Leibniz

Monadologie (Principes de la Philosophie)

1714

 

 

1. La Monade, dont nous parlons ici, n'est autre chose qu'une substance simple, qui entre dans les composs ; simple, c'est--dire sans parties.

2. Et il faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des composs ; car le compos n'est autre chose qu'un amas ou aggregatum des simples.

3. Or l o il n'y a point de parties, il n'y a ni tendue ni figure, ni divisibilit possible ; et ces Monades sont les vritables atomes de la nature, et en un mot les lments des choses.

4. II n'y a aussi point de dissolution craindre, et il n'y a aucune manire concevable par laquelle une substance simple puisse prir naturellement.

5. Par la mme raison il n'y en a aucune par laquelle une substance simple puisse commencer naturellement, puisqu'elle ne saurait tre forme par composition.

6. Ainsi on peut dire que les Monades ne sauraient commencer ni finir que tout d'un coup ; c'est--dire elles ne sauraient commencer que par cration et finir que par annihilation, au lieu que ce qui est compos commence ou finit par parties.

7. II n'y a pas moyen aussi d'expliquer comment une Monade puisse tre altre ou change dans son intrieur par quelque autre crature, puisqu'on n'y saurait rien transposer, ni concevoir en elle aucun mouvement interne qui puisse tre excit, dirig, augment ou diminu l-dedans, comme cela se peut dans les composs ou il y a du changement entre les parties. Les Monades n'ont point de fentres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Les accidents ne sauraient se dtacher ni se promener hors des substances comme faisaient autrefois les espces sensibles des scolastiques. Ainsi, ni substance ni accident ne peut entrer de dehors dans une Monade.

8. Cependant il faut que les Monades aient quelques qualits autrement ce ne serait pas mme des tres. Et si les substances simples ne diffraient point par leurs qualits, il n'y aurait point de moyen de s'apercevoir d'aucun changement dans les choses, puisque ce qui est dans le compos ne peut venir que des ingrdients simples, et les Monades tant sans qualits seraient indistinguables l'une de l'autre, puisque aussi bien elles ne diffrent point en quantit ; et, par consquent, le plein tant suppos, chaque lieu ne recevrait toujours dans le mouvement que l'quivalent de ce qu'il avait, et un tat des choses serait indiscernable de l'autre.

9. Il faut mme que chaque Monade soit diffrente de chaque autre ; car il n'y a jamais dans la nature deux tres qui soient parfaitement l'un comme l'autre, et o il ne soit possible de trouver une diffrence interne ou fonde sur une dnomination intrinsque.

10. Je prends aussi pour accord que tout tre cr est sujet au changement, et par consquent la Monade cre aussi, et mme que ce changement est continuel dans chacune.

11. Il s'ensuit de ce que nous venons de dire, que les changements naturels des Monades viennent d'un principe interne ; puisqu'une cause externe ne saurait influer dans son intrieur.

12. Mais, il faut aussi, qu'outre le principe du changement il y ait un dtail de ce qui change, qui fasse pour ainsi dire la spcification et la varit des substances simples.

13. Ce dtail doit envelopper une multitude dans l'unit ou dans le simple ; car tout changement naturel se faisant par degrs, quelque chose change et quelque chose reste, et par consquent il faut que dans la substance simple il y ait une pluralit d'affections et de rapports, quoiqu'il n'y ait point de parties.

14. L'tat passager qui enveloppe et reprsente une multitude dans l'unit ou dans la substance simple n'est autre chose que ce qu'on appelle la perception, qu'on doit distinguer de l'aperception ou de la conscience, comme il paratra dans la suite ; et c'est en quoi les cartsiens ont fort manqu, ayant compt pour rien les perceptions dont on ne s'aperoit pas. C'est aussi ce qui les a fait croire que les seuls esprits taient des Monades, et qu'il n'y avait point d'mes des btes ou d'autres entlchies et qu'ils ont confondu avec le vulgaire un long tourdissement avec une mort la rigueur, ce qui les a fait encore donner dans le prjug scolastique des mes entirement spares et a mme confirm les esprits mal tourns dans l'opinion de la mortalit des mes.

15. L'action du principe interne, qui fait le changement ou le passage d'une perception une autre, peut tre appele apptition : il est vrai que l'apptit ne saurait toujours parvenir entirement toute la perception o il tend, mais il en obtient toujours quelque chose, et parvient des perceptions nouvelles.

16. Nous exprimentons en nous-mmes une multitude dans la substance simple, lorsque nous trouvons que la moindre pense dont nous nous apercevons, enveloppe une varit dans l'objet. Ainsi, tous ceux qui reconnaissent que l'me est une substance simple, doivent reconnatre cette multitude dans la Monade ; et M. Bayle ne devait point y trouver de difficult comme il a fait dans son Dictionnaire, article Rorarius.

17. On est oblige d'ailleurs de confesser que la perception, et ce qui en dpend, est inexplicable par des raisons mcaniques, c'est--dire par les figures et par les mouvements ; et, feignant qu'il y ait une machine dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, on pourra la concevoir agrandie en conservant les mmes proportions, en sorte qu'on y puisse entrer comme dans un moulin. Et cela pos on ne trouvera, en le visitant au dedans, que des pices qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi, c'est dans la substance simple et non dans le compos ou dans la machine qu'il la faut chercher. Aussi n'y a-t-il que cela qu'on puisse trouver dans la substance simple, c'est--dire les perceptions et leurs changements. C'est en cela seul aussi que peuvent consister toutes les actions internes des substances simples.

18. On pourrait donner le nom d'entlchies toutes les substances simples ou Monades cres, car elles ont en elles une certaine perfection (ecousi to enteleV), il y a une suffisance (autarkeia) qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des automates incorporels.

19. Si nous voulons appeler me tout ce qui a perceptions et apptits dans le sens gnral que je viens d'expliquer, toutes les substances simples ou Monades cres pourraient tre appeles mes ; mais, comme le sentiment est quelque chose de plus qu'une simple perception, je consens que le nom gnral de Monades et d'entlchies suffise aux substances simples qui n'auront que cela, et qu'on appelle mes seulement celles dont la perception est plus distincte et accompagne de mmoire.

20. Car nous exprimentons en nous-mmes un tat o nous ne nous souvenons de rien et n'avons aucune perception distingue, comme lorsque nous tombons en dfaillance ou quand nous sommes accabls d'un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet tat l'me ne diffre point sensiblement d'une simple Monade ; mais comme cet tat n'est point durable et qu'elle s'en tire, elle est quelque chose de plus.

21. Et il ne s'ensuit point qu'alors la substance simple soit sans aucune perception. Cela ne se peut pas mme, par les raisons susdites ; car elle ne saurait prir, elle ne saurait aussi subsister sans quelque affection, qui n'est autre chose que sa perception ; mais quand il y a une grande multitude de petites perceptions o il n'y a rien de distingu, on est tourdi ; comme quand on tourne continuellement d'un mme sens plusieurs fois de suite, o il vient un vertige qui nous peut faire vanouir et qui ne nous laisse rien distinguer. Et la mort peut donner cet tat pour un temps aux animaux.

22. Et comme tout prsent tat d'une substance simple est naturellement une suite de son tat prcdent, tellement que le prsent y est gros de l'avenir.

23. Donc puisque, rveill de l'tourdissement, on s'aperoit de ses perceptions, il faut bien qu'on en ait eu immdiatement auparavant, quoiqu'on ne s'en soit point aperu ; car une perception ne saurait venir naturellement que d'une autre perception, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d'un mouvement.

24. L'on voit par l que si nous n'avions rien de distingu, et pour ainsi dire de relev et d'un plus haut got dans nos perceptions, nous serions toujours dans l'tourdissement. Et c'est l'tat des Monades toutes nues.

25. Aussi voyons-nous que la nature a donn des perceptions releves aux animaux, par les soins qu'elle a pris de leur fournir des organes qui ramassent plusieurs rayons de lumire ou plusieurs ondulations de l'air pour les faire avoir plus d'efficace par leur union. II y a quelque chose d'approchant dans l'odeur, dans le got et dans l'attouchement, et peut-tre dans quantit d'autres sens qui nous sont inconnus. Et j'expliquerai tantt comment ce qui se passe dans l'me reprsente ce qui se fait dans les organes.

26. La mmoire fournit une espce de conscution aux mes, qui imite la raison, mais qui en doit tre distingue. C'est que nous voyons que les animaux ayant la perception de quelque chose qui les frappe, et dont ils ont eu perception semblable auparavant, s'attendent, par la reprsentation de leur mmoire, ce qui y a t joint dans cette perception prcdente, et sont ports des sentiments semblables ceux qu'ils avaient pris alors. Par exemple, quand on montre le bton aux chiens, ils se souviennent de la douleur qu'il leur a cause et crient et fuient.

27. Et l'imagination forte qui les frappe et meut, vient ou de la grandeur ou de la multitude des perceptions prcdentes ; car souvent une impression forte fait tout d'un coup l'effet d'une longue habitude ou de beaucoup de perceptions mdiocres ritres.

28. Les hommes agissent comme les btes, en tant que les conscutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mmoire, ressemblant aux mdecins empiriques qui ont une simple pratique sans thorie, et nous ne sommes qu'empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s'attend qu'il y aura jour demain, on agit en empirique, parce que cela s'est toujours fait ainsi jusqu'ici. II n'y a que l'astronome qui le juge par raison.

29. Mais la connaissance des vrits ncessaires et ternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la raison et les sciences, en nous levant la connaissance de nous-mmes et de Dieu. Et c'est ce qu'on appelle en nous me raisonnable ou esprit.

30. C'est aussi par la connaissance des vrits ncessaires et par leurs abstractions que nous sommes levs aux actes rflexifs, qui nous font penser ce qui s'appelle moi, et considrer que ceci ou cela est en nous, et c'est ainsi qu'en pensant nous, nous pensons l'tre, la substance, au simple ou au compos, l'immatriel et Dieu mme, en concevant que ce qui est born en nous, est en lui sans bornes. Et ces actes rflexifs fournissent les objets principaux de nos raisonnements.

31. Nos raisonnements sont fonds sur deux grands principes, celui de la contradiction, en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe, et vrai ce qui est oppose ou contradictoire au faux.

32. Et celui de la raison suffisante, en vertu duquel nous considrons qu'aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant, aucune nonciation vritable, sans qu'il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement, quoique ces raisons le plus souvent ne puissent point nous tre connues.

33. II y a aussi deux sortes de vrits, celles de raisonnement et celles de fait. Les vrits de raisonnement sont ncessaires et leur oppos impossible, et celles de fait sont contingentes et leur oppos est possible. Quand une vrit est ncessaire, on en peut trouver la raison par l'analyse, la rsolvant en ides et en vrits plus simples, jusqu' ce qu'on vienne aux primitives.

34. C'est ainsi que chez les mathmaticiens les thormes de spculation et les canons de pratique sont rduits par l'analyse aux dfinitions, axiomes et demandes.

35. Et il y a enfin des ides simples dont on ne saurait donner la dfinition ; il y a aussi des axiomes et demandes ou en un mot des principes primitifs, qui ne sauraient tre prouvs et n'en ont point besoin aussi, et ce sont les nonciations identiques, dont l'oppos contient une contradiction expresse.

36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les vrits contingentes ou de fait, c'est--dire dans la suite des choses rpandues par l'univers des cratures, o la rsolution en raisons particulires pourrait aller un dtail sans bornes, cause de la varit immense des choses de la nature et de la division des corps l'infini. Il y a une infinit de figures et de mouvements prsents et passs qui entrent dans la cause efficiente de mon criture prsente, et il y a une infinit de petites inclinations et dispositions de mon me prsentes et passes qui entrent dans la cause finale.

37. Et comme tout ce dtail n'enveloppe que d'autres contingents antrieurs ou plus dtaills, dont chacun a encore besoin d'une analyse semblable pour en rendre raison, on n'en est pas plus avanc, et il faut que la raison suffisante ou dernire soit hors de la suite ou sries de ce dtail des contingences, quelque infini qu'il pourrait tre.

38. Et c'est ainsi que la dernire raison des choses doit tre dans une substance ncessaire, dans laquelle le dtail des changements ne soit qu'minemment, comme dans la source, et c'est ce que nous appelons Dieu.

39. Or, cette substance tant une raison suffisante de tout ce dtail lequel aussi est li partout, il n'y a qu'un Dieu, et ce Dieu suffit.

40. On peut juger aussi que cette substance suprme, qui est unique, universelle et ncessaire, n'ayant rien hors d'elle qui en soit indpendant, et tant une suite simple de l'tre possible, doit tre incapable de limites et contenir tout autant de ralits qu'il est possible.

41. D'o il s'ensuit que Dieu est absolument parfait ; la perfection n'tant autre chose que la grandeur de la ralit positive prise prcisment, en mettant part les limites ou bornes dans les choses qui en ont. Et l o il n'y a point de bornes, c'est--dire en Dieu, la perfection est absolument infinie.

42. Il s'ensuit aussi que les cratures ont leurs perfections de l'influence de Dieu, mais qu'elles ont leurs imperfections de leur nature propre, incapable d'tre sans bornes, car c'est en cela qu'elles sont distingues de Dieu.

43. Il est vrai aussi qu'en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celle des essences, en tant que relles ou de ce qu'il y a de rel dans la possibilit : c'est parce que l'entendement de Dieu est la rgion des vrits ternelles ou des ides dont elles dpendent, et que sans lui il n'y aurait rien de rel dans les possibilits, et non seulement rien d'existant, mais encore rien de possible.

44. Car il faut bien que s'il y a une ralit dans les essences ou possibilits, ou bien dans les vrits ternelles, cette ralit soit fonde en quelque chose d'existant et d'actuel, et par consquent dans l'existence de l'tre ncessaire, dans lequel l'essence renferme l'existence ou dans lequel il suffit d'tre possible pour tre actuel.

45. Ainsi Dieu seul (ou l'tre ncessaire) a ce privilge qu'il faut qu'il existe, s'il est possible. Et comme rien ne peut empcher la possibilit de ce qui n'enferme aucune borne, aucune ngation, et par consquent aucune contradiction, cela seul suffit pour connatre l'existence de Dieu a priori. Nous l'avons prouv aussi par la ralit des vrits ternelles. Mais nous venons de la prouver aussi a posteriori, puisque des tres contingents existent, lesquels ne sauraient avoir leur raison dernire ou suffisante que dans l'tre ncessaire, qui a la raison de son existence en lui-mme.

46. Cependant il ne faut point s'imaginer, avec quelques-uns, que les vrits ternelles, tant dpendantes de Dieu, sont arbitraires et dpendent de sa volont, comme Descartes parat l'avoir pris, et puis M. Poiret. Cela n'est vritable que des vrits contingentes dont le principe est la convenance ou le choix du meilleur, au lieu que les vrits ncessaires dpendent uniquement de son entendement et en sont l'objet interne.

47. Ainsi, Dieu seul est l'unit primitive ou la substance simple originaire, dont toutes les Monades cres ou drivatives sont des productions, et naissent, pour ainsi dire, par des fulgurations continuelles de la Divinit de moment moment, bornes par la rceptivit de la crature laquelle il est essentiel d'tre limite.

48. II y a en Dieu la puissance, qui est la source de tout, puis la connaissance, qui contient le dtail des ides, et enfin la volont, qui fait les changements ou productions selon le principe du meilleur. Et c'est ce qui rpond ce qui, dans les Monades cres, fait le sujet ou la base, la facult perceptive et la facult apptitive. Mais en Dieu ces attributs sont absolument infinis ou parfaits, et dans les Monades cres ou dans les entlchies (ou perfectihabies, comme Hermolas Barbarus traduisait ce mot) ce n'en sont que des imitations mesure qu'il y a de la perfection.

49. La crature est dite agir au dehors en tant qu'elle a de la perfection, et ptir d'une autre en tant qu'elle est imparfaite. Ainsi l'on attribue l'action la Monade en tant qu'elle a des perceptions distinctes et la passion en tant qu'elle en a de confuses.

50. Et une crature est plus parfaite qu'une autre en ce qu'on trouve en elle ce qui sert rendre raison a priori de ce qui se passe dans l'autre, et c'est par l qu'on dit qu'elle agit sur l'autre.

51. Mais dans les substances simples, ce n'est qu'une influence idale d'une monade sur l'autre, qui ne peut avoir son effet que par l'intervention de Dieu, en tant que dans les ides de Dieu une monade demande avec raison que Dieu en rglant les autres ds le commencement des choses, ait regard elle. Car puisqu'une monade cre ne saurait avoir une influence physique sur l'intrieur de l'autre, ce n'est que par ce moyen que l'une peut avoir de la dpendance de l'autre.

52. Et c'est par l qu'entre les cratures les actions et passions sont mutuelles. Car Dieu, comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons qui l'obligent y accommoder l'autre, et par consquent ce qui est actif certains gards, est passif suivant un autre point de considration : actif en tant que ce qu'on connat distinctement en lui sert rendre raison de ce qui se passe dans un autre, et passif en tant que la raison de ce qui se passe en lui se trouve dans ce qui se connat distinctement dans un autre.

53. Or, comme il y a une infinit d'univers possibles dans les ides de Dieu, et qu'il n'en peut exister qu'un seul, il faut qu'il y ait une raison suffisante du choix de Dieu qui le dtermine l'un plutt qu' l'autre.

54. Et cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, dans les degrs de perfection que ces mondes contiennent, chaque possible ayant droit de prtendre l'existence mesure de la perfection qu'il enveloppe.

55. Et c'est ce qui est la cause de l'existence du meilleur que la sagesse fait connatre Dieu, que sa bont le fait choisir, et que sa puissance le fait produire.

56. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses cres chacune, et de chacune toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et qu'elle est par consquent un miroir vivant perptuel de l'univers.

57. Et comme une mme ville regarde de diffrents cts parat tout autre et est comme multiplie perspectivement, il arrive de mme que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de diffrents univers qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les diffrents points de vue de chaque monade.

58. Et c'est le moyen d'obtenir autant de varit qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre qui se puisse, c'est--dire c'est le moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut.

59. Aussi n'est-ce que cette hypothse, que j'ose dire dmontre, qui relve comme il faut la grandeur de Dieu ; c'est ce que M. Bayle reconnut lorsque dans son Dictionnaire, article Rorarius, il y fit des objections o mme il fut tent de croire que je donnais trop Dieu, et plus qu'il n'est possible. Mais il ne put allguer aucune raison pourquoi cette harmonie universelle, qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu'elle y a, ft impossible.

60. On voit d'ailleurs dans ce que je viens de rapporter, les raisons a priori pourquoi les choses ne sauraient aller autrement : parce que Dieu, en rglant le tout, a eu gard chaque partie, et particulirement chaque monade, dont la nature tant reprsentative, rien ne la saurait borner ne reprsenter qu'une partie des choses ; quoiqu'il soit vrai que cette reprsentation n'est que confuse dans le dtail de tout l'univers et ne peut tre distincte que dans une petite partie des choses, c'est--dire dans celles qui sont ou les plus prochaines ou les plus grandes par rapport chacune des monades ; autrement chaque monade serait une divinit. Ce n'est pas dans l'objet, mais dans la modification de la connaissance de l'objet que les monades sont bornes. Elles vont toutes confusment l'infini, au tout, mais elles sont limites et distingues par les degrs des perceptions distinctes.

61. Et les composs symbolisent en cela avec les simples. Car comme tout est plein, ce qui rend toute la matire lie, et comme dans le plein tout mouvement fait quelque effet sur les corps distants mesure de la distance, de sorte que chaque corps est affect non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent en quelque faon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui touchent les premiers dont il est touch immdiatement : il s'ensuit que cette communication va quelque distance que ce soit. Et par consquent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans l'univers, tellement que celui qui voit tout, pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout, et mme ce qui s'est fait ou se fera, en remarquant dans le prsent ce qui est loign tant selon les temps que selon les lieux : sumpnoia panta, disait Hippocrate. Mais une me ne peut lire en elle-mme que ce qui y est reprsent distinctement ; elle ne saurait dvelopper tout d'un coup ses replis, car ils vont l'infini.

62. Ainsi quoique chaque monade cre reprsente tout l'univers, elle reprsente plus distinctement le corps qui lui est affect particulirement et dont elle fait l'entlchie : et comme ce corps exprime tout l'univers par la connexion de toute la matire dans le plein, l'me reprsente aussi tout l'univers en reprsentant ce corps qui lui appartient d'une manire particulire.

63. Le corps appartenant une monade qui en est l'entlchie ou l'me, constitue avec l'entlchie ce qu'on peut appeler un vivant, et avec l'me ce qu'on appelle un animal. Or, ce corps d'un vivant ou d'un animal est toujours organique ; car toute monade tant un miroir de l'univers sa mode, et l'univers tant rgl dans un ordre parfait, il faut qu'il y ait aussi un ordre dans le reprsentant, c'est--dire dans les perceptions de l'me, et par consquent dans le corps, suivant lequel l'univers y est reprsent.

64. Ainsi, chaque corps organique d'un vivant est une espce de machine divine ou un automate naturel qui surpasse infiniment tous les automates artificiels. Parce qu'une machine faite par l'art de l'homme n'est pas machine dans chacune de ses parties ; par exemple la dent d'une roue de laiton a des parties ou fragments qui ne sont plus quelque chose d'artificiel et n'ont plus rien qui marque de la machine par rapport l'usage o la roue tait destine. Mais les machines de la nature, c'est--dire les corps vivants, sont encore machines dans leurs moindres parties jusqu' l'infini. C'est ce qui fait la diffrence entre la nature et l'art, c'est--dire entre l'art divin et le ntre.

65. Et l'auteur de la nature a pu pratiquer cet artifice divin et infiniment merveilleux, parce que chaque portion de la matire n'est pas seulement divisible l'infini, comme les anciens ont reconnu, mais encore sous-divise actuellement sans fin, chaque partie en parties, dont chacune a quelque mouvement propre ; autrement il serait impossible que chaque portion de la matire pt exprimer l'univers.

66. Par o l'on voit qu'il y a un monde de cratures, de vivants, d'animaux, d'entlchies, d'mes dans la moindre partie de la matire.

67. Chaque portion de la matire peut tre conue comme un jardin plein de plantes et comme un tang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel tang.

68. Et quoique la terre et l'air intercepts entre les plantes du jardin, ou l'eau intercepte entre les poissons de l'tang, ne soit point plante ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d'une subtilit nous imperceptible.

69. Ainsi il n'y a rien d'inculte, de strile, de mort dans l'univers, point de chaos, point de confusion qu'en apparence ; peu prs comme il en paratrait dans un tang une distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et un grouillement pour ainsi dire de poissons de l'tang sans discerner les poissons mmes.

70. On voit par l que chaque corps vivant a une entlchie dominante qui est l'me dans l'animal ; mais les membres de ce corps vivant sont pleins d'autres vivants, plantes, animaux, dont chacun a encore son entlchie ou son me dominante.

71. Mais il ne faut point s'imaginer avec quelques-uns qui avaient mal pris ma pense, que chaque me a une masse ou portion de la matire propre ou affecte elle pour toujours, et qu'elle possde par consquent d'autres vivants infrieurs destins toujours son service. Car tous les corps sont dans un flux perptuel comme des rivires, et des parties y entrent et en sortent continuellement.

72. Ainsi l'me ne change de corps que peu peu et par degrs, de sorte qu'elle n'est jamais dpouille tout d'un coup de tous ses organes, et il y a souvent mtamorphose dans les animaux, mais jamais mtempsycose ni transmigration des mes : il n'y a pas non plus d'mes tout fait spares ni de gnies sans corps. Dieu seul en est dtach entirement.

73. C'est ce qui fait aussi qu'il n'y a jamais ni gnration entire, ni mort parfaite prise la rigueur, consistant dans la sparation de l'me. Et ce que nous appelons gnrations sont des dveloppements et des accroissements, comme ce que nous appelons morts sont des enveloppements et diminutions.

74. Les philosophes ont t fort embarrasss sur l'origine des formes, entlchies ou mes ; mais aujourd'hui, lorsqu'on s'est aperu par des recherches exactes, faites sur les plantes, les insectes et les animaux, que les corps organiques de la nature ne sont jamais produits d'un chaos ou d'une putrfaction, mais toujours par des semences, dans lesquelles il y avait sans doute quelque prformation, on a jug que non seulement le corps organique y tait dj avant la conception, mais encore une me dans ce corps, et, en un mot, l'animal mme, et que par le moyen de la conception cet animal a t seulement dispos une grande transformation pour devenir un animal d'une autre espce. On voit mme quelque chose d'approchant hors de la gnration, comme lorsque les vers deviennent mouches et que les chenilles deviennent papillons.

75. Les animaux, dont quelques-uns sont levs au degr des plus grands animaux par le moyen de la conception, peuvent tre appels spermatiques ; mais ceux d'entre eux qui demeurent dans leur espce, c'est--dire la plupart, naissent, se multiplient et sont dtruits comme les grands animaux, et il n'y a qu'un petit nombre d'lus qui passe un plus grand thtre.

76. Mais ce n'tait que la moiti de la vrit : j'ai donc jug que si l'animal ne commence jamais naturellement, il ne finit pas naturellement non plus ; et que non seulement il n'y aura point de gnration, mais encore point de destruction entire ni mort prise la rigueur. Et ces raisonnements faits a posteriori et tirs des expriences, s'accordent parfaitement avec mes principes dduits a priori comme ci-dessus.

77. Ainsi on peut dire que non seulement l'me, miroir d'un univers indestructible, est indestructible, mais encore l'animal mme, quoique sa machine prisse souvent en partie et quitte ou prenne des dpouilles organiques.

78. Ces principes m'ont donn moyen d'expliquer naturellement l'union ou bien la conformit de l'me et du corps organique. L'me suit ses propres lois et le corps aussi les siennes, et ils se rencontrent en vertu de l'harmonie prtablie entre toutes les substances, puisqu'elles sont toutes des reprsentations d'un mme univers.

79. Les mes agissent selon les lois des causes finales par apptitions, fins et moyens. Les corps agissent selon les lois des causes efficientes ou des mouvements. Et les deux rgnes, celui des causes efficientes et celui des causes finales, sont harmoniques entre eux.

80. Descartes a reconnu que les mes ne peuvent point donner de la force aux corps parce qu'il y a toujours la mme quantit de force dans la matire. Cependant il a cru que l'me pouvait changer la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son temps la loi de la nature qui porte encore la conservation de la mme direction totale dans la matire. S'il l'avait remarque, il serait tomb dans mon systme de l'harmonie prtablie.

81. Ce systme fait que les corps agissent comme si, par impossible, il n'y avait point d'mes, et que les mes agissent comme s'il n'y avait point de corps, et que tous deux agissent comme si l'un influait sur l'autre.

82. Quant aux esprits ou mes raisonnables, quoique je trouve qu'il y a dans le fond la mme chose dans tous les vivants et animaux, comme nous venons de dire, savoir, que l'animal et l'me ne commencent qu'avec le monde et ne finissent pas non plus que le monde, il y a pourtant cela de particulier dans les animaux raisonnables, que leurs petits animaux spermatiques, tant qu'ils ne sont que cela, ont seulement des mes ordinaires ou sensitives, mais ds que ceux qui sont lus, pour ainsi dire, parviennent par une actuelle conception la nature humaine, leurs mes sensitives sont leves au degr de la raison et la prrogative des esprits.

83. Entre autres diffrences qu'il y a entre les mes ordinaires et les esprits, dont j'ai dj marqu une partie, il y a encore celle-ci, que les mes en gnral sont des miroirs vivants ou images de l'univers des cratures, mais que les esprits sont encore images de la Divinit mme, ou de l'auteur mme de la nature, capables de connatre le systme de l'univers et d'en imiter quelque chose par des chantillons architectoniques, chaque esprit tant comme une petite divinit dans son dpartement.

84. C'est ce qui fait que les esprits sont capables d'entrer dans une manire de socit avec Dieu, et qu'il est leur gard, non seulement ce qu'un inventeur est sa machine (comme Dieu l'est par rapport aux autres cratures), mais encore ce qu'un prince est ses sujets et mme un pre ses enfants.

85. D'o il est ais de conclure que l'assemblage de tous les esprits doit composer la cit de Dieu, c'est--dire le plus parfait tat qui soit possible sous le plus parfait des monarques.

86. Cette cit de Dieu, cette monarchie vritablement universelle est un monde moral dans le monde naturel, et ce qu'il y a de plus lev et de plus divin dans les ouvrages de Dieu et c'est en lui que consiste vritablement la gloire de Dieu, puisqu'il n'y en aurait point, si sa grandeur et sa bont n'taient pas connues et admires par les esprits ; c'est aussi par rapport cette cit divine, qu'il a proprement de la bont, au lieu que sa sagesse et sa puissance se montrent partout.

87. Comme nous avons tabli ci-dessus une harmonie parfaite entre deux rgnes naturels, l'un des causes efficientes, l'autre des finales, nous devons remarquer ici encore une autre harmonie entre le rgne physique de la nature et le rgne moral de la grce, c'est--dire, entre Dieu considr comme architecte de la machine de l'univers, et Dieu considr comme monarque de la cit divine des esprits.

88. Cette harmonie fait que les choses conduisent la grce par les voies mmes de la nature, et que ce globe, par exemple, doit tre dtruit et rpar par les voies naturelles dans les moments que le demande le gouvernement des esprits pour le chtiment des uns et la rcompense des autres.

89. On peut dire encore que Dieu comme architecte contente en tout Dieu comme lgislateur, et qu'ainsi les pchs doivent porter leur peine avec eux par l'ordre de la nature, et en vertu mme de la structure mcanique des choses, et que de mme les belles actions s'attireront leurs rcompenses par des voies machinales par rapport aux corps, quoique cela ne puisse et ne doive pas arriver toujours sur-le-champ.

90. Enfin, sous ce gouvernement parfait, il n'y aura point de bonne action sans rcompense, point de mauvaise sans chtiment, et tout doit russir au bien des bons, c'est--dire de ceux qui ne sont point des mcontents dans ce grand tat, qui se fient la Providence aprs avoir fait leur devoir, et qui aiment et imitent comme il faut l'auteur de tout bien, se plaisant dans la considration de ses perfections suivant la nature du pur amour vritable, qui fait prendre plaisir la flicit de ce qu'on aime. C'est ce qui fait travailler les personnes sages et vertueuses tout ce qui parat conforme la volont divine prsomptive ou antcdente, et se contenter cependant de ce que Dieu fait arriver effectivement par sa volont secrte, consquente et dcisive, en reconnaissant, que si nous pouvions entendre assez l'ordre de l'univers, nous trouverions qu'il surpasse tous les souhaits des plus sages, et qu'il est impossible de le rendre meilleur qu'il est, non seulement pour le tout en gnral, mais encore pour nous-mmes en particulier, si nous sommes attachs comme il faut l'auteur du tout, non seulement comme l'architecte et la cause efficiente de notre tre, mais encore comme notre matre et la cause finale qui doit faire tout le but de notre volont, et peut seul faire notre bonheur.