Ren Descartes

La Dioptrique

(1637)

 

 

 

Discours premier

De la lumire

 

Toute la conduite de notre vie dpend de nos sens, entre lesquels celui de la vue tant le plus universel et le plus noble, il ny a point de. doute que les inventions qui servent augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent tre. Et il est malais den trouver aucune qui laugmente davantage que celle de ces merveilleuses lunettes qui, ntant en usage que depuis peu, nous ont dj dcouvert de nouveaux astres dans le ciel, et dautres nouveaux objets dessus la terre, en plus grand nombre que ne sont ceux que nous y avions vus auparavant : en sorte que, portant notre vue beaucoup plus loin que navait coutume daller limagination de nos pres, elles semblent nous avoir ouvert le chemin, pour parvenir une connaissance de la Nature beaucoup plus grande et plus parfaite quils ne lont eue. Mais, la honte de nos sciences, cette invention, si utile et si admirable, na premirement t trouve que par lexprience et la fortune. Il y a environ trente ans, quun nomm Jacques Metius , de la ville dAlcmar en Hollande, homme qui navait jamais tudi, bien quil et un pre et un frre qui ont fait profession des mathmatiques, mais qui prenait particulirement plaisir faire des miroirs et verres brlants, en composant mme lhiver avec de la glace, ainsi que lexprience a montr quon en peut faire, ayant cette occasion plusieurs verres de diverses formes, savisa par bonheur de regarder au travers de deux, dont lun tait un peu plus pais au milieu quaux extrmits, et lautre au contraire beaucoup plus pais aux extrmits quau milieu, et il les appliqua si heureusement aux deux bouts dun tuyau, que la premire des lunettes dont nous parlons, en fut compose. Et cest seulement sur ce patron que toutes les autres quon a vues depuis ont t faites, sans que personne encore, que je sache, ait suffisamment dtermin les figures que ces verres doivent avoir. Car, bien quil y ait eu depuis quantit de bons esprits, qui ont fort cultiv cette matire, et ont trouv son occasion plusieurs choses en lOptique, qui valent mieux que ce que nous en avaient laiss les anciens, toutefois, cause que les inventions un peu malaises narrivent pas leur dernier degr de perfection du premier coup, il est encore demeur assez de difficults en celle-ci, pour me donner sujet den crire. Et dautant que lexcution des choses que je dirai doit dpendre de lindustrie des artisans, qui pour lordinaire nont point tudi, je tcherai de me rendre intelligible tout le monde, et de ne rien omettre, ni supposer, quon doive avoir appris des autres sciences. Cest pourquoi je commencerai par lexplication de la lumire et de ses rayons ; puis, ayant fait une brve description des parties de lil, je dirai particulirement en quelle sorte se fait la vision ; et ensuite, ayant remarqu toutes les choses qui sont capables de la rendre plus parfaite, jenseignerai comment elles y peuvent tre ajoutes par les inventions que je dcrirai.

Or, nayant ici autre occasion de parler de la lumire, que pour expliquer comment ses rayons entrent dans lil, et comment ils peuvent tre dtourns par les divers corps quils rencontrent, il nest pas besoin que jentreprenne de dire au vrai quelle est sa nature, et je crois quil suffira que je me serve de deux ou trois comparaisons, qui aident la concevoir en la faon qui me semble la plus commode, pour expliquer toutes celles de ses proprits que lexprience nous fait connatre, et pour dduire ensuite toutes les autres qui ne peuvent pas si aisment tre remarques ; imitant en ceci les astronomes, qui, bien que leurs suppositions soient presque toutes fausses ou incertaines, toutefois, cause quelles se rapportent diverses observations quils ont faites, ne laissent pas den tirer plusieurs consquences trs vraies et trs assures.

Il vous est bien sans doute arriv quelquefois, en marchant de nuit sans flambeau, par des lieux un peu difficiles, quil fallait vous aider dun bton pour vous conduire, et vous avez pour lors pu remarquer que vous sentiez, par lentremise de ce bton, les divers objets qui se rencontraient autour de vous, et mme que vous pouviez distinguer sil y avait des arbres, ou des pierres, ou du sable, ou de leau, ou de lherbe, ou de la boue, ou quelque autre chose de semblable. Il est vrai que cette sorte de sentiment est un peu confuse et obscure, en ceux qui nen ont pas un long usage ; mais considrez-la en ceux qui, tant ns aveugles, sen sont servis toute leur vie, et vous ly trouverez si parfaite et si exacte, quon pourrait quasi dire quils voient des mains, ou que leur bton est lorgane de quelque sixime sens, qui leur a t donn au dfaut de la vue. Et pour tirer une comparaison de ceci, je dsire que vous pensiez que la lumire nest autre chose, dans les corps quon nomme lumineux, quun certain mouvement, ou une action fort prompte et tort vive, qui passe vers nos yeux, par lentremise de lair et des autres corps transparents, en mme faon que le mouvement ou la rsistance des corps, que rencontre cet aveugle, passe vers sa main, par lentremise de son bton. Ce qui vous empchera dabord de trouver trange, que cette lumire puisse tendre ses rayons en un instant, depuis le soleil jusques nous : car vous savez que laction, dont on meut lun des bouts dun bton, doit ainsi passer en un instant jusques lautre, et quelle y devrait passer en mme sorte, encore quil y aurait plus de distance quil ny en a, depuis la terre jusques aux cieux. Vous ne trouverez pas trange non plus, que par son moyen nous puissions voir toutes sortes de couleurs ; et mme vous croirez peut-tre que ces couleurs ne sont autre chose, dans les corps quon nomme colors, que les diverses faons dont ces corps la reoivent et la renvoient contre nos yeux : si vous considrez que les diffrences, quun aveugle remarque entre des arbres, des pierres, de leau, et choses semblables, par lentremise de son bton, ne lui semblent pas moindres que nous font celles qui sont entre le rouge, le jaune, le vert, et toutes les autres couleurs ; et toutefois que ces diffrences ne sont autre chose, en tous ces corps, que les diverses faons de mouvoir, ou de rsister aux mouvements de ce bton. En suite de quoi vous aurez occasion de juger, quil nest pas besoin de supposer quil passe quelque chose de matriel depuis les objets jusques nos yeux, pour nous faire voir les couleurs et la lumire, ni mme quil y ait rien en ces objets, qui soit semblable aux ides ou aux sentiments que nous en avons : tout de mme quil ne sort rien des corps, que sent un aveugle, qui doive passer le long de son bton jusques sa main, et que la rsistance ou le mouvement de ces corps, qui est la seule cause des sentiments quil en a, nest rien de semblable aux ides quil en conoit. Et par ce moyen votre esprit sera dlivr de toutes ces petites images voltigeantes par lair, nommes des espces intentionnelles, qui travaillent tant limagination des philosophes. Mme vous pourrez aisment dcider la question, qui est entre eux, touchant le lieu do vient laction qui cause le sentiment de la vue : car, comme notre aveugle peut sentir les corps qui sont autour de lui, non seulement par laction de ces corps, lorsquils se meuvent contre son bton, mais aussi par celle de sa main, lorsquils ne font que lui rsister ; ainsi faut-il avouer que les objets de la vue peuvent tre sentis, non seulement par le moyen de laction qui, tant en eux, tend vers les yeux, mais aussi par le moyen de celle qui, tant dans les yeux, tend vers eux. Toutefois, parce que cette action nest autre chose que la lumire, il faut remarquer quil ny a que ceux qui peuvent voir pendant les tnbres de la nuit, comme les chats, dans les yeux desquels elle se trouve ; et que, pour lordinaire des hommes, ils ne voient que par laction qui vient des objets : car lexprience nous montre que ces objets doivent tre lumineux ou illumins pour tre vus, et non point nos yeux pour les voir. Mais, parce quil y a grande diffrence entre le bton de cet aveugle et lair ou les autres corps transparents, par lentremise desquels nous voyons, il faut que je me serve encore ici dune autre comparaison.

 

 

Voyez une cuve au temps de vendange, toute pleine de raisins demi fouls, et dans le fond de laquelle on ait fait un trou ou deux, comme A et B, par o le vin doux, quelle contient, puisse couler. Puis pensez que, ny ayant point de vide en la Nature, ainsi que presque tous les Philosophes avouent , et nanmoins y ayant plusieurs pores en tous les corps que nous apercevons autour de nous, ainsi que lexprience peut montrer fort clairement ; il est ncessaire que ces pores soient remplis de quelque matire fort subtile et fort fluide, qui stende sans interruption depuis les Astres jusques nous. Or, cette matire subtile tant compare avec le vin de cette cuve, et les parties moins fluides ou plus grossires, tant de lair que des autres corps transparents, avec les grappes de raisins qui sont parmi : vous entendrez facilement que, comme les parties de ce vin, qui sont par exemple vers C, tendent descendre en ligne droite par le trou A, au mme instant quil est ouvert, et ensemble par le trou B, et que celles qui sont vers D, et vers E, tendent aussi en mme temps descendre par ces deux trous, sans quaucune de ces actions soit empche par les autres, ni aussi par la rsistance des grappes qui sont en cette cuve : nonobstant que ces grappes, tant soutenues lune par lautre, ne tendent point du tout descendre par ces trous A et B, comme le vin, et mme quelles puissent cependant tre mues, en plusieurs autres faons, par ceux qui les foulent. Ainsi toutes les parties de la matire subtile, que touche le ct du Soleil qui nous regarde, tendent en ligne droite vers nos yeux au mme instant quil sont ouverts, sans sempcher les unes les autres, et mme sans tre empches par les parties grossires des corps transparents, qui sont entre deux : soit que ces corps se meuvent en dautres faons, comme lair, qui est presque toujours agit par quelque vent ; soit quils soient sans mouvement, comme eut tre le verre ou le cristal. Et remarquez ici quil faut distinguer entre le mouvement, et laction ou inclination se mouvoir. Car on peut fort bien concevoir que les parties du vin, qui sont par exemple vers C, tendent vers B, et ensemble vers A, nonobstant quelles ne puissent actuellement se mouvoir vers ces deux cts en mme temps ; et quelles tendent exactement en ligne droite vers B et vers A, nonobstant quelles ne se puissent mouvoir si exactement vers la ligne droite, cause des grappes de raisins qui sont entre deux : et ainsi, pensant que ce nest pas tant le mouvement, comme laction des corps lumineux quil faut prendre pour leur lumire, vous devez juger que les rayons de cette lumire ne sont autre chose que les lignes suivant lesquelles tend cette action. En sorte quil y a une infinit de tels rayons qui viennent de tous les points des corps lumineux, vers tous les points de ceux quils illuminent, ainsi que vous pouvez imaginer une infinit de lignes droites, suivant lesquelles les actions, qui viennent de tous les points de la superficie du vin CDE, tendent vers A, et une infinit dautres, suivant lesquelles les actions, qui viennent de ces mmes points, tendent aussi vers B, sans que les unes empchent les autres.

Au reste, ces rayons doivent bien tre ainsi toujours imagins exactement droits, lorsquils ne passent que par un seul corps transparent, qui est partout gal soi-mme : mais, lorsquils rencontrent quelques autres corps, ils sont sujets tre dtourns par eux, ou amortis, en mme faon que lest le mouvement dune balle, ou dune pierre jete dans lair, par ceux quelle rencontre. Car il est bien ais croire que laction ou inclination se mouvoir, que jai dit devoir tre prise pour la lumire, doit suivre en ceci les mmes lois que le mouvement. Et afin que jexplique cette troisime comparaison tout au long, considrez que les corps, qui peuvent ainsi tre rencontrs par une balle qui passe dans lair, sont ou mous, ou durs, ou liquides ; et que, sils sont mous, ils arrtent et amortissent tout fait son mouvement : comme lorsquelle donne contre des toiles, ou du sable, ou de la boue ; au lieu que, sils sont durs, ils la renvoient dun autre ct sans larrter ; et ce, en plusieurs diverses faons. Car ou leur superficie est toute gale et unie, ou raboteuse et ingale ; et derechef, tant gale, elle est ou plate, ou courbe ; et tant ingale, ou son ingalit ne consiste quen ce quelle est compose de plusieurs parties diversement courbes, dont chacune est en soi assez unie ; ou bien elle consiste, outre cela, en ce quelle a plusieurs divers angles ou pointes, ou des parties plus dures lune que lautre, ou qui se meuvent, et ce, avec des varits qui peuvent tre imagines en mille sortes. Et il faut remarquer que la balle, outre son mouvement simple et ordinaire, qui la porte dun lieu en lautre, en peut encore avoir un deuxime, qui la fait tourner autour de son centre, et que la vitesse de celui-ci peut avoir plusieurs diverses proportions avec celle de lautre. Or, quand plusieurs balles, venant dun mme ct, rencontrent un corps, dont la superficie est toute unie et gale, elles se rflchissent galement, et en mme ordre, en sorte que, si cette superficie est toute plate, elles gardent entre elles la mme distance, aprs lavoir rencontre, quelles avaient auparavant ; et si elle est courbe en dedans ou en dehors, elles sapprochent ou sloignent en mme ordre les unes des autres, plus ou moins, raison de cette courbure. Comme vous voyez ici les balles A, B, C, qui, aprs avoir rencontr les superficies des corps D, E, F, se rflchissent vers G, H, I. Et si ces balles rencontrent une superficie ingale, comme L ou M, elles se rflchissent vers divers cts, chacune selon la situation de lendroit de cette superficie quelle touche. Et elles ne changent rien que cela en la faon de leur mouvement, lorsque son ingalit ne consiste quen ce que ses parties sont courbes diversement.

 

 

Mais elle peut aussi consister en plusieurs autres choses et faire, par ce moyen, que, si ces balles nont eu auparavant quun. simple mouvement droit, elles en perdent une partie, et en acquirent au lieu un circulaire, qui peut avoir diverse proportion avec ce quelles retiennent du droit, selon que la superficie du corps quelles rencontrent peut tre diversement dispose. Ce que ceux qui jouent la paume prouvent assez, lorsque leur balle rencontre de faux carreaux, ou bien quils la touchent en biaisant de leur raquette, ce quils nomment, ce me semble, couper ou friser . Enfin, considrez que, si une balle qui se meut rencontre obliquement la superficie dun corps liquide, par lequel elle puisse passer plus ou moins facilement que par celui do elle sort, elle se dtourne et change son cours en y entrant : comme, par exemple, si tant en lair au point A, on la pousse vers B, elle va bien en ligne droite depuis A jusques B, si ce nest que sa pesanteur ou quelquautre cause particulire len empche ; mais, tant au point B o je suppose quelle rencontre la superficie de leau CBE, elle se dtourne et prend son cours vers I, allant derechef en ligne droite depuis B jusques I, ainsi quil est ais vrifier par lexprience.

 

 

Or il faut penser, en mme faon, quil y a des corps qui, tant rencontrs par les rayons de la lumire, les amortissent, et leur tent toute leur force, savoir ceux quon nomme noirs, lesquels nont point dautre couleur que les tnbres ; et quil y en a dautres qui les font rflchir, les uns au mme ordre quils les reoivent, savoir ceux qui, ayant leur superficie toute polie, peuvent servir de miroirs tant plats que courbs, et les autres confusment vers plusieurs cts ; et que derechef, entre ceux-ci, les uns font rflchir ces rayons sans apporter aucun autre changement en leur action, savoir ceux quon nomme blancs, et les autres y apportent avec cela un changement semblable celui que reoit le mouvement dune balle quand on la frise, savoir ceux qui sont rouges, ou jaunes, ou bleus, ou de quelque autre telle couleur. Car je pense pouvoir dterminer en quoi consiste la nature de chacune de ces couleurs, et le faire voir par exprience ; mais cela passe les bornes de mon sujet. Et il me suffit ici de vous avertir que les rayons, qui tombent sur les corps qui sont colors et non polis, se rflchissent ordinairement de tous cts, encore mme quils ne viennent que dun seul ct : comme, encore que ceux qui tombent sur la superficie du corps blanc AB, ne viennent que du flambeau C, ils ne laissent pas de se rflchir tellement de tous cts, quen quelque lieu quon pose lil, comme par exemple vers D, il sen trouve toujours plusieurs venant de chaque endroit de cette superficie AB, tendent vers lui. Et mme, si lon suppose ce corps fort dli comme un papier ou une toile, en sorte que le jour passe au travers, encore que lil soit dautre ct que le flambeau, comme vers E, il ne laissera pas de se rflchir vers lui quelques rayons de chacune des parties de ce corps.

 

 

Enfin, considrez que les rayons se dtournent aussi, en mme faon quil a t dit dune balle quand ils rencontrent obliquement la superficie dun corps transparent, par lequel ils pntrent plus ou moins facilement que par celui do ils viennent, et cette faon de se dtourner sappelle en eux Rfraction.

 

 

 

Discours second

De la rfraction

 

Dautant que nous aurons besoin ci-aprs de savoir exactement la quantit de cette rfraction, et quelle peut assez commodment tre entendue par la comparaison dont je viens de me servir, je crois quil est propos que je tche ici tout dun train de lexpliquer, et que je parle premirement de la rflexion, afin den rendre lintelligence dautant plus aise.

 

 

Pensons donc quune balle, tant pousse dA vers B, rencontre, au point B, la superficie de la terre CBE, qui, lempchant de passer outre, est cause quelle se dtourne ; et voyons vers quel ct. Mais afin de ne nous embarrasser point en de nouvelles difficults, supposons que la terre est parfaitement plate et dure, et que la balle va toujours dgale vitesse, tant en descendant quen remontant, sans nous enqurir en aucune faon de la puissance qui continue de la mouvoir, aprs quelle nest plus touche de la raquette, ni considrer aucun effet de sa pesanteur, ni de sa grosseur, ni de sa figure. Car il nest pas ici question dy regarder de si prs, et il ny a aucune de ces choses qui ait lieu en laction de la lumire laquelle ceci se doit rapporter. Seulement faut-il remarquer que la puissance, telle quelle soit, qui fait continuer le mouvement de cette balle, est diffrente de celle qui la dtermine se mouvoir plutt vers un ct que vers un autre, ainsi quil est trs ais connatre de ce que cest la force dont elle a t pousse par la raquette, de qui dpend son mouvement, et que cette mme force laurait pu faire mouvoir vers tout autre ct, aussi facilement que vers B, au lieu que cest la situation de cette raquette qui la dtermine tendre vers B, et qui aurait pu ly dterminer en mme faon, encore quune autre force laurait mue. Ce qui montre dj quil nest pas impossible que cette balle soit dtourne par la rencontre de la terre, et ainsi, que la dtermination quelle avait tendre vers B soit change, sans quil y ait rien pour cela de chang en la force de son mouvement, puisque ce sont deux choses diverses, et par consquent quon ne doit pas imaginer quil soit ncessaire quelle sarrte quelque moment au point B avant que de retourner vers F, ainsi que font plusieurs de nos Philosophes ; car, si son mouvement tait une fois interrompu par cet arrt, il ne se trouverait aucune cause, qui le ft par aprs recommencer.

 

 

De plus, il faut remarquer que la dtermination se mouvoir vers quelque ct peut, aussi bien que le mouvement et gnralement que toute autre sorte de quantit, tre divise entre toutes les parties desquelles on peut imaginer quelle est compose ; et quon peut aisment imaginer que celle de la balle qui se meut dA vers B est compose de deux autres, dont lune la fait descendre de la ligne AF vers la ligne CE, et lautre en mme temps la fait aller de la gauche AC vers la droite FE, en sorte que ces deux, jointes ensemble, la conduisent jusques B suivant la ligne droite AB. Et ensuite il est ais entendre, que la rencontre de la terre ne peut empcher que lune de ces deux dterminations, et non point lautre en aucune faon.

Car elle doit bien empcher celle qui faisait descendre la balle dAF vers CE, cause quelle occupe tout lespace qui est au-dessous de CE ; mais pourquoi empcherait-elle lautre, qui la faisait avancer vers la main droite, vu quelle ne lui est aucunement oppose en ce sens-l ? Pour trouver donc justement vers quel ct cette balle doit retourner, dcrivons un cercle du centre B, qui passe par le point A, et disons quen autant de temps quelle aura mis se mouvoir depuis A jusques B, elle doit infailliblement retourner depuis B jusques quelque point de la circonfrence de ce cercle, dautant que tous les points qui sont aussi distants de celui-ci B quen est A, se trouvent en cette circonfrence, et que nous supposons le mouvement de cette balle tre toujours galement vite.

 

 

Puis afin de savoir prcisment auquel de tous les points de cette circonfrence elle doit retourner, tirons trois lignes droites AC, HB, et FE perpendiculaires sur CE, et en telle sorte, quil ny ait ni plus ni moins de distance entre AC et HB quentre HB et FE ; et disons, quen autant de temps que la balle a mis savancer vers le ct droit, depuis A, lun des points de la ligne AC, jusques B, lun de ceux de la ligne HB, elle doit aussi savancer depuis la ligne HB jusques quelque point de la ligne FE ; car tous les points de cette ligne FE sont autant loigns de HB en ce sens-l, lun comme lautre, et autant que ceux de la ligne AC, et elle est aussi autant dtermine savancer vers ce ct-l, quelle a t auparavant.

Or est-il quelle ne peut arriver en mme temps en quelque point de la, ligne FE, et ensemble quelque point de la circonfrence du cercle AFD, si ce nest au point D, ou au point F, dautant quil ny a que ces deux, o elles sentrecoupent lune lautre ; si bien que, la terre lempchant de passer vers D, il faut conclure quelle doit aller infailliblement vers F. Et ainsi vous voyez facilement comment se fait la rflexion, savoir selon un angle toujours gal celui quon nomme langle dincidence. Comme, si un rayon, venant du point A, tombe au point B sur la superficie du miroir plat CBE, il se rflchit vers F, en sorte que langle de la rflexion FBE nest ne plus ne moins grand que celui de lincidence ABC.

Venons maintenant la Rfraction. Et premirement supposons quune balle, pousse dA vers B, rencontre au point B, non plus la superficie de la terre, mais une toile CBE, qui soit si faible et dlie que cette balle ait la force de la rompre et de passer tout au travers, en perdant seulement une partie de sa vitesse, savoir, par exemple, la moiti. Or cela pos, afin de savoir quel chemin elle doit suivre, considrons derechef que son mouvement diffre entirement de sa dtermination se mouvoir plutt vers un ct que vers un autre, do il suit que leur quantit doit tre examine sparment. Et considrons aussi que, des deux parties dont on peut imaginer que cette dtermination est compose, il ny a que celle qui faisait tendre la balle de haut en bas, qui puisse tre change en quelque faon par la rencontre de la toile ; et que, pour celle qui la faisait tendre vers la main droite, elle doit toujours demeurer la mme quelle a t, cause que cette toile ne lui est aucunement oppose en ce sens-l.

 

 

Puis, ayant dcrit du centre B le cercle AFD, et tir angles droits sur CBE les trois lignes droites AC, HB, FE, en telle sorte quil y ait deux fois autant de distance entre FE et HB quentre HB et AC, nous verrons que cette balle doit tendre vers le point I. Car, puisquelle perd la moiti de sa vitesse, en traversant la toile CBE, elle doit employer deux fois autant de temps passer au-dessous, depuis B jusques quelque point de la circonfrence du cercle AFD, quelle a fait au-dessus venir depuis A jusques B.

Et puisquelle ne perd rien du tout de la dtermination quelle avait savancer vers le ct droit, en deux fois autant de temps quelle en a mis passer depuis la ligne AC jusques HB, elle doit faire deux fois autant de chemin vers ce mme ct, et par consquent arriver quelque point de la ligne droite FE, au mme instant quelle arrive aussi quelque point de la circonfrence du cercle AFD. Ce qui serait impossible, si elle nallait vers I, dautant que cest le seul point au-dessous de la toile CBE, o le cercle AFD et la ligne droite FF, sentrecoupent.

Pensons maintenant que la balle, qui vient dA vers D, rencontre au point B, non plus une toile, mais de leau, dont la superficie CBE lui te justement la moiti de sa vitesse, ainsi que faisait cette toile. Et le reste pos comme devant, je dis que cette balle doit passer de B en ligne droite, non vers D, mais vers I. Car, premirement, il est certain que la superficie de leau la doit dtourner vers l en mme faon que la toile, vu quelle lui te tout autant de sa force, et quelle lui est oppose en mme sens.

 

 

Puis, pour le reste du corps de leau qui remplit tout lespace qui est depuis B jusques I, encore quil lui rsiste plus ou moins que ne faisait lair que nous y supposions auparavant, ce nest pas dire pour cela quil doive plus ou moins la dtourner : car il se peut ouvrir, pour lui faire passage, tout aussi facilement vers un ct que vers un autre, au moins si on suppose toujours, comme nous faisons., que ni la pesanteur ou lgret de cette balle, ni sa grosseur, ni sa figure, ni aucune autre telle cause trangre ne change son cours.

Et on peut ici remarquer, quelle est dautant plus dtourne par la superficie de leau ou de la toile, quelle la rencontre plus obliquement, en sorte que, si elle la rencontre angles droits, comme lorsquelle est pousse dH vers B, elle doit passer outre en ligne droite vers G, sans aucunement se dtourner. Mais si elle est pousse suivant une ligne comme AB, qui soit si fort incline sur la superficie de leau ou de la toile CBE, que la ligne FE, tant tire comme tantt, ne coupe point le cercle AD, cette balle ne doit aucunement la pntrer, mais rejaillir de sa superficie B vers lair L, tout de mme que si elle y avait rencontr de la terre. Ce quon a quelque-fois expriment avec regret, lorsque, faisant tirer pour plaisir des pices dartillerie vers le fond dune rivire, on a bless ceux qui taient de lautre ct sur le rivage.

 

 

Mais faisons encore ici une autre supposition, et pensons que la balle, ayant t premirement pousse dA vers B, est pousse derechef, tant au point B, par la raquette CBE, qui augmente la force de son mouvement, par exemple, dun tiers, en sorte quelle puisse faire, par aprs, autant de chemin en deux moments, quelle en faisait en trois auparavant. Ce qui fera le mme effet, que si elle rencontrait au point B un corps de telle nature, quelle passt au travers de sa superficie CBE, dun tiers plus-facilement que par lair. Et il suit manifestement de ce qui a t dj dmontr, que, si lon dcrit le cercle AD comme devant, et les lignes AC, RB, FE, en telle sorte quil y ait dun tiers moins de distance entre FE et RB quentre RB et AC, le point I, o la ligne droite FE et la circulaire AD sentrecoupent, dsignera le lieu vers lequel cette balle, tant au point B, se doit dtourner.

Or on peut prendre aussi le revers de cette conclusion et dire que, puisque la balle qui vient dA en ligne droite jusques B, se dtourne tant au point B, et prend son cours de l vers I, cela signifie que la force ou facilit, dont elle entre dans le corps CBEI, est celle dont elle sort du corps ACBE, comme la distance qui est entre AC et HB, celle qui est entre HB et FI, cest--dire comme la ligne CB est BE .

 

 

Enfin, dautant que laction de la lumire suit en ceci les mmes lois que le mouvement de cette balle, il faut dire que, lorsque ses rayons passent obliquement dun corps transparent dans un autre, qui les reoit plus ou moins facilement que le premier, ils sy dtournent en telle sorte, quils se trouvent toujours moins inclins sur la superficie de ces corps, du ct o est celui qui les reoit le plus aisment, que du ct o est lautre : et ce, justement proportion de ce quil les reoit plus aisment que ne fait lautre. Seulement faut-il prendre garde que cette inclination se doit mesurer par la quantit des lignes droites, comme CB ou AH, et EB ou IG, et semblables, compares les unes aux autres ; non par celle des angles, tels que sont ABH ou GBI, ni beaucoup moins par celle des semblables DBI, quon nomme les angles de Rfraction. Car la raison ou proportion qui est entre Ces angles varie toutes les diverses inclinations des rayons ; au lieu que celle qui est entre les lignes AH et IG, ou semblables, demeure la mme en toutes les rfractions qui sont causes par les mmes corps. Comme, par exemple, sil passe un rayon dans lair dA vers B, qui, rencontrant au point B la superficie du verre CBR, se dtourne vers I dans ce verre ; et quil en vienne un autre de K vers B, qui se dtourne vers L ; et un autre de P vers R, qui se dtourne vers S ; il doit avoir mme proportion entre les lignes KM et LN, ou PQ et ST, quentre AH et IG, mais non pas la mme entre les angles KBM et LBN, ou PRQ et SRT, quentre ABH et IBG.

Si bien que vous voyez maintenant en quelle sorte se doivent mesurer les rfractions ; et encore que, pour dterminer leur quantit, en tant quelle dpend de la nature particulire des corps o elles se font, il soit besoin den venir lexprience, on ne laisse pas de le pouvoir faire assez certainement et aisment, depuis quelles sont ainsi toutes rduites sous une mme mesure ; car il suffit de les examiner en un seul rayon, pour connatre toutes celles qui se font en une mme superficie, et on peut viter toute erreur, si on les examine outre cela en quelques autres.

 

 

Comme, si nous voulons savoir la quantit de celles qui se font en la superficie CBR, qui spare lair AKP du verre LIS, nous navons qu lprouver en celle du rayon ABI, en cherchant la proportion qui est entre les lignes AH et IG. Puis, si nous craignons davoir failli en cette exprience, il faut encore lprouver en quelques autres rayons, comme KBL ou PRS, et trouvant mme proportion de KM LN, et de PQ . ST, que dAH IG, nous naurons plus aucune occasion de douter de la vrit.

Mais peut-tre vous tonnerez-vous, en faisant ces expriences, de trouver que les rayons de la lumire sinclinent plus dans lair que dans leau, sur les superficies o se fait leur rfraction, et encore plus dans leau que dans le verre, tout au contraire dune balle qui sincline davantage dans leau que dans lair, et ne peut aucunement passer dans le verre.

 

 

Car, par exemple, si cest une balle qui, tant pousse dans lair dA vers B, rencontre au point B la superficie de leau CBE, elle se dtournera de B vers V ; et si cest un rayon, il ira, tout au contraire, de B vers I. Ce que vous cesserez toutefois de trouver trange, si vous vous souvenez de la nature que jai attribue la lumire, quand jai dit quelle ntait autre chose quun certain mouvement ou une action reue en une matire trs subtile, qui remplit les pores des autres corps ; et que vous considriez que, comme une balle perd davantage de son agitation, en donnant contre un corps mou, que contre un qui est dur, et quelle roule moins aisment sur un tapis, que sur une table toute nue, ainsi laction de cette matire subtile peut beaucoup plus tre empche par les parties de lair, qui, tant comme molles et mal jointes, ne lui font pas beaucoup de rsistance, que par celles de leau, qui lui en font davantage ; et encore plus par celles de leau, que par celles du verre, ou du cristal. En sorte que, dautant que les petites parties dun corps transparent sont plus dures et plus fermes, dautant laissent-elles passer la lumire plus aisment : car cette lumire nen doit pas chasser aucunes hors de leurs places, ainsi quune balle en doit chasser de celles de leau, pour trouver passage parmi elles.

 

 

Au reste, sachant ainsi la cause des rfractions qui se font dans leau et dans le verre, et communment en tous les autres corps transparents qui sont autour de nous, on peut remarquer quelles y doivent tre toutes semblables, quand les rayons sortent de ces corps, et quand ils y entrent. Comme, si le rayon qui vient dA vers B, se dtourne de B vers I, en passant de lair dans le verre, celui qui reviendra dI vers B, doit aussi se dtourner de B vers A. Toutefois il se peut bien trouver dautres corps, principalement dans le ciel, o les rfractions, procdant dautres causes, ne sont pas ainsi rciproques. Et il se peut aussi trouver certains cas, auxquels les rayons se doivent courber, encore quils ne passent que par un seul corps transparent, ainsi que se courbe sou vent le mouvement dune balle, parce quelle est dtour ne vers un ct par sa pesanteur, et vers un autre par laction dont on la pousse, ou pour diverses autres raisons.

Car enfin jose dire que les trois comparaisons, dont je viens de me servir, sont si propres, que toutes les particularits qui sy peuvent remarquer se rapportent quelques autres qui se trouvent toutes semblables en la lumire ; mais je nai tch que dexpliquer celles qui faisaient le plus mon sujet. Et je ne vous veux plus faire ici considrer autre chose, sinon que les superficies des corps transparents qui sont courbes dtournent les rayons qui passent par chacun de leurs points, en mme sorte que feraient les superficies plates, quon peut imaginer toucher ces corps aux mmes points. Comme, par exemple, la rfraction des rayons AB, AC, AD, qui, venant du flambeau A, tombent sur la superficie courbe de la boule de cristal BCD, doit tre considre en mme sorte, que si AB tombait sur la superficie plate EBF, et AC sur GCH, et AD sur IDK, et ainsi des autres.

 

 

Do vous voyez que ces rayons se peuvent assembler ou carter diversement, selon quils tombent sur des superficies qui sont courbes diversement. Et il est temps que je commence vous dcrire quelle est la structure de lil, afin de vous pouvoir faire entendre comment les rayons, qui entrent dedans, sy disposent pour causer le sentiment de la vue.

 

 

 

Discours troisime

De lil

 

Sil tait possible de couper lil par la moiti, sans que les liqueurs dont il est rempli scoulassent, ni quaucune de ses parties changet de place, et que le plan de la section passt justement par le milieu de la prunelle, il paratrait tel quil est reprsent en cette figure.

 

 

ABCB est une peau assez dure et paisse qui compose comme un vase rond dans lequel toutes ses parties intrieures sont contenues. DEF est une autre peau dlie, qui est tendue ainsi quune tapisserie au dedans de la prcdente. ZH est le nerf nomm optique, qui est compos dun grand nombre de petits filets, dont les extrmits stendent en tout lespace GHI, o, se mlant avec une infinit de petites veines et artres, elles composent une espce de chair extrmement tendre et dlicate, laquelle est comme une troisime peau, qui couvre tout le fond de la seconde. K, L, M sont trois sortes de glaires ou humeurs fort transparentes, qui remplissent tout lespace contenu au dedans de ces peaux, et ont chacune la figure, en laquelle vous la voyez ici reprsente.

Et lexprience montre que celle du milieu, L, quon nomme lhumeur cristalline, cause peu prs mme rfraction que le verre ou le cristal ; et que les deux autres, K et M, la causent un peu moindre, environ comme leau commune, en sorte que les rayons de la lumire passent plus facilement par celle du milieu que par les deux autres, et encore plus facilement par ces deux que par lair. En la premire peau, la partie BCB est transparente, et un peu plus vote que le reste BAB. En la seconde, la superficie intrieure de la partie EF, qui regarde le fond de lil , est toute noire et obscure ; et elle a au milieu un petit trou rond FF, qui est ce quon nomme la prunelle, et qui parat si noir au milieu de lil , quand on le regarde par dehors. Ce trou nest pas toujours de mme grandeur, et la partie EF de la peau en laquelle il est, nageant librement en lhumeur K, qui est fort liquide, semble tre comme un petit muscle, qui se peut trcir et largir mesure quon regarde des objets plus ou moins proches, ou plus ou moins clairs, ou quon les veut voir plus ou moins distinctement.

Et vous pourrez voir facilement lexprience de tout ceci en lil dun enfant ; car si vous lui faites regarder fixement un objet proche, vous verrez que sa prunelle deviendra un peu plus petite que si vous lui en faites regarder un plus loign, qui ne soit point avec cela plus clair. Et derechef, quencore quil regarde toujours le mme objet, il laura beaucoup plus petite, tant en une chambre fort claire, que si, en fermant la plupart des fentres, on la rend fort obscure. Et enfin que, demeurant au mme jour, et regardant le mme objet, sil tche den distinguer les moindres parties, sa prunelle sera plus petite, que sil ne le considre que tout entier, et sans attention. Et notez que ce mouvement doit tre appel volontaire, nonobstant quil soit ordinairement ignor de ceux qui le font, car il ne laisse pas pour cela dtre dpendant et de suivre de la volont quils ont de bien voir ; ainsi que les mouvements des lvres et de la langue, qui servent prononcer les paroles, se nomment volontaires, cause quils suivent de la volont quon a de parler, nonobstant quon ignore souvent quels ils doivent tre pour servir la prononciation de chaque lettre. EN, EN sont plusieurs petit filets noirs, qui embrassent tout autour lhumeur marque L, et qui, naissant aussi de la seconde peau, en lendroit o la troisime se termine, semblent autant de petits tendons, par le moyen desquels cette humeur L, devenant tantt plus vote, tantt plus plate, selon lintention quon a de regarder des objets proches ou loigns, change un peu toute la figure du corps de lil. Et vous pouvez connatre ce mouvement par exprience : car si, lorsque vous regardez fixement une tour ou une montagne un peu loigne, on prsente un livre devant vos yeux, vous ny pourrez voir distinctement aucune lettre, jusques ce que leur figure soit un peu change. Enfin O, O sont six ou sept muscles attachs lil par dehors, qui le peuvent mouvoir de tous cts, et mme aussi, peut-tre, en le pressant ou retirant, aider changer sa figure. je laisse dessein plusieurs autres particularits qui se remarquent en cette matire, et dont les anatomistes grossissent leurs livres ; car je crois que celles que jai mises ici suffiront pour expliquer tout ce qui sert mon sujet, et que les autres que jy pourrais ajouter, naidant en rien votre intelligence, ne feraient que divertir votre attention.

 

 

 

Discours quatrime

Des sens en gnral

 

Mais il faut que je vous dise maintenant quelque chose de la nature des sens en gnral, afin de pouvoir dautant plus aisment expliquer en particulier celui de la vue. On sait dj assez que cest lme qui sent, et non le corps : car on voit que, lorsquelle est divertie par une extase ou forte contemplation, tout le corps demeure sans sentiment, encore quil ait divers objets qui le touchent. Et on sait que ce nest pas proprement en tant quelle est dans les membres qui servent dorganes aux sens extrieurs, quelle sent, mais en tant quelle est dans le cerveau, o elle exerce cette facult quils appellent le sens commun : car on voit des blessures et maladies qui, noffensant que le cerveau seul, empchent gnralement tous les sens, encore que le reste du corps ne laisse point pour cela dtre anim. Enfin on sait que cest par lentremise des nerfs que les impressions, que font les objets dans les membres extrieurs, parviennent jusques lme dans le cerveau : car on voit divers accidents, qui, ne nuisant rien qu quelque nerf, tent le sentiment de toutes les parties du corps o ce nerf envoie ses branches, sans rien diminuer de celui des autres. Mais, pour savoir plus particulirement en quelle sorte lme, demeurant dans le cerveau, peut ainsi, par lentremise des nerfs, recevoir les impressions des objets qui sont au dehors, il faut distinguer trois choses en ces nerfs : savoir, premirement, les peaux qui les enveloppent, et qui, prenant leur origine de celles qui enveloppent le cerveau, sont comme de petits tuyaux diviss en plusieurs branches, qui se vont pandre et l par tous les membres, en mme faon que les veines et les artres ; puis leur substance intrieure, qui stend en forme de petits filets tout le long de ces tuyaux, depuis le cerveau, do elle prend son origine, jusques aux extrmits des autres membres, o elle sattache, en sorte quon peut imaginer, en chacun de ces petits tuyaux, plusieurs de ces petits filets indpendants les uns des autres ; puis enfin les esprits animaux , qui sont comme un air ou un vent trs subtil, qui, venant des chambres ou concavits qui sont dans le cerveau, scoule par ces mmes tuyaux dans les muscles. Or les anatomistes et mdecins avouent assez que ces trois choses se trouvent dans les nerfs ; mais il ne me semble point quaucun deux en ait encore bien distingu les usages. Car, voyant que les nerfs ne servent pas seulement donner le sentiment aux membres, mais aussi les mouvoir, et quil y a quelquefois des paralysies qui tent le mouvement, sans ter pour cela le sentiment, tantt ils ont dit quil y avait deux sortes de nerfs, dont les uns ne servaient que pour les sens, et les autres que pour les mouvements, et tantt que la facult de sentir tait dans les peaux ou membranes, et que celle de mouvoir tait dans la substance intrieure des nerfs : qui sont choses fort rpugnantes lexprience et la raison. Car qui a jamais pu remarquer aucun nerf, qui servt au mouvement, sans servir aussi a quelque sens ? Et comment, si ctait des peaux que le sentiment dpendt, les diverses impressions des objets pourraient-elles, par le moyen de ces peaux, parvenir jusques au cerveau ? Afin donc dviter ces difficults, il faut penser que ce sont les esprits qui, coulant par les nerfs dans les muscles, et les enflant plus ou moins, tantt les uns, tantt les autres, selon les diverses faons que le cerveau les distribue, causent le mouvement de tous les membres ; et que ce sont les petits filets, dont la substance intrieure de ces nerfs est compose, qui servent aux sens. Et dautant que je nai point ici besoin de parler des mouvements, je dsire seulement que vous conceviez que ces petits filets, tant enferms, comme jai dit, en des tuyaux qui sont toujours enfls et tenus ouverts par les esprits quils contiennent, ne se pressent ni empchent aucunement les uns les autres, et sont tendus depuis le cerveau jusques aux extrmits de tous les membres qui sont capables de quelque sentiment, en telle sorte que, pour peu quon touche et fasse mouvoir lendroit de ces membres o quelquun deux est attach, on fait aussi mouvoir au mme instant lendroit du cerveau do il vient, ainsi que, tirant lun des bouts dune corde qui est toute tendue, on fait mouvoir au mme instant lautre bout. Car, sachant que ces filets sont ainsi enferms en des tuyaux, que les esprits tiennent toujours un peu enfls et entre-ouverts, il est ais entendre quencore quils fussent beaucoup plus dlis que ceux que filent les vers soie, et plus faibles que ceux des araignes, ils ne laisseraient pas de se pouvoir tendre depuis la tte jusques aux membres les plus loigns, sans tre en aucun hasard de se rompre, ni que les diverses situations de ces membres empchassent leurs mouvements. Il faut, outre cela, prendre garde ne pas supposer que, pour sentir, lme ait besoin de contempler quelques images qui soient envoyes par les objets jusques au cerveau, ainsi que font communment nos philosophes ; ou, du moins, il faut concevoir la nature de ces images tout autrement quils ne font. Car, dautant quils ne considrent en elles autre chose, sinon quelles doivent avoir de la ressemblance avec les objets quelles reprsentent, il leur est impossible de nous montrer comment elles peuvent tre formes par ces objets, et reues par les organes des sens extrieurs, et transmises par les nerfs jusques au cerveau. Et ils nont eu aucune raison de les supposer, sinon que, voyant que notre pense peut facilement tre excite, par un tableau, concevoir lobjet qui y est peint, il leur a sembl quelle devait ltre, en mme faon, concevoir ceux qui touchent nos sens, par quelques petits tableaux qui sen formassent en notre tte, au lieu que nous devons considrer quil y a plusieurs autres choses que des images, qui peuvent exciter notre pense ; comme, par exemple, les signes et les paroles, qui ne ressemblent en aucune faon aux choses quelles signifient. Et si, pour ne nous loigner que le moins quil est possible des opinions dj reues, nous aimons mieux avouer que les objets que nous sentons envoient vritablement leurs images jusques au dedans de notre cerveau, il faut au moins que nous remarquions quil ny a aucunes images qui doivent en tout ressembler aux objets quelles reprsentent : car autrement il ny aurait point de distinction entre lobjet et son image : mais quil suffit quelles leur ressemblent en peu de choses ; et souvent mme, que leur perfection dpend de ce quelles ne leur ressemblent pas tant quelles pourraient faire. Comme vous voyez que les tailles-douces, ntant faites que dun eu dencre pose et l sur du papier, nous reprsentent es forts, des villes, des hommes, et mme des batailles et des temptes, bien que, dune infinit de diverses qualits quelles nous font concevoir en ces objets, il ny en ait aucune que la figure seule dont elles aient proprement la ressemblance ; et encore est-ce une ressemblance fort imparfaite, vu que, sur une superficie toute plate, elles nous reprsentent des corps diversement relevs et enfoncs, et que mme, suivant les rgles de la perspective, souvent elles reprsentent mieux des cercles par des ovales que par dautres cercles ; et des carrs par des losanges que par dautres carrs ; et ainsi de toutes les autres figures : en sorte que souvent, pour tre plus parfaites en qualit dimages, et reprsenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas ressembler. Or il faut que nous pensions tout le mme des images qui se forment en notre cerveau, et que nous remarquions quil est seulement question de savoir comment elles peuvent donner moyen lme de sentir toutes les diverses qualits des objets auxquels elles se rapportent, et non point comment elles ont en soi leur ressemblance. Comme, lorsque laveugle, dont nous avons parl ci-dessus, touche quelques corps de son bton, il est certain que ces corps nenvoient autre chose jusques lui, sinon que, faisant mouvoir diversement son bton selon les diverses qualits qui sont en eux, ils meuvent par mme moyen les nerfs de sa main, et ensuite les endroits de son cerveau do viennent ces nerfs ; ce qui donne occasion son me de sentir tout autant de diverses qualits en ces corps, quil se trouve de varits dans les mouvements qui sont causs par eux en son cerveau.

 

 

 

Discours cinquime

Des images qui se forment sur le fond de lil

 

Vous voyez donc assez que, pour sentir, lme na pas besoin de contempler aucunes images qui soient semblables aux choses quelle sent ; mais cela nempche pas quil ne soit vrai que les objets que nous regardons en impriment dassez parfaites dans le fond de nos yeux ; ainsi que quelques-uns ont dj trs ingnieusement expliqu , par la comparaison de celles qui paraissent dans une chambre, lorsque layant toute ferme, rserv un seul trou et ayant nus au-devant de ce trou un verre en forme de lentille, on tend derrire, certaine distance, un linge blanc, sur qui la lumire, qui vient des objets de dehors, forme ces images. Car ils disent que cette chambre reprsente lil ; ce trou, la prunelle ; ce verre, lhumeur cristalline, ou plutt toutes celles des parties de lil qui causent quelque rfraction ; et ce linge, la peau intrieure, qui est compose des extrmits du nerf optique.

 

 

Mais vous en pourrez tre encore plus certain, si, prenant lil dun homme frachement mort, ou, au dfaut, celui dun buf ou de quelque autre gros animal, vous coupez dextrement vers le fond les trois peaux qui lenveloppent, en sorte quune grande partie de lhumeur M, qui y est, demeure dcouverte, sans quil y ait rien delle pour cela qui se rpande ; puis, layant recouverte de quelque corps blanc, qui soit si dli que le jour passe au travers, comme, par exemple, dun morceau de papier ou de la coquille dun uf, RST, que vous mettiez cet il dans le trou dune fentre fait exprs, comme Z, en sorte quil ait le devant, BCD, tourn vers quelque lieu o il y ait divers objets, comme V, X, Y, clairs par le soleil ; et le derrire, o est le corps blanc RST, vers le dedans de la chambre, P, o vous serez, et en laquelle il ne doit entrer aucune lumire, que celle qui pourra pntrer au travers de cet il , dont vous savez que toutes les parties, depuis C jusques S, sont transparentes. Car, cela fait, si vous regardez sur ce corps blanc RST, vous y verrez, non peut-tre sans admiration et plaisir, une peinture, qui reprsentera fort navement en perspective tous les objets qui seront au dehors vers VXY, au moins si vous faites en sorte que cet il retienne sa figure naturelle, proportionne la distance de ces objets : car, pour peu que vous le pressiez plus ou moins que de raison, cette peinture en deviendra moins distincte. Et il est remarquer quon doit le presser un peu davantage, et tendre sa figure un peu plus longue, lorsque les objets sont fort proches, que lorsquils sont plus loigns. Mais il est besoin que jexplique ici plus au long comment se forme cette peinture ; car je pourrai, par mme moyen, vous faire entendre plusieurs choses qui appartiennent la vision.

Considrez donc, premirement, que, de chaque point des objets V, X, Y, il entre en cet il autant de rayons, qui pntrent jusques au corps blanc RST, que louverture de la prunelle FF en peut comprendre, et que, suivant ce qui a t dit ici dessus, tant de la nature de la rfraction que de celle des trois humeurs K, L, M, tous ceux de ces rayons, qui viennent dun mme point, se courbent en traversant les trois superficies BCD, 123 et 456, en la faon qui est requise pour se rassembler derechef environ vers un mme point. Et il faut remarquer quafin que la peinture, dont il est ici question, soit la plus parfaite quil est possible, les figures de ces trois superficies doivent tre telles que tous les rayons, qui viennent de lun des points des objets, se rassemblent exactement en lun des points du corps blanc RST. Comme vous voyez ici que ceux du point X sassemblent au point S ; en suite de quoi ceux qui viennent du point V sassemblent aussi peu prs au point R ; et ceux du point Y, au point T. Et que, rciproquement, il ne vient aucun rayon vers S, que du point X ; ni quasi aucun vers R, que du point V ; ni vers T, que du point Y, et ainsi des autres. Or cela pos, si vous vous souvenez de ce qui a t dit ci-dessus de la lumire et des couleurs en gnral, et en particulier des corps blancs, il vous sera facile entendre, qutant enferm dans la chambre P, et jetant vos yeux sur le corps blanc RST, vous y devez voir la ressemblance des objets V, X, Y. Car, premirement, la lumire, cest--dire le mouvement ou laction dont le soleil, ou quelque autre des corps quon nomme lumineux, pousse une certaine matire fort subtile qui se trouve en tous les corps transparents, tant repousse vers R par lobjet V, que je suppose, par exemple, tre rouge, cest--dire, tre dispos faire que les petites parties de cette matire subtile, qui ont t seulement pousses en lignes droites par les corps lumineux, se meuvent aussi en rond autour de leurs centres, aprs les avoir rencontrs, et que leurs deux mouvements aient entre eux la proportion qui est requise pour faire sentir la couleur rouge ; il est certain que laction de ces deux mouvements, ayant rencontr au point R un corps blanc , cest--dire un corps dispos la renvoyer vers tout autre ct sans la changer, doit de l se rflchir vers vos yeux par les pores de ce corps, que jai suppos cet effet fort dli, et comme perc jour de tous cts, et ainsi vous faire voir le point R de couleur rouge. Puis, la lumire tant aussi repousse de lobjet X, que je suppose jaune, vers S ; et dY, que je suppose bleu, vers T, do elle est porte vers vos yeux ; elle vous doit faire paratre S de couleur jaune, et T de couleur bleue. Et ainsi les trois points R, S, T, paraissant des mmes couleurs, et gardant entre eux le mme ordre que les trois V, X, Y, en ont manifestement la ressemblance. Et la perfection de cette peinture dpend principalement de trois choses : savoir de ce que, la prunelle de lil ayant quelque grandeur, il y entre plusieurs rayons de chaque point de lobjet, comme ici XB14S, XC25S, XD36S, et tout autant dautres quon en puisse imaginer entre ces trois, y viennent du seul point X ; et de ce que ces rayons souffrent dans lil de telles rfractions, que ceux qui viennent de divers points se rassemblent peu prs en autant dautres divers points sur le corps blanc RST ; et enfin de ce que, tant les petits filets EN que le dedans de la peau EF tant de couleur noire, et la chambre P toute ferme et obscure, il ne vient dailleurs que des objets V, X, Y, aucune lumire qui trouble laction de ces rayons. Car, si la prunelle tait si troite, quil ne passt quun seul rayon de chaque point de lobjet vers chaque point du corps RST, il naurait pas assez de force pour se rflchir de l dans la chambre P, vers vos yeux. Et la prunelle tant un peu grande, sil ne se faisait dans lil aucune rfraction, les rayons qui viendraient de chaque point des objets, spandraient et l en tout lespace RST, en sorte que, par exemple, les trois points V, X, Y enverraient trois rayons vers R, qui, se rflchissant de l tous ensemble vers vos yeux, vous feraient paratre ce point R dune couleur moyenne entre le rouge, le jaune et le bleu, et tout semblable aux points S et T, vers lesquels les mmes points V. X, Y enverraient aussi chacun un de leurs rayons. Et il arriverait aussi quasi le mme, si la rfraction qui se fait en lil tait plus ou moins grande quelle ne doit, raison de la grandeur de cet il : car, tant trop grande, les rayons qui viendraient, par exemple, du point X, sassembleraient avant que dtre parvenus jusques S, comme vers M ; et, au contraire, tant trop petite, ils ne sassembleraient quau del, comme vers P ; si bien quils toucheraient le corps blanc RST en plusieurs points, vers lesquels il viendrait aussi dautres rayons des autres parties de lobjet. Enfin, si les corps EN, EF ntaient noirs, cest--dire disposs faire que la lumire qui donne de contre sy amortisse, les rayons qui viendraient vers eux du corps blanc RST, pourraient de l retourner, ceux de T, vers S et vers R ; ceux de R, vers T et vers S ; et ceux de S, vers R et vers T : au moyen de quoi ils troubleraient laction les uns des autres ; et le mme feraient aussi les rayons qui viendraient de la chambre P vers RST, sil y avait quelque autre lumire en cette chambre, que celle quy envoient les objets V, X, Y.

Mais, aprs vous avoir parl des perfections de cette peinture, il faut aussi que je vous fasse considrer ses dfauts, dont le premier et le principal est que, quelques figures que puissent avoir les parties de lil, il est impossible quelles fassent que les rayons qui viennent de divers points, sassemblent tous en autant dautres divers points, et que tout le mieux quelles puissent faire cest seulement que tous ceux qui viennent de quelque point, comme dX, sassemblent en un autre point, comme S, dans le milieu du fond de lil ; en quel cas il ny en peut avoir que quelques-uns de ceux du point V, qui sassemblent justement au point R, ou du point Y, qui sassemblent justement au point T ; et les autres sen doivent carter quelque peu, tout lentour, ainsi que jexpliquerai ci-aprs. Et ceci est cause que cette peinture nest jamais si distincte vers ses extrmits quau milieu, comme il a t assez remarque par ceux qui ont crit de loptique. Car cest pour cela quils ont dit que la vision se fait principalement suivant la ligne droite, qui passe par les centres de lhumeur cristalline et de la prunelle, telle quest ici la ligne XKLS, quils nomment lessieu de la vision. Et notez que les rayons, par exemple, ceux qui viennent du point V, scartent autour du point R, dautant plus que louverture de la prunelle est plus grande ; et ainsi que, si sa grandeur sert rendre les couleurs de cette peinture plus vives et plus fortes, elle empche en revanche que ces figures ne soient si distinctes, do vient quelle ne doit tre que mdiocre. Notez aussi que ces rayons scarteraient encore plus autour du point R, quils ne font, si le point V, do ils viennent, tait beaucoup plus proche de lil, comme vers 10, ou beaucoup plus loign, comme vers 11, que nest X, la distance duquel je suppose que la figure de lil est proportionne ; de sorte quils rendraient la partie R de cette peinture encore moins distincte quils ne font. Et vous entendrez facilement les dmonstrations de tout ceci, lorsque vous aurez vu, ci-aprs, quelle figure doivent avoir les corps transparents, pour faire que les rayons, qui viennent dun point, sassemblent en quelque autre point, aprs les avoir traverss. Pour les autres dfauts de cette peinture, ils consistent en ce que ses parties sont renverses, cest--dire en position toute contraire celle des objets ; et en ce quelles sont apetisses et raccourcies les unes plus, les autres moins, raison de la diverse distance et situation des choses quelles reprsentent, quasi en mme faon que dans un tableau de perspective. Comme vous voyez ici clairement que T, qui est vers le ct gauche, reprsente Y, qui est vers le droit, et que R, qui est vers le droit, reprsente V, qui est vers le gauche. Et de plus, que la figure de lobjet V ne doit pas occuper plus despace vers R, que celle de lobjet 10, qui est plus petit, mais plus proche ; ni moins que celle de lobjet II, qui est plus grand, mais proportion plus loign, sinon en tant quelle est un peu plus distincte. Et enfin, que la ligne droite VXY est reprsente par la courbe RST.

Or, ayant ainsi vu cette peinture dans lil dun animal mort, et en ayant considr les raisons, on ne peut douter quil ne sen forme une toute semblable en celui dun homme vif, sur la peau intrieure, en la place de laquelle nous avions substitu le corps blanc RST ; et mme quelle ne sy forme beaucoup mieux, cause que ses humeurs, tant pleines desprits, sont plus transparentes, et ont plus exactement la figure qui est requise cet effet. Et peut-tre aussi quen lil dun buf la figure de la prunelle, qui nest pas ronde, empche que cette peinture ny soit si parfaite.

 

 

On ne peut douter non plus que les images quon fait paratre sur un linge blanc, dans une chambre obscure, ne sy forment tout de mme et pour la mme raison quau fond de lil ; mme, cause quelles y sont ordinairement beaucoup plus grandes, et sy forment en plus de faons, on y peut plus commodment remarquer diverses particularits, dont je dsire ici vous avertir, afin que vous en fassiez lexprience, si vous ne lavez encore jamais faite. Voyez donc, premirement, que, si on ne met aucun verre au-devant du trou quon aura fait en cette chambre, il paratra bien quelques images sur le linge, pourvu que le trou soit fort troit, mais qui seront fort confuses et imparfaites, et qui le seront dau tant plus, que ce trou sera moins troit ; et quelles seront aussi dautant plus grandes, quil y aura plus de distance entre lui et le linge, en sorte que leur grandeur doit avoir, peu prs, mme proportion avec cette distance, que la grandeur des objets, qui les causent, avec la distance qui est entre eux et ce mme trou. Comme il est vident que, si ACB est lobjet, D le trou, et EFG limage, EG est FD comme AB est CD. Puis, ayant nus un verre en forme de lentille au-devant de ce trou, considrez quil y a certaine distance dtermine, laquelle tenant le linge, les images paraissent fort distinctes, et que, pour peu quon lloigne ou quon lapproche davantage du verre, elles commencent ltre moins. Et que cette distance doit tre mesure par lespace qui est, non pas entre le linge et le trou, mais entre le linge et le verre : en sorte que, si lon met le verre un peu au del du trou de part ou dautre, le linge en doit aussi tre dautant approch ou recul. Et quelle dpend en partie de la figure de ce verre, et en partie aussi de lloignement des objets : car, en laissant lobjet en mme lieu, moins les superficies du verre sont courbes, plus le linge en doit tre loign, et en se servant du mme verre, si les objets en sont fort proches, il en faut tenir le linge un peu plus loin, que sils en sont plus loigns. Et que de cette distance dpend la grandeur des images, quasi en mme faon que lorsquil ny a point de verre au-devant du trou. Et que ce trou peut tre beaucoup plus grand, lorsquon y met un verre, que lorsquon le laisse tout vide, sans que les images en soient pour cela de beaucoup moins distinctes. Et que, plus il est grand, plus elles paraissent claires et illumines : en sorte que, si on couvre une partie de ce verre, elles paratront bien plus obscures quauparavant, mais quelles ne laisseront pas pour cela doccuper autant despace sur le linge. Et que, plus ces images sont grandes et claires, plus elles se voient parfaitement : en sorte que, si on pouvait aussi faire un il , dont la profondeur ft fort grande, et la prunelle fort large, et que les figures de celles de ses superficies qui causent quelque rfraction, fussent proportionnes cette grandeur, les images sy formeraient dautant plus visibles. Et que, si ayant deux ou plusieurs verres en forme de lentilles, mais assez plats, on les joint lun contre lautre, ils auront peu prs le mme effet quaurait un seul, qui serait autant vot ou convexe queux deux ensemble ; car le nombre des superficies o se font les rfractions ny fait pas grand chose. Mais que, si on loigne ces verres certaines distances les uns des autres, le second pourra redresser limage que le premier aura renverse, et le troisime la renverser derechef, et ainsi de suite. Qui sont toutes choses dont les raisons sont fort aises dduire de ce que jai dit, et elles seront bien plus vtres, sil vous faut user dun peu de rflexion pour les concevoir, que si vous les trouviez ici mieux expliques.

 

 

Au reste, les images des objets ne se forment pas seulement ainsi au fond de lil, mais elles passent encore au-del jusques au cerveau, comme vous entendrez facilement, si vous pensez que, par exemple, les rayons qui viennent dans lil de lobjet V touchent au point R lextrmit de lun des petits filets du nerf optique, qui prend son origine de lendroit 7 de la superficie intrieure du cerveau 789 ; et ceux de lobjet X touchent au point S lextrmit dun autre de ces filets, dont le commencement est au point 8 ; et ceux de lobjet Y en touchent un autre au point T, qui rpond lendroit du cerveau marqu 9, et ainsi des autres. Et que, la lumire ntant autre chose quun mouvement, ou une action qui tend causer quelque mouvement, ceux de ses rayons qui viennent de V vers R, ont la force de mouvoir tout le filet R7, et par consquent lendroit du cerveau marqu 7 ; et ceux qui viennent dX vers S, de mouvoir tout le nerf S8, et mme de le mouvoir dautre faon que nest m R7, cause que les objets X et V sont de deux diverses couleurs ; et ainsi, que ceux qui viennent dY, meuvent le point 9. Do il est manifeste quil se forme derechef une peinture 789, assez semblable aux objets V, X, Y, en la superficie intrieure du cerveau qui regarde ses concavits. Et de l je pourrais encore la transporter jusques une certaine petite glande, qui se trouve environ le milieu de ces concavits, et est proprement le sige du sens commun . Mme je pourrais, encore plus outre, vous montrer comment quelquefois elle peut passer de l par les artres dune femme enceinte, jusques quelque membre dtermin de lenfant quelle porte en ses entrailles, et y former ces marques denvie, qui causent tant dadmiration tous les Doctes.

 

 

 

Discours sixime

De la vision

 

Or, encore que cette peinture, en passant ainsi jusques au dedans de notre tte, retienne toujours quelque chose de la ressemblance des objets dont elle procde, il ne se faut point toutefois persuader, ainsi que je vous ai dj tantt assez fait entendre, que ce soit par le moyen de cette ressemblance quelle fasse que nous les sentons, comme sil y avait derechef dautres yeux en notre cerveau, avec lesquels nous la pussions apercevoir ; mais plutt, que ce sont les mouvements par lesquels elle est compose, qui, agissant immdiatement contre notre me, dautant quelle est unie notre corps, sont institus de la Nature pour lui faire avoir de tels sentiments. Ce que je vous veux ici expliquer plus en dtail. Toutes les qualits que nous apercevons dans les objets de la vue, peuvent tre rduites six principales, qui sont : la lumire, la couleur, la situation, la distance, la grandeur, et la figure. Et premirement, touchant la lumire et la couleur, qui seules appartiennent proprement au sens de la vue, il faut penser que notre me est de telle nature que la force des mouvements, qui se trouvent dans les endroits du cerveau do viennent les petits filets des nerfs optiques, lui fait avoir le sentiment de la lumire ; et la faon de ces mouvements, celui de la couleur : ainsi que les mouvements des nerfs qui rpondent aux oreilles lui font our les sons ; et ceux des nerfs de la langue lui font goter les saveurs ; et, gnralement, ceux des nerfs de tout le corps lui font sentir quelque chatouillement, quand ils sont modrs, et quand ils sont trop violents, quelque douleur ; sans quil doive, en tout cela, y avoir aucune ressemblance entre les ides quelle conoit, et les mouvements qui causent ces ides. Ce que vous croirez facilement, si vous remarquez quil semble ceux qui reoivent quelque blessure dans lil, quils voient une infinit de feux et dclairs devant eux, nonobstant quils ferment les yeux, ou bien quils soient en lieu fort obscur ; en sorte que ce sentiment ne peut tre attribu qu la seule force du coup, laquelle meut les petits filets du nerf optique, ainsi que ferait une violente lumire ; et cette mme force, touchant les oreilles, pourrait faire our quelque son ; et touchant le corps en dautres parties, y faire sentir de la douleur.

Et ceci se confirme aussi de ce que, si quelquefois on force ses yeux regarder le soleil, ou quelque autre lumire fort vive, ils en retiennent, aprs un peu de temps, limpression en telle sorte que, nonobstant mme quon les tienne ferms, il semble quon voie diverses couleurs, qui se changent et passent de lune lautre, mesure quelles saffaiblissent : car cela ne peut procder que de ce que les petits filets du nerf optique, ayant t mus extraordinairement fort, ne se peuvent arrter sitt que de coutume. Mais lagitation, qui est encore en eux aprs que les yeux sont ferms, ntant plus assez grande pour reprsenter cette forte lumire qui la cause, reprsente des couleurs moins vives. Et ces couleurs se changent en saffaiblissant, ce qui montre que leur nature ne consiste quen la diversit du mouvement, et nest point autre que je lai ci-dessus suppose. Et enfin ceci se manifeste de ce que les couleurs paraissent souvent en des corps transparents, o il est certain quil ny a rien qui les puisse causer, que les diverses faons dont les rayons de la lumire y sont reus, comme lorsque larc-en-ciel parat dans les nues, et encore plus clairement, lorsquon en voit la ressemblance dans un verre qui est taill plusieurs faces.

 

 

Mais il faut ici particulirement considrer en quoi consiste la quantit de la lumire qui se voit, cest--dire, de la force dont est m chacun des petits filets du nerf optique : car elle nest pas toujours gale la lumire qui est dans les objets, mais elle varie raison de leur distance et de la grandeur de la prunelle, et aussi raison de lespace que les rayons, qui viennent de chaque point de lobjet, peuvent occuper au fond de lil. Comme, par exemple, il est manifeste que le point X enverrait plus de rayons dans lil B quil ne fait, si la prunelle FF tait ouverte jusques G ; et quil en envoie tout autant en cet il B qui est proche de lui, et dont la prunelle est fort troite, quil fait en lil A, dont la prunelle est beaucoup plus grande, mais qui est proportion plus loigne. Et encore quil nentre pas plus de rayons des divers points de lobjet VXY, considrs tous ensemble, dans le fond de lil A que dans celui de lil B, toutefois, parce que ces rayons ne sy tendent quen lespace TR, qui est plus petit que nest HI, dans lequel ils stendent au fond de lil B, ils y doivent agir avec plus de force contre chacune des extrmits du nerf quils y touchent : ce qui est fort ais calculer. Car si, par exemple, lespace HI est quadruple de TR, et quil contienne les extrmits de quatre mille des petits filets du nerf optique, TR ne contiendra que celles de mille, et par consquent chacun de ces petits filets sera m, dans le fond de lil A, par la millime partie des forces quont tous les rayons qui y entrent, jointes ensemble, et, dans le fond de lil B, par le quart de la millime partie seulement. Il faut aussi considrer quon ne peut discerner les parties des corps quon regarde, quen tant quelles diffrent en quelque faon de couleur ; et que la vision distincte de ces couleurs ne dpend pas seulement de ce que tous les rayons, qui viennent de chaque point de lobjet, se rassemblent peu prs en autant dautres divers points au fond de lil, et de ce quil nen vient aucuns autres dailleurs vers ces mmes points, ainsi quil a t tantt amplement expliqu ; mais aussi de la multitude des petits filets du nerf optique, qui sont en lespace quoccupe limage au fond de lil. Car si, par exemple, lobjet VXY est compos de dix mille parties, qui soient disposes envoyer des rayons vers le fond de lil RST, en dix mille faons diffrentes, et par consquent faire voir en mme temps dix mille couleurs, elles nen pourront nanmoins faire distinguer lme que mille tout au plus, si nous supposons quil ny ait que mille des filets du nerf optique en lespace RST ; dautant que dix des parties de lobjet, agissant ensemble contre chacun de ces filets, ne le peuvent mouvoir que dune seule faon, compose de toutes celles dont elles agissent, en sorte que lespace quoccupe chacun de ces filets ne doit tre considr que comme un point.

Et cest ce qui fait que souvent une prairie, qui sera peinte dune infinit de couleurs toutes diverses, ne paratra de loin que toute blanche, ou toute bleue ; et, gnralement, que tous les corps se voient moins distinctement de loin que de prs ; et enfin que, plus on peut faire que limage dun mme objet occupe despace au fond de lil, plus il peut tre vu distinctement. Ce qui sera ci-aprs fort remarquer.

Pour la situation, cest--dire le ct vers lequel est pose chaque partie de lobjet au respect de notre corps, nous ne lapercevons pas autrement par lentremise de nos yeux que par celle de nos mains ; et sa connaissance ne dpend daucune image, ni daucune action qui vienne de lobjet, mais seulement de la situation des petites parties du cerveau do les nerfs prennent leur origine. Car cette situation, se changeant tant soit peu, chaque fois que se change celle des membres o ces nerfs sont insrs, est institue de la Nature pour faire, non seulement que lme connaisse en quel endroit est chaque partie du corps quelle anime, au respect de toutes les autres ; mais aussi quelle puisse transfrer de l son attention tous les lieux contenus dans les lignes droites quon peut imaginer tre tires de lextrmit de chacune de ces parties, et prolonges linfini.

 

 

Comme, lorsque laveugle, dont nous avons dj tant parl ci-dessus, tourne sa main A vers E, ou C aussi vers E, les nerfs insrs en cette main causent un certain changement en son cerveau qui donne moyen son me de connatre, non seulement le lieu A ou C, mais aussi tous les autres qui sont en la ligne droite AE ou CE, en sorte quelle peut porter son attention jusques aux objets B et D, et dterminer les lieux o ils sont, sans connatre pour cela ni penser aucunement ceux o sont ses deux mains. Et ainsi, lorsque notre il ou notre tte se tournent vers quelque ct, notre me en est avertie par le changement que les nerfs insrs dans les muscles, qui servent ces mouvements, causent en notre cerveau.

Comme ici, en lil RST, il faut penser que la situation du petit filet optique, qui est au point R, ou S, ou T, est suivie dune autre certaine situation de la partie du cerveau 7, ou 8, ou 9, qui fait que lme peut connatre tous les lieux qui sont en la ligne RV, ou SX, ou TY. De faon que vous ne devez pas trouver trange que les objets puissent tre vus en leur vraie situation, nonobstant que la peinture, quils impriment dans lil, en ait une toute contraire : ainsi que notre aveugle peut sentir en mme temps lobjet B, qui est droite, par lentremise de sa main gauche ; et D, qui est gauche, par lentremise de sa main droite. Et comme cet aveugle ne juge point quun corps soit double, encore quil le touche de ses deux mains, ainsi, lorsque nos yeux sont tous deux disposs en la faon qui est requise pour porter notre attention vers un mme lieu, ils ne nous y doivent faire voir quun seul objet, nonobstant quil sen forme en chacun deux une peinture.

 

 

La vision de la distance ne dpend, non plus que celle de la situation, daucunes images envoyes des objets, mais, premirement, de la figure du corps de lil ; car, comme nous avons dit, cette figure doit tre un peu autre, pour nous faire voir ce qui est proche de nos yeux, que pour nous faire voir ce qui en est plus loign, et mesure que nous la changeons pour la proportionner la distance des objets, nous changeons aussi certaine partie de notre cerveau, dune faon qui est institue de la Nature pour faire apercevoir notre me cette distance. Et ceci nous arrive ordinairement sans que nous y fassions de rflexion ; tout de mme que, lorsque nous serrons quelque corps de notre main, nous la conformons la grosseur et la figure de ce corps, et le sentons par son moyen, sans quil soit besoin pour cela que nous pensions ses mouvements. Nous connaissons, en second lieu, la distance par le rapport quont les deux yeux lun lautre. Car, comme notre aveugle, tenant les deux btons AE, CE, dont je suppose quil ignore la longueur, et sachant seulement lintervalle qui est entre ses deux mains A et C, et la grandeur des angles ACE, CAE, peut de l, comme par une Gomtrie naturelle, connatre o est le point E ; ainsi, quand nos deux yeux, RST et rst, sont tourns vers X, la grandeur de la ligne Ss, et celle des deux angles XSs et XsS, nous font savoir o est le point X. Nous pouvons aussi le mme par laide dun il seul, en lui faisant changer de place : comme si, le tenant tourn vers X, nous le mettons premirement au point S et incontinent aprs au point s, cela suffira pour faire que la grandeur de la ligne Ss et des deux angles XSs et XsS se trouvent ensemble en notre fantaisie, et nous fassent apercevoir la distance du point X : et ce, par une action de la pense, qui, ntant quune imagination toute simple, ne laisse point denvelopper en soi un raisonnement tout semblable celui que font les arpenteurs, lorsque, par le moyen de deux diffrentes stations, ils mesurent les lieux inaccessibles.

Nous avons encore une autre faon dapercevoir la distance, savoir par la distinction ou confusion de la figure, et ensemble par la force ou dbilit de la lumire. Comme, pendant que nous regardons fixement vers X, les rayons qui viennent des objets 10 et 12, ne sassemblent pas si exactement vers R et vers T, au fond de notre il , que si ces objets taient aux points V et Y ; do nous voyons quils sont plus loigns, ou plus proches de nous, que nest X.

Puis, de ce que la lumire, qui vient de lobjet 10 vers notre il , est plus forte que si cet objet tait vers V, nous le jugeons tre plus proche ; et de ce que celle qui vient de lobjet 12 est plus faible que sil tait vers Y, nous le jugeons plus loign. Enfin, quand nous imaginons dj dailleurs la grandeur dun objet, ou sa situation, ou la distinction de sa figure et de ses couleurs, ou seulement la force de la lumire qui vient de lui, cela nous peut servir, non pas proprement voir, mais imaginer sa distance. Comme, regardant de loin quelque corps, que nous avons accoutum de voir de prs, nous en jugeons bien mieux lloignement, que nous ne ferions si sa grandeur nous tait moins connue. Et regardant une montagne expose au soleil, au del dune fort couverte dombre, ce nest que la situation de cette fort, qui nous la fait juger la plus proche. Et regardant sur mer deux vaisseaux, dont lun soit plus petit que lautre, mais plus proche proportion, en sorte quils paraissent gaux, nous pourrons, par la diffrence de leurs figures et de leurs couleurs, et de la lumire quils envoient vers nous, juger lequel sera le plus loin.

 

 

Au reste, pour la faon dont nous voyons la grandeur et la figure des objets, je nai pas besoin den rien dire de particulier, dautant quelle est toute comprise en celle dont nous voyons la distance et la situation de leurs parties. A savoir, leur grandeur sestime par la connaissance, ou lopinion, quon a de leur distance, compare avec la grandeur des images quils impriment au fond de lil ; et non pas absolument par la grandeur de ces images, ainsi quil est assez manifeste de ce que, encore quelles soient, par exemple, cent fois plus grandes, lorsque les objets sont fort proches de nous, que lorsquils en sont dix fois plus loigns, elles ne nous les font point voir pour cela cent fois plus grands, mais presque gaux, au moins si leur distance ne nous trompe.

Et il est manifeste aussi que la figure se juge par la connaissance, ou lopinion, quon a de la situation des diverses parties des objets, et non par la ressemblance des peintures qui sont dans lil : car ces-peintures ne contiennent ordinairement que des ovales et des losanges lorsquelles nous font voir des cercles et des carrs.

Mais, afin que vous ne puissiez aucunement douter que la vision ne se fasse ainsi que je lai explique, je vous veux faire encore ici considrer les raisons pourquoi il arrive quelquefois quelle nous trompe. Premirement, cause que cest lme qui voit, et non pas lil, et quelle ne voit immdiatement que par lentremise du cerveau, de l vient que les frntiques , et ceux qui dorment, voient souvent, ou pensent voir, divers objets qui ne sont point pour cela devant leurs yeux : savoir quand quelques vapeurs, remuant leur cerveau, disposent celles de ses parties qui ont coutume de servir la vision, en mme faon que feraient ces objets, sils taient prsents. Puis, cause que les impressions, qui viennent de dehors, passent vers le sens commun par lentremise des nerfs, si la situation de ces nerfs est contrainte par quelque cause extraordinaire, elle peut faire voir les objets en dautres lieux quils ne sont. Comme si lil rst, tant dispos de soi regarder vers X, est contraint par le doigt N se tourner vers M, les parties du cerveau do viennent ses nerfs, ne se disposent pas tout fait en mme sorte que si ctaient ses muscles qui le tournassent vers M ; ni aussi en mme sorte que sil regardait vritablement vers X ; mais dune faon moyenne entre ces deux, savoir, comme sil regardait vers Y ; et ainsi lobjet M paratra au lieu o est Y, par lentremise de cet il, et Y au lieu o est X, et X au lieu o est V, et ces objets paraissant aussi en mme temps en leurs vrais lieux, par lentremise de lautre il RST, ils sembleront doubles.

 

 

En mme faon que, touchant la petite boule G des deux doigts A et D croiss lun sur lautre, on en pense toucher deux ; cause que, pendant que ces doigts se retiennent lun lautre ainsi croiss, les muscles de chacun deux tendent les carter, A vers C, et D vers F, au moyen de quoi les parties du cerveau do viennent les nerfs qui sont insrs en ces muscles, se trouvent disposes en la faon qui est requise pour faire quils semblent tre, A vers B, et D vers E, et par consquent y toucher deux diverses boules, H et I. De plus, cause que nous sommes accoutums de juger que les impressions, qui meuvent notre vue, viennent des lieux vers lesquels nous devons regarder pour les sentir, quand il arrive quelles viennent dailleurs, nous y pouvons facilement tre tromps.

 

 

Comme ceux qui ont les yeux infects de la jaunisse, ou bien qui regardent au travers dun verre jaune, ou qui sont enferms dans une chambre o il nentre aucune lumire que par de tels verres, attribuent cette couleur tous les corps quils regardent. Et celui qui est dans la chambre obscure que jai tantt dcrite, attribue au corps blanc RST les couleurs des objets V, X, Y, cause que cest seulement vers lui quil dresse sa vue. Et les yeux A, B, C, D, E, F, voyant les objets T, V, X, Y, Z, etc. au travers des verres N, O, P, et dans les miroirs Q, R, S, les jugent tre aux points G, H, I, K, L, M ; et V, Z tre plus petits, et X, etc. plus grands quils ne sont : ou bien aussi X, etc. plus petits et avec cela renverss, savoir, lorsquils sont un peu loin des yeux C, F, dautant que ces verres et ces miroirs dtournent les rayons qui viennent de ces objets, en telle sorte que ces yeux ne les peuvent voir distinctement, quen se disposant comme ils doivent tre pour regarder vers les points G, H, I, K, L, M, ainsi que connatront facilement ceux qui prendront la peine de lexaminer. Et ils verront, par mme moyen, combien les anciens se sont abuss en leur Catoptrique , lorsquils ont voulu dterminer le lieu des images dans les miroirs creux et convexes. Il est aussi remarquer que tous les moyens quon a pour connatre la distance sont fort incertains : car, quant la figure de lil, elle ne varie quasi plus sensiblement, lorsque lobjet est plus de quatre ou cinq pieds loin de lui, et mme elle varie si peu lorsquil est plus proche, quon nen peut tirer aucune connaissance bien prcise. Et pour les angles compris entre les lignes tires des deux yeux lun lautre et de l vers lobjet, ou de deux stations dun mme il , ils ne varient aussi presque plus, lorsquon regarde tant soit peu loin. Ensuite de quoi notre sens commun mme ne semble pas tre capable de recevoir en soi lide dune distance plus grande quenviron de cent ou deux cents pieds, ainsi quil se peut vrifier de ce que la lune et le soleil, qui sont du nombre des corps les plus loigns que nous puissions voir, et dont les diamtres sont leur distance peu prs comme un cent, nont coutume de nous paratre que dun ou deux pieds de diamtre tout au plus, nonobstant que nous sachions assez, par raison, quils sont extrmement grands et extrmement loigns. Car cela ne nous arrive pas faute de les pouvoir concevoir plus grands que nous ne faisons, vu que nous concevons bien des tours et des montagnes beaucoup plus grandes, mais parce que, ne les pouvant concevoir plus loigns que de cent ou deux cents pieds, il suit de l que leur diamtre ne nous doit paratre que dun ou de deux pieds. En quoi la situation aide aussi nous tromper ; car ordinairement ces astres semblent plus petits, lorsquils sont fort hauts vers le midi, que lorsque, se levant ou se couchant, il se trouve divers objets entre eux et nos yeux, qui nous font mieux remarquer leur distance.

Et les astronomes prouvent assez, en les mesurant avec leurs instruments, que ce quils paraissent ainsi plus grands une fois que lautre, ne vient point de ce quils se voient sous un plus grand angle, mais de ce quils se jugent plus loigns ; do il suit que laxiome de lancienne optique, qui dit que la grandeur apparente des objets est proportionne celle de langle de la vision, nest pas toujours vrai. On se trompe aussi en ce que les corps blancs ou lumineux, et gnralement tous ceux qui ont beaucoup de force pour mouvoir le sens de la vue, paraissent toujours quelque peu plus proches et plus grands quils ne feraient, sils en avaient moins. Or la raison qui les fait paratre plus proches, est que le mouvement dont la prunelle strcit pour viter la force de leur lumire, est tellement joint avec celui qui dispose tout lil voir distinctement les objets proches, et par lequel on juge de leur distance, que lun ne se peut gure faire, sans quil se fasse aussi un peu de lautre : en mme faon quon ne peut fermer entirement les deux premiers doigts de la main, sans que le troisime se courbe aussi quelque peu, comme pour se fermer avec eux. Et la raison pourquoi ces corps blancs ou lumineux paraissent plus grands, ne consiste pas seulement en ce que lestime quon fait de leur grandeur dpend de celle de leur distance, mais aussi en ce que leurs images simpriment plus grandes dans le fond de lil. Car il faut remarquer que les bouts des filets du nerf optique qui le couvrent, encore que trs petits, ont nanmoins quelque grosseur ; en sorte que chacun deux peut tre touch en lune de ses parties par un objet, et en dautres par dautres ; et que ntant toutefois capable dtre m que dune seule faon chaque fois, lorsque la moindre de ses parties est touche par quelque objet fort clatant, et les autres par dautres qui le sont moins, il suit tout entier le mouvement de celui qui est le plus clatant, et en reprsente limage, sans reprsenter celle des autres.

 

 

Comme, si les bouts de ces petits filets sont 1, 2, 3, et que les rayons qui viennent, par exemple, tracer limage dune toile sur le fond de lil, sy tendent sur celui qui est marqu I, et tant soit peu au del tout autour sur les extrmits des six autres marqus 2, sur lesquels je suppose quil ne vient point dautres rayons, que fort faibles, des parties du ciel voisines cette toile, son image stendra en tout lespace quoccupent ces six marqus 2, et mme peut-tre encore en tout celui quoccupent les douze marqus 3, si la force du mouvement est si grande quelle se communique aussi eux. Et ainsi vous voyez que les toiles, quoiquelles paraissent assez petites, paraissent nanmoins beaucoup plus grandes quelles ne devraient raison de leur extrme distance. Et encore quelles ne seraient pas entirement rondes, elles ne laisseraient pas de paratre telles, comme aussi une tour carre tant vue de loin parat ronde, et tous les corps qui ne tracent que de fort petites images dans lil, ny peuvent tracer les figures de leurs angles. Enfin, pour ce qui est de juger de la distance par la grandeur, ou la figure, ou la couleur, ou la lumire, les tableaux de perspective nous montrent assez combien il est facile de sy tromper. Car souvent, parce que les choses, qui y sont peintes, sont plus petites que nous ne nous imaginons quelles doivent tre, et que leurs linaments sont plus confus, et leurs couleurs plus brunes ou plus faibles, elles nous paraissent plus loignes quelles ne sont.

 

 

 

Discours septime (extrait)

Des moyens de perfectionner la vision

 

Maintenant que nous avons assez examin comment se fait la vision, recueillons en peu de mots et nous remettons devant les yeux toutes les conditions qui sont requises sa perfection, afin que, considrant en quelle sorte il a dj t pourvu chacune par la Nature, nous puissions faire un dnombrement exact de tout ce qui reste encore lart y ajouter. On peut rduire toutes les choses auxquelles il faut avoir ici gard trois principales, qui sont : les objets, les organes intrieurs qui reoivent les actions de ces objets, et les extrieurs qui disposent ces actions tre reues comme elles doivent. Et, touchant les objets, il suffit de savoir que les uns sont proches ou accessibles, et les autres loigns et inaccessibles, et avec cela les uns plus, les autres moins illumins ; afin que nous soyons avertis que., pour ce qui est des accessibles, nous les pouvons approcher ou loigner, et augmenter ou diminuer la lumire qui les claire, selon quil nous sera le plus commode ; mais que, pour ce qui concerne les autres, nous ny pouvons changer aucune chose. Puis, touchant les organes intrieurs, qui sont les nerfs et le cerveau, il est certain aussi que nous ne saurions rien ajouter par art leur fabrique ; car nous ne saurions nous faire un nouveau corps ; et si les mdecins y peuvent aider en quelque chose, cela nappartient point notre sujet. Si bien quil ne nous reste considrer que les organes extrieurs, entre lesquels je comprends toutes les parties transparentes de lil aussi bien que tous les autres corps quon peut mettre entre lui et lobjet. Et je trouve que toutes les choses auxquelles il est besoin de pourvoir avec ces organes extrieurs peuvent tre rduites quatre points. Dont le premier est, que tous les rayons qui se vont rendre vers chacune des extrmits du nerf optique ne viennent, autant quil est possible, que dune mme partie de lobjet, et quils ne reoivent aucun changement en lespace qui est entre deux ; car, sans cela, les images quils forment ne sauraient tre ni bien semblables leur original ni bien distinctes. Le second, que ces images soient fort grandes, non pas en tendue de lieu, car elles ne sauraient occuper que le peu despace qui se trouve au fond de lil, mais en ltendue de leurs linaments ou de leurs traits, car il est certain quils seront dautant plus aiss discerner quils seront plus grands. Le troisime, que les rayons qui les forment soient assez forts pour mouvoir les petits filets du nerf optique, et par ce moyen tre sentis, mais quils ne le soient pas tant quils blessent la vue. Et le quatrime, quil y ait le plus dobjets quil sera possible dont les images se forment dans lil en mme temps, afin quon en puisse voir le plus quil sera possible tout dune vue.

Or la Nature a employ plusieurs moyens pourvoir la premire de ces choses. Car premirement, remplissant lil de liqueurs fort transparentes et qui ne sont teintes daucune couleur, elle a fait que les actions qui viennent de dehors peuvent passer jusques au fond sans se changer. Et par les rfractions que causent les superficies de ces liqueurs elle a fait quentre les rayons, suivant lesquels ces actions se conduisent, ceux qui viennent dun mme point se rassemblent en un mme point contre le nerf ; et ensuite que ceux qui viennent des autres points sy rassemblent aussi en autant dautres divers points, le plus exactement quil est possible. Car nous devons supposer que la Nature a fait en ceci tout ce qui est possible, dautant que lexprience ne nous y lait rien apercevoir au contraire. Et mme nous voyons que, pour rendre dautant moindre le dfaut qui ne peut en ceci tre totalement vit, elle a fait quon puisse rtrcir la prunelle quasi autant que la force de la lumire le permet. Puis, par la couleur noire dont elle a teint toutes les parties de lil opposes au nerf, qui ne sont point transparentes, elle a empch quil nallt aucun autre rayon vers ces mmes points. Et enfin, par le changement de la figure du corps de lil, elle a fait quencore que les objets en puissent tre plus ou moins loigns une fois que lautre, les rayons qui viennent de chacun de leurs points ne laissent pas de sassembler, toujours aussi exactement quil se peut, en autant dautres points au fond de lil. Toutefois elle na pas si entirement pourvu cette dernire partie quil ne se trouve encore quelque chose y ajouter : car, outre que, communment tous, elle ne nous a pas donn le moyen de courber tant les superficies de nos yeux, que nous puissions voir distinctement les objets qui en sont fort proches, comme un doigt ou un demi-doigt de distance, elle y a encore manqu davantage en quelques-uns, qui elle a fait les yeux de telle figure quils ne leur peuvent servir qu regarder les choses loignes, ce qui arrive principalement aux vieillards ; et aussi en quelques autres qui, au contraire, elle les a fait tels quils ne leur servent qu regarder les choses proches, ce qui est plus ordinaire aux jeunes gens. En sorte quil semble que les yeux se forment, au commencement, un peu plus longs et plus troits quils ne doivent tre et que par aprs, pendant quon vieillit, ils deviennent plus plats et plus larges. Or, afin que nous puissions remdier par art ces dfauts, il sera premirement besoin que nous cherchions les figures que les superficies dune pice de verre ou de quelque autre corps transparent doivent avoir, pour courber les rayons qui tombent sur elles en telle sorte que tous ceux qui viennent dun certain point de lobjet, se disposent, en les traversant, tout de mme ne sils taient venus dun autre point qui ft plus proche ou plus loign, savoir, qui ft plus proche pour servir ceux qui ont la vue courte, et qui ft plus loign tant pour les vieillards que gnralement pour tous ceux qui veulent voir des objets plus proches que la figure de leurs yeux ne le permet. ()

 

 

 

Discours dixime (extrait)

De la faon de tailler les verres

 

(...) Enfin, la dernire et principale chose quoi je voudrais quon sexert, cest polir les verres convexes des deux cts pour les lunettes qui servent voir les objets accessibles, et que, stant premirement exerc en faire de ceux qui rendent ces lunettes fort courtes, cause que ce seront les plus aiss, on tcht aprs, par degrs, en faire de ceux qui les rendent plus longues, jusques ce quon soit Parvenu aux plus longues dont on se puisse servir. Et afin que la difficult que vous pourrez trouver en la construction de ces dernires lunettes ne vous dgote, je vous veux avertir quencore que dabord leur usage nattire pas tant que celui de ces autres qui semblent promettre de nous lever dans les cieux, et de nous y montrer sur les astres des corps aussi particuliers et peut-tre aussi divers que ceux quon voit sur la terre, je les juge toutefois beaucoup plus utiles, cause quon pourra voir par leur moyen les divers mlanges et arrangements des petites parties dont les animaux et les plantes, et peut-tre aussi les autres corps qui nous environnent, sont composs, et de l tirer beaucoup davantage pour venir la connaissance de leur nature. Car dj, selon lopinion de plusieurs philosophes, tous ces corps ne sont faits que des parties des lments diversement mles ensemble ; et, selon la mienne, toute leur nature et leur essence, au moins de ceux qui sont inanims, ne consiste quen la grosseur, la figure, larrangement et les mouvements de leurs parties. (...)