de Bourdelot; j'y ai touch en peu de mots toute l'histoire de cet ouvrage, l'objet de son invention, l'occasion de sa recherche, l'utilit de ses ressorts, les difficults de son excution, les degrs de son progrs, le succs de son accomplissement et les rgles de son usage. Je dirai donc seulement ici le sujet qui me porte l'offrir Votre Majest, ce que je considre comme le couronnement et le dernier bonheur de son aventure. Je sais, Madame, que je pourrai tre suspect d'avoir recherch de la gloire en la prsentant Votre Majest, puisqu'elle ne saurait passer que pour extraordinaire, quand on verra qu'elle s'adresse elle, et qu'au lieu qu'elle ne devrait lui tre offerte que par la considration de son excellence, on jugera qu'elle est excellente, par cette seule raison qu'elle lui est offerte. Ce n'est pas nanmoins cette esprance qui m'a inspir ce dessein. Il est trop grand, Madame, pour avoir d'autre objet que Votre Majest mme. Ce qui m'y a vritablement port, est l'union qui se trouve en sa per sonne sacre, de deux choses qui me comblent galement d'admiration et de respect, qui sont l'autorit souveraine et la science solide; car j'ai une vnration toute particulire pour ceux qui sont levs au suprme degr, ou de puissance, ou de connaissance. Les derniers peuvent, si je ne me trompe, aussi bien que les premiers, passer pour des souverains. Les mmes degrs se rencontrent entre les gnies qu'entre les conditions; et le pouvoir des rois sur les sujets n'est, ce me semble, qu'une image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont infrieurs, sur lesquels ils exercent le droit de persuader, qui est parmi eux ce que le droit de commander est dans le gouvernement politique Ce second empire me parait mme d'un ordre d'autant plus lev, que les esprits sont d'un ordre plus lev que les corps, et d'autant plus quitable, qu'il ne peut tre dparti et conserv que par le mrite, au lieu que l'autre peut l'tre par la naissance ou par la fortune. Il faut donc avouer que chacun de ces empires est grand en soi; mais, Madame, que Votre Majest me permette de le dire, elle n'y est point blesse, l'un sans l'autre me parait dfectueux. Quelque puissant que soit un monarque, il manque quelque chose sa gloire, s'il n'a pas la prminence de l'esprit; et quelque clair que soit un sujet, sa condition est toujours rabaisse par la dpendance Les hommes, qui dsirent naturellement ce qui est le plus parfait, avaient jus qu'ici continuellement aspir rencontrer ce souverain par excellence. Tous les rois et tous les savants en taient autant d'bauches, qui ne remplissaient qu' demi leur attente, et peine nos anctres ont pu voir en toute la dure du monde un roi mdiocrement savant; ce chef- d'oeuvre tait rserv pour votre sicle. Et afin que cette grande merveille part accompagne de tous les sujets possibles d'tonnement, le degr o les hommes n'avaient pu atteindre est rempli par une jeune Reine, dans laquelle se rencontrent ensemble l'avantage de l'exprience avec la tendresse de l'ge, le loisir de l'tude avec l'occupation d'une royale naissance, et l'minence de la science avec la faiblesse du sexe. C'est Votre Majest, Madame, qui fournit l'univers cet unique exemple qui lui manquait. C'est elle en qui la puissance est dispense par les lumires de la science, et la science releve par l'clat de l'autorit. C'est cette union si merveilleuse qui fait que comme Votre Majest ne voit rien qui soit au- dessus de sa puissance, elle ne voit rien aussi qui soit au-dessus de son esprit, et qu'elle sera l'admiration de taus les sicles qui la suivront, comme elle a t l'ouvrage de tous les sicles qui l'on prcde. Rgnez donc, incomparable princesse, d'une manire toute nouvelle; que votre gnie vous assujettisse tout ce qui n'est pas soumis vos armes: rgnez par le droit de la naissance, durant une longue suite d'annes, sur tant de triomphantes provinces; mais rgnez toujours par la force de votre mrite sur toute l'tendue de la terre. Pour. moi, n'tant pas n sous le premier de vos empires, je veux que tout le monde sache que je fais gloire de vivre sous le second; et c'est pour le tmoigner, que j'ose lever les yeux jusqu' ma Reine, en lui donnant cette premire preuve de ma dpendance.

Voil, Madame, ce qui me porte faire Votre Majest ce pr sent, quoique indigne d'elle. Ma faiblesse n'a pas tonn mon ambition. Je me suis figur, qu'encore que le seul nom de Votre Majest semble loigner d'elle tout ce qui lui est disproportionn, elle ne rejette pas nanmoins tout ce qui lui est infrieur; autrement sa grandeur serait sans hommages et sa gloire sans loges. Elle se contente de recevoir un grand effort d'esprit, sans exiger qu'il soit l'effort d'un esprit grand comme le sien. C'est par cette condescendance qu'elle daigne entrer en communication avec les autres hommes; et toutes ces considrations jointes me font lui protester avec toute la soumission dont l'un des plus grands admirateurs de ses hroques qualits est capable, que je ne souhaite rien avec tant d'ardeur que de pouvoir tre avou, Madame, de Votre Majest, pour son trs humble, trs obissant et trs fidle serviteur.

II. FRAGMENT D'UNE

LETTRE DE PASCAL AU

PRE LALOUERE


11 septembre 1658.

Mon Rvrend Pre,

Je voudrais que vous vissiez la joie que votre dernire lettre me donne, o vous dites que vous avez trouv la dimension du solide sur l'axe tant de la Cyclode que de son segment. Je vous supplie de croire qu'il n'y a personne qui publie plus hautement Les mrites des personnes que moi; mais il faut, la vrit, qu'il y ait sujet de le faire; c'est une chose rare, et surtout en ceux qui font profession des sciences, que d'avoir cette sincrit dont je me vante et que je ferai bien paratre votre sujet, car je vous assure que j'ai autant de joie de publier que vous avez rsolu les plus difficiles problmes de la Gomtrie que j'avais de regret en disant que ceux que vous avez rsolus taient peu auprs de ceux-l. Il est certain, mon Pre, que c'est un grand Problme, et je souhaite rais fort de savoir par o vous y tes arriv; car enfin M. de Rober val qui est assurment fort habile, a t six ans le trouver et vous avez la solution gnrale dont sa mthode ne donne qu'un cas qui est celui de la Cyclode entire.

III. FRAGMENT D'UNE

LETTRE A WREN


13 septembre 1658.

Absentia communis amici nostri D. de Carcavi qui tuas ad me misit Epistolas causa est cur non ille sed ego, quamvis ignotus, audeam respondere ...

... Unum tibi dicere habeo, scilicet hic receptas esse ab eximio ex vestris Geometra epistolas in quibus omnium qu de Cycloide problematum sunt proposita solutionem tradit. Et ipsi suum ordi nem religiose servandum ab illo die, scilicet quo recepta fuerunt nempe a decimo die hujus mensis stilo novo. Sic enim habetur intentio Anonymi proponentis ut, qua die D. de Carcavi excipit solutionem alicujus, eo die ordo ejus sumatur. Et quidem confor mius fuisset Anonymi ipsius intentioni ut per Notarios Parisienses attestatio facta fuisset quam per Oxonienses. Parisienses enim fidem facerent receptionis D. de Carcavi, unde ordo sumitur; Oxonienses vero nihil ad hoc facere possunt... Qui publico instru mento ante prstitutum tempus illustrissimo D. de Carcavi signi ficaverit, id est, per Notarios Parisienses, per extraneos enim nihil significari potest D. de Carcavi; et in hoc est aliquantulum plus grati in Gallos quam in alios Geometras; sic autem voluit Ano nymus, suae legis dominus; itaque, quidquid ante Calendas Octob. ad D. de Carcavi mittetur, ordinem obtinebit; quod autem postea, non recipietur, quamvis probaretur actum fuisse ante Calendas Octobris; sigmficatio enim facta ad D. Carcavi, seu ejus receptio, sola valet ad ordinem prmu. Et si quis e regione magis remota jam mittat solutionem actam ante 29 Augusti (qua die acta est solutio vestri dicti Geometr), ipsa, quamvis prior, posterior habebitur, utpote posterius recepta.

IV. FRAGMENT D'UNE

LETTRE AU PRE

LALOUERE


18 septembre 1658.

Mon trs Rvrend Pre,

Je ne puis vous tmoigner combien nous avons d'impatience de voir le biais par o vous vous tes pris trouver les solides de la Cyclode sur l'axe. J'avais eu tort de craindre qu'il y et erreur votre calcul. Il n'y en a point. Je l'ai vrifi... Pour revenir vous, mon R. Pre, je ne serai point en repos que vous ne m'ayez fait la grce de me mander par o vous tes venu ces solides de la Cyclode. J'en ai une grande curiosit....

V. LETTRE A HUYGENS

De Paris le 6 janvier 1659.

Monsieur,

J'ai reu le prsent que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer, et qui m'a t rendu par un gentilhomme franais qui m'a fait le rcit de la manire la plus obligeante et la plus civile du monde dont vous l'aviez reu chez vous. Il m'a dit mme qu'il n'tait point connu de vous, et que c'tait sur moi que toute cette obligation retombait. Je vous assure, Monsieur, que j'en ai eu une surprise et une joie extrmes, car je ne pensais pas seulement que mon nom ft venu jusqu' vous, et j'aurais born mon ambition avoir une place dans votre mmoire. Cependant on me veut faire croire que j'en ai mme dans votre estime. Je n'ose le croire, et je n'ai rien qui le vaille, mais j'espre quel vous m'en accorderez dans votre amiti, puisqu'il est certain que, si on peut la mriter par l'estime et le respect qu'on a pour vous, je la mrite autant qu'homme du monde. Je suis rempli de ces sentiments l pour vous, et votre dernire production n'a pas peu ajout aux autres. Elle est en vrit digne de vous, et au dessus de tout autre. J'en ai t un des premiers admirateurs. Et j'ai cru qu'on en verrait de grandes suites.

Je voudrais bien avoir de quoi vous rendre. Mais j'en suis bien incapable. Tout ce que je puis est de vous envoyer autant qu'il vous plaira d'exemplaires du trait de la Roulette o l'Anonyme a rsolu les problmes qu'il avait lui mme proposs. Je ne vous en mets ici que quelques avant coureurs, car le paquet serait trop gros pour la poste Je m'informerai de nos libraires de la voie qu'il faut tenir pour en envoyer commodment. Ne croyez pas, Monsieur, que je prtende par l m'acquitter de ce que je vous dois; ce n'est au contraire que pour vous tmoigner que je ne le puis faire, et que c'est vritablement de tout mon coeur que je ressens la grce que vous m'avez faite en la personne de ce gentilhomme. Car, encore qu'il vaille bien mieux que moi, nanmoins comme vous ne le connaissiez pas, je me charge de tout et vous vous tes acquis par l l'un et l'autre. Assurez vous en pleinement et que je serai toute ma vie Monsieur

Votre trs humble et obissant serviteur,

PASCAL.

Monsieur,

Monsieur de HUGUENS

la Haye.

VI. LETTRE A FERMAT

Monsieur,

Vous tes le plus galant homme du monde, et je suis assurment un de ceux qui sais le mieux reconnatre ces qualits-l et les admirer infiniment, surtout quand elles sont jointes aux talents qui se trouvent singulirement en vous: tout cela m'oblige vous tmoigner de ma main ma reconnaissance pour l'offre que vous me faites, quelque peine que j'aie encore d'crire et de lire moi-mme: mais l'honneur que vous me faites m'est si cher, que je ne puis t}op me hter d'y rpondre. Je vous dirai donc, monsieur, que, si j'tais en sant, je serais vol Toulouse, et que je n'aurais pas souffert qu'un homme comme vous et fait un pas pour un homme comme moi. Je vous dirai aussi que, quoique vous soyez celui de toute l'Europe que je tiens pour le plus grand gomtre, ce ne serait pas cette qualit-l qui m'aurait attir; mais que je me figure tant d'esprit et d'honntet en votre conversation, que c'est pour cela que je vous rechercherais. Car pour vous parler franchement de la gomtrie, je la trouve le plus haut exercice de l'esprit; mais en mme temps je la connais pour si mutile, que je fais peu de diffrence entre un homme qui n'est que gomtre et un habile artisan. Aussi je l'appelle le plus beau mtier du monde; mais enfin ce n'est qu'un mtier; et j'ai dit souvent qu'elle est bonne pour faire l'essai, mais non pas l'emploi de notre force: de sorte que je ne ferais pas deux pas pour la gomtrie, et je m'assure fort que vous tes fort de mon humeur. Mais il y a maintenant ceci de plus en moi, que je suis dans des tudes si loignes de cet esprit-l, qu' peine me souviens-je qu'il y en ait. Je m'y tais mis, il y a un an ou deux, par une raison tout fait singulire, laquelle ayant satisfait, je suis au hasard de ne jamais plus y penser, outre que ma sant n'est pas encore assez forte; car je suis si faible que je ne puis marcher sans bton, ni me tenir cheval. Je ne puis mme faire que trois ou quatre lieues au plus en carrosse; c'est ainsi que je suis venu de Paris ici en vingt-deux jours. Les mdecins m'ordonnent les eaux de Bourbon pour le mois de septembre, et je suis engag autant que je puis l'tre, depuis deux mois, d'aller de l en Poitou par eau jusqu' Saumur, pour demeurer jusqu' Nol avec M. le duc de Roannez, gouverneur de Poitou, qui a pour moi des sentiments que je ne vaux pas. Mais comme je passerai par Orlans en allant Saumur par la rivire, si ma sant ne me permet pas de passer outre, j'irai de l Paris. Voil, monsieur, tout l'tat de ma vie prsente, dont je suis oblig de vous rendre compte, pour vous assurer de l'impossibilit o je suis de recevoir l'honneur que vous daignez m'offrir, et que je souhaite de tout mon coeur de pouvoir un jour reconnatre, ou en vous, ou en messieurs vos enfants, auxquels je suis tout dvou ayant une vnration particulire pour ceux qui portent le nom du premier homme du monde. Je suis, etc. PASCAL.

De Bienassis, le 10 aot 1660.

VII A LA MARQUISE DE

SABL


Encore que je sois bien embarrass, je ne puis diffrer davantage vous rendre mille grces de m'avoir procur la connaissance de M. Menjot, car c'est vous sans doute, madame, que je la dois. Et comme je l'estimais dj beaucoup par les choses que ma soeur m'en avait dites, je ne puis vous dire avec combien de joie j'ai reu la grce qu'il m'a voulu faire. Il ne faut que lire son ptre pour voir combien il a d'esprit et de jugement; et quoique je ne sois pas capable d'entendre le fond des matires qu'il traite dans son livre, je vous dirai nanmoins, madame, que j'y ai beaucoup appris par la manire dont il accorde en peu de mots l'immatrialit de l'me avec le pouvoir qu'a la matire d'altrer ses fonctions et de causer le dlire. J'ai bien de l'impatience d'avoir l'honneur de vous en entretenir.



------------------------- FIN DU FICHIER pascaldiv1 --------------------------------