(logo) Web Moving Images Texts Audio Software Education Patron Info About IA (navigation image) Home American Libraries | Canadian Libraries | Universal Library | Project Gutenberg | Children's Library | Biodiversity Heritage Library | Additional Collections *Search:* Advanced Search *Anonymous User* (login or join us ) Upload See other formats Full text of "Antimoderne " o = ». M cr — — o p^— CD f- "1 JACQUES MARITAIN R ■s .6 iS iiniiiiii«tMi)iiMtii(i(' v' â '-r S 'if K 5 i INTIMODERNE NOUVELLE EDITION REVUE ET AUGMENTEE HUITIEME MILLE CITIONS DE LA REVUE DES JEUNES SCLÉE ET C'^ 30, RUE SAINT-SULPICE, PARIS-Vh EDITIONS DE LA REVUE DES JEUNES DESCL^F ET C'*, 30, RUE SAINT-SULPICE, PARIS (vr) A.-D. Sertillanges, o. p. LA V E NTELLECTUELLE Un volume in- 16 jésus 10 francs R.-P. Petitot, o. p. < SAINT THOMAS D'AQUIN Un volume in- 16 lésus 6 rrancs M. -S. GiLLET, O, P. CONSCIENCE ET JUSTICE SOCIALE Un volume in- 16 iésus 12 francs M. -S. GiLLET, O. P. LA MORALE ET LES MORALES Un volume in- 16 iésus 12 francs A. DE POULPIQUET, O. P. L'ÉGLISE CATHOLQUE Un volume in- 16 Jésus . . 12 francs A VLADIMIR GHIKA PRINCE DANS LE SIÈCLE ET PAR UNE VOCATION PLUS HAUTE PRÊTRE DANS LÉGLISE DE JÉSUS-CHRIST ANTIMODERNE OUVRAGES DU MÊME AUTEUR La Philosophie bergsonienne, études critiques (Rivière). En réimpression. Art et Scolastique (Librairie de l'Art catholique). En réim- pression. Théonas ou les entretiens d'un Sage et de deux Philosophes SUR diverses matières inégalement actuelles (Nouvelle Librairie nationale). 2« édition. Eléments de Philosophie, Fascicule I : Introduction générale à la Philosophie, 8^ édition. Fascicule II :-Petite Logique, 4« édition. (Téqui.) Saint Thomas d'Aquin Apôtre des Temps Modernes (Une pla- quette aux éditions de la Revue des Jeunes.) Réflexions sur l'Intelligence et sur sa vie propre. (Nou- velle Librairie Nationale). 4^ mille. Trois Réformateurs (Luther, Descartes, Rousseau). 12^ édi- tion (Plon-Nourrit.) BIBLIOTHEQUE FRANÇAISE DE PHILOSOPHIE publiée sous L.\ direction de m. Jacques MARITAIN A LA NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE OUVRAGES PARUS : G.-K. Chesterton J. de Tonquédec. Théonas ou les Entretiens d'un Sage et de deux Philosophes sur diverses al^tières inégalejvient ac- tuelles J- Maritain. Le Théosophisme R. Guenon. A la Gloire de la Terre P. Termier, de V Institut. Le Probabilisme moral et la Phi- losophie T. Richard. Le Sens Commun R. Garrigou-Lagrange. Histoire de la Philosophie orien- tale R- Grousset, Le Conflit de la Morale et de la Sociologie Mgr S. Deploige. Réflexions sur l'Intelligence et SUR SA VIE propre J- MaRITAIN. L'esprit du Protestantisme en Suisse ." Ch. Journct. La Somme Théologique de Saint Thomas d'Aquin Mgr M. Gradmann. w JACQUES MARITAIN lllllllililllliiiii;i]li<:Mlitllilliiiiilliiniiilill(iBitHllllliciUflliiilllilillliittit:iJiii)iiit)iiiiia..ilti(4'iiit(i4<4it.i ANTIMODE NOUVELLE EDITION REVUE ET AUGMENTEE EDITIONS DE LA REVUE DES JEUNES DESCLÉE ET C^ 30, RUE SAINT-SULPICE, PARIS-Vl. TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS. COPYRIGHT BY REVUE DES JEUNES, 1922 6 ?ti9859 AVANT-PROPOS ANTIMODERNE Les études réunies dans ce volume, et que nous publions avec quelques corrections, s' échelonnent sur un espace d'une douzaine d'années. Le ton oratoire, sinon même un peu déclamatoire, qu'on peut relever dans la première ne me plaît guère aujourd'hui. A vrai dire, l'auteur, après une jeunesse universitaire traversée par bien des influences, en particulier par celle du bergsonisme, et après une fréquen- tation des milieux intellectuels a dirigeants » suffisante pour en pouvoir apprécier, hélas! la valeur et l'esprit, avait pensé, une fois la lumière du Christ levée dans son cœur, laisser de côté les recherches de la sagesse humaine, dont les mo- dernes représentants lui avaient convenablement démontré la vanité, et vivre en telle paix et repos d'esprit qu'il pût dire un jour : quoniam non cognovi litteraturam, introïbo in potentias Domini; les saints l'intéressaient plus que les phi- losophes, encore que de ses études biologiques il eût gardé le goût des sciences expérimentales, assez pour vouloir s'ini- tier aux travaux de M. Hans Driesch, à cette époque (1907 et 1908) fort peu connu en France (1). Mais lorsqu'il écrivit cet article sur la Science moderne et la Raison, il avait (1) Cf. notre travail sur le NéovitaHsme en Allemagne et le Darwi- nisme, Revue de Philosopliie, l^^ octobre 1910. Le tome premier du prin- cipal ouvrage de M. Driesch {La Philosophie de l'Organisme) a été récem- ment traduit en français (Rivière, 1921). 14 ANTIMODERNE retrouvé, grâce à l'Ange de l'Ecole, dont V amplissime doc- trine avait achevé de le guérir du bergsonisme, et venait de lui manifester sa vocation intellectuelle (vae mihi, si non tho- mistizavero !) comme un nouveau printemps philosophique, — à la vérité il n'était pas encore très avancé en âge, — et une nouvelle ardeur de pensée : précisément cette « ardeur des néophytes » qui passera, mon ami, qui passera, lui disait un jour le vénérable directeur d'un établissement d'éducation ecclésiastique, — eh non! elle n'a pas passé, elle est deve- nue, au contraire, avec le temps, plus tenace et plus déter- minée, tout en perdant, il l'espère du moins, l'inutile âpreté de la jeunesse et de l'inexpérience. Notre première étude insiste sur des vérités qui paraîtront, sans doute, bien élémentaires, mais qui sont de celles qui préoccupent les commençants. Peut-être, à cause de cela, est-elle apte encore, malgré ses imperfections, à rendre ser- vice à quelques-uns. Je garde, en tout cas, une certaine induU gence à son égard, parce quelle a été bien accueillie, au désert, par Ernest Psichari : c'est après l'avoir lue qu'il m'envoya de Zoug la lettre où, pour la première fois, il me confiait ce que la grâce avait commencé de faire en lui. * * Ce que j'appelle ici antimoderne, aurait pu tout aussi bien être appelé ultramoderne. Il est bien connu, en effet, que le catholicisme est aussi eintimoderne par son immuable attachement à la tradition (Tu'ultxamodeme par sa hardiesse à s'adapter mîx conditions AVANT-PROPOS US nouvelles surgissant dans la vie du monde. Faut-il faire remar- quer, en outre, qu'aujourd'hui tout, sauf lui — même et surtout les idéologies spécifiquement modernes, voire futu- ristes — paraît tout de suite vieille lune et vieux jeu ? Un Ernest Psichari n'est pas seulement le chef de la génération sacrifiée; il est aussi l'annonciateur des vertus auxquelles V espérance des hommes est attachée. Quant à la pensée de saint Thomas, de laquelle on s'ef- force de s'inspirer dans le présent livre, elle n'est pas la pensée d'un siècle ni d'une secte, — ceux qui ne voient en elle que l'accident historique et les particularités du hic et nunc montrent par là qu'ils la considèrent avec les sens plus qu'avec l'intellect. Elle est, en réalité, une pensée univer- selle et perdurahle, — élaborée d'abord par la raison natu- relle de l'humanité, — devenue après cela sagesse supé- rieure et consciente d'elle-même dans l'intelligence de l'Eglise, — puis liée et formée en doctrine, définie, formu- lée un jour par un homme, au temps fixé, par le docteur élu, parce que, d'une part, toute sagesse rationnelle doit pouvoir être formée en doctrine, et en doctrine d'autant plus fermement jointe et membrée qu'elle est plus large, et parce que, d'autre part, il est conforme à notre condition humaine que nous soyons instruits dans la science par un maître humain; mais cette doctrine a été formulée par saint Thomas d'Aquin non pas comme sienne, tout au contraire comme indépendante de lui-même, et commune : comme le bien commun dont Thomas n'était que le fidèle économe, comme la sagesse commune dont il n'était que l'agent de transmis- sion, — sagesse qui, désormais formée, pourra, sans fin, *> »> '^•V»^ CfcX* 16 ANTIMODERNE croître et se développer, et s' assmiler toute vérité, vetera novis augere : car étant spirituelle elle n'est pas soumise à la nécessité du vieillissement et de la mort. Le caractère humain et collectif de la philosophie, dont M. Bergson a, de nos jours, le sentiment si net, c'est dans la doctrine tho- miste qu'il est réalisé. Par son universalité même, elle dé- borde infiniment, dans le passé comme dans l'avenir, l'étroi- tesse du moment présent; elle ne s'oppose pas aux systèmes modernes comme le passé à V actuellement donné, mais comme l'éviternel au momentané. Antimoderne contre les erreurs du temps présent, elle est ultramoderne pour toutes les vérités enveloppées dans le temps à venir. Il nest rien de plus sot que le misonéisme {si ce n'est la néolâtrîe). Le nouveau plaît comme tel, parce qu'il est une addition d'être. Il répond aux conditions de la nature hu- maine, qui vit dans le temps; et même, bien que l'intelli- gence soit supra tempus, il y a en elle un goût naturel du neuf et de l'innovation, non seulement, ce qui va en soi, parce qu'ayant une capacité infinie, elle veut toujours possé- der davantage, mais aussi parce qu'étant faite pour devenir immatériellement l'objet, l'autre en tant qu'autre, il arrive que chez nous le déjà connu, passant à l'état habituel et s' incarnant, pour ainsi dire, dans notre être propre, prend facilement, si l' intelligence se relâche de son actualité, l'as- pect de quelque chose de nous-mêmes, et se matérialisant ainsi dans le sujet, ne satisfait plus le besoin natif J'altérité spirituelle de la faculté întellective. Il est normal, à un autre point de vue, que l'infirmité naturelle de tout ce qui est créé soit compensée par une AVANT-PROPOS 1 7 multiplication d'être, cest pourquoi l'univers est si Varié. Profusion d'astres et d'anges, profusion d'espèces animales et végétales, profusion de races et de climats spirituels parmi les hommes. En particulier, il est connaturel à l'homme d'avoir des habitus aussi Variés que possible, pourvu que l'objet s'y prête. C'est ainsi que dans la mesure où le per- met la continuité nécessaire au travail humain, l'art requiert de soi les renouvellements et les changements, et la multipli- cité des écoles, parce qu'il s'agit là de faire l'objet, et d'imprimer sur une matière la lumière des transcendantçiux , et qu'une infinité de modes spécifiquement distincts sont alors possibles. îl n'en va pas de même, il est vrai, pour la philosophie, où il s'agit de connaître l'objet, parce qu'ici l'esprit ne se règle pas sur ce qu'une chose ci créer doit être, mais sur ce que la chose est déjà, et parce qu'il n'y a pas deux façons pour l'esprit, en face du même objet formel, d'être conforme à ce qui est. Toutefois, la loi de multiplicité se traduit en- core, dans l'ordre de la connaissance, d'une certaine ma- nière : par la diversité spécifique des sciences, — à tel point que pour le type divinement parfait de la connaissance in- tellectuelle humaine, pour la science infuse du Christ, dont notre intellection grossièrement abstractive ne peut imaginer la délicatesse et l'aurorale fraîcheur, il y a autant J'habitus eu de Vertus de savoir, autant de modes distincts de toucher l'objet, qu'il y a de quiddités à connaître. Enfin, d'une autre façon encore, la loi de diversification et de renouvellement se retrouve dans la connaissance humaine. En tant que notre connaissance participe de la nature de l'art {par la fabrica- 18 ÀNTIMÔDERNE tion de concepts et la formulation discursive quelle com- porte, et qui répond à une nécessité et à une imperfection proprement humaines), il est conforme à notre condition natu- relle que les déficiences, les négligences et les étroitesses auxquelles le sujet humain n'échappe pas, même lorsqu'il use, grâce à l'incomparable bienfait d'une tradition et d'une école, du dépôt de l'universelle sagesse, aient pour contre- partie les changements et les dissidences que d'autres écoles et d'autres doctrines, fragments détachés et périssables, où brille un instant quelque parcelle de vrai, perpétuent parmi nous. C'est pourquoi l'Eglise, connaissant la nature humaine, a toujours pris soin de protéger, selon la mesure de la pru- dence, et quelque prédilection qu'elle ait manifestée pour la doctrine de saint Thomas, qui est sa doctrine propre (1), la diversité des écoles philosophiques et théologiques. Nous savons tout cela, et précisément parce que nous prétendons adhérer à une philosophie dont la pérennité est le caractère propre, et qui donc est d'aujourd'hui comme d'hier, nous aimons le nouveau. Mais à une condition, c'est que ce nouveau continue véritablement l'ancien, et s'ajoute, sans la détruire, à la substance acquise. S'il est vrai que selon la définition de Charles Maurras, la civilisation est un état dans lequel l'individu qui vient au monde trouve incom- , parablement plus qu'il n'apporte, il faut dire que le schisme moderne inauguré de fait, non d'intention, par les archa'i- sants de la Renaissance et de la Réforme, et plus consciem- ment par Descartes, est, en dépit des grands mots et des (1) Benoit XV, Encyclique Fauslo appetente die, 29 juin 1921, AVANT-PROPOS 19 apparences du décor, une revendication pure et simple de barbarie. En particulier, la manière de philosopher des modernes, parce quelle implique dès le principe le mépris de la pensée des générations précédentes, doit être appelée barbarie intel- lectuelle. Et comme par là même elle substitue de fait la poursuite de l'originalité à celle de la vérité, et soumet le savoir, en définitive, au particularisme du sujet philosophant, « saint Thomas n'aurait pas hésité un moment à lui appliquer le nom J'adultère spirituel » (1). C'est cela qui ne peut pas être pardonné à la pensée moderne, et qui vicie originaire- ment ses meilleurs résultats. Lorsqu'on parle du monde et de la pensée modernes, il importe de bien distinrjuer ce qui est de l'ordre matériel et (1) Cf. Comm. in. Ev. S. Joannis, ch. III, 1. 5. — H. Woroniecki, Catho- lîcilé du Thomisme, Revue Thomiste, octobre-décembre 1921. Qu'on nous permette de reproduire les lignes suivantes de cet excellent article : « L'immense valeur du Thomisme, aux yeux de l'Église, consiste pré- cisément en ce qu'il n'est pas la doctrine d'un homme, mais la synthèse de la pensée humaine. Il aurait répugné à saint Thomas de construire une doctrine particulière, qui lût son inventon ; selon lui, l'œuvre d'un homme a peu de valeur en comparaison avec l'œuvre des générations entières. Si donc la doctrine philosophique du Christianisme porte son nom, ce n'est pas du tout au même titre que tel ou tel système philo- sophique porte le nom de tel ou tel penseur. « Ce que le Thomisme doit avant tout à saint Thomas, c'est cette note de liberté à l'égard de tout particularisme individualiste en matière de pensée philosophique. Car dire Thomisme, ne veut pas dire la doc- trine de tel homme qui s'appelait Thomas d'Aquin ; mais la doctrine du genre humain élaborée pendant des siècles de réflexion, et approfondie, systématisée, précisée, enfin coordonnée avec les données de la foi, par l'intelligence géniale du grand philosophe médiéval... « Faut-il encore s'étonner que l'enseignement chrétien, en quête d'une doctrine philosophique, se soit arrêté de préférence à celle d'entre elles qui faisait profession ouverte d'universalisme, qui ne voulait pas être œuvre individuelle d'un homme, mais résultat du travail social des ■"' « La mentalité moderne imbue de particularisme, avec toutes ses générations ? 20 ANTIMODERNE ce qui est de l'ordre formel, et de bien comprendre qu'une certaine disjonction, un certain décalage si je puis dire, peut se produire, au point de vue de l'évolution historique, entre la forme spirituelle qui anime le tout, et les multiples vies particulières qui sont en activité dans ce tout. La pre- mière, si elle est profondément viciée par quelque inordi- nation primordiale, peut dégénérer de plus en plus; les se- condes, tout altérées qu elles soient par là même dans ce qui fait leur qualité la plus haute, peuvent poursuivre leur développement et leur croissance dans l'ordre matériel, et manifester là des progrès quelquefois merveilleux. C'est ainsi que la spiritualité et V intellectualité accusent, depuis la Renaissance, une baisse considérable par rapport au moyen âge, mais que la science des phénomènes, l'industrie, les conditions matérielles de la vie sociale, que sais-je encore, les méthodes critiques, la sensibilité poétique, et même, du moins jusqu'à la fin du XVIlf siècle, la technique des arts, ont continué leur évolution ascendante. En ce qui concerne la philosophie, j'ai essayé, soit dans le présent volume (I), soit ailleurs (2), de montrer comment le départ doit se faire conséquences dans le domaine intellectuel- et moral, aura encore long- temps de la peine à comprendre cette union intime de la foi avec le Thomisme. Incapable de saisir l'universalisme de ce dernier et voyant en lui un système particulariste comme tant d'autres, elle se scanda- lisera du rôle que l'Eglise assigne avec une persévérance de plus en plus décidée à l'enseignement de saint Thomas d'Aquin. Souvent encore on déplorera que le catholicisme devienne thomiste. « A cela nous répondrons : Erreur ! C'est le contraire qui est vrai. Ce n'est pas le Catholicisme qui est thomiste, mais c'est le Thomisme qui est catholique ; et il est catliolique parce qu'il est universaliste. — ,Car qui dit universaliste, dit catluili(iue. » (1) Cf. chap. 111. De quelques conditions de la renaissance thomiste. (2) Théonas, chap. XI, Système des harmonies philosophiques. ÀVÂNT-PROPOS 21 entre les précieux accroissements matériels quelle a reçus depuis trois siècles, et les principes erronés, et la disposition morale initialement faussée, qui sont l'âme des systèmes modernes. Si nous sommes antimodernes, ce nest pas par goût personnel, certes, c'est parce que le moderne issu de la Révolution antichrétienne nous y oblige par son esprit, parce qu'il fait lui-même de l'opposition au patrimoine hu- main sa spécification propre, hait et méprise le passé, et s'adore, et parce que nous haïssons et méprisons cette haine et ce mépris, et cette impureté spirituelle; mais s'il s'agit de saucer et d'assimiler toutes les richesses d'être accumu- lées dans les temps modernes, et d'aimer l'effort de ceux qui cherchent, et de désirer les renouvellements, alors nous ne souhaitons rien tant que d'être ultramodernes. Et en vérité les chrétiens ne supplient-ils pas V Esprit-Saint de re- nouveler la face de la terre ? N'attendent-ils pas la vie du siècle à venir? C'est là qu'il y aura du nouveau, et pour tout le monde. Nous aimons l'art des cathédrales, Giotto et l'Angelico. Mais nous détestons le néo-gothique et le pré- raphaélisme. Nous savons que le cours du temps est irréver- sible; si fort que nous admirions le siècle de saint Louis, nous ne voulons pas pour cela retourner au moyen âge, selon le vœu absurde que certains pénétrants critiques nous prêtent généreusement; nous espérons voir restituer dans un monde nouveau, et pour informer une matière nouvelle, les principes spirituels et les normes éternelles dont la civilisation médié- vale ne nous présente, à ses meilleures époques, qu'une réa- lisation historique particulière, supérieure en qualité, malgré ses énormes déficiences, mais définitivement passée. 22 ANTIMODERNE * * Pour éviter tout malentendu, je présenterai encore deux remarques préliminaires. En premier lieu, si l'on trouOe dans nos modestes études beaucoup d'admiration pour la philosophie scolastique, et beaucoup de critiques à l'égard de la philosophie moderne, on voudra bien se rappeler qu'en disant philosophie scolas- tique nous pensons à l'expression la plus pure et la plus universelle, la seule indéficiente, de la scolastique, — à la philosophie thomiste; et, de plus, qu'admiration et critiques s'adressent à la philosophie thomiste et à la philosophie moderne considérées en elles-mêmes et dans la pureté de leurs principes, et non pas aux qualités subjectives de tels ou tels des auteurs qui représentent l'une et l'autre; car nous n'ignorons pas que pour le talent, l'activité intellec- tuelle et la perfection technique du travail conceptuel, quelques-uns parmi les philosophes modernes l'emportent de beaucoup sur certains des scolastiques secondaires des trois derniers siècles. Mais, en philosophie, c'est l'objet qui est maître, et si un grand esprit sort de la voie, il ne se trompe que plus grandement. Je ferai observer, en second lieu, que les jugements néga- tifs qu'on peut et doit porter sur le monde et la pensée mo- AVANT-PROPOS 23 demes considérés dans l'esprit qui les anime, sont un point de départ indispensable, mais pour aller plus loin; c'est une entrée de jeu, qui répond à une nécessité absolue de probité mtellectuelle et de fidélité au vrai, mais à laquelle doit suc- céder l'immense labeur d'assimilation auquel il a déjà été fait allusion. S'il faut commencer par de tels jugements, c'est qu'il faut bien commencer par le principe, et donc dégager d'abord les principes spirituels auxquels nous avons affaire pour, du même coup, prendre plus clairement conscience de nos propres principes spirituels. Quelqu'un demande-t-il quels sont ces principes spirituels du monde moderne ? Je le renvoie au Syllabus et à V encyclique Pascendi, qui, réu- nis, nous en montrent dans un résumé saisissant les résultats suprêmes. On peut dire, en outre, qu'au point de vue philo- sophique les principes spirituels spécifiquement modernes se ramènent, avant tout, à une double exigence déjà maniieste chez Luther, ouvertement déclarée chez Rousseau, tout à fait explicite chez Kant et ses successeurs, et que je me permettrai d'appeler à la fois Immanentiste et transcendan- taliste, en attachant à ces termes, par eux-mêmes assez va- gues, la signification suivante. Principe immanentiste : la liberté et l'intériorité consistent essentiellement dans une opposition au non-moi, dans une revendication d'indépen- dance du dedans par rapport au dehors ; vérité et vie doivent donc être uniquement cherchées au dedans du sujet humain, toute action, toute aide, toute règle, tout magistère qui pro- viendrait de l'autre {de l'objet, de l'autorité humaine, de l'autorité divine) étant un attentat contre l'esprit. Principe 24 ANTIMODERNE transcendantaliste (1); par là même et réciproquement il n'y a plus de donné qui nous mesure et nous domine, mais notre fond intime transcende et commande tout donné. Nature et ' lois, définitions, dogmes, devoirs, n'étant pas objets qui s'imposent de par l'autre, sont pures expressions de notre dedans, et de l'activité créatrice de l'esprit en nous. Telles sont, rassemblées en des formules nécessairement imparfai- tes, mais qui me semblent assez générales et assez typiques, les idées qui agissant sous les modes les plus divers et avec les nuances les plus variées, et détruisant précisém.ent la véritable autonomie spirituelle {qui est une intériorisation vitale de l'autre par V intelligence et par l'amour) aboutissent dans le monde moderne au grand principe de V Indépendance absolue de la Créature. C'est naviguer sans boussole que de traiter avec les modernes sans avoir d'abord compris ces choses. A vrai dire, il s'agit aussi de déterminer pour nous-mêmes une certaine disposition morale, et une attitude de l'âme à l'égard de la vérité. Voulons-nous faire œuvre de pensée ? Il faut, évidemment, savoir si notre intellect a la capacité physique requise; mais il faut aussi savoir si nous choisis- sons, dès l'origine, de demeurer en souffrant mépris dans la maison de la sagesse plutôt que d'habiter honorablement dans les chaires et les académies de la science de ce monde, ou (1) J'emploie ce mot « transcendnnfaliste » non p.ns au sfns stricte- ment kantien, mais en un sens beaucoup plus g(^n(^ral, très voisin de celui oij les auteurs allemands entendent de nos jours le mot tranacen- dentale Philosophie. (Cf. DiLTiirv, Dns valUrlirhi' Si/stcm âer Crixtrit- wis.trnschalten m xviiten Jalirhundert. Arcli. f. Gesch. der Phil., vi, p. 62.) AVANT-PROPOS 25 si nous voulons, dès l'origine et par élection première, nous conformer à notre temps, et, à supposer que nous soyons chré- tiens, jouir à la fois des bienfaits d'une piété sincère et des bienfaits de la connivence avec a l'esprit moderne )), ce qui nous inclinera, évidemment, à juger que cet esprit n'est pas si mauvais qu'on le dit. Un tel choix ne peut pas ne pas être fait, on ne peut pas s'y dérober, et il est décisif, car il porte sur la fin poursuivie; et c'est une chose redoutable de commencer sa vie intellectuelle par un péché d'esprit. J'ajoute que c'est pour nous, en un sens, une condition fort avantageuse d'avoir les puissances de ce monde tournées con- tre nous — ce qui n'était pas le cas lorsque le monde était chrétien — car ainsi le choix se présente à nous de façon plus franche et plus pure. Il serait d'une extrême naïveté, — et nous savons que rien ne ressemble tant à la trahison qu'une certaine naïveté, — d'aborder la pensée moderne et de sympathiser avec tout ce qu'il y a de bon en elle avant d'avoir pris soin de discerner ses principes spirituels et la manière dont ils commandent, chez ceux qui s' abandonnent à eux, le choix dont nous par- lons. Au contraire, une fois opérée cette discrimination, une fois assuré le travail d'établissement qui garantit, si je puis dire, la spécificité de notre vie intellectuelle, alors, mais alors seulement, nous pourrons et devrons laisser jouer libre- ment la tendance universaliste, si admirablement manifeste en un saint Thomas d'Aquin (1), qui porte, bienveillante et (1) Cf. H. WoROMECKi, article cité. — R. P. Gillet, La Personnalité de saint Thomas et l impersonnalité de sa doctrine, 1919. Bureaux de la Revue thomiste. 26 ANTIMODERNE pacifique, la pensée catholique à chercher partout les con- cordances plutôt que les oppositions, les fragments de vérité plutôt que les privations et les déviations, à sauver et à assu-' mer plutôt qu'à renverser, à édifier plutôt qu'à disperser. Et certes, le travail ne manque pas aux catholiques, et il a de quoi tenter leur esprit d'initiative. Car ils doivent faire face à une œuvre d'intégration universelle, et, s'ils sont tenus, pour garder leur être, de rejeter absolument les prin- cipes spirituels qui font que le monde moderne se pose et s'oppose et se spécifie lui-même comme moderne, ils n'ont pas à détruire le monde moderne, mais à le conqué- rir et transformer, — pour le temps du moins, et dans la mesure où le souverain maître de l'Histoire voudra retarder le grand mouvement de chute dont la réforme luthérienne est le premier signe éclatant. Juin 1922. LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON Chapitre Premier LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON I La raison nous com- mande bien plus impé- rieusement qu'un maître ; car, en désobéissant à l'un, on est malheureux, et en désobéissant à l'au- tre, on est un sot. Pascal. La Raison est la faculté du réel; ou, plus correctement, la faculté par laquelle notre esprit devient adéquat au réel, et par laquelle nous connaissons, d'une manière analogique sans doute et très lointaine, mais véridique, la réalité des réalités, DiEU. La Raison est faite pour la vérité, pour posséder l'être. Ce que nous appelons Raison devrait plutôt s'appeler, selon la scolastique et selon le sens exact des mots. Intellect ou Intelligence. Quel est, en effet, le sens de la distinction scolastique entre l'Intelligence et la Raison ? L'Intelligence a pour fin propre l'être intelligible, pour besoin essentiel l'évidence, ou du moins la certitude, et ce n'est que pour 30 AhmMODERNE atteindre cette fin qu'elle use du moyen de la démonstration ; elle a besoin de conviction bien plus que d'explication, elle a besoin de la réalité et non pas du discours. Mais les dé- monstrations et les explications et le discours sont l'œuvre et l'instrument de l'Intelligence (de notre intelligence d'hom- mes) : en tant qu'elle s'exerce ainsi par un mouvement pro- gressif et qu'elle use de ces moyens pour conquérir l'être intelligible, notre intelligence s'appelle ratio, Raison. — En distinguant de cette manière l'Intelligence d'avec la Raison, on ne les distingue pas comme deux facultés différentes, mais comme deux aspects divers — en raison de deux modes d'opération différents — d'une seule et même faculté hu- maine (1). Par une des plus curieuses révolutions que l'histoire de la philosophie ait eu à enregistrer, les modernes ont complè- tement interverti les deux termes de cette distinction. Et c'est sans doute un signe de la secrète force de pénétration du rationalisme et du kantisme à sa suite, qu'un philosophe comme Blanc de Saint-Bonet, en dépit même de ses dispo- sitions anticartésiennes, ait appelé Raison la faculté par la- quelle nous atteignons l'absolu, et Intelligence la faculté (1) Cf. Saint Thomas {Siim. theol, I, q. lxxix, 8). « Respondeo dicen- dum, quod ratio et inlollectus in homine non possunt esse diversae polentiîc. Quod manifeste cognoscitur, si utriusqiie actus considcrelur : inlelligore cnim est simpliciter veritatem inlelligibilem apprehcndere : ratiocinari aiitem est procedere de iino intellecto ad aliud, ad veritatem inlelligibilem cognoscendam ; et ideo angeli, qui perfeclc possident, secundum modum su;e naturae, cognitionem intelligibilis veritatis, non habent necesse procedere de une ad aliud : sed simpliciter, et absque discursu veritatem reriim apprehendunt. Ilomines autem ad inlelligi- bilem veritatem cognoscendam pervcniunt procedendo de uno ad aliud : et ideo rationalcs dicuntur. Palet crgo quod ratiocinari comparatur ad intclligere, sicut moveri ad quiesccre, vol acquirere ad habere, quorum LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 3.1, du raisonnement. En même temps, les modernes ont ten- ^ dance à distinguer la Raison d'avec l'Intelligence comme une faculté d'avec une autre faculté, une puissance d'avec une autre puissance, selon une distmction réelle. On doit repousser absolument la première de ces innova- tions. Il y a là plus qu'une question de mots, car si l'on abandonne le noble nom d'Intelligence, même en prétendant conserver sous un autre titre la réalité qu'il représente, on abandonne aussi l'ordre intellectuel par l'effet duquel ce nom avait été choisi, et toutes les analogies que ce nom éveille dans le monde de la pensée. Les mots ne sont pas une étiquette quelconque qu'on attache à un objet, ils ont avec leur objet une intime et vivante parenté. L'Intelligence surnaturelle est le second des dons du Saint-Esprit. C'est elle que le psalmiste, dans le psaume 118 en particulier, réclame avec une si merveilleuse insistance : intelledum da mihi et vivam. Donne-moi l'intelligence, et je scruterai ta loi; donne-moi l'intelligence, et j'apprendrai tes commande- ments, donne-moi l'intelligence, afin que je sache tes témoi- gnages. C'est par l'intelligence que nous jouirons de Id vision béatilique. Un des noms des Anges est celui d'Intelligences pures. Notre intelligence est aussi précieuse à DiEU que unum est perîecti, aliud autem imperfecti. Et quia motus semper ab îmmobili procedit, et ad aliquid quietuni terminatuf, inde est, quod ratiocinalio humana, secundum viam acquisitionis vel inventionis, pro- cedit a quibusdam simpliciter intellectis, quœ sunt prima principia. Et rursus iii via judicii resolvendo redit ad prima principia, ad quœ inventa examinât... Et sic patet, quod in homine eadem potentia est ratio et ititellectus. » « Intelligentia proprie significat ipsum actum intelectus, qui est inlelligere » (Ibid. 10). « Ratio comparatur ad intellectum ut generatio ad esse. » {De Veri- tate, XI, 1.) 32 ANTIMODERNE notre cœur, et il n'envoie rien de moins que sa paix, sa paix qui surpasse tout sentiment, pour la garder. Et pax Dei, qua exsuperat omnem sensum, custodiat corda vestra et in- telligentias vestras (1). C'est de toute notre intelligence com- me de tout notre cœur que nous devons aimer DiEU (2). En- fin la pensée chrétienne a toujours recoimu dans notre intel- ligence une participation créée de la Lumière divme, qucs illuminât omnem hominem venientem in hune mundum. — Nous devons donc laisser aux mots leur sens naturel, et n'appeler proprement Raison que l'Intelligence prise en tant qu'elle se meut d'un mouvement progressif, et que, passant d'un concept à un autre et les enchaînant dans un certain ordre, elle arrive à appréhender le réel. Toutefois, comme l'esprit humain est soumis par nature à la nécessité de dis- courir et qu'il ne peut avancer qu'à la condition de raison- ner, il n'y a pas d'inconvénient, la distinction une fois établie, à employer indifFéremment, en pratique, le mot de Raison et celui d'Intelligence, au moins chaque fois qu'on n'a pas à opposer les deux opérations de ratiocinari et d'm- ielligere, qui diffèrent entre elles comme le mouvement vers le terme et la possession du terme. Quant à regarder après cela ce que les modernes appel- lent raison et ce qu'ils appellent intelligence comme deux facultés, comme deux choses réellement distinctes, nous nous en garderons bien. Mais est-il impossible d'interpréter la distinction moderne d'une autre manière, et qui pourrait être très utile à la philosophie ? 11 ne faut pas oublier que les (,1) Saint Paul, Philipp, ev, 7. (2) Marc xii, 33. LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON ' 33 auteurs scolastiques se plaçaient à un point de vue avant tout ontologique, ne s'occupant de la raison qu'en tant qu'elle sert à la conquête de la vérité, et qu'en conséquence ils la prenaient toujours, par hypothèse, dans son fonctionnement normal et ordonné. La philosophie moderne est, au contraire, surtout psychologique, et si elle s'occupe de la raison, ce sera surtout pour étudier sa physiologie, chercher les conditions internes de son fonctionnement. Or, à ce point de vue, on peut distinguer de la faculté ordonnée à l'être intelligible, et que nous appelons Intelligence ou Raison, un certain as- pect de la Raison qui répond à l'exercice de son activité purement matérielle, comme pure et simple puissance de raisonner, soit à faux, soit selon le vrai. Alors ce n'est plus que la fonction mentale du raisonnement ou du discours, à l'état brut, qu'on peut opposer à l'Intelligence et à la Raison véritable, c'est-à-dire ordonnée à l'être intelligible. — Cette distinction, on le voit, n'est pas superposable à la distinc- tion scolastique. Dans un cas, on avait deux termes. Intel- ligence et Raison, ordonnés tous deux à leur commune fin; dans l'autre cas, on a deux termes, Intelligence (ou Raison), et puissance matérielle de raisonner, dont le premier est ordonné, l'autre non. Soit, pour prendre une image, qu'on compare l'intelli- gence à un œil en train de lire. L'œil qui lit, en tant qu'il voit, représentera l'Intelligence; en tant qu'il accomplit — condition indispensable pour lire — des mouvements succes- sifs et ordonnés, il représentera la Raison. Si maintenant l'on distingue encore la fonction physiologique qui a pour objet le simple mouvçment de l'œil, indépendamment de 34, ANTIMODERNE gence ou de la Raison, puisqu'elle n'est qu'une fonction considérée à part dans la Raison; comme l'œil, dans notre exemple, ne continue à se mouvoir pour essayer de lire que s'il voit encore, si peu que ce soit. Mais la raison purement discourante peut très bien s'exercer d'une manière médiocre- ment raisonnable, et en subissant au minimum l'action or- donnatrice de l'Intelligence. A quoi peut-elle tendre, dès lors, sinon au raisonnement vide et au discours vain, c'est-à- dire à l'erreur ? N'étant plus, ou presque plus, ordonnée à la fin de l'Intelligence, qui est l'être intelligible, elle ne peut plus que travailler sur soi-même, entraînée par l'auto- matisme des combinaisons logiques, et visant seulement le plus bas degré d'intelligibilité, c'est-à-dire le vraisemblable. Il n'est que trop facile de constater des cas pareils. Tandis que l'Intelligence, tandis que la Raison tend à la vérité et à l'absolu, qu'elle s'appuie sur les premiers principes pour aller spontanément au réel, qu'elle procède par syllogismes (ce qui n'exclut pas, au contraire, l'effort de découverte et d'intuition), et qu'elle cherche, à chaque instant, par des concepts élaborés tout exprès, à se conformer adéquatement à l'objet, la raison purement discourante laissée à elle-même ne cherche que le relatif, perd confiance en les principes connus de soi, revient sur elle-même dans une perpétuelle critique, exclut tout effort original d'invention, et cherche à tout « expliquer » d'une manière uniforme en ramenant le supérieur à l'inférieur et la qualité à la quantité. La raison purement discourante, dans ces conditions, tend à n'être plus qu'un mécanisme d'aspect intellectuel au service de l'imagination verbale. Elle présente encore l'appareil et l'ap- LÀ SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 35 l'ordre de ce mouvement, on aura l'image de la fonction mentale dont nous venons de parler. Que l'œil lise bien ou mal, qu'il se meuve avec ordre ou sans ordre, qu'il voie clairement les lettres ou qu'il se trouble, en tout cas il con- tinue d'exercer également la fonction de se mouvoir. C'est ainsi que considérée séparément par l'abstraction, la fonc- tion de l'esprit dont nous avons parlé continue toujours de s'exercer, que la raison aille droit ou qu'elle erre, qu'elle soit saine ou qu'elle s'altère. — Comment appeler cette fonction mentale ? Le langage vulgaire ne l'a pas nommée, et pour cause; quelques-uns des philosophes qui l'ont eue en vue l'ont nommée à tort Intelligence. Il faut donc inventer un terme spécial, et nous nous risquons à proposer celui de raison matériellement prise ou de raison purement discou- rante. Quant au nom de fonction du raisonnement, elle ne le mérite vraiment que si elle se conforme à la loi de l'Intel- ligence, car le raisonnement doit tout ce qu'il a d'être à l'Intelligence : l'appréhension de la réalité intelligible par le moyen du concept, et la formation des concepts et des noms, et la conformation de la pensée à l'être par le jugement, et les axiomes primitifs, les vérités intuitives qui jaillissent spon- tanément dès que l'esprit s'exerce, et l'exacte application du raisonnem.ent au réel, tout cela n'est-il pas du ressort de l'Intelligence ? La simple puissance de discourir, séparée par impossible de l'Intelligence, de la Raison, se réduirait à agréger et désagréger des concepts dans une sorte de rêve dénué de toute objectivité. En fait, il est bien impossible de supposer que cette puissance de discourir soit isolée absolument de l'Intelli- )- 36 ANTIMODERNE parence de l'intelligence : n'appelle-t-on pas ordinairement intelligence une certame agilité à jouer avec les idées ou avec les mots ? C'est pourquoi nous pouvons donner à la raison purement discourante, quand elle est laissée à elle- même, le nom de pseudo-intelligence. C'est 1' « intelli- gence » des esprits faux, qui raisonnent abondamment, sub- tilement, habilement, mais qui s'éloignent d'autant plus de la vérité qu'ils raisonnent davantage. L'analyse précédente revient, en définitive, à montrer quelle constante occasion d'erreur est pour l'intelligence humaine la nécessité même, oii elle est placée par nature, de raisonner et de discourir. Un intellect intuitif, appréhen- dant la réalité sans mouvement logique ni composition de concepts, ne saurait tomber dans l'erreur; mais un enten- dement discursif, comme est l'entendement humain, a, par cela même qu'il est discursif, la possibilité de se tromper. En Adam cet entenc^ement était incapable d'errer (1), à cause de la droiture absolue des facultés inhérente à l'état de justice; mais c'était un privilège de fait, dû à la grâce, non une qualité procurée de droit par la nature. Après la chute, l'homme se trouvant à la fois dépouillé des dons surnaturels et blessé dans sa nature, l'entendement humain est devenu, bien qu'il puisse toujours atteindre le vrai, d'au- tant plus enchn à l'erreur que la vérité lui avait été plus familière. La puissance de discourir qui, dans une nature intègre, serait parfaitement ordonnée à la fin de l'Intelli- gence, tend constamment, au contraire, à s'émanciper de la (1) Sutn. theoL, I, q. 94, a. 4. LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 37 loi de l'Intelligence et de la Raison. Et si peu que la Raison relâche son contrôle, le raisonnement fonctionne désordon- nément, comme ferait un mécanisme en marche que Tou- vrier ne surveillerait plus. * « Cette Raison, qui est si grande qu'elle peut s'élever jusqu'à la connaissance de son Créateur, est si faible qu'elle s'est laissé sans résistance, depuis qu'il y a des philosophes sur la terre, duper par les plus grossiers prestiges. C'est une reine languissante qui marche à moitié portée par des escla- ves aveugles, et qui, lorsqu'elle cesse un instant de veiller, se laisse follement conduire vers les marais qui bordent sa route. Elle qui est faite pour la certitude, elle ne peut, bien souvent, même pas croire à ce qu'elle voit, être certaine de ce qu'elle sait par expérience : y a-t-il, par exemple, aucune réalité que nous voyions plus clairement que la mort, et au- cune réalité à laquelle naturellement nous croyions moins 7 Cela n'est pas seulement l'effet d'un étourdissement volon- taire; c est aussi un signe de l'étrange impuissance natu- relle de notre raison (I). L'abandonnerons-nous pourtant parce qu'elle est faible ? C'est-à-dire irons-nous, étant dans un lieu ténébreux semé de précipices, jeter loin de nous, parce qu'elle est vacillante, la seule lumière qui éclaire nos (1) « Depuis quelques jours je remâche la même idée : je sais que je vais mourir, je_ n'arrive pas à me persuader que je vais mourir ■». disait Renouvier, trois jours avant sa mort, à son disciple Prat. {Derniers Entreliens, Paris. 1904, p.* 4.) 38 ANTMODERNE pas ? Ou plutôt épouvantés par le péril et par notre misric, ne demanderons-nous pas à grands cris la guérison ? C'est Dieu qui nous guérit. La Foi vient compléter et achever la raison, comme la grâce vient achever la nature ; la Foi, qui est une pleine et volontaire adhésion de l'intelli- gence aux vérités révélées par DiEU, vérités dont l'Eglise a le dépôt. — La raison, avec ses seules forces naturelles, est capable de démontrer que l'Eglise catholique enseigne des vérités révélées par DiEU. Mais si la grâce n'a point touché l'homme pour le faire renaître, cela reste lettre morte, et n'ébranle point l'âme. DiEU, qui n*a pas besoin d'user de démonstrations, donne gratuitement la certitude avec ou sans la preuve (la preuve rationnelle explicite), et du même coup transforme l'âme et illumine l'intelligence. L'intelli- gence sans la foi et sans les dons qui l'accompagnent n'est pas Rachel, mais Lia, aux yeux malades. « La pupille de l'œil de l'âme est la Foi » (1) : parce que la vue de l'intel- ligence surnaturellement complétée par la Foi est conforme à la pensée de DiEU lui-même. Maintenant je n'entends point parler ici de la merveilleuse régénération qui vient à \ l'âme par la Foi et par le baptême. J'entends parler unique- ment des effets extérieurs produits dans la Raison, dans l'exercice ordinaire de la raison, du fait qu'elle a reçu l'achè- vement de la foi. Par la Foi, l'intelligence reçoit directement et infaillible- ment la divine substance sans laquelle elle meurt d'inani- tion, par la Foi elle possède la Vérité. Bien qu'elle ne voie (1) Sainte Catherine de Sienne. Dialogue slv, 5. LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 39 encore que dans un miroir, elle jouit déjà de la fin pour laquelle elle fut créée, puisqu'elle tient la suprême certi- tude. Elle croit. Elle n'a besoin de rien d'autre, elle n'a plus soif de rien d'autre, si ce n'est de la vision béatifique, qui est une récompense de la Foi. Elle ne renonce pas au raisonnement, ni aux procédés logiques. Mais le raisonne- ment est mis à sa place, qui est celle de serviteur, non de maître. Sur les vérités de la Foi, la raison le laisse s'exercer afin de les mieux connaître; mais elle a pour le maintenir et pour le diriger la lumière d'une vertu divine. Dans l'étude même de la nature, dans le traitement des problèmes philo- sophiques, la Raison est restituée dans ses droits de souve- raineté, régénérée par la Foi. D'abord parce qu'elle reçoit de la Foi l'ensemble harmonieux des vérités divines, contre lesquelles rien ne peut être vrai, et une certitude supérieure à l'égard des principes suprêmes eux-mêmes de l'ordre natu- rel; ensuite parce que l'ordre et la santé sont rétablis au dedans d'elle, et que, tranquille quant à l'essentiel, dont elle ire sait en possession, affranchie à la fois et du scepticisme et de l'ambition de la pseudo-intelligence, et d'ailleurs con- naissant maintenant le goût de la vérité, elle peut s'appli- quer, avec une force de pénétration immensément accrue et une justesse plus parfaite, aux réalités qu'elle veut connaître. Certes, elle ne devient pas pour cela infaillible, mais elle est singulièrement aidée et fortifiée. Sa route passe toujours au milieu de marais et de précipices; mais maintenant elle commande à ses serviteurs en reine véritable; et elle peut s'avancer sans crainte, puisqu'elle peut se tenir au garde- fou qui borde la route aux endroits vraiment dangereux. 40 ANTIMODERNE II Philosophia ancilla theologiœ (1). (Et physica puella ancil- iae). L'indignation avec laquelle les savants modernes protes- tent contre cet ordre pourtant immuable excite l'admiration. Parce qu'ils ont dans les mains un compas ou une cornue, ils croient que tout leur est dû et s'imaginent que la vérité est à leur disposition. C'est une question pourtant de savoir si la u liberté de la science » se confond avec la liberté de l'er- reur. La Raison n'admet pas qu'un philosophe ou un savant, ayant l'assurance qu'il s'est trompé, persiste néanmoins dans son erreur. Elle ne lui accorde point cette « liberté )), quelle que soit la manière dont l'erreur en question a pu être dénoncée, qu'elle soit contredite par une preuve irré- futable, ou par une expérience certaine, ou par un dogme de la foi. Car c'est un principe premier de la raison, que ce qui est incompatible avec le vrai est nécessairement faux. Si l'on dit, pour prendre une image, que la révélation irace un vaste cercle à l'intérieur duquel on rangera tout ce qui est d'accord avec le dogme, et à l'extérieur duquel on rejettera tout ce qui le contredit, la raison affirme qu'à (1) Cette célèbre formule n'est certes pas acceptable purement et sim- plement dans le sens où saint Pierre Damien l'entendait, et qui semblait comporter une condamnation de toute science profane. (Cf. Gilson, Etudes de Philosophie médiévale, ch. II.) Mais prise en elle-même, indépendam- ment de ses origines historiques, elle peut recevoir un sens très juste : elle signifie que la théologie, à titre de sagesse supérieure, a droit de contrôle sur les conclusions de la philosophie ; elle signifie aussi que la philosophie (qui en elle-même est libre, et non servante) passe au service de la lumière théologique, comme un agent instrumental, dans l'nsage que la théologie fait des vérités philosopliiques pour établir ses propres conclusions. LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 41 l'intérieur de ce cercle une foule d'hypothèses différentes sont possibles a priori, mais que toute hypothèse située à l'extérieur de ce cercle sera fausse a priori et, par suite, inipossible. C'est tout profit pour la science et pour la philosophie. Tout fait certain découvert par la science limite, lui aussi, en supprimant du coup toutes les hypothèses qui lui sont contraires, le champ de ce qui peut être Vrai; et qui songe à s'en plaindre ? Seulement dans un cas la vérité nous parvient par le tra- vail de l'homme, dans l'autre cas par la bonté de DiEU. Or, pour les penseurs du monde moderne, la différence est consi- dérable. Ce n'est pas la vérité, c'est la manière dont elle nous parvient qui leur importe; et comme ce n'est pas la vérité, mais eux-mêmes qu'ils cherchent, ils n'acceptent de vérité que celle qui passe par eux. Qu'on lise par exemple les spéculations des biologistes sur l'origine de la vie, on verra avec quelle douce assurance ils écartent l'idée d'une création, parce qfu'elle est « théologique )), et y substituent les hypothèses les plus absurdes, comme de supposer que les germes vivants sont tombés du ciel, ou qu'une substance inorganique, solide ou liquide, on ne saurait préciser, col- loïde de préférence, s'est mise un beau jour à respirer, se nourrir et produire une nombreuse progéniture ; et l'on de- vinera sans peine que les penseurs modernes préfèrent a priori, et sans aucune hésitation, dix erreurs venant de l'homme à une vérité venant de DiEU. Ce qu'ils demandent, en réclamant la liberté de la science, ou de la recherche, ou de la pensée, ce n'est pas la liberté d'arriver au vrai, qui songerait jamais à la leur refuser, et 42 ÀNTIMODERNE comment une vérité de la science pourrait-elle jamais contre- dire une vérité de la foi, puisqu'elles sont toutes deux des parties de la même vérité et du même ouvrage divin ? Ce qu'ils demandent, en réalité, ce n'est pas la liberté de la raison, la liberté d'être raisonnables, c'est la liberté du rai- sonnement, la liberté de raisonner sans règle ni mesure, la liberté de se tromper comme ils veulent, autant qu'ils veu- lent, partout où ils veulent, sans autre contrôle qu'eux- mêmes. Et la Raison leur refuse a'bsolument cette liberté. La philosophie, la science, chaque science a, selon son objet et d'après ses procédés propres, un cercle où elle est compétente et à l'extérieur duquel elle est totalem.ent incom- pétente. L'astronome .ne s'aventure pas sur le terrain du chimiste, et celui-ci devient très humble s'il lui faut passer près des champs cultivés par le botaniste; et tous trois en- semble seront sages, avant d'aborder la métaphysique, de se faire métaphysiciens. Or, là même où elle est compétente, la science doit re- connaître l'autorité de la raison, par conséquent de la révé- lation; elle n'est pas indépendante du dogme, dont la certi- tude domine, a priori, toute recherche. Elle est dépendante du dogm.e non pas dans ses principes propres qui relèvent de la raison naturelle, mais dans les conclusions et les résul- tats auxquels elle aboutit. Voilà le principe qu'il convient de reconnaître avant tout. Toutefois, dans ce que l'on appelle au sens restreint, science, j'entends dans la science physico-mathématique, cette dépendance se trouve, par un cas particulier, rendue pratiquement comme nulle. La révélation, en effet, — LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 43 qu'elle nous livre des mystères surnaturels ou qu'elle con- firme des vérités accessibles de soi à la raison, — la révé- lation porte sur des réalités d'ordre historique, sur des évé- nements, par exemple : DiEU a créé le monde ; et sur des réalités d'ordre spéculatif ou rationnel, sur des natures, par exemple : l'homme a une âme immortelle ; et ces événements et ces natures, en ce qui concerne les vérités accessibles de soi à la raison, nous sont d'autant plus connus qu'ils intéres- sent davantage le chef de la création, l'homme. La science, en général, est, elle aussi, historique ou rationnelle. Mais la science au sens restreint, la science physico-mathématique est en premier lieu une partie de la science rationnelle qui s'occupe non de toutes les natures créées, mais des natures inférieures, du monde matériel : c'est-à-dire d'un objet sur lequel la révélation ne nous fait connaître, en fait, qu'un nombre très restreint de vérités; et en second lieu elle s'oc- cupe de ces natures, non pas en essayant de pénétrer leur réalité essentielle, mais en cherchant à traduire certaines de leurs relations extérieures dans un langage, le langage ma- thématique, particulièrement commode à l'intelligence et à la pratique de l'homme. Et ainsi non seulement le nombre des vérités premières inhérentes aux sciences physico-mathé- matiques est extrêmement restreint, mais encore lesdites sciences, en tant qu'on envisage le déroulement de leurs résultats, s'avancent en tournant constamment le dos à ces vérités, et sans risquer de les rencontrer sur leur route, étant occupées uniquement des complications sans cesse croissan- tes du réseau mathématique qu'elles essaient de tendre sur les phénomènes. C'est ainsi qu'en fait, la science moderne 44 ANTIMODERNE proprement dite, stricto sensu, la connaissance physico-ma- thématique de la nature, qui ne s'occupe ni de l'origine ni de l'histoire de la matière, ni de la nature intime de la ma- tière, ni de la constitution de l'univers, mais seulement des variations accouplées de certaines grandeurs abstraites, reste dans son développement, à cause précisément de ce qu'elle a d'inférieur et d'incomplet, indépendante des vérités révé- lées; condition dont les esprits peu exacts ou peu instruits se sont hâtés de profiter, d'un côté pour doter ridiculement toute la science en général de la même indépendance, et d'un autre côté pour confondre avec la science physico- mathématique proprement dite, — indépendante comme on vient de le voir, mais si incomplète qu'elle ne peut dans aucun esprit, si borné soit-il, se suffire à elle-même, — les représentations de l'univers qu'une métaphysique enfantine ou orgueilleuse leur suggérait. Au contraire, les autres sciences rationnelles, biologie, psychologie, métaphysique, et autres, qui ne peuvent point mathématiser, et qui travaillent sur des réalités dont la nature intime leur importe, et les sciences historiques plus encore, cosmologiques ou géologiques s'il s'agit de l'histoire du monde ou de la terre, biologiques s'il s'agit de l'histoire des êtres vivants, historiques au sens étroit du mot, s'il s'agit de l'histoire des nations, le nom n'y fait rien, c'est toujours de l'histoire, les autres sciences rationnelles et les sciences historiques, dès qu'elles essaient d'expliquer les faits qu'elles étudient, s'en vont remontant de phénomène en phénomène ou d'événement en événement jusqu'à des vérités de plus en plus importantes, de plus en plus gêné- LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 45 raies, jusqu'à des natures premières ou des événements pre- miers. Quelques détours qu'elles fassent, et si longtemps qu'elles s'occupent avec la multitude des faits secondaires, il faut bien qu'elles rencontrent sur leur route quelqu'une de ces vérités essentielles. C'est dire qu'elles rencontrent, for- cément, quelqu'une des vérités dogmatiques auxquelles la raison demande que nous nous soumettions. Et amsi, si l'on distribue les sciences dans un ordre progressif, depuis les sciences physico-mathématiques jusqu'à la philosophie, en passant, pour indiquer les étapes classiques, par la biologie, la psychologie, et la prétendue sociologie, on voit qu'elles vont en même temps, à l'égard du dogme, d'une dépen- dance presque nulle à une dépendance de plus en plus étroite. Si la raison exige absolument qu'on reconnaisse cet ordre et cette dépendance, en fait, dans l'application, elle est singulièrement libérale. Elle se méfie, en effet, de notre pa- resse, et ne veut pas que nous confondions avec les dogmes divins quelqu'une de nos conceptions transitoires. Elle sait que jamiais l'homme ne croira assez à la richesse de la créa- tion; elle sait que DiEU est étonnant dans ses moindres œu- vres et que ses pensées ne sont pas comme nos pensées ; c est pourquoi elle fait crédit à la science, veut qu'on laisse les savants pousser aussi loin que possible leurs hypothèses, et se défend d'intervenir au nom de la foi, tant que la contra- diction avec le dogme n'est pas tout à fait irréductible. Il convient, d'un autre côté, de faire confiance à l'esprit hu- main; le même DiEU qui nous a donné la révélation, c'est lui aussi qui a fait l'intelligence humaine, et la logique et la 46 " ANTIMODERNE méthode et la science; là donc où cette intelligence bien employée, où cette science vraiment compétente arrivent non à des hypothèses mais à des certitudes, il est impossible qu'elles se trompent et se trouvent en désaccord avec la vérité; et de fait, sur aucun des points où la science est certaine de ce qu'elle avance il n'y a le moindre conflit entre elle et la doctrine révélée. Ainsi donc ce n'est nullement sur les certitudes de la science, c'est sur les incertitudes de ' la science, sur les hypothèses qu'elle peut former, et c'est en laissant à ces hypothèses le champ le plus vaste possible, ' le maximum de liberté ; ce n'est jamais sur ce qui dans la science est vraiment propre à la science, mais bien sur ce qui lui est le plus étranger, parfois le plus nuisible, que la Foi vient exercer sur la science son autorité restrictive. Eln vérité, la Foi laisse à la science toute la liberté souple et heureuse qui convient à la plus noble des activités pure- ment humaines; mais ce n'est point une liberté d'indépen- dance absolue, une dure et amère liberté d'orgueil, ni cette méconnaissance entière de l'autorité, ni cette insupportable Tyrannie des esclaves révoltés, que le monde moderne en- tend par liberté. Là maintenant où la science, où les différentes sciences sont incompétentes, c'est-à-dire, dans les neuf dixièmes de ce qui arrive au public sous le nom de science, contre les empiétements et les usurpations sans nombre auxquels glis- sent d'eux-mêmes (encore que généralement modestes dans les limites de leur spécialité) les savants de toute science, il faut que la raison, sous peine de périr, exerce rigoureusement son autorité. Or, plus une scienc; est incomplète et infé- lS science moderne et la raison 47 rieure, plus vaste est l'étendue de son incompétence, et aussi, hélas! de ses usurpations. Ainsi les sciences physico- mathématiques, pour prendre un exemple, ne sont positives et compétentes qu'en tant qu'elles mesurent les r)5.1,atifljis quantitatives entre certaines grandeurs abstraites des phéno- mènes, et qu'elles établissent par des lois, c'est-à-dire certaines fonctions de la variation de ces grandeurs. Elles fabriquent de la sorte, pour ainsi dire, une sorte de pellicule mathématique qu'elles essaient d'ajuster à la réalité physi- que, ce qui n'est possible que pour certaines parties de cette réalité, et admet tous les degrés d'approximation, et qui, là même oij l'approximation est le plus parfaite, nous donne une vue sur l'extérieur, non une connaissance véritable de la nature des choses étudiées. Et lorsqu'elles font quelque hypothèse sur la nature intime ou la constitution ou le méca- nisme intérieur des choses, ce n'est point pour prendre cette hypothèse au sérieux, comme si elle était un approfondisse- ment de la nature de la réalité, qu'en fait on n'étudie point pour elle-même, c'est pour s'en aider, comme d'un modèle provisoire, d'une représentation schématique, utile aux es- prits concrets et imaginatifs, des grandeurs purement abs- traites qui font seules l'objet véritable de la science. C'est pourquoi ces hypothèses sont souvent si misérables au pomt de vue logique, et c'est pourquoi la science physico-mathé- matique, après une expérience de deux ou trois siècles, a dû abandonner à leur égard les ambitions naïves de ses fon- dateurs. Mais dès qu'elle s'imagine que les grandeurs qu'elle asbtrait de la réalité, sont l'essence de la réalité, ou que les hypothèses qu'elle construit la renseignent sur la nature vraie 48 ANTIMODERNE des choses et sur le fonctionnement réel de la nature; ou encore que son langage et ses méthodes et ses hypothèses conviennent aux sciences d'un ordre supérieur, et même ont , seuls le droit d'y être acceptés, elle n'est plus ni scienti- fique, ni positive, ni compétente, elle empiète sur un do- maine qu'elle ne peut pas connaître. Toutefois l'esprit hu- main ne peut se satisfaire avec des grandeurs abstraites et des modèles idéaux ; il veut du réel ; et si rien de substantiel ne le nourrit, il faut bien que, fatalement, il glisse à ces empiétements de l'incompétence, et s'égare, cherchant une proie illusoire, dans les bas-fonds de la fausse métaphysi- que qui s'appelle hypocritement science moderne. Contre un tel accident, de fortes études philosophiques et métaphysi- ques sont une protection sûre, et à vrai dire indispensable; mais dont la rectitude même suppose de fait, en général et quant aux dispositions du sujet, une âme soutenue par la sim- ple et ferme adhésion aux dogmes révélés, et par l'autorité souveraine de la Raison régénérée dans la Foi. Quand un savant veut s'affranchir de la métaphysique honteuse qui s'insinue à chaque instant dans la science, il ne peut recou- rir qu'à un moyen d'une efficacité certaine : être intégra- lement fidèle aux vérités révélées, et faire l'unité dans son esprit sous cette lumière supérieure. Aucune influence exté- rieure ne vient vicier et altérer la science fidèle à DiEU, parce que la théologie, à laquelle elle est subordonnée par l'effet d'une hiérarchie et d'une organisation clairement re- connue, définie, délimitée, et accessible de toutes parts à l'examen de la raison, ne touche ni en droit à ses principes, ni en fait à ses résultats certains, mais la protège contre LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 49 l'intrusion des plus fausses hypothèses. Au contraire, la science qui oublie DiEU et qui se moque de la philosophie est viciée et altérée, parce que la métaphysique honteuse dont elle est la servante par l'effet d'une dépendance et d'une connivence inavouée, dissimulée, illimitée, inaccessible à l'examen de la raison, ne touche, en fait, ni à ses prin- cipes ni à ses résultats certains, m.ais vient y adjoindre sour- noisement les plus fausses hypothèses. En exerçant sur la science une autorité restrictive, par- tout oii la science, devenant pseudo-science, se laisse aller aux empiétements de l'incompétence, la Foi purifie la scien- ce, et sans toucher rien de ce qui peut lui donner de la vie et du mouvement, la débarrasse de ce qui lui est une per- pétuelle occasion de perversion. Mais l'autorité de la foi n'est pas seulement restrictive, elle est aussi, et essentiellement, fécondante et créatrice. La réalité est une et vivante, et chaque partie de la réalité, si délimitée que nos méthodes puissent la faire paraître, est en relation harmonieuse avec tout le reste. C'est pourquoi le principe essentiel, le fond propre et fécond de chacune des sciences (comme la plupart de leurs grandes décou- vertes), tirent leur origine de la métaphysique, sont dus à un effort d'approfondissement métaphysique, qui, comme tel, a une portée universelle, et s'applique à ce qui, en ces différentes sciences, se trouve en relation avec leur racine commune. C'est aussi pourquoi toute science, si on la sépare de la connaissance des premiers principes et des vérités pre- mières — qui ne sont pas son objet propre, mais auxquelles 50 ANTIMODERNE elle tient par des relations organiques — va au dessèche- ment et à la mort; l'objet qu'elle connaît est mort, comme la tête ou le bras d'un cadavre qu'un anatomiste dissèque à loisir; ce n'est point une réalité vraie et agissante comme la tête ou le bras d'un corps vivant, qu'on peut bien si l'on veut étudier à part, mais à condition de connaître aussi les lois générales qui régissent le corps tout entier. Or, l'unité I ne peut jamais venir de la juxtaposition et de la cimenta- tion artificielle de ce qui nous est donné séparément; et c'est pour cette raison que toutes les tentatives de la « philo- sophie des sciences » sont inopérantes. L'unité ne peut venir que d'une vérité d'un autre ordre qui domine sans forcément les contenir, les vérités qui nous sont données à part; c'est ainsi que l'unité d'une armée lui vient de son chef (1). Mais pour procurer cette unité, telle qu'en fait il nous la faut, la métaphysique seule est insuffisante, parce que sans le secours des vertus d'en haut notre nature ne peut la possé- * der elle-même que d'une façon beaucoup trop précaire, et parce que toutes les choses du domaine surnaturel étant hors de sa portée, elle se trouve encore très étroite par rapport à l'immense réalité; la doctrine sacrée, seule, nous contente, étant parfaite et parfaitement universelle parce qu'elle vient de Dieu, et solidem.ent enracinée en nous par la Foi. Par î la théologie nous sommes donc en possession de cette pleine unité nécessaire à la perfection de la connaissance ; l'ordre est produit dans notre esprit; en même temps nous sommes ' délivrés de l'ambition vaine de tout expliquer et de tout (1) Aristote, Métaphysique, A 10, 1075 a 15, LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 51. régler à notre mesure. Rétablissant l'esprit tout entier dans la force et dans l'unité, la foi lui conununique, même dans l'ordre purement naturel où se trouvent comprises la philoso- phie et les diverses sciences, une activité, une justesse, une pénétration, une sagesse supérieures. Sans doute celui que la Foi illumine pense à se tourner vers Dieu plutôt que vers les créatures, et s'intéresse moins au temps qu'à l'éternité. Mais ce n'est pas au détriment des facultés naturelles. Conunent oublierait-on la perfection lu- mmeuse, la précision et l'harmonie où l'esprit occidental parvmt grâce à la Scolastique ? Assurément les disciplines inférieures et l'étude de la m.atière étaient fort loin du ren- dement prodigieux qu'elles ont acquis aujourd'hui, mais outre qu'elles étaient en un sens comprises d'une manière plus pro- fitable à l'intelligence humaine, leur méthode actuelle a été sur bien des points préparée et élaborée par les savants du moyen âge. Enfin la « science moderne » elle-même, quoi- qu'elle en ait, ne peut pas nier ce qu'elle doit à la religion; si contaminés d'erreurs que fussent ses fondateurs, ils con- fessaient tout de même le nom du Christ et ils furent parfois de sincères croyants. Descartes, le « père de la philosophie moderne », a fait hommage à Notre-Dame-de-Lorette de cette fille qui devait, si j'ose dire, si mal tourner. Et l'on ne peut lire les travaux de tous ceux qui ont fondé notre science altière, sans être frappé de l'union constante, dans leur pensée, des considérations scientifiques aux considéra- tions, si pauvres fussent-elles et si indignes de leur objet, sur l'action divine et l'ordre divin dans la création, et sana remarquer quel profit la science tirait chez eux de sou voisi- 52 ANTIMODERNE nage avec la religion. Aujourd'hui leurs descendants veu- lent oublier tout cela; et comme, une fois faite la décou- verte première, une fois tuée et ramenée la profitable proie, le dépeçage ensuite ou l'analyse vont tout seuls ou à peu près; comme pour un seul architecte il peut y avoir des cen- taines de manœuvres, et pour un seul génie des milliers de disciples, on a pris l'habitude de n'appeler science que le travail de ces disciples, dont l'immense grouillement finit par cacher le travail primitif, le travail de fond sans quoi il n'y aurait pas de science. III La raison est donc achevée et régénérée par la foi; et cette raison, ainsi établie dans la lumière et conformée à son type éternel, siège en reine et maîtresse, si elle est fidèle, dans l'assemblée des sciences. Mais elle doit veiller sans cesse. Car elle n'est point dans la paix, mais dans la guerre, et son ennemi, tanquam leo rugiens, rôde toujours autour d'elle. Placée par le baptême dans l'ordre surnaturel, il lui faut, surtout quand elle veut (( chercher la vérité dans les sciences )), lutter tant qu'elle est sur la terre contre la nature corrompue par le péché. La curiosité, l'orgueil, la pa- resse, l'envie de savoit des choses élevées, et une sorte d'avarice spirituelle par laquelle on préfère à la réalité la monnaie des concepts qui la représentent, et qu'on aime pour eux-mêmes, la guettent à chaque instant. Certes, la pensée discursive, le concept, la parole, n'est nullement et d'aucune LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 53 manière inapte en soi à la vérité, et il n'y a qu'un Euthy- dème ou un moderniste pour proférer pareil blasphème ; mais dans V usage que nous faisons du concept et de la pensée discursive, nous risquons constamment, si notre raison ne '^" veille, de chercher des images commodes pour notre pra- tique ou faciles à notre analyse plutôt que la vérité ; de nous imaginer ce qui doit être seulement pensé, de généraliser à faux au lieu d'approfondir, de prétendre tout expliquer à notre mesure, et de prendre les impuissances de nos expli- cations pour des conditions du réel. Erreurs où la raison purement discourante va d'elle-même tomber dès qu'elle échappe au gouvernement souverain de l'intelligence ; erreurs de portée immense, et qui deviennent infiniment dangereuses à la santé comme à la beauté de l'esprit humain, aussitôt que la raison abandonne la foi qui la fortifiait et la préser- vait de toute chute grave, aussitôt qu'elle devient orgueilleuse ou infidèle, et qu'elle se cherche elle-même, au lieu de chercher la vérité. En ce temps-là, dit Ezéchiel, lex perihit a sacerdote et consilium a senioribus. L'âge est depuis longtemps venu ovi la raison périt par les philosophes et les savants. Depuis l'époque de la Réforme, oià leur prévarication a commencé de se donner carrière, ils ont peu à peu détruit l'autorité et la vigueur de la raison, ils l'ont par violence et par ruse arrachée du sol fertile où elle croissait librement sous le soleil de Dieu, et transportée dans les caves obscures de leurs misé- rables demeures. Et là ils l'ont maquillée et travestie à plaisir en une ridicule idole qu'ils ont convoqué les peuples à venir adorer. Et c'est. eux-mêmes en vérité et l'ouvrage de ttVS't 54 ANTIMODERNE leurs mains qu'ils adorent, en adorant ce simulacre d'intel- ligence, cette pseudo-raison, pervertie, infidèle à son Créa- teur, dépouillée de la foi, souillée de plus en plus par une inconcevable ignorance, dénuée de toute lumière intuitive, livrée aux fantaisies aveugles du raisonnement déréglé. Op- timi conuptio pessima. Plus glorieux était le sort de l'intel- ligence régénérée dans la foi, plus abjecte est sa déchéance quand elle apostasie. Les philosophes du XVIII® siècle sont une bonne illustration de cette vérité. Depuis lors le mal che- mine peu à peu, gagnant le fond, la réserve commune, les vastes couches populaires où l'esprit humain avait coutume de se renouveler, et s 'étalant, à l'époque même où nous sommes, en une immense nappe de médiocrité. Si bien qu'on peut dire, parlant des temps modernes, que leur carac- téristique est un affaiblissement et une déchéance générale de la raison. Le monde moderne produit et consomme une extraordinaire quantité de denrées intellectuelles. Il n'y a jamais eu tant d'auteurs, tant de professeurs, tant de cher- cheurs, tant de laboratoires et d'instruments, temt de talent, tant de papier. Mais si l'on veut estimer les choses à la qualité, non au poids, on verra ce qu'il en est en réalité, et l'on sera épouvanté de la diminution de l'intelligence. L'in- ielligence au sens vulgaire, l'agilité à remuer des mots, est bien là, et elle règne; mais l'Intelligence véritable n'est plus qu'une pauvresse chassée de partout. En quoi consiste le progrès moderne, au point de vue intellectuel? A substituer l'activité toute matérielle, valant et croissant seulement en quantité, de la raison purement discourante, de la puissance brute de raisonne! laissée à elle-même, à l'activité ordonnée, lS science moderne et là raison 55 valant seulement par la qualité, de l'Intelligence et de la Raison, abaissées, dégradées, ruinées peu à peu. Il semble qu'en ces temps la -vérité soit trop forte pour les âmes, et qu'elles ne puissent plus se nourrir que de vérités diminuées. Toute vérité, pour être acceptée, doit se cacher derrière une plate et écœurante fiction où le sentiment trouve à s'attendrir, l'imagmation à se délecter, le raisonnement à subtiliser. Les vraies spéculations de la raison sont aban- données, la pseudo-intelligence absorbe tous les efforts dans une vaine prétention de critique et d'analyse. La petite mé- canique du raisonnement va sans arrêt, broyant, émiettant, critiquant, discutant, avilissant toute pensée, et transformant tout ce qu'on lui présente, erreur ou vérité peu importe, en une sorte de pâte amorphe qu'on peut découper comme on veut, qui se prête à toutes les manipulations et s'accommode à tous les goûts, et que les instituteurs et les journaux sont chargés de distribuer aux âmes. Mais la réalité, qui a une forme et qui résiste, et qui veut qu'on dise oui ou non, épouvante la raison débile. On ne sait plus choisir; on ne sait plus tirer la conclusion d'un syllogisme, et l'on pense que si tout homme est mortel, et si Paul est homme, cela peut seulem.ent peut-être prouver, à la rigueur, mais sans certitude, et avec beaucoup de bonne volonté, que Paul est mortel. Et l'on ne s'étonne même plus de voir une foule de catholiques, qui savent que leur baptême a fait d'eux les frères des Anges, nourrir leur esprit de sucreries sentimen- tales ou d'opinions vaines, et chercher leur vie loin de l'Eglise. Dans tous les ordres de l'activité humaine la ma- tière déborde et triomphe, délivrée par le goût de l'indivî- 56 ANTIMODERNE dualisme et par l'idéalisme à bon marché de la contrainte oii la tenait, jadis, une Intelligence qui pouvait, armée par la tradition des rudes disciplines de la logique, de l'art ou de la morale, lui imposer la forme et comme le rythme de l'esprit. Il n'y a plus de joie, et la joie est le fruit de l'intel- ligence et de la foi. Il n'y a plus que l'ennui pesant du travail mécanique, et l'automatisme découragé des besognes bassies. Et la terre est désolée, desolaUone desolata, parce qu'il n'y a plus personne qui pense en son cœur. Privée de la lumière de l'intelligence et débarrassée de son contrôle, la raison purement discourante, la raison ba- vardante, occupée, non point de la vérité, mais de monnayer toute notion nouvelle, j'entends de la diviser en éléments qu'elle connaît déjà ou croit connaître déjà, tombe dans tous les vices naturels dont nous avons, plus haut, énuméré quel- ques-uns; elle s'emploie à nier toute vérité qu'elle ne « com- prend » point, c'est-à-dire qu'elle ne peut recomposer à sa guise avec des parties déjà connues; à nier, en définitive, toute vérité qui n'appartient pas à l'ordre des agencements mécaniques de solides matériels; et effaçant de toute chose son originalité propre, afin de réduire toutes choses aux quel- ques types conventionnels, sans effigie, convenant à tout et à rien, que seuls elle reconnaît, à remplacer la glorieuse réa- lité des oeuvres divines par une pâle et morte image, banale, usée, délavée, faite uniquement avec des vraisemblances et des possibilités, et qui ressemble à un jouet de quatre sous découpé dans du carton. A la seule idée de l'absolu cette raison dépravée tombe en défaillance; à l'idée du surnaturel elle s'exaspère. A ses LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 57 yeux le bien et le mal sont des préjugés de hottentot, le beau et le laid des notions tellement « relatives » que sans le secours de la sélection sexuelle, elles se volatiliseraient. La distinction du supérieur et de l'inférieur, partout où il s'agit d autre chose que d'une différence de température ou de niveau d'eau, lui paraît mythologique ou, en tout cas, singu- lièrement héréditaire. Elle aime l'égalité par en bas, et pour elle tout s'équivaut et peut indéfiniment s'entre-chan- ger; c'est pourquoi l'idée de V élection d'un peuple, ou de la vocation d'un homme, lui procure une petite fureur. La hiérarchie des qualités et des essences, toute hiérarchie, comme toute harmonie et toute finalité, lui semble une allé- gorie dangereusement dénuée de tout caractère positif. Gé- nie, liberté, providence, perfection, souveraineté, sainteté, grâce et gloire sont pour elle des mots de l'autre monde. Le mot de réalité lui est suspect; celui de vérité bien davantage. Et quant au nom très saint de DiEU, elle le rem- place heureusement par le mot plus satisfaisant d'évolution. Elle ne peut saisir ni l'unité, ni la simplicité, ni la conti- nuité, ni le mouvement, ni la vie, ni la durée, ni l'éternité, ni l'être, ni une cause, ni une fin. Elle ne sait que nier. Elle se rit des questions de vie et de mort. Et la pauvre âme qui se fie à cette caricature de la raison, et qui veut malgré tout la vérité, croit naïvement que le « vrai )) se confond avec ce nihilisme désespérant ; elle croît que tout ce qu'elle aime et sa vie même n'est qu'illusion; avec une ardeur inquiète qui est encore de l'amour, elle s'élance vers les plus menteuses apparences de bien; elle se livre aux bavards et aux sophiates; ils ne la lâcheront pas qu'ils ne 58 ANTIMODERNE l'aient rendue complètement aveugle. — Miserere met, Fili David. — Quid tibi vis faciam? — Domine ut videam. Ah ! quelle résurrection de lumière, quand JÉSUS touche ces yeux morts avec ses doigts bénis qui ont fait le ciel et la terre 1 Toute la terre est remplie d'aveugles et d'estropiés, et qui ne demandent point la guérison. Nos yeux ne savent point apercevoir leurs difformités, mais nos âmes n'éprou- vent que trop la pesanteur enfiévrée de cette atmosphère d'hôpital, où les ailes de l'espérance peuvent à peine se déployer. Ces innombrables malades furent créés jadis à l'image de DlEU, mais combien d'entre eux sont encore des hommes ? Les uns « embrassent de leurs mains les pierres et les arbres. Agrippés à tous les objets de cette sorte, ils soutiennent que cela seul existe qui résiste au toucher et donne prise aux sens; ils confondent dans leurs définitions le corps et l'essence; et si quelque philosophe se hasarde à leur dire qu'une chose qui n'a pas de corps existe, aussitôt ils le méprisent complètement et ne veulent plus rien en- tendre » (1). Les autres, gravem.ent assis par terre, hochent constamment la tête en répétant que tout est relatif, et après avoir amplement raisonné, ils opinent d'une m.anière doc- torale qu'on ne saura jamais si DiEU existe et si le soleil brille; mais comme en attendant il faut bien vivre, ils font toujours comme si DiEU n'existait pas et comme si le soleil était éteint ; et n'ayant pas même la solidité des pierres et des arbres à embrasser de leurs mains, ils sont encore (1) Platon, Sophiste. 246 A. LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 59 plus vides et plus dénués que les premiers. D'autres, enfin, sont possédés d'une telle manie d'analyse qu'ils refusent l'accès de leur âme à toute vérité qu'ils ne « comprennent » pas à leur manière, c'est-à-dire qui n'est point ramenée tout entière à autre chose qu'elle, et ainsi de suite jusqu'au néant; et ils se dévorent eux-mêmes dans l'éternelle aridité de leur esprit. Mais les uns et les autres sont d'ordinaire également fiers de leur état, et se dévouent d'une façon philanthro- pique à l'instruction du peuple et à la conduite des nations. Et daho pueros principes eorum, et effeminatî dominabun- tur eis. Mais si l'intelligence est à ce point languissante et dé- gradée, c'est principalement par la faute des philosophes et des savants, conquisitores hujus sœculi. En voulant tout reconstruire sur leur table rase, ils n'ont pu faire surgir qu'un informe chaos. Parmi les confusions qui leur sont le plus naturelles, nous ne retiendrons, pour l'objet qui nous occupe, que les suivantes : Confusion entre la science proprement dite, et la pseudo-science qui juge de tout, avec l'étendue illi- mitée de son incompétence; et osmose entre l'une et l'autre, la science communiquant à la pseudo-science les apparences de l'exactitude et de la rigueur, et la pseudo-science com- muniquant à la science ses généralisations enfantines et ses sous-entendus; confusion de toute science en général, ra- tionnelle ou historique, avec la science physico-mathéma- tique, et par suite extension à toute science en général de l'indépendance à l'égard du dogme qui ne convient à la science physico-mathématique que par un cas particulier, et \ 60 ANTIMODERNE parce qu'en fait elle ne vient jamais rencontrer une vérité de dogme; confusion entre les principes propres de chaque science (qui viennent de la raison naturelle, non de la théo- logie) et les conclusions quelconques auxquelles chaque science peut conduire (et qui sont soumises au contrôle de la théologie) ; et extension abusive aux secondes de l'indé- pendance de fait qui est naturelle aux premiers; confusion entre l'indépendance de fait dont jouissent les certitudes ac- quises par la science, parce que, en fait, l'esprit humain est malgré sa faiblesse une belle créature de DiEU, armée pour la connaissance, et que jamais en fait, quand la science est certaine de quelque chose, elle ne contredit le dogme, avec une indépendance de droit dont jouirait toute hypo- thèse quelconque formée par la science; confusion entre la liberté de trouver la vérité et la liberté de se tromper comme on veut; confusion enfin entre les droits de la vérité et la vanité des savants; entre le respect qu'on doit à la vérité et la vénération qu'on devrait à la « science », c'est-à-dire à l'esprit de l'homme; entre le respect qu'on doit a une vé- rité et la vénération qu'on devrait à toute idée ou toute ima- gination étiquetée scientifique, et rendue ainsi sacrée. Toutes ces confusions sont renfermées aussi convenablement que possible dans un lieu commun tel que la Liberté de la pensée ou la Liberté de la science. Toutes ces confusions ne viennent point, au reste, d'une cause étrangère, accidentelle et imprévue, survenue un cer- tain jour et comparable à quelque maladie qui aurait attaqué la pureté limpide d'une innocente science. Non; elles étaient présentes dès l'origine même de la « science moderne », LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 61 elles entouraient son berceau, elles l'ont accompagnée au cours de son développement. On sait que certains germes vivants, constitutionnellement sains d'ailleurs, sont parfois infectés par quelque microbe aussitôt que conçus. Ainsi la science moderne a apporté avec elle, dès l'instant qu'elle vit le jour, la maladie qu'elle tient de l'orgueil. Le mal a grandi en même temps que l'enfant. Et maintenant qu'ils ont tous deux pris de l'âge, les symptômes du mal sont devenus si apparents, et si faciles à distinguer des phéno- mènes de la vie normale, qu'une médication énergique pour- rait sans doute, à supposer, malgré l'absurdité d'une telle hypothèse, qu'on voulût bien l'accepter, expulser le mal et chasser l'orgueil du vaste corps de la science, au grand profit de celle-ci. En tous cas cette distinction entre la science et le parasite qu'elle porte avec elle, cette analyse, cette épuration, cette purgation de l'esprit est le premier devoir de la vraie philosophie. Mais pour ce travail il faut des philosophes, non des brise-raison, et si un grand philosophe contemporain s'y est employé avec succès, — au moins dans la partie négative de son œuvre, — en peut craindre néan- moins, que certains de ses disciples, les petits bergsoniens de Mégare ou d'Elis, n'aient pris le parti de détruire le mal par la suppression du malade, et de se délivrer de la pseudo- science en se débarrassant de la raison... La science moderne, et je ne parle pas ici de beaucoup de travaux de la catégorie histoire naturelle (minéralogie, botanique, entomologie, etc.) ou histoire, dus à la seule patience d'admirables observateurs ou de consciencieux éru- dits, et qui n'ont rien de spécifiquement moderne; je ne 62 ANTIMODERNE parle pas non plus de ce que l'analyse isole et définit comme pure et vraie* science, ni du merveilleux instrument de domi- nation des phénomènes que les disciplines expérimentales ont progressivement élaboré; je parle du grand torrent d'étu- des, de théories et d'hypothèses qui roule, depuis la Renais- sance, à la suite de la physique mathématique et de la philo- sophie rationaliste, et qu'on appelle en bloc la science moderne; la science moderne n'a jamais été tout uniment une simple et tranquille étude de la nature, faite par d'hum- bles âmes amoureuses de la vérité, sachant ce qu'elles doi- vent à Dieu et coimaissant les limites de leur savoir. J'en- tends bien qu'un grand nombre de savants furent, en effet, ornés de toutes ces vertus. Mais je dis qu'ils étaient embar- qués dans une entreprise dont une certaine Métaphysique insidieuse, ou plus exactement une certaine Théologie, la théologie du salut par la Raison, avait saisi la direction, et qu'on peut les accuser de quelque candeur s'ils ne s'^n sont point aperçus. Les intellectuels ivres d'hypothèses, les enthousiastes du nombre, les mystiques de la nature, qui furent en grande part les fondateurs de la science moderne, — bien qu'en théorie ils séparassent fort bien la science de la désobéis- sance, allaient en réalité, par l'énormité de leurs ambitions, et parce qu'ils chérissaient uniquement la science humaine, à la revendication de l'indépendance spirituelle, c'est-à-dire au dévergondage de l'esprit. Assurément ils savaient trop bien leur catéchisme pour confondre l'autorité souveraine de l'Eglise en matière de foi avec les prétentions que leur opposait en matière de science un aristotélisme atrophié, ou- LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 63 blieux des grands principes de la scolastique. Toutefois, la discipline théologique et l'autorité du dogme leur étaient un joug insupportable, ils s'y conformaient encore en apparence et par formalité, mais ils ne les reconnaissaient plus dans leur cœur : non qu'ils fussent incroyants ou athées, comme la plupart de leurs disciples modernes, mais parce que leur désir et leur hâte de posséder le monde étaient plus grands que leur foi. Inerme foi, qu'on gardait, soit à cause de la divine ténacité du baptême, soit par respect pour la reli- gion, mais qu'on gardait de côté, pour que l'esprit se nourrît seulement de terrestre philosophie ! Dès lors, l'ennemi de Dieu préparait la science, par une infidélité d'intention, une infidélité morale, à l'infidélité déclarée, à l'infidélité intel- lectuelle, et à devenir, grâce à la pseudo-science, une ma- chine de guerre contre l'Eglise, un furieux bélier contre la tour de David. Et le tumulte reprit de plus belle au XIX* siècle, quand la pseudo-histoire vint s'adjoindre à la pseudo- science. Certes, la science, en tout ce qu'elle a d'exact et de véridique, n'est absolument rien de cela; mais précisé- ment parce qu'on ne la distinguait point des plus vaines amplifications philosophiques, on entretenait à plaisir les in- nombrables confusions que protège et nourrit le lieu com- mun, cité plus haut, de la liberté de la pensée. Ainsi liée, non par nature, mais par les circonstances de sa naissance et les vices de ses progéniteurs, à l'orgueil intellectuel et à la vanité rationaliste, la science moderne est devenue, à la fin, cette grossière divinité qu'on adore dans les écoles pri- maires, cette forteresse de l'esprit du monde, ce magasin de confusions et d'idées fausses où l'erreur se fournit cons- 64 ANTIMODERNE tamment de munitions, cette épaisse et pesante sagesse selon la chair qui menace d'écraser l'esprit humain. Comment s'étonner, dès lors, que l'intelligence, privée de toute discipline supérieure, et livrée à un individualisme stérilisant, ait constamment dépéri à mesure que la science progressait ! La notion même de la raison a fini par s'obs- curcir, et l'Intelligence a été remplacée par la « fa- culté critique », par la prétendue raison du rationalisme. Alors il ne s'agit plus pour l'esprit que de démonter et de remonter à l'intérieur de soi un univers d'idées claires, et de s'expliquer toute chose par réduction aux plus simples éléments conceptuels préexistant en lui. Une telle idée, omettant seulement ce petit point que l'intelligence saisit l'être même, et s'ordonne à l'être, conduit forcément l'esprit humain à chercher sa fin en lui-même, non dans l'être; en conséquence à substituer sa propre science à la science de Dieu, qui est l'a règle de l'être, et par suite à vouloir tout mesurer à la science humaine (l); de plus, les vérités mathé- matiques étant les seules que notre esprit découvre ou croit découvrir en lui-même, à substituer, comme fondement du réel, l'idéalité mathématique à l'être de DiEU. En un mot, la (( raison » du rationalisme doit fatalement se réduire à la raison purement discourante. (l) L'être de Dieu est son iiitellection, et Viiilellcction de Dieu est la mesure et la cause de tout autre être et de toute autre intellectioii. Sutnn iatelligere est mensura et causa omnis alterius esse. (Saint Thomas. S. th. I, q. XVI, 5.) D'où il suit que si on substitue la science de l'honiine à ht /■ science de Ditu, la science de rhomnie prétendra aussi être la mesure de toute chose ; au lieu de s'ordonner à l'être, elle prétendra ordonner l'être à elle-même, et par là dissipera toute vérité et se dissipera elle- même. Telle est, au fond, la vraie raison de l'idéalisme, du subjecti- visriie, du relativisme, etc., des philosophes modernes. LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 65 C'est bien de cette pseudo-raison du rationalisme que relève la science moderne, lorsqu'elle unit et confond avec l'étude purement scientifique de la nature — seule officiel- lement avouée — le sous-entendu perpétuel que DiEU n'exis- te pas, que rien n'est réel que ce que l'homme sait ou croit savoir expliquer, et que rien n'est vrai que le mathé- matique. On en vient alors, confondant cette pseudo-raison avec la raison, comme la pseudo-science avec la science, à séparer la raison de la foi, et à déclarer qu'il faut aban- donner la raison pour être chrétien ; erreur très détestable qui doit pourtant, puisque Pascal semble l'avoir frôlée, être naturelle à tout esprit formé par la science moderne, si puis- sant et si pénétrant soit-il, quand il n'est point nourri et protégé par la doctrme théologique. La Foi seule, la foi catholique, la foi simple, mais ins- truite et vivante, en l'enseignement ample et mesuré, lié en toutes ses parties, fort, nourrissant, pacifique, de l'Eglise vfj anin:e i ntpnt de DiEU, auiait pu défendre efficacement l'Intelligence. Mais, au contraire, c'est au moment même oii les autres disciplines, purement humaines, et comme telles nécessairement mélangées, imparfaites et exposées au dé- sordre, prenaient un énorme accroissement, et se trouvaient tout naturellement incitées à la présomption par leurs éton- nants succès, qu'on se mit à négliger la théologie et à se contenter d'une foi ignorante et diminuée. Dès lors il suf- fisait, pour endormir et aveugler cette insuffisante foi, grâce à la complaisance et à la médiocrité des catholiques en ces temps, d'assurer, ce qui est vrai, que la science n'a pour 66 ANTIMODERNE objet que l'étude de la nature, non les vérités surnaturelles, mais en substituant à la doctrine catholique de l'obéissance due à Dieu et à la révélation, en toute science, naturelle ou autre, la notion de la neutralité, à l'égard de la foi, des sciences de la nature. 11 n'y a point de notion qui marque mieux que celle-là l'étonnante dépression de la raison dans les temps modernes; y a-t-il donc moyen d'être neutre à l'égard de DiEUP Ou bien la parole de JÉSUS-ChrisT : Ce- lui qui n'est pas avec moi est contre moi, n'est-elle pas ap- plicable à la race des savants ? Être neutre consiste à ne pas dire que DiEU existe et à ne pas dire que DiEU n'existe pas. Il faut donc faire comme si DiEU existait et faire comme si Dieu n'existait pas : Attitude qui a un sens si DiEU est inexistant ou s'il ne demande absolument rien, car alors, comme dans les deux cas on ne lui doit rien, en faisant comme si DiEU n'existait pas, on fait en même temps comme si Dieu existait; mais qui est le type même de l'absurdité si Dieu existe et s'il demande quelque chose, car alors en faisant comme si DiEU n'existait pas, on fait nécessairement le contraire de ce qu'il faut faire si DiEU existe. Quand donc on déclare que la science est neutre, en réalité on nie la foi catholique d'une façon radicale, on nie qu'il existe une vérité, une vie, un ordre supérieurs à la nature. C'est pourquoi, parmi les représentants attitrés de la philosophie moderne, il y a bien des hommes qui, selon le mot de Mgr d'Hulst à propos de Descartes, sont chrétiens et sont philo- sophes, il y en a peu qui soient des philosophes chrétiens. En rappelant à nos philosophes que le baptême oblige en philosophie comme ailleurs, vous provoqueriez en eux, par LA SCIENCE MODERNE ET LA RAISON 67 votre défaut de tact, un étonnement sincère, vous leur feriez de la peine, vous manqueriez à la négation fondamen- tale sur laquelle ils vivent. Cette négation n'est pas le fait de la science, mais de la métaphysique honteuse qui se cache derrière la science. Seulement on dissimule soigneusement cette négation sous l'équivoque du mot neutralité, et l'on fait croire aux ignorants que les conclusions contraires au dogme auxquelles on aboutit sont le résultat de la science « impartiale » ; alors qu'elles étaient là, dès le principe, comme le fruit d'une métaphy- sique, souvent à peine consciente, qui n'est que le plus simple vêtement intellectuel de la vaine gloire. Si enfin on ajoute à cela que cette métaphysique n'a d'autre point d'appui avoué que ces prétendus résultats de la science, on aura quelque idée de l'incomparable cercle vicieux dans lequel tourne sans cesse la pensée moderne. Le pape Léon XIII l'a dit dans une encyclique célèbre, la science du physicien et celle du théologien ne sauraient se contre- dire, puisqu'elles émanent toutes deux de la vérité. Mais 11 Va de soi que cette proposition doit s'entendre ainsi : la science ne saurait contredire la foi si la science est de bonne foi. Or la (( science )) qui se déclare neutre, c'est-à-dire qui se met dès \ë principe, et en essayant de le dissimuler, au service d'une métaphysique niant et contredisant la foi, et qui donne pour ses propres résultats les hypothèses de cette métaphysique, cette prétendue science n'est pas de bonne foi. Non seulement infidèle, mais perfide, elle trompe les âmes et les pervertit complètement. Autorisés ou séduits par elle, les « intellectuels » mo- 68 ANTIMODERNE dernes se mettent, d'abord dans l'étude de la nature, et puis en toute question, et sur les sujets les plus saints, à user de la lumière naturelle au gré de la concupiscence des yeux. Ils se moquent des exigences de la raison. Ils n'aiment pas la vérité, mais les excitations mentales. Ils ont le prurit aux oreilles, ils se donnent une foule de maîtres pour flatter leurs désirs (1). La sottise est leur récompense. C'est ainsi qu'en devenant l'éducatrice des esprits, la Science moderne fait régner en eux une espèce d'hérésie universelle, une atmosphère de ténèbres qui est la mort de la raison et qui, ajoutant pour ainsi dire une nouvelle déché- ance à la déchéance originelle, fait que la grâce, pour toucher les cœurs, doit opérer une double régénération : il ne faut pas seulement qu'elle donne la vie surnaturelle à une raison déjà vivante, il faut qu'elle ressuscite la raison elle-même. Et maintenant, si la philosophie est quelque chose, elle a pour premier devoir de préparer en cela les voies de la grâce. — Sans doute elle prêcherait dans le désert, — dans le désert atroce et ridicule, dans ce désert parfaitement aride que le diable appelle en allemand la Culture mo- derne. Toutefois, quelques-uns l'entendraient peut-être. 1910. (1) Saint Paul, II Tim. iv, 3. LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE \ Chapitre II LA LIBERTE INTELLECTUELLE 'O 0£ crocpoç... aÙTapotécTaxoç , Aristote (Elh. Nie, x, vu). I En droit, la raison humaine, avec les seules forces de la nature, a tout ce qu'il faut pour connaître la vérité naturelle; et même les vérités fondamentales telles que l'existence de Dieu résultent si aisément du jeu spontané de nos facultés, avec le secours ordinaire que DiEU nous donne dans l'ordre de la nature, qu'on peut les considérer comme une dot de nature, dont tout homme, ignorant ou savant, est gratifié. La raison à elle seule est donc capable, absolument parlant, de découvrir peu à peu, à partir de ces vérités primordiales, le monde admirable des vérités métaphysiques et des vérités morales, de ces vérités qui donnent à l'amie la plus haute joie qui lui soit naturellemient accessible, et qui sont en elle comme les pierres d'attente du dogme révélé. Elle est ca- pable aussi de discerner, dans des signes comme les miracles ou commie l'Eglise, non pas sans doute l'action de DiEU auteur de l'ordre surnôfcturel — cela, la voix du Père seule 72 ANTIMODERNE le révèle en donnant la grâce (1), — mais l'intervention directe de DiEU auteur de la nature, et d'établir ainsi le faii de la révélation. Cette intégrité de la vérité naturelle, tous ces biens intellectuels sont à la portée de la raison, elle peut les atteindre. En fait pourtant il n'est pas d'absurdité, disait déjà Cicé- ron, qu'un philosophe ne se soit trouvé pour soutenu, et l'histoire des sagesses antiques décèle si nettement et si uni- versellement une véritable impossibilité pratique, pour la raison philosophique, d'éviter l'erreur, que la doctrine d'Aristote, malgré ses quelques déviations, et en général le développement du génie grec, ne semblent explicables que par un secours tout spécial de la Providence, et même une sorte d'inspiration naturelle. La raison humaine, laissée à ses seules forces, ne conserve et n'augmente sa moisson de vérités qu'en y mêlant l'erreur à foison, et devant les signes de la Révélation, elle se trouve d'ordinaire aveugle, en fait, comme les sages du monde romain devant le Chris- tianisme naissant. Cette impuissance est la marque par ex- cellence de sa faiblesse et de sa misère. Ce pour quoi elle est faite, ce qui est à sa portée, ce qu'elle a les moyens suffisants d'atteindre, c'est cela qu'elle n'atteint pas (2). (1) Cf. R. P. GAnRiGOU-LAGRANGE, Le Surnaturel essentiel et le Siirrw- turel modal selon les Thomistes (Rev. thom., mai-juin 1915) ; La Surna- f.iruUté de la loi {Rev. thoin., janv.-fév. 1914). De Revelationc, t. 1, cliap. XIV. /> (2) Pour employer le langage des théologiens, il faut dire que dans l'élat de nalui'e décliue. la raison est capable « )>l)ysi(iU.'incul )> do connaître, avec ses seules forces, toute vérité d'ordre naturel, mais qu'il ne lui est pas vwralemcitt ])ossU)lc, sans le secours d'une grâce siiéciale ou de la révélation, de posséder, sans y mêler l'erreur, l'ensemble de - es vérités. Cf. Saint Thomas, Contra Génies, I, iv ; Gonet, de Gralia, disp. I, a. 1. § 4 ; Garrigou-Lagrange, de Revelationc, t. I, pp. 411-415. LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 73 Impuissance accidentelle et relative, sans doute, non es- sentielle et absolue. Impuissance générale pourtant, et dont les causes doivent par suite être constantes. On peut dire d'abord, à ce point de vue, que DiEU, nous donnant en fait dans l'ordre surnaturel et par la Révélation tous les secours convenables, et au delà, n'est pas tenu de nous donner dans l'ordre naturel le secours permanent et efficace qu'il ne nous aurait pas refusé au cas où il n'eût pas destiné l'homm.e à une fin surnaturelle (I). On peut invoquer aussi la débilité ' naturelle de l'intelligence humaine, — qui occupe le der- nier rang parmi les esprits, — et les blessures que le péché d'origine a laissées en nous. Mais à pousser plus avant l'analyse, il semble bien que dans toutes les grandes erreurs philosophiques on pourrait retrouver l'action de certaines grandes causes de déviation, auxquelles la raison philosophique est perpétuellement expo- sée par nature, et qu'elle ne saurait, en fait, réussir à éviter toujours. Ces grandes causes de déviation sont avant tout, à nos yeux, un désordre de la raison quant à la fin de la re- cherche intellectuelle, et un désordre de la raison quant aux moyens. Un désordre de la raison quant à la fin de la recherche : l'intellifrence humaine étant, comme intelligence, naturel- lement faite pour l'être en général et sans restriction, et ayant ainsi une capacité naturelle infinie, au point que saint Tho- l'^ort}' mas (2) lui attribue un désir naturel, bien qu'inefficace et (1) Cf. Gard. Franzelin, De div. tradîtîone, p. III, c. 3, § iv. (2) Smn. theol., I, q. 1^, a. 1; I-II, q. 3, a. 8. Compend. theol., cap. civ, cv, cvi. 74 ANTIMODERNE tout à fait Impossible à satisfaire avec les seules forces de la nature, — non pas, à coup sûr, de la vision béatifique, dont la grâce seule nous donne et l'idée et le désir, — mais de voir DiEU en tant que Cause première et Auteur de la nature, il est presque immanquable que dans l'état de na- ture déchue l'ignorance extrême et la privation où nous nous trouvons plongés, comme la fermentation et la désharmonie de nos facultés blessées, exaspèrent, chez ceux qui cherchent les causes des choses, ce désir naturel de l'être, mais en le pervertissant, et le transforment en une sorte d'appétit vague et violent d'un paradis terrestre de vérité, d'une science par- faitement compréhensive et en réalité vraiment divine, capa- ble d'épuiser l'univers, de nous rendre ici-bas parfaits et bienheureux, et que la raison, avec ses seules forces natu- relles, soit apte à nous procurer. Pour autant que la fin à laquelle s'ordonne l'esprit humain est ainsi faussée, pour autant l'opération même de l'esprit est faussée, et l'erreur est inévitable, comme le montre bien l'histoire des philosophies de l'Inde et de l'Orient, des grands systèmes antésocratiques, de la sagesse platonicienne, de la vertu stoïcienne, etc. Et ainsi c'est dans la mesure où il veut obtenir par lui-même une divine plénitude de science impossible à la nature, mais que DiEU, dans un autre ordre, et d'une tout autre manière, et avec des largesses insoupçon- nées, avait décidé de lui donner gratuitement, que l'esprit de l'homme manque sa fin naturelle. L'autre grande cause de déviation, c'est un désordre de la raison quant aux moyens de la recherche Intellectuelle : il s'agit là d'un vice de méthode, par lequel, considérant LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 75 non l'objet qui est devant lui et dont il ignore tant de choses, et qui est sa règle et son maître, mais le peu de science qu'il a réussi à acquérir, l'esprit prétend tout expli- quer avec ce qu'il connaît déjà, et faire le monde à sa me- sure. Pour autant qu'il procède ainsi, pour autant l'esprit se fausse et se dérobe à la vérité. Et ce vice est d'autant plus difficile à éviter que la raison est plus savante, ou moins humble. Voilà, croyons-nous, les causes les plus générales pour lesquelles la raison des sages dévie de la vérité et se mon- tre entièrement impuissante, en fait, à achever avec ses seu- les forces et à purifier des pires erreurs l'édifice de la philo- sophie, à atteindre cette belle unité, à saisir l'ensemble des vérités métaphysiques et morales, qui constituent pourtant son objet naturel, et qui en elles-mêmes sont à notre portée. En face des faits qui prouvent la Révélation, la raison des sages, pour les mêmes causes, se couvre presque fatalement d'une sorte de voile philosophique (1), qui l'empêche de penser qu'une réalité puisse exister à l'égard de laquelle toute sa science soit comme un brin de paille. Quant au genre humain pris dans son ensemble, la diffi- culté même des questions philosophiques, l'impossibilité où se trouve le plus grand nombre de leur consacrer assez d'étude et assez de temps, et l'obstacle apporté par le désordre des facultés sensitives, n'expliquent que trop la complète impuissance où il se trouve, en fait, d'assurer par les seules forces de la nature la rectitude de sa connaissance (1) Cf. notre étude sur la Philosophie bergsonienne, p. 465. 76 ANTIMODERNE spéculative et pratique (1). C'est en ce sens que le Concile du Vatican, après avoir affirmé la validité et les droits de la raison dans le domaine de la vérité naturelle, et tout en rapportant la nécessité absolue de la Révélation au fait que Dieu nous a gratuitement destinés à une fin surnaturelle, indique que la Révélation était requise, d'une nécessité morale ou de convenance, pour que les vérités indispensables de l'ordre naturel pussent être connues de tous aisément, avec pleine certitude et sans mélange d'erreur (2). Cette impuissance où la raison se trouve, en fait, d'at- teindre avec ses seules forces l'ensemble des vérités qui en elles-mêmes lui sont accessibles, on ne peut pas l'appeler, à proprement parler, un servage. C'est une faiblesse, une mi- sère; ce n'est pas une aliénation définitive de la liberté et de la vie de la raison. Chaque fois que celle-ci tombe sous la loi de l'erreur, elle s'asservit en réalité, mais elle de- meure toujours libre, à chaque occasion, d'éviter l'erreur, et elle reste ordonnée à l'être. II Le cas de la philosophie moderne est tout différent II ne s'agit plus ici de la raison laissée à ses seules forces na- turelles. Il s'agit d'une raison livrée à l'apostasie. (1) Cf. Sum. IheoL, I, q. 1. a. 1 ; II-II, q. 2. n. 4. (2) Denzinger-Bannvvart, 1786. — Cf. Vacant, Etudes théologiques sur le Concile du Vatican, t. I, p. ,"47. Le mot même de nécessité inoralc n'est pas dans le texte conciliaire, mais le sens ne fait pas de doute. « l'our arriver à cette connaissance (des vérités naturelles), avait dit Mgr Casser, rapporteur de la Députation de la Foi, l'homme, tel qu'il est présentement, rencontre tant et de si grands obstacles, qy'.on p4'»:it affirmer que la révélation surnaturelle est moralement nécess^_ ^ » LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 77 La raison chrétienne était dans la lumière de la foi. Ele- vée à l'ordre surnaturel, elle savait les secrets cachés en Dieu, et que lui seul peut faire connaître; elle avait sur les vérités naturelles les certitudes et les garanties de la Révé- lation, la grâce l'avait rétablie dans l'ordre, dans l'équi- libre, dans sa force native, et elle pouvait ainsi progresse! indéfiniment dans la science; autant qu'il est possible avec les misères de la condition terrestre, elle possédait intacte la vérité de DiEU. C'est de cet ordre qu'elle s'est détachée, c'est cette vérité qu'elle a laissée, en revendiquant l'indé- pendance absolue, en rompant avec DiEU et en rompant ave(f l'être. Un tel résultat ne pouvait s'obtenir qu'au prix d'unr altération profonde de l'activité connaissante. « L'amoui égoïste de soi-même, dit sainte Catherine de Sienne (1), est comme une ténèbre qui recouvre la lumière de la raison et éteint en elle celle de la foi. On ne perd pas l'une sans perdre l'autre. » Les deux péchés intellectuels que nous avons relevés plus haut, l'ambition d'acquérir, avec les seules forces naturelles, une science (à dominante mathématique désormais) parfaite et exhaustive, et le parti-pris de façonner le réel à la me- sure de l'esprit humain, étant le principe secret de cette séparation de la raison d'avec l'ordre vrai, devaient cesser d'être des accidents menaçant constamment la connaissance, pour devenir la règle même et la loi de celle-ci. C'est là, à vrai dire, la signification foncière de la réforme cartésienne. L'esprit, dès lors, entrait réellement en servitude, car il (1) Dialogue, XXI (51) [éd. Hurtaud]. 73 ANTIMODERNE se trouvait lié à l'erreur par une sorte de contrat, et il devait fatalement subir, au terme de la philosophie moderne, le joug de l'absurdité déclarée et formelle, qu'il s'agisse du logicisme hégélien, posant que l'être et le néant sont la même chose, ou de l'anti-intellectuaiisme bergsonien, affirmant que (( le changement est la substance même des choses » (1). Cet état de servitude a plusieurs signes manifestes : d'abord l'affaiblissement de la raison, qui tend à perdre à la fois et la ferme lumière des premiers principes, primordiale intuition de l'être, et l'élan vivant, inclinatio ou conaius, qui la porte naturellement vers sa fin, vers l'être intelligible, et la fidélité à l'expérience, par où l'être lui parvient; et qui, ainsi désaxée ou décentrée, se réduit à l'exercice ma- tériel du raisonnement, d'un raisonnement sans fin qui émiette et dissout infatigablement le pain de l'intelligence, et qui ne peut Jamais conclure par oui ou par non. Ensuite la tyrannie du scientisme, qui, ayant choisi la Mathématique comme instrument universel et régulateur sou- verain du savoir, courbe uniquement la pensée sur le détail physique, proscrit la connaissance des causes et des réalités suprêmes, avec la haute intellectualité qu'elle suppose, re- fuse d'appeler science autre chose que la science des phé- nomènes sensibles; et qui, d'autre part, ayant posé comme un dogme que la science humaine est une fin dernière, qu'elle se suffit et qu'elle nous suffit absolument, qu'elle est la mesure universelle, qu'elle connaît tout ce qui est connais- (1) Bergson, La Perception du changement, Oilord and London. Henry frowde, l'Jll, pp. '24 et 34. LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 79 sable, ne renonce à la prétention naïve d'épuiser le réel et d'expliquer toutes choses avec la « Science » dite posi- tive que pour arborer la prétention savante d'étreindre par des vérifications purement sensibles toul« la cognoscibilité de l'objet, interdit à l'esprit d'adhérer à tout ce qu'il ne croit pas avoir vérifié ainsi (c'est-à-dire, en définitive, à quelque vérité que ce soit), le force à l'impossible besogne d'épuiser par le menu l'infinité des phénomènes et des événements, remplace l'intelligence par la perfection toute matérielle des procédés techniques, et substitue à l'intelli- gibilité la possibilité d'être recomposé ou reconstruit à l'aide d'élém.ents mathématiques ou de représentations spatiales. Ainsi le scientisme impose à l'intelligence la loi même du matérialisme : cela seul est intelligible qui est vérifiable matériellement, et qui se réduit intégralement à une réalité inférieure. De là vient que le premier degré, le premier état du scien- tisme, est représenté par le mécanisme universel, asservis- 5ant la philosophie, et toute discipline supérieure, à la quan- tité dimensive et aux mathématiques. Que tout se réduise à l'étendue et au mouvement, et qu'il n'y ait pas d'autres lois que les fonctions mathématiques, ce n'est pas une thèse à démontrer, c'est l'exigence mêm.e de la pensée; voilà le principe du pur scientisme mécanistique. Le second degré, le second état du scientisme, est repré- senté par l'évolutionnisme. Il ne s'agit plus ici d'expli- quer l'univers en démontant et en remontant rationnelle- ment cette grande mécanique, mais d'expliquer l'univers en racontant son histoire supposée, et d'engendrer ainsi la 80 ANTIMODERNE / réalité : travail facile, qui dispense de tout effort propre- ment scientifique et de toute recherche sur la nature des choses, et où il suffit de constater que les choses, avec le temps, se sont faites toutes seules, soit à partir d'éléments purement mathématiques, c'est l'évolutlonnisme mécaniste, déjà indiqué par Descartes, soit à partir d'un principe quel- conque, spirituel au besom, à qui on demande seulement d'être assez fîou pour que tout le reste puisse en sortir, c'est l'évolutlonnisme contemporain. Tout évolue, tout change, tout tourne, les vérités, les dogmes, l'intelligence, les lois métaphysiques, le bien et le mal; l'énergie devient pensée, la magie devient religion, les représentations so- ciales du clan primitif deviennent la conscience morale de M. Durkhelm et de ses disciples, le totem devient leur dieu, et l'élan vital, avec le surhomme indécis et flou qui cherche à se réaliser, produit chacun de nous, tandis que ses déchets laissés en route se perdent dans l'animalité et dans le monde végétal (1). De toute manière l'évolutlon- nisme s'emploie à faire sortir quelque chose de rien, et à tirer génétiquement, par la seule force du temps, le supérieur de l'inférieur, le déterminé de l'indéterminé. Et ainsi, s'il est en état d'échapper à la domination exclu- sive de la quantité mathématique, il asservit, plus que ja- mais, l'intelligence à la matière. Une autre marque de servitude, c'est l'attitude de la raison moderne à l'égard des faits. D'un côté elle devient l'esclave du fait brut, en ce sens qu'elle tend à se trans- (1) Cf. Bergson, L'Evolution créatrice, p. 289. LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 81 former, chez beaucoup de savants et d'historiens, en une sorte de cylindre enregistreur où tous les faits, grands et petits, viendraient s'inscrire. En dehors du fait matériel, pas de vérité. L'intelligence succombe sous l'érudition et sous la quantité des connaissances, elle devient incapable de discerner et de juger (1). Ne pénétrant plus par l'idée jusqu'à l'essence universelle et la loi des choses, elle perd " la notion même de l'absolu, et ne peut plus considérer que D<-^-i^^> les aspects relatifs et contingents du réel, tels qu'ils appa- raissent dans les faits particuliers. L'asservissement au rela- tif est ainsi, comme l'a montré le P. Richard (2), un des caractères les plus saillants de la philosophie moderne par opposition à la philosophie scolastique, qui, elle, vit de l'absolu. D'un autre côté, et par une contradiction apparente, qui s'explique fort bien quand on réfléchit que, malgré tout, l'intelligence ne peut pas cesser complètement de penser, et que le fait n'étant pour elle, en réalité, que le véhicule de l'idée, elle ne peut respecter les faits que si elle res- pecte les idées, la raison scientiste violente ou rejette avec un incroyable mépris les faits qui ne rentrent pas dans ses cadres. Il faut voir comment les faits biologiques, psycho- logiques, sociaux, historiques, sont travaillés, limés et la- minés pour être rendus acceptables à la biologie, à la psy- fl) Cf. Sum. theoL, l. q. 12, a. 8, ad 4 : « Et hsec (quae pertinent ad perfftctionem intellectus) snnt species, et gênera rerum, et ration^^s earum... Cognoscere aiitem r.l'a singularia, et cogitata, et facta eoriini. non ept de perfectione intellectus creati : nec ad hoc ejus naturnlo d' ri- derium tendit. » (2) T. Richard, Introduction à l'étude et à l'enseignement de In Se» lastique, III* partie, chap. 3. 82 ANTIMODERNE chologle, à la sociologie, à l'histoire dites scientifiques. Il faut voir avec quelle persévérance la physique s'est atta- chée pendant deux siècles, comme à la seule conception scientifique, à l'explication mécanistique, alors qu'une im- mense multitude de faits, et le langage même qu'ils imposent aux physiciens, protestaient contre le mécanisme; du vivant même de Descartes, qui n'en tint nul compte, Deschales ne démontrait-il pas déjà que l'expérience est incompatible avec les lois du choc formulées par le mécanisme carté- sien (1) 7 Sitôt qu'un humble fait se présente pour témoi- gner d'une vérité supérieure, le philosophe scientiste le renvoie à l'instant. La question ne sera pas posée, elle n'est pas scientifique ! — De ce mépris de l'expérience on aurait des exemples à foison. Les faits les plus évidents s'opposent à l'hypothèse transformiste (2). On le sait, mais on s'interdit de tirer les conséquences, ou bien 1 on né- glige les faits, et l'on continue de parler au public le lan- gage transformiste. On s'em.pare avec passion du moindre (1) PoGGENDORF. Hîst. de la Physique, pp. 187 et 387. (2) Nous parlons de toute hypothèse qui, telle le lamarckisrnc ou le darvvhiisme, nie en définitive la spécificité des êtres vivants, et pré- tend expliquer la structure des organismes par un pur développement historique soumis lui-même aux lois dit monde de la matière (tout en ayant en fin de compte, dans le cas surtout du darwinisme, le hasard pour principe.) Des travaux comme ceux de Dnirscu et comme ceux de ViAii.iTON' ont complètement ruiné rhypolhcsc transformisle ainsi enleiiduo. Que l'espèce réelle (dite « philosophique )i) soit vraisembhihle- ment beaucoup plus large que l'espèce de nos classifications (espèce « taxononiique ») ; et même que la multiplicité des espèces actuelle- ment données puisse être regardée comme l'épanouissement d'un déve- loppement historique ((lui n'expliquerait pas pour cela leur structure, et qui lui-même dépendrait de l'influence d'agents supérieurs à ioxite la nature matérielle), c'est une tout autre question, et qui n'a rien à voir avee la bioloj?ie transformiste et ses théories. LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 83 fragment de crâne préhistorique, pour démontrer qu'on tient enim l'ancêtre commun du singe et de l'homme, et ion ne veut pas voir que les plus bestiaiisés de ces crânes présentent encore des caractères nettement hominiens, — un observateur transformiste, mais consciencieux, comme M. Boule, le reconnaîtra franchement, et les tiendra pour les vestiges d' « espèces », disons plus philosophiquement de races humaines éteintes sans descendance ; et je ne cite que pour mémoire l'hypothèse éminemment désobligeante de Virchow, selon laquelle ces crânes précieux, dont on a voulu faire le type normal de l'humanité a primitive », appartiendraient simplement à des idiots du temps, hypothèse que je ne songe pas à défendre, mais qu'un humoriste pourrait s'amuser à soutenir, en faisant remarquer que d'une part l'idiotie par acromégalie s'accompagne d'un épaissis- sement et d'un durcissement du crâne rendu ainsi capable d'une plus longue conservation dans le sol, et que, d'autre part, depuis la découverte du crâne de Neanderthal, « on a mis à jour des sujets contemporains ou antérieurs dont la cavité crânienne ne diffère pas sensiblement de celle de nos contemporains » (1). On affirme avec Broca, à propos des ouvertures artificielles constatées sur beaucoup de crâ- nes préhistoriques, qu'il s'agit là d'une opération supersti- tieuse pratiquée sur les enfants, destinée à une consécra- tion religieuse ou à l'expulsion des démons contenus dans le crâne, — si bien que la tonsure des prêtres catholiques (1) Docteur Lucas-Chamimonnière, Trépanation préhistorique, rap- port lu le 23 octobre 1915 à la Séance publique annuelle des cinq Aca- démies, p. 51. 84 ANTIMODERNE n'est qu'un « reste adouci de cette initiation préhistorique » par l'ouverture du crâne; et l'on ne songe pas à remar- quer qu'il pourrait n'y avoir là, en réalité, comme le D' Lucas-Championnière l'indiquait récemment (1), que les traces de véritables trépanations pratiquées au silex par d'habiles chirurgiens préhistoriques. On fait sur les crises et les extases hystériques les travaux les plus détaillés, comportant comme par hasard d'ineptes comparaisons avec la vie des Saints, pour s'apercevoir ensuite que ces travaux cliniques si remarquables étaient dus tout entiers à Charcot et à ses élèves, qui suggéraient involontairement aux ma- lades les actes qu'ils en attendaient. Fermement planté sur le pied de la troisième circonvolution frontale gauche, on localise toutes les fonctions mentales dans des cases numé- rotées du cerveau, — afin de se donner l'agrément d'affirmer la faillite du spiritualisme, — jusqu'à ce que des cher- cheurs indiscrets, M. Pierre Marie en particulier, décou- vrent que cette belle topographie cérébrale n'est qu'une invention d'observateurs captivés par leurs idées précon- çues, et qui négligeaient de remarquer dans les phénomè- nes tout ce qui contrariait leur théorie. Ce mépris des faits n'est pas le propre d'une raison libre, mais d'une raison esclave et infirme, qui n'est pas capable de porter la vérité. (1) Op. cit., pp. 27-45. L'auteur déclare qu'étant donné les idées cou- rantes sur l'inintelligence et le « fanatisme » des primitifs, la trépana- tion préhistorique, indice d'une puissance d'observation et d'unt- sûreté de raisonnement remarquables, est « le document le plus extraordi- naire que nous ayons sur 1 humanité ». En tout cas, à supposer que la trépanation préhistorique relève de la magie plus que de la médecine, il faut avouer qu'alors nous ne savons absolument rien des buts aux- quels elle répondait. LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 85 Le scientisme, après cela, asservit encore l'esprit à l'ima- Q^j^juiXi^ gination et à la sensibilité, à l'impressionnisme, comme il est facile de le constater, et dans les procédés de l'his- toire pseudo-scientihque, et dans la philosophie nouvelle, qui n'est, malgré certaines apparences, qu'un symptôme plus profond de l'esprit scientiste. Car le scientisme est à plusieurs plans. Il y a un scientisme exotérique, un scien- tisme à l'usage du vulgaire, qui déclare que la science sait tout. Et il y a un scientisme ésotérique, qui déclare que la science ne sait que peu de chose, ou presque rien, ou rien du tout. Ce qui importe vraiment au scientisme, en effet, ce n'est pas tant la valeur de la science par rapport à ce qui est : là-dessus on sera modeste, et même on ne le cédera à personne pour la modestie et l'humilité; n'a-t-on pas commencé précisément par s'affranchir de l'être ? Ce qui importe, c'est la valeur de la science par rapport à l'hom- me, dans l'ordre des fins (1), c'est que la science hum.aine, — devenue chez les modernes utilitaire et pratique avant tout, — ne soit pas ordonnée par l'homme à une fin autre qu'elle-même, mais qu'elle soit pour nous la Fin suprême, la Règle et le Salut. Voilà le point que le scientisme éso- térique n'abandonne jamais. Il est curieux de remarquer ici que le mot scientisme signifie littéralement, en langage moderne, gnosticisme , et que nos agnostiques sont en réa- lité, au point de vue que nous venons d'indiquer, des gnos- " (1) (.( Le but unique de la science, disait le mathématicien allemand lacobi, c'est l'honneur de l'esprit humain. » Cité par T. Richard, Phi- ^ losophie du Raisonnement dans la Science. On trouvera dans ce livre une très forte analyse des principales fautes logiques impliquées par le scientisme. ' ♦ 86 ANTIMODERNE tiques. Gnostiques de l'apparence sensible, et en cela bien plus déraisonnables encore que les anciens gnostiques méta- physiciens, ils se résignent allègrement à diminuer la réalité de l'objet même de la science, à rétrécir, amincir, ame- nuiser celui-ci, à le réduire à n'être plus qu'un phénomène construit par nous, et finalement une interférence idéale de théories, du moment qu'ils maintiennent la souveraine di- gnité de la Science elle-même, et la sacrée rigueur de ses exigences. Enfin, la pire des servitudes, le servage par excellence, c'est l'asservissement à l'esprit du monde. Comment la phi- losophie moderne y échapperait-elle ? Dès l'instant qu'elle s'affranchissait de DiEU, elle se livrait à cet esprit, car l'homme sert toujours un maître. S'érigeant elle-même en juge suprême de la vérité, la philosophie moderne ne peut que haïr profondément le surnaturel et tout ce qui porte le signe d'une vérité et d'une autorité supérieures à la rai- son (1). Si par force ils entendent parler de ces choses, les philosophes modernes, lorsqu'ils ne se répandent pas en (1) Ceux qui gardent des illusions sur une impossible conciliation de la philosophie modcrno et de la foi catholique, feront bien de se reporler à l'article où le philosophe Rauh indiquait, du point de vue « moderne », les conditions d'une telle conciliation {Les condilions ac- tuelles de la paix morale, liev. de Méinph. et de jl/or., IS'Jli). « Il y a, cela est sûr, écrivait ce moraliste dont l'Université vénère la ver- tueuse et laïque mémoire, des catholiques d'esprit moderne. Sur la question du miracle, par exemple, ils s'entendent pratiquement avec les penseurs libres. Ils ne croient pas aux miracles de Lourdes ; ils n'y songent môme pas. Ils admettent sans doute la possibilité abstraite du miracle ; mais ils rejettent les faits miraculeux dans un passé loin- tain ou les projettent dans un avenir indéterminé... Cette attitude s'accorde-t-elle avec leur foi catholique ? Peut-être non ; mais cela est-il essentiel ? Est-il si désirable que tous se rendent compte de la contradiction, au risque d'y perdre la paix ? » (p. 229.) — Et encore : LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 87 négations ironiques, prennent un air de gravité compassée, tendue et gênée, qui les fait ressembler à des anticléricaux polis entrés dans une église pour un enterrement. Mais de retour chez eux, dans leur philosophie, ils reprennent la besogne d'illusion ou de destruction à laquelle ils sont con- damnés. Les plus hardis, avec M. Delacroix, se risquent, . appuyés sur la base scientifique du subconscient, à péné- trer jusque dans le domaine des états mystiques, et l'on a pu voir, à la Société française de Philosophie, un certain nombre de penseurs, fort ignorants pour la plupart des réali- tés de la foi et de la prière, discuter sur les états d'oraison de sainte Thérèse. Quel honneur pour les saints de servir de sujets à ces habiles gens! Mais la consigne est toujours la même : faire comme si le surnaturel n'existait pas. Qui oserait dire que nos philosophes ne craignent pas Dieu ? Ils le redoutent tellement qu'ils n'osent jamais par- ler de Lui, qu'ils interdisent, comme faisait M. Rauh, que son nom mêm.e soit prononcé devant les enfants, qu ils dissertent sur et contre la religion catholique, comme M. Séailîes dans ses impudentes Ajjîrmations de la Conscience « Logiquement, on peut tout tirer d'un principe qui, en lui-même, est plus ou moins indéterminé... Et s'il a des scrupules logiques, le croy;.int trouvera toujours pour les lever quelque dia-leclicien habile, théologien ou métaphysicien. Aussi tous les dogmes dialectiques du monde ne prévaudront pas contre la vie ; ils la suivront, ils la suivent ; cela se voit assez clairement depuis quelque temps. Si des croyants veulent rester croyants et devenir modernes, ou ils accorderont leur foi catholique et leur foi moderne « dans le silence », ou ils les reconcilieront à l'aide de quelque exégèse subtile et profonde. » , , i • 11 faut lire tout ce doucereux document, étonnant témoignage de la de- ) bilité d'esprit et d'ànie que la philosophie universitaire prend pour de l'élévation, et de l'impossibilité où cette philosophie se trouve de traiter avec la Foi catholique autrement qu'en lui proposant riiumiliation et l'avilissement. 88 ANTIMODERNE contemporaine, sans se permettre de savoir un mot de théo- logie, et qu'ils chassent loin d'eux, comme impossible a priori et indigne d'examen, toute idée métaphysique et mo- rale qui paraît, comme l'idée de la création ou comme celle de la Providence, apparentée au dogme. Le mépris I du fait et de l'expérience, que nous avons déjà signalé, prend ici des proportions héroïques. Qu'il s'agisse du signe divm par excellence, de la vie et de la perpétuité de l'Eglise, qu'il s'agisse des faits patents prouvant, comme dans certains grands états d'hypnose (1) ou dans les cas oe possession, l'intervention du diable, qu'il s'agisse sur- tout des faits miraculeux, si fréquents et si aisément véri- fiables à notre époque, la philosophie moderne ignore et méprise systématiquement tout fait capable de révéler un ordre supérieur à la nature. A l'extrême rigueur on s'occu- pera du spiritisme, parce qu'il semble prêter à de confuses explications naturalistes. On se transportera à Elberfeld pour voir des chevaux extraire des racines carrées. On scrutera la religion des Fuégiens, on enquêtera sur les revi- vais et le mind-cure, on étudiera sans fin les abouliques, les psychasthéniques et les aphasiques. Mais on ne veut rien savoir de la sainteté des saints ni de leurs miracles. — Il y a deux ou trois ans, à la Société française de Philo- sophie (2), comme M. Le Roy s'essayait à définir le mi- racle à sa manière, M. Couturat intervint, non au hasard (1) Voy. noinminent los faits rapportés pnr le Pi" Hélot. Névroses et Possessions iliiiboUques, 2» éd., Paris, Bloud ft Barrai, 1898, p. 278 ef so. (2) Cf. Biillftin (lé la Soc. française de Philosophie, mars 1912 (séance du 28 décembre 1911). LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 89 de la discussion, mais par une lettre dûment délibérée. Avant de raisonner sur le miracle, déclara-til avec esprit, il faudrait d'abord savoir s'il y a des miracles, et nous ex- pliquer pourquoi, à mesure que progressent « les lumières », il s'en produit de moins en moins. Personne ne lit sentir à ce philosophe son insigne ignorance, personne ne songea à le renvoyer aux miracles de La Salette et de Lourdes, à ceux du curé d'Ars et des autres saints du XIX^ siècle, à ceux de tous les serviteurs et ae toutes les servantes de Dieu que l'Eglise n'a pas encore béatifiés, mais dont le peuple chrétien connaît déjà les merveilles. Le jour où la Société française de Philosophie ira en corps se plonger dans la piscine de Lourdes, en demandant d'être délivrée de ses infirmités philosophiques, alors on pourra croire à sa bonne foi scientifique. Des innombrables systèmes proposés par la philosophie moderne, aucun sans doute n'est demeuré comme doctrine positive ; philosophes grands et petits passent à ce point de vue comme la rosée d'un matin. Mais il est à remarquer que quelque chose reste de la besogne qu'ils ont faite : la négation de la vie surnaturelle, l'affaiblissement progres- sif de la conscience chrétienne, la diminution de la vérité dans les âm.es. Qui aujourd'hui utilise pour sa propre pen- sée, pour sa propre conception du monde et pour sa con- duite morale, les théories positives de Descartes, de Spi- noza, de Hobbes, de Locke, de Shaftesbury, de Collins, de Blount, de Tindal, de David Hume, de Wolf, de Kant, de Strauss, etc. ? Mais Descartes sépare la philo- sophie de la théologie, Spinoza nie la possibilité des 90 ANTIMODERNE miracles, Hobbes et Locke proclament l'indépendance de la raison, Shaftesbury sépare la morale de la religion, Collins s'élève contre les prophéties, Blount contre les mi- racles, Tindal soutient que l'Evangile n'a rien que de na- turel. Hume soutient que le monothéisme dérive d'un poly- théisme primitif, Wolf refuse à DiEU le droit de révéler les vérités d'ordre naturel, Kant confond la morale de Jésus-Christ avec l'éthique naturelle, Strauss nie la divi- nité de Notre-Seigneur (l). C'est tout cela qui n'a pas passé. Tous ces coups qui semblaient frapper l'air, quel- qu'un de vivant les recevait dans sa chair, l'Eglise en qui vit le Christ. La profonde ignorance où le monde moderne est de Dieu et des choses de DiEU, le mépris où il tient les droits de DiEU, la substitution en toutes choses du point de vue de l'homme au point de vue de DiEU, la destruc- tion de l'ordre catholique sous prétexte ce (( neutralité » et de liberté de penser, l'instauration d'un monde pure- ment laïc, où le souvenir même du surnaturel soit effacé, le transfert à l'homme et à l'esprit humain des attributs incommunicables, de l'indépendance absolue, de la sou- veraineté universelle, voilà l'œuvre à laquelle travaille, en réalité, la philosophie moderne, et dont elle inspire à beau- coup de ses adeptes le pressentiment et le désir. On peut penser que tout grand philosophe a eu l'intui- tion de quelque vérité, — à lui confiée dans le plan divin primitif, — mais il faut bien constater que depuis Bacon (\) Cl Vacant, Eludes théol. sur les Constit. du Crnc. du Vatican, t. I. 1). 116. LÀ LIBERTÉ INTELLECTUELLE 91 et Descartes toutes les vérités qu'ils nous disent sont cor- rompues et déformées, et que ces déformations, qui sont en définitive orientées dans un même sens, relèvent d'un commun esprit d'erreur. Osons dégager la signification de cet esprit. Au regard de l'intelligence métaphysique, la vraie direction de la philosophie moderne n'est pas difficile à discerner. Son évolution variée et multiforme converge vers un terme idéal, qui est proprement la divinisation de l'esprit humain. La mission historique dont elle s'acquitte en fait, c'est de préparer l'avènement de l'humanité sié- geant dans le monde visible comme dans le temple de Dieu, et se montrant comme si elle était DiEU lui-même. C'est ce règne qu'elle annonce, comme les phophètes an- nonçaient le royaume de Dieu. III La philosophie scolastique, elle, se reconnaît soumise au contrôle de la théologie, non pas certes dans ses prin- cipes, mais dans ses conclusions. Et dans sa besogne pro- pre, effectuée avec les seuls principes et les seuls critères de la raison naturelle, elle a pour caractère essentiel d'être la philosophie de l'être. En tant qu'elle est soumise à la théologie, elle obéit à DiEU auteur de la révélation; en tant qu'elle est essentiellement objective et qu'elle règle l'esprit sur l'objet, elle est soumise à l'être. Et parce que, pour toute chose créée, obéir à DiEU et à sa propre fin naturelle, est la liberté, la philosophie thomiste ou la phi- /^ 92 ANTIMODERNE losophie chrétienne nous donne la vraie liberté de l'esprit. Indiquons brièvement comment la vérité, vérité naturelle et vérité surnaturelle, est la liberté de l'intelligence, quelles sont les marques de cette liberté, quelles en sont les ga- ranties. La liberté dont nous parlons ici, notons-le une fois pour toutes, n'est pas le libre arbitre, qui concerne la volonté et qui se définit par l'absence de nécessité; c'est l'absence de contrainte ou de violence, lihertas a coactione. Cette liberté existe lorsque l'action ou l'opération d'une chose ne pro- vient pas d'un principe extrinsèque qui n'éveille en elle aucune force, mais d'un principe intérieur à la chose qui aait, et en particulier du principe même par lequel cette chose est, c'est-à-dire, au sens plein du mot, de la nature de cette chose. Or la nature de l'intelligence, c'est l'apti- tude à connaître l'être. Les scolastiques, qu'on accuse, par une singulière ignorance, d'avoir ignoré le problème de la connaissance, mais qui, dans leur Logica major comme dans leur métaphysique, ont posé les fondements de toute saine théorie de la connaissance, avaient très bien vu que l'intel- ligence ne peut se définir que par relation à l'objet, qu'elle est essentiellement relative à l'être. Connaître, c'est au fond devenir et être d'une certaine manière — intentîo- naliter — autre chose que ce qu'on est, — fieri aliud in quantum aliud, — et l'intelligence, étant immatérielle, peut devenir ainsi tout être, elle est née pour cela. Lors donc que dans l'acte de perception intellectuelle, après avoir été informée par l'objet, elle réagit et, unie à l'objet, devient ou se fait elle-même, en l'espèce expresse, l'être de l'objet. LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 93 elle accomplit une opération essentiellement vitale, fruit d'un principe intérieur, fruit de sa nature même. Si l'intel- ligence vraie est conforme à l'objet, c'est qu'elle-même s'est conformée à l'objet. Dans cet acte elle n'est pas totalement et absolument indépendante, parce que, n'étant pas Dieu, elle n'est pas son objet, mais reçoit son objet; dans cet acte pourtant et en lui seul, elle est vraiment libre, elle parfait son être en suivant son être. Ce n'est pas dans la stérilité de l'absolue solitude, c'est dans la fécon- dité du contact avec l'être, c'est en recevant de l'être, en se réglant et se mesurant sur l'être, que l'esprit a sa liberté. Ce qui est vrai de l'ordre naturel est vrai également, et d'une manière bien plus éminente, de l'ordre surnaturel. La soumission à la vérité surnaturelle est la pleine liberté de l'esprit. D'une manière générale, on appelle puissance ohédîen- tielle la puissance passive, la potentialité qui se trouve en toute chose créée d'être amenée par la puissance active de Dieu, du Premier Agent, à tout effet qu'il plaira à Dieu. Cette puissance obédientielle n'est dans les choses aucune formalité déterminée, elle ne constitue en elles au- cun principe d'action (1). précisément parce qu'elle se rap- porte à des effets qui dépassent la nature; mais elle est bien réelle, et elle représente au plus profond des choses comme une inépuisable réserve d'obéissance à leur Prm- cipe ; obéissance qui a sa source dans les choses mêmes, et qui, loin de les forcer, manifeste la spontanéité et l'es- (1) Saint Thomas, q. disp': de Viriid., a. 10, ad 2. 94 ANTIMODERNE pèce de véhémence avec laquelle toute nature créée est prête à répondre à son Créateur, non trépide, non tarde, non tepide. Lorsqu'une créature est amenée par DiEU à agir dans le plan surnaturel, elle est donc libre, et libre au plus haut degré dont elle soit capable. C'est pourquoi le mira- cle n'est jamais contre nature (1), c'est pourquoi la créature intelligente n'est jamais plus libre, et en un sens plus natu- relle, que lorsque la grâce vient en elle achever la nature. La puissance obédientielle s'étend à tout ce qui n'impli- que pas contradiction. L'intelligence étant faite pour l'être en général, sans restriction, il n'implique pas contradiction qu'elle puisse être élevée surnaturellement à la vision de l'Être par soi, de la Vérité première. Elle est donc en puissance obédientielle d'être amenée par DiEU à la lu- mière de gloire et à la vision béatifique. Lorsqu'elle verra ainsi DiEU face à face, elle sera transformée en lui, elle adhérera à lui invinciblement, mais plus que jamais elle sera libre de toute contrainte, car c'est d'elle-même et des profondeurs de sa vitalité, c'est de son être, de son être immensément enrichi, qu'elle ira à DiEU. Dans cette plé- nitude de soumission à l'Être, elle aura la plénitude de sa spontanéité. Dès ici-bas, enfin, elle est en puissance obédientielle d'être amenée à la grâce et à la foi. Mais alors c'est déjà, comme dans la vision béatifique, à la vérité première, à Dieu même qu'elle adhère, et c'est à lui seul qu'elle est directement soumise, car, selon le texte admirable de saint (i) Saint Thomas, Sum. contra Gcntiles, lib. III, cap. 100. LA LIBERTE INTELLECTUELLE 95 Tihomas (1), « lorsque la raison naturelle, le témoignage de la Loi et des prophètes, la prédication des apôtres et de leurs successeurs, ont conduit un homme, comme par la main, jusqu'à l'acte de foi, alors cet homme peut dire qu'il ne croit pour aucun des motifs précédents, ni à cause de la raison naturelle, ni à cause du témoignage de la Loi, ni à cause de la prédication des hommes, mais à cause seu- lement de la Vérité première elle-même » qui lui parle en personne. Sous l'impulsion de la volonté mue par la grâce, mais non nécessitée par elle, l'intelligence adhère donc à la vérité révélée. Et elle n'est jamais plus libre et plus spontanée que dans cet acte d'adhésion. En vertu de cette nouvelle nature, ajoutée à la nature proprement dite, en vertu de cette vie divine qu'est la grâce en elle, l'in- telligence achevée par la foi se porte de tout son poids vers son objet divin, c'est son être même, son être de grâce, qu'elle parfait en suivant son être de grâce. C-^ n'est pas dans la misère et dans la solitude du naturalisme, c'est dans la fécondité du contact avec la vérité divine, en se réglant et se mesurant sur DiEU, que l'esprit a sa pleine spontanéité. Il est donc bien vrai que la philosophie scolastique, en tant qu'elle est la philosophie soumise à la parole de DîEU, nous donne, et elle seule, la liberté de l'esprit. Quelles sont maintenant les marques de cette liberté ? Qu'on étudie la philosophie de saint Thomas, cette philo- sophie qui voit tout dans l'idée de l'être, qui montre en (1) In Joan, c. 4. lect. 5 n» -2. % ANTIMODERNE toute chose qui est, dans la mesure où elle est, l'unité, la bonté, r intelligibilité, qui s'appuie tout entière sur le prin- cipe d'identité et qui fonde en même temps la réalité du mouvement et du devenir, qui fait dériver toute notre con- naissance du témoignage des sens et qui enseigne la pure spiritualité de l'opération intellectuelle, qui établit l'unité substantielle de l'être humain en affirmant entre l'âme et le corps une absolue distinction de nature, qui discerne l'admi- rable hiérarchie des formes créées dans un monde tout pé- nétré d'intelligence et de finalité, qui respecte tous les degrés de l'être et assure l'autonomie des diverses sciences, ' qui donne le primat à la raison sans sacrifier ni violenter la volonté, qui connaît DiEU par les créatures et voit DiEU dans tout ce qui est et agit, et qui montre entre la nature divine et la nature créée l'abîme d'une différence infinie, qui ré- pand enfin sur toute notre science la lumière du visage de Dieu, et l'on pourra connaître les marques de la vraie liberté de l'esprit. C'est la force et la santé de la raison, qui se nourrit de l'être intelligible, et qui, vivifiée par la lumière indéficiente des premiers principes, portée de tout son élan vers l'objet, ' fidèle à l'expérience, en un mot confiante en l'être, trouve sa vie en s'ordonnant à la vérité ; c'est la domination nor- male et paisible de l'intelligence humaine sur sa propre science, qui n'est pas pour elle la fin dernière, mais le moyen de parvenir à la vérité objective et finalement à DiEU; sur la quantité mathématique et sur la matière; sur les faits, qu'elle respecte tous et qu'elle ne force pas, mais où toujours elle cherche l'idée, et dont elle se sert pour aller à l'absolu; LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 97 sur la sensibilité et sur l'imagination, sur les puissances affec- tives et émotionnelles, qui ne sont pas méprisées, mais mises à leur place, et à l'influence desquelles l'intelligence, iso- lée dans la lumière de l'objet, est soustraite par cette disci- pline scolastique, pure et dure comme le diamant, qui forme l'esprit à appréhender le vrai uniquement comme vrai, sine ratione boni et appetibilis (I), et qui seule donne à la science toute sa perfection et sa rigueur (2). C'est l'estime et l'amour de l'unité, l'heureuse acceptation de tous les aspects du réel, l'admirable peipétuité, luniversaiité de la tradition philosophique, qui confère à la philosophie perennis une note de véritable catholicité; c'est l'exacte appréciation du rôle de l'activité et du labeur individuel, la juste notion du progrès intellectuel (qui va par accroissements, non par sup- pressions), et du caractère humain et collectif de la science; c'est la cohérence logique de la philosophie, l'harmonie de la science et du sens commun, l'harmonie de la métaphy- sique et des sciences. C'est la stabilité, la fermeté, la sou- plesse, la variété, la mesure, la hardiesse tempérée de tout ce qui est vraiment libre. C'est enfin l'affranchissement de l'esprit du monde. Cette liberté d'esprit vient de ce que la raison naturelle, dans la philosophie chrétienne, est en état d'atteindre, autant qu'il est possible ici-bas, son maximum d'être et d'activité Mais à quelle cause cette perfection naturelle est-elle due ? A la grâce, au don de la foi. En même temps qu'elle élève (1) Sum thcoL, I-II, q. 9, a. 1. (2) Cf. T. Richard, Introduction à l'étude et à renseignement de la scolastique, 2^ partie. 98 ANTIMODERNE la raison à la vie surnaturelle, la fol, la foi vivante réta- blit la raison dans la santé de sa nature : non seulement elle la protège contre les pires erreurs et lui garantit les vérités primordiales, mais encore elle la fortifie de l'intérieur, en restaurant l'équilibre de la nature humaine et la hiérarchie normale des facultés, en mtensifianî l'inclination naturelle de l'intelligence vers la vérité, en la délivrant de la curio- sité hâtive et fiévreuse, de l'ambition d'épuiser la réalité avec ses seules forces naturelles et d'expliquer toutes choses avec ce qu'elle connaît déjà, en la mettant dans une atmos- phère de vérité, en lui donnant d'avance comme le goût de la vérité. Ainsi la raison chrétienne est affranchie de la servitude qui pèse sur la raison athée, du désordre qui la tourmente, et même elle se trouve placée dans les meilleures conditions possibles pour échapper aux causes de déviation qui menacent constamment la raison laissée à la seule nature. Ainsi la philosophie scolastique est chrétienne, non seule- ment parce qu'elle est d'accord avec les vérités du Chris- tianisme, mais aussi et surtout parce qu'elle est stabilisée et nourrie en nous par la vie chrétienne. Voilà ce qui nous indiquç les conditions requises pour garantir et sauvegarder la liberté de l'esprit, et son ordre à la vérité. En un sens, le danger de naturalisme paraît plus grand pour l'âme rétablie par la grâce dans la force et l'équi- libre de la nature, que pour l'âme laissée à sa nature bles- sée, à cette pauvre nature trop défaillante et trop troublée pour que nous risquions beaucoup de nous y complaire. Ce parfait équilibre naturel que la foi a pu rendre à l'âme, LÀ LIBERTÉ INTELLECTUELLE |W l'âme a donc un seul moyen de le conserver, c'est la fidé- lité à l'ordre surnaturel, à la véritable paix. Les théologiens enseignent que des vertus comme l'humilité, la pureté du cœur, la jalousie des droits de DiEU, sont nécessaires pour disposer l'âme à la sagesse surnaturelle, à la contemplation (qui d'ailleurs suppose essentiellement la grâce et la charité). Mais ces vertus ne sont-elles pas également nécessaires en fait pour conserver à nos facultés, dans le plan même de la nature et de la raison, cet ordre et cette harmonie que la nature seule ne sait pas donner dans leur perfection, et sans lesquels la raison risque de perdre sa lumière, sinon dans les sciences dites positives, au moins dans la philosophie, dans la science des choses par les premières causes ? Selon I esprit des docteurs scolastiques, la philosophie, d'abord par- ce qu'elle ne se suffit pas à elle-même et qu'elle doit conduire à plus noble qu'elle, ensuite parce que la raison philoso- phique, dans son domaine propre, ne peut, en fait, atteindre sa pleine perfection naturelle que si elle est fortifiée par la grâce, la philosophie n'est pas séparable de la foi pratique, de la vie chrétienne. A ce point de vue on peut dire que la philosophie scolastique ne demande pas seulement à être étudiée, mais aussi à être vécue, et que, s'il faut philosopher avec l'intelligence seule, en tant qu'il s'agit de l'opération même de philosopher, qui est l'appréhension de la vérité, néanmoins, en tant qu'il s'agit des conditions et dispositions requises pour que cette opération soit très bonne et très ex- cellente, il faut philosopher avec toute l'âme, ^ùv oXy^ tî) i{/uxyi Et maintenant, quelle peut être l'attitude de la pensée 100 ANTIMODERNE thomiste à l'égard de la pensée dite moderne ? Il faudrait distinguer, pour répondre à cette question, la science mo- derne et la philosophie spécifiquement moderne, et, dans cette dernière, Vesprit qui l'anime en propre et les matériaux de vérité qu'elle contient en puissance. S'agit-il de l'esprit de la philosophie moderne ? Ego- centriste, idéaliste, naturaliste, nous savons où il conduit. Entre la pensée chrétienne et cet esprit, il y a un infran- chissable abîme, inter nos et vos magnum chaos firmatum est. D'un côté, la soumission de l'esprit à DiEU et à l'être, et la liberté de l'esprit. De l'autre côté, la revendication de l'in- dépendance absolue, et la servitude de l'esprit, l'élévation de l'homme et de la science humame au-dessus de tout, et l'inévitable dissolution de la pensée dans l'absurdité radi- cale imposée par le refus de la transcendance divine. La philosophie spécifiquement moderne ne sait pas les choses de Dieu, non sapit ea quœ Dei sunt, sed ea, quœ hominum. Il paraît dur de rejeter ainsi cet immense effort de trois siècles ? Entendons-nous bien. Nous ne rejetons pas tout ce que les philosophes modernes ont pu dire, tout ce qu'ils ont apporté matériellement à la pensée depuis trois siècles, ce serait pure folie, et offense à ce qui subsiste de divin dans tout effort vers le vrai. Mais ce qu'on doit considérer avant tout, ce n'est pas telle théorie ou telle vue partielle, si puissantes et si riches qu'elles soient, c'est la direction intellectuelle et les principes. Nous rejetons l'esprit de la philosophie moderne, ses principes spécifiques, son orienta- tion d'ensemble, le terme final auquel elle tend. De tout cela il n'y a rien à garder, que d'utiles leçons. La philosophie, LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 101 étant la science des causes premières, est telle, en effet, que SI un philosophe se trompe sur les principes, il se trompe entièrement. La question est fort simple : il ne s'agit que de savoir s'il y a, oui ou non, une vérité. « Ce que cherchent les contemporains dans la philoso- phie, remarque très justement M. de Lantsheere (1), c'est moms une explication réelle des choses qu'une épopée in- tellectuelle, une sorte de drame de l'esprit, un poème sub- jectif... La perspicacité du philosophe, sa subtilité, son ap- t'tude à construire de vastes ensembles, voilà les qualités que l'on apprécie chez un fondateur de système. Quant au système lui-même, il n'est guère qu'un accessoire, un bibelot, bon à mettre dans une collection de curiosités... La philo- sophie a perdu son caractère scientifique pour revêtir un caractère esthétique, n Dès lors il devient tout à fait inélé- gant de dire oui non. Il faut déclarer, avec M. Le Roy (2), qu'il n'y a pas des philosophies opposées, maiis des moments ou des âges différents d'une unique philosophie qui se dé- veloppe, ou encore, comme un de nos trop subtils amis le disait ces jours-ci : « 11 ne s'agit pas d'avoir raison ou d'avoir tort. C'est une marque de grande grossièreté (en philosophie) que de vouloir avoir raison... C'est témoigner d'un grand manque de culture. C'est montrer qu'on n'est pas de ce pays-là. » (1) Introduction à la philosophie moderne, dans les Annales de Vlns- titid de philosophie de Louvain, 1913, t. II. p. 350. (2) Le Roy, Scolastiqiie et Philosophie moderne, dans la revue Deviain, 15 ium 190G (article reprodiîit dans la Revue de Philosophie, 19C0, II, p. 417). ' 1 02 ANTIMODERNE '^ Nous ne sommes pas de ce pays-là. Il s'agit pour nous d'autre chose que d'accueillir, d'apprécier et de revivre des états d'âme, ou de subir des ébranlements. Nous croyons à la vérité et à l'intelligence. Nous croyons que la philo- sophie a pour objet, non pas, comme l'art, de faire ou d'ex- primer, mais de connaître ; et que si une philosophie a raison, on peut ajouter à ses principes d'autres vérités, et la per- fectionner indéfiniment, mais on ne peut pas changer ses principes, qui sont définitifs. Et comme 11 y a, en fait, une philosophie qui a raison, ainsi qu'en témoignent à la fois directement et intrinsèquement l'évidence rationnelle, in- directement et extrlnsèquement l'autorité de l'Eglise, nous croyons que les Intérêts de DiEU et ceux de la vérité sont ' engagés dans le débat. A d'autres points de vue cependant, la philosophie mo- derne est pleine de richesses qu'il serait absurde de négli- ger, et elle nous instruit de la façon la plus utile. Tout d'abord, elle nous montre, par l'histoire même de son développement, l'importance capitale et le devoir qu'il y a pour nous à rester fidèles aux principes métaphysiques, et en même temps à ne pas lier imprudemment, comme le faisaient les scolastiques de la décadence, ces principes métaphysiques à telle ou telle conception physique. Elle nous apprend aussi à rester attachés, strictement, à la pen- sée de saint Thomas. Ce qui a préparé la philosophie mo- derne, c'est pour une bonne part l'Individualisme de cer- tains scolastiques du XIV® et du XV® siècle, comme Duns Scot et Occam, leur recherche des questions subtiles où LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 103 l'originalité peut se faire apprécier, leur tendance au ratio- nalisme et au nominalisme et leur opposition à saint Tho- mas. Avec un recul de plus de six cents ans, et après tant d'expériences, la pensée catholique discerne mieux ce qu'il en est. Saint Thomas seul apparaît aujourd'hui comme le représentant par excellence de la philosophie chrétienne, et parce que seul il en contient dans ses prin- cipes toute l'universalité, et toute la largeur, la hauteur et la profondeur, seul il peut la défendre efficacement contre des erreurs auxquelles nul palliatif ne saurait plus remédier. La scolastique moderne ne peut mettre sa fierté qu'à l'imiter humblement, et non pas à repenser sa doc- trine à la mode de notre temps, mais à repenser, selon le mode de sa doctrine, tous les problèmes de notre temps. La philosophie moderne nous apprend encore, par l'his- toire de ses succès, le danger de cette douce paresse qui menace, hélas ! — comme tous ceux qui possèdent, — les possesseurs de la vérité, et qui est responsable pour une grande part de leur extraordinaire carence de trois siècles; faut-il ajouter qu'elle nous montre aussi le danger d'une certaine vénération académique des idées humaines et d'une certaine sérénité philosophique ? 11 n'y a là, bien souvent, qu'une question de forme et de formules, mais qui a son importance. Cette sorte de sérénité supérieure et glaciale, et ces égards confraternels entre philosophes, — « un grand philosophe, disait un jour M. Bergson en parlant de Kant, et d'un ton où il n'y avait pas que de l'ironie, un grand philosophe ne se trompe jamais », — dérive surtout du désir, de se conformer aux règles du 1 04 ANTIMODERNE jeu et du monde philosophique; et elle revient en réalité à faire et à parler comme si la respectabilité de la pensée des philosophes était, sinon supérieure à la vérité, au moins sur le même plan qu'elle, et du même coup à faire et à parler comme si la philosophie se suffisait et ne dépendait d'aucune règle et d'aucune fin plus hautes. Ainsi l'on philosophe en dilatant ses phylactères, mais c'est aux dé- pens de la pensée, qu'on énerve, et aux dépens de la vérité. La vraie philosophie se moque de la philosophie, dit Pascal. La scolastique, précisément parce qu'elle est la vraie philosophie, se moque de la philosophie qui pré- tend se suffire et suffire à l'homme. Nos philosophes uni- versitaires, lorsqu'ils se congratulent pieusement, ne sont certes pas dépourvus de quelque ridicule. Mais que dire d'un scolastique qui les congratulerait de même, qui pren- drait leur ton, qui revivrait amoureusement leur pensée, et pour qui les suffrages d'un de ces maîtres seraient un cor- dial sans prix ? A coup sûr, il ne s'agit pas de confondre les genres et de faire de la foi un principe de démonstra- tion philosophique. Il s'agit de maintenir notre race intel- lectuelle, de ne pas mutiler la vérité, et de ne pas dissi- muler que notre i/itelligence a des sources de vie et des normes de sagesse plus hautes que la philos'TTphie elle- même. Il s'agit de ne pas cacher que la philosophie est ordonnée à une fin supérieure, et qu'elle ne vaut d'être pratiquée que dans la mesure où elle nous rapproche de la Vérité pre- mière. Ici, comme partout, saint Thomas est le modèle. Personne plus que lui n'a su donner à la science un carac- LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE ï05 tère de rigueur purement scientifique, et l'isoler en e//e- même de tout ce qui n'est pas la lumière de l'objet. Per- sonne moins que lui n'a dans son âme isolé la science de la foi, de la prière et de la vie de la grâce. La philosophie moderne après cela est très utile à la pensée par ses erreurs mêmes, dont la réfutation force sans cesse à approfondir la vérité, à préciser les principes, à mettre en lumière des aspects nouveaux. Enfin, si l'esprit général de la philosophie moderne va à l'erreur, combien de philosophes modernes, engagés mal- gré eux pour ainsi dire dans ce vaste mouvement, ont cher- ché de bonne foi, souvent au prix des conflits les plus amers, et avec une ardeur intellectuelle, une qualité de travail, parfois une puissance de génie que bien des défenseurs de la philosophîa perennis peuvent leur envier ! Si le système est inacceptable, le philosophe, lui, peut parfois, non seu- lement avoir mis la main sur de nouvelles vérités partielles, mais encore avoir perçu dans la nature ou dans l'âme quel- que profonde et primordiale réalité. Alors il lui sacrifiera tout le reste, s'attachant avec passion à cet aspect du réel, à ce seul rayon qui l'écIaire. Mais, si excessive et dispro- portionnée qu'en devienne sa doctrine, il pourra ainsi mettre en relief de précieuses vérités, que la philosophie chré- tienne possédait déjà, au moins virtuellement, mais sans les exploiter d'une manière aussi intense. Nouvelles vérités partielles, vérités de fond ainsi retrouvées, il convient à la philosophie scolastique de tout assimiler, de tout rectifier, de tout équilibrer, et de transporter dans la vraie lumière ces intentions intellectuelles que la philosophie moderne 1 06 ANTIMODERNE viciait. C'est là la seule manière acceptable de sympathiser avec les philosophes modernes. Mais en faisant ainsi, la pensée chrétienne ne sort pas de son propre domaine, car toute vérité lui appartient de droit (1), comme les vérités trouvées par les philosophes païens appartiennent de droit, ainsi que le disait saint Augustin, à la vérité catholique, comme les dépouilles des Egyptiens appartenaient aux Hé- breux. Car tout est à nous, qui sommes au Christ. A l'égard de la science moderne, en dernier lieu, la position de la philosophie scolastique est facile à définir. Philosophie de l'être, fondée sur l'expérience, désireuse de se continuer avec les faits établis par les sciences posi- tives, non seulement elle accueille tous ces faits, mais en- core elle est la seule philosophie capable de les faire entrer dans un corps de doctrine, et de réaliser un jour l'union de la métaphysique et des sciences. Qu'il nous suffise d'invo- quer, pour la physique, le témoignage de M. Duhem (2), montrant la nécessité de revenir à la physique des qualités; pour la biologie, le témoignage de M. Driesch (3), forcé par ses travaux d'embryogénie expérimentale de restaurer l'animisme d'Aristote; pour la psychologie, le témoignage de Wundt, écrivant dans la conclusion de ses Principes de Psychologie physiologique : « Les résultats de mes tra- vaux ne cadrent ni avec l'hypothèse matérialiste ni avec (1) Quaccumrjur igilur npnd omnes pmeclnrc dicla sunt, nostra chris- iinnoriim sniit. (Saint Justin, in II Apo]., cnp. XIII.) (2) L'Evolution de la Mécanique, Poris. Joanin, 1903 ; Le Mixte et la Comtnnnixnn chimique, Paris, l\aud, lt)()2, etr. (3) Philosophie des Organischen, Leipzig; Engelniann, 1009 : die or- f^anischen fiegnlation'pn ; die <' Sveh; » aïs chn)pi\ti^rpr Nalurtaltto^-. LA LIBERTÉ INTELLECTUELLE 107 ie dualisme platonicien ou cartésien; seul l'animisîr.e aris- totélicien, qui rattache la psychologie à la biologie, se dé- gage comme conclusion métaphysique plausible de la psy- chologie expérimentale; » pour la science sociale, le témoi- gnage de von Ihering : a Maintenant, dit-il en parlant de saint chômas, que je connais ce vigoureux esprit, je me demande avec étonnement comment il est possible que des vérités comme celles qu'il a professées aient jamais pu tomber chez nos savants protestants dans un aussi complet oubli. Que d'erreurs on eût évitées, si on avait fidèlement gardé ces doctrines 1 Pour ma part, si je les avais connues plus tôt, je crois que je n'aurais pas écrit mon livre, parce que les idées fondamentales que je tenais à publier se trou- vent déjà exprimées avec une clarté parfaite et une remar- quable fécondité de conception chez ce puissant pen- seur ))(!). D'autre p^rt, la philosophie scolastique est seu^e en mesure de mettre les sciences positives à leur vraie place, de tracer comme il convient les limites de leur compétence, de faire voir clairement l'absurdité de ceux qui voudraient absorber en elles toute la connaissance humaine et même notre vie morale et notre bonheur; et en même temps de fonder et de justifier la valeur de ces sciences, qui, dans l'ordre des causes secondes, atteignent la vérité, et en qui la part de convention et d'arbitraire ne provient que de leur sujétion aux mathématiques. Actuellement, il est vrai, les sciences positives voisi- (1) Cité d'après Gounot, le Principe de l'autonomie de la volonté en droit privé, Paris, Arthur Rousseau. -T rJ^ Malheureusement la plupart de ces auteurs, entraînés par leur admiration pour la science positive et par leur désir d'adaptation, n'ont comme philosophes ni vigueur ni relief, font un large abandon des principes de saint Thomas, et imposent « au péripatétisme des modifications qui l'altèrent profondément )>, en sorte qu'au lieu d'assi- miler la science à la pensée scolastique, ils « préparèrent » au contraire « le triomphe du cartésianisme qu'ils combattaient ». 1 42 ANTIMODERNE Cajetan, et au XVII® siècle, Jean de Saint-Thomas (I). Grâ- ce à eux, la philosophie moderne peut venir : la pensée de saint Thomas a eu le temps d'être creusée, détaillée, éla- borée; les trésors de la plus haute métaphysique ont pu être mis en réserve pour l'avenir. Toutefois, ces grands thomistes, absorbés dans leur office de commentateurs, et Ignorant superbement les préoccupations de leur temps, qu'ils dominent de toute la hauteur de leur noblesse in- flexible, restent eux-mêmes absolument ignorés du monde philosophique et scientifique et sans aucune influence sur le mouvement des idées. Il n'est oas bon de lutter contre les transcendantaux ; la méconnaissance ou le mépris de tout germe vivant de vérité ou de beauté se payent cher. Car ces germes sont pour ainsi dire quelque chose de sacré dans l'ordre naturel, et si pauvres qu'ils apparaissent au premier abord, ils contien- nent une énergie sans limite, parce que d'ordre spirituel. Contre les scolastiques de la décadence, les naturalistes défendaient un bien de l'esprit : la liberté de la recherche expérimentale, la valeur et la légitimité de la science phy- sico-mathématique, qui dans son plan est quelque chose de vrai. Les scolastiques décadents, méconnaissant, méprisant ce bien de l'esprit, étaient eux-mêmes infidèles au bien spirituel, incomparablement plus noble, dont ils avaient le dépôt, et qui ne demandait d'ailleurs qu'à s'accorder avec (I) Nous ne citons ici quo les noms tout à fait émineiits. Au-dessous d'eux il y aurnit évideinment bien d'autres noms à mentionner : parmi les Jésuites, Alnmannus, par exemples, et Silvester Maunis (sans parler de Suarez), et, parmi les Carmes, la grande école de Salamanque au XVIlo siècle. CONDITIONS DE LA RENAISSANCE THOMISTE ,143 réiément de vérité détenu par les naturalistes. Il était dans l'ordre qu'ils fussent vaincus, et que finalement Descartes, dont le génie scientifique était grand, et dont la philoso- phie était précisément combinée de manière à assurer le succès de la physique de la quantité, profitât du puissant élan intellectuel que les défenseurs d'Aristote avaient mé- connu. Epoque vraiment tragique dans l'histoire de la pensée que ces temps de confusion, oii les sages de ce monde, abandonnés à eux-mêmes, semblent le jouet de je ne sais quelle subsannation divine. Rendons grâces au ciel de n'a- voir pas philosophé en ces temps. Qui sait si nous n'aurions pas, nous aussi, succombé au scandale ? Ainsi, tandis que les défenseurs de la vérité n'usaient pas de leurs biens, les novateurs poussaient à fond leurs avantages, et usant activement de leurs propres principes, et de l'élément de vérité qu'ils tenaient captifs, ils réussis- saient. C'est là un cas particulier d'une loi générale, que nous pouvons formuler ainsi : le succès, en un temps donné, est moins fonction de la valeur, de la qualité, de la vérité des principes que de Uusage actif qu'on en fait. Ce n'est pas assez de posséder un immense trésor Intellectuel. Il ne faut pas dormir à côté de lui. Que pouvons-nous dégager maintenant de ces réflexions sur l'histoire, au point de vue des conditions de la renais- sance thomiste ? Il convient, semble-t-11, que cette renaissance tende à déborder les cadres strictement pédagogiques, qu'elle ne 144 ANTIMODERNE produise pas seulement des manuels, mais aussi des travaux originaux dont les qualités de fabrication intellectuelle, si je puis dire, et de précision scientifique, dont la perfection technique et le fini ne le cèdent en rien aux ouvrages des modernes. Ne convient-il pas aussi que cette renaissance de la philosophie thomiste ne soit pas exclusivement ordon- née aux études théologiques, mais qu'elle donne son plein dans son ordre propre, en attachant aux intérêts proprement métaphysiques et philosophiques toute l'importance qu'ils méritent ? Ainsi seulement elle apparaîtra non pas simple- ment comme une philosophie de séminaire, mais comme ce qu'elle est vraiment : la philosophie naturelle de l'esprit humain, et la philosophie de l'Eglise, c'est-à-dire la philo- sophie universelle, puisque l'universalité de tout ce qui est humain, et avant tout de la raison, est comprise dans la maternité de l'Eglise. Pour la même raison, je dirai enfin que la philosophie thomiste a tout avantage à rayonner largement dans les milieux laïques et à y être activement représentée, puisque dans le monde moderne la science et la philosophie ne sont plus le partage exclusif des clercs. Le jour où l'on pourra constater dans le monde laïque un puissant mouvement de rénovation scolastlque est-il très éloigné? Non, il ne semble pas téméraire de l'espérer prochain. C'est une joie pour moi de vous dire qu'aujourd'hui, en France, une élite de bons esprits, que la dure leçon de la guerre a fait réfléchir, se montrent avides de prendre contact avec la sagesse tho- miste. Mais la plus Importante condition de la renaissance tho- CONDITIONS DE LA RENAISSANCE T ilSTE 145 miste, en ce qui concerne l'usage que nous faisons de nos richesses intellectuelles, c'est d'abord, est-il besom de le dire, que les philosophes scolastiques consacrent à la spécu- lation métaphysique un peu plus d'heures par an, voire par jour, que ne faisait Descartes : il est clair que le premier usage à faire de la philosophie c'est de philosopher, et cela d'une façon vraiment désintéressée; car la métaphy- sique n'est pas une chose dont on use pour un but pratique, SA noblesse étant précisément, selon le mot d'Aristote, qu'elle ne sert à rien, entendons qu'elle n'est pas, selon son essence, ordonnée à autre chose que la contemplation de la vérité : c'est pourquoi elle est si nécessaire aux hommes, l'homme étant un animal qui se nourrit de transcendantaux. L'action qui s'impose avant tout aux philosophes scolas- tiques, c'est donc de contempler toujours plus profondé- ment et plus véhémentement, profundius et Vehementius, les vérités de la métaphysique et de faire progresser cette science. En même temps, toutefois, il faut qu'exerçant l'office royal que leur confère la métaphysique, les thomistes se tiennent toujours en avant du mouvement de recherche phi- losophique et scientifique, recueillant avec solhcitude, puri- fiant, rectifiant et dirigeant tout effort vers le vrai. S'ils s'appuient uniquement sur la force de saint Thomas, danx une fidélité absolue à ses principes et à sa doctrine, si dans leur être et leur qualité essentielle ils sont vraiment purs, les scolastiques sont en état de tout assimiler, de tout trans- Wmer en leur substance, sans subir eux-mêmes aucune alté- ration. 146 ANTIMODERNE II convient donc que mettant à profit la supériorité mer- veilleuse et la force splendide que confère l'intellectualité métaphysique, ils s'intéressent à tout ce qui se fait dans les sciences particulières : eux seuls peuvent mettre au point tous les problèmes qui préoccupent les esprits modernes, et régler à l'aide de principes éternels les mouvantes questions que fait naître la succession du temps. S'agit-il des géométries non euclidiennes, du nombre transfini, du a principe de relativité » einsteinien, de la logistique, de la génétique et de la physiologie du déve- loppement, que sais-je, ou des problèmes esthétiques posés par Fart contemporain, — les scolastiques seuls ont un tré- sor assez vaste et assez sûr pour en tirer non pas des solu- tions toutes faites qu'ils n'auraient qu'à répéter, mais les principes formels qui permettent de dégager, moyennant un effort original et toujours ardu d'élaboration intellectuelle, l'interprétation droite et le jugement qui éclaire (l). Et comment auraient-ils prise sur les hommes, s'ils ne u sa- vaient l'œuvre des hommes » ? Il ne s'agit pas de mettre la philosophie au service des sciences, ni de lui faire perdre la liberté dominatrice qu'il lui appartient de garder à leur égard j mais au contraire de la maintenir dans son autorité de science-reine, qui veille au bien commun de l'univers scientifique. En ce qui concerne maintenant non plus Tceuvre des sa- vants, mais celle des philosophes, on ne saurait évidemment (1) C'est ainsi, par exemple, que Mgr Deploige, dans son Conflit de la Morale cl de la Sociologie, montre, comme le note justement M. Georges Goyau (AiUonr du Catholicisme social, 5« série, 1912) quelle position originale et doyninante prend actuellement la pensée thomîs» CONDITIONS DE LA RENAISSANCE THOMISTE 147 demander aux scolastiques de sympathiser avec la pensée moderne, s'il s'agit par là de trouver du charme et du goût aux systèmes modernes, de rogner les angles de la scolas- tique pour l'adapter à ces systèmes, et de repenser le tho- misme à la mode de Kant ou de M. Bergson plutôt qu'à la manière de saint Thomas. La philosophie est une science (t), elle ne se mesure que sur l'être. Pourtant nous n'entendons pas rejeter en bloc l'effort des philosophes modernes, nous désintéresser de leur oeuvre, et perdre contact avec elle. On dit parfois que les scolastiques, cristallisés dans leur système, ne peuvent pas comprendre une autre pensée que la leur. On doit dire, au contraire, qu'eux seuls sont en état — s'ils s'en donnent la peine — de comprendre à fond la philosophie moderne, de la comprendre beaucoup mieux que les modernes eux-mêmes (parce qu'ils possèdent une lumière discriminative supérieure, et des principes véri- tablement compréhensifs) ; seuls aussi ils peuvent saucer ce que la philosophie moderne contient d'être et de bon. Non seulement l'immense effort que représente l'oeuvre des phi- losophes modernes a enrichi le trésor intellectuel de l'hu- manité de matériaux de grand prix, qu'il appartient aux en face de la morale éclectiriue et de la «. science des mœurs » com- prise à la manière de MM. Durkheim et Lévy-Bruhl. Le R. P. Garrigou- Lagrange, dans sa magistrale étude sur Dieii, son existence et sa nature, montre de même la position dominante de la doctrine thomiste à l'égard de l'agnosticisme et du panthéisme. (1) La philosophie est une science, non pas au sens diminué que le mathématisme et le phénoménisme modernes ont donné au mot science, mais au grand sens traditionnel et aristotélicien de ce mot. Et étant science des causes premières, elle est en même temps une sagesse. 148 ANTIMODERNE scolastiques d'assimiler à la forme thomiste, non seulement elle a affiné de mille manières ce qu'on pourrait appeler la sensibilité philosophique, mais encore elle constitue par ses erreurs mêmes, et par la hardiesse avec laquelle elle a poussé jusqu'à leur terme certains développements aberrants de la pensée, une précieuse vérification expérimentale de la philosophie éternelle, et un précieux excitant de l'esprit. Nos yeux sont naturellement si faibles que sans les grands éclairs livides qui jaillissent du choc de l'erreur, nous ne remarquerions peut-être pas l'in- comparable vertu d'une foule de principes de saint Tho- mas, et des plus déliés, des plus subtils, des plus ténus, des plus spécifiquement thomistes parmi ces principes, de ceux qui semblent parfois des pointes inutiles et comme les jeux d'une intelligence trop raffinée, et qui apparaissent soudain comme les ressorts secrets dont la rupture a causé la ruine d'un grand édifice spirituel. C'est par exemple une joie in- comparablement tonique pour l'intelligence, de voir com- ment une thèse adamantine de Cajetan sur la nature de la connaissance, ou une page subtile et puissante de Jean de Saint-Thomas sur l'action immanente, ou un mot de saint Thomas sur la nature du jugement, nous livre d'un coup, vaincus et désarmés, l'idéalisme cartésien et l'idéalisme kantien. Mais nous devons pousser plus loin encore l'intérêt que nous prenons à la philosophie moderne. — 11 n'y a pas d er- reur qui ne suppose quelque vérité, comme il n'y a pas de mal sans quelque bien, car le mal étant une privation, le mal absolu se détruirait lui-même. Un philosophe dont la CONDITIONS DE LA RENAISSANCE THOMISTE 149 doctrine est fausse et inacceptable peut avoir saisi avec force une vérité partielle qu'il n'a pas su équilibrer, faute de principes supérieurs, il peut aussi, si l'on considère non plus son système mais ses intentions, tendre vers la vérité d'un pur élan de l'âme qu'il n'a pas su diriger. C'est ainsi que Parménide était saisi et fasciné par l'être, Heraclite par le mouvement; qu'Auguste Comte était emporté par le puissant sentiment de la nécessité de V ordre, et que la pen- sée de M. Bergson est tendue vers la métaphysique et vers le spiritualisme. C'est à nous de dégager ces vérités par- tielles et ces intentions, et de les transporter dans la lumière pacifique de la sagesse aristotélicienne et thomiste. On pourrait soutenir, enfin, qu'en bien des cas une doctrine, fausse en elle-même et telle que le philo- sophe l'a pensée, aurait pu être vraie si elle avait été appli- quée à un domaine tout différent, auquel le philosophe n'a peut-être pas songé. Il suffit alors de colloquer cette doc- trine au point convenable de l'univers intellectuel pour lui rendre sa vérité. C'est ainsi que, moyennant sans doute bien des rectifications de détail, le monadisme de Leibniz et l'innéisme en général deviendraient vrais si on les appli- quait au monde des esprits purs, en sorte que la métaphy- sique leibnizienne apparaît comme une sorte de transposi- tion du traité des Anges; c'est ainsi quje la théorie berg- sonienne de l'intuition, entièrement inacceptable s'il s'agit de la connaissance, deviendrait singulièrement intéressante si on l'appliquait au domaine de l'art, et à la conception pratique, à la vision dynamique que l'artiste se fait de l'œuvre à créer. C'est aux scolastiques encore de mettre 1 50 ANTIMODERNE ainsi chaque chose à sa place dans le royaume de la pensée. Voilà bien des manières dont nous pouvons et devons sym- pathiser non pas avec les doctrines, mais avec Pefîort spi- rituel des modernes, en repensant selon le mode de saint Thomas les problèmes de notre temps (1). On lit dans la vie de sainte Gertrude qu'un jour, en la fête de l'Epiphanie, elle se mit à parcourir le monde en esprit, cherchant partout ce qu'elle pourrait offrir à Celui qu'elle aimait. Et comme elle ne trouvait aucune offrande digne de lui, voici qu'elle recueillit avec avidité toutes les douleurs et les anxiétés que les créatures ont pu souffrir, non pour la gloire de DiEU, mais par suite de l'infirmité hu- maine; et toute la fausse sainteté, la dévotion de parade des hypocrites, des pharisiens, des hérétiques, et enfin l'af- fection naturelle, et même l'amour faux et impur dépensé en vain par tant de créatures ; et elle offrit tout cela à DiEU comme une myrrhe, un encens, un or très précieux. Et DiEU accepta cette offrande, rendue précieuse, en effet, et puri- fiée de toute scorie, par le désir ardent de la sainte, rame- nant toutes choses à Celui que toute créature doit seul ser- vir. Ainsi, me semble-t-il, devons-nous rassembler toutes les fatigues, toute la fausse science, toutes les erreurs même de la pensée humaine, pour les offrir, une fois purifiées par l'invincible lumière de l'Intelligence, en hommage à la Sa- gesse éternelle, à qui tout doit être rapporté. 3. J'arrive enfin au troisième point que j*avais annoncé (1) D au s cet ordre d'idées, je suis heureux de signaler ici l'escellent travail du P. Bené Kremer sur le Néo-réalisme américain. CONDITIONS DE LA RENAISSANCE THOMISTE 151 au début de cette trop longue conférence. Je ferai effort cette fois pour être bref. Au point de vue des aides extrinsèques dont le travail philosophique a besoin, peut-on discerner dans la déca- dence de la scolastique certaines déficiences spécialement importantes ? Du seul fait que l'homme est un animal raisonnable, qui progresse dans la connaissance spéculative en coordonnant des concepts et en inventant chaque fois un moyen, un médium de démonstration, donc en se trouvant, chaque fois, devant une difficulté nouvelle qui ne peut être vain- cue que par un perfectionnement ou un accroissement in- trinsèque de sa vertu intellectuelle (1), du seul fait que l'homme est un animal raisonnable, il est un animal poli- tique ou social, il a besoin de la société et de l'aide des autres hommes pour progresser convenablement dans son œuvre spécifique, dans l'œuvre de la raison : c'est pourquoi la via disciplina, la voie de l'enseignement, et de la col- laboration humaine à travers le temps joue un rôle capital dans l'ordre de la science et de la philosophie. La philo- sophie ne peut subsister pure, et progresser, que par la continuité d'une grande vie traditionnelle. C'est précisé- ment cette continuité qui a été brisée, — aussitôt après que la philosophia perennis eût magnifiquement fructifié en la synthèse thomiste, — par V individualisme du XIV® siècle, et des siècles qui ont suivi : maîtres gourmands d'originalité, — déjà ! — rivalités d'ordres religieux, foisonnement ». 5, (1) Cf. Jean de Saint-Thomas, Cursus theoL, t. VI, q. LIV. disp. 13* sur l'augment extensif des habitui: 1 52 ANTIMODERNE d'opinions bizarres et hétéroclites, la scolastique, faute d'une tradition royale librement reconnue par des intelli- gences avides de se soumettre au vrai, s'épuise en vaines disputes et en divisions intérieures. Voilà une première cause de décadence, la rupture du lien de docilité qui assure la continuité de la collaboration intellectuelle. Il y en a une autre. Par les obstacles qu'elle suscite ou qu'elle ôte, par les dispositions qu'elle introduit dans l'âme, la volonté joue en bien ou en mal un rôle, non pas nécessaire en droit, mais immense en fait, dans le labeur de l'intelligence. A coup sûr, un homme peut philosopher avec une raison que par ailleurs nulle affection habituelle de la volonté ne vient indirectement fortifier dans sa ten- dance au vrai, ou pervertir au contraire. Toutefois, il faut reconnaître qu'en fait le cas d'un homme pur philosophe, le cas d'un Aristote si vous voulez, est très exci^ptionnel. Et lorsqu'il s'agit de l'état moyen de l'intellectualité d'une époque, il est clair aussi qu'en fait l'orientation du cœur de l'homm.e vers tel ou tel bien souverainement aimé a sur les caractères de cette intellectualité une capi- tale influence. Ainsi les hommes de la Renaissance, les Giordano Bruno, les Paracelse, les Campanella, les Bacon, étaient pour une bonne part des mystiques dévoyés, tournés vers les mys- tères de la nature sensible et la possession du monde phy- sique. De là leur enthousiasme religieux, de là aussi ce singulier mélange d'occultisme et de magie qu'on trouve, à cette époque, aux origines de la science moderne. Des- cartes lui-même, chez qui la corde affective semble rare- CONDITIONS DE LA RENAISSANCE THOMISTE 153 ment vibrer, a cependant reçu sa vocation philosophique dans un songe étrange à la suite duquel il fit vœu de pèle- rinage à Notre-Dame de Lorette, et toute sa vie il a rendu à la Physique un culte amoureux. Croirons-nous maintenant que l'élan du cœur vers DiEU ne joue pas dans le mouvement de la pensée chrétienne, — pour le bien de l'esprit cette fois, — un rôle non moins important? J'ose à peine parler de ces choses, car si on accuse déjà les métaphysiciens d'être des « mystiques », parce qu'ils croient à ce que l'intelligence voit, que dira-t-on de nous si nous semblons faire quelque cas de la mystique elle-même ? Il faut bien avouer cependant que saint Tho- mas et maître Albert étaient de grands contemplatifs. Nul n'a su distinguer mieux qu'eux l'œuvre de la science et celle de l'amour, et ce n'est pas eux qui auraient philo- sophé avec leur cœur, ou laissé la moindre affection de l'appétit, la moindre ratio boni et appetibilis pénétrer la pure trame intellectuelle de leurs démonstrations. Il n'en reste pas moins que si on les considère non pas secundum quid, en tant que philosophes, mais purement et simple- ment, en tant qu'hommes, le premier moteur était chez eux l'Amour, et le désir de jouir de la contemplation de DiEU. S'il est vrai que la métaphysique est une science si haute par rapport à notre nature humaine, « serve à tant d'égards », que, selon le mot d'Aristote, l'hom.me ne la possède jamais qu'à titre précaire, et non pas comme un bien reçu en propriété, s'il est vrai aussi que l'équilibre entre les deux grandes conditions dont nous parlions tout à l'heure, et qui exigent à la fois de nous le maintien jaloux de la pureté, 1 54 ANTIMODERNE de l'intégrité absolue de notre nature, et l'effort sans relâ- che pour rester en contact actif avec ce qui n'est pas nous, s'il est vrai que cet équilibre soit pratiquement très difficile à réaliser, comment le séjour habituel de l'âme dans les sphè- res supérieures de la contemplation n'apporterait-il pas au philosophe un précieux supplément de force ? 11 ne s'agit pas là d'une nécessité essentielle, mais d'un secours puis- sant, peut-être moralement nécessaire, étant donné les obs- tacles à vaincre et les dangers à surmonter. N'oublions pas qu'en raison rnême du caractère foncièrement objectif de ^' l'intelligence, qui n'a sa joie que dans l'adhésion à l'être, l'intelligence, — j'entends l'intelligence chrétienne, per- fectionnée par les dons surnaturels, — conduit, en suivant la ligne même de la science, à dépasser la science, à passer de l'étude des phénomènes à la philosophie naturelle, de la philosophie naturelle à la métaphysique, de la métaphysique à la théologie, de la théologie apprise à la théologie expé- rimentale, à la sagesse vécue, laquelle est sur un autre plan et dépend de la charité et des dons du Saint-Esprit. Cet ordre est normal, non pas sans doute en ce qui concerne chaque philosophe ou théologien en particulier, mais en ce qui con- cerne la disposition intellectuelle générale qui convient à une civilisation chrétienne. S'il est brisé, il est fatal qu'en fait, l'intelligence chrétienne dévie. Or, à considérer l'état moyen du monde philosophique et théologique, il faut dire qu'au XIV* et au XV* siècle cet ordre se brisait, trop de « clercs et gens en ce connoissant », comme s'intitulaient eux-mêmes les juges de Jeanne d'Arc, se complaisant alors en leur science, c'est-à-dire en eux-mê- CONDITIONS DE LA RENAISSANCE THOMISTE 155 mes, plutôt qu'en la vérité. L'intelligence de ces temps se séparait alors à la fois, et d'un même mouvement, de DiEU et de la vérité métaphysique, et retombant sur elle-même ne savait plus reconnaître là oii ils sont, ni l'un ni l'autre. Deux erreurs énormes marquent ainsi la chute intellectuelle de la scolastique et avant tout de l'orgueilleuse Université de Pa- ris : au début de la décadence, en 1277, la condamnation des thèses de saint Thomas. Au terme, en 1431, les qualifi- cations doctrinalement décernées à Jeanne d'Arc, que son ennemie jurée, l'Université de Paris, déclare « coupable de blasphème contre DiEU, ses saints et ses saintes, de vaine jactance, de superstition, de divination, d'erreurs dans la foi, suspecte d'idolâtrie, etc., etc. » Ne nous étonnons pas que l'intelligence scolastique ait alors décliné comme nous l'avons vu, et qu'elle ait cessé de diriger son regard vers l'objet, avec cette limpidité, avec cette fixité merveilleuse, éperdue si j'ose dire, qui faisait la sublimité de la grande scolastique, et qui supposait du côté des facultés appétitives une parfaite quiétude et une foncière rectification. Substi- tution de l 'amour-propre à la charité, desséchant l'esprit et le livrant à la vanité, voilà la seconde grande cause de dé- chéance de la scolastique, au point de vue des aides extrin- sèques dont le labeur philosophique a en fait besoin. Il suit de là que si l'actuelle renaissance scolastique par- vient à renouer le fil de la grande tradition thomiste, si d'au- tre part elle s'accompagne d'une renaissance simultanée — et dont les signes semblent se multiplier — de l'esprit de contemplation surnaturelle, alors une voie royale est ouverte devant elle, en dépit de tous les obstacles et de tous les pré- 156 ANTIMODERNE jugés, et bien que l'intellectualité de saint Thomas doive toujours, je le crains, rester trop haute pour bien des pro- fessionnels de la philosophie. IV En nous plaçant successivement au point de vue de la qua- lité essentielle à conserver au thomisme, de l'usage à faire de lui, des aides extrinsèques à souhaiter pour lui, nous avons pu discerner quelques-unes des conditions de la renaissance scolastique. Une dernière condition reste à mentionner. Le monde dans son ensemble ne paraît pas se diriger vers l'in- tellectualité, « je crois, écrivait récemment M. Aubrey F. E. Bell, que l'avenir est aux épiciers et que bientôt il n'y aura plus d'intellectuels ». Faut-il ajouter que les milieux catho- liques eux-mêmes semblent souvent priser l'action pratique et les résultats utilitaires plus que l'œuvre de la pure pensée ? Il est donc nécessaire que ceux qui se sentent appelés au service de l'intelligence, et auxquels est confié, pour une part si faible soit-elle, le dépôt de la pensée de saint Tho- mas, soient prêts à lutter généreusement contre le monde et à s user dans cette lutte jusqu'à la mort, en se souvenant qu'ils sont les serviteurs inutiles de Celui qui a vaincu le monde. CONNAISSANCE DE L'ÊTRE Chapitre IV CONNAISSANCE DE L'ÊTRE Qui ne croit plus en Dieu, il ne croit plus en l'Être, et qui hait l'Etre, il hait sa propre existence. Seigneur, je vous ai trouvé. Paul Claudel. 1 DE l'Être en général La philosophie ne se construit pas a priori, comme un beau palais qu'on édifierait clans le vide; elle doit se fonder sur les faits, sur les faits les plus simples et les plus évidents. S'appuyant sur de tels faits, et s'appliquant à tirer d'eux, à chaque relais de son discours, tout ce qu'ils peuvent don- ner à l'intelligence — tout leur rendement intelligible, si je puis dire, — le philosophe part à la conquête des notions fondamentales et des premières vérités dont tout le reste dé- pend. Pourtant, il ne fera pas comme Descartes, il n'imaginera pas qu'il ne sait rien, et que sa raison nue mise en face des choses suffira pour tout retrouver. La raison n'aborde jamais les choses sans mettre en œuvre quelque capital humam, et ce savant homme mentait de bonne foi, comme tous les Na- 160 ANTIMODERNE ^ turistes, — dont il est le précurseur métaphysique, car dans son domaine il fut le premier à revendiquer contre l'art les droits de la vision ingénue. Mais qui m'empêche de me servir de la discipline des philosophes pour mieux voir moi-même l'objet ? Ce n'est pas sans eux, ni contre eux, c'est avec leur aide que j'entre- prendrai de regarder directement les choses, en me confiant ; dès l'origine à la vertu de l'intelligence : et sans cela pour- rais-je seulement ouvrir la bouche pour parler ? Je choisirai donc pour point d'appui le fait le plus simple, et le premier perçu. Je ne feindrai pas que je ne connais que lui et que tout le reste est encore douteux; mais parmi tout ce que je connais, c'est de lui que j'userai pour établir ma raison et assurer ses prises. Quel est le fait le plus simple qui soit vu par mes yeux ouverts sur le monde, et saisi par mon intelligence ? Quelle est, en d'autres termes, la proposition d'ordre expérimental la plus banale, — et la plus certaine, — qu'il me soit donné de formuler ") Il y a des choses qui sont, rien de plus banal, de plus simple et de plus certain. Ce fait est impliqué dans toute mon expérience, et dans toute expérience. Qu'y a-t-il dans l'énoncé de ce fait ? Une double affir- mation : I ° Toutes ces choses sont. Autrement dit, je retrouve en toutes une certaine réalité qui est d'être et que j'appelle l'être. (Quoique je sache fort bien ce qu'est être, je n'aurai pas la naïveté de vouloir dire ce que c'est, en donner une définition, puisqu'il s'agit là d'une notion absolument pre- mière; mais je vois tout de suite qu'être comporte deux élé- CONNAISSANCE DE l'ÊTRE 161 ments qui s'appellent l'un l'autre : ce qui est, ou ce qu'une chose est, et que je puis nommer, au sens le plus large de ce mot, l'essence de la chose; et l'acte d'être, que je puis nommer l'existence cle la chose.) Dans toutes ces choses donc, il y a l'être. 2° Pourtant ces choses sont différentes les unes des autres, puisque je les connais et les déclare comme plusieurs, et donc diverses. — je sais bien que Parménide affirme le contraire. Puisque les choses sont, dit-il, elles ne peuvent pas être plusieurs. En toutes il y a l'être; donc il n'y a que l'être, et le multiple est illusion. Mais je n'écouterai pas Parménide, j'écouterai ma raison, qui me dit que je ne suis pas M. Guignebert; et j'élaborerai mon idée de l'être. De la double affirmation que je viens de dégager, je ti- rerai une première conclusion : la notion d'être trouve à s'ap- pliquer partout, elle ne convient pas à telle classe de choses à l'exclusion des autres, comme la notion de « philosophe » ou d' (( artiste )) convient à telle classe d'hommes à l'exclu- sion des autres, ou comme celle d' « homme » convient à telle classe d'animaux à l'exclusion des autres; la notion d'être convient en propre et du premier coup à toutes choses. Je dirai que la notion d'être est transcendantale, elle dé- passe ou transcende toute limite de classe ou de catégorie : transcendance de l'être. Seconde conclusion : voilà des choses qui sont, et qui sont différentes. Par quoi diffèrent-elles ? Par leur être même. Si en effet elles ne différaient pas par leur être, elles différeraient par autre chose; or, autre chose que l'être, c'est le non-être, c'est rien. Et il est clair que des choses qui sont 162 ANTIMODERNE réellement différentes ne peuvent pas différer par rien. L'idée d'être signifie donc quelque chose d'essentiellement varié, quelque chose qui se trouve à des titres différents en les différents êtres, qui se dit d'eux « selon des raisons di- verses », ou encore qui mérite d'une façon différente le même nom. Cette chose-ci est à sa manière, comme celle-là est à sa manière, comme cette troisième est à sa manière, et leurs différences sont de leur être même. C'est ce que j'exprimerai en disant que la notion d'être n'est que proportionnellement une, ou encore qu'elle est un objet de pensée analogue. — Analogie de l'être. La notion d'être est une notion transcendantale et ana- logue. Réfléchissant maintenant sur mon acte même de connaî- tre, je vois que cet objet de pensée que j'appelle l'être est le terme auquel mon intelligence tend par nature. Ce que mes yeux vont chercher dans le monde, et ce qui les frappe, ce sont les couleurs; mes oreilles perçoivent les sons; ma langue, les saveurs. Mais mon intelligence va chercher ce qui est, c'est cela qu'elle saisit et qu'elle me dit. Connaî- tre la cause d'une chose, sa destination, son origine, ses pro- priétés, ses relations avec les autres choses, autant de moyens de connaître ce qu'elle est, autant de vues sur son être. L'être est là dès que l'intelligence est là. Il est d'une manière ou d'une autre présenté à l'esprit par toute idée, et l'intelli- gence résout en lui toutes ses conceptions (1). Je dirai que l'être est l'objet propre de l'intelligence. (1) « Illud quod primo intellectus concipit ut notissimum est cns, et in hoc omnes conceptiones resolvit. » (Saint Thomas, de Verit., 1, 1). CONNAISSANCE DE L'ÊTRE il 63 Dire que l'intelligence peut réellement connaître, — ou qu'elle n'est pas menteuse, — c'est donc dire que l'intelli- gence peut réellement connaître l'être, son objet. Non ! me dit Kant ; il est impossible que je connaisse ce qui est hors de mon esprit et indépendant de lui, parce que ce que je connais est nécessairement dans ma pensée, non hors d'elle, et parce que l'action de connaître, comme toute action, modifie ce qu'elle touche. Mais en m'affirmant cette impossibilité, Kant ne pense-t-il pas m'affirmer ce qui est? Il fait donc le contraire de ce qu'il dit, et l'intelligence, même en lui, suit sa loi malgré lui. Je passerai sans m'arrê- ter auprès d'un philosophe qui traite de la connaissance sans même soupçonner qu'il porte la main sur un ordre de choses à nul autre pareil, et sans comprendre que le propre de la pensée est précisément de faire exister en elle cela même qui existe en soi hors d'elle, ni que connaître n'est pas une action comme une autre, une action matérielle, qui consiste à faire, mais une action spirituelle, qui consiste à devenir immatériellement ; et je poursuivrai mon chemin. De là vient que la science humaine se constitue en étendant pro- gressivement à la multitude indéfinie des objets de connaissance la lumière ou l'évidence que l'intelligence trouve dans l'intuition de l'être. Cette doctrine capitale de la résolution de tous les objets de pensée en l'être, suppose : 1° Que l'être imbibe tout objet de connaissance intellectuelle, et que toute idée le présente en quelque manière à l'esprit ; l'objet présenté par certaines idées étant l'être lui-même sous tel ou tel aspect, — concepts transcendantaux ; l'objet présenté par les autres idées étant l'être déterminé ou « contracté » par des différences qui sont elles- mêmes de l'être, — concepts enfermés dans un genre ; 2° Que par suite l'idée d'être, embrassant dans sa portée une plura- lité indéfinie d'objets, est une idée multiple, et qui n'est une que sous un certain rapport (d'une unité de proportionnalité). Ainsi toute chose peut se résoudre en l'être sans perdre pour cela ses différences, toute chose peut être considérée selon qu'elle est, et tombe par là même sous les lois de l'être. 164 ANTIMODERNE Appelons « intelligible » ce qui peut être objet d'intelli- gence. Je vois immédiatement que tout ce qui est, est intel- ligible; car s'il y avait un être qui fût inintelligible, c'est-à- dire qui ne pût être objet d'intelligence, l'intelligence n'aurait pas l'être pour objet propre. Et je vois aussi, et pour la même raison, que toute chose est intelligible dans la mesure où elle est. L'être est l'objet propre de l'intelligence, et toute chose est intelligible dans la mesure où elle est. Toute chose est intelligible dans la mesure où elle est, — je dis intelligible en soi, je ne dis pas intelligible pour moi. Car, si mon intelligence d'homme est disproportionnée à un être qui la dépasse parce que purement spirituel, cet être, bien qu'en lui-même plus intelligible, sera moins intelligi- ble pour moi. II PREMIERS AXIOMES Cette idée de l'être que je viens d'examiner, mon intelli- gence la tire des objets perçus par mes sens. Mais cette idée une fois formée, mon intelligence, contemplant l'être, en telle ou telle chose sensible sans doute, mais le contemplant comme être, voit immédiatement, et non pas comme une constatation de l'expérience, mais comme une pure exigence de l'objet intelligible, que toute chose est ce qu'elle est, et qu'être ne peut pas être n'être pas. Vérité très pauvre, à coup sûr, en contenu actuel, mais qui commande au ciel et sur la terre et qui m'introduit sur un plan supérieur à tout l'or- CONNAISSANCE DE l'ÊTRE 165 dre de la perception animale, première vérité évidente par elle-même, premier principe de toute ma connaissance et de tout mon discours, car je ne peux pas me servir de ma lan- gue pour parler, ni de mon intelligence pour connaître, sans affirmer ou nier; et sans professer par là même que l'être est, et que le non-être n'est pas. Le principe d'identité: toute chose est ce qu'elle est, et le principe de contradiction : être n'est pas n'être pas, est une vérité connue de soi, la première qui s'impose à mon in- telligence. Non ! me- dit Hegel. L'être et le non-être sont identiques, parce que l'être est pure indétermination et que la pure indé- termination n'est rien, et parce que devenir, c'est précisé- ment être et n'être pas. Mais Hegel déraisonne, car deve- nir, c'est passer du non-être à l'être, ou de l'être au non-être, et non pas être et ne pas être à la fois; et loin d'être indé- termination pure, l'indétermination de l'être n'est que l'en- veloppement et r indistinction, dans un même concept ana- logue, de tous les degrés de détermination. Les êtres ne sont pas seulement; ils agissent. Voilà un autre fait fondamental; et voilà une idée nouvelle, l'idée de l'action, que j'ai formée dès l'éveil de mon esprit aussitôt après l'idée de l'être. Définir proprement Vagir est impos- sible, parce que c'est une notion première commue celle de l'être. Tout au plus pourrais-je dire que l'action que mes sens m'ont fait connaître (1), l'action des corps les uns sur (1) En effet je ne parle encore, ici, que de l'action « prédicamentale )) ou transitive, qui est la première connue parce qu'elle tombe sous le? sens. i 1 66 ANTIMODERNE les autres, est comme une communication dans l'être qui s é- tablit d'une chose à une autre. Qu'est-ce qu'un être qui agit sur un autre ? C'est une cause (une cause « efficiente » ou un « agent ))). De l'expé- rience de l'activité des corps qui m'entourent et de mon ac- tivité propre mon intelligence a tiré, depuis longemps, cette notion de cause. L'examinant maintenant, à la lumière des notions d'être et d'action sur lesquelles je viens de porter mon attention, je trouve que je puis définir une cause (effi- ciente) : ce qui, par son action, rend compte ou rend raison de l'être de quelque chose. La notion de cause comporte ainsi deux éléments : la no- tion qui agit, et la notion qui rend raison. Ce qui rend raison de l'être d'une chose; c'est-à-dire : ce en quoi l'intelligence qui considère une chose trouve son re- pos (comme elle se repose lorsque, considérant le mouve- ment des aiguilles d'une montre, elle connait le ressort et les roues de celle-ci; ou lorsque, considérant un carré double d'un autre, elle connaît qu'il est construit sur la diagonale de celui-ci). — L'être en effet est intelligible. Et l'être en tant qu'intelligible, il faut bien que l'intelligence, qui est faite pour lui, le possède achevé et terminé. Il ne suffit donc pas à l'intelligence de considérer l'être d'une chose; elle n'est pas satisfaite par le simple fait qu'une chose est; elle ' ne se reposera qu'en ce qui achève et termine cette chose en tant qu'intelligible. Or, l'intelligibilité allant avec l'être, ce par quoi une chose est terminée quant à l'intelligibilité, c'est ce par quoi elle est fondée quant à l'être, ce par quoi elle est. Ainsi se dégage et se précise la notion de raison CONNAISSANCE DE l'ÊTRE 167 d'être. Je disais tout à l'heure : ce en quoi l'intelligence en train de considérer une chose trouve son repos. Je dirai main- tenant : ce par quoi une chose est; ou encore : ce qui est tel qu'une fois posé, cette chose est aussi posée. Ce concept est plus général que celui de cause, et par suite il vient logiquement avant lui, étant supposé par lui. Il est plus gén���ral que celui de cause : le concept de cause ajoute à celui de raison d'être l'idée d'action, la cause est raison d'être par son action, — et par suite elle a un être qui diffère réellement de celui de la chose causée, car ce qui fait l'action ne peut pas être en même temps et sous le même rapport ce qui reçoit l'action. Au contraire, le trian- gle par exemple est raison d'être de ses propriétés non pas par son action, mais par lui-même ou par son essence. C'est qu'être triangle et avoir la somme de ses angles égale à deux droits ne sont pas deux choses différentes, mais la même chose; et sembiablement être homme et exiger (je ne dis pas cette fois avoir, je dis seulement exiger) la faculté de rire, ne sont pas deux choses différentes, mais la même chose. Ce sont des aspects distincts de la même chose enclos dans deux concepts différents, et dont l'un suppose l'autre parce que celui-ci ne peut être posé devant la pensée sans que celui-là, — étant, immédiatement ou médiatement, lisible en lui, — se trouve aussi posé devant elle. D'oii il suit qu'on peut distinguer deux sortes de raison d'être : une chose peut être raison d'une autre par son être même, ou par ce qu'elle est, — et alors, elle n'est pas distincte dans le réel de la chose (prise en soi ou prise seulement dans sa racine) dont elle est raison; une chose peut être raison d'une autre 168 ANTIMODERNE par son action, ou par ce qu'elle fait, elle est alors propre- ment une cause, et elle est réellement distincte de son effet. Quoi qu'il en soit de la dérivation dans l'existence réelle, procéder d'une raison d'être c'est avant tout dériver d'elle dans l'intelligibilité. Ainsi le concept de raison d'être vient avant celui de cause. Que maintenant j'attache mon attention à ce con- cept, il me livre un nouveau principe; je vois immédiate- ment la convenance de cet objet de pensée : fondé à être ou qui a une raison d'être, avec cet autre objet de pensée : qui est. « Sans ce par quoi il est (sans raison d'être), ce qui est ne serait pas », a tout ce qui est est fondé à être », le principe de raison s'étend, d'une manière absolument universelle, aussi loin qu'il y a de l'être. Le principe de raison: tout ce qui est est fondé à être, est une vérité connue de soi. Non ! me disent Schopenhauer et les Pessimistes de la Volonté. Le fond de l'être est irrationnel, car on nous trompe en nous contant que la nature est en elle-même en- tièrement pénétrable à l'intelligence, comme un système d'idées claires ou une logique hypostasiée, et le mal au moins ne s'explique pas. Mais le tort de ces gens amers est de se laisser scandaliser par l'intellectualisme absolu des Optimistes de la Raison, d'un Leibniz ou d'un Hegel, qui les irritent à bon droit. Pour échapper aux uns comme aux autres, il suffit de comprendre que si les choses ne sont pas Dieu, elles doivent comporter de l'inintelligibilité pour autant qu'elles tiennent du non-être, ce qui explique préci- sément leurs déficiences; et que l'infirmité sans bornes de J CONNAISSANCE DE l'ÊTRE 169 la matière et de la « puissance )), en bas, et la liberté infi- nie de la Bonté transcendante, en haut, ont de quoi révéler aux anges l'ultime raison d'être du mal. Une chose qui ne peut pas ne pas être, je dirai qu'elle est nécessaire; une chose qui peut ne pas être, je dirai qu'elle est contingente. S'il existe un être qui ait en lui- même, ou dans son essence, la raison de son existence, je dirai qu'il existe « de par soi », ou a se; un tel être, s'il existe, est évidemment nécessaire, nécessaire absolument et par lui-même. Dès que ces notions se précisent, un troisième principe de la raison jaillit en mon intelligence, dans la lumière de l'être. Si en effet je pense à une chose qui existe et qui n'est pas par soi, ou qui n'est pas nécessaire, je vois immé- diatement l'identité réelle de ce terme : ce qui existe sans être par soi, ou ce qui existe en pouvant ne pas être, et de cet autre terme : ce qui existe par une cause, ce qui dépend de V action d'une raison d'être réellement distincte de soi. Le principe de causalité : a une cause tout ce qui est sans être par soi, ou encore (formule plus restreinte) tout ce qui existe d'une existence contingente, ou encore (formule plus restreinte) tout ce qui commence d'exister, — est une vé- rité connue de soi. Non ! me dit Kant, le principe de causalité n'est pas une vérité connue de soi, c'est un jugement synthétique a priori, ou une forme nécessaire de notre esprit qui conjoint deux termes hétérogènes et que nous imposons aux phéno- mènes; car si je pense : ce qui commence d'être, je pense : 1 70 ANTIMODERNE qui commence d'être et non pas: qui est causé; ceci ne sort donc pas de cela, c'est moi qui l'y mets. — Mais Kant, égaré par la logique leibnizienne, et méconnaissant que tous nos concepts se résolvent dans l'être, croit que l'ana- lyse consiste à constater une identité toute faite entre deux notions prises comme telles, et à dire A est A. Tout au contraire, si, non content de considérer les signes ou les for- mules de la pensée, je pense véritablement, si je sais ce que signifie « qui commence d'être » (et donc a qui peut nc'pas être )), et donc « qui n'est pas à soi-même raison de son être », car ce qui est à soi-même raison de son être doit être toujours, et ne point commencer), et si je sais ce que signifie « qui est causé », alors j'ai bien dans l'esprit deux notions différentes, mais par l'acte vital du jugement je les identifie, je les dis identiques in re, parce que je vois dans « causé » que cela a cette propriété d'être causé qui n est pas à soi-même la raison de son être, comme sachant ce que signifie « nombre )) et ce que signifie « pair )), je vois que cela a cette propriété d'être « pair ou impair », qui est « nombre » (1). Si d'ailleurs j'affirmais d'un sujet un prédicat que j'y mettrais, moi, sans qu'il y fût réellement, je ne ferais pas un a jugement synthétique a priori », mais un mensonge. Allons ! Le mythe des jugements synthéti- ques a priori n'est qu'un Fafner de théâtre, il n'a jamais menacé que pour la parade le principe de causalité. (1) Dans les di'ux cas il s'agit de ce que los anciens appelaient secmubis modii'^ dkendi per se : c'est alors le sujet qui est de la raison ou de la définition du prédicat, mais précisément à titre de suivi, — et donc comme ayant en lui la propriété signifiée par ce prédicat. C'est dans la notion de « causé » que je vois que « ce qui existe sans être par soi », est nécessairement « causé ». CONNAISSANCE DE L'ÊTRE 171 Mais, me dit encore Epicure, il n'est pas vrai que tout ce qui commence d'être a une cause. Nous sommes libres dans nos actes, donc il y a dans le mouvement de certains atomes des déclinaisons sans cause, quelque chose comme ce que ce bon M. Renouvier appelle des commencements absolus. — Au contraire, répondrai-] e, l'acte libre sort d'une cause (la volonté d'une nature intelligente) qui est tellement cause qu'elle est maîtresse de sa détermination même à son effet; car elle agit toujours d'après un motif, mais dont elle-même fait l'efficacité. Considérons après cela une chose qui agit, une cause effi- ciente qui produit son effet. Il y a là deux choses diffé- rentes : la chose qui agit, et son action. Tandis que d'être triangle est la même chose que d'avoir la somme de ses angles égale à deux droits, être un homme qui pense n'est pas la même chose que l'action de penser. Pourquoi donc la cause agit-elle, et agit-elle de telle manière, pourquoi produit-elle tel effet, et non tel autre } II y a évidemment à cela une raison d'être; c'est ce que j'exprimerai en disant que la cause efficiente est déter- minée, avant que l'action soit produite, à tel effet plutôt qu'à tel autre. Sinon elle ne ferait pas ceci plutôt que cela, elle n'agirait pas. Ainsi la flèche est déterm.inée au but par l'impulsion qu'elle reçoit de l'archer; l'oiseau est déter- miné à voler par son essence ou sa nature d'oiseau, le feu déterminé à brûler par sa nature de feu : dans le cas des agents naturels, il suffit de poser cette chose que j'appelle feu — les conditions requises étant supposées — pour que 1 72 ANTIMODERNE suive de soi-même l'action de brûler. Mais Vaction de brû- ler étant quelque chose de différent du feu, il faut bien dire que le feu est — par lui-même ou par son essence — déterminé à cette action. Or, si je réfléchis à cette notion : être déterminé à un terme, je vois qu'elle suppose une certaine relation ou un certain ordre entre la chose ainsi déterminée et le terme : et dans le cas d'une cause déterminée à un effet, cet ordre, puisqu'il est la raison de l'action de la cause, doit exister entre la chose déterminée (cause ou agent) et le terme (effet) avant que la cause agisse et produise l'effet. Dans le cas de la flèche, cet ordre est imposé ou surajouté à l'essence de l'agent. Dans le cas des agents naturels, cet ordre se confond avec l'essence même de l'agent : être feu, c'est aussi et par là même être ordonné à l'action de brûler. Mais peut-il y avoir une relation ou un ordre entre doux choses qui ne sont en aucune manière, entre deux néants, ou entre une chose qui est et une chose qui n'est p^s ? Pour que la relation ou l'ordre entre deux termes existe, il faut que les termes en rapport soient là tous deux; il faut donc que l'effet soit là en quelque manière, pour que la cause ou l'agent s'y trouve ordonné; il faut par conséquent qu'il soit là avant d'être produit ou réalisé. Comment cela est-il possible ? Cela n'est possible que si cet effet est là comme connu par une pensée. Alors, et alors seulement, il peut être (dans une pensée) avant d'être dans la réalité. Dans le cas de la flèche, l'effet — but à atteindre — est là dans la pensée de l'archer avant que la flèche soit mise en mouvement. M CONNAISSANCE DE L'ÊTRE 173 Mais que dire dans le cas des agents naturels? Puis^u'en ce cas l'ordre à l'eâet ou à l'action est l'essence iDeine de l'agent, il faut admettre que l'essence de l'agent et l'effet ou action de celui-ci sont tous deux avant d'être réalisés présents dans quelque pensée cause des choses, — dans une pensée qui conçoit cette essence comme un ordr:i ou une détermination à cette action. Je vois par là que les na- tures ont leur fondement suprême dans une pensée, et qu'il > a à l'origine des choses quelque chose d'analogue à ce que nous appelons l'intelligence. Il suffit sans doute de poser cette chose que je nomme feu pour que suive de soi-même — les conditions requises étant supposées — l'action de brûler. Mais poser cette chose que je nomme feu, c'est précisément poser un ordre ou une détermination radicale à l'action de brûler, action conçue par une pensée comme à produire par cette chose. Je tiens maintenant ce que je cherchais : la raison d'être de l'action de l'agent, ce qui détermine la cause efficiente à tel effet plutôt qu'à tel autre, c'est l'effet lui-même, non pas en tant que produit, mais en tant qu'à produire, en tant que connu à l'avance par une pensée (par la pensée de l'agent lui-même, — cas des agents intelligents tels que l'homme, — ou par la pensée de celui qui meut l'agent, — cas de la flèche, — ou par la pensée qui est le fonde- ment suprême de l'essence de l'agent, — cas des agents naturels). Ainsi le but en tant que visé par l'archer est la raison d'être de l'impulsion qui détermine la flèche. Ainsi l'action de voler (connue par quelque pensée antérieure à l'oiseau et cause suprême de l'oiseau) est la raison d'être 174 ANTIMODERNE de la nature de l'oiseau, c'est pour voler qu'il a des ailes. Ainsi l'action de brûler (connue par quelque pensée anté- rieure au feu et cause suprême du feu) est la raison d'être du feu, c'est pour brûler qu'il est ce qu'il est. Voilà donc une nouvelle notion qui se dégage et se pré- cise devant mes yeux : la notion de ce pour quoi, ce dans l'intention de quoi quelque chose est ou est fait; autrement dit la notion de fin (cause finale) implicitement contenue dans celle d'effet dès que l'effet est conçu comme le terme auquel la cause est déterminée. 11 y a longtemps que mon intelligence, travaillant sur mon expérience, a formé cette notion de fin, mais je vois à présent qu'elle ne s'impose pas seulement dans le cas des actions des hommes (un hom- me travaille pour être heureux, prend un remède pour gué- rir, apprend pour savoir, etc.), elle s'impose dans le cas de l'action de tout agent quel qu'il soit. Et je vois aussi la véritable portée du principe que j'énonçais tout à l'heure : une cause efficiente n'agit que parce qu'elle est déterminée à un effet. Ce principe signifie : une fin (connue par quelque pensée) est la raison de l'action de toute chose qui agit, de toute cause efficiente (que cette cause soit déterminée à cette action par sa propre intelligence, ou par une impulson reçue, ou par sa nature). Si un agent n'était pas « ordon- né » à une fin, il ne ferait pas ceci plutôt que cela, il n'agi- rait pas. Le principe de finalité: tout agent agit pour une fin, est une vérité connue de soi. Non 1 me dit Auguste Comte. Le principe de finalité est un vestige de l'état métaphysique, il faut lui substituer le CONNAISSANCE DE L'ÊTRE 175 principe positif des conditions d'existence. L'oiseau vole parce qu'il a des ailes, il n'a pas des ailes pour voler; SI cette condition d'avoir des ailes ne se trouvait pas réa- lisée, il n'y aurait pas d'oiseau qui vole, et voilà toute l'explication. Mais Auguste Comte passe à côté de la ques- tion, qui est de savoir si l'action de voler étant autre chose que l'essence de l'oiseau, il ne faut pas, pour qu'elle suive de cette essence, qu'elle se trouve déjà comme incorporée à elle à titre de fin, en sorte qu'éfre oiseau c'est précisé- ment être fait pour voler. Ainsi on peut bien dire que le feu brûle parce qu'il est feu, que l'oiseau vole parce qu'il a des ailes, mais, absolument parlant, si le feu est feu, c'est pour brûler, si l'oiseau est oiseau, c'est pour voler; loin que la nature de l'agent soit la raison dernière de l'ac- tion de celui-ci, elle-même au contraire n'est ce qu'elle est que par ordre à cette action ou pour cette action ; c'est cette action, à titre de fin connue par quelque intelligence, qui est raison, et de la nature de l'agent, et de son action (en tant qu'exécutée). Quant au principe des conditions d'exis- tence, s'il n'est pas un déguisement honteux du principe de finalité lui-mêm.e, il n'est qu'un trompe-l'œil et une futi- lité : s'il n'y avait pas d'avions, l'homme ne volerait pas dans l'air, cette conditionnelle explique que les Romains ne volassent point dans l'air, mais elle explique moins bien que nous ayons des avions. 1 76 ANTIMODERNE III ÊTRE, ACTION, DEVENIR Avant de passer à l'examen de l'idée de cause, j'ai noté tout à l'heure l'idée d'action. (Et l'action à laquelle j'ai pensé tout d'abord était l'action des corps les uns sur les autres, ce que je pourrais appeler l'action au dehors.) Il me faut revenir sur cette idée de l'action, — en la pre- nant cette fois dans toute son étendue : action « au de- dans », telle l'action par laquelle j'aime ou je connais, aussi bien qu'action (( au dehors », — pour la comparer à l'idée primordiale, à l'idée de l'être. Agir n'est pas être simplement, c'est pourtant être d'une certaine manière, mais c'est avant tout surabonder d'être; qui dit action dit une certaine plénitude, une certaine flo- raison, plus exactement une certaine émanation par laquelle l'être s'achève (en s'épandant, — action au dehors; ou en restant en lui-même, — action au dedans). Sans doute un homme est (est purement et simplement) dès l'instant qu'il a la vie, mais s'il agit au dehors, parlant, combattant, se dépensant, il est davantage, et s'il agit au dedans, appli- quant son intelligence au vrai et sa volonté au bien, il est encore davantage. Si j'appelais l'être pur et simple d'une chose son être premier, je pourrais appeler l'action de cette chose son être second, ou sa surabondance d'être. Ce que je vois clairement en tout cas, c'est qu'il faut être avant d'agir. L'être précède l'action, au moins d'une priorité de nature. Non, dit Fichte, l'action, qui est vie, vient avant l'être, CONNAISSANCE DE l'ÊTRE 177 qui est mort. Mais c'est que Fichte imagine la vie comme un coup de poing, et l'être comme une cendre. En pariant comme il fait, ou bien il continue de se fier à l'idée d'être comme à une idée qui ne trompe pas : mais alors en disant que l'action vient avant l'être, il dit que ce qui n'est pas agit, ce qui est absurde. Ou bien il rejette l'idée d'être, il prétend qu'au lieu de penser être, il faut penser action; mais alors il rejette avec l'idée d'être le principe d'iden- tité qui lui est lié, et il suppose que l'intelligence, qui ne peut pas ne pas user de ce principe, est trompeuse par nature, ce qui est également absurde. Ainsi l'être vient avant l'action. Je vois aussi et par là même qu'une chose agit selon qu'elle est, et dans la mesure où elle est. (Et la vie morale de l'homme, ne consiste- t-elle pas à agir selon ce qu'il est vraiment ?) En d'autres termes, l'action est la manifestation de l'être; comm.e nous connaissons l'arbre à ses fruits, nous connaissons l'être des choses à leurs actions ou opérations, — et nous ne pouvons, nous autres hommes, le connaître qu'ainsi. L'action est la suite et la manifestation de l'être. Lorsqu'une chose agit sur une autre, celle ci change, ou devient ce qu'elle n'était pas. La notion de changement ou de devenir est encore une notion première, et comme telle inapte à être vraiment définie. Mais pour déclarer plus clairement ce que signifie cette notion, je dirai que partout où il y a changement il y a passage (d'une chose à un autre état, ou à un autre être). Par là même je vois bien qu'il n'y a pas de changement 1 78 ANTIMODERNE sans un être qui soit changé, et par conséquent que l'être vient avant le changement. Non. me dit Heraclite, auquel M. Bergson fait écho, durer c'est changer, en sorte que le mouvement du devenir vient avant l'être immobile. Mais ces philosophes refusent de distinguer des accidents sensibles, ce qui de soi est pur objet d'intellection. En parlant comme ils font, ou bien ils continuent de se fier à l'idée d'être, mais alors, en di- sant qu'il y a du changement sans un être qui soit changé, ils disent que ce qui n'est pas change, ce qui est absurde. Ou bien ils rejettent l'idée d'être, ils prétendent qu'au lieu de penser être, il faut penser changement, ou devenir, mais alors ils rejettent comme mensonger, avec l'idée d'être, le principe d'identité qui lui est lié, et pensent que la pen- sée est trompeuse par nature, ce qui est également absurde. L'être vient avant le devenir, et il n'y a pas de chan- gement sans un être qui soit changé. Je vois dès lors qu'une chose qui change — même si elle se meut elle-même comme font les vivants — ne peut pas être à elle toute seule la cause de son changem.ent. Car ce qu'elle devient, et qu'elle n'était point, n'a pas toute sa raison d'être dans ce qu'elle est, autrement elle le serait toujours, et ne le deviendrait pas; et donc son devenir dé- pend d'une cause autre qu'elle. Tout ce qui est mû est mû par un autre. CONNAISSANCE DE L'ÊTRE 179 IV LES DEGRÉS DE L'ÊTBE Les choses qui sont dans le monde différant les unes des sutres par leur être même, si l'une diffère de l'autre par ceci ou cela que l'autre n'a pas, la première doit avoir plus d'être, être (sous tel ou tel rapport) plus que la seconde, puisque ceci ou cela c'est de l'être. Il me faut donc dire que les choses sont plus ou moins, ou que l'être a des degrés. Mon imagination, lorsque je dis plus et moins, se repré- sente des choses étendues qui se m.esurent. Mais ce n'est pas de cela, ce n'est pas de quantités qu'il s'agit à pré- sent, il ne s'agit que de l'être. Je dis simplement qu'une chose est plus qu'ur.e autre lorsque pour passer de la pre- mière à la seconde il me suffit de nier de la première, par la pensée, ceci ou cela, quelque détermination intelligible. Cette notion du plus et du moins ainsi définie est pure, en elle-même, et pour mon intelligence, de toute considération d'espace ou de quantité. La notion transcendantale d'être, considérée à ce point de vue, c'est-à-dire selon qu'est davantage ce qui ne man- que pas de ceci ou de cela, ou selon que l'être comporte plénitude ou achèvement, se confond avec la notion de par- fait, le « parfait » étant « ce à quoi rien ne manque », soit dans un ordre donné (perfection relative), soit purement et simplement (perfection absolue). Parler de degrés d'être, c'est donc parler de degrés de perfection. Partout où il y a diversité (j'entends une autre diversité 1 80 ANTIMODERNE que celle de la simple position dans l'espace), partout où il y a diversité, il y a inégalité. Enfin je vois que l'être, qui, je le sais, est analogue et en lequel se résout en dernière analyse tout ce que conçoit la pensée, embrasse d'une certaine manière dans son ampli- tude toutes les perfections possibles; être et perfection vont donc ensemble. En sorte que si une chose existe qui épuise, si je puis ainsi parler, toute la plénitude de l'être, si une chose est l'Être même, cette chose est nécessairement d'une perfection infinie. Mais je puis appuyer davantage sur cette vérité. Je sais en effet que l'être enveloppe deux éléments distincts qui se connotent l'un l'autre, l'essence (ce qu'une chose est, ce qui a l'être) et l'existence (l'acte même d'être). Ce que signifie l'idée d'existence, c'est purement et simplement l'acte ou la perfection par laquelle quelque chose est posé a hors du néant », extra nihil, et « hors de ses causes », extra causas; bien entendu en parlant ainsi je ne prétends pas définir la notion d'existence, qui est première; je pré- tends seulement préciser, pour la clarté du discours, ce que j'entends et ce que tout le monde entend par cette notion première. Cette perfection même toutefois, si je la consi- dère avec soin, m'apparaît comme la perfection par excel- lence, c'est par elle en effet qu'est posé dans la réalité tout ce qu'est une chose, autrement dit toutes les autres perfec- tions de cette chose. Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. Et ainsi selon le degré de perfection de l'essence qui reçoit l'existence, cette perfection par excellence, qui consiste à exister, est reçue avec plus ou moins de pléni- CONNAISSANCE DE L'ÊTRE 181 tude, elle est donc mesurée à la mesure de l'essence qui la reçoit; mais supposé une chose qui soit l'Être même, c'est-à-dire qui ait pour essence d'exister, en ce cas cette perfection par excellence, qui consiste à exister, ne sera mesurée par rien, et l'essence d'une telle chose, par là même qu'elle ne mesurera ou ne limitera pas la perfection d'exister, contiendra en soi toute l'infinité de la perfection. Mais une telle chose existe-t-elle ? Avant de le recher- cher, je considérerai cette notion des degrés d'être ou de perfection, que je viens de dégager, et j'essaierai d'en tirer le fruit intelligible, autrement dit je me demanderai s'il n'y a pas quelques axiomes qui lui soient liés immédiatement. Et tout d'abord, si je rapproche cette notion des prin- cipes de raison d'être et de causalité, je m'aperçois que la raison d'être ne peut pas être moins (avoir un moindre degré de perfection) que ce dont elle est la raison; je m'aperçois également que la cause doit avoir en soi, d'une certaine manière, l'être et la perfection de l'effet, on ne donne que ce qu'on a, et même qu'elle doit être plus (avoir un plus haut degré de perfection) que l'effet, car elle nest pas seulement, elle agit, elle produit l'effet. I. Le plus ne peut pas venir du moins, ce qui a moins d'être et moins de perfection ne peut pas être cause ni raison d'être de ce qui a plus d'être et de perfection (I). II. La cause a plus d'être et de perfection que ce dont elle est la raison (2). (1) Propler quod unumquodque, et illud mayis, aut suUem non minus. (2) M propler quod aliquid est, oportet melius esse. D'où il suit que omne impericctum a perlée*'^ ' — Ht originem. 182 ANTIMODERNE Ces principes sont évidents, et s'imposent par eux-mê- mes à l'intelligence. Pourtant ne parle-t-on pas de grands effets produits par de petites causes ? Et d'autre part le père, qui est homme comme le fils, n'a-t-il pas le même degré d'être que le fils et non un degré plus élevé ? C'est que dans l'axiome en question il s'agit de la cause totale : les petites causes qui produisent de grands effets ne peuvent être que des causes partielles. Les parents non plus ne sont pas la cause totale de l'enfant, il y a d'autres causes qui les font eux-mêmes être et agir, selon le mot d'Aristote, homo et sol générât hominem; sans compter que le père est homme parfait (adulte), tandis que l'enfant n'est qu'homme en devenir. Mais je mettrai à profit cette difficulté et je remarquerai ceci : les axiomes métaphysiques s'imposent en raison de leur évidence intellectuelle et des exigences primordiales perçues dans l'idée d'être, ils ne sont pas une simple géné- ralisation de quelques cas d'expérience; la preuve en est que souvent l'expérience, lorsque nous ne prenons pas la peine de l'analyser de près, et de débrouiller sa complexité, semblerait les contredire au premier abord. Pourtant il faut, je le sais d'avance, qu'ils soient vérifiés dans chaque cas d'expérience. C'est donc que leur force ne vient pas de la simple expérience. Les exemples que nous cherchons à leur sujet sont là pour les illustrer en aidant notre imagination, ils peuvent même donner occasion à notre intelligence de les faire jaillir en elle; ils ne sont pas là pour les fonder. Disons maintenant qu'une chose a une perfection par elle-même ou par son essence {per se, per suam essentiam), CONNAISSANCE DE l'ÊTRE 183 lorsqu'elle a cette perfection à raison de sa propre nature (sans d'ailleurs être nécessairement pour cela la raison su- prême et dernière de cette perfection). Ainsi tout homme est vivant, ou raisonnable, persuam essentiam {sans d'ailleurs être pour cela le principe suprême de la vie ou de la raison), un corps en ignition est lumineux par soi (sans d'ailleurs être pour cela la raison dernière et totale de la lumière). Au contraire un miroir n'est pas lumineux par soi, mais seule- ment s'il reflète le soleil, un morceau de fer n'est pas in- candescent par soi, mais seulement s'il est placé dans le feu. Mais dès lors la vérité d'un nouvel axiome (qui n'est qu'une détermination du principe de raison d'être) ne m'ap- paraît-elle pas ? III. Ce qui n'est pas par soi (per se, per suam essentiam) suppose avant soi (au moins d'une priorité de nature), ce qui est par soi (1). Car on ne peut pas remonter à l'infini dans la série des choses qui ont une perfection sans l'avoir par soi, et il faut bien s'arrêter comme à leur ultime raison d'être, à une chose qui ait cette perfection à raison de sa propre essence. En outre ce qui a une perfection per se l'a nécessairement plus que ce qui n'a pas cette perfection per se (axiomes I et II). L'expression per se porte sur le sujet qui possède une perfection et sur la manière dont il est par rapport à cette perfection. Mais ne peut-on considérer la perfection possé- dée elle-même (le prédicat ou attribut) et la manière dont elle est dans le sujet ? (1) Quod est per se, prius est eo quod non est per se. 1 84 ANTIMODERNE Si je dis par exemple que Pierre est homme, ou que Pierre est blanc, ou qu'il est bon, je dis que certaines per- fections se trouvent en lui. Ces perfections, je puis les re- garder en elles-mêmes, en faisant abstraction du sujet où elles sont : j'en parle alors comme de choses qui existent séparément dans mon esprit (sans savoir encore si elles peu- vent ou non, les unes ou les autres, exister aussi séparément dans la réalité). C'est ainsi que je parle de VHumanité (ce par quoi on est homme), de la Blancheur (ce par quoi on est blanc), de la Bonté (ce par quoi on est bon). D'autre part, il y a pour chacune de ces perfections, ainsi considérées en elles-mêmes, une certaine plénitude d'être qui peut lui convenir. Et si chacune existait dans la réalité à l'état pur, elle aurait là, nécessairement, toute cette plénitude d'être, étant alors une chose réelle à qui rien ne manquerait de ce qu'elle peut avoir, puisque existant à l'état pur elle existerait sans nulle diminution. Mais les sujets en qui se trouvent réellement ces per- fections, ont-ils cette plénitude d'être ? Socrate est-il hom- me en plénitude ? Alors il aurait tout ce que l'humanité comporte comme pouvant lui convenir, il aurait la sagesse qu'a eue Aristote, l'art qu'a eu Phidias, la science qu'a eue Archimède, et ainsi de suite sans fin, il aurait toutes les perfections répandues en la multitude de tous les hommes. Ce lis est-il blanc en plénitude ? Alors il aurait tout ce que peut comporter la blancheur, et rien ne pourrait être plus blanc que ce lis, ou d'un blanc différent. Ce fruit est-il bon en plénitude ? Alors il aurait tout ce que peut com- CONNAISSANCE DE L'ÊTRE 185 porter la bonté et rien ne pourrait être meilleur que lui ou d'une autre bonté. Par rapport à la plénitude ou à la richesse d'être dont une perfection est capable et qu'elle aurait nécessairement si elle existait dans la réalité à l'état pur, l'être qu'a cette perfection dans ces sujets est donc diminué, déchu si j'ose dire. Cette perfection n'est pas possédée par eux avec toute la plénitude qui peut lui convenir. Le signe en est, ou bien (comme dans le premier des exemples précédents) que cette perfection se trouve à l'état concret en une multitude d'in- dividus qui la possèdent au même degré (car on n'est pas plus ou moins homme), mais qui se partagent diversement toute la variété d'être accessoire qui peut lui convenir, ou bien (comme dans les deux autres exemples) qu'elle se trouve à l'état concret en des sujets qui la possèdent elle-même à des degrés différents; car si la blancheur ou la bonté en soi n'admettent pas le plus et le moins, par contre les choses en qui je les vois sont plus ou moins blanches et plus ou moins bonnes, en sorte que la qualité même de blancheur ou de bonté comporte dans ces choses plus ou moins d'intensité ou de perfection. Ainsi il y a de beaux visages et des visages plus ou moins beaux, mais aucun d'eux n'épuise la plénitude de la beauté. Comment désigner cette manière diminuée dont une per- fection est dans certains sujets, par rapport à la plénitude qui peut lui convenir, et qui lui conviendrait nécessairement si elle existait à l'état pur ? Cette perfection est dans ces sujets non pas selon toute sa plénitude possible, mais selon une partie de sa plénitude possible. Je dirai que ces sujets ont 186 ANTIMODERNE part à cette pertectlon, ou qu'ils la participent plutôt qu'ils ne r épuisent; ou encore que cette perfection est en eux par participation. Voilà un nouveau concept précisé devant mes yeux. Par opposition, une perfection qui est dans un sujet selon toute la plénitude d'être qui peut lui convenir, et qui est ainsi épuisée par ce sujet, je dirai qu'elle est en lui par essence (per essentiam). Si je me représente un sujet qui a une perfection de cette manière, je vois immédiatement qu'un tel sujet doit être au souverain degré de cette perfection : puisqu'il a, par hypo- thèse, cette perfection selon toute la plénitude qui peut lui convenir et qu'ainsi aucun être ne peut l'avoir davantage. Bien plus, il doit non seulement avoir cette perfection, mais encore être cette perfection elle-même ; car celle-ci doit avoir en lui autant de plénitude qu'à l'état pur, il faut donc qu'elle existe en lui à l'état pur, et que par suite, lorsqu'on la lui attribue, elle demeure à l'état pur, en sorte qu'on ne dise pas seulement, par exemple il est bon, mais encore : il est la bonté. Il est tellement bon, il épuise tellement toute la plénitude possible de la bonté, qu'il a la bonté même pour nature. Le langage commun, pour désigner hyperboliquement celui qui possède éminemment un art ou une vertu, dit d'une façon semblable : cet homme est la générosité même, ou la poésie en personne. De même, si une chose pouvait exister qui fût blanche par essence, il faudrait qu'elle fût la blan- cheur même. Si un être pouvait exister qui fût homme par essence, il faudrait qu'il fût l'humanité même. Enfin un sujet qui a une perfection par essence est néces- sairement infini dans l'ordre de cette perfection. Car toute CONNAISSANCE DE L'ÊTRE 187 limitation est une négation. Or ce qui est bon par essence, étant la bonté même, ne peut rien avoir en lui qui limite sa bonté. De même si une chose existait qui fût la blancheur ou qui fût l'humanité, cette chose serait absolument illimitée dans l'ordre de la blancheur ou de l'humanité. Or il est évident que ce qui a une perfection par partici- pation tient ou reçoit cette perfection d'autre chose, puisqu'il l'a sans l'être, et qu'ainsi il ne peut la tenir de lui-même, (S'il la tenait de lui-même, il faudrait qu'elle fût en lui noT} reçue, par suite sans diminution, et donc qu'il la fût, au moins d'une manière éminente : ce qui est exclu par hypo- thèse). Dès lors, ce qui a une perfection par participation tenant cette perfection d'autre chose, qui doit l'avoir davan- tage, puisqu'elle la donne (axiome II), et cette autre chose, si à son tour elle a cette perfection par participation, la tenant d'une troisième qui l'a davantage, il faut, sous peine d'aller à l'infini dans une telle série, ce qui est impossible, s'arrêter, comme au principe ou à la cause de cette perfection dans tout le reste, à ce qui a cette perfection au souverain degré pos- sible, c'est-à-dire à ce qui a cette perfection par essence (per essentiam). IV. Tout ce qui a un être ou une perfection par parti- cipation se ramène à ce qui a cette perfection par essence comme à son principe et à sa cause (1). Il est clair d'autre part que ce qui a un être ou une per- fection sans l'avoir par SON essence {per se) n'a pas cet (1) Omne quod habet aliquid per participationem, reducilur ad id quod habet illud per essentiam sicut in principium et causam. 188 ANTIMODERNE être ou cette perfection PAR ESSENCE {per essentiam) . Mais la réciproque n'est pas nécessaire. Pierre est homme par participation et pourtant Pierre est homme par son es- sence (1). Si un sujet a un être ou une perfection par son essence, mais s'ils sont plusieurs individus à l'avoir ainsi, en sorte qu'elle est chez eux tous au même degré, mais qu'ils se partagent diversement la plénitude d'être accessoire qui peut lui convenir, ou encore si cette perfection se trouve en dif- férents êtres à des degrés divers, alors c'est qu'elle n'est , per essentiam en aucun de ces sujets. Ainsi Pierre est hom- me par son essence. Mais si je réfléchis que Paul, Jean, Jacques, etc., le sont aussi, et qu'ils se partagent diverse- ment la sagesse, la science, la vertu, la vigueur d'esprit ou de corps, la finesse d'instinct, etc., qui peuvent convenir à l'humanité, je comprends que les uns et les autres sont pour ainsi dire à une distance infinie d'être hommes par essence. Une plante est vivante par son essence (puisqu'il est de sa nature d'être un corps vivant). Mais si je consi- dère divers vivants, un lichen, un rosier, un oursin, un chien, un homme, qui possèdent la vie à des degrés différents et par conséquent d'une manière plus ou moins imparfaite et limitée, je m'aperçois qu'aucune de ces choses n'est vi- vante par essence; autrement elles auraient la vie dans toute sa plénitude, sans aucune limitation, elles seraient la vie. Mais alors le principe que j'ai énoncé tout à l'heure (1) Cette importante distinction du per sunm essentiam^ et du jvr essentiam est exposée par Cajetan (in Sum. Ilieol., I, fi, T») en même temps que la juste notion de la parlicipalion, par où le thomisme sauve l'essentiel de la pensée de Platon. CONNAISSANCE DE L'ÊTRE 189 (axiome IV) doit s'appliquer ici ? Qu'il s'agisse de perfec- tions qu'un sujet ne possède pas par son essence, comme la bonté par exemple (1), ou qu'il s'agisse de perfections qu'un sujet possède par son essence, comme l'humanité ou comme la vie, en tout cas il me faut dire que ce qui est par participation suppose avant soi ce qui est par essence. Disons donc hardiment qu'avant ces choses que j'appelle hommes, vivantes, bonnes, blanches, etc., il y a quelque chose qui a l'humanité, quelque chose qui a la vie, quel- que chose qui a la bonté, quelque chose qui a la blancheur par essence et non par participation.. Comment toutefois cela est-il possible ? Est-ce que je vais platoniser, et croire qu'il existe dans un monde supra-sen- sible des archétypes éternels, tels que l'humanité en soi, auxquels « participeraient » je, ne sais comment les choses de ce bas monde ? Est-ce que je ne vois pas clairement qu'il ne peut pas y avoir d'humanité en soi, ni de blan- cheur en soi ? Car l'humanité ne peut exister qu'en tels et tels individus de chair et d'os, et la blancheur en telles ou telles choses ayant une surface et des dimensions, elles ne sauraient donc exister à l'état pur. Que faut-il donc dire, puisqu'un principe évident est là qui nous presse, et qui nous assure que toutes les perfec- tions que nous pouvons voir ici-bas, puisqu'elles sont par participation dans certains sujets, doivent être ailleurs par essence ? (1) Aucune chose ici-bas n'est bonne per se, parce qu'une chose est dite bonne, purement et simplement, quand elle est achevée dans l'être qui lui convient, or toute chose qui n'est pas l'Etre même ne tient pas de sa seule essence l'achèvement de son être. 1 90 ANTIMODERNE 11 faut distinguer deux catégories parmi toutes les perfec- tions que nous pouvons considérer ici-bas : les unes, telles la bonté, la beauté, l'intelligence, ont rapport à l'être même et sont, comme lui, analogues; leur concept n'implique donc pas essentiellement de limitation et elles peuvent exister, en gardant leur valeur intelligible (leur « formalité ») et leur nom, sous un mode autre que le mode fini sous lequel nous les connaissons dans les choses. Les autres, telles la blan- cheur et l'humanité, ont rapport à des genres déterminés dans l'être, leur concept par suite implique essentiellement ' limitation et elles ne peuvent pas exister, en gardant leur valeur intelligible et leur nom, sous un autre mode que le mode fini sous lequel nous les connaissons dans les choses. Rien n'empêche que les perfections de la première sorte existent à l'état pur. Mais en ce cas, puisque chacune enve- loppe l'être dans son concept, elles sont chacune l'être à l'état pur, l'acte d'être à l'état pur, l'Être même subsis- tant, et elles ne peuvent pas dès lors rester distinctes les unes des autres. Et la Bonté à l'état pur serait-elle infini- ment bonne, si elle n'était infiniment belle aussi ? Et de même la Beauté à l'état pur doit être infiniment bonne aussi. Et l'Intelligence à l'état pur doit être infiniment belle et infiniment bonne aussi. Or la raison exige une raison d'être première à toutes ces perfections telles qu'elles existent ici-bas. Il y a donc, infi- niment sépar���, dans sa nature, de tout ce qui est, un être qui est à la fois, dans une simplicité inimaginable, débor- dant tous nos concepts, la beauté, la bonté, l'intelligence, la vie et toutes les perfections transcendantes. Maintenant CONNAISSANCE DE L*ÊTRE 191 je ne pense plus seulement à lui comme à un objet idéal, je sais qu'il existe, étant invinciblement conduit à affirmer son existence par l'existence des perfections multiples et mélangées que je constate sensiblement dans le monde : les êtres ne seraient pas si l'Être n'était pas. Et possédant l'être et toutes ces perfections par essence, il les a non seulement à raison de lui-même ou de son essence, mais à raison de son essence comme principe absolument total et suprême, il les a, pour employer les termes scolastiques, non seule- ment per se, mais a se. Quant aux perfections comme l'humanité ou la blancheur, elles sont aussi par essence en ce même Être infini analo- giquement connu, mais, puisqu'elles ne sauraient exister à l'état pur sans faire, si je puis dire, éclater leur concept, elles ne sont en lui qu'en perdant là leur valeur intelligible et leur formalité propre dans une perfection plus haute, en sorte qu'il n'y a plus de nom pour les désigner. Voilà donc qu'à cause de toutes les perfections qui sont par participation dans les choses, le mouvement naturel de ma réflexion sur l'être m'a conduit en droite ligne jusqu'à Dieu, dans l'être incompréhensible duquel resplendissent d'une manière éminente les perfections de toutes choses, soit « formellement », comme la bonté, la beauté, l'intelli- gence, la vérité, la vie, et avant tout l'être même, soit (t virtuellement », comme l'essence de l'homme, de l'ange ou du lion, comme la blancheur ou la lumière, comme la couleur du ciel et des prairies, la fraîcheur de l'eau cou- rante, les saveurs et les parfums, et toutes les délectations périssables, et même tout ce qu'il y a de vrai dans les faux 192 ANTIMODERNE biens, comme tout ce bel ornement de la joie créée qu'il a promis de rendre au centuple à ceux qui la quitteraient pour lui. Béni soit Platon d'avoir deviné ces choses. Et s'il lui est arrivé de perdre un peu la tête, Pygmalion mythologue, en présence des Idées éternelles, n'oublions pas qu'il suffit de situer celles-ci dans leur lieu véritable, dans l'intelli- gence divine, pour que le platonisme devienne vrai. 1922. RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT Chapitre V Mihi vero archiva Jésus Christus. Saint Ignace d'Antioche. RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT Veille de Pâques. Tandis que l'Eglise exultant rassem- ble en sa liturgie ses grands souvenirs d'épouse, et chante l'heureuse faute quœ talem et iantum meruit habere Re- demptorem, et nous crie qu'il y a un seul vainqueur de la mort, un seul libérateur de toute servitude, un seul en le nom duquel nous puissions être sauvés, l'âme regarde au- tour d'elle, et s'interroge elle-même. Die nobis. Maria, quid vidisti in via ? Qu'avons-nous vu sur la route ? Le sé- pulcre du Christ vivant, la gloire du ressuscité, les anges témoins et le suaire, un monde qui parle de DiEU? Ou un monde que DiEU abandonne ? Quelle est cette nuit où nous >ommes? Est-ce la nuit bienheureuse qui, resplendissante comme le jour, nous illumine dans les délices de l'esprit, et joint les choses humaines aux divines ? Ou bien la nuit de misère ? Comment répondre à pareille question ? Ne savons-nous pas qu'il est presque impossible à un homme de porter un jugement de valeur sur le temps oia il vit, et de discer- ner avec certitude son orientation d'ensemble } La matière 196 ANTIMODERNE est trop complexe et trop contingente, elle échappe à la science humaine. Pour la dominer pleinement il faudrait avoir reçu la grâce de la prophétie. Et en vérité ce cha-| risme n'est pas enviable ; sans doute saint Paul a dit : œmu-i lamini charismata meliora, mais le livre de Jonas semble écrit tout exprès pour prouver qu'il n'y a pas de plus mau- vais métier que celui de prophète. Voyez le pauvre ambas- sadeur du Très-Haut, assis à l'orient de la ville, sous une hutte de branches, qui le protège mal du soleil brûlant, et attendant dans l'amertume de son coeur la destruction an- noncée, qui ne vient pas. î Ah ! si le roi de Ninive avait su positivement que les menaces de DiEU n'étaient que conditionnelles, et que l'ima- gination des prophètes est sujette à amplifications, et que Dieu peut à l'occasion leur révéler des futuribles qui ne se réaliseront jamais, il eût peut-être, le pervers, profitant de ce qu'il savait là (et par défaut de crainte oubliant même ce qu'il savait), continué à se divertir comme devant, ou même fait jeter Jonas en prison, afin qu'il ne troublât pas les Ninivites; et Jonas alors, ceux-ci ne se convertissant pas, aurait eu la consolation de les voir réduits en cendres. Mais le roi de Ninive ignorait la théologie, et il se préci- pita tout de go dans un abîme de pénitence. « Seigneur, s'écrie Jonas, je vous en conjure, n'est-ce pas là ce que je disais lorsque j'étais encore dans mon pays ? C'est pourquoi j'avais pris le parti de m'enfuir à Tharsis; car je savais bien que vous êtes un DiEU clément et miséricordieux, patient et riche en pardon, et qui se repent du mal. Maintenant, Seigneur, retirez de moi mon RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT 197 âme, je vous en prie, car la mort vaut mieux pour moi que la vie »... ' • . 1 « Et le Seigneur DiEU fit pousser un ricin qui s éleva au-dessus de la tête de Jonas pour être une ombre sur sa tête, et pour le protéger, car il souffrait; et Jonas éprouva une'grande joie à cause du ricin. Mais DiEU fit venir, le lendemain au lever de l'aurore, un ver qui piqua le ncm, et il sécha. Et au lever du soleil le Seigneur fit souffler un vent brûlant d'orient; et le soleil frappa sur la tête de Jonas, au point qu'il défaillit, et demanda de mourir, di- sant : « Il vaut mieux pour moi mourir que vivre. )) ^^ (( Alors Dieu dit à Jonas: « Fais-tu bien de t'irriter à cause de ce ricin? » Il répondit: « Je fais bien de m'irriter jusqu'à la mort. » Et le Seigneur dit : « Tu t'af- fliges au sujet d'un ricin pour lequel tu n'as pas travaillé et que tu n'as pas fait croître, qui a poussé en une^ mut et qui a péri en une nuit ; et moi je ne ferais pas grâce à Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre (IP » * * * Laissons donc les prophètes modernes à M. l'abbé Cu- ricque et à M. le baron de Novaye. Et demandons-no-îs ce que la raison, considérant les grandes lignes de l'histoire moderne, et s'inspirant au besoin des pressentiments d'un Joseph de Maistre, d'un Donoso Cortès, d'un Solovicv, (1) Jonas, IV, 2-11. 198 ANTIMODERNE pounait bien dire du temps présent, si on l'invitait à risquer sur lui une opinion, une simple hypothèse régulatrice, pour emprunter un mot au vocabulaire kantien. J'imagine que la raison trouverait dans certains symptômes très généraux de sérieux éléments d'appréciation. A vrai dire, depuis le déclin du moyen âge, l'histoire moderne est-elle autre chose que l'histoire de l'agonie et de la mort de la chrétienté 7 Saint Vincent Ferrier, au couchant du XIV® siècle, annonçait la fin du monde et res- suscitait des morts en confirmation de sa parole : n'est-ce pas plus précisément la fin du monde chrétien qu'il annon- çait ? Jeanne d'Arc, si elle a réussi à délivrer la France, a échoué dans sa mission de rappeler la terre au respect du Droit chrétien. Désormais l'animal raisonnable va s'ap- puyer sur lui-même, la pierre d'angîe ne sera plus le Christ. L'esprit d'indépendance absolue, qui, en définitive, porte l'homme à revendiquer pour lui-même Vascîtê, et qu'on peut appeler l'esprit de la Révolution antichrétienne, s'in- troduit victorieusement en Europe avec la Renaissance et la Réforme, il soustrait à l'ordre chrétien ici la sensibilité esthétique et toutes les curiosités de l'esprit, là la spiri- tualité religieuse et la volonté, et vise à remplacer partout le culte des trois Personnes divines par le culte du Moi humain. Réprimé au XVlP siècle, lancé au XVIir et au XIX^ siè- cle à la conquête de l'univers, servi avec persévérance et ha- bileté par la contre-église maçonnique, il réussit à écarter Dieu de tout ce qui est centre de pouvoir ou d'autorité dans les peuples. Dans la vie même des Etats, gallicanisme, joséphisme, RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRESENT 199 triomphe de la Révolution française et de son idéologie. Dans les rapports entre Etats, reconnaissance publique de l'hérésie et funérailles diplomatiques du Droit chrétien aux traités de Westphalie, regroupement de l'Europe, par Na- poléon, sous le signe révolutionnaire, comme Charlemagne l'avait groupée mille ans auparavant sous le signe chrétien. Fin du pouvoir temporel en 1870. Pendant trois siècles, progressive et universelle dépossession de l'Eglise. Au ter- me, un monde naturaliste, dédié par une science matérielle, mécanique et violente au service de l'orgueil et du luxe humain, parfaitement configuré dans sa vie économique et politique à la volonté haineuse d'un Maître qui n'est pas Dieu, tellement plein de chair que Jésus, comme jadis dans les hôtelleries de Bethléem, n'y trouve pas la plus petite place pour lui. Sans doute le monde peut descendre plus bas encore (pourquoi le progrès s'arrêterait-il ?) Il sem- ble pourtant que nous puissions marquer ici un point de chute. Aux plus sombres époques de l'histoire chrétienne, la Foi demeurait dans la cité. Elle demeure toujours dans le secret de la vie des âmes. Mais dans la vie politique du monde quelle place tient-elle aujourd'hui ? Dans l'ordre de l'esprit la courbe de l'histoire des trois derniers siècles a une forme semblable. En trois grandes étapes — Luther, Descartes, Kant — l'homme s'isole de la vie surnaturelle (qui n'est plus qu'un manteau de dissi- mulation) et devient sourd à l'Enseignement révélé, — il se soustrait à DiEU par antithéologisme et à l'être par idéa- lisme, — il se replie sur soi, s'enferme comme un tout- puissant dans sa propre immanence, fait tourner l'univers 200 ANTIMODERNE autour de sa cervelle, s'adore enfin comme étant l'auteur de la vérité par sa pensée et l'auteur de la loi par sa vo- lonté. La (( Science » qu'il construit pour se soumettre l'uni- vers matériel interdit à sa raison l'accès des réalités supé- rieures; puis dans l'idée d'évolution dont Goethe notait déjà les attraits pernicieux, dans le mobilisme intégral et la phi- losophie du pur Devenir cette raison même se corrompt, et il doute que ce qui est, soit. Ici encore, nous sommes à un terme, et la dissolution bouddhiste qui menace très sérieu- sement l'intelligence occidentale semble bien l'indice d'un point de chute. Ce long drame spirituel n'est pas moins ef- frayant que le drame de l'histoire visible. Si l'intelligence des peuples, devenue rachitique et puérile, n'est plus apte qu'à l'idéologie mythique, — ad fabulas autem convertentur , — alors les pseudo-prophètes peuvent venir, ils auront de- vant eux des âmes incapables de discernement. Dieu proscrit de la vie sociale et de la vie intellectuelle, c'est-à-dire de ce qui est proprement humain dans l'hom- me, les Papes, depuis le Syllabus jusqu'à l'encyclique Pas- cendi, ont à maintes reprises appelé l'attention sur la gra- vité d'un tel symptôme. C'est là un état contraire à la na- ture. La grande guerre en est sortie par un jeu fatal. La considérant dans un de ses aspects — l'aspect philosophi- que et intellectuel — nous disions en 1915, et il ne paraît pas inopportun de le redire aujourd'hui : « Le pangerma- nisme est le fruit monstrueux mais inévitable, de la grande rupture d'équilibre du XVI® siècle, de la séparation de l'Al- lemagne d'avec la chrétienté. Il résulte du développement — lent et pénible, comme une démonstration allemande, RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT 201 mais fatal — de l'égocentrisme de Luther, de Rousseau, de Kant, de Herder, de Fichte, de Hegel, politiquement incarné par la Prusse. Au regard de ce développement né- cessaire d'un principe unique, aboutissant à la religion ger- maniste, le fait que l'Allemagne actuelle compte encore de nombreuses parties catholiques ne signifie absolument rien; il est visible que l'Allemagne catholique a depuis longtemps cessé de donner l'impulsion, elle est conduite et ne conduit pas... (( Ici encore l'ordre catholique apparaît comme l'unique t salut, même temporel, de l'humanité. Une Allemagne hu- maine, qu'elle soit une seule nation ou qu'elle soit, comme la nature des choses semble le demander, divisée en plu- sieurs Etats, une Allemagne humaine, et sinon paisible, au moins dont la guerre ne soit pas la première loi et la première nécessité, ce n'est pas à la révolution, ni à Kant, ni même à Gœthe que nous pouvons demander d'entre- tenir en nous ce rêve. Réalisable ou non, compatible ou non avec les données historiques, un tel idéal en tout cas est soumis à une condition primordiale : le retour au catho- licisme et à la chrétienté. Le catholicisme allemand du XIX' siècle a pu être contaminé quelque temps par le ger- manisme romantique; Goerres a pu être un des plus vio- lents ennemis de la France, il n'en reste pas moins, comme l'irrécusable leçon de trois siècles d'histoire intellectuelle et politique, que l'universalité de l'ordre chrétien est la seule sauvegarde du monde contre les durs excès de l'in- dividualisme des nations, en particulier contre le germa- nisme. 202 ÀNTIMODËRNE « FAghr Quinet pensait que la philosophie allemande, kantienne et postkantienne, est la philosophie de la Révo- • lutlon; et il allait nniême, avec sa manie des symboles, jus- qu'à déclarer que Kant, c'était la Constituante, Fichte la Convention, Schelling l'Empire. Frédéric Schlegel faisait le même rapprochement. Rien n'est plus manifeste que la commune racine individualiste de la philosophie allem.ande et de la Révolution. (( L'esprit de la Révolution antichrétienne, qui met l'hom- me a la place de DiEU, devait se réaliser concrètement en Allemagne, non par des procédés révolutionnaires, mais par des procédés d'Etat et de gouvernement, grâce à l'œu- vre de ce Stein que Metternich appelait jacobin : « Nous ferons de haut en bas, disait Hardenberg, ce que les Français oiît fait de bas en haut. » Et cet esprit devait — s'accommodant fort bien de manquer à la logique et de capter des éléments propres à l'ordre ancien — tendre, en Allemagne, à l'organisation positive, à la réussite pra- , tique. Le principe révolutionnaire s'est ainsi développé outre-Rhin dans le sens de l'étatisme, et pour réaliser une liberté conçue comme puissance concrète de possession et de domination terrestre. ^ (( A ce point de vue l'effrayant conflit qui désole aujour- d'hui le monde apparaît comme le choc de deux formes opposées de la Révolution européenne inaugurée par Lu- ther : de la forme négative, démocratique, rationaliste, et de la forme positive, impérialiste, volontariste. (( Il suit de là que la présente guene est le règlement de RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT 203 comptes d'au moins trois siècles de prévarications, où tou- tes les nations ont leur part... » j i p- De ce choc mortel des deux formes adverses de la Ré- volution européenne, du non serviam d'une volonté pan- théiste et impérialiste qui divinise l'Etat, et du non serviam d'une raison humanitaire et libérale qui divmise 1 individu, c'est la première qui a été vaincue. Est-ce à dire que le triomphe de la forme libérale-démocratique est assure ? a Les êtres ne veulent pas être mal gouvernés ))... * * * Tels sont — très imparfaitement rassemblés — quelques- uns des élém.ents d'appréciation que la raison des philo- sophes pourrait trouver dans l'histoire moderne. Mais un autre nous a dit avec autorité ce qu'il convient de penser des temps actuels. Est-ce précisément parce qu il était donné avec autorité et dans une forme solennelle que cet avertissement a passé inaperçu d'un grand nombre? « Nous éprouvions une sorte de terreur )), écrivait i"ie A en 1903, dans sa première encyclique (l), terrebat nos quam maxime, « à considérer les conditions funestes de l hu- « manité à l'heure présente. Peut-on ignorer la mala- « die si profonde et si grave qui travaille, en ce moment u bien plus que par le passé, là société humaine et qui, (( s'aggravant de jour en jour et la rongeant jusqu'aux moel- u les, l'entraîne à sa ruine > Cette maladie, vous la con- « naissez, c'est, à l'égard de DiEU, l'abandon et 1 apos- (1) Encyclique £ supremi apostolalus, 4 octobre 1903. 204 ANTIMODERNE u tasie; et rien sans nul doute qui mène plus sûrement à v( la ruine, selon cette parole du Prophète : Voici que ceux « qui s'éloignent de vous, périront... (1). (( De nos jours, il n'est que trop vrai, les nations ont (v frémi et les peuples ont médité des projets insensés (2) « contre leur Créateur; et presque commun est devenu ce (( cri de ses ennemis : Retirez-vous de nous (3). De là, « en la plupart, un rejet total de tout respect de DiEU. De (( là des habitudes de vie, tant privée que publique, où (( nul compte n'est tenu de sa souveraineté. Bien plus, il (' n'est effort ni artifice que l'on ne mette en œuvre pour a abolir entièrement son souvenir et jusqu'à sa notion. « Qui pèse ces choses a droit de craindre qu'une telle (( perversion des esprits ne soit le commencement des (( maux annoncés pour la fin des temps, et comme leur « prise de contact avec la terre, et que véritablement le « fils de perdition dont parle l'Apôtre (4) n'ait déjà fait (v son avènement parmi nous. Si grande est l'audace et si « grande la rage avec lesquelles on se rue partout à l'atta- (( que de la religion, on bat en brèche les dogmes de la « foi, on tend d'un effort obstiné à anéantir tout rapport « de l'homme avec la Divinité ! En revanche, et c'est là, « au dire du même Apôtre, le caractère propre de VAnté- « christ, l'homme, avec une témérité sans nom, a usurpé « la place du Créateur en s'élevant au-dessus de tout ce / qui porte le nom de DiEU. C'est à tel point que, im- (1) Ps. LXXII, 27. {2) Ps. II, 1. (5) Job, XXI, 14. (4) // Thess., II, 3. RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT 205 « puissant à éteindre complètement en soi la notion de « Dieu, il secoue cependant le joug de sa majesté, et « se dédie à lui-même le monde visible en guise de tem- « pie, où il prétend recevoir les adorations de ses sembla- ('. blés. // siège dans le temple de Dieu, où il se montre « comme s'il était Dieu lui-même (1). « Quelle sera l'issue de ce combat livré à DiEU par de « faibles mortels, nul esprit sensé ne le peut mettre en « doute. Il est loisible assurément, à l'homme qui veut « abuser de sa liberté, de violer les droits et l'autorité « suprême du Créateur; mais au Créateur reste toujours la « victoire. Et ce n'est pas encore assez dire : la ruine '( plane de plus près sur l'homme justement quand il se « dresse plus audacieux dans l'espoir du triomphe. C'est ur le refus de l'autorité de l'Eglise, sur le refus de l'auto- rité du Christ, sur le refus de l'autorité de DiEU : disons (1) Is., XXXII, 17. (2) Hom. « de caplo Eutropio ;», _.Tif 6. — Plusieurs fois S. S. Bo- loît XV a exprimé avec force les mêmes vérités,~"én particulier dans .on discours au Sacré-L'ollège du 24 décembre 1919 (Cf. Documentation atholique, 10 janvier 1920). 214 ANTIMODERNE qu'il appelle la révolution comme la peste appelle la mort. Si l'on voulait se faire une idée des responsabilités de ceux qui dirigent le monde depuis un siècle (considérés collectivement bien entendu, comme groupe social ou comme classe, non chacun à chacun), il suffirait de poser quelques questions. Qui a congédié DiEU et l'Evangile ? nié les droits de DiEU sur la cité et sur la famille ? spolié l'Eglise, méconnu les immunités des prêtres et des reli- gieux, ôté à l'autorité et à la justice humaines le fonde- ment divin de leur légitimité ? Qui a traité les pauvres comme une chose qui rapporte, — et qui leur a appris à mépriser la pauvreté ? Qui a prétendu fonder l'ordre humain sur la négation du péché originel, sur le dogme de la bonté originelle et de la perfectibilité indéfinie, et sur la revendication des droits de la concupiscence ? Qui a promulgué que la loi de la vie terrestre n'est pas la croix mais la jouissance, qui a cherché comme le royaume de DiEU l'argent et le bien-être temporel, et érigé l'égoïsme mdividualiste en système so- cial. Qui s'est complu dans Voltaire, dans Béranger, dans Renan, dans Zola, qui a corrompu l'esprit public? Qui a assuré le triomphe de l'idéologie révolutionnaire ? Qui s'est efforcé d'arracher au peuple les biens spirituels, de le dé- pouiller de la grâce et des vertus chrétiennes, de lui ôteï toute raison de vivre, tout en le soumettant à des condi- tions de travail infra-humaines ? Qui lui a appris à se scan- daliser de la souffrance, à refuser la loi de DiEU, à res- treindre le nombre des naissances } Qui a fait un devoir à RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT 215 l'Etat laïque de disputer à DiEU l'âme des enfants ? Qui a expulsé des cités humaines la justice et la chanté ? La perle de la justice, selon le grand mot de sainte Ca- therine de Sienne, esl au cœur de la miséricorde. Ceux qui oublient que DiEU châtie, et qui ne veulent plus adorer en lui la sainte perfection de la Justice, trébuchent et se scandalisent à tous les faits de l'histoire humaine. Les for- ces mférieures déchaînées ne sont que l'mstrument de sa volonté, qui est conservatrice de l'ordre éternel, et qui mesure librement la miséricorde et la vengeance. Nous voyons à quel état atroce et dérisoire la « classe possé- dante )), devenue brusquement la classe des mourants de faim, a été réduite en Russie. Mais les comédiens de sang qui ont accompli ces choses, et qui s'imaginent, en parfaits marxistes athées, diriger l'histoire humaine, ne sont que des esclaves enfermés avec la plus stricte exactitude dans le cercle que la permission divine a déterminé. L'ordre social et politique actuel fera-t-il place à un ordre nouveau par voie d'évolution, grâce à un redresse- ment actif des intelligences et des volontés } Au point de vue des facteurs apparents de l'histoire, cela n'a rien d'im- possible. Ce dont l'observateur, en effet, a lieu d'être sur- pris, ce n'est pas de la fragilité, c'est bien plutôt de la soli- dité relative de notre civilisation et de notre structure so- ciale, qui tient encore en dépit des secousses qui l'ébran- lent et de la pourriture qui la dévore; d'autre part les éner- gies rénovatrices ne manquent pas, et quant aux puissances de désordre, elle? sont, quoique bien pourvues en argent, 216 ANTIMODERNE infiniment plus faibles, en France du moins, qu'on ne le croît et ne le dit d'ordmaire. Mais les facteurs apparents de l'histoire ne sont que se- condaires. Et cette solution pacifique, qui est à la portée de notre main, nous ne l'atteindrons que si nous nous tour- nons vers Celui qui nous a faits, lui disant avec Daniel : Omnia qucs. jecîsii nobîs. Domine, in vero judicio fecisti, quia peccavimus tibi, et mandatis tuis non obedivimus (1), et si nous conformons notre conduite à la parole de JÉSUS- ChrisT : « Si vous ne faites pénitence, vous périrez tous, » Sinon, il est probable que le nettoyage ne se fera pas sans frais. En tout cas une chose est claire à nos yeux : c'est que nous ne luttons pas pour la défense et le maintien de (( l'ordre » social et politique actuel. Nous luttons pour sauvegarder les éléments de justice et de vérité, les restes du patrimoine humain, les réserves divines qui subsistent sur la terre, et pour préparer et réaliser l'ordre nouveau qui doit remplacer le présent désordre. Georges Valois a droit à notre reconnaissance pour avoir vigoureusement affirmé cette vérité dans le domaine économique, comme Maurras l'a affirmée — avec quelle lucidité magnifique — dans le domaine politique : elle vaut dans tous les domaines. Il im- porte d'intégrer l'immense matériel de vie contenu dans le monde moderne, mais il convient de haïr le monde moderne pris dans ce qu'il regarde comm.e sa gloire propre et dis- tinctive : l'indépendance à l'égard de DiEU. Nous haïssons donc l'iniquité révolutionnaire-bourgeoise qui enveloppe et (1) iHtroït du jernoli île la seMaime de la Passion. RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT 217 vicie aujourd'hui la civilisation, comme nous haïssons l'ini- quité révolutionnaire-prolétarienne qui veut l'anéantir. C'est pour Dieu, ce n'est pas pour la société moderne, que nous voulons travailler. S'il ne s'agissait que de défendre les coffres-forts du Comité des Forges, ou la République de la maçonnerie, ou la Société des Nations, ou la culture laïque et kantienne, ou la morale de M. Bourgeois et de M. Buis- son, ou la « Science » qui ne sait pas les choses ejt qui détruit les hommes, ou la « Religion » qui ne croit pas et qui n'aime pas, et qui rassure les gens riches, qui donc voudrait lever le petit doigt ? Enfin ce n'est pas des efforts des hommes que nous attendons avant tout le salut, c'est de celui dont il a été dit : Nec enîm aliud suh cœlo nomen datum est hominibus, in quo oporteat eos salvos fieri. * * * Dieu ne frappe que pour vivifier. Sous le travail de ruine et de corruption dont nous sommes témoins, un œil attentif peut discerner des germinations précieuses. Pen- dant que se disloque la grande machine du monde, l'avenir s'élabore en quelques points d'élection. Voyez dans l'Eglise, depuis le milieu du XIX^ siècle, — et pendant quelles crises affreuses ! — la restauration des grands Ordres religieux, le resserrement de toutes les forces fidèles autour du Pape infaillible, le grand mouvement qui porte les âmes vers le Sacré-Cœur et vers la Mère de Dieu, l'élan donné à la rénovation de la philosophie et de la théologie de saint Thomas, comme au retour à la vie iiturgique f t aux vrais principes de la vie spirituelle. /l 218 ANTIMODERNE Voyez dans le monde oet effort très déterminé d'un pe- tit nombre pour ramener l'intelligence au service de la mé- rité, et pour instaurer l'ordre vrai, dans le domaine poli- tique et dans le domaine social. Considérez que l'élite pensante est orientée, plus nettement qu'à aucun autre mo- ment depuis deux siècles, vers le Christianisme, et que la foi catholique apparaît plus manifestement que jamais, dans la faillite universelle des systèmes humains, comme la seule lumière stable, comme la seule force intellectuelle intègre, toujours neuve et vivante en sa pérennité. En vérité, malgré la boue et le sang dont elle regorge, l'époque actuelle est puissamment intéressante pour l'esprit, et elle annonce les plus beaux combats. Eji ce qui concerne la France en particulier, quelle que soit la profondeur des maux qu'elle ait à subir pour un temps, il faut bien qu'un joui elle retrouve sa force, parce qu'elle est la réserve de DiEU parmi les nations. Cela, le spectacle actuel de l'univers le fait voir avec une clarté_ fulgurante, et la Mère Eglise le sait depuis longtemps. C'est pourquoi elle a prévenu la France de tant de pré- dilections, et montre aujourd'hui une mansuétude si grande envers cette ingrate fille aînée. Benoît XV n'a-t-il pas ex- primé un jour le regret de n'être Français que par le cœur (1)? Pie X, qu'il me faut citer encore, n'adressait-ii pas aux cardinaux français ces paroles, dont l'accent sem- ble prophétique : « Le peuple qui a fait alliance avec DiEl u aux fonts baptismaux de Reims se repentira et retour* (1) Depuis que ces lignes ont été écrites, il convient aussi de meu' tionner l'acte par lequel S. S. Pie XI a mis officiellement la France sous le patronage de la sainte Vierge et de sainte Jeanne d'Arc. RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT 219 « nera à sa première vocation... Les fautes ne resteront « pas impunies, mais elle ne périra jamais, la fille de tant « de mérites, de tant de soupirs et de tant de larmes. Un « jour viendra, et nous espérons qu'il n'est pas très loin- (( tain, où la France, comme Saul sur le chemin de Damas, (( sera enveloppée d'une lumière céleste, et entendra une « voix qui lui répétera : « Ma fille, pourquoi me persé- « cutes-tu ? » Et sur sa réponse : « Qui es-tu. Seigneur ? » c la voix répliquera : « Je suis JÉSUS que tu persécutes. (( Il t'est dur de regimber contre l'aiguillon, parce que a dans ton obstination tu te ruines toi-même. » Et elle, (( tremblante et étonnée, dira : « Seigneur, que voulez-vous (( que je fasse? » Et lui: « Lève-toi, lave-toi des souillu- « res qui t'ont défigurée, réveille dans ton sein tes senti- « ments assoupis et le pacte de notre alliance, et va, fille « aînée de l'Eglise, nation prédestinée, vase d'élection, va « porter, comme par le passé, mon nom devant tous les « peuples et les rois de la terre. » Les hommes qui pour une part quelconque coopèrent à la renaissance dont nous indiquions à l'instant quelques pro- dromes, sont vraiment les auxiliaires des forces divines, parce qu'ils préparent l'ordre futur, et disposent, dans un univers qui s'en va, les linéaments d'être et de santé où la vie se réfugie, et qu'elle utilisera pour construire. — Et quand bien même certains d'entre eux ignoreraient la fin dernière à laquelle tend leur labeur, c'est bien pour les in- térêts de Dieu, pour le « parti de DiEU » qu'ils travaillent; si JÉSUS, parlant de Lui-même, a dit : « Qui n'est pas 220 ANTIMODERNE avec moi est contre moi », n'oublions pas que parlant Jes apôtres et de leur effort terrestre il a dit aussi : Qui non est adversum vos, pro vobis est (1). — Ah! la besogne esti si nécessaire que ceux dont elle prend les forces n'ont pas à regretter de s'y consumer. C'est d'eux que dépend l'œuvre du salut, comme de ses causes prochaines. Est-ce d'eux, cependant, qu'elle dépend principalement et avant tout ? Non, nous savons que cette œuvre dépend principalement et avant tout de ceux dont l'action essentielle consiste à contempler DiEU et à l'aimer, et qui achèvent en eux- mêmes ce qui manque à la Passion du Christ. Il n'y a qu'une opération pleinement agissante et efficace, c'est celle des saints, parce qu'ils sont unis immédiatement à celui qui fait tout. Derrière les grandeurs humaines du XVIl' siècle et de la restauration classique, considérons l'orai- son de Marie de Gournay, de la Mère Agnès de Jésus, ou de la bonne Armelle. La ferveur cachée des amis de Dieu, voilà ce qui importe avant tout à la conduite de l'univers. Tandis que nous autres, pauvres remueurs de con- cepts, nous combattons dans la plaine, voyons-nous ces fra- giles mains terrestres aider la Vierge de Douleur à soutenir sur la montagne Celui qui intercède pour nous, et dont les bras, que l'amour tient en croix, ne se peuvent abaisser sans que nous périssions ? Je pleure, disait saint François d'Assise, parce que l'Amour n'est pas aimé. La charité seule, un déluae de charité, peut sauver les nations, je dis la charité, qui est (1) Marc, IX, 59 ; Luc, IX, 50. RÉFLEXIONS SUR LE TEMPS PRÉSENT 221 tout le contraire du sentimentalisme humanitaire, et qui est inséparable de la vérité et de la justice, car c'est DiEU qu'elle aime, et les hommes pour lui. La charité nous crie avec saint Augustin (1) : « Quand tu crois haïr ton ennemi, le plus souvent c'est ton frère que tu hais, et tu l'ignores )) • e exige que nous aimions jusqu'à donner notre vie pour leurs âmes, si cela était nécessaire, tous ces hommes qui se font les uns contre les autres un cœur et un front de fer, ceux que l'envie communiste souhaiterait supprimer com- me des bourreaux repus de sang, et ceux que la peur bour- geoise souhaiterait supprimer comme des monstres à face humaine. Mais elle exige aussi que nous haïssions implaca- blement leurs erreurs et leurs crimes, et que la force, quand il le faut, soit employée pour défendre la vérité, le bien des âmes et les droits de DiEU. La charité est aujourd'hui expulsée de la vie publique. Mais elle brûle toujours dans le secret des âmes chrétiennes. Et même, chose admirable, la vie qu'elle entretient dans ces âmes est moins troublée que le cours des astres par les bouleversements de l'histoire humaine. L'œuvre cachée de JÉSUS-Christ, le dialogue de l'amour divin se poursuit comme si rien de tout cela n'avait lieu sur la terre. Aussi bien le parfait contemplatif demeure-t-il « comme si son âme était déjà dans l'éternité, séparée du corps; » utique (l) Sup. Psabn., in ps. liv, 1 : « Omnis malus aut ideo vivit ut cor- rigatur ; aut ideo vivit, ut per illum bonus exerceatur. Utinam ergo qui nos modo exercent, convertantur, et nobiscum exerceantur ; tamen quam- diu ita sunt ut exerceant, non eos oderimus : quia in eo quod malus est quis eorum, utnim usque in finem perseveraturus sit, ignoramus tt plerumque cum tibi vidons odisse inimicum. frntrem odisti et nes- cis. » (Leçons IV et V des Matines du Jeudi saint ) 222 ANTIMODERNE non tradaret stscularia, nec curaret de statu mundî, nec de pace, nec de guerra, nec de sereno, nec de pluvia, et plane nec de aliquo hujus sœculi; sed soli Deo conformiter tota- liter intenderet, vacaret, et inhœreret (1). Certaines considérations métaphysiques permettent d'ac- quérir quelque intelligence d'un tel mystère. La vie sur- naturelle de la charité intéresse avant tout l'ordre moral comme tel, je veux dire l'ordre du libre arbitre et de Vagir intérieur. Or les thomistes (2) nous enseignent que, pris dans sa liberté même et dans sa pure immanence spirituelle, l'acte moral, parce qu'il dépend uniquement de DiEU et de la volonté qui agit, n'est pas en lui-même « une partie de cet univers » ; déjà simplement en tant que libre, il est en dehors de tout l'ordre cosmique de la nature; c'est pour- quoi il reste de soi caché aux Anges, auxquels DiEU donne cependant la connaissance naturelle de toute son œuvre d'ar- tiste, c'est-à-dire de tout cet univers. On comprend alors, ou on entrevoit pourquoi la vie cachée de la charité qui cons- titue l'histoire des âmes se continue à travers les événements et les destructions de l'histoire du monde, aussi pure qu'une eau limpide qui glisse à travers les doigts, aussi intacte et aussi tranquille qu'un chant d'oiseau, un rayon, un parfum qui passe parmi le feuillage d'un bois. On comprend de même pourquoi l'Evangile a passe inaperçu de ceux qui avaient les yeux fixés sur les grandes péripéties de cet uni- vers — Jésus autem, transîens per médium illorum, ihat, — (1) De Adhœrevdo Deo, cap. VIII. (2) Cf. Jean de S.mnt-Tiiom.\s, Cursus thcoL, t. IV, q. 58. disp. 22, a. 3 : Qua ralione AngeUis non cognoscat naturaliter cogitationes cordis. RÉFLEXIONS S,UR LE TEMPS PRESENT 223 et pourquoi, inversement, DiEU prête plus d'attention à un acte de charité, ou à un quart d'heure d'oraison de quié- tude, qu'au fracas de la chute d'un empire, ou d'une révo- lution sociale. Samedi saint, 5 avril 1920. ERNEST PSÎCHARI N Chapitre VI ERNEST PSICHARI Mais quoi ! Seigneur, est-ce donc si simple, de vous aimer ? (Le Voyage du Centution.) I Par sa mère, fille de Renan, Ernest Psichari tenait à la fois du sang breton des Renan et du sang hollandais des Schefîer. Par son père, M. Jean Psichari, il tenait du sang ardent et aventureux de l'Orient et de la Grèce. Etrange rencontre du Celte et de l'Hellène ! (( Il y a en moi, disait-il, du soleil et de la brume. » Lignée catho'- lique et mystique du côté des Renan; orthodoxe et pro- fondément croyante, comme le rappelait récemment M. Psi- chari, du côté grec. (C'est pour répondre aux sentiments de foi de son arrière-grand'mère paternelle et à son désir exprès, qu'Ernest fut, dès sa naissance, baptisé selon le rite grec.) Ajoutez à cela l'héritage, beaucoup moins marqué d'ailleurs, semble-t-il, des SchefTer, protestants, violents et téméraires, et Vous aurez une idée de la complexité et de la richesse des apports héréditaires qui ont contribué au tempérament d'Ernest Psichari. Il est beau de penser qu'une telle diversité de race s'est fondue et harmonisée dans la douce lumière du ciel de Ftance, et a pu, grâce 228 ANTIMODERNE à cette vertu de la tradition intellectuelle française à la- quelle Ernest s'est abandonné passionnément, entrer com- me élément dans la contexture d'un type d'âme, d'une personnalité si authentiquement, si merveilleusement fran- çaise. Puis, dominant de son ombre cette jeune vie comme un signe de fatalité, l'énorme gloire humaine et l'aventure spi- rituelle du grand-père. Il avait neuf ans quand son grand-père est mort, et le souvenir du vieillard ne s'effacera pas de sa mémoire Par- lant de Perros-Guireç : « Je reverrai, écrit-il dans son pre- mier livre, le bois de pins qui monte près du rivage har- monieux, le sentier où, tout petit, je suivais des yeux le vieux Renan, lourd de pensées et de génie. » « Mon petit-fils, qui a cinq ans, écrivait Renan dans son Examen de conscience philosophique {]), s'amuse tel- lement à la campagne, qu'il n'a qu'une tristesse, c'est de se coucher : Maman, demande-t-il à sa mère, est-ce que la nuit sera longue aujourd'hui?... » Elle a duré vingt-neuf ans, la nuit spirituelle. Et la joie de la lumière, il l'aura connue à peine deux ans sur la terre. On se tromperait, me semble-t-il, si, pour apprécier l'in- fluence exercée sur ses petits-enfants par un homme com- me Renan, on se contentait, le considérant comme un foyer dont on ressent plus ou moins la chaleur selon qu'on en est plus ou moms rapproché, de porter par l'miagmation fi) Cité jjar M. Louis Aguettant dans sa belle conférence sur Ernest Psichari (éditions de la Hevuc lédéralisle). ERNEST PSICHARI 229 à un certain maximum d'intensité l'influence qu'on voit se diffuser autour de lui dans le public. Il n'y a pas là seu- lement une différence d'intensité, mais une différence de qualité, de nature. C'est une influence plus profonde et plus subtile sans doute, mais aussi qui laisse beaucoup plus de jeu et de liberté; produite moins par les œuvres que par la personne, morale et spirituelle beaucoup plus qu'in- tellectuelle. Quand on a joué sur les genoux d'un grand écrivain, quand on l'a connu dans son humanité et parmi les contin- gences ordinaires de la vie intime, comment voulez-vous que ses ouvrages « scientifiques » gardent leur majesté im- personnelle et leur allure de nécessité 7 Je crois qu'Ernert a lu avec soin l'œuvre de son grand-père, mais je ne crois pas qu'il ait jamais été très fortement impressionné par son appareil de science et de critique. C'est surtout au point de vue de l'art qu'il appréciait ses livres. Plus tard, il devait me dire qu'à ses yeux Renan n'avait rien d'un savant proprement dit. Le Renan dont on rencontrait partout le souvenir et l'at- mosphère rue Claude-Bernard, puis rue Chaptal, me paraît un Renan plus profondément, plus pernicieusement étranger à son ancienne foi, dans sa vie morale et dans son appré- ciation des valeurs, que le Renan public, plus radicalement (( désaffecté », mais aussi moins militant, moins formel, moins nettement campé dans son opposition intellectuelle à cette même foi. C'est surtout par le milieu familial et so- cial, et par les opinions qui y régnaient, que l'influence intellectuelle du grand-père venait se répercuter sur le pe- 230 ANTIMODERNE tit-fiîs. Et ce qu'Ernest rencontrait à ce point de vue dans son milieu familial, c'était une vie morale tout areligieuse et agnostique, avec, du côté de son père, jadis croyant, puis détourné de sa foi par les prestiges philosophiques de Renan, une nuance de libre-ipensée humaniste et comba- tive; du côté de sa mère, soumise jadis à une éducation protestante qu'elle avait reçue d'ailleurs d'assez mauvais gré, mais surtout pénétrée des effluves spirituels de Renan, une recherche morale extrêmement large et élevée, mais étrangère à toute certitude métaphysique, et si je puis dire une sorte d'hégélianisme pratique, une acceptation supé- rieurement désintéressée de toutes les formes de l'élan hu- main, avec un propos marqué d'ignorer les conflits créés par les oppositions de principes intellectuels. J'étais frappé, quand j'allais chez Ernest, de l'atmosphère d'optimisme idéaliste singulièrement intense qu'on respirait là, et où je ressentais obscurément je ne sais quoi d'involontairement artificiel, je ne sais quel refus des plus profondes réalités de la vie. Comment est-il possible qu'il y ait des malades, des pauvres, des prisonniers, des agonisants ? se deman- dait-on en sortant de cette aimable maison. Je comprends maintenant que c'était un milieu pour qui le péché originel, et même la misère métaphysique de la nature humaine, étaient réellement choses nulles et non avenues. Et c'est en cela que malgré sa prétention à la largeur de vues il était foncièrement antichrétien. On n'y luttait pas contre le christianisme. On y était intimement persuadé de l'avoir assimilé, et dépassé : il n'était guère possible, en réalité, de vivre plus loin du Christ. Inutile d'ajouter qu'Ernest. ERNEST PSICHARI 231 quoique baptisé, n'a reçu aucune espèce d'éducation reli- gieuse. L'enfance d'Ernest Psichari a été une enfance heureuse et libre, débordante, exubérante de vie et d'espoir, et elle a laissé voir un développement étonnamment précoce de l'intelligence. Quand je l'ai connu, au lycée Henri-IV, il n'avait pas quinze ans, il était en seconde (moi, d'un an plus âgé que lui, j'étais en rhétorique). Avec quelle joie, avec quelle sensibilité ardente et nuancée, il se jetait sur toutes les cho- ses de l'intelligence ! Il avait une merveilleuse facilité de se passionner pour les idées, et son humanisme juvénile se plaisait aux controverses. C'était un humanisme conquérant et exultant, plus bruyant que discret, certes, et plus voisin des violences du XVf siècle que de la morbidesse moderne. De vrai, nous étions loin de prendre en amateurs les dé- bats de l'esprit. Une certaine rectitude d'instinct, un ap- pétit très vif du réel et de l'objet, nous préservait de l'égo- tisme, comme des vaines chimères de la fausse érudition, et Ernest n'avait pas besoin de compulser de gros livres pour se moquer de Wolf et pour se persuader de l'existence historique du vieil Homère. Quelle étrange piperie de la nature que ce moment où l'âme inconsciente de ses limites s'éveille à toutes les beau- tés du monde et s'imagine, dans sa perception encore trou- ble et confuse, qu'elle n'a qu'à se déployer pour tout pos- séder ! Le souvenir de ces années est lié pour moi à celui de quelques doux paysages de France, et d'heureuses va- cances passées avec Ernest soit en Bretagne, à Rosmapamon, 232 ANTIMODERNE dans la maison de Renan, soit en Touraine, soit en Seine- et-Marne, en cette Ile-de-France qu'il a célébrée dans l'Appel des armes. Nous nous livrions ensemble, avec une passion frénétique, à l'art de la peinture à l'huile, et je me rappelle encore un certain champ de maïs où nous nous étions installés pour faire le portrait l'un de l'autre; la nuit tombant nous continuions à la bougie; et le lendemain, jour de la rentrée, perchés sur l'impériale de la diligence, nous nous acharnions encore sur nos chefs-d'œuvre inache- vés. Nous faisions des vers, des sonnets, où il était beau- coup question de ciels verts et de soleils couchants. Nous 'pratiquions énormément Baudelaire, et avec quel fracas de récitations ! J'ajoute qu'Ernest avait une cuhure classique très éten- due, et qu'à douze ans on le trouvait dévorant sur les ro- chers de Bretagne le Discours sur l'histoire universelle. Il avait pour Racine une extrême dilection. A tout prendre, il fréquentait les anciens beaucoup plus que les modernes, vivait plus dans le passé que dans le présent, et plus tard les tentatives de l'art contemporain me semblent l'avoir lais- sé assez indifférent. Il trouvait aussi, malgré sa totale in- croyance, un grand charme à la lecture de l'Imitation, — Auguste Comte, on le sait, était dans le même cas. Et l'esprit qui le suit dans son pèlerinage Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois. Quand je pense à l'enfance et à l'adolescence d'Ernest Psichari, et à toutes les promesses de bonheur dont elle ERNEST PSICHARI 233 débordait, et à la confiance candide qu'il faisait à la vie. ces vers de Baudelaire montent dans ma mémoire. Le trait qui frappait avant tout dans la physionomie mo- rale d'Ernest, c'est la bonté, une bonté forte, généreuse, expansive, semblant ignorer la limitation : tout petit, à six ans je crois, il ôte son manteau et le donne à un camarade pauvre; tel le grand saint Martin, qu'il imitera plus tard dans la profession militaire et dans les vertus chrétiennes... — Surtout qu'on ne prenne pas Psichari pour un person- nage grave et compassé. Personne n'était plus spontané, plus nature. — Je relève encore chez lui une franchise totale, une loyauté chevaleresque, une sensibilité extraor- dinairement riche, tumultueuse, frémissante, grave, traver- sée parfois, plus tard, de mélancolies sans fond, où l'âme semblait retirée sur les plages désertes de soi-même, seule avec son destin, qui la liait et l'opprimait. Très peu d'at- trait naturel pour l'abstraction et pour la déduction logique. Des complexités et même des raffinements d'artiste dans l'esprit, une très grande simplicité de cœur. Pas un atome de vanité ni de respect humain. Aucune timidité mondaine. Un goût de la hardiesse et de l'aventure. Une promptitude ahurissante à passer à l'action, instantanément, dès que le cœur était mis en branle. Une candeur dont deux yeux inoubliables, admirablement francs et droits, étaient les perpétuels témoins. Enfin une fidélité sublime, qui donnait chez lui au flux du temps et des événements intérieurs une stabilité singulière, fidélité qui était sa vertu la plus aimée, pour laquelle il aimait souffrir, et dont il a parlé magnifi- quement. 234 ÀNTIMODERNE Essayons d'aller plus avant. Ernest était un violent, ^l sens que l'Evangile donne à ce mot. Avec quelle force il a fait pression contre le royaume des cieux ! Et il avait la douceur de ces violents. Son fond personnel était si vigou- reusement individué qu'en dépit de ses admirations et de ses enthousiasmes, de ses emballements, on peut dire qu'il subissait, en réalité, très peu l'influence d'autrui. En outre une ardeur étonnante au paradoxe et à la construction ins- tantanée de théories extrémistes, des heurts et des contrastes étranges, brusques coups d'ombre et de lumière, déconcer- taient l'observateur superficiel; tout cela devait s'harmo- niser plus tard, quand la grâce installerait en lui la paix qui dépasse tout sentiment. Mais surtout il était de ceux dont l'âme trop grande déborde toujours la plus haute acti- vité, et les disproportionne à toute œuvre humaine, et les rend inadaptés à la vie parmi les hommes. C'est pourquoi il avait tant besoin du désert. Il promenait toujours un im- mense désert autour de lui, qui était son âme, et comme l'ombre lumineuse de sa destinée. Partout où il était on sentait qu'il passait, et ne s'arrêterait pas. De là l'impres- sion qu'il donnait de la présence et de la réalité du spiri- tuel. Rien n'était plus aisé pour lui, et plus naturel, que de faire un bond dans l'mvisible, hors de la réalité pré- sente. Rêve et action, rêve par débordement d'une pléni- tude intérieure, non par débilité de la raison; et action à la mesure du rêve. Ceux qui portent ainsi la marque de l'âme et rendent partout témoignage, involontairement, de l'incomplétude essentielle des choses visibles, je les crois destinés à quelque grand sacrifice, où il leur faudra un ERNEST PSICHARI 235 jour lutter seuls avec DiEU. Une fois devenu chrétien, Er- nest trouvait une saveur singulière à cette parole du Seigneur à l'apôtre Pierre : Un autre te ceindra, et te mènera là où tu ne veux pas aller. Cette parole semblait éveiller en lui je ne sais quelles résonances profondes, et comme son propre secret. L'année de philosophie qu'Ernest passa au lycée Con- dorcet fut une année étincelante, ardente, mais, si mes impressions sont exactes, déjà assez troublée. Il se heur- tait violemment à tous ces systèmes qu'un enseignement foncièrem.ent décevant faisait défiler devant lui, il fusa;t en paradoxes brûlants, s'enflammait pour mille thèses hété- roclites, composait de vastes dissertations et des poèmes symbolistes, et son âme faite pour la certitude pienait au contact du scepticisme savant qu'on lui proposait au nom de Kant une exaltation brillante, douloureuse au fond. Ce fut bien pis à la Sorbonne, pendant la préparation de la licence de philosophie, à laquelle il se présenta en 1902. On ne dira jamais le mal subtil, et quelquefois irréparable, que l'anarchisme intellectuel de maîtres qui ne croient pas è la vérité faisait à cette époque aux plus nobles esprits. Ernest eut le temps de sentir la vanité de cette fausse science, il y passa sans s'y attarder. Il suivait plein d'en- thousiasme les cours de Bergson ,avec cette équipe de fi- dèles que Péguy menait rituellement tous les vendredis au Collège de France; les idées de Bergson, toutefois, n'ont pas exercé sur son esprit d'action profonde et proprement formatrice. 236 ANTIMODERNE Dix-huit ans. Elle est bien loin, l'heureuse enfance. II se débat maintenant dans les plus douloureuses crises sen- timentales. Cette année-là, et l'année qui suit, emporté par l'amertume d'un cœur héroïque à qui le désespoir sem- ble l'unique issue, comme pour se venger de la vie en se saccageant lui-même, il se précipite dans l'existence de pé- ché dont il s'accusera plus tard. « A vingt ans, dira-t-il dans le Voyage de Centurion, Maxence errait sans convic- tion dans les jardins empoisonnés du vice, mais en malade, et poursuivi par d'obscurs remords, troublé devant la mali- gnité du mensonge, chargé de l'afîreuse dérision d'une vie engagée dans le désordre des pensées et des sentiments. » Dans ces excès, il faut voir beaucoup moins une tem- pête de sensualité que la face ténébreuse de cette insatis- faction de l'âme dont je parlais tout à l'heure. Voilà ce qu'alors je ne comprenais pas bien, et je me le reproche, car n'ayant pas le cœur instruit par l'onction chrétienne, je jugeais toutes choses avec le jugement dur d'un spéculatif gorgé de Spinoza. Représentez- vous une âme enveloppée d'ignorance, ne sachant ni d'oij elle vient ni pourquoi elle est faite, privée de toute certitude et de tout point d'appui, nourrie seulement de l'impressionnisme dissolvant de Re- nan et des fables des philosophes, sans aucun principe d'or- dre supérieur, sans Créateur et sans Rédempteur, et sur qui passent les noires vagues de la passion ! Il n'y a que des considérations médiocres qui pourraient la modérer, et elle n'a en soi rien de médiocre. Faite pour l'înfini, et le devi- nant, c'est dans le lac du créé qu'elle entreprend de le • chercher. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'elle ne pèche j ERNEST PSICHARI 237 pas davantage. Ah ! sainte Lumière, ceux qui viennent à toi du fond de l'abîme t'aiment peut-être d'un élan plus impétueux que les autres, lorsque tu leur es montrée; mais au prix d'une intensité de misère dont n'ont pas même idée ceux qui ont eu la grâce de naître et de grandir dans la foi... Je ne dois pas oublier de noter qu'Ernest avait été « dreyfusard » ardent. Son indifférence religieuse s'était nuancée à ce moment d'une certame hostilité à l'égard de l'Eglise, regardée par les jeunes serins que nous étions alors comme « le rempart de la réaction )). Je dois dire pourtant qu'il s'est toujours tenu soigneusement éloigné du fanatisme anticlérical, par souci esthétique sans doute, et aussi parce qu'au fond les luttes civiques ne l'intéressaient guère; son excitation dreyfuslenne avait quelque chose d'artificiel. Faut-il ajouter que le monde qui fréquentait alors chez ses ï parents était celui de cet anarchisme libéral, politicien et littéraire, qui travaillait, inconsciemment dans bien des cas je veux le croire, à la désagrégation de la France et de toutes les forces conservatrices de son être, monde qu'il a si vigoureusement flétri dans Je Voyage du Centurion ? II Ernest Psicharl, à dix-neuf ans, était enfermé dans un cercle de douleur, de maladie et de discorde intérieure où son âme risquait purement et simplement le naufrage défi- nitif. Au plus mauvais moment, il se sauve par un redres- sement de volonté, et décide de devanceyr l'appel et de 238 ANTIMODERNE s'engager pour le régiment. C'est ici, à vrai dire, une pre- mière conversion, sur laquelle il convient d'insister un peu. Renversement de la table des valeurs ? Conversion de l'antimilitarisme dreyfusien, de l'anarchisme intellectuel, du dilettantisme sorbonique, à la doctrine de l'action ordon- née et discij)linée ? Allons donc ! tout cela viendra, tout cela est là en puissance, mais il s'agit pour le moment de bien autre chose, et de bien plus immédiat, et de bien plus grave : il s'agit de se sauver d'abord de soi-même, et du gouffre intérieur. Si Ernest enfant et adolescent avait un défaut habituel, c'était celui d'être désordonné, et de ne pas haïr une cer- taine confusion. Ah ! il n'avait pas été un écolier métho- dique. Son père, en l'aidant et en le dirigeant dans ses études, le lui avait souvent affectueusement reproché. Et comment le magnifique bouillonnement intérieur dont je parlais tout à l'heure aurait-il pu s'accommoder des cases et des mesures ordinaires ? Ne disons pas qu'Ernest était désordonné de nature. Aucune nature a-t-elle aversion de l'ordre ? Mais c'est un certain ordre seul qui pouvait venir à bout de la sienne; et lorsqu'il connaîtrait cet ordre, il se livrerait à lui sans réserve, jusqu'à ce qu'il puisse dire avec l'Epouse du Cantique : ordinavit in me charitatem. — Il y a des âmes qui ne plient que devant DiEU, et ce ne sont pas des âmes rebelles; on les dit indomptables, elles sont au contraire les plus dociles. Il s'agit seulement de les adresser à qui elles sont faites pour obéir. — C'est d'un principe d'ordre transcendant qu'il avait besoin, et c'est ERNEST PSICHARI 239 d'un tel principe qu'il se trouvait privé par son éducation et par ses maîtres. Au sortir du jardin de fées d'une heureuse enfance et d'une adolescence merveilleusement imaginative, mis, en face tout à coup d'un destin qui dit : tu ne seras pas heu- reux, en face de la tristesse des passions, de l'horreur et de rinationalité de la vie commune, et de la dévorante réalité du mal, comment s'étonner que tout ait failli s'abî- mer en lui dans un désordre radical ? C'est alors que seul et dans la plus gra,nde détresse mo- rale, il se voit, se juge, porte le diagnostic vrai, comprend qu'il est perdu, et qu'il ne lui reste qu'une ressource, un espoir : la réforme de tout lui-même, l'évasion de ce désor- dre auquel le portent toutes les puissances de son indivi- dualité matérielle, de son moi héréditaire. Mais quel point d'appui trouver en lui, puisque c'est par lui-même qu'il se trahit et qu'il se perd } Son intelligence voit, sa volonté désire. Mais suflît-il de voir, et de désirer, et de bien juger ? Il faut un moyen de réaliser. Un moyen, un moyen, un seul : s'accrocher à un principe d'ordre extérieur à lui- même. Pour créer lui-même en lui son ordre intérieur, — se rattacher à un ordre donné parmi les hommes. Pour se re- trouver lui-même et se posséder, et devenir libre, se faire dépendant. Il a compris cela, il est sauvé. Son Ange gar- dien peut respirer. Par un geste simple de l'âme, cet en- fant prosterné a triomphé, sans le savoir certes et sans y |>enser. d-e Kant, de Rousseau, de Luther, de l'autonomie, 240 ANTIMODERNE de r immanence, des droits de l'homme, de tous les dé- \ mons de l'individualisme moderne. Une école de discipline, une école où l'on apprend à servir. Oii cela, pour un homme qui se croit athée ? Il ira à la caserne. La dégoûtante chambrée sera son école de spiritualité. Le petit-fils de Renan, pour ne pas périr de misère spirituelle, se fait soldat de deuxième classe. Voyez ce pauvre garçon tondu, à la corvée. Il est en dé- part pour le paradis, il est déjà pour jamais séparé de son monde et séparé du monde. Mais pour le moment il ne voit qu'une chose. C'est qu'il est à sa place. Sa mère allant le voir à Beauvais, dès qu'elle l'aperçut sous l'uniforme, comprit à sa physionomie qu'il avait retrouvé son équilibre moral. Et je tiens de lui que la première fois qu'il se trouva à la caserne, dans cette activité réglée d'hommes dont l'un dit à l'autre: va-t-en là, et il s'en va; viens ici, et il vient; fais ceci, et il le fait, il avait senti dans une intui- tion infaillible, qui lui dilatait lumineusement le coeur, qu'il était chez lui, là où il devait être, là où il devait rester, là où 11 sauverait son dépôt. Eln 1904, à la stupéfaction, non pas sans doute de ses parents, mais de tous ses amis et de tout le monde des « in- tellectuels », il signe son réengagement au 51° de ligne. Il devient sergent, mais impatient d'agir il change d'arme et passe dans l'artillerie coloniale comme simple canonnier. Il reçoit bientôt les galons de maréchal des logis, part en mission pour le Congo sous les ordres d'un chef très aimé, le commandant Lenfant, revient en France en 1908 avec la médaille militaire, après une immense équipée dans le ERNEST PSICHARI 241 bassin de la Sangha et la plaine du Tchad, où il était char- gé de convoyer des troupeaux de bœufs. Il entre alors à l'école de Versailles, d'oii il sort sous-lieutenant en sep- tembre 1909. Aussitôt, il part pour la Mauritanie, d'oii il reviendra seulement en décembre 1912, après avoir, dans une solitude de trois années, parcouru le plus beau des itinéraires spirituels. « Lorsque l'auteur de ce récit, écrira-t-il dans l'avant- propos de l'Appel des armes, fit ses premières armes au service de la France, il lui sembla qu'il commençait une vie nouvelle. Il eut vraiment le sentiment de quitter la lai- deur du monde et d'accomplir la première étape d'une route qui devait le conduire vers de plus pures grandeurs. » Comprenons bien — car il s'agit ici d'admirer les voies de Dieu et les merveilles de la prédestination — compre- nons bien que cette résolution d'être soldat a eu, chez Psi- chari, dans son cas individuel, la valeur d'un fait quasi- religieux dans une âme d'incroyant; c'est un acte auquel la chair et le sang n'ont point de part, victoire du soi sur . le moi, dirait Léon Daudet, victoire de l'esprit libre, de l'élément invisible et immatériel, sur le déterminisme des forces passionnelles à leur maximum de perturbation. Sans connaître DiEU, sans savoir qu'il existe, c'est à lui pour- tant, dès l'instant qu'il veut l'ordre de son âme, c'est à Dieu auteur de l'ordre naturel qu'il rend obscurément hom- mage, et c'est vers lui qu'il fait effort. Cet acte une fois posé, quelles que soient les défaillances qui pourront sui- vre, portera ses fruits. La grâce actuelle qu'il suppose ap- pellera d'autres grâces, et finalement la grâce qui justifie. 242 ANTIMODERNË On ne peut se faire une juste idée de l'évolution d'Ernest Psichari si l'on ne tient pas compte de ce point de départ. Nous avons là le secret de l'action puissante exercée par Psichari sur sa génération. Victime et héros à la fois, l'homme doué d'une sensibilité exceptionnelle, qui concen- tre et réalise dans son expérience personnelle, et à un degré souverain, les maux dont souffre le monde depuis une ou deux générations, et qui trouve le moyen d'en triompher en lui-même, cet homme agira toujours sur son temps d'une manière extraordinaire. Tandis que les mauvais maîtres «'imaginent n'avoir qu'à continuer en paix leur besogne, et ne voient même pas le sang qui leur couvre les mains, lui sent le vent de l'abîme, son cri est entendu. Psichari était descendu assez loin dans le désordre moderne pour retrou- ver en remontant toutes les vérités premières méconnues. Mais pour voir s'épanouir les conséquences de sa détermi- nation originelle, pour procéder à la revision générale des valeurs qu'impliquait une telle détermination, il lui faudra beaucoup de temps, une lente élaboration, une m.aturation. Dans son premier volum.e, Terres de soleil et de som- meil, publié en 1908 à son retour du Congo, il ne nous livre encore que des impressions, parfois trop raffinées, de pay- sages psychologiques et africains, avec une perpétuelle invi- tation au plaisir du risque et de l'action, et, vers la fin de l'ouvrage, un hymne à la violence guerrière dans lequel il faut voir surtout un effet de la tendance au paradoxe dont je parlais tout à l'heure. Connaît-il à ce moment quelque inquiétude religieuse ? Aucune, C'est au Congo, en 1907, qu'il a reÇu la carte ERNEST PSICHARI 243 que je lui envoyais de la Salette et dont il parle dans le Voyage du Centurion. Cette carte l'étonna, et ne lui donna que l'occasion de s'affirmer à lui-même son état d'irréli-^ gion. A peine trouve-t-on dans Terres de soleil quelques mots qui attestent un goût, purement esthétique, pour les chose de la spiritualité. A tout prendre, le petit Ernest qui jadis se plaisait dans les églises bretonnes et aimait tant la cathédrale de Tréguier, semblait plus disposé au mysti-^ cisme que le soldat africain. A présent tout ce qu'il dis- cerne en soi, c'est le fait de sa vocation militaire. On dirait que pendant son séjour de 1908-1909 à Paris et à Versailles, le puissant excitant intellectuel rencontré auprès de Péguy, qu'il aimait profondément, l'aida à pren- dre mieux conscience de lui-même et de cette vocation. C'est elle qui fait le sujet de l'Appel des armes, ce ' beau livre grave, dédié à Péguy, et qui montre « les pré- parations éloignées de l'œuvre divine dans une âme encore fermée ». L'Appel des armes parut en 1913. Psichari, de- venu chrétien, hésitait alors à le publier, car ce livre ne répondait plus à ses sentiments. Il répondait à Tassez lon- gue étape qui commence à l'entrée d'Ernest dans l'armée et qui s'achève vers 1910, aux premiers temps du séjour en Mauritanie. C'est, comme on le sait, le chant du retour aux vertus de l'ordre militaire, de la discipline et de l'ac- tion, du retour amoureux à la France. Psichari, s'opposant f de front à l'idéalisme égalitaire et humanitaire dont il haiV sait la lâcheté sanglante, y glorifiait l'armée de métier et ■ son métal pur, et y prenait parti, de tout son cœur, pour la tradition sacrée qui a fait la France « Une, deux gêné- 244 ANTIMODERNE rations peuvent oublier la Loi, se rendre coupables de tous les abandons, de toutes les ingratitudes. Mais il faut bien, à l'heure marquée, que la chaîne soit reprise et que la petite lampe vacillante brille de nouveau dans la maison. » Psichari, remarquons-le ici, devait se rendre compte as- sez vite de l'absurdité qu'il y avait à chercher dans la « mystique )) militaire l'équivalent d'une religion, et ce qu'il faut à l'homme pour vivre et pour mourir. Etant don- né pourtant sa propre histoire individuelle, on comprend pourquoi il a dû passer par ce stade, et pourquoi son apo- logie du soldat ne devait pas se placer à un point de vue positif et extérieur de réalisme politique et social, mais au point de vue du réalisme de l'âme, au point de vue de l'héroïsme, et de la conquête de l'ordre intérieur ; on comprend pourquoi elle devait anticiper sur le plan reli- gieux, profitant d'ailleurs des analogies réelles entre les vertus du soldat, vertus dans un ordre donné, et les vertus du chrétien, du religieux, vertus au sens absolu du mot. En réalité, elle n'a été pour lui qu'un moment dans la re- cherche de Dieu. L'éthique et la mystique militaires, c'a été quelque chose de pratiquement vrai, pour Ernest Psi- chari. Mais aussi quelque chose d'instable et de transitoire. De là le caractère étrange, insuffisant, voire illogique, de l'Appel des armes. Ici c'est précisément ce qui serait inadmissible comme système qui est le plus lourd de pro- messes, qui a la plus haute valeur comme mouvement d'âme et comme passage. C'est une chose cruelle et contraire à la nature que des ieunes gens se trouvent chargés de réparer les destructions ERNEST PSICHARI 245 opérées par leurs pères, et sentent sur leurs épaules le poids du monde à refaire, et doivent mourir pour cela. Les Idées homicides qui prétendaient donner la paix au monde pla- nent au-dessus d'eux, comme de grands oiseaux de mort. Dans l'msécurité de tout, ils n'ont même pas le temps de retrouver les démonstrations essentielles, l'héritage de sa- gesse dissipé, ils savent qu'ils n'ont que quelques jours devant eux; chacun doit donner son fruit en hâte avant de tomber dans la nuit. Massis l'a montré beaucoup mieux que . je ne saurais le faire, c'est la génération du sacrifice (1). ' Ernest Psichari est bien le chef de cette génération sacri- fiée. Dans une lettre qu'il écrivait à Henri Massis en 1913, — écoutons ces paroles prophétiques, qui prennent, après ce qui est arrivé, un relief purement tragique : « Notre gé- nération, disait-il, notre génération — celle de ceux qui ont commencé leur vie d'homme avec le siècle — est im- portante. C'est en elle que sont venus tous les espoirs, et nous le savons. C'est d'elle que dépend le salut de la France, donc celui du monde et de la civilisation. Tout se joue sur nos têtes. Il me semble que les jeunes sentent obs- curément qu'ils verront de grandes choses, que de grandes choses se feront par eux. Ils ne seront pas des amateurs ni des sceptiques. Ils ne seront pas des touristes à travers la vie. Ils savent ce qu'on attend d'eux. » Le goût de l'action pour elle-même, l'attitude pragma- , tique qu'on a reprochée à ces jeunes, n'était chez eux qu'un phénomène passager, une réaction de leur puissance de sen- timent, demeurée saine, contre les sophismes dont on avait (1) Henri Massis, Le Sacrifice ; Vie d'Ernest Psichari. 246 ANTIMODERNE empoisonné leur intelligence. A tout prix il fallait balayer ces sophismes, et vite. Assurément il y avait là une ten- tation d'anti-inteliectualisme, et si je puis dire de rous- seauisme guerrier, et un péril capital. Si on ne commence pas par l'intelligence et par la vérité, par le Verbe, rien ne tiendra. Mais grâce à un profond instinct de salut, grâce au vieil instinct français et catholique, cette tentation, ef- fleurée un instant, a été rapidement surmontée. Psichari, ici encore, est à son poste. On connaît sa boutade typique : « Quoi que nous fassions, écrivait-il à Massis, nous met- trons toujours l'intelligence au-dessus de tout. Il est pos- , sible que la pureté du cœur vaille mieux. Mais un Fran- çais croira toujours que le péché est plus agréable à DiEU que la bêtise. » Et dans /es Voix, il précise excellemment sa pensée : « Quand je dis que je préfère Zoug aux leçons des intellectuels, ce n'est pas un retour à la nature que je dis, à la naïveté, mais plutôt à l'intelligence, qui est, en un sens, si l'on veut, la plus grande des simplicités. » III Le 2 août 1912, je reçus de Zoug, en Mauritanie, une lettre datée du 15 juin, et oii Ernest, à qui j'avais envoyé le tiré à part d'un article, me disait : (( Je pense comme toi que la philosophie (et par dérivation la physique mo- derne) auraient intérêt à redevenir les ancilîcs théologies, et je le sentais bien avant que la démonstration ne m en vînt de toi. Dans d'autres ordres d'idées, je pense qu'il n'est pas pour nous de morale, qu'il n'est pas de politique qui ERNEST PSICHARI 247 se puissent passer du catholicisme. Ethîca enîm puella an-' cillae, sicvt physîca, et politica jilia ethicae. Tout essai de (i libération » du catholicisme est une absurdité, puisque, bon gré mal gré, nous sommes chrétiens, et une méchan- ceté, puisque tout ce que nous avons de beau et de grand en nos coeurs nous vient du catholicisme. Nous n'effacerons pas vingt siècles (et par derrière, toute une éternité), nous n'effacerons pas vingt siècles d'histoire, et comme la scien- ce a été fondée, selon ta juste rem.arque, par des croyants, de même notre morale, en ce qu'elle a de grand et d'élevé, vient aussi de cette unique et grande source du Christia- nisme, de l'abandon duquel découle la fausse morale, com- me aussi la fausse science. (( Et je crois que ce sont là pour nous les vraies raisons de croire... » (( Ce qui importe avant tout, ajoutait-il, c'est de démo- lir cette racaille « intellectuelle », ces tristes savants à men- talité primaire, ces politiques aussi insouciants du salut de la France qu'ignorants de ses vraies destinées, toute cette clique de médiocres qui nous dominent, romanciers d'adul- tères mondains, francs-m.açons, radicaux-socialistes, qui donnent à notre époque cet aspect de confusion anarchique si frappant pour peu qu'on ait comme moi l'éloignement de la distance. Et puis après, quand nous aurons retrouvé notre cœur, enlisé dans la vase du monde moderne, quand nous aurons repris conscience de nous-mêmes, nous pourrons dire avec toi que « la raison avec ses seules forces natu- « relies est capable de démontrer que l'Eglise catholique 248 ANTIMODERNE (( enseigne des vérités révélées », et nous amuser à re- chercher les raisons de cette raison. « Maintenant, mon cher Jacques, je t'en al dit assez pour oser te faire jusqu'au bout ma confession. Avec tout cela, je n'ai pas la fol. Je suis, si je puis dire, cette chose absurde : un catholique sans la fol. « Je pensais à mol, et assez tristement, en lisant cette belle page : « Il semble qu'en ces temps la vérité soit (( trop forte pour les âmes... » et je me demandais si tu pouvais bien me tenir rigueur de mon impiété. Il me sem- ble pourtant que je déteste les gens que tu détestes et que j'aime ceux que tu aimes, et que je ne diffère guère de toi qu'en ce que la grâce ne m'a pas touché. « La grâce ! Voilà le mystère des mystères ! — Tu vas me dire de ne pas tomber dans l'erreur janséniste, et que l'homme est libre et qu'il peut par ses œuvres sinon forcer, du moins provoquer la grâce (je ne sais si je dis bien). Mais non ! Je sens qu'arrivé au tournant où je suis, il n'y a plus rien à faire, qu'à attendre. « Abêtissez- vous, me dit Pascal. Mais c'est Impossible. On ne peut pas plus s'abêtir que se donner de l' intelli- gence. Vais-je lire, apprendre } Mais les disciples d'Em- maiis n'ont pas cru après l'enseignement du Christ : Deum quem in Scrîpturœ Sanctœ exposîtîone non cognoverant, in panis fractione cognoscunt. Cette phrase de saint Grégoire me fait infiniment rêver. « Ainsi, nullement semblable à l'aveugle qui ne veut pas sa guérison, j'appelle à grands cris le DiEU qui ne veut pas venir... ERNEST PSICHARI 249 « Tout ceci, disait-il encore, a-t-il une grande impor- tance ? Il ne s'agit après tout que de mon salut individuel. Si je sers loyalement l'Eglise et sa fille aînée, la France, n'aurai-je pas fait mon devoir ? Vis-à-vis de l'Eglise l'in- différence n'est pas possible. Celui qui n'est pas pour moi est contre moi. Et je prends parti de toute mon âme. )) Quand j'eus achevé cette lettre admirable, j'étais bien sûr qu'Ernest était prisonnier de la grâce, que DiEU voulait son coeur. Il n'y avait en effet qu'à attendre, à prier, et à laisser faire DiEU. Les pages que je viens de citer résument à la perfection la genèse spirituelle racontée dans le Voyage du Centurion. Toutes les nuances sont indiquées, c'est une image exacte et précise de ce mouvement d'âme qui n'a eu et ne pouvait avoir son terme que dans la plénitude de la foi. Sur la conversion de Psichari, nous avons deux docu- ments précieux, rédigés par lui-même. Ernest avait entre- pris de raconter son histoire, non parce qu'il attachait le moindre intérêt à sa propre personne, mais purement pour rendre gloire à DiEU. C'est dans ce sentiment de pudeur presque scrupuleuse qu'il avait renoncé à la première ver- sion de son récit, qu'on a publiée en 1920 sous le titre les Voix qui crient dans le désert, et qu'il avait rédigé une deuxième version, intitulée le Voyage du Centurion, qu'il avait presque achevé de mettre au point au moment où il est parti pour la guerre, et qui fut publiée en 1915; ver- sion plus élaborée, où il ne se met pas lui-même en scène, et où par suite il pouvait ne pas s'astreindre à une narra- tion strictement historique, et qui nous donne des rensei- 250 ANTIMODERNE gnements un peu moins directs sur le mouvement de sa pen- sée. Vais- je essayer de raconter cette histoire } Certes non, c'est lui-même qu'il faut écouter, c'est à son propre té- moignage qu'il faut recourir. Je voudrais seulement préci- ser ce qui me paraît être le caractère essentiel de sa con- version. Toute conversion véritable est l'œuvre de DiEU, mais ici, plus peut-être qu'en aucune autre, on voit à l'œu- vre Dieu seul. Dieu seuil C'est là ce qui fait la beauté et la valeur incomparable de ce retour. C'est la rosée du désert, le fruit béni de la solitude. Hors de toute influence ' créée, loin du milieu humain, de l'atmosphère humaine de la religion, sans aucun « phénomène » extraordinaire d'au- tre part, Dieu parle à l'âme, en ce fond de l'âme où le regard mystique pénètre seul, et l'âme écoute et répond. Audiam quid loquetur in me Dominus Deus, quoniam lo- quetur pacem ad plehem suam. « Je n'ai pas traversé de « crise » en Mauritanie, nous dit-il lui-même. Nul drame intérieur. Nul déchirement. Nulle anxiété. Une attente calme, appuyée sur la certitude que les sacrements sauraient bien me donner plus tard la foi qui me faisait défaut. Parfois je maudissais les désor- dres de ma vie, puis je me disais aussitôt : « Cela aussi sera guéri. » Je rougissais de ma faiblesse dans la vie, mais aussitôt je me disais : « Je serai fortifié. )) Je tremblais d'être si abandonné dans la vie, mais aussitôt je me disais : (( Une main se tendra vers moi, un jour. » Et mon cœur battait à se rompre, quand je pensais à ce que pourrait être ce jour-là. » Au reste, je l'ai dit, Psichari avait été ERNEST PSICHARI 251 baptisé à sa naissance, et sa conversion n'est pas comme celle d'un homme qui n'a pas reçu déjà au dedans de lui le principe de la vie. Ecoutons-le encore nous dire les pen- sées qui montaient en son cœur, en janvier 1912, sur les routes de l'Adrar, et nous dévoiler ainsi quelques-uns des secrets les plus exquis des prévenances de la grâce. « Voici donc, en désordre, quelques-unes de nos pen- sées d'alors : (( 1° Le Père céleste: (( Comme je l'aimerai, quand « je serai catholique. » La Sainte Vierge : « Comme je (( serai bien humblement à ses pieds, quand je serai catho- (; lique. » Et encore : « Comme j'aimerai quand je croi» (( rai. )) Mais je ne doutais pas, comme je l'ai dit, que ia foi ne me fût donnée un jour... (( Cette assurance dans laquelle j'ai vécu si longtemps avant de recevoir les sacrements, cette grande espérance qui m'était donnée alors que je la méritais si peu, je sais maintenant à quoi je la devais, et j'y pensais même dès alors, dans les éclairs qui venaient traverser ma nuit; elle me venait de l'eau du Baptême que j'avais eu le bonheur de recevoir, étant l'enfant emmailloté de langes, étant l'en- fant qui ne sait pas... » Un jour Sidia, son guide maure, lui demande ce que les Nazaréens (les Français) pensent d'IsSA (de Jésus), que l'Islam regarde comme un grand prophète : Issa, mon ami, n'est pas un prophète, mais en toute vérité il est le fils de Dieu. Puis il raconte toute l'adorable histoire de la Ré- demption, la Nativité, le Crucifiement, la Résurrection. II 252 ANTIMODERNE s'arrête, la gorge serrée, il a les yeux pleins de larmes. Il prêche JÉSUS-Christ, et lui-même il ne sait pas s'il croit, il ne sait pas qu'il croit en lui ! Tant l'Esprit de DiEU presse malgré lui son coeur ! J'ajoute qu'Ernest m'a raconté qu'en 1912, pendant cette immense randonnée solitaire à dos de chameau où il médita si âprement, il se sentait prêt, si par miracle un prêtre avait surgi devant lui, à se jeter à ses pieds et à se confesser im- médiatement. Ce qu'il convient donc de voir avant tout dans la conver- sion de Psichari, c'est un témoignage magnifique rendu à la réalité et à l'efficacité de la grâce, et à l'essence surnatu- relle de la foi. Le grand-père était parti dans les ombres de la science humame, et des discussions des philosophes et des savants, le petit-fils revient par la lumière surnaturelle que dispense le Saint-Esprit. Rien n'illustre mieux que la conversion de Psichari la doctrine thomiste de l'acte de foi. C'est un acte de l'intelligence, mais de l'intelligence im- pérée par la volonté, rectifiée elle-même et dressée vers DiEU; et oii ce redressement de la volonté, indispensable à la genèse de l'acte de foi, où ce rapt, cet enlèvement du désir vers la Beauté substantielle apparaît-il avec plus d'éclat que chez le Centurion de l'Adrar ? C'est un acte surnatu- rel, dont la grâce seule nous rend capables; et où ce besoin du secours externe de la grâce, et cette impuissance de la nature en face du mystère insoutenable de la Déité, sont-ils mieux marqués que dans l'attente sacrée de Psichari ? « Peut-être ne connaîtrons-nous jamais le bonheur du cen- ERNEST PSICHARI 253 turion de Capharnaum. Mais nous savons que nous ne ré- sisterons pas et que le bon DiEU entrera sous notre toit, quand il lui plaira. Voilà la base; ne pas résister à la vé- rité, quelle qu'elle soit; attendre, attendre patiemment... )) L'acte de foi est lui-même un mystère proprement dit, — les curieux de psychologie qui demandent aux convertis d'alimenter leurs analyses ne devraient pas l'oublier, — et c'est seulement par analogie que la croyance humaine ou naturelle peut nous aider à nous en faire une idée. « Cette école oti Dieu se fait entendre et enseigne, dit admirable- ment saint Augustin, est très éloignée des sens et de la con- naissance charnelle. Nous en voyons beaucoup venir au Fils, parce que nous en voyons beaucoup croire en le Christ ; mais où et comment ont-ils entendu et appris cela du Père, nous ne le voyons pas. Car cette grâce-là est par trop se- crète... » (1). Sans doute, il faut à l'acte de foi théologale une pré- paration prudentielle et de valables fondements apologé- tiques. Mais le motif formel de la foi n'est pas dans les arguments humains, la foi n'est pas une conclusion scien- tifiquement ou rationnellement acquise à laquelle survien- drait un mode surnaturel et méritoire pour le salut, « comme une couche d'or sur du cuivre », la foi est essentiellement surnaturelle, surnaturelle quoad substantiam, et par suite elle se résout non pas dans la vérité humaine des démons- trations apologétiques, mais dans la révélation même de la Vérité première, qui est à la fois ce que nous croyons et (1) Saint Augustin, De prœdestinalionc sanctorum, M. L., t. XLIV, col. 070. 254 ANTIMODERNE ce par quoi nous croyons, comme la lumière est en même temps ce qui est vu et ce par quoi on voit; et elle s'appuie formellement sur une illummation et une inspiration surnatu- relles (1), sur une grâce, infuse d'en haut, qui nous fait recevoir en nous le témoignage de DiEU. « Adhérer au té- moignage d'une créature, ange ou homme, dit saint Tho- mas, ne peut pas conduire infailliblement à la vérité, sinon, dans la mesure où c'est le témoignage de DiEU parlant qu'on considère en eux. C'est pourquoi il faut que la foi fasse adhérer l'intelligence de l'homme à la vérité propre à la connaissance divine elle-même, en transcendant la vérité de l'intellect humain »... (2). (( Il y a trois choses qui nous conduisent à la foi du Christ : la raison naturelle, les témoignages de la Loi et des prophètes, la prédication des apôtres et de leurs successeurs. Mais quand un homme a été conduit ainsi comme par la main jusqu'à la foi, alors il peut dire qu'il ne croit pour aucun des motifs précédents : ni à cause de la raison naturelle, ni à' cause des témoigna- ges de la Loi, ni à cause de la prédication des hommes, mais seulement à cause de la Vérité première elle-même... C'est de la lumière que DiEU infuse que la foi tient sa certitude » (3). Enfin les commencements mêmes de la foi, et ce désir même de croire — plus credulitatis affectus — par lequel (1) C'est là l'enseignement du Concile d'Orange et du Concile du Valican. Dcnzingcr-P.annu-arl, 180, 1791. Cf. GARRiGOu-LAGftANC.E, « la Surnaturalité de la foi » {Revue thomiste, janvier-février 1914) ; De revelatione, t. I, cap. xiv. (2) De Veritate, q. 14, a. 8. (ô) /»! Joanncm, cap. iv, lect. 5, n. 2. ERNEST PSICHARI 255 l'âme se fie affectueusement au DiEU qui sauve du péché, et veut gagner DiEU, et veut l'aimer, et veut l'espérer, et veut le croire (1), sans croire encore catégoriquement, tout cela est un don de la grâce et vient à l'homme par l'ins- piration du Saint-Esprit (2). Et ce que le Centurion a vécu en Mauritanie, n'est-ce pas tout d'abord cet initîum jidei, ces ébranlements surnaturels et ces premières illuminations de la grâce, tout ce vaste mouvement d'intelligence et de volonté que les théologiens appellent « l'intention de la foi »? Après cela est venue « l'élection de la foi », qui suppose la recherche prudentielle des raisons de croire, ms- pirée et soutenue par le secours divin. Mais c'est toujours la lumière surnaturelle qui peut seule, au terme de cette seconde étape, faire porter le jugement de « crédentité » : // faut croire, jugement encore préalable à l'acte de foi lui-même, à ce credo que Psichari prononcera définitive- ment après son retour en France. Ce n'est pas que les fondements apologétiques raisonna- blement valables, les motifs de crédibilité rationnelle man- quent au Centurion. Mais ils ne se présentent pas comme une argumentation séparée, et ne sont pas de nature scien- tifique ou philosophique, disons purement spéculative. Faut- il s'en étonner ? Et qui demanderait à un malade le même travail musculaire qu'à un homme bien portant ? Chez beau- coup de ceux qui ont grandi dans l'atmosphère du monde moderne, et qui se sont, en raison même de leur ardeur intellectuelle, saturés de ses miasmes, l'intelligence, si (1) Saint Thomas, in IV Sent-, dist. XXIII, q. 2, a. 5. (2) Denzinger-Banmoart, 178 (concile d'Orange). Cf. Gardeil, La Cré- dibilité et l'apologétique, p. 15-65. • 256 ANTIMODERNE brillante et si pénétrante qu'elle puisse être, est encombrée d'obstacles qui lui font perdre de sa vigueur naturelle; elle est beaucoup plus malade et plus languissante en réa- lité que ne l'imaginent certains philosophes qui ignorent, grâce à DiEU, le puits de la plus profonde amertume. L'ac- tion de sanction de la grâce était d'abord requise avant qu'une telle intelligence pût saisir toute la valeur des dé- monstrations purement rationnelles. Psichari, dès l'origine, s'en rend bien compte, il le dit avec force dans la lettre que je citais tout à l'heure. En attendant, les raisons de croire qu'il trouvera au dé- sert seront inséparables des touches successives par lesquelles la grâce agira sur son cœur, et elles lui seront strictement personnelles, — valables et certaines, mais pour lui et par rapport à lui. « Maintenant, ce n'est point à prouver DlEU que nous allons occuper nos heures, mais à tâcher de le ren- contrer. )) Credendo in Deum ire. 11 ne prétend pas démon- trer en les racontant. 11 prétend seulement montrer ce que Dieu a fait dans un cœur d'homme. Et de quoi DiEU s'est-il servi ? Il s'est servi du silence (1), de la pauvreté (2), de la méditation perpétuelle. Il s'est servi de V éducation du désert, épurant ce cœur dans la solitude et lui faisant comprendre que tout accommodement provisoire serait une lâcheté, et qu'il est fait pour l'absolu, et que (( celui qui est assoiffé d'héroïsme devient vite as- (1) « Point (le (k'-sir do Dieu sans le silence. » Les Voix, p. 242 ; cf. p. 266. (2) « Rien ne nous avance dans la vie spirituelle comme de vivre d'une poignée de riz par jour et d'un peu d'eau salée. » Les Voix, p. 243. ERNEST PSICHARI 257 soiffé de divin » ; lui faisant comprendre aussi la nécessité d'une médiation divine : « Ici, abandonné de tout, je sens l'insuffisance de mon propre cœur. J'en suis sûr, un épan- chement de l'âme, si pur soit-il, ne peut atteindre que mon âme... Il faut que l'infini descende jusqu'à nous... » — 11 s'est servi du contact spirituel des musulmans, qui lui a fait comprendre que l'absolu ne peut être cherché que dans la foi et la sainteté, mais qui lui a fait voir aussi que T Is- lam, pour qui « l'encre des savants vaut mieux que le sang des martyrs » (1), ne possède ni la vraie foi ni la vraie sainteté, et que « la morale du plus saint des Maures ne suffit pas encore au plus pécheur des Francs ». — Il s'est servi enfin du visage de la France, que ce cœur re- trouve en lui-même comme le visage « d'une mère qu'il a maudite », et qui l'aidera à comprendre où est la vraie foi et la vraie sainteté. L'apologétique du Centurion (telle du moins qu'il l'a vécue au désert, sans préjudice des com.pîéments qu'elle a pu recevoir plus tard) ne porte pas sur des vérités abs- traites et des controverses savantes, elle porte sur deux per- sonnes : lui-même, et la France. Toutefois, qu'il n'y ait pas ici de malentendu ! Psichari n'est pas revenu au catho- (1) Telle quelle, avec son sens plein, cette phrase a agi camme un puissant réactif sur le cœur de Psichari, lequel ne s'est pas préoccupé d'en rechercher l'auteur et la genèse. A vrai dire, l'auteur, Hasan Basri, l'a prononcée quand, en Islam, shahîd (martyr) ne se disait encore que- pour le a tué à l'ennemi », et âlim (savant) désignait aussi le « contemplatif », et non pas seulement le jurisconsuFte. (Cf. Louis Massignon, Essai, p. 107.) Dans l'esprit de Hasan signifiait-elle seulement, comme nous l'écrit M. Massignon, la précellence de nature de l'intelligence sur la volonté ? Elle reste aussi, nous semb!o-t-il, la formule typique d'une pensée qui ignore la charité et son primat de fait dans la vie humaine ; et c'est à ce titre qu'elle a agi sur Psichari. 9 258 ANTIMODERNE licîsme parce que le catholicisme répondait à ses besoins et à ses sentiments. Un tel subjectivisme lui eût été haïs- sable. Mais lui-même et son âme, c'est quelque chose de réel, c'était un objet donné; et ce qui apparaît comme pouvant seul sauver cette réalité, et toutes les vérités qui palpitent en elle, du désordre ennemi de l'être, ce qui ap- paraît comme seul capable de la surélever jusqu'à une con- dition supérieure à celle de la vie purement humaine, que sera-ce donc, sinon la vérité ? Il pourrait dire, comme l 'aveu- gle-né : Nisi esset hic a Deo, non poterat facere quidquam. Si celui qui m'a guéri n'était pas de DiEU, il n'aurait rien pu faire. Psichari n'est pas revenu non plus au catholicisme parce que le catholicisme fait corps avec notre passé national, et parce qu'il est un élément essentiel de la grandeur et de la force de la France. Un tel traditionalisme purement national en matière religieuse était foncièrement étranger à son esprit. Ce n'est pas la puissance politique de la Fran- ce qu'il considère, c'est sa destinée, et la réalité spirituelle, le « miracle très replié » qui réside en elle; il tient pour acquis que la France est parmi les nations la gardienne et la trésorière de l'esprit, et l'espérance du monde: convic- tion difficile sans doute à établir mathématiquement, et aussi (( présomptueuse » qu'on voudra, mais que tout Fran- çais porte plus ou moins consciemment au fond de lui, et qui chez Psichari prend la valeur d'une évidence; il l'a payée du sang de son cœur. — Ce sans quoi cette voca- tion de la France, qu'il sait vraie, ne serait rien, est-ce que ce n'est pas la vérité ? ERNEST PSICHARI 259 C'est la vérité qu'il cherche, c'est vers elle seule qu'il est tendu. « Que cherche-t-il donc, les yeux au ciel, ce voyageur ? De belles idées ? — Toute sa vie on lui en a servi à profusion. C'est un Maître qu'il cherche, un Maî- tre de vérité. » Entendez-le bien; il ne dit pas un maître d'action ou d'énergie, il dit un maître de vérité. Ne le prenez pas pour un adversaire de l'intelligence, son « an- ti-intellectualisme )) n'a jamais été qu'une réaction contre les intellectuels, et non pas une réaction contre l'intelli- gence. Il veut donc la vérité dans son objectivité pure, dans sa virginale et inflexible indépendance à l'égard de nos mtérêts humains, « il veut la vérité avec violence... Que cette nef elle-même de Notre-Dame soit rasée à tout ja- mais, si Marie n'est pas vraiment Notre-Dame, et notre très véritable impératrice. Que cette France périsse, que ces vingt siècles de chrétienté soient à jamais rayés de l'his- toire, si cette chrétienté est mensonge! » Mais non; en ap- profondissant le mystère de la France, il découvre le mys- tère des saints qui ont fait la France, le mystère de la sain- teté. Voilà le signe, voilà la preuve par excellence. « Dans ma déréliction, certaines vertus auxquelles je n'avais guère encore pensé m'apparaissaient comme les plus hautes qui puissent enrichir une âme. Mais toutes, elles étaient des vertus proprement chrétiennes: le renoncement, l'humilité, le détachement du monde, l'esprit de pénitence, l'ascé- tisme, la chasteté, — non celle du corps, qui est vulgaire, mais celle même de l'esprit. J'éprouvais un bonheur infini à sentir pour la première fois la bonne odeur des vertus chrétiennes. 260 ANTIMODERNE « Et puis je pensais à ceux qui avaient fidèlement exé- cuté ces ordres, je me tournais vers les saints et les bien- heureux, et je ne pouvais pas nier qu'ils ne fussent les plus hauts exemplaires d'humanité qui aient paru dans le monde. Alors, après les regards d'amour vers le paradis, je ne pouvais pas penser que le désir des plus suaves vertus m.e fût à jamais interdit. (( La religion qui proclame une telle morale, est-elle donc fausse ? » « Je sens qu'il y a, par delà les dernières lumières de l'horizon, toutes les âmes des apôtres, des vierges et dés martyrs, avec l'mnombrable armée des témoins et des con- fesseurs. Tous me font violence, m'enlèvent par la force vers le ciel supérieur, et je veux, je veux de tout mon cœur leur pureté, je veux leur humilité et leur pitié, je veux la chasteté qui les ceint et la piété qui les couronne, je veux leur grâce et leur force, je ne m'arrêterai pas, je m'avan- cerai vers la plus haute humanité, vers le grand peuple qui est là-bas, derrière le dernier étage de l'horizon, en- traîné dans le sillage immense du souffle divin. » (( Allons, me disais-je, courage ! DiEU aura pitié de nous. Il me permettra de recevoir ses sacrements, et alors tout s'éclairera, je saurai... » C'est ainsi que les raisons de croire se présentaient à Psichari en 1911 et en 1912 dans les solitudes de la Mau- ritanie. Plus tard, il se construira une petite somme d'apo- logétique rationnelle, qui se trouve placée à la fin des Voix qui crient dans le désert. Mais encore une fois ce qu'il faut chercher dans ce livre et dans le Voyage du Centurion, ERNEST PSICHARI 261 c'est tout autre chose qu'une argumentation. C'est l'his- toire des ascensions d'une âme ardente et des opérations de la grâce en elle, de la grâce dès le début prévenante et agissante; c'est l'aventure du saint Désir, c'est un long combat de trois ans où DiEU lutte comme un homme avec un homme. IV « Le 15 octobre 1912, quand je quittai le campement d'Agoatim, écrit Psichari, je sentis en moi un grand dé- chirement. Toute une période de ma vie tombait brusque- ment dans le passé. Un grand trou sombre se creusait der- rière moi. Un lourd crépuscule s'appesantissait sur mes années de misère. « Mais aussi une aube se levait, une aube de jeimesse et de pureté, — et une clarté céleste embrasait l'horizon devant moi. Cette fois-ci, je savais où j'allais. — J'allais vers la sainte Eglise, catholique, afxjstolique et romaine, j'allais vers la demeure de paix et de bénédiction; j'allais vers la joie, vers la santé; j'allais, hélas! vers ma guéri- son. Et alors, pensant à cette véritable mère qui depuis des années m'attendait là-bas, à travers deux continents, et qui de loin me tendait ses bras qui pardonnent tout, je pleu- rais de bonheur, d'amour et de reconnaissance. » Pourtant, lorsqu' Ernest fut de retour en France, en dé- cembre 1912, il eut un moment d'hésitation et d'étonne- ment, se demandant si toutes les merveilles intérieures vé- cues au désert n'étaient pas l'effet d'une espèce de mirage. 262 ANTIMODERNE" Je l'entends encore nous dire qu'il était « un catholique sans la grâce », et que le service de la patrie lui suffisait. Il était sincère. Et comme on sentait bien qu'il ne disait pas la vérité ! Un DiEU pêcheur d'hommes le tenait déjà dans son filet. Quelque temps après, il me confiait le désir qui le pres- sait de s'instruire. 11 lut la Vie de saint Dominique de La- cordaire, le Catéchisme du diocèse de Paris, bien d'autres livres; aucun peut-être ne lui apprit tant que le Missel, dont il étudia toutes les prières avec amour. 11 commença . d'aller à la messe. Un jour il me dit : « Je prie beaucoup, je prie tout le temps. Mais c'est curieux, je ne peux pas prier pour moi, mon salut ne m'intéresse pas. C'est pour l'armée que je prie. » Il comprit plus tard qu'il pouvait aussi prier pour lui-même... Mais dans ce désintéressement de soi, comme je retrouve bien Ernest ! Et comme elle apparaît grave et mystérieuse cette prière pour l'armée, en un tel temps, et venant d'un tel cœur, désigné lui-même pour le sacrifice ! Une autre fois, comme je lui disais, inquiet de le voir soucieux, qu'il ferait peut-être bien de se mettre à prier la sainte Vierge: « Oh! me dit-il avec son bon rire, voilà longtemps que je récite tous les jours ses litanies î » Le 4 février 1913, Ernest fut reçu dans l'Eglise par le Père Clérissac. Quel souvenir ! Ils sont morts tous deux, le soldat fidèle, agenouillé devant DiEU, et le grand reli- gieux, pur comme la flamme d'un cierge, qui l'écoutait debout. Ma femme et moi nous étions là, témoins. Ernest ERNEST PSICHARI 263 lit d'une voix forte les longues professions de foi de Pie IV et de Pie X. Le petit-fils de Renan renoue la chaîne, affir- me et croit, prend sa place dans la tradition apostolique, rentre dans la communion des saints. Ce jour-là, il fit sa première confession. Le 8 février, il reçut le sacrement de Confirmation; le 9, il communia, à la chapelle de la Sainte-Enfance. Nous fîmes notre action de grâces, le Père Clérissac, lui et moi, à Notre-Dame de Chartres. Au retour, il disait au Père : (( Je sens que je donnerai à DiEU tout ce qu'il me deman- dera. )) Le 19 octobre 1913, il devenait tertiaire de saint Domi- nique, au couvent de Rijckholt, en Hollande, sous le nom de Paul, qu'il avait déjà pris à la Confirmation, en répa- ration d'une certaine page sarcastique de Renan sur saint Paul. C'est aussi pour réparer, et pour avoir la joie d'être consacré, séparé pour DiEU, qu'il voulait devenir prêtre. Il pensait à tous les siens, que sa prière avait, si je puis ainsi parler, pris en charge; à ses parents, à ses deux sœurs, à son frère Michel, qui devait tomber héroïquement quel- ques mois après lui. Il pensait au fils de Michel, à ce petit Lucien dont il désirait tant le baptême, et pour lequel il a prié avec larmes... Il avait un désir extrême de pou- voir dire la messe. Il hésitait cependant à déclarer sa dé- cision à sa mère qu'il chérissait, dont nul dissentiment ne l'avait jamais séparé (elle avait accepté sa conversion avec la haute et courageuse liberté d'esprit qu'elle apporte en toutes choses) et qu'il redoutait énormément de contrister. Du côté de son père, qui avait fait laige accueil à ses 264 ANTIMODERNE sentiments de foi, avec même une nuance de sympathie religieuse dont il était très ému, il n'avait pas à éprouver les mêmes appréhensions. Son intention était d'entrer dans l'Ordre de saint Dominique, pour lequel il se sentait fait, et dont il avait déjà l'esprit à un degré singulier. Que dire des dix-huit mois et demi qu'il vécut, depuis sa conversion jusqu'à sa mort, dans la lumière de l'Elglise ? Ce qui frappait avant tout chez lui, c'est l'abondance de la vie surnaturelle. 11 était entré comme de plain-pied dans la vie chrétienne, et il y avançait à sa manière héroï- que et candide, avec de grands bonds dans la lumière. Il avait pour le mystère de la Sainte Trinité comme pour ce- lui de l'Eucharistie une dévotion profonde, et pour la per- sonne de Notre-Seigneur un amour fort et ardent. 11 com- muniait chaque jour, quand les nécessités de sa vie mili- taire n'y mettaient pas obstacle. Le Père Clérissac lui avait donné pour règle de vie de se tenir à chaque instant comme s'il allait l'instant d'après communier ou mourir. Tous ceux qui l'ont connu ont remarqué sa simplicité et sa modestie. On peut dire que sa solitude intérieure s'approfondissait sans cesse, ses plus douces joies étaient dans la vie cachée qu'il menait à Cherbourg auprès de Dieu, des pauvres et de son ami l'abbé Bailleul. L'un des chapitres les plus émouvants de la récente biographie pu- bliée par Mlle Goichon (1) est celui où elle nous retrace, avec des traits d'intimité charmants, cette vie d'Ernest à (i) A.-M. GoiciioN, Ernest Psichari d'après des documents iricdits, nouvelle édition {Canard.) ERNEST PSICHARI 265 Cherbourg, d'après les témoignages qu'elle est allée re- cueillir sur place. Qu'on ne croie pas qu'avec cela il ait rien perdu de la spontanéité de sa nature, ni de ses saillies, ni de son mé- pris des conventions, ni de son humeur paradoxale, ni de ce je ne sais quoi de soudain très humain que le Père Clé- rissac aimait à trouver dans les âm.es chrétiennes, et qu'il appelait leur faiblesse sacrée. Il n'y avait pas en lui un atome de pharisaïsme, même de ce pharisaïsme innocent qui n'est pas tout à fait inconnu dans le monde pieux. Je me rappelle qu'un jour il me disait avec le plus grand sé- rieux qu'une difficulté pour son entrée en religion, c'est qu'il lui faudrait sans doute renoncer à sa pipe. Dame, c'était un sacrifice à considérer. Il ne fallait pas lui de- mander de composer sa physionomie, ni son langage. Il restait soldat et poète, il gardait toute la richesse de sa sensibilité, aux résonances infinies. Cependant une certame teinte de gravité se répandait sur son âme, au fur et à me- sure qu'il ressentait davantage le souci de la pénitence et de la réparation, et qu'il entrait plus avant dans le mys- tère des douleurs de JÉSUS. Comme je l'écrivais en novembre 1914, « par la sim- plicité et la droiture avec lesquelles il allait à DiEU, par le naturel exquis qu'il mettait dans l'exercice le plus fer- vent et le plus pieux des dons surnaturels, par la profon- deur et la générosité de sa foi, il était bien le frère du cen- turion de l'Evangile, qu'il aimait lui-même à prendre pour modèle et pour patron. A voir l'état de grande liberté inté- rieure, et si je puis dire d'innocence enfantine auquel DiEU 266 ANTIMODERNE élevait son âme, ses amis pressentaient bien qu'il deve- nait mûr pour le ciel. Ce n'est pas seulement du côté des héros, c'est du côté des saints qu'il faut chercher ses exem- ples. « L'élan tout direct et tout franc », le « goût du risque physique » n'étaient que les plus extérieures de ses vertus. Son vrai fond, c'était un ardent amour de JÉSUS- ChrisT, qui surélevait à l'infini son héroïsme naturel... « Il avait voulu la vérité pour elle-même. H a vécu d'elle, il est mort pour elle, car il ne séparait pas l'amour de la France de l'amour de l'Eglise, et sa mort admirable n'a pas seulement la valeur d'un don offert pour le service de la patrie, mais encore celle d'un témoignage rendu à Dieu, et d'un sacrifice véritable librement consenti et con- sommé en union avec le sacrifice de l'autel. » Il est mort, son chapelet enroulé autour de sa main, le soir du 22 août 1914, après douze heures d'une lutte sans répit, au moment où le combat s'achevait et où les Alle- mands pénétraient dans le village de Rossignol. Comme il retournait à sa pièce, après avoir conduit au poste de secours le capitaine Cherrier, blessé, une balle le frappa à la tempe. En vérité cependant, il n'avait pas achevé d'agir. Son rayonnement sur les âmes a pris après sa mort une extraor- dinaire intensité. Ceux qui ne croient qu'à l'encre des sa- vants peuvent en être déconcertés. Nous, nous savons que Dieu aime l'homme qui donne avec joie, hilarem datorem; et c'est ainsi que Psichari a donné sa vie. 1921. TABLES DES MATIÈRES TABLE DES MATIERES Avant-Propos 13 La Science Moderne et la Raison • 29 La Liberté Intellectuelle 71 De Quelques Conditions de la Renaissance Thomiste • 113 Connaissance de l'être 1 59 Réflexions sur le Temps Présent 195 Ernest Psichari 227 SOCIETE NOUVELLE D'IMPRESSION 9, H, Rue des Ursullnes — PARIS-5' EDITIONS DE LA REVUE DES JEUNES DESCLÉE ET c'', 30, RUE SAINT-SULPICE, PARIS (Vl*) SOMME THEOLOGIQUE DE SAINT THOMAS D'AQUIN TEXTE LATIN ET TRADUCTION FRANÇAISE Les Editions de la Revue des Jeunes publient, sous la direction du R. P, Gillet, O. P., une édition « classique )) de la Somme Théologique de Saint Thomas, en vue de faciliter aux hommes d'étude l'accès direct à la doctrine si compréhensive et toujours actuelle du plus grand des philo- sophes catholiques. Chaque volume donne, avec le texte latin revu sur les meilleurs manuscrits, une traduction fran- çaise soignée qui s'accompagne de notes brèves et d'expli- cations claires. Les divers traités, respectivement traduits par des spécialistes, formeront une série de trente volmnes en- viron. On peut souscrire à la série, qui comprendra la publication intégrale de la Somme. La presse catholique a loué unanimement cette entreprise d'un haut intérêt intel- lectuel et spirituel. Demander la notice à Desclée et C'*, 30, rue St-Sulpice Paris (vi*) PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY B , 2430 M33A5 1922 Maritain, Jacques Antimoderne. Nouv. éd., rev. et augm. / -:i| i^ 3à^^