DESCARTES
CORRESPONDANCE AVEC ELISABETH

 

Table des matires

16/05/1643

Elisabeth Descartes - La Haye, 16 mai 1643

21/05/1643

Descartes Elisabeth - Egmond du Hoef, 21 mai 1643

20/06/1643

Elisabeth Descartes - La Haye, 20 juin 1643

28/06/1643

Descartes Elisabeth - Egmond du Hoef, 28 juin 1643

01/07/1643

Elisabeth Descartes - La Haye, 1er juillet 1643

**/11/1643

Descartes Elisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1643

21/11/1643

Elisabeth Descartes - La Haye, 21 novembre 1643

**/11/1643

Descartes Elisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1643

**/07/1644

Descartes Elisabeth - Paris, juillet 1644

01/08/1644

Elisabeth Descartes - La Haye, 1er aot 1644

**/08/1644

Descartes Elisabeth - Le Crvis, aot 1644

18/05/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, 18 mai 1645

24/05/1645

Elisabeth Descartes - La Haye, 24 mai 1645

**/05/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, mai ou juin 1645

22/06/1645

Elisabeth Descartes - La Haye, 22 juin 1645

**/06/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, juin 1645

21/07/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, 21 juillet 1645

04/08/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, 4 aot 1645

16/08/1645

Elisabeth Descartes - La Haye, 16 aot 1645

18/08/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, 18 aot 1645

**/08/1645

Elisabeth Descartes - La Haye, aot 1645

01/09/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, 1er septembre 1645

13/09/1645

Elisabeth Descartes - La Haye, 13 septembre 1645

15/09/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, 15 septembre 1645

30/09/1645

Elisabeth Descartes - Riswyck, 30 septembre 1645

06/10/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, 6 octobre 1645

28/10/1645

Elisabeth Descartes - La Haye, 28 octobre 1645

03/11/1645

Descartes Elisabeth - Egmond, 3 novembre 1645

30/11/1645

Elisabeth Descartes - La Haye, 30 novembre 1645

27/12/1645

Elisabeth Descartes - La Haye, 27 dcembre 1645

01/01/1646

Descartes Elisabeth - Egmond, janvier 1646

25/04/1646

Elisabeth Descartes - La Haye, 25 avril 1646

**/05/1646

Descartes Elisabeth - Mai 1646

**/05/1646

Descartes Elisabeth - Egmond, mai 1646

**/07/1646

Elisabeth Descartes - La Haye, juillet 1646

**/09/1646

Descartes Elisabeth - Egmond, septembre 1646

10/10/1646

Elisabeth Descartes - Berlin, 10 octobre 1646

**/11/1646

Descartes Elisabeth - Novembre 1646

29/11/1646

Elisabeth Descartes - Berlin, 29 novembre 1646

**/12/1646

Descartes Elisabeth - Egmond, dcembre 1646

21/02/1647

Elisabeth Descartes - Berlin, 21 fvrier 1647

**/03/1647

Descartes Elisabeth - La Haye, mars 1647

11/04/1647

Elisabeth Descartes - Berlin, 11 avril 1647

10/05/1647

Descartes Elisabeth - Egmond, 10 mai 1647

**05/1647

Elisabeth Descartes - Crossen, mai 1647

06/06/1647

Descartes Elisabeth - La Haye, 6 juin 1647

20/11/1647

Descartes Elisabeth - Egmond, 20 novembre 1647

05/12/1647

Elisabeth Descartes - Berlin, 5 dcembre 1647

31/01/1648

Descartes Elisabeth - Egmond, 31 Janvier 1648

30/06/1648

Elisabeth Descartes - Crossen, 30 juin 1648.

**/06/1648

Descartes Elisabeth - Paris, juin ou juillet 1648

**/07/1648

Elisabeth Descartes - Crossen, juillet 1648

23/08/1648

Elisabeth Descartes - Crossen, 23 aot 1648

**/10/1648

Descartes Elisabeth - Egmond, octobre 1648

22/02/1649

Descartes Elisabeth - Egmond, 22 fvrier 1649

31/03/1649

Descartes Elisabeth - Egmond, 31 mars 1649

**/06/1649

Descartes Elisabeth - Egmond, Juin 1649

09/10/1649

Descartes Elisabeth - Stockholm, 9 octobre 1649

04/12/1649

Elisabeth Descartes - 4 dcembre 1649


Elisabeth Descartes - La Haye, 16 mai 1643

Monsieur Descartes

J'ai appris, avec beaucoup de joie et de regret, l'intention que vous avez eue de me voir, pass quelques jours, touche galement de votre charit de vous vouloir communiquer une personne ignorante et indocile, et du malheur qui m'a drob une conversation si profitable. M. Pallotti a fort augment cette dernire passion, en me rptant les solutions que vous lui avez donnes des obscurits contenues dans la physique de M. Rhegius, desquelles J'aurais t mieux instruite de votre bouche, comme aussi d'une question que je proposai au dit professeur, lorsqu'il fut en cette ville, dont il me renvoya vous pour en recevoir la satisfaction requise. La honte de vous montrer un style si drgl m'a empche jusqu'ici de vous demander cette faveur par lettre.

Mais aujourd'hui, M. Pallotti m'a donn tant d'assurance de votre bont pour chacun, et particulirement pour moi, que j'ai chass toute autre considration de l'esprit, hors celles de m'en prvaloir, en vous priant de me dire comment l'me de l'homme peut dterminer les esprits du corps, pour faire les actions volontaires (n'tant qu'une substance pensante). Car il semble que toute dtermination de mouvement se fait par la pulsion de la chose mue, manire dont elle est pousse par celle qui la meut, ou bien de la qualification et figure de la superficie de cette dernire. L'attouchement est requis aux deux premires conditions, et l'extension la troisime. Vous excluez entirement celle-ci de la notion que vous avez de l'me, et celui-l me parat incompatible avec une chose immatrielle. Pourquoi je vous demande une dfinition de l'me plus particulire qu'en votre Mtaphysique, c'est--dire de sa substance, spare de son action, de la pense. Car encore que nous les supposions insparables (qui toutefois est difficile prouver dans le ventre de la mre et les grands vanouissements), comme les attributs de Dieu, nous pouvons, en les considrant part, en acqurir une ide plus parfaite.

Vous connaissant le meilleur mdecin pour la mienne, je vous dcouvre si librement les faiblesses de cette spculation et espre qu'observant le serment d'Hippocrate, vous y apporterez des remdes, sans les publier ; ce que je vous prie de faire, comme de souffrir ces importunits de

Votre affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond du Hoef, 21 mai 1643

Madame,

La faveur dont Votre Altesse m'a honor en me faisant recevoir ses commandements par crit, est plus grande que je n'eusse jamais os esprer ; et elle soulage mieux mes dfauts que celle que j'avais souhaite avec passion, qui tait de les recevoir de bouche, si j'eusse pu tre admis l'honneur de vous faire la rvrence, et de vous offrir mes trs humbles services, lorsque j'tais dernirement La Haye. Car j'aurais eu trop de merveilles admirer en mme temps ; et voyant sortir des discours plus qu'humains d'un corps si semblable ceux que les peintres donnent aux anges, j'eusse t ravi de mme faon que me semblent le devoir tre ceux qui, venant de la terre, entrent nouvellement dans le ciel. Ce qui m'et rendu moins capable de rpondre Votre Altesse, qui sans doute a dj remarqu en moi ce dfaut, lorsque j'ai eu ci-devant l'honneur de lui parler ; et votre clmence l'a voulu soulager, en me laissant les traces de vos penses sur un papier, o, les relisant plusieurs fois, et m'accoutumant les considrer, j'en suis vritablement moins bloui, mais je n'en ai que d'autant plus d'admiration, remarquant qu'elles ne paraissent pas seulement ingnieuses l'abord, mais d'autant plus judicieuses et solides que plus on les examine.

Et je puis dire avec vrit, que la question que Votre Altesse propose, me semble tre celle qu'on me peut demander avec le plus de raison, en suite des crits que j'ai publis. Car, y ayant deux choses en l'me humaine, desquelles dpend toute la connaissance que nous pouvons avoir de sa nature, l'une desquelles est qu'elle pense, l'autre, qu'tant unie au corps, elle peut agir et ptir avec lui ; je n'ai quasi rien dit de cette dernire, et me suis seulement tudi faire bien entendre la premire, cause que mon principal dessein tait de prouver la distinction qui est entre l'me et le corps ; quoi celle-ci seulement a pu servir, et l'autre y aurait t nuisible. Mais, pour ce que Votre Altesse voir si clair, qu'on ne lui peut dissimuler aucune chose, je tcherai ici d'expliquer la faon dont je conois l'union de l'me avec le corps, et comment elle a la force de le mouvoir.

Premirement, je considre qu'il y a en nous certaines notions primitives, qui sont comme des originaux, sur le patron desquels nous formons toutes nos autres connaissances. Et il n'y a que fort peu de telles notions ; car, aprs les plus gnrales, de l'tre, du nombre, de la dure, etc., qui conviennent tout ce que nous pouvons concevoir, nous n'avons, pour le corps en particulier, que la notion de l'extension, de laquelle suivent celles de la figure et du mouvement ; et pour l'me seule, nous n'avons que celle de la pense, en laquelle sont comprises les perceptions de l'entendement et les inclinations de la volont ; enfin, pour l'me et le corps ensemble, nous n'avons que celle de leur union, de laquelle dpend celle de la force qu'a l'me de mouvoir le corps, et le corps d'agir sur l'me, en causant ses sentiments et ses passions.

Je considre aussi que toute la science des hommes ne consiste qu' bien distinguer ces notions, et n'attribuer chacune d'elles qu'aux choses auxquelles elles appartiennent. Car, lorsque nous voulons expliquer quelque difficult par le moyen d'une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous mprendre ; comme aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une autre ; car, tant primitives, chacune d'elles ne peut tre entendue que par elle-mme. Et d'autant que l'usage des sens nous a rendu les notions de l'extension, des figures et des mouvements, beaucoup plus familires que les autres, la principale cause de nos erreurs est en ce que nous voulons ordinairement nous servir de ces notions, pour expliquer les choses qui elles n'appartiennent pas, comme lorsqu'on se veut servir de l'imagination pour concevoir la nature de l'me, ou bien lorsqu'on veut concevoir la faon dont l'me meut le corps, par celle dont un corps est m par un autre corps.

C'est pourquoi, puisque, dans les Mditations que Votre Altesse a daign lire, j'ai tch de faire concevoir les notions qui appartiennent l'me seule, les distinguant de celles qui appartiennent au corps seul, la premire chose que je dois expliquer ensuite, est la faon de concevoir celles qui appartiennent l'union de l'me avec le corps, sans celles qui appartiennent au corps seul ou l'me seule. A quoi il me semble que peut servir ce que j'ai crit la fin de ma Rponse aux siximes objections ; car nous ne pouvons chercher ces notions simples ailleurs qu'en notre me, qui les a toutes en soi par sa nature, mais qui ne les distingue pas toujours assez les unes des autres, ou bien ne les attribue pas aux objets auxquels on les doit attribuer.

Ainsi je crois que nous avons ci-devant confondu la notion de la force dont l'me agit dans le corps, avec celle dont un corps agit dans un autre ; et que nous avons attribu l'une et l'autre, non pas l'me, car nous ne la connaissions pas encore, mais aux diverses qualits des corps, comme la pesanteur, la chaleur et aux autres, que nous avons imagin tre relles, c'est--dire avoir une existence distincte de celle du corps, et par consquent tre des substances, bien que nous les ayons nommes des qualits. Et nous nous sommes servis, pour les concevoir, tantt des notions qui sont en nous pour connatre le corps, et tantt de celles qui y sont pour connatre l'me, selon que ce que nous leur avons attribu a t matriel ou immatriel. Par exemple, en supposant que la pesanteur est une qualit relle, dont nous n'avons point d'autre connaissance, sinon qu'elle a la force de mouvoir le corps, dans lequel elle est, vers le centre de la terre, nous n'avons pas de peine concevoir comment elle meut ce corps, ni comment elle lui est jointe ; et nous ne pensons point que cela se fasse par un attouchement rel d'une superficie contre une autre, car nous exprimentons, en nous-mmes, que nous avons une notion particulire pour concevoir cela ; et je crois que nous usons mal de cette notion, en l'appliquant la pesanteur, qui n'est rien de rellement distingu du corps, comme j'espre montrer en la Physique, mais qu'elle nous a t donne pour concevoir la faon dont l'me meut le corps.

Je tmoignerais ne pas assez connatre l'incomparable esprit de Votre Altesse, si j'employais davantage de paroles m'expliquer, et je serais trop prsomptueux, si j'osais penser que ma rponse la doive entirement satisfaire ; mais je tcherai d'viter l'un et l'autre, en n'ajoutant rien ici de plus, sinon que, si je suis capable d'crire ou de dire quelque chose qui lui puisse agrer, je tiendrai toujours trs grande faveur de prendre la plume, ou d'aller La Haye, pour ce sujet, et qu'il n'y a rien au monde qui me soit si cher que de pouvoir obir ses commandements. Mais je ne puis ici trouver place l'observation du serment d'Hippocrate qu'elle m'enjoint, puisqu'elle ne m'a rien communiqu, qui ne mrite d'tre vu et admir de tous les hommes. Seulement puis-je dire, sur ce sujet, qu'estimant infiniment la vtre que j'ai reue, j'en userai comme les avares font de leurs trsors, lesquels ils cachent d'autant plus qu'ils les estiment, et en enviant la vue au reste du monde, ils mettent leur souverain contentement les regarder. Ainsi je serai bien aise de jouir seul du bien de la voir ; et ma plus grande ambition est de me pouvoir dire, et d'tre vritablement, etc.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 20 juin 1643

Monsieur Descartes,

Votre bont ne parat pas seulement en me montrant et corrigeant les dfauts de mon raisonnement, comme je l'avais entendu, mais aussi que, pour me rendre leur connaissance moins fcheuse, vous tchez de m'en consoler, au prjudice de votre jugement, par de fausses louanges qui auraient t ncessaires, pour m'encourager de travailler au remde, si ma nourriture, en un lieu o la faon ordinaire de converser m'a accoutum d'en entendre des personnes incapables d'en donner de vritables, ne m'avait fait prsumer ne pouvoir faillir en croyant le contraire de leur discours, et par l rendu la considration de mes imperfections si familire, qu'elle ne me donne plus qu'autant d'motion qu'il m'en faut pour le dsir de m'en dfaire.

Cela me fait confesser, sans honte, d'avoir trouv en moi toutes les causes d'erreur que vous remarquez en votre lettre, et de ne les pouvoir encore bannir entirement, puisque la vie que je suis contrainte de mener, ne me laisse la disposition d'assez de temps pour acqurir une habitude de mditation selon vos rgles. Tantt les intrts de ma maison, que je ne dois ngliger, tantt des entretiens et complaisances, que le ne peux viter, m'abattent si fort ce faible esprit de fcherie ou d'ennui, qu'il se rend, pour longtemps aprs, inutile tout autre chose : qui servira, comme j'espre, d'excuse ma stupidit, de ne pouvoir comprendre l'ide par laquelle nous devons juger comment (non tendue et immatrielle) peut mouvoir le corps, par celle que vous avez eu autrefois de la pesanteur ; ni pourquoi cette puissance, que vous lui avez alors, sous le nom d'une qualit, faussement attribue, de porter le corps vers le centre de la terre, nous doit plutt persuader qu'un corps peut tre pouss par quelque chose d'immatriel, que la dmonstration dune vrit contraire (que vous promettez en votre physique) nous confirmer dans l'opinion de son impossibilit : principalement, puisque cette ide (ne pouvant prtendre la mme perfection et ralit objective que celle de Dieu) peut tre feinte par l'ignorance de ce qui vritablement meut ces corps vers le centre. Et puisque nulle cause matrielle ne se prsentait aux sens, on l'aurait attribu son contraire, l'immatriel, ce que nanmoins je n'ai jamais pu concevoir que comme une ngation de la matire, qui ne peut avoir aucune communication avec elle.

Et j'avoue qu'il me serait plus facile de concder la matire et l'extension l'me, que la capacit de mouvoir un corps et d'en tre mu, un tre immatriel. Car, si le premier se faisait par information, il faudrait que les esprits, qui font le mouvement, fussent intelligents, ce que vous n'accordez rien de corporel. Et encore qu'en vos Mditations Mtaphysiques, vous montrez la possibilit du second, il est pourtant trs difficile comprendre qu'une me, comme vous l'avez dcrite, aprs avoir eu la facult et l'habitude de bien raisonner, peut perdre tout cela par quelques vapeurs, et que, pouvant subsister sans le corps et n'ayant n'en de commun avec lui, elle en soit tellement rgie.

Mais, depuis que vous avez entrepris de m'instruire, je n'entretiens ces sentiments que comme des amis que je ne crois point conserver, m'assurant que vous m'expliquerez aussi bien la nature d'une substance immatrielle et la manire de ses actions et passions dans le corps, que toutes les autres choses que vous avez voulu enseigner. Je vous prie aussi de croire que vous ne pouvez faire cette charit personne, qui soit plus sensible de l'obligation qu'elle vous en a. que

Votre trs affectionne amie,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond du Hoef, 28 juin 1643

Madame,

J'ai trs grande obligation Votre Altesse de ce que, aprs avoir prouv que je me suis mal expliqu en mes prcdentes, touchant la question qu'il lui y a plu me proposer, elle daigne encore avoir la patience de m'entendre sur le mme sujet, et me donner occasion de remarquer les choses que j'avais omises. Dont les principales me semblent tre qu'aprs avoir distingu trois genres d'ides ou de notions primitives qui se connaissent chacune d'une faon particulire et non par la comparaison de l'une l'autre, savoir la notion que nous avons de l'me, celle du corps, et celle de l'union qui est entre l'me et le corps, je devais expliquer la diffrence qui est entre ces trois sortes de notions, et entre les oprations de l'me par lesquelles nous les avons, et dire les moyens de nous rendre chacune d'elles familire et facile ; puis ensuite, ayant dit pourquoi je m'tais servi de la comparaison de la pesanteur, faire voir que, bien qu'on veuille concevoir l'me comme matrielle (ce qui est proprement concevoir son union avec le corps), on ne laisse pas de connatre, par aprs, qu'elle en est sparable. Ce qui est, comme je crois, toute la matire que Votre Altesse m'a ici prescrite.

Premirement, donc, je remarque une grande diffrence entre ces trois sortes de notions, en ce que l'me ne se conoit que par l'entendement pur ; le corps, c'est--dire l'extension, les figures et les mouvements, se peuvent aussi connatre par l'entendement seul, mais beaucoup mieux par l'entendement aid de l'imagination ; et enfin, les choses qui appartiennent l'union de l'me et du corps, ne se connaissent qu'obscurment par l'entendement seul, ni mme par l'entendement aid de l'imagination ; mais elles se connaissent trs clairement par les sens. D'o vient que ceux qui ne philosophent jamais, et qui ne se servent que de leurs sens, ne doutent point que l'me ne meuve le corps, et que le corps n'agisse sur l'me ; mais ils considrent l'un et l'autre comme une seule chose, c'est--dire, ils conoivent leur union ; car concevoir l'union qui est entre deux choses, c'est les concevoir comme une seule. Et les penses mtaphysiques, qui exercent l'entendement pur, servent nous rendre la notion de l'me familire ; et l'tude des mathmatiques, qui exerce principalement l'imagination en la considration des figures et des mouvements, nous accoutume former des notions du corps bien distinctes ; et enfin, c'est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s'abstenant de mditer et d'tudier aux choses qui exercent l'imagination, qu'on apprend concevoir l'union de l'me et du corps.

J'ai quasi peur que Votre Altesse ne pense que je ne parle pas ici srieusement ; mais cela serait contraire au respect que je lui dois, et que je ne manquerai jamais de lui rendre. Et je puis dire, avec vrit, que la principale rgle que j'ai toujours observe en mes tudes et celle que je crois m'avoir le plus servi pour acqurir quelque connaissance, a t que je n'ai jamais employ que fort peu d'heures, par jour, aux penses qui occupent l'imagination, et fort peu d'heures, par an, celles qui occupent l'entendement seul, et que j'ai donn tout le reste de mon temps au relche des sens et au repos de l'esprit ; mme je compte, entre les exercices de l'imagination, toutes les conversations srieuses, et tout ce quoi il faut avoir de l'attention. C'est ce qui m'a fait retirer aux champs ; car encore que, dans la ville la plus occupe du monde, je pourrais avoir autant d'heures moi, que j'en emploie maintenant l'tude, je ne pourrais pas toutefois les y employer si utilement, lorsque mon esprit serait lass par l'attention que requiert le tracas de la vie. Ce que je prends la libert d'crire ici Votre Altesse, pour lui tmoigner que j'admire vritablement que, parmi les affaires et les soins qui ne manquent jamais aux personnes qui sont ensemble de grand esprit et de grande naissance, elle ait pu vaquer aux mditations qui sont requises pour bien connatre la distinction qui est entre l'me et le corps.

Mais j'ai jug que c'tait ces mditations, plutt que les penses qui requirent moins d'attention, qui lui ont fait trouver de l'obscurit en la notion que nous avons de leur union ; ne me semblant pas que l'esprit humain soit capable de concevoir bien distinctement, et en mme temps, la distinction d'entre l'me et le corps, et leur union ; cause qu'il faut, pour cela, les, concevoir comme une seule chose, et ensemble tes concevoir comme deux, ce qui se contrarie. Et pour ce sujet (supposant que Votre Altesse avait encore les raisons qui prouvent la distinction de l'me et du corps fort prsentes son esprit, et ne voulant point la supplier de s'en dfaire, pour se reprsenter la notion de l'union que chacun prouve toujours en soi-mme sans philosopher ; savoir qu'il est une seule personne, qui a ensemble un corps et une pense, lesquels sont de telle nature que cette pense peut mouvoir le corps, et sentir les accidents qui lui arrivent), je me suis servi ci-devant de la comparaison de la pesanteur et des autres qualits que nous imaginons communment tre unies quelques corps, ainsi que la pense est unie au ntre ; et je ne me suis pas souci que cette comparaison clocht en cela que ces qualits ne sont pas relles, ainsi qu'on les imagine, cause que j'ai cru que Votre Altesse tait dj entirement persuade que l'me est une substance distincte du corps.

Mais, puisque Votre Altesse remarque qu'il est plus facile d'attribuer de la matire et de l'extension l'me, que de lui attribuer la capacit de mouvoir un corps et d'en tre mue, sans avoir de matire, je la supplie de vouloir librement attribuer cette matire et cette extension l'me ; car cela n'est autre chose que la concevoir unie au corps. Et aprs avoir bien conu cela, et l'avoir prouv en soi-mme, il lui sera ais de considrer que la matire qu'elle aura attribue cette pense, n'est pas la pense mme, et que l'extension de cette matire est d'autre nature que l'extension de cette pense, en ce que la premire est dtermine certain lieu, duquel elle exclut toute autre extension de corps, ce que ne fait pas la deuxime. Et ainsi Votre Altesse ne laissera pas de revenir aisment la connaissance de la distinction de l'me et du corps, nonobstant qu'elle ait conu leur union.

Enfin, comme je crois qu'il est trs ncessaire d'avoir bien compris, une fois en sa vie, les principes de la mtaphysique, cause que ce sont eux qui nous donnent la connaissance de Dieu et de notre me, je crois aussi qu'il serait trs nuisible d'occuper souvent son entendement les mditer, cause qu'il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions de l'imagination et des sens ; mais que le meilleur est de se contenter de retenir en sa mmoire et en sa crance les conclusions qu'on en a une fois tires, puis employer le reste du temps qu'on a pour l'tude, aux penses o l'entendement agit avec l'imagination et les sens.

L'extrme dvotion que j'ai au service de Votre Altesse, me fait esprer que ma franchise ne lui sera pas dsagrable, et elle m'aurait engag ici en un plus long discours, o j'eusse tch d'claircir cette fois toutes les difficults de la question propose ; mais une fcheuse nouvelle que je viens d'apprendre d'Utrecht, o le magistrat me cite, pour vrifier ce que j'ai crit d'un de leurs ministres, combien que ce soit un homme qui m'a calomni trs indignement, et que ce que j'ai crit de lui, pour ma juste dfense, ne soit que trop notoire tout le monde, me contraint de finir ici, pour aller consulter les moyens de me tirer, le plus tt que je pourrai, de ces chicaneries. Je suis,

Madame,

De V. A.

Le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 1er juillet 1643

Monsieur Descartes,

J'apprhende que vous ne receviez autant d'incommodit, par mon estime de vos instructions et le dsir de m'en prvaloir, que par l'ingratitude de ceux qui s'en privent eux-mmes et en voudraient priver le genre humain ; et ne vous aurai envoy un nouvel effet de mon ignorance avant que le vous susse dcharg de ceux de leur opinitret, si le sieur Van Bergen ne m'y et oblige plus tt, par sa civilit de vouloir demeurer en cette ville, jusqu' ce que je lui donnerais une rponse votre lettre du 28 de juin, qui me fait voir clairement les trois sortes de notions que nous avons, leurs objets, et comment on s'en doit servir.

Je trouve aussi que les sens me montrent que l'me meut le corps, mais ne m'enseignent point (non plus que l'entendement et l'imagination) la faon dont elle le fait. Et, pour cela, je pense qu'il y a des proprits de l'me, nous sont inconnues, qui. pourront peut-tre renverser ce que vos Mditations Mtaphysiques m'ont persuade, par de si bonnes raisons, de l'inextension de l'me. Et ce doute semble tre fond sur la rgle que vous y donnez, en parlant du vrai et du faux, et que toute l'erreur nous vient de former des jugements de ce que nous ne percevons assez. Quoique l'extension n'est ncessaire la pense, n'y rpugnant point, elle pourra duire quelque autre fonction de l'me, qui ne lui est moins essentielle. Du moins elle fait choir la contradiction des Scolastiques, qu'elle est toute en tout le corps, et toute en chacune de ses parties. Je ne m'excuse point de confondre la notion de l'me avec celle du corps par la mme raison que le vulgaire ; mais cela ne m'te point le premier doute, et je dsesprerai de trouver de la certitude en chose du monde, si vous ne m'en donnez, qui m'avez seul empche d'tre sceptique, quoi mon premier raisonnement me portait.

Encore que je vous doive cette confession, pour vous en rendre grce, je la croirais fort imprudente, si je ne connaissais votre bont et gnrosit, gale au reste de vos mrites, autant par l'exprience que j'en ai dj eue, que par rputation. Vous ne la pouvez tmoigner d'une faon plus obligeante que par les claircissements et conseils dont vous me faites part, que je prise au-dessus des plus grands trsors que pourrait possder

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1643

Madame,

Ayant su de Monsieur de Pollot que Votre Altesse a pris la peine de chercher la question des trois cercles, et qu'elle a trouv le moyen de la rsoudre, en ne supposant qu'une quantit inconnue, j'ai pens que mon devoir m'obligeait de mettre ici la raison pourquoi j'en avais propos plusieurs, et de quelle faon je les dmle.

J'observe toujours, en cherchant une question de Gomtrie, que les lignes, dont je me sers pour la trouver, soient parallles, ou s'entrecoupent angles droits, le plus qu'il est possible ; et je ne considre point d'autres thormes, sinon que les cts des triangles semblables ont semblable proportion entre eux, et que, dans les triangles rectangles, le carr de la base est gal aux deux carrs des cts. Et je ne crains point de supposer plusieurs quantits inconnues, pour rduire la question tels termes, qu'elle ne dpende que de ces deux thormes ; au contraire, j'aime mieux en supposer plus que moins. Car, par ce moyen, je vois plus clairement tout ce que je fais, et en les dmlant je trouve mieux les plus courts chemins, et m'exempte de multiplications superflues ; au lieu que, si l'on tire d'autres lignes, et qu'on se serve d'autres thormes, bien qu'il puisse arriver, par hasard, que le chemin qu'on trouvera soit plus court que le mien, toutefois il arrive quasi toujours le contraire. Et on ne voit point si bien ce qu'on fait, si ce n'est qu'on ait la dmonstration du thorme dont on se sert fort prsente en l'esprit ; et en ce cas on trouve, quasi toujours, qu'il dpend de la considration de quelques triangles, qui sont ou rectangles, ou semblables entre eux, et ainsi on retombe dans le chemin que je tiens.

Par exemple, si on veut chercher cette question des trois cercles, par l'aide d'un thorme qui enseigne trouver l'aire d'un triangle par ses trois cts, on n'a besoin de supposer qu'une quantit inconnue. Car si A, B, C sont les centres des trois cercles donns, et D le centre du cherch, les trois cts du triangle A B C sont donns, et les trois lignes A D, B D, C D sont composes des trois rayons des cercles donns, joints au rayon du cercle cherch, si bien que, supposant x pour ce rayon, on a tous les cts des triangles A B D, A C D, B C D ; et par consquent on peut avoir leurs aires, qui, jointes ensemble, sont gales l'aire du triangle donn A B C ; et on peut, par cette quation, venir la connaissance du rayon x, qui seul est requis pour la solution de la question. Mais ce chemin me semble conduire tant de multiplications superflues, que je ne voudrais pas entreprendre de les dmler en trois mois. C'est pourquoi, au lieu des deux lignes obliques A B et B C, je mne les trois perpendiculaires B E, D G, D F, et posant trois quantits inconnues, l'une pour D F, l'autre pour D G, et l'autre pour le rayon du cercle cherch, j'ai tous les cts des trois triangles rectangles A D F, B D G, C D F, qui me donnent trois quations, pour ce qu'en chacun d'eux le carr de la base est gal aux deux carrs des cts.

 

 

Aprs avoir ainsi fait autant d'quations que j'ai suppos de quantits inconnues, je considre si, par chaque quation, j'en puis trouver une en termes assez simples ; et si je ne le puis, je tche d'en venir bout, en joignant deux ou plusieurs quations par l'addition ou soustraction ; et enfin, lorsque cela ne suffit pas, j'examine seulement s'il ne sera point mieux de changer les termes en quelque faon. Car, en faisant cet examen avec adresse, on rencontre aisment les plus courts chemins, et on en peut essayer une infinit en fort peu de temps.

Ainsi, en cet exemple, je suppose que les trois bases des triangles rectangles sont

et, faisant

j'ai pour les cts des mmes triangles :

Puis, faisant le carr de chacune de ces bases gal au carr des deux cts, j'ai les trois quations suivantes :

et je vois que, par l'une d'elles toute seule, je ne puis trouver aucune des quantits inconnues, sans en tirer la racine carre, ce qui embarrasserait trop la question. C'est pourquoi je viens au second moyen, qui est de joindre deux quations ensemble, et j'aperois incontinent que, les termes xx, yy et zz tant semblables en toutes trois, si j'en te une d'une autre, laquelle je voudrai, ils s'effaceront, et ainsi je n'aurai plus de termes inconnus que x, y et z tous simples. je vois aussi que, si j'te la seconde de la premire ou de la troisime, j'aurai tous ces trois termes x, y et z ; mais que, si j'te la premire de la troisime, je n'aurai que x et z. Je choisis donc ce dernier chemin, et je trouve

ou bien

ou bien

Puis, tant la seconde quation de la premire ou de la troisime (car l'un revient l'autre), et au lieu de z mettant les termes que je viens de trouver, j'ai par la premire et la seconde :

Ou bien

Ou bien

Enfin, retournant l'une des trois premires quations, et au lieu d'y ou de z mettant les quantits qui leur sont gales, et les carrs de ces quantits pour yy et zz, on trouve une quation o il n'y a que x et xx inconnus ; de faon que le problme est plan, et il n'est plus besoin de passer outre. Car le reste ne sert point pour cultiver ou recrer l'esprit, mais seulement pour exercer la patience de quelque calculateur laborieux. Mme j'ai peur de m'tre rendu ici ennuyeux Votre Altesse, pour ce que je me suis arrt crire des choses qu'elle savait sans doute mieux que moi, et qui sont faciles, mais qui sont nanmoins les clefs de mon algbre. je la supplie trs humblement de croire que c'est la dvotion que j'ai l'honorer, qui m'y a port, et que je suis,

Madame,

De V. A.

Le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 21 novembre 1643

Monsieur Descartes,

Si j'avais autant d'habilet suivre vos avis, que d'envie, vous trouveriez dj les effets de votre charit aux progrs que j'aurais faits dans le raisonnement et dans l'algbre, desquels, cette heure, je ne vous puis montrer que les fautes. Mais je suis si accoutume de vous en faire voir, qu'il m'arrive, comme aux vieux pcheurs, d'en perdre tout fait la honte. Pourquoi j'avais fait dessein de vous envoyer la solution de la question que vous m'avez donne, par la mthode qu'on m'a enseigne autrefois, tant pour vous obliger de m'en dire les manquements, que parce que le ne suis pas si bien verse en la vtre. Car je remarquais bien qu'il y en avait ma solution, n'y voyant assez clair pour en conclure un thorme ; mais je n'en aurais jamais trouv la raison sans votre dernire lettre, qui m'y donne toute la satisfaction que je demandais, et m'apprend plus que je n'aurais fait en six mois de mon matre. Je vous en suis trs redevable et n'aurais jamais pardonn M. de Palloti, s'il en et us selon votre ordre. Toutefois il ne me l'a voulu bailler, qu' condition que je vous enverrais ce que j'ai fait. Ne trouvez donc point mauvais que je vous donne une incommodit superflue, puisqu'il y a peu de choses que je ne ferais, pour obtenir ces effets de votre bonne volont, qui est infiniment estime de

Votre trs affectionne amie vous servir

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond du Hoef, novembre 1643

Madame,

La solution qu'il a plu Votre Altesse me faire l'honneur de m'envoyer, est si juste, qu'il ne s'y peut rien dsirer davantage ; et je n'ai pas seulement t surpris d'tonnement, en la voyant, mais je ne puis m'abstenir d'ajouter que j'ai t aussi ravi de joie, et ai pris de la vanit de voir que le calcul, dont se sert Votre Altesse, est entirement semblable celui que j'ai propos dans ma Gomtrie. L'exprience m'avait fait connatre que la plupart des esprits qui ont de la facilit entendre les raisonnements de la mtaphysique, ne peuvent pas concevoir ceux de l'algbre, et rciproquement, que ceux qui comprennent aisment ceux-ci, sont d'ordinaire incapables des autres ; et je ne vois que celui de Votre Altesse, auquel toutes choses sont galement faciles. Il est vrai que j'en avais dj tant de preuves, que je n'en pouvais aucunement douter ; mais je craignais seulement que la patience, qui est ncessaire pour surmonter, au commencement, les difficults du calcul, ne lui manqut. Car c'est une qualit qui est extrmement rare aux excellents esprits et aux personnes de grande condition.

Maintenant que cette difficult est surmonte, elle aura beaucoup plus de plaisir au reste ; et en substituant une seule lettre au lieu de plusieurs, ainsi qu'elle a fait ici fort souvent, le calcul ne lui sera pas ennuyeux. C'est une chose qu'on peut quasi toujours faire, lorsqu'on veut seulement voir de quelle nature est une question, c'est--dire si elle peut se rsoudre avec la rgle et le compas, ou s'il y faut employer quelques autres lignes courbes du premier ou du second genre, etc., et quel est le chemin pour la trouver ; qui est ce de quoi je me contente ordinairement, touchant les questions particulires. Car il me semble que le surplus, qui consiste chercher la construction et la dmonstration par les propositions d'Euclide, en cachant le procd de l'algbre, n'est qu'un amusement pour les petits gomtres, qui ne requiert pas beaucoup d'esprit ni de science. Mais lorsqu'on a quelque question qu'on veut achever, pour en faire un thorme qui serve de rgle gnrale pour en rsoudre plusieurs autres semblables, il est besoin de retenir jusques la fin toutes les mmes lettres qu'on a poses au commencement ; ou bien, si on en change quelques-unes pour faciliter le calcul, il les faut remettre par aprs, tant la fin, cause qu'ordinairement plusieurs s'effacent l'une contre l'autre, ce qui ne se peut voir, lorsqu'on les a changes.

 

Il est bon aussi d'observer que les quantits qu'on dnomme par les lettres, aient semblable rapport les unes aux autres, le plus qu'il est possible ; cela rend le thorme plus beau et plus court, pour ce que ce qui s'nonce de l'une de ces quantits, s'nonce en mme faon des autres, et empche qu'on ne puisse faillir au calcul, pour ce que les lettres qui signifient des quantits qui ont mme rapport, s'y doivent trouver distribues en mme faon ; et quand cela manque, on reconnat son erreur.

Ainsi, pour trouver un thorme qui enseigne quel est le rayon du cercle, qui touche les trois donns par position, il ne faudrait pas, en cet exemple, poser les trois lettres a, b, c, pour les lignes A D, D C, D B, mais pour les lignes A B, A C et B C, pour ce que ces dernires ont mme rapport l'une que l'autre aux trois A H, B H et C H, ce que n'ont pas les premires. Et en suivant le calcul avec ces six lettres, sans les changer ni en ajouter d'autres, par le chemin qu'a pris Votre Altesse (car il est meilleur, pour cela, que celui que j'avais propos), on doit venir une quation fort rgulire, et qui fournira un thorme assez court. Car les trois lettres a, b, c, y sont disposes en mme faon, et aussi les trois d, e, f.

Mais, pour ce que le calcul en est ennuyeux, si Votre Altesse a dsir d'en faire l'essai, il lui sera plus ais, en supposant que les trois cercles donns s'entretouchent, et n'employant, en tout le calcul, que les quatre lettres d, e, f, x, qui tant les rayons des quatre cercles, ont semblable rapport l'une l'autre. Et, en premier lieu, elle trouvera

o elle peut dj remarquer que x est dans la ligne A K, comme e dans la ligne A D, pour ce qu'elle se

trouve par le triangle A H C, comme l'autre par le triangle A B C. Puis enfin, elle aura cette quation,

 

de laquelle on tire, pour thorme, que les quatre sommes, qui se produisent en multipliant ensemble les carrs de trois de ces rayons, font le double de six, qui se produisent en multipliant deux de ces rayons l'un par l'autre, et par les carrs des deux autres ; ce qui suffit pour servir de rgle trouver le rayon du plus grand cercle qui puisse tre dcrit entre les trois donns qui s'entretouchent. Car, si les rayons de ces trois donns sont, par exemple,

j'aurai 576 pour ddeeff, et 36 xx pour ddeexx, et ainsi des autres. D'o je trouverai

si je ne me suis tromp au calcul que je viens de faire.

Et Votre Altesse peut voir ici deux procdures fort diffrentes dans une mme question, selon les diffrents desseins qu'on se propose. Car, voulant savoir de quelle nature est la question, et par quel biais on la peut rsoudre, je prends pour donnes les lignes perpendiculaires ou parallles, et suppose plusieurs autres quantits inconnues, afin de ne faire aucune multiplication superflue, et voir mieux les plus courts chemins ; au lieu que, la voulant achever, je prends pour donns les cts du triangle, et ne suppose qu'une lettre inconnue. Mais il y a quantit de questions, o le mme chemin conduit l'un et l'autre, et je ne doute point que Votre Altesse ne voie bientt jusqu'o peut atteindre l'esprit humain dans cette science. je m'estimerais extrmement heureux, si j'y pouvais contribuer quelque chose, comme tant port d'un zle trs particulier tre,

Madame,

De V. A.

Le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

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Descartes Elisabeth - Paris, juillet 1644 (?)

Madame,

Mon voyage ne pouvait tre accompagn d'aucun malheur, puisque j'ai t si heureux, en le faisant, que d'tre en la souvenance de Votre Altesse ; la trs favorable lettre, qui m'en donne des marques, est la chose la plus prcieuse que je pusse recevoir en ce pays. Elle m'aurait entirement rendu heureux, si elle ne m'avait appris que la maladie qu'avait Votre Altesse, auparavant que je partisse de La Haye, lui a encore laiss quelques restes d'indisposition en l'estomac. Les remdes qu'elle a choisis, savoir la dite et l'exercice, sont, mon avis, les meilleurs de tous, aprs toutefois ceux de l'me, qui a sans doute beaucoup de force sur le corps, ainsi que montrent les grands changement que la colre, la crainte et les autres passions excitent en lui. Mais ce n'est pas directement par sa volont qu'elle conduit les esprits dans les lieux o ils peuvent tre utiles ou nuisibles ; c'est seulement en voulant ou pensant quelque autre chose. Car la construction de notre corps est telle, que certains mouvements suivent en lui naturellement de certaines penses : comme on voit que la rougeur du visage suit de la honte, les larmes de la compassion, et le ris de la joie. Et je ne sache point de pense plus propre pour la conservation de la sant, que celle qui consiste en une forte persuasion et ferme crance, que l'architecture de nos corps est si bonne que, lorsqu'on est une fois sain, on ne peut pas aisment tomber malade, si ce n'est qu'on fasse quelque excs notable, ou bien que l'air ou les autres causes extrieures nous nuisent ; et qu'ayant une maladie, on peut aisment se remettre par la seule force de la nature, principalement lorsqu'on est encore jeune. Cette persuasion est sans doute beaucoup plus vraie et plus raisonnable, que celle de certaines gens, qui, sur le rapport d'un astrologue ou d'un mdecin, se font accroire qu'ils doivent mourir en certain temps et par cela seul deviennent malades, et mme en meurent assez souvent, ainsi que j'ai vu arriver diverses personnes. Mais je ne pourrais manquer d'tre extrmement triste, si je pensais que l'indisposition de Votre Altesse durt encore ; j'aime mieux esprer qu'elle est toute passe; et toutefois le dsir d'en tre certain me fait avoir des passions extrmes de retourner en Hollande.

Je me propose de partir d'ici, dans quatre ou cinq jours, pour passer en Poitou et en Bretagne, o sont les affaires qui m'ont amen ; mais sitt que je les aurai pu mettre un peu en ordre, je ne souhaite rien tant que de retourner vers les lieux ou j'ai t si heureux que d'avoir l'honneur de parler quelquefois Votre Altesse. Car, bien qu'il y ait ici beaucoup de personnes que j'honore et estime, je n'y ai toutefois encore rien vu qui me puisse arrter. Et je suis, au-del de tout ce que je puis dire, etc.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 1er aot 1644

Monsieur Descartes,

Le prsent que M. van Bergen m'a fait de votre part m'oblige de vous en rendre grce, et ma conscience m'accuse de ne le Pouvoir faire selon ses mrites. Quand je n'y aurais reu que le bien qui en revient notre sicle, celui-ci vous devant tout ce que les prcdents ont pay aux inventeurs des sciences, puisque vous avez seul dmontr qu'il y en a, jusqu' quelle proportion montera ma dette, qui vous donnez, avec l'instruction, une partie de votre gloire, dans le tmoignage public que vous me faites de votre amiti et de votre approbation ? Les pdants diront que vous tes contraint de btir une nouvelle morale, pour m'en rendre digne. Mais je la prends pour une rgle de ma vie, ne me sentant qu'au premier degr, que vous y approuvez, le dsir d'informer mon entendement et de suivre le bien qu'il connat. C'est cette volont que je dois l'intelligence de vos uvres, qui ne sont obscures qu' ceux qui les examinent par les principes d'Aristote, ou avec fort peu de soin, comme les plus raisonnables de nos docteurs en ce pays m'ont avou qu'ils ne les tudiaient point, parce qu'ils sont trop vieux pour commencer une nouvelle mthode, ayant us la force du corps et de l'esprit dans la vieille.

Mais je crains que vous rtracterez, avec justice, l'opinion que vous etes de ma comprhension, quand vous saurez que je n'entends pas comment l'argent vif se forme, si plein d'agitation et si pesant tout ensemble, contraire la dfinition que vous avez fait de la pesanteur ; et, encore que le corps E, dans la figure de la 225e page, le presse, quand il est dessous, pourquoi se ressentirait-il de cette contrainte, lorsqu'il est au-dessus, plus que ne fait l'air en sortant d'un vaisseau o il a t press ?

La seconde difficult que j'aie trouve est celle de faire passer ces particules, tournes en coquilles, par le centre de la terre, sans tre plies ou dfigures par le feu qui s'y trouve, comme ils le furent du commencement pour former le corps M. Il n'y a que leur vitesse qui les en peut sauver, et vous dites, dans la page 133 et 134, qu'elle ne leur est point ncessaire pour aller en ligne droite et, par consquent, que ce sont les parties les moins agites du premier lment qui s'coulent ainsi par les globules du second. Je m'tonne pareillement qu'ils prennent un si grand tour, en sortant des ples du corps M, et passent par la superficie de la terre, pour retourner l'autre, puisqu'ils peuvent trouver un chemin plus proche par le corps C.

Je ne vous reprsente ici que les raisons de mes doutes dans votre livre ; celles de mon admiration tant innumrables, comme aussi celles de mon obligation, entre lesquelles je compte encore la bont que vous avez eue de m'informer de vos nouvelles et me donner des prceptes pour la conservation de ma sant. Celles-l m'apportaient beaucoup de joie par le bon succs de votre voyage et la continuation du dessein que vous aviez de revenir, et celles-ci beaucoup de profit, puisque j'en exprimente dj la bont en moi-mme. Vous n'avez pas montr M. Voetius le danger qu'il y a d'tre votre ennemi, comme moi l'avantage de votre bienveillance ; autrement, il en fuirait autant le titre, comme je cherche de mriter celui de

Votre trs affectionne amie vous rendre service,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Le Crvis, aot 1644

Madame,

La faveur que me fait Votre Altesse de n'avoir pas dsagrable que j'aie os tmoigner en public combien je l'estime et je l'honore, est plus grande, et m'oblige plus qu'aucune que je pourrais recevoir d'ailleurs. Et je ne crains pas qu'on m'accuse d'avoir rien chang en la morale, pour faire entendre mon sentiment sur ce sujet ; car ce que j'en ai crit est si vritable et si clair, que je m'assure qu'il n'y aura point d'homme raisonnable qui ne l'avoue. Mais je crains que ce que j'ai mis, au reste du livre, ne soit plus douteux et plus obscur, puisque V. A. y trouve des difficults.

Celle qui regarde la pesanteur de l'argent vif est fort considrable, et j'eusse tch de l'claircir, sinon que, n'ayant pas encore assez examin la nature de ce mtal, j'ai eu peur de faire quelque chose contraire ce que je pourrai apprendre ci-aprs. Tout ce que j'en puis maintenant dire, est que je me persuade que les petites parties de l'air, de l'eau, et de tous les autres corps terrestres, ont plusieurs pores, par o la matire trs subtile peut passer ; et cela suit assez de la faon dont j'ai dit qu'elles sont formes. Or, il suffit de dire que les parties du vif-argent et des autres mtaux ont moins de tels pores, pour faire entendre pourquoi ces mtaux sont plus pesants. Car, par exemple, encore que nous avouassions que les parties de l'eau et celles du vif-argent fussent de mme grosseur et figure, et que leurs mouvements fussent semblables, si seulement nous supposons que chacune des parties de l'eau est comme une petite corde fort molle et fort lche, mais que celles du vif-argent, ayant moins de pores, sont comme d'autres petites cordes beaucoup plus dures et plus serres, cela suffit pour faire entendre que le vif-argent doit beaucoup plus peser que l'eau.

Pour les petites parties tournes en coquille, ce n'est pas merveille qu'elles ne soient point dtruites par le feu qui est au centre de la terre. Car ce feu-l n'tant compos que de la matire trs subtile toute seule, il peut bien les emporter fort vite, mais non pas les faire choquer contre quelques autres corps durs ; ce qui serait requis pour les rompre ou les diviser.

Au reste, ces parties en coquille ne prennent point un trop grand tour pour retourner d'un ple l'autre. Car je suppose que la plupart passe par le dedans de la terre ; en sorte qu'il n'y a que celles qui ne trouvent point de passage plus bas, qui retournent par notre air. Et c'est la raison que je donne, pourquoi la vertu de l'aimant ne nous parat pas si forte en toute la masse de la terre, qu'en de petites pierres d'aimant.

Mais je supplie trs humblement Votre Altesse de me pardonner, si je n'cris rien ici que fort confusment. Je n'ai point encore le livre dont elle a daign marquer les pages, et je suis en voyage continu ; mais j'espre, dans deux ou trois mois, avoir l'honneur de lui faire la rvrence La Haye. je suis, etc.

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Descartes Elisabeth - Egmond, 18 mai 1645

 Madame,

J'ai t extrmement surpris d'apprendre, par les lettres de Monsieur de Pollot, que V. A. a t longtemps malade, et je veux mal ma solitude, pour ce qu'elle est cause que je ne l'ai point su plus tt. Il est vrai que, bien que je sois tellement retir du monde, que je n'apprenne rien du tout de ce qui s'y passe, toutefois le zle que j'ai pour le service de Votre Altesse ne m'et pas permis d'tre si longtemps sans savoir l'tat de sa sant, quand j'aurais d aller La Haye tout exprs pour m'en enqurir, sinon que Monsieur de Pollot, m'ayant crit fort la hte, il y a environ deux mois, m'avait promis de m'crire derechef par le prochain ordinaire ; et pour ce qu'il ne manque jamais de me mander comment se porte Votre Altesse, pendant que je n'ai point reu de ses lettres, j'ai suppos que vous tiez toujours en mme tat. Mais j'ai appris, par ses dernires, que Votre Altesse a eu, trois ou quatre semaines durant, une fivre lente, accompagne d'une toux sche, et qu'aprs en avoir t dlivre pour cinq ou six jours, le mal est retourn, et que toutefois, au temps qu'il m'a envoy sa lettre (laquelle a t prs de quinze jours par les chemins), Votre Altesse commenait derechef se porter mieux. En quoi je remarque les signes d'un mal si considrable, et nanmoins auquel il me semble que Votre Altesse peut si certainement remdier, que je ne puis m'abstenir de lui en crire mon sentiment. Car, bien que je ne sois pas mdecin, l'honneur que Notre Altesse me fit, l't pass, de vouloir savoir mon opinion, touchant une autre indisposition qu'elle avait pour lors, me fait esprer que ma libert ne lui sera pas dsagrable.

La cause la plus ordinaire de la fivre lente est la tristesse ; et l'opinitret de la fortune perscuter votre maison, vous donne continuellement des sujets de fcherie, qui sont si publics et si clatants, qu'il n'est pas besoin d'user beaucoup de conjectures, ni tre fort dans les affaires, pour juger que c'est en cela que consiste la principale cause de votre indisposition. Et il est craindre que vous n'en puissiez tre du tout dlivre, si ce n'est que, par la force de votre vertu, vous rendiez votre me contente, malgr les disgrces de la fortune. Je sais bien que ce serait tre imprudent de vouloir persuader la joie une personne, qui la fortune envoie tous les jours de nouveaux sujets de dplaisir, et je ne suis point de ces philosophes cruels, qui veulent que leur sage soit insensible. Je sais aussi que Votre Altesse n'est point tant touche de ce qui la regarde en son particulier, que de ce qui regarde les intrts de sa maison et des personnes qu'elle affectionne ; ce que j'estime comme une vertu la plus aimable de toutes. Mais il me semble que la diffrence qui est entre les plus grandes mes et celles qui sont basses et vulgaires, consiste, principalement, en ce que les mes vulgaires se laissent aller leurs passions, et ne sont heureuses ou malheureuses, que selon que les choses qui leur surviennent sont agrables ou dplaisantes ; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu'elles aient aussi des passions, et mme souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure nanmoins toujours la matresse, et fait que les afflictions mme leur servent, et contribuent la parfaite flicit dont elles jouissent ds cette vie. Car, d'une part, se considrant comme immortelles et capables de recevoir de trs grands contentements, puis, d'autre part, considrant qu'elles sont jointes des corps mortels et fragiles, qui sont sujets beaucoup d'infirmits, et qui ne peuvent manquer de prir dans peu d'annes, elles font bien tout ce qui est en leur pouvoir pour se rendre la fortune favorable en cette vie, mais nanmoins elles l'estiment si peu, au regard de l'ternit, qu'elles n'en considrent quasi les vnements que comme nous faisons ceux des comdies. Et comme les histoires tristes et lamentables, que nous voyons reprsenter sur un thtre, nous donnent souvent autant de rcration que les gaies, bien qu'elles tirent des larmes de nos yeux ; ainsi ces plus grandes mes, dont je parle, ont de la satisfaction, en elles-mmes, de toutes les choses qui leur arrivent, mme des plus fcheuses et insupportables. Ainsi, ressentant de la douleur en leur corps, elles s'exercent la supporter patiemment, et cette preuve qu'elles font de leur force leur est agrable; ainsi, voyant leurs amis en quelque grande affliction, elles compatissent leur mal, et font tout leur possible pour les en dlivrer, et ne craignent pas mme de s'exposer la mort pour ce sujet, s'il en est besoin. Mais, cependant, le tmoignage que leur donne leur conscience, de ce qu'elles s'acquittent en cela de leur devoir, et font une action louable et vertueuse, les rend plus heureuses, que toute la tristesse, que leur donne la compassion, ne les afflige. Et enfin, comme les plus grandes prosprits de la fortune ne les enivrent jamais, et ne les rendent point plus insolentes, aussi les plus grandes adversits ne les peuvent abattre ni rendre si tristes, que le corps, auquel elles sont jointes, en devienne malade.

Je craindrais que ce style ne ft ridicule, si je m'en servais en crivant quelqu'autre ; mais, pour ce que je considre Votre Altesse comme ayant l'me la plus noble et la plus releve que je connaisse, je crois qu'elle doit aussi tre la plus heureuse, et qu'elle le sera vritablement, pourvu qu'il lui plaise jeter les yeux sur ce qui est au-dessous d'elle, et comparer la valeur des biens qu'elle possde, et qui ne lui sauraient jamais tre ts, avec ceux dont la fortune l'a dpouille, et les disgrces dont elle la perscute en la personne de ses proches ; car alors elle verra le grand sujet qu'elle a d'tre contente de ses propres biens. Le zle extrme que j'ai pour elle est cause que je me suis laiss emporter ce discours, que je la supplie trs humblement d'excuser, comme venant d'une personne qui est, etc.

Table des matires


Elisabeth Descartes - La Haye, 24 mai 1645

Monsieur Descartes,

Je vois que les charmes de la vie solitaire ne vous tent point les vertus requises la socit. Ces bonts gnreuses que vous avez pour vos amis et me tmoignez aux soins que vous avez de ma sant, je serais fche qu'ils vous eussent engag faire un voyage jusqu'ici, depuis que M. de Palotti m'a dit que vous jugiez le repos ncessaire votre conservation. Et Je vous assure que les mdecins, qui me virent tous les jours et examinrent tous les symptmes de mon mal, n'en ont pas trouv la cause, ni ordonn de remdes si salutaires que vous avez fait de loin. Quand ils auraient t assez savants pour se douter de la part que mon esprit avait au dsordre du corps, je n'aurais point eu la franchise de le leur avouer. Mais vous, Monsieur, je le fais sans scrupule, m'assurant qu'un rcit si naf de mes dfauts ne m'tera point la part que j'ai en votre amiti, mais me la confirmera d'autant plus, puisque vous y verrez qu'elle m'est ncessaire.

Sachez donc que j'ai le corps imbu d'une grande partie des faiblesses de mon sexe, qu'il se ressent trs facilement des afflictions de l'me, et n'a point la force de se remettre avec elle, tant d'un temprament sujet aux obstructions et demeurant en un air qui y contribue fort ; aux personnes qui ne peuvent point faire beaucoup d'exercice, il ne faut point une longue oppression de cur par la tristesse, pour opiler la rate et infecter le reste du corps par ses vapeurs. Je m'imagine que la fivre lente et la toux sche, qui ne me quitte pas encore, quoique la chaleur de la saison et les promenades que je fais rappellent un peu mes forces, vient de l. C'est ce qui me fait consentir l'avis des mdecins, de boire d'ici en un mois les eaux de Spa (qu'on fait venir jusqu'ici sans qu'elles se gtent), ayant trouv, par exprience, qu'elles chassent les obstructions. Mais je ne les prendrai point, avant que j'en sache votre opinion, puisque vous avez la bont de me vouloir gurir le corps avec l'me.

Je continuerai aussi de vous confesser qu'encore que je ne pose point ma flicit en chose qui dpende de la fortune ou de la volont des hommes, et que le ne m'estimerai absolument malheureuse, quand je ne verrais jamais ma maison restitue, ou mes proches hors de misre, je ne saurais considrer les accidents nuisibles qui leur arrivent, sous autre notion que celle du mal, ni les efforts inutiles que je fais pour leur service, sans quelque sorte d'inquitude, qui' n'est pas sitt calme par le raisonnement, qu'un nouveau dsastre n'en produit d'autre. Et je pense que, si ma vie vous tait entirement connue, vous trouveriez plus trange qu'un esprit sensible, comme le mien, s'est conserv si' longtemps, parmi tant de traverses, dans un corps si faible, sans conseil que celui de son propre raisonnement, et sans consolation que celle de sa conscience, que vous ne faites les causes de cette prsente maladie.

J'ai employ tout l'hiver pass en des affaires si fcheuses, qu'elles m'empchrent de me servir de la libert que vous m'avez octroye, de vous proposer les difficults que je trouverai en mes tudes, et m'en donnrent d'autres, dont il me fallait encore plus de stupidit que je n'ai, pour m'en dbarrasser. Je ne trouvai qu'un peu devant mon indisposition le loisir de lire la philosophie de M. le chevalier Digby qu'il a faite en anglais, d'o j'esprais prendre des arguments pour rfuter la vtre, puisque le sommaire des chapitres me montrait deux endroits, o il prtendait l'avoir fait ; mais je fus toute tonne, quand j'y arrivai, de voir qu'il n'avait rien moins entendu que ce qu'il approuve de votre sentiment de la rflexion, et de ce qu'il nie de celui de la rfraction, ne faisant nulle distinction entre le mouvement d'une balle et sa dtermination, et ne considrant pourquoi un corps mou qui cde retarde l'un, et qu'un corps dur ne fait que rsister l'autre. Pour une partie de ce qu'il dit du mouvement du cur, il en est plus excusable, s'il n'a point lu ce que vous en crivtes au mdecin de Louvain. Le docteur Jonson m'a dit qu'il vous traduira ces deux chapitres ; et je pense que vous n'aurez pas grande curiosit pour le reste du livre, parce qu'il est du calibre et suit la mthode de ce prtre Anglais qui se donne le nom d'Albanus, quoiqu'il y ait de trs belles mditations, et que difficilement on en peut attendre davantage d'un homme qui a pass le plus grand temps de sa vie poursuivre des desseins d'amour ou d'ambition. Je n'en aurai jamais de plus forts et de plus constants que celui d'tre, toute ma vie,

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

En relisant ce que je vous mande de moi-mme, je m'aperois que j'oublie une de vos maximes, qui est de ne mettre jamais rien par crit, qui puisse tre mal interprt de lecteurs peu charitables. Mais je me fie tant au soin de M. de Palotti, que je sais que ma lettre vous sera bien rendue, et votre discrtion, que vous l'terez, par le feu, du hasard de tomber en mauvaises mains.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, mai ou juin 1645

Madame,

  Je n'ai pu lire la lettre que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'crire, sans avoir des ressentiments extrmes, de voir qu'une vertu si rare et si accomplie ne soit pas accompagne de la sant, ni des prosprits qu'elle mrite, et je conois aisment la multitude des dplaisirs qui se prsentent continuellement elle, et qui sont d'autant plus difficiles surmonter, que souvent ils sont de telle nature, que la vraie raison n'ordonne pas qu'on s'oppose directement eux et qu'on tche de les chasser. Ce sont des ennemis domestiques, avec lesquels tant contraint de converser, on est oblig de se tenir sans cesse sur ses gardes, afin d'empcher qu'ils ne nuisent ; et je ne trouve cela qu'un seul remde, qui est d'en divertir son imagination et ses sens le plus qu'il est possible, et de n'employer que l'entendement seul les considrer, lorsqu'on y est oblig par la prudence.

On peut, ce me semble, aisment remarquer ici la diffrence qui est entre l'entendement et l'imagination ou le sens ; car elle est telle, que je crois qu'une personne, qui aurait d'ailleurs toute sorte de sujet d'tre contente, mais qui verrait continuellement reprsenter devant soi des tragdies dont tous les actes fussent funestes, et qui ne s'occuperait qu' considrer des objets de tristesse et de piti, qu'elle st tre feints et fabuleux, en sorte qu'ils ne fissent que tirer des larmes de ses yeux, et mouvoir son imagination, sans toucher son entendement, je crois, dis-je, que cela seul suffirait pour accoutumer son cur se resserrer et jeter des soupirs ; ensuite de quoi la circulation du sang tant retarde et ralentie, les plus grossires parties de ce sang, s'attachant les unes aux autres, pourraient facilement lui opiler la rate, en s'embarrassant et s'arrtant dans ses pores ; et les plus subtiles, retenant leur agitation, lui pourraient altrer le poumon, et causer une toux, qui la longue serait fort craindre. Et, au contraire, une personne qui aurait une infinit de vritables sujets de dplaisir, mais qui s'tudierait avec tant de soin en dtourner son imagination, qu'elle ne penst jamais eux, que lorsque la ncessit des affaires l'y obligerait, et qu'elle employt tout le reste de son temps ne considrer que des objets qui lui pussent apporter du contentement et de la joie, outre que cela lui serait grandement utile, pour juger plus sainement des choses qui lui importeraient, pour ce qu'elle les regarderait sans passion, je ne doute point que cela seul ne ft capable de la remettre en sant, bien que sa rate et ses poumons fussent dj fort mal disposs par le mauvais temprament du sang que cause la tristesse. Principalement, si elle se servait aussi des remdes de la mdecine, pour rsoudre cette partie du sang qui cause des obstructions ; quoi je juge que les eaux de Spa sont trs propres, surtout si Votre Altesse observe, en les prenant, ce que les mdecins ont coutume de recommander, qui est qu'il se faut entirement dlivrer l'esprit de toutes sortes de penses tristes, et mme aussi de toutes sortes de mditations srieuses touchant les sciences, et ne s'occuper qu' imiter ceux qui, en regardant la verdeur d'un bois, les couleurs d'une fleur, le vol d'un oiseau, et telles choses qui ne requirent aucune attention, se persuadent qu'ils ne pensent rien. Ce qui n'est pas perdre le temps, mais le bien employer ; car on peut, cependant, se satisfaire par l'esprance que, par ce moyen, on recouvrera une parfaite sant, laquelle est le fondement de tous les autres biens qu'on peut avoir en cette vie.

Je sais bien que je n'cris rien ici que Votre Altesse ne sache mieux que moi, et que ce n'est pas tant la thorie, que la pratique, qui est difficile en ceci ; mais la faveur extrme qu'elle me fait de tmoigner qu'elle n'a pas dsagrable d'entendre mes sentiments, me fait prendre la libert de les crire tels qu'ils sont, et me donne encore celle d'ajouter ici, que j'ai expriment en moi-mme, qu'un mal presque semblable, et mme plus dangereux, s'est guri par le remde que je viens de dire. Car, tant n d'une mre qui mourut, peu de jours aprs ma naissance, d'un mal de poumon, caus par quelques dplaisirs, j'avais hrit d'elle une toux sche, et une couleur ple, que j'ai garde jusques l'ge de plus de vingt ans, et qui faisait que tous les mdecins qui m'ont vu avant ce temps-l, me condamnaient mourir jeune. Mais je crois que l'inclination que j'ai toujours eue regarder les choses qui se prsentaient du biais qui me les pouvait rendre le plus agrables, et faire que mon principal contentement ne dpendt que de moi seul, est cause que cette indisposition, qui m'tait comme naturelle, s'est peu peu entirement passe.

J'ai beaucoup d'obligation Votre Altesse, de ce qu'il lui a plu me mander son sentiment du livre de Monsieur le Chevalier d'Igby, lequel je ne serai point capable de lire, jusqu' ce qu'on l'ait traduit en latin ; ce que Monsieur Jonson, qui tait hier ici, m'a dit que quelques-uns veulent faire. Il m'a dit aussi que je pouvais adresser mes lettres pour Votre Altesse par les messagers ordinaires, ce que je n'eusse os faire sans lui, et j'avais diffr d'crire celle-ci, pour ce que j'attendais qu'un de mes amis allt La Haye pour la lui donner. je regrette infiniment l'absence de Monsieur de Pollot, pour ce que je pouvais apprendre par lui l'tat de votre disposition ; mais les lettres qu'on envoie pour moi au messager d'Alkmar ne manquent point de m'tre rendues, et comme il n'y a rien au monde que je dsire avec tant de passion que de pouvoir rendre service Votre Altesse, il n'y a rien aussi qui me puisse rendre plus heureux, que d'avoir l'honneur de recevoir ses commandements. Je suis, etc.

Table des matires


Elisabeth Descartes - La Haye, 22 juin 1645

Monsieur Descartes,

Vos lettres me servent toujours d'antidote contre la mlancolie, quand elles ne m'enseigneraient pas, dtournant mon esprit des objets dsagrables qui lui surviennent tous les jours, pour lui faire contempler le bonheur que je possde dans l'amiti d'une personne de votre mrite, au conseil duquel je puis commettre la conduite de ma vie. Si je la pouvais encore conformer vos derniers prceptes, il n'y a point de doute que le me gurirais promptement des maladies du corps et des faiblesses de l'esprit. Mais j'avoue que le trouve de la difficult sparer des sens et de l'imagination des choses qui y sont continuellement reprsentes par discours et par lettres, que je ne saurais viter sans pcher contre mon devoir. Je considre bien qu'en effaant de l'ide d'une affaire tout ce qui me la rend fcheuse (que je crois m'tre seulement reprsent par l'imagination), j'en jugerais tout aussi sainement et y trouverais aussitt les remdes que [je fais avec] l'affection que j'y apporte. Mais je ne l'ai jamais su pratiquer qu'aprs que la passion avait jou son rle. Il y a quelque chose de surprenant dans les malheurs, quoi que prvus, dont je ne suis matresse qu'aprs un certain temps, auquel mon corps se dsordonne si fort, qu'il me faut plusieurs mois pour le remettre, qui ne se passent gure sans quelque nouveau sujet de trouble. Outre que je suis contrainte de gouverner mon esprit avec soin, pour lui donner des objets agrables, la moindre fainantise le fait retomber sur les sujets qu'il a de s'affliger, et j'apprhende que, si je ne l'emploie point, pendant que je prends les eaux de Spa, il ne se rende plus mlancolique. Si je pouvais profiter, comme vous faites, de tout ce qui se prsente mes sens, je me divertirais, sans le peiner. C'est cette heure que je sens l'incommodit d'tre un peu raisonnable. Car, si je ne l'tais point du tout, je trouverais des plaisirs communs avec ceux entre lesquels il me faut vivre, pour prendre cette mdecine avec profit. Et [si je l'tais] au point que vous l'tes, je me gurirais, comme vous avez fait. Avec cela, la maldiction de mon sexe m'empche le contentement que me donnerait un voyage vers Egmond, pour y apprendre les vrits que vous tirez de votre nouveau jardin. Toutefois, je me console de la libert que vous me donnez d'en demander quelquefois des nouvelles, en qualit de

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

J'ai appris avec beaucoup de joie que l'Acadmie de Groningen vous a fait justice.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, juin 1645

Madame,

Je supplie trs humblement Votre Altesse de me pardonner, si je ne puis plaindre son indisposition, lorsque j'ai l'honneur de recevoir de ses lettres. Car j'y remarque toujours des penses si nettes et des raisonnements si fermes, qu'il ne m'est pas possible de me persuader qu'un esprit capable de les concevoir soit log dans un corps faible et malade. Quoi qu'il en soit, la connaissance que Votre Altesse tmoigne avoir du mal et des remdes qui le peuvent surmonter, m'assure qu'elle ne manquera pas d'avoir aussi l'adresse qui est requise pour les employer.

Je sais bien qu'il est presque impossible de rsister aux premiers troubles que les nouveaux malheurs excitent en nous, et mme que ce sont ordinairement les meilleurs esprits dont les passions sont plus violentes et agissent plus fort sur leurs corps ; mais il me semble que le lendemain, lorsque le sommeil a calm l'motion qui arrive dans le sang en telles rencontres, on peut commencer se remettre l'esprit, et le rendre tranquille ; ce qui se fait en s'tudiant considrer tous les avantages qu'on peut tirer de la chose qu'on avait prise le jour prcdent pour un grand malheur, et dtourner son attention des maux qu'on y avait imagins. Car il n'y a point d'vnements si funestes, ni si absolument mauvais au jugement du peuple, qu'une personne d'esprit ne les puisse regarder de quelque biais qui fera qu'ils lui paratront favorables. Et Votre Altesse peut tirer cette consolation gnrale des disgrces de la fortune qu'elles ont peut-tre beaucoup contribu lui faire cultiver son esprit au point qu'elle a fait ; c'est un bien qu'elle doit estimer plus qu'un empire. Les grandes prosprits blouissent et enivrent souvent de telle sorte, qu'elles possdent plutt ceux qui les ont, qu'elles ne sont possdes par eux ; et bien que cela n'arrive pas aux esprits de la trempe du vtre, elles leur fournissent toujours moins d'occasions de s'exercer, que ne font les adversits. Et je crois que, comme il n'y a aucun bien au monde, except le bon sens, qu'on puisse absolument nommer bien, il n'y a aussi aucun mal, dont on ne puisse tirer quelque avantage, ayant le bon sens.

J'ai tch ci-devant de persuader la nonchalance Votre Altesse, pensant que les occupations trop srieuses affaiblissent le corps, en fatiguant l'esprit ; mais je ne lui voudrais pas pour cela dissuader les soins qui sont ncessaires pour dtourner sa pense des objets qui la peuvent attrister ; et je ne doute point que les divertissements d'tude, qui seraient fort pnibles d'autres, ne lui puissent quelquefois servir de relche. Je m'estimerais extrmement heureux, si je pouvais contribuer les lui rendre plus faciles ; et j'ai bien plus de dsir d'aller apprendre La Haye quelles sont les vertus des eaux de Spa, que de connatre ici celles des plantes de mon jardin, et bien plus aussi que je n'ai soin de ce qui se passe Groningue ou Utrecht, mon avantage ou dsavantage. Cela m'obligera de suivre dans quatre ou cinq jours cette lettre, et je serai tous les jours de ma vie, etc.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, 21 juillet 1645

Madame,

L'air a toujours t si inconstant, depuis que je n'ai eu l'honneur de voir Votre Altesse, et il y a eu des journes si froides pour la saison, que j'ai eu souvent de l'inquitude et de la crainte, que les eaux de Spa ne fussent pas si saines ni si utiles, qu'elles auraient t en un temps plus serein ; et pour ce que vous m'avez fait l'honneur de tmoigner que mes lettres vous pourraient servir de quelque divertissement, pendant que les mdecins vous recommandent de n'occuper votre esprit aucune chose qui le travaille, je serais mauvais mnager de la faveur qu'il vous a plu me faire en me permettant de vous crire, si je manquais d'en prendre les premires occasions.

Je m'imagine que la plupart des lettres que vous recevez d'ailleurs, vous donnent de l'motion, et qu'avant mme que de les lire, vous apprhendez d'y trouver quelques nouvelles qui vous dplaisent, cause que la malignit de la fortune vous a ds longtemps accoutume en recevoir souvent de telles ; mais pour celles qui viennent d'ici, vous tes au moins assure que, si elles ne vous donnent aucun sujet de joie, elles ne vous en donneront point aussi de tristesse, et que vous les pourrez ouvrir toutes heures, sans craindre qu'elles troublent la digestion des eaux que vous prenez. Car, n'apprenant, en ce dsert, aucune chose de ce qui se fait au reste du monde, et n'ayant aucunes penses plus frquentes, que celles qui, me reprsentant les vertus de Votre Altesse, me font souhaiter de la voir aussi heureuse et aussi contente qu'elle mrite, je n'ai point d'autre sujet, pour vous entretenir, que de parler des moyens que la philosophie nous enseigne pour acqurir cette souveraine flicit, que les mes vulgaires attendent en vain de la fortune, et que nous ne saurions avoir que de nous-mmes.

L'un de ces moyens, qui me semble des plus utiles, est d'examiner ce que les anciens en ont crit, et tcher renchrir par-dessus eux, en ajoutant quelque chose leurs prceptes, car ainsi on peut rendre ces prceptes parfaitement siens, et se disposer les mettre en pratique. C'est pourquoi, afin de suppler au dfaut de mon esprit, qui ne peut rien produire de soi-mme, que je juge mriter d'tre lu par Votre Altesse, et afin que mes lettres ne soient pas entirement vides et inutiles, je me propose de les remplir dornavant des considrations que je tirerai de la lecture de quelque livre, savoir de celui que Snque a crit de vita beata (De la vie heureuse) , si ce n'est que vous aimiez mieux en choisir un autre, ou bien que ce dessein vous soit dsagrable. Mais si je vois que vous l'approuviez (ainsi que je l'espre), et principalement aussi, s'il vous plat m'obliger tant que de me faire part de vos remarques touchant le mme livre, outre qu'elles serviront de beaucoup m'instruire, elles me donneront occasion de rendre les miennes plus exactes, et je les cultiverai avec d'autant plus de soin, que je jugerai que cet entretien vous sera plus agrable. Car il n'y a rien au monde que je dsire avec plus de zle, que de tmoigner, en tout ce qui est de mon pouvoir, que je suis,

Madame,

de Votre Altesse,

le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, 4 aot 1645

Madame,

Lorsque j'ai choisi le livre de Snque de vita beata, pour le proposer Votre Altesse comme un entretien qui lui pourrait tre agrable, j'ai eu seulement gard la rputation de l'auteur et la dignit de la matire, sans penser la faon dont il la traite, laquelle ayant depuis considre, je ne la trouve pas assez exacte pour mriter d'tre suivie. Mais, afin que Votre Altesse en puisse juger plus aisment, je tcherai ici d'expliquer en quelle sorte il me semble que cette matire et d tre traite par un philosophe tel que lui, qui, n'tait point clair de la foi, n'avait que la raison naturelle pour guide.

Il dit fort bien, au commencement, que vivere omnes beate volunt, sed ad pervidendum quid sit quod beatam vitam efficiat, caligant (tout le monde veut vivre heureux, mais quand il s'agit de voir clairement ce qui rend la vie heureuse, c'est le brouillard). Mais il est besoin de savoir ce que c'est que vivere beate (vivre heureux); je dirais en franais vivre heureusement, sinon qu'il y a de la diffrence entre l'heur et la batitude, en ce que l'heur ne dpend que des choses qui sont hors de nous, d'o vient que ceux l sont estims plus heureux que sages, auxquels il est arriv quelque bien qu'ils ne se sont point procur, au lieu que la batitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d'esprit et une satisfaction intrieure, que n'ont pas ordinairement ceux qui sont le plus favoriss de la fortune, et que les sages acquirent sans elle. Ainsi vivere beate vivre en batitude, ce n'est autre chose qu'avoir l'esprit parfaitement content et satisfait.

Considrant, aprs cela, ce que c'est quod beatam vitam efficiat (ce qui rend la vie heureuse), c'est--dire quelles sont les choses qui nous peuvent donner ce souverain contentement, je remarque qu'il y en a de deux sortes : savoir, de celles qui dpendent de nous, comme la vertu et la sagesse, et de celles qui n'en dpendent point, comme les honneurs, les richesses et la sant. Car il est certain qu'un homme bien n, qui n'est point malade, qui ne manque de rien, et qui avec cela est aussi sage et aussi vertueux qu'un autre qui est pauvre, malsain et contrefait, peut jouir d'un plus parfait contentement que lui. Toutefois, comme un petit vaisseau peut tre aussi plein qu'un plus grand, encore qu'il contienne moins de liqueur, ainsi, prenant le contentement d'un chacun pour la plnitude et l'accomplissement de ses dsirs rgls selon la raison, je ne doute point que les plus pauvres et les plus disgracis de la fortune ou de la nature ne puissent tre entirement contents et satisfaits, aussi bien que les autres, encore qu'ils ne jouissent pas de tant de biens. Et ce n'est que de cette sorte de contentement, de laquelle il est ici question ; car puisque l'autre n'est aucunement en notre pouvoir, la recherche en serait superflue. Or il me semble qu'un chacun se peut rendre content de soi-mme et sans rien attendre d'ailleurs, pourvu seulement qu'il observe trois choses, auxquelles se rapportent les trois rgles de morale, que j'ai mises dans le Discours de la Mthode.

La premire est, qu'il tche toujours de se servir, le mieux qu'il lui est possible, de son esprit, pour connatre ce qu'il doit faire ou ne pas faire en toutes les occurrences de la vie.

La seconde, qu'il ait une ferme et constante rsolution d'excuter tout ce que la raison lui conseillera, sans que ses passions ou ses apptits l'en dtournent ; et c'est la fermet de cette rsolution, que je crois devoir tre prise pour la vertu, bien que je ne sache point que personne l'ait jamais ainsi explique; mais on l'a divise en plusieurs espces, auxquelles on a donn divers noms, cause des divers objets auxquels elle s'tend.

La troisime, qu'il considre que, pendant qu'il se conduit ainsi, autant qu'il peut, selon la raison, tous les biens qu'il ne possde point sont aussi entirement hors de son pouvoir les uns que les autres, et que, par ce moyen, il s'accoutume ne les point dsirer ; car il n'y a rien que le dsir, et le regret ou le repentir, qui nous puissent empcher d'tre contents : mais si nous faisons toujours tout ce que nous dicte notre raison, nous n'aurons jamais aucun sujet de nous repentir, encore que les vnements nous fissent voir, par aprs, que nous nous sommes tromps, pour ce que ce n'est point par notre faute. Et ce qui fait que nous ne dsirons point d'avoir, par exemple, plus de bras ou plus de langues que nous n'en avons, mais que nous dsirons bien d'avoir plus de sant ou plus de richesses, c'est seulement que nous imaginons que ces choses-ci pourraient tre acquises par notre conduite, ou bien qu'elles sont dues notre nature, et que ce n'est pas le mme des autres : de laquelle opinion nous pourrons nous dpouiller, en considrant que, puisque nous avons toujours suivi le conseil de notre raison, nous n'avons rien omis de ce qui tait en notre pouvoir, et que les maladies et les infortunes ne sont pas moins naturelles l'homme, que les prosprits et la sant.

Au reste, toutes sortes de dsirs ne sont pas incompatibles avec la batitude ; il n'y a que ceux qui sont accompagns d'impatience et de tristesse. Il n'est pas ncessaire aussi que notre raison ne se trompe point ; il suffit que notre conscience nous tmoigne que nous n'avons jamais manqu de rsolution et de vertu, pour excuter toutes les choses que nous avons jug tre les meilleures, et ainsi la vertu seule est suffisante pour nous rendre contents en cette vie. Mais nanmoins pour ce que, lorsqu'elle n'est pas claire par l'entendement, elle peut tre fausse, c'est--dire que la volont et rsolution de bien faire nous peut porter des choses mauvaises, quand nous les croyons bonnes, le contentement qui en revient n'est pas solide ; et pour ce qu'on oppose ordinairement cette vertu aux plaisirs, aux apptits et aux passions, elle est trs difficile mettre en pratique, au lieu que le droit usage de la raison, donnant une vraie connaissance du bien, empche que la vertu ne soit fausse, et mme l'accordant avec les plaisirs licites, il en rend l'usage si ais, et nous faisant connatre la condition de notre nature, il borne tellement nos dsirs, qu'il faut avouer que la plus grande flicit de l'homme dpend de ce droit usage de la raison, et par consquent que l'tude qui sert l'acqurir est la plus utile occupation qu'on puisse avoir, comme elle est aussi sans doute la plus agrable et la plus douce.

En suite de quoi, il me semble que Snque et d nous enseigner toutes les principales vrits, dont la connaissance est requise pour faciliter l'usage de la vertu, et rgler nos dsirs et nos passions, et ainsi jouir de la batitude naturelle ; ce qui aurait rendu son livre le meilleur et le plus utile qu'un Philosophe paen et su crire. Toutefois, ce n'est ici que mon opinion, laquelle je soumets au jugement de Votre Altesse ; et si elle me fait tant de faveur que de m'avertir en quoi je manque, je lui en aurai trs grande obligation et tmoignerai, en me corrigeant, que je suis,

Madame,

de Votre Altesse,

le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

Table des matires


Elisabeth Descartes - La Haye, 16 aot 1645

Monsieur Descartes,

J'ai trouv, en examinant le livre que vous m'avez recommand, quantit de belles priodes et de sentences bien imagines pour me donner sujet d'une mditation agrable, mais non pas pour m'instruire de celui dont il traite, puisqu'elles sont sans mthode et que l'auteur ne suit pas seulement celle qu'il s'tait propose. Car, au lieu de montrer le chemin le plus court vers la batitude, il se contente de faire voir que ses richesses et son luxe ne l'en rendent point incapable. Ce que j'tais oblige de vous crire, afin que vous ne croyiez pas que je sois de votre opinion par prjug ou par paresse. Je ne demande point aussi que vous continuiez corriger Snque, parce que votre faon de raisonner est plus extraordinaire, mais parce qu'elle est la plus naturelle que j'aie rencontre, et semble ne m'apprendre rien de nouveau, sinon que je puis tirer de mon esprit des connaissances que je n'ai pas encore aperues.

Et c'est ainsi que je ne saurais encore me dsembarrasser du doute, si on peut arriver la batitude dont vous parlez, sans l'assistance de ce qui ne dpend pas absolument de la volont, puisqu'il y a des maladies qui tent tout fait le pouvoir de raisonner, et par consquent celui de jouir d'une satisfaction raisonnable, d'autres qui diminuent la force, et empchent de suivre les maximes que le bon sens aura forges, et qui rendent l'homme le plus modr sujet se laisser emporter de ses passions, et moins capable se dmler des accidents de la fortune, qui requirent une rsolution prompte. Quand Epicure se dmenait, en ses accs de gravelle, pour assurer ses amis qu'il ne sentait point de mal, au lieu de crier comme le vulgaire, il menait la vie de philosophe, non celle de prince, de capitaine ou de courtisan, et savait qu'il ne lui arriverait n'en de dehors, pour lui faire oublier son rle et manquer s'en dmler selon les rgles de sa philosophie. Et c'est dans ces occasions que le repentir me semble invitable, sans que la connaissance que de faillir est naturel l'homme comme d'tre malade, nous en puisse dfendre. Car on n'ignore pas aussi qu'on se pouvait exempter de chaque faute particulire.

Mais je m'assure que vous m'claircirez de ces difficults, et de quantit d'autres, dont je ne m'avise point cette heure, quand vous m'enseignerez les vrits qui doivent tre connues, pour faciliter l'usage de la vertu. Ne perdez donc point, je vous prie, le dessein de m'obliger par vos prceptes, et croyez que je les estime autant qu'ils le mritent.

Il y a huit jours que la mauvaise humeur d'un frre malade m'empche de vous faire cette requte, en me retenant toujours auprs de lui, pour l'obliger, par la complaisance qu'il a pour moi, se soumettre aux rgles des mdecins, ou pour lui tmoigner la mienne, en tchant de le divertir, puisqu'il se persuade que j'en suis capable. Je souhaite l'tre vous assurer que je serai toute ma vie,

Monsieur Descartes,

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, 18 aot 1645

Madame,

Encore que je ne sache point si mes dernires ont t rendues Votre Altesse, et que je ne puisse rien crire, touchant le sujet que j'avais pris pour avoir l'honneur de vous entretenir, que je ne doive penser que vous savez mieux que moi, je ne laisse pas toutefois de continuer, sur la crance que j'ai que mes lettres ne vous seront pas plus importunes que les livres qui sont en votre bibliothque ; car d'autant qu'elles ne contiennent aucunes nouvelles que vous ayez intrt de savoir promptement, rien ne vous conviera de les lire aux heures que vous aurez quelques affaires, et je tiendrai le temps que je mets les crire trs bien employ, si vous leur donnez seulement celui que vous aurez envie de perdre.

J'ai dit ci-devant ce qu'il me semblait que Snque et d traiter en son livre ; j'examinerai maintenant ce qu'il traite. je n'y remarque en gnral que trois choses : la premire est qu'il tche d'expliquer ce que c'est que le souverain bien, et qu'il en donne diverses dfinitions ; la seconde, qu'il dispute contre l'opinion d'Epicure; et la troisime, qu'il rpond ceux qui objectent aux philosophes qu'ils ne vivent pas selon les rgles qu'ils prescrivent. Mais, afin de voir plus particulirement en quelle faon il traite ces choses, je m'arrterai un peu sur chaque chapitre.

Au premier, il reprend ceux qui suivent la coutume et l'exemple plutt que la raison. Nunquam de vita judicatur, dit-il, semper creditur(dans la vie on se contente toujours de croyances, on ne fait jamais appel au jugement). Il approuve bien pourtant qu'on prenne conseil de ceux qu'on croit tre les plus sages ; mais il veut qu'on use aussi de son propre jugement, pour examiner leurs opinions. En quoi je suis fort de son avis ; car, encore que plusieurs ne soient pas capables de trouver d'eux-mmes le droit chemin, il y en a peu toutefois qui ne le puissent assez reconnatre, lorsqu'il leur est clairement montr par quelque autre; et quoi qu'il en soit, on a sujet d'tre satisfait en sa conscience, et de s'assurer que les opinions qu'on a, touchant la morale, sont les meilleures qu'on puisse avoir, lorsqu'au lieu de se laisser conduire aveuglment par l'exemple, on a eu soin de rechercher le conseil des plus habiles, et qu'on a employ toutes les forces de son esprit examiner ce qu'on devait suivre. Mais, pendant que Snque s'tudie ici orner son locution, il n'est pas toujours assez exact en l'expression de sa pense ; comme, lorsqu'il dit : Sanabimur, si modo separemur a coetu (nous gurirons, condition que nous nous sparions de la foule), il semble enseigner qu'il suffit d'tre extravagant pour tre sage, ce qui n'est pas toutefois son intention.

Au second chapitre, il ne fait quasi que redire, en d'autres termes, ce qu'il a dit au premier ; et il ajoute seulement que ce qu'on estime communment tre bien, ne l'est pas.

Puis, au troisime, aprs avoir encore us de beaucoup de mots superflus, il dit enfin son opinion touchant le souverain bien : savoir que rerum naturae assentitur(c'est la nature qu'il donne son assentiment), et que ad illius legem exemplumque formari saptientia est (se conformer la loi de la nature et son modle constitue sagesse), et que beata vita est conveniens naturae suae (la vie heureuse, c'est l'accord avec sa nature). Toutes lesquelles explications me semblent fort obscures ; car sans doute que, par la nature, il ne veut pas entendre nos inclinations naturelles, vu qu'elles nous portent ordinairement suivre la volupt, contre laquelle il dispute ; mais la suite de son discours fait juger que, par rerum naturam (la nature), il entend l'ordre tabli de Dieu en toutes les choses qui sont au monde, et que, considrant cet ordre comme infaillible et indpendant de notre volont, il dit que : rerum naturae assentiri et ad illius legem exemplumque formari sapientia est (donner son assentiment la nature et se conformer sa loi et son modle, telle est la sagesse), c'est--dire que c'est sagesse d'acquiescer l'ordre des choses, et de faire ce pourquoi nous croyons tre ns; ou bien, pour parler en chrtien, que c'est sagesse de se soumettre la volont de Dieu, et de la suivre en toutes nos actions ; et que beata vita est conveniens naturae suae (la vie heureuse, c'est l'accord avec sa nature), c'est--dire que la batitude consiste suivre ainsi l'ordre du monde, et prendre en bonne part toutes les choses qui nous arrivent. Ce qui n'en explique presque rien, et on ne voit pas assez la connexion avec ce qu'il ajoute incontinent aprs, que cette batitude ne peut arriver, nisi sana mens est, etc (si l'esprit n'est pas sain, etc.), si ce n'est qu'il entende aussi que secundum naturam vivere (vivre selon la nature), c'est vivre suivant la vraie raison.

Au quatrime et cinquime chapitre, il donne quelques autres dfinitions du souverain bien, qui ont toutes quelque rapport avec le sens de la premire, mais aucune desquelles ne l'explique suffisamment ; et elles font paratre, par leur diversit, que Snque n'a pas clairement entendu ce qu'il voulait dire, car, d'autant qu'on conoit mieux une chose, d'autant est-on plus dtermin ne l'exprimer qu'en une seule faon. Celle o il me semble avoir le mieux rencontr, est au cinquime chapitre, o il dit que beatus est qui nec cupit nec timet beneficio rationis (est heureux celui qui, grce la raison, n'a ni dsir ni crainte), et que beatus vita est in recto certoque judicio stabilita (la vie heureuse trouve sa stabilit dans la rectitude d'un jugement dtermin). Mais pendant qu'il n'enseigne point les raisons pour lesquelles nous ne devons rien craindre ni dsirer, tout cela nous aide fort peu.

Il commence, en ces mmes chapitres, disputer contre ceux qui mettent la batitude en la volupt, et il continue dans les suivants. C'est pourquoi, avant que de les examiner, je dirai ici mon sentiment touchant cette question.

Je remarque, premirement, qu'il y a de la diffrence entre la batitude, le souverain bien et la dernire fin ou le but auquel doivent tendre nos actions : car la batitude n'est pas le souverain bien ; mais elle le prsuppose, et elle est le contentement ou la satisfaction d'esprit qui vient de ce qu'on le possde. Mais, par la fin de nos actions, on peut entendre l'un et l'autre ; car le souverain bien est sans doute la chose que nous nous devons proposer pour but en toutes nos actions, et le contentement d'esprit qui en revient, tant l'attrait qui fait que nous le recherchons, est aussi bon droit nomm notre fin.

Je remarque, outre cela, que le mot volupt a t pris en autre sens par Epicure que par ceux qui ont disput contre lui. Car tous ses adversaires ont restreint la signification de ce mot aux plaisirs des sens; et lui, au contraire, l'a tendue tous les contentements de l'esprit, comme on peut aisment juger de ce que Snque et quelques autres ont crit de lui.

Or il y a eu trois principales opinions, entre les philosophes paens, touchant le souverain bien et la fin de nos actions, savoir : celle d'Epicure, qui a dit que c'tait la volupt ; celle de Znon, qui a voulu que ce ft la vertu ; et celle d'Aristote, qui l'a compos de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit. Lesquelles trois opinions peuvent, ce me semble, tre reues pour vraies et accordes entre elles, pourvu qu'on les interprte favorablement.

Car Aristote ayant considr le souverain bien de toute la nature humaine en gnral, c'est--dire celui que peut avoir le plus accompli de tous les hommes, il a eu raison de le composer de toutes les perfections dont la nature humaine est capable ; mais cela ne sert point notre usage.

Znon, au contraire, a considr celui que chaque homme en son particulier peut possder ; c'est pourquoi il a eu aussi trs bonne raison de dire qu'il ne consiste qu'en la vertu, pour ce qu'il n'y a qu'elle seule, entre les biens que nous pouvons avoir, qui dpende entirement de notre libre arbitre. Mais il a reprsent cette vertu si svre et si ennemie de la volupt, en faisant tous les vices gaux, qu'il n'y a eu, ce me semble, que des mlancoliques, ou des esprits entirement dtachs du corps, qui aient pu tre de ses sectateurs.

Enfin Epicure n'a pas eu tort, considrant en quoi consiste la batitude, et quel est le motif, ou la fin laquelle tendent nos actions, de dire que c'est la volupt en gnral, c'est--dire le contentement de l'esprit ; car, encore que la seule connaissance de notre devoir nous pourrait obliger faire de bonnes actions, cela ne nous ferait toutefois jouir d'aucune batitude, s'il ne nous en revenait aucun plaisir. Mais pour ce qu'on attribue souvent le nom de volupt de faux plaisirs, qui sont accompagns ou suivis d'inquitude, d'ennuis et de repentirs, plusieurs ont cru que cette opinion d'Epicure enseignait le vice ; et, en effet, elle n'enseigne pas la vertu. Mais comme lorsqu'il y a quelque part un prix pour tirer au blanc, on fait avoir envie d'y tirer ceux qui on montre ce prix, mais ils ne le peuvent gagner pour cela, s'ils ne voient le blanc, et que ceux qui voient le blanc ne sont pas pour cela induits tirer, s'ils ne savent qu'il y ait un prix gagner : ainsi la vertu, qui est le blanc, ne se fait pas fort dsirer, lorsqu'on la voit toute seule ; et le contentement, qui est le prix, ne peut tre acquis, si ce n'est qu'on la suive.

C'est pourquoi je crois pouvoir ici conclure que la batitude ne consiste qu'au contentement de l'esprit, c'est--dire au contentement en gnral ; car bien qu'il y ait des contentements qui dpendent du corps, et les autres qui n'en dpendent point, il n'y en a toutefois aucun que dans l'esprit : mais que, pour avoir un contentement qui soit solide, il est besoin de suivre la vertu, c'est--dire d'avoir une volont ferme et constante d'excuter tout ce que nous jugerons tre le meilleur, et d'employer toute la force de notre entendement en bien juger. je rserve pour une autre fois considrer ce que Snque a crit de ceci; car ma lettre est dj trop longue, et il ne m'y reste qu'autant de place qu'il faut pour crire que je suis,

Madame, de Votre Altesse, le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

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Elisabeth Descartes - La Haye, aot 1645

Monsieur Descartes,

Je crois que vous aurez dj vu, dans ma dernire du 16, que la vtre du 4 m'a t rendue. Et je n'ai pas besoin d'y ajouter qu'elle m'a donn plus de lumire, au sujet qu'elle traite, que tout ce que j'en ai pu lire ou mditer. Vous connaissez trop ce que vous faites, ce que le puis, et avez trop bien examin ce qu'ont fait les autres, pour en pouvoir douter, quoique, par un excs de gnrosit, vous voulez vous rendre ignorant de l'extrme obligation que je vous ai, de m'avoir donn une occupation si utile et si agrable, comme celle de lire et considrer vos lettres. Sans la dernire, je n'aurais pas si bien entendu ce que Snque juge de la batitude, comme je crois faire maintenant. J'ai attribu l'obscurit qui se trouve audit livre, comme en la plupart des anciens, la faon de s'expliquer, toute diffrente de la ntre, de ce que les mmes choses, qui sont problmatiques parmi nous, pouvaient passer pour hypothses entre eux ; et le peu de connexion et d'ordre qu'il observe, au dessein de s'acqurir des admirateurs, en surprenant l'imagination, plutt que des disciples, en informant le jugement ; que Snque se servait de bons mots, comme les autres de posies et de fables, pour attirer la jeunesse suivre son opinion. La faon dont il rfute celle d'Epicure, semble appuyer ce sentiment. Il confesse dudit philosophe : quarn nos virtuti legem dicimus, earn ille dicit voluptati (ce dont nous disons qu'il fait loi pour la vertu, lui dit qu'il le fait pour le plaisir (De la vie heureuse, XIII)). Et, un peu devant, il dit au nom de ses sectateurs : ego enim nego quemquam posse jucunde vivere, nisi simul et honeste vivat (je soutiens en effet qu'on ne saurait vivre agrablement sans vivre aussi, en mme temps, honntement (id. IX)). D'o il parat clairement, qu'ils donnaient le nom de volupt la joie et satisfaction de l'esprit, que celui-ci appelle consequentia summum bonum (des consquences du souverain bien (id. XV)). Et nanmoins, dans tout le reste du livre, il parle de cette volupt picurienne plus en satire qu'en philosophe, comme si elle tait purement sensuelle. Mais je lui en veux beaucoup de bien, depuis que cela est cause que vous avez pris le soin d'expliquer leurs opinions et rconcilier leurs diffrends, mieux qu'ils n'auraient su faire, et d'ter par l une puissante objection contre la recherche de ce souverain bien que pas un de ces grands esprits n'ont pu dfinir, et contre l'autorit de la raison humaine, puisqu'elle n'a point clair ces excellents personnages en la connaissance de ce qui leur tait le plus ncessaire et le plus cur. J'espre que vous continuerez, de ce que Snque a dit, ou de ce qu'il devait dire, m'enseigner les moyens de fortifier l'entendement, pour juger du meilleur en toutes les actions de la vie, qui me semble tre la seule difficult, puisqu'il est impossible de ne point suivre le bon chemin, quand il est connu. Ayez encore, je vous prie, la franchise de me dire si J'abuse de votre bont, en demandant trop de votre loisir, pour la satisfaction de

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond, 1er septembre 1645

Madame,

Etant dernirement incertain si Votre Altesse tait La Haye ou Rhenen, j'adressai ma lettre par Leyde, et celle que vous m'avez fait l'honneur de m'crire ne me fut rendue qu'aprs que le messager, qui l'avait apporte Alckmar, en fut parti. Ce qui m'a empch de vous pouvoir tmoigner plus tt, combien je suis glorieux de ce que le jugement que j'ai fait du livre que vous avez pris la peine de lire, n'est pas diffrent du vtre, et que ma faon de raisonner vous parat assez naturelle. je m'assure que, si vous aviez eu le loisir de penser, autant que j'ai fait, aux choses dont il traite, je n'en pourrais rien crire, que vous n'eussiez mieux remarqu que moi ; mais, pour ce que l'ge, la naissance et les occupations de Votre Altesse ne l'ont pu permettre, peut-tre que ce que j'cris pourra servir vous pargner un peu le temps, et que mes fautes mme vous fourniront des occasions pour remarquer la vrit.

Comme, lorsque j'ai parl d'une batitude qui dpend entirement de notre libre arbitre et que tous les hommes peuvent acqurir sans aucune assistance d'ailleurs, vous remarquez fort bien qu'il y a des maladies qui, tant le pouvoir de raisonner, tent aussi celui de jouir d'une satisfaction d'esprit raisonnable ; et cela m'apprend que ce que j'avais dit gnralement de tous les hommes, ne doit tre entendu que de ceux qui ont l'usage libre de leur raison, et avec cela qui savent le chemin qu'il faut tenir pour parvenir cette batitude. Car il n'y a personne qui ne dsire se rendre heureux ; mais plusieurs n'en savent pas le moyen ; et souvent l'indisposition qui est dans le corps, empche que la volont ne soit libre. Comme il arrive aussi quand nous dormons ; car le plus philosophe du monde ne saurait s'empcher d'avoir de mauvais songes, lorsque son temprament l'y dispose. Toutefois l'exprience fait voir que, si on a eu souvent quelque pense, pendant qu'on a eu l'esprit en libert, elle revient encore aprs, quelque indisposition qu'ait le corps ; ainsi je puis dire que mes songes ne me reprsentent jamais rien de fcheux, et sans doute qu'on a grand avantage de s'tre ds longtemps accoutum n'avoir point de tristes penses. Mais nous ne pouvons rpondre absolument de nous-mmes que pendant que nous sommes nous, et c'est moins de perdre la vie que de perdre l'usage de la raison ; car, mme sans les enseignements de la foi, la seule philosophie naturelle fait esprer notre me un tat plus heureux, aprs la mort, que celui o elle est prsent ; et elle ne lui fait rien craindre de plus fcheux, que d'tre attache un corps qui lui te entirement sa libert.

Pour les autres indispositions, qui ne troublent pas tout fait le sens, mais altrent seulement les humeurs, et font qu'on se trouve extraordinairement enclin la tristesse, ou la colre, ou quelque autre passion, elles donnent sans doute de la peine, mais elles peuvent tre surmontes, et mme donnent matire l'me d'une satisfaction d'autant plus grande, qu'elles ont t plus difficiles vaincre. Et je crois aussi le semblable de tous les empchements de dehors, comme de l'clat d'une grande naissance, des cajoleries de la cour' des adversits de la fortune, et aussi de ses grandes prosprits, lesquelles ordinairement empchent plus qu'on ne puisse jouer le rle de philosophe, que ne font ses disgrces. Car lorsqu'on a toutes choses souhait, on s'oublie de penser soi, et quand, par aprs, la fortune change, on se trouve d'autant plus surpris, qu'on s'tait plus fi en elle. Enfin on peut dire gnralement qu'il n'y a aucune chose qui nous puisse entirement ter le moyen de nous rendre heureux, pourvu qu'elle ne trouble point notre raison ; et que ce ne sont pas toujours celles qui paraissent les plus fcheuses, qui nuisent le plus.

Mais afin de savoir exactement combien chaque chose peut contribuer notre contentement, il faut considrer quelles sont les causes qui le produisent, et c'est aussi l'une des principales connaissances qui peuvent servir faciliter l'usage de la vertu ; car toutes les actions de notre me qui nous acquirent quelque perfection, sont vertueuses, et tout notre contentement ne consiste qu'au tmoignage intrieur que nous avons d'avoir quelque perfection. Ainsi nous ne saurions jamais pratiquer aucune vertu (c'est--dire faire ce que notre raison nous persuade que nous devons faire), que nous n'en recevions de la satisfaction et du plaisir. Mais il y a deux sortes de plaisirs : les uns qui appartiennent l'esprit seul, et les autres qui appartiennent l'homme, c'est--dire l'esprit en tant qu'il est uni au corps ; et ces derniers se prsentant confusment l'imagination paraissent souvent beaucoup plus grands qu'ils ne sont, principalement avant qu'on les possde, ce qui est la source de tous les maux et de toutes les erreurs de la vie. Car, selon la rgle de la raison, chaque plaisir se devrait mesurer par la grandeur de la perfection qui le produit, et c'est ainsi que nous mesurons ceux dont les causes nous sont clairement connues. Mais souvent la passion nous fait croire certaines choses beaucoup meilleures et plus dsirables qu'elles ne sont ; puis, quand nous avons pris bien de la peine les acqurir, et perdu cependant l'occasion de possder d'autres biens plus vritables, la jouissance nous en fait connatre les dfauts, et de l viennent les ddains, les regrets et les repentirs. C'est pourquoi le vrai office de la raison est d'examiner la juste valeur de tous les biens dont l'acquisition semble dpendre en quelque faon de notre conduite, afin que nous ne manquions jamais d'employer tous nos soins tcher de nous procurer ceux qui sont, en effet, les plus dsirables ; en quoi, si la fortune s'oppose nos desseins, et les empche de russir, nous aurons au moins la satisfaction de n'avoir rien perdu par notre faute, et ne laisserons pas de jouir de toute la batitude naturelle dont l'acquisition aura t en notre pouvoir.

Ainsi, par exemple, la colre peut quelquefois exciter en nous des dsirs de vengeance si violents qu'elle nous fera imaginer plus de plaisir chtier notre ennemi, qu' conserver notre honneur ou notre vie, et nous fera exposer imprudemment l'un et l'autre pour ce sujet. Au lieu que, si la raison examine quel est le bien ou la perfection sur laquelle est fond ce plaisir qu'on tire de la vengeance, elle n'en trouvera aucune autre (au moins quand cette vengeance ne sert point pour empcher qu'on ne nous offense derechef), sinon que cela nous fait imaginer que nous avons quelque sorte de supriorit et quelque avantage au dessus de celui dont nous nous vengeons. Ce qui n'est souvent qu'une vaine imagination, qui ne mrite point d'tre estime comparaison de l'honneur ou de la vie, ni mme comparaison de la satisfaction qu'on aurait de se voir matre de sa colre, en s'abstenant de se venger.

Et le semblable arrive en toutes les autres passions ; car il n'y en a aucune qui ne nous reprsente le bien auquel elle tend, avec plus d'clat qu'il n'en mrite, et qui ne nous fasse imaginer des plaisirs beaucoup plus grands, avant que nous les possdions, que nous ne les trouvons par aprs, quand nous les avons. Ce qui fait qu'on blme communment la volupt, pour ce qu'on ne se sert de ce mot que pour signifier des plaisirs qui nous trompent souvent par leur apparence, et nous en font ngliger d'autres beaucoup plus solides, mais dont l'attente ne touche pas tant, tels que sont ordinairement ceux de l'esprit seul. Je dis ordinairement ; car tous ceux de l'esprit ne sont pas louables, pour ce qu'ils peuvent tre fonds sur quelque fausse opinion, comme le plaisir qu'on prend mdire, qui n'est fond que sur ce qu'on pense devoir tre d'autant plus estim que les autres le seront moins ; et ils nous peuvent aussi tromper par leur apparence, lorsque quelque forte passion les accompagne, comme on voit en celui que donne l'ambition.

Mais la principale diffrence qui est entre les plaisirs du corps et ceux de l'esprit, consiste en ce que, le corps tant sujet un changement perptuel, et mme sa conservation et son bien-tre dpendant de ce changement, tous les plaisirs qui le regardent ne durent gure ; car ils ne procdent que de l'acquisition de quelque chose qui est utile au corps, au moment qu'on les reoit, et sitt qu'elle cesse de lui tre utile, ils cessent aussi, au lieu que ceux de l'me peuvent tre immortels comme elle, pourvu qu'ils aient un fondement si solide que ni la connaissance de la vrit ni aucune fausse persuasion ne la dtruisent.

Au reste, le vrai usage de notre raison pour la conduite de la vie ne consiste qu' examiner et considrer sans passion la valeur de toutes les perfections, tant du corps que de l'esprit, qui peuvent tre acquises par notre conduite, afin qu'tant ordinairement obligs de nous priver de quelques-unes, pour avoir les autres, nous choisissions toujours les meilleures. Et pour ce que celles du corps sont les moindres, on peut dire gnralement que, sans elles, il y a moyen de se rendre heureux. Toutefois, je ne suis point d'opinion qu'on les doive entirement mpriser, ni mme qu'on doive s'exempter d'avoir des passions ; il suffit qu'on les rende sujetttes la raison, et lorsqu'on les a ainsi apprivoises, elles sont quelquefois d'autant plus utiles qu'elles penchent plus vers l'excs. je n'en aurai jamais de plus excessive, que celle qui me porte au respect et la vnration que je vous dois, et me fait tre,

Madame, de Votre Altesse, le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 13 septembre 1645

Monsieur Descartes,

Si ma conscience demeurait satisfaite des prtextes que vous donnez mon ignorance, comme des remdes, je lui aurais beaucoup d'obligation, et serais exempte du repentir d'avoir si mal employ le temps auquel j'ai joui de l'usage de la raison, qui m'a t d'autant plus long qu' d'autres de mon ge, que ma naissance et ma fortune me forcrent d'employer mon jugement de meilleure heure, pour la conduite d'une vie assez pnible et libre des prosprits qui me pouvaient empcher de songer moi, comme de la sujtion qui m'obligerait m'en fier la prudence d'une gouvernante.

Ce ne sont pas, toutefois, ces prosprits, ni les flatteries qui les accompagnent, que je crois absolument capables d'ter la fortitude d'esprit aux mes bien nes, et les empcher de recevoir le changement de fortune en philosophe. Mais je me persuade que la multitude d'accidents qui surprennent les personnes gouvernant le public, sans leur donner le temps d'examiner l'expdient le plus utile, les porte souvent (quelque vertueux qu'ils soient) faire des actions qui causent aprs le repentir, que vous dites tre un des principaux obstacles de la batitude. Il est vrai qu'une habitude d'estimer les biens selon qu'ils peuvent contribuer au contentement, de mesurer ce contentement selon les perfections qui font natre les plaisirs, et de juger sans passion de ces perfections et de ces plaisirs, les garantira de quantit de fautes. Mais, pour estimer ainsi les biens, il faut les connatre parfaitement ; et pour connatre tous ceux dont on est contraint de faire choix dans une vie active, il faudrait possder une science infinie. Vous direz qu'on ne laisse pas d'tre satisfait, quand la conscience tmoigne qu'on s'est servi de toutes les prcautions possibles. Mais cela n'arrive jamais, lorsqu'on ne trouve point son compte. Car on se ravise toujours de choses qui restaient considrer. Pour mesurer le contentement selon la perfection qui le cause, il faudrait voir clairement la valeur de chacune, si celles qui ne servent qu' nous, ou celles qui nous rendent encore utiles aux autres, sont prfrables. Ceux-ci semblent tre estims avec excs d'une humeur qui se tourmente pour autrui, et ceux-l, de celui qui ne vit que pour soi-mme. Et nanmoins chacun d'eux appuie son inclination de raisons assez fortes pour la faire continuer toute sa vie. Il est ainsi des autres perfections du corps et de l'esprit, qu'un sentiment tacite fait approuver la raison, qui ne se doit appeler passion, parce qu'il est n avec nous. Dites-moi donc, s'il vous plat, jusqu'o il le faut suivre (tant un don de nature), et comment le corriger.

Je vous voudrais encore voir dfinir les passions, pour les bien connatre ; car ceux qui les nomment perturbations de l'me, me persuaderaient que leur force ne consiste qu' blouir et soumettre la raison, si l'exprience ne me montrait qu'il y en a qui nous portent aux actions raisonnables. Mais je m'assure que vous m'y donnerez plus de lumire, quand vous expliquerez comment la force des passions les rend d'autant plus utiles, lorsqu'elles sont sujettes la raison.

Je recevrai cette faveur Risuyck, o nous allons demeurer, jusqu' ce que cette maison ici soit nettoye, en celle du prince d'Orange ; mais vous n'avez point besoin de changer pour cela l'adresse de vos lettres

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond, 15 septembre 1645

Madame,

Votre Altesse a si exactement remarqu toutes les causes qui ont empch Snque de nous exposer clairement son opinion touchant le souverain bien, et vous avez pris la peine de lire son livre avec tant de soin, que je craindrais de me rendre importun, si je continuais ici examiner par ordre tous ses chapitres, et que cela me fit diffrer de rpondre la difficult qu'il vous a plu me proposer, touchant les moyens de se fortifier l'entendement pour discerner ce qui est le meilleur en toutes les actions de la vie. C'est pourquoi, sans m'arrter maintenant suivre Snque, je tcherai seulement d'expliquer mon opinion touchant cette matire.

Il ne peut, ce me semble, y avoir que deux choses qui soient requises pour tre toujours dispos bien juger : l'une est la connaissance de la vrit, et l'autre l'habitude qui fait qu'on se souvient et qu'on acquiesce cette connaissance, toutes les fois que l'occasion le requiert. Mais, pour ce qu'il n'y a que Dieu seul qui sache parfaitement toutes choses, il est besoin que nous nous contentions de savoir celles qui sont le plus notre usage.

Entre lesquelles, la premire et la principale est qu'il y a un Dieu, de qui toutes choses dpendent, dont les perfections sont infinies, dont le pouvoir est immense, dont les dcrets sont infaillibles : car cela nous apprend recevoir en bonne part toutes les choses qui nous arrivent, comme nous tant expressment envoyes de Dieu ; et pour ce que le vrai objet de l'amour est la perfection, lorsque nous levons notre esprit le considrer tel qu'il est, nous nous trouvons naturellement si enclins l'aimer, que nous tirons mme de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volont s'excute en ce que nous les recevons.

La seconde chose, qu'il faut connatre, est la nature de notre me, en tant qu'elle subsiste sans le corps, et est beaucoup plus noble que lui, et capable de jouir d'une infinit de contentements qui ne se trouvent point en cette vie : car cela nous empche de craindre la mort, et dtache tellement notre affection des choses du monde, que nous ne regardons qu'avec mpris tout ce qui est au pouvoir de la fortune.

A quoi peut aussi beaucoup servir qu'on juge dignement des uvres de Dieu, et qu'on ait cette vaste ide de l'tendue de l'univers, que j'ai tch de faire concevoir au 3e livre de mes Principes : car si on s'imagine qu'au del des cieux il n'y a rien que des espaces imaginaires, et que tous ces cieux ne sont faits que pour le service de la terre, ni la terre que pour l'homme, cela fait qu'on est enclin penser que cette terre est notre principale demeure, et cette vie notre meilleure ; et qu'au lieu de connatre les perfections qui sont vritablement en nous, on attribue aux autres cratures des imperfections qu'elles n'ont pas, pour s'lever au-dessus d'elles, et entrant en une prsomption impertinente, on veut tre du conseil de Dieu, et prendre avec lui la charge de conduire le monde, ce qui cause une infinit de vaines inquitudes et fcheries.

Aprs qu'on a ainsi reconnu la bont de Dieu, l'immortalit de nos mes et la grandeur de l'univers, il y a encore une vrit dont la connaissance me semble fort utile : qui est que, bien que chacun de nous soit une personne spare des autres, et dont, par consquent, les intrts sont en quelque faon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu'on ne saurait subsister seul, et qu'on est, en effet, l'une des parties de l'univers, et plus particulirement encore l'une des parties de cette terre, l'une des parties de cet Etat, de cette socit, de cette famille, laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours prfrer les intrts du tout, dont on est partie, ceux de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrtion, car on aurait tort de s'exposer un grand mal, pour procurer seulement un petit bien ses parents ou son pays ; et si un homme vaut plus, lui seul, que tout le reste de sa ville, il n'aurait pas raison de se vouloir perdre pour la sauver. Mais si on rapportait tout soi-mme, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu'on croirait en retirer quelque petite commodit, et on n'aurait aucune vraie amiti, ni aucune fidlit, ni gnralement aucune vertu ; au lieu qu'en se considrant comme une partie du public, on prend plaisir faire du bien tout le monde, et mme on ne craint pas d'exposer sa vie pour le service d'autrui, lorsque l'occasion s'en prsente ; voire on voudrait perdre son me, s'il se pouvait, pour sauver les autres. En sorte que cette considration est la source et l'origine de toutes les plus hroques actions que fassent les hommes ; car pour ceux qui s'exposent la mort par vanit, pour ce qu'ils esprent en tre lous, ou par stupidit, pour ce qu'ils n'apprhendent pas le danger, je crois qu'ils sont plus plaindre qu' priser. Mais, lorsque quelqu'un s'y expose, pour ce qu'il croit que c'est de son devoir, ou bien lorsqu'il souffre quelque autre mal, afin qu'il en revienne du bien aux autres, encore qu'il ne considre peut-tre pas avec rflexion qu'il fait cela pour ce qu'il doit plus au public, dont il est partie, qu' soi-mme en son particulier, il le fait toutefois en vertu de cette considration, qui est confusment en sa pense. Et on est naturellement port l'avoir, lorsqu'on connat et qu'on aime Dieu comme il faut:, car alors, s'abandonnant du tout sa volont, on se dpouille de ses propres intrts, et on n'a point d'autre passion que de faire ce qu'on croit lui tre agrable; en suite de quoi on a des satisfactions d'esprit et des contentements, qui valent incomparablement davantage que toutes les petites joies passagres qui dpendent des sens.

Outre ces vrits, qui regardent en gnral toutes nos actions, il en faut aussi savoir plusieurs autres, qui se rapportent plus particulirement chacune d'elles. Dont les principales me semblent tre celles que j'ai remarques en ma dernire lettre : savoir que toutes nos passions nous reprsentent les biens, la recherche desquels elles nous incitent, beaucoup plus grands qu'ils ne sont vritablement; et que les plaisirs du corps ne sont jamais si durables que ceux de l'me, ni si grands, quand on les possde, qu'ils paraissent, quand on les espre. Ce que nous devons soigneusement remarquer, afin que, lorsque nous nous sentons mus de quelque passion, nous suspendions notre jugement, jusques ce qu'elle soit apaise; et que nous ne nous laissions pas aisment tromper par la fausse apparence des biens de ce monde.

A quoi je ne puis ajouter autre chose, sinon qu'il faut aussi examiner en particulier toutes les murs des lieux o nous vivons, pour savoir jusques o elles doivent tre suivies. Et bien que nous ne puissions avoir des dmonstrations certaines de tout, nous devons nanmoins prendre parti, et embrasser les opinions qui nous paraissent les plus vraisemblables, touchant toutes les choses qui viennent en usage, afin que, lorsqu'il est question d'agir, nous ne soyons jamais irrsolus. Car il n'y a que la seule irrsolution qui cause les regrets et les repentirs.

Au reste, j'ai dit ci-dessus qu'outre la connaissance de la vrit, l'habitude est aussi requise, pour tre toujours dispos bien juger. Car, d'autant que nous ne pouvons tre continuellement attentifs mme chose, quelque claires et videntes qu'aient t les raisons qui nous ont persuad ci-devant quelque vrit, nous pouvons, par aprs, tre dtourns de la croire par de fausses apparences, si ce n'est que, par une longue et frquente mditation, nous l'ayons tellement imprime en notre esprit, qu'elle soit tourne en habitude. Et en ce sens on a raison, dans l'Ecole, de dire que les vertus sont des habitudes; car, en effet, on ne manque gure, faute d'avoir, en thorie, la connaissance de ce qu'on doit faire, mais seulement faute de l'avoir en pratique, c'est--dire faute d'avoir une ferme habitude de le croire. Et pour ce que, pendant que j'examine ici ces vrits, j'en augmente aussi en moi l'habitude, j'ai particulirement obligation Votre Altesse, de ce qu'elle permet que je l'en entretienne, et il n'y a rien en quoi j'estime mon loisir mieux employ, qu'en ce o je puis tmoigner que je suis,

Madame, de Votre Altesse, le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

Lorsque je fermais cette lettre, j'ai reu celle de V. A. du 13; mais j'y trouve tant de choses considrer, que je n'ose entreprendre d'y rpondre sur-le-champ, et je m'assure que V. A. aimera mieux que je prenne un peu de temps pour y penser.

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Elisabeth Descartes - Riswyck, 30 septembre 1645

Monsieur Descartes,

Quoique vos observations sur les sentiments que Snque avait du souverain bien, m'en rendraient la lecture plus profitable que je ne la saurais trouver de mon chef, je ne suis point fche de les changer pour des vrits si ncessaires que celles qui comprennent les moyens de fortifier l'entendement, pour discerner ce qui est le meilleur en toutes les actions de la vie, condition que vous y ajoutiez encore l'explication dont ma stupidit a besoin, touchant l'utilit des connaissances que vous proposez.

Celle de l'existence de Dieu et de ses attributs nous peut consoler des malheurs qui nous viennent du cours ordinaire de la nature et de l'ordre qu'il y a tabli, comme de perdre le bien par l'orage, la sant par l'infection de l'air, les amis par la mort; mais non pas de ceux qui nous sont imposs des hommes, dont l'arbitre nous parat entirement libre, n'y ayant que la foi seule qui nous puisse persuader que Dieu prend le soin de rgir les volonts, et qu'il a dtermin la fortune de chaque personne avant la cration du monde.

L'immortalit de l'me, et de savoir qu'elle est de beaucoup plus noble que le corps, est capable de nous faire chercher la mort, aussi bien que la mpriser, puisqu'on ne saurait douter que nous vivrons plus heureusement, exempts des maladies et passions du corps. Et je m'tonne que ceux qui se disaient persuads de cette vrit et vivaient sans la loi rvle, prfraient une vie pnible une mort avantageuse.

La grande tendue de l'univers, que vous avez montre au troisime livre de vos principes, sert dtacher nos affections de ce que nous en voyons; mais elle spare aussi cette providence particulire, qui est le fondement de la thologie, de l'ide que nous avons de Dieu.

La considration que nous sommes une partie du tout, dont nous devons chercher l'avantage, est bien la source de toutes les actions gnreuses; mais je trouve beaucoup de difficults aux conditions que vous leur prescrivez. Comment mesurer les maux qu'on se donne pour le public, contre le bien qui en arrivera, sans qu'ils nous paraissent plus grands, d'autant que leur ide est plus distincte ? Et quelle rgle aurons-nous pour la comparaison des choses qui' ne nous sont point galement connues, comme notre mrite propre et celui de ceux avec qui nous vivons ? Un naturel arrogant fera toujours pencher la balance de son ct, et un modeste s'estimera moins qu'il vaut.

Pour profiter des vrits particulires dont vous parlez, il faut connatre exactement toutes ces passions et toutes ces proccupations, dont la plupart sont insensibles. En observant les murs des pays o nous sommes, nous en trouvons quelquefois de fort draisonnables, qu'il est ncessaire de suivre pour viter de plus grands inconvnients.

Depuis que je suis ici, j'en fais une preuve bien fcheuse; car j'esprais profiter du sjour des champs, au temps que j'emploierais l'tude, et j'y rencontre, sans comparaison, moins de loisir que je n'avais La Haye, par les diversions de ceux qui ne savent que faire; et quoi qu'il soit trs injuste de me priver de biens rels, pour leur en donner d'imaginaires, je suis contrainte de cder aux lois impertinentes de la civilit qui sont tablies, pour ne m'acqurir point d'ennemis. Depuis que j'cris celle-ci, j'ai t interrompue, plus de sept fois, par ces visites incommodes. C'est une bont excessive qui garantit mes lettres d'un prdicament pareil auprs de vous, et qui vous oblige de vouloir augmenter l'habitude de vos connaissances, en les communiquant une personne indocile comme

Votre trs affectionne vous servir,

Elisabeth.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, 6 octobre 1645

Madame,

Je me suis quelquefois propos un doute : savoir s'il est mieux d'tre gai et content, en imaginant les biens qu'on possde tre plus grands et plus estimables qu'ils ne sont, et ignorant ou ne s'arrtant pas considrer ceux qui manquent, que d'avoir plus de considration et de savoir, pour connatre la juste valeur des uns et des autres, et qu'on devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien ft la joie, je ne douterais point qu'on ne dt tcher de se rendre joyeux, quelque prix que ce pt tre, et j'approuverais la brutalit de ceux qui noient leurs dplaisirs dans le vin, ou les tourdissent avec du ptun. Mais je distingue entre le souverain bien, qui consiste en l'exercice de la vertu, ou (ce qui est le mme), en la possession de tous les biens, dont l'acquisition dpend de notre libre arbitre, et la satisfaction d'esprit qui suit de cette acquisition. C'est pourquoi, voyant que c'est une plus grande perfection de connatre la vrit, encore mme qu'elle soit notre dsavantage, que l'ignorer, j'avoue qu'il vaut mieux tre moins gai et avoir plus de connaissance. Aussi n'est-ce pas toujours lorsqu'on a le plus de gaiet, qu'on a l'esprit plus satisfait; au contraire, les grandes joies sont ordinairement mornes et srieuses, et il n'y a que les mdiocres et passagres, qui soient accompagnes du ris. Ainsi je n'approuve point qu'on tche se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l'me, laquelle sent cependant une amertume intrieure, en s'apercevant qu'ils sont faux. Et encore qu'il pourrait arriver qu'elle ft si continuellement divertie ailleurs, que jamais elle ne s'en apert, on ne jouirait pas pour cela de la batitude dont il est question, pour ce qu'elle doit dpendre de notre conduite, et cela ne viendrait que de la fortune.

Mais lorsqu'on peut avoir diverses considrations galement vraies, dont les unes nous portent tre contents, et les autres, au contraire nous en empchent, il me semble que la prudence veut que nous nous arrtions principalement celles qui nous donnent de la satisfaction; et mme, cause que presque toutes les choses du monde sont telles, qu'on les peut regarder de quelque ct qui les fait paratre bonnes, et de quelque autre qui fait qu'on y remarque des dfauts, je crois que, si on doit user de son adresse en quelque chose, c'est principalement les savoir regarder du biais qui les fait paratre le plus notre avantage, pourvu que ce soit sans nous tromper.

Ainsi, lorsque Votre Altesse remarque les causes pour lesquelles elle peut avoir eu plus de loisir, pour cultiver sa raison, que beaucoup d'autres de son ge, s'il lui plat aussi considrer combien elle a plus profit que ces autres, je m'assure qu'elle aura de quoi se contenter. Et je ne vois pas pourquoi elle aime mieux se comparer elles, en ce dont elle prend sujet de se plaindre, qu'en ce qui lui pourrait donner de la satisfaction. Car la constitution de notre nature tant telle, que notre esprit a besoin de beaucoup de relche, afin qu'il puisse employer utilement quelques moments en la recherche de la vrit, et qu'il s'assoupirait, au lieu de se polir, s'il s'appliquait trop l'tude, nous ne devons pas mesurer le temps que nous avons pu employer nous instruire, par le nombre des heures que nous avons eues a nous, mais plutt, ce me semble, par l'exemple de ce que nous voyons communment arriver aux autres, comme tant une marque de la porte ordinaire de l'esprit humain.

Il me semble aussi qu'on n'a point sujet de se repentir, lorsqu'on a fait ce qu'on a jug tre le meilleur au temps qu'on a d se rsoudre l'excution, encore que, par aprs, y repensant avec plus de loisir, on juge avoir failli. Mais on devrait plutt se repentir, si on avait fait quelque chose contre sa conscience, encore qu'on reconnt, par aprs, avoir mieux fait qu'on n'avait pens : car nous n'avons rpondre que de nos penses; et la nature de l'homme n'est pas de tout savoir, ni de juger toujours si bien sur-le-champ que lorsqu'on a beaucoup de temps dlibrer.

Au reste, encore que la vanit qui fait qu'on a meilleure opinion de soi qu'on ne doit, soit un vice qui n'appartient qu'aux mes faibles et basses, ce n'est pas dire que les plus fortes et gnreuses se doivent mpriser; mais il se faut faire justice soi-mme, en reconnaissant ses perfections aussi bien que ses dfauts; et si la biensance empche qu'on ne les publie, elle n'empche pas pour cela qu'on ne les ressente.

Enfin, encore qu'on n'ait pas une science infinie, pour connatre parfaitement tous les biens dont il arrive qu'on doit faire choix dans les diverses rencontres de la vie, on doit, ce me semble, se contenter d'en avoir une mdiocre des choses plus ncessaires, comme sont celles que j'ai dnombres en ma dernire lettre.

En laquelle j'ai dj dclar mon opinion, touchant la difficult que Votre Altesse propose : savoir si ceux qui rapportent tout eux-mmes ont plus de raison que ceux qui se tourmentent pour les autres. Car si nous ne pensions qu' nous seuls, nous ne pourrions jouir que des biens qui nous sont particuliers; au lieu que, si nous nous considrons comme parties de quelque autre corps, nous participons aussi aux biens qui lui sont communs, sans tre privs pour cela d'aucun de ceux qui nous sont propres. Et il n'en est pas de mme des maux; car, selon la philosophie, le mal n'est rien de rel, mais seulement une privation; et lorsque nous nous attristons, cause de quelque mal qui arrive nos amis, nous ne participons point pour cela au dfaut dans lequel consiste ce mal; et quelque tristesse ou quelque peine que nous ayons en telle occasion, elle ne saurait tre si grande qu'est la satisfaction intrieure qui accompagne toujours les bonnes actions, et principalement celles qui procdent d'une pure affection pour autrui qu'on ne rapporte point soi-mme, c'est--dire de la vertu chrtienne qu'on nomme charit. Ainsi on peut, mme en pleurant et prenant beaucoup de peine, avoir plus de plaisir que lorsqu'on rit et se repose.

Et il est ais de prouver que le plaisir de l'me auquel consiste la batitude, n'est pas insparable de la gaiet et de l'aise du corps, tant par l'exemple des tragdies qui nous plaisent d'autant plus qu'elles excitent en nous plus de tristesse, que par celui des exercices du corps, comme la chasse, le jeu de la paume et autres semblables, qui ne laissent pas d'tre agrables, encore qu'ils soient fort pnibles; et mme on voit que souvent c'est la fatigue et la peine qui en augmente le plaisir. Et la cause du contentement que l'me reoit en ces exercices, consiste en ce qu'ils lui font remarquer la force, ou l'adresse, ou quelque autre perfection du corps auquel elle est jointe; mais le contentement qu'elle a de pleurer, en voyant reprsenter quelque action pitoyable et funeste sur un thtre, vient principalement de ce qu'il lui semble qu'elle fait une action vertueuse, ayant compassion des affligs; et gnralement elle se plat sentir mouvoir en soi des passions, de quelque nature qu'elles soient, pourvu qu'elle en demeure matresse.

Mais il faut que j'examine plus particulirement ces passions, afin de les pouvoir dfinir; ce qui me sera ici plus ais, que si j'crivais quelque autre; car Votre Altesse ayant pris la peine de lire le trait que j'ai autrefois bauch, touchant la nature des animaux, vous savez dj comment je conois que se forment diverses impressions dans leur cerveau, les unes par les objets extrieurs qui meuvent les sens, les autres par les dispositions intrieures du corps, ou par les vestiges des impressions prcdentes qui sont demeures en la mmoire, ou par l'agitation des esprits qui viennent du cur, ou aussi, en l'homme, par l'action de l'me, laquelle a quelque force pour changer les impressions qui sont dans le cerveau, comme, rciproquement, ces impressions ont la force d'exciter en l'me des penses qui ne dpendent point de sa volont. En suite de quoi, on peut gnralement nommer passions toutes les penses qui sont ainsi excites en l'me sans le concours de sa volont (et par consquent, sans aucune action qui vienne d'elle), par les seules impressions qui sont dans le cerveau, car tout ce qui n'est point action est passion. Mais on restreint ordinairement ce nom aux penses qui sont causes par quelque particulire agitation des esprits. Car celles qui viennent des objets extrieurs, ou bien des dispositions intrieures du corps, comme la perception des couleurs, des sons, des odeurs, la faim, la soif, la douleur et semblables, se nomment des sentiments, les uns extrieurs, les autres intrieurs. Celles qui ne dpendent que de ce que les impressions prcdentes ont laiss en la mmoire, et de l'agitation ordinaire des esprits, sont des rveries, soit qu'elles viennent en songe, soit aussi lorsqu'on est veill, et que l'me, ne se dterminant rien de soi-mme, suit nonchalamment les impressions qui se rencontrent dans le cerveau. Mais, lorsqu'elle use de sa volont pour se dterminer quelque pense qui n'est pas seulement intelligible, mais imaginable, cette pense fait une nouvelle impression dans le cerveau, cela n'est pas en elle une passion, mais une action, qui se nomme proprement imagination. Enfin, lorsque le cours ordinaire des esprits est tel qu'il excite communment des penses tristes ou gaies, ou autres semblables, on ne l'attribue pas la passion, mais au naturel ou l'humeur de celui en qui elles sont excites, et cela fait qu'on dit que cet homme est d'un naturel triste, cet autre d'une humeur gaie, etc. Ainsi il ne reste que les penses qui viennent de quelque particulire agitation des esprits, et dont on sent les effets comme en l'me mme, qui soient proprement nommes des passions.

Il est vrai que nous n'en avons quasi jamais aucunes qui ne dpendent de plusieurs des causes que je viens de distinguer; mais on leur donne la dnomination de celle qui est la principale, ou laquelle on a principalement gard : ce qui fait que plusieurs confondent le sentiment de la douleur avec la passion de la tristesse, et celui du chatouillement avec la passion de la joie, laquelle ils nomment aussi volupt ou plaisir, et ceux de la soif ou de la faim, avec les dsirs de boire ou de manger, qui sont des passions : car ordinairement les causes qui font la douleur, agitent aussi les esprits en la faon qui est requise pour exciter la tristesse, et celles qui font sentir quelque chatouillement, les agitent en la faon qui est requise pour exciter la joie, et ainsi des autres.

On confond aussi quelquefois les inclinations ou habitudes qui disposent quelque passion, avec la passion mme, ce qui est nanmoins facile distinguer. Car, par exemple, lorsqu'on dit, dans une ville, que les ennemis la viennent assiger, le premier jugement, que font les habitants, du mal qui leur en peut arriver, est une action de leur me, non une passion. Et bien que ce jugement se rencontre semblable en plusieurs, ils n'en sont pas toutefois galement mus, mais les uns plus, les autres moins, selon qu'ils ont plus ou moins d'habitude ou d'inclination la crainte. Et avant que leur me reoive l'motion, en laquelle seule consiste la passion, il faut qu'elle fasse ce jugement, ou bien, sans juger, qu'elle conoive au moins le danger, et en imprime l'image dans le cerveau, ce qui se fait par une autre action qu'on nomme imaginer, et que, par mme moyen, elle dtermine les esprits, qui vont du cerveau par les nerfs dans les muscles, entrer en ceux de ces nerfs qui servent resserrer les ouvertures du cur, ce qui retarde la circulation du sang; en suite de quoi tout le corps devient ple, froid et tremblant, et les nouveaux esprits, qui viennent du cur vers le cerveau, sont agits de telle faon qu'ils ne peuvent aider y former d'autres images que celles qui excitent en l'me la passion de la crainte : toutes lesquelles choses se suivent de si prs l'une l'autre, qu'il semble que ce ne soit qu'une seule opration. Et ainsi en toutes les autres passions il arrive quelque particulire agitation dans les esprits qui viennent du cur.

Voil ce que je pensais crire, il y a huit jours, Votre Altesse, et mon dessein tait d'y ajouter une particulire explication de toutes les passions; mais ayant trouv de la difficult les dnombrer, je fus contraint de laisser partir le messager sans ma lettre, et ayant reu cependant celle que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'crire, j'ai une nouvelle occasion de rpondre, qui m'oblige de remettre une autre fois cet examen des passions, pour dire ici que toutes les raisons qui prouvent l'existence de Dieu, et qu'il est la cause premire et immuable de tous les effets qui ne dpendent point du libre arbitre des hommes, prouvent, ce me semble, en mme faon qu'il est aussi la cause de tous ceux qui en dpendent. Car on ne saurait dmontrer qu'il existe, qu'en le considrant comme un tre souverainement parfait; et il ne serait pas souverainement parfait, s'il pouvait arriver quelque chose dans le monde, qui ne vnt pas entirement de lui. Il est vrai qu'il n'y a que la foi seule, qui nous enseigne ce que c'est que la grce, par laquelle Dieu nous lve une batitude surnaturelle; mais la seule philosophie suffit pour connatre qu'il ne saurait entrer la moindre pense en l'esprit d'un homme, que Dieu ne veuille et ait voulu de toute ternit qu'elle y entrt. Et la distinction de l'Ecole, entre les causes universelles et particulires, n'a point ici de lieu : car ce qui fait que le soleil, par exemple, tant la cause universelle de toutes les fleurs, n'est pas cause pour cela que les tulipes diffrent des roses, c'est que leur production dpend aussi de quelques autres causes particulires qui ne lui sont point subordonnes; mais Dieu est tellement la cause universelle de tout, qu'il en est en mme faon la cause totale ; et ainsi rien ne peut arriver sans sa volont.

Il est vrai aussi que la connaissance de l'immortalit de l'me et des flicits dont elle sera capable tant hors de cette vie, pourrait donner sujet d'en sortir ceux qui s'y ennuient, s'ils taient assurs qu'ils jouiraient, par aprs, de toutes ces flicits; mais aucune raison ne les en assure, et il n'y a que la fausse philosophie d'Hgsias, dont le livre fut dfendu par Ptolme, pour ce que plusieurs s'taient tus aprs l'avoir lu, qui tche persuader que cette vie est mauvaise; la vraie enseigne, tout au contraire, que, mme parmi les plus tristes accidents et les plus pressantes douleurs, on y peut toujours tre content, pourvu qu'on sache user de la raison.

Pour ce qui est de l'tendue de l'univers, je ne vois pas comment, en la considrant, on est convi sparer la providence particulire de l'ide que nous avons de Dieu : car c'est tout autre chose de Dieu que des puissances finies, lesquelles pouvant tre puises, nous avons raison de juger, en voyant qu'elles sont employes plusieurs grands effets, qu'il n'est pas vraisemblable qu'elles s'tendent aussi jusques aux moindres; mais d'autant que nous estimons les uvres de Dieu tre plus grands, d'autant mieux remarquons-nous l'infinit de sa puissance; et d'autant que cette infinit nous est mieux connue, d'autant sommes-nous plus assurs qu'elle s'tend jusques toutes les plus particulires actions des hommes.

Je ne crois pas aussi que, par cette providence particulire de Dieu, que Votre Altesse a dit tre le fondement de la thologie, vous entendiez quelque changement qui arrive en ses dcrets l'occasion des actions qui dpendent de notre libre arbitre. Car la thologie n'admet point ce changement; et lorsqu'elle nous oblige prier Dieu, ce n'est pas afin que nous lui enseignions de quoi c'est que nous avons besoin, ni afin que nous tchions d'imptrer de lui qu'il change quelque chose en l'ordre tabli de toute ternit par sa providence : l'un et l'autre serait blmable; mais c'est seulement afin que nous obtenions ce qu'il a voulu de toute ternit tre obtenu par nos prires. Et je crois que tous les thologiens sont d'accord en ceci, mme les Arminiens, qui semblent tre ceux qui dfrent le plus au libre arbitre.

J'avoue qu'il est difficile de mesurer exactement jusques o la raison ordonne que nous nous intressions pour le public; mais aussi n'est-ce pas une chose en quoi il soit ncessaire d'tre fort exact : il suffit de satisfaire sa conscience, et on peut en cela donner beaucoup son inclination. Car Dieu a tellement tabli l'ordre des choses, et conjoint les hommes ensemble d'une si troite socit, qu'encore que chacun rapportt tout soi-mme, et n'et aucune charit pour les autres, il ne laisserait pas de s'employer ordinairement pour eux en tout ce qui serait de son pouvoir, pourvu qu'il ust de prudence, principalement s'il vivait en un sicle o les murs ne fussent point corrompues. Et, outre cela, comme c'est une chose plus haute et plus glorieuse, de faire du bien aux autres hommes que de s'en procurer soi-mme, aussi sont-ce les plus grandes mes qui y ont le plus d'inclination, et font le moins d'tat des biens qu'elles possdent. Il n'y a que les faibles et basses qui s'estiment plus qu'elles ne doivent, et sont comme les petits vaisseaux, que trois gouttes d'eau peuvent remplir. je sais que Votre Altesse n'est pas de ce nombre, et qu'au lieu qu'on ne peut inciter ces mes basses prendre de la peine pour autrui, qu'en leur faisant voir qu'ils en retireront quelque profit pour eux-mmes, il faut, pour l'intrt de Votre Altesse, lui reprsenter qu'elle ne pourrait tre longuement utile ceux qu'elle affectionne, si elle se ngligeait soi-mme, et la prier d'avoir soin de sa sant. C'est ce que fait,

Madame,

de Votre Altesse le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 28 octobre 1645

Monsieur Descartes,

Aprs avoir donn de si bonnes raisons, pour montrer qu'il vaut mieux connatre des vrits notre dsavantage, que se tromper agrablement, et qu'il n'y a que les choses qui admettent diverses considrations galement vraies, qui nous doivent obliger de nous arrter celle qui nous apportera plus de contentement, Je m'tonne que vous voulez que je me compare ceux de mon ge, plutt en chose qui m'est inconnue qu'en ce que je ne saurais ignorer, encore que celle-l soit plus mon avantage. Il n'y a rien qui me puisse claircir si j'ai profit davantage, cultiver ma raison, que d'autres n'ont fait aux choses qu'ils affectaient, et je ne doute nullement qu'avec le temps de relche que mon corps requrait, il ne m'en soit rest encore pour avancer au del de ce que je suis. En mesurant la porte de l'esprit humain par l'exemple du commun des hommes, elle se trouverait de bien petite tendue, parce que la plupart ne se servent de la pense qu'au regard des sens. Mme de ceux qui s'appliquent l'tude, il y en a peu qui y emploient autre chose que la mmoire, ou qui aient la vrit pour but de leur labeur. Que s'il y a du vice ne me plaire point de considrer si j'ai plus gagn que ces personnes, je ne crois pas que c'est l'excs d'humilit qui est aussi nuisible que la prsomption, mais non pas si ordinaire. Nous sommes plus enclins mconnatre nos dfauts, que nos perfections. Et en fuyant le repentir des fautes commises, comme un ennemi de la flicit, on pourrait courir hasard de perdre l'envie de s'en corriger, principalement quand quelque passion les a produites, puisque nous aimons naturellement d'en tre mus, et d'en suivre les mouvements; il n'y a que les incommodits procdant de cette suite, qui nous apprennent qu'elles peuvent tre nuisibles. Et c'est, mon jugement, ce qui fait que les tragdies plaisent d'autant plus, qu'elles excitent plus de tristesse, parce que nous connaissons qu'elle ne sera point assez violente pour nous porter des extravagances, ni' assez durable pour corrompre la sant.

Mais cela ne suffit point, pour appuyer la doctrine contenue dans une de vos prcdentes, que les passions sont d'autant plus utiles, qu'elles penchent plus vers l'excs, lorsqu'elles sont soumises la raison, parce qu'il semble qu'elles ne peuvent point tre excessives et soumises. Mais je crois que vous claircirez ce doute, en prenant la peine de dcrire comment cette agitation particulire des esprits sert former toutes les passions que nous exprimentons, et de quelle faon elle corrompt le raisonnement. Je n'oserais vous en prier, si le ne savais que vous ne laissez point d'uvre imparfaite, et qu'en entreprenant d'enseigner une personne stupide, comme moi, vous vous tes prpar aux incommodits que cela vous apporte.

C'est ce qui me fait continuer vous dire, que je ne suis point persuade, par les raisons qui prouvent l'existence de Dieu, et qu'il est la cause immuable de tous les effets qui ne dpendent point du libre arbitre de l'homme qu'il l'est encore de ceux qui en dpendent. De sa perfection souveraine il suit ncessairement qu'il pourrait l'tre, c'est--dire qu'il pourrait n'avoir point donn de libre arbitre l'homme; mais, puisque nous sentons en avoir, il me semble qu'il rpugne au sens commun de le croire dpendant en ses oprations, comme il l'est dans son tre.

Si on est bien persuad de l'immortalit de l'me, il est impossible de douter qu'elle ne sera plus heureuse aprs la sparation du corps (qui est l'origine de tous les dplaisirs de la vie, comme l'me des plus grands contentements), sans l'opinion de M. Digby, par laquelle son prcepteur (dont vous avez vu les crits) lui a fait croire la ncessit du purgatoire, en lui persuadant que les passions qui ont domin sur la raison, durant la vie de l'homme, laissent encore quelques vestiges en l'me, aprs le dcs du corps, qui la tourmentent d'autant plus qu'elles ne trouvent aucun moyen de se satisfaire dans une substance si pure. Je ne vois pas comment cela s'accorde son immatrialit. Mais Je ne doute nullement, qu'encore que la vie ne soit point mauvaise de soi, elle doit tre abandonne pour une condition qu'on connatra meilleure.

Par cette providence particulire, qui est le fondement de la thologie, j'entends celle par laquelle Dieu a, de toute ternit, prescrit des moyens si tranges, comme son incarnation, pour une partie du tout cr, si inconsidrable au prix du reste, comme vous nous reprsentez ce globe en votre physique; et cela, pour en tre glorifi, qui semble une fin fort indigne du crateur de ce grand univers. Mais je vous prsentais, en ceci, plutt l'objection de nos thologiens que la mienne, l'ayant toujours cru chose trs impertinente, pour des personnes finies, de juger de la cause finale des actions d'un tre infini.

Vous ne croyez pas qu'on a besoin d'une connaissance exacte, jusqu'o la raison ordonne que nous nous intressions pour le public, cause qu'encore qu'un chacun rapportt tout soi, il travaillerait aussi pour les autres, s'il se servait de prudence. Et cette prudence est le tout, dont je ne vous demande qu'une partie. Car, en la possdant, on ne saurait manquer faire justice aux autres, comme soi-mme, et c'est son dfaut qui est cause qu'un esprit franc perd quelquefois le moyen de servir sa patrie, en s'abandonnant trop lgrement pour son intrt, et qu'un timide se perd avec elle, faute de hasarder son bien et sa fortune pour sa conservation.

J'ai toujours t en une condition, qui rendait ma vie trs inutile aux personnes que j'aime; mais le cherche sa conservation avec beaucoup plus de soin, depuis que j'ai le bonheur de vous connatre, parce que vous m'avez montr les moyens de vivre plus heureusement que je ne faisais. Il ne me manque que la satisfaction de vous pouvoir tmoigner combien cette obligation est ressentie de,

Votre affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, 3 novembre 1645

Madame,

Il m'arrive si peu souvent de rencontrer de bons raisonnements, non seulement dans les discours de ceux que je frquente en ce dsert, mais aussi dans les livres que je consulte, que je ne puis lire ceux qui sont dans les lettres de Votre Altesse, sans en avoir un ressentiment de joie extraordinaire; et je les trouve si forts, que j'aime mieux avouer d'en tre vaincu, que d'entreprendre de leur rsister. Car, encore que la comparaison que Votre Altesse refuse de faire son avantage, puisse assez tre vrifie par l'exprience, c'est toutefois une vertu si louable de juger favorablement des autres, et elle s'accorde si bien avec la gnrosit qui vous empche de vouloir mesurer la porte de l'esprit humain par l'exemple du commun des hommes, que je ne puis manquer d'estimer extrmement l'une et l'autre.

Je n'oserais aussi contredire ce que Votre Altesse crit du repentir, vu que c'est une vertu chrtienne, laquelle sert pour faire qu'on se corrige, non seulement des fautes commises volontairement, mais aussi de celles qu'on a faites par ignorance, lorsque quelque passion a empch qu'on ne connt la vrit.

Et j'avoue bien que la tristesse des tragdies ne plairait pas, comme elle fait, si nous pouvions craindre qu'elle devnt si excessive que nous en fussions incommods. Mais, lorsque j'ai dit qu'il y a des passions qui sont d'autant plus utiles qu'elles penchent plus vers l'excs, j'ai seulement voulu parler de celles qui sont toutes bonnes; ce que j'ai tmoign, en ajoutant qu'elles doivent tre sujettes la raison. Car il y a deux sortes d'excs : l'un qui, changeant la nature de la chose, et de bonne la rendant mauvaise, empche qu'elle ne demeure soumise la raison; l'autre qui en augmente seulement la mesure, et ne fait que de bonne la rendre meilleure. Ainsi la hardiesse n'a pour excs la tmrit, que lorsqu'elle va au del des limites de la raison; mais pendant qu'elle ne les passe point, elle peut encore avoir un autre excs, qui consiste n'tre accompagne d'aucune irrsolution ni d'aucune crainte.

J'ai pens ces jours au nombre et l'ordre de toutes ces passions, afin de pouvoir plus particulirement examiner leur nature; mais je n'ai pas encore assez digr mes opinions, touchant ce sujet, pour les oser crire Votre Altesse, et je ne manquerai de m'en acquitter le plus tt qu'il me sera possible.

Pour ce qui est du libre arbitre, je confesse qu'en ne pensant qu' nous-mmes, nous ne pouvons ne le pas estimer indpendant; mais lorsque nous pensons la puissance infinie de Dieu, nous ne pouvons ne pas croire que toutes choses dpendent de lui, et, par consquent, que notre libre arbitre n'en est pas exempt. Car il implique contradiction de dire que Dieu ait cr les hommes de telle nature, que les actions de leur volont ne dpendent point de la sienne, pour ce que c'est le mme que si on disait que sa puissance est tout ensemble finie et infinie : finie, puisqu'il y a quelque chose qui n'en dpend point; et infinie, puisqu'il a pu crer cette chose indpendante. Mais, comme la connaissance de l'existence de Dieu ne nous doit pas empcher d'tre assurs de notre libre arbitre, pour ce que nous l'exprimentons et le sentons en nous-mmes, ainsi celle de notre libre arbitre ne nous doit point faire douter de l'existence de Dieu. Car l'indpendance que nous exprimentons et sentons en nous, et qui suffit pour rendre nos actions louables ou blmables, n'est pas incompatible avec une dpendance qui est d'autre nature, selon laquelle toutes choses sont sujettes Dieu.

Pour ce qui regarde l'tat de l'me aprs cette vie, j'en ai bien moins de connaissance que M. d'Igby; car, laissant part ce que la foi nous en enseigne, je confesse que, par la seule raison naturelle, nous pouvons bien faire beaucoup de conjectures notre avantage et avoir de belles esprances, mais non point aucune assurance. Et pour ce que la mme raison naturelle nous apprend aussi que nous avons toujours plus de biens que de maux en cette vie, et que nous ne devons point laisser le certain pour l'incertain, elle me semble nous enseigner que nous ne devons pas vritablement craindre la mort, mais que nous ne devons aussi jamais la rechercher.

Je n'ai pas besoin de rpondre l'objection que peuvent faire les thologiens, touchant la vaste tendue que j'ai attribue l'univers, pour ce que Votre Altesse y a dj rpondu pour moi. J'ajoute seulement que, si cette tendue pouvait rendre les mystres de notre religion moins croyables, celle que les astronomes ont attribue de tout temps aux cieux, aurait pu faire le mme, pour ce qu'ils les ont considrs si grands que la terre n'est, leur comparaison, que comme un point; et toutefois, cela ne leur est point object.

Au reste, si la prudence tait matresse des vnements, je ne doute point que Votre Altesse ne vnt bout de tout ce qu'elle voudrait entreprendre; mais il faudrait que tous les hommes fussent parfaitement sages, afin que, sachant ce qu'ils doivent faire, on pt tre assur de ce qu'ils feront. Ou bien il faudrait connatre particulirement l'humeur de tous ceux avec lesquels on a quelque chose dmler; et encore ne serait-ce pas assez, cause qu'ils ont, outre cela, leur libre arbitre, dont les mouvements ne sont connus que de Dieu seul. Et pour ce qu'on juge ordinairement de ce que les autres feront, par ce qu'on voudrait faire, si on tait en leur place, il arrive souvent que les esprits ordinaires et mdiocres, tant semblables ceux avec lesquels ils ont traiter, pntrent mieux dans leurs conseils, et font plus aisment russir ce qu'ils entreprennent, que ne font les plus relevs, lesquels, ne traitant qu'avec ceux qui leur sont de beaucoup infrieurs en connaissance et en prudence, jugent tout autrement qu'eux des affaires. C'est ce qui doit consoler Votre Altesse, lorsque la fortune s'oppose vos desseins. je prie Dieu qu'il les favorise, et je suis,

Madame,

De Votre Altesse le trs humble et trs obissant serviteur,

Descartes.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 30 novembre 1645

Monsieur Descartes,

Vous avez sujet de vous tonner, qu'aprs m'avoir tmoign que mon raisonnement ne vous paraissait pas tout fait ridicule, le demeure si longtemps sans en tirer l'avantage que vos rponses me donnent. Et c'est avec honte que je vous en avoue la cause, puisqu'elle a renvers tout ce que vos leons semblaient avoir tabli dans mon esprit. Je croyais qu'une forte rsolution de ne chercher la batitude qu'aux choses qui dpendent de ma volont, me rendrait moins sensible celles qui me viennent d'ailleurs, avant que la folie d'un de mes frres, m'ait fait connatre ma faiblesse. Car elle m'a plus troubl la sant du corps et la tranquillit de l'me que tous les malheurs qui me sont encore arrivs. Si vous prenez la peine de lire la gazette, vous ne sauriez ignorer qu'il est tomb entre les mains d'une certaine sorte de gens, qui ont plus de haine pour notre maison que d'affection pour leur culte, et s'est laiss prendre en leurs piges, jusqu' changer de religion pour se rendre catholique romain, sans faire la moindre grimace qui pourrait persuader aux plus crdules qu'il y allait de sa conscience. Il faut que je voie une personne, que j'aimais avec autant de tendresse que j'en saurais avoir, abandonne au mpris du monde et la perte de son me (selon ma croyance). Si vous n'aviez plus de charit que de bigoterie, ce serait une impertinence de vous entretenir de cette matire, et ceci ne m'en garantirait pas, si je n'tais en possession de vous dire tous mes dfauts, comme la personne du monde la plus capable de m'en corriger.

Je vous avoue de mme qu'encore que je ne comprenne pas que l'indpendance du libre arbitre ne rpugne pas moins l'ide que nous avons de Dieu, que sa dpendance sa libert, il m'est impossible de les ajuster, tant autant impossible, pour la volont, d'tre en mme temps libre et attache aux dcrets de la Providence, que, pour le pouvoir divin, d'tre infini et limit tout ensemble. Je ne vois point leur compatibilit, dont vous parlez, ni' comment cette dpendance de la volont peut tre d'autre nature que sa libert, si vous ne prenez la peine de me l'enseigner.

Au regard du contentement, je confesse que la possession prsente est de beaucoup plus assure que l'attente du futur, sur quelque bonne raison qu'elle soit fonde. Mais j'ai de la peine me persuader que nous avons toujours plus de biens, dans la vie, que de maux, puisqu'il faut Plus pour composer ceux-l que ceux-ci; que l'homme a plus d'endroits pour recevoir du dplaisir, que du plaisir; qu'il y a un nombre infini d'erreurs, pour une vrit; tant de moyens de se fourvoyer, pour un qui mne le droit chemin; quantit de personnes en dessein et en pouvoir de nuire, pour peu qui aient l'un et l'autre servir. Enfin tout ce qui dpend de la volont et du cours du reste du monde, est capable d'incommoder; et selon votre propre sentiment, il n'y a rien que ce qui dpend absolument de la ntre, suffisant pour nous donner une satisfaction relle et constante.

Pour la prudence, en ce qui concerne la socit humaine, je n'en attends point de rgle infaillible, mais je serais bien aise de voir celles que vous voudriez donner celui qui, en vivant seulement pour soi, en quelque profession qu'il ait, ne laisserait pas de travailler encore pour autrui, si j'osais vous demander plus de lumire, aprs avoir si mal employ celle que vous avez dj donne

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 27 dcembre 1645

Monsieur Descartes,

Le fils du feu professeur Schooten m'a rendu aujourd'hui la lettre que vous m'criviez en sa considration, pour m'empcher que le ne m'engage favoriser son concurrent. Et comme je lui tmoignais que je n'tais pas seulement sans dessein de lui nuire, mais oblige de le servir, autant que je le pourrai, depuis que vous me mandez de l'aimer et de lui tre redevable, il me pria ensuite de le recommander aux Curateurs. N'y ayant que deux de ma connaissance, MM. de Wimenon et Bewen, et le dernier hors de la ville, j'ai fait d'abord parler au premier, qui me promet de s'employer pour ledit sieur Schooten, encore qu'on avait fait dessein d'abolir entirement cette profession comme superflue, qui semble tre la seule difficult qu'il aura combattre, son comptiteur n'tant point considr, auprs de lui, si ce n'est de quelques scrupuleux, qui craignent que celui-ci n'introduise les erreurs de la religion arminienne en ses leons de mathmatiques. S'il m'et donn le temps de le prier de revenir auprs de moi, pour apprendre le succs de mes recommandations, J'aurais eu moyen de l'informer des choses que je crois lui devoir servir en ses prtentions ; mais il eut tant de hte se retirer, que je fus contrainte de le suivre jusqu' la porte, pour lui demander qui je devais adresser mes offices pour lui. le sais que, s'il m'avait seulement considre comme votre amie, sans songer aux titres qui embarrassent ceux qui n'y sont point accoutums, il en aurait us autrement, jugeant bien que je ne saurais agir, en une affaire que j . e connais vous tre agrable, avec des soins ordinaires. Et je vous prie de croire que je ne perdrai jamais d'occasion o je vous puis tmoigner, par effet, que je suis vritablement,

Monsieur Descartes,

Votre trs affectionne vous servir,

Elisabeth

J'ai peur que vous n'ayez pas reu ma dernire du 30e du pass, parce que vous n'en faites point mention. Je serais fche qu'elle vienne entre les mains de quelqu'un de ces critiques, qui condamnent pour hrsies tous les doutes qu'on fait des opinions reues.

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Descartes Elisabeth - Egmond, janvier 1646

Madame,

Je ne puis nier que je n'aie t surpris d'apprendre que Votre Altesse ait eu de la fcherie, jusqu' en tre incommode en sa sant, pour une chose que la plus grande part du monde trouvera bonne, et que plusieurs fortes raisons peuvent rendre excusables envers les autres. Car tous ceux de la religion dont je suis (qui font, sans doute, le plus grand nombre dans l'Europe), sont obligs de l'approuver, encore mme qu'ils y vissent des circonstances et des motifs apparents qui fussent blmables; car nous croyons que Dieu se sert de divers moyens pour attirer les mes soi, et que tel est entr dans le clotre, avec une mauvaise intention, lequel y a men, par aprs, une vie fort sainte. Pour ceux qui sont d'une autre crance, s'ils en parlent mal, on peut rcuser leur jugement; car, comme en toutes les autres affaires, touchant lesquelles il y a divers partis, il est impossible de plaire aux uns, sans dplaire aux autres. S'ils considrent qu'ils ne seraient pas de la religion dont ils sont, si eux, ou leurs pres, ou leurs aeuls n'avaient quitt la romaine, ils n'auront pas sujet de se moquer, ni de nommer inconstants ceux qui quittent la leur.

Pour ce qui regarde la prudence du sicle, il est vrai que ceux qui ont la fortune chez eux, ont raison de demeurer tous autour d'elle, et de joindre leurs forces ensemble pour empcher qu'elle n'chappe; mais ceux de la maison desquels elle est fugitive, ne font, ce me semble, point mal de s'accorder suivre divers chemins, afin que, s'ils ne la peuvent trouver tous, il y en ait au moins quelqu'un qui la rencontre. Et cependant, pour ce qu'on croit que chacun d'eux a plusieurs ressources, ayant des amis en divers partis, cela les rend plus considrables, que s'ils taient tous engags dans un seul. Ce qui m'empche de pouvoir imaginer que ceux qui ont t auteurs de ce conseil, aient en cela voulu nuire votre Maison. Mais je ne prtends point que mes raisons puissent empcher le ressentiment de Votre Altesse; j'espre seulement que le temps l'aura diminu, avant que cette lettre vous soit prsente, et je craindrais de le rafrachir, si je m'tendais davantage sur ce sujet.

C'est pourquoi je passe la difficult que Votre Altesse propose touchant le libre arbitre, duquel je tcherai d'expliquer la dpendance et la libert par une comparaison. Si un roi qui a dfendu les duels, et qui sait trs assurment que deux gentilshommes de son royaume, demeurant en diverses villes, sont en querelle, et tellement anims l'un contre l'autre, que rien ne les saurait empcher de se battre s'ils se rencontrent; si, dis-je, ce roi donne l'un d'eux quelque commission pour aller certain jour vers la ville o est l'autre, et qu'il donne aussi commission cet autre pour aller au mme jour vers le lieu o est le premier, il sait bien assurment qu'ils ne manqueront pas de se rencontrer, et de se battre, et ainsi de contrevenir sa dfense, mais il ne les y contraint point pour cela; et sa connaissance, et mme la volont qu'il a eue de les y dterminer en cette faon, n'empche pas que ce ne soit aussi volontairement et aussi librement qu'ils se battent, lorsqu'ils viennent se rencontrer, comme ils auraient fait s'il n'en avait rien su, et que ce ft par quelque autre occasion qu'ils se fussent rencontrs, et ils peuvent aussi justement tre punis, pour ce qu'ils ont contrevenu sa dfense. Or ce qu'un roi peut faire en cela, touchant quelques actions libres de ses sujets, Dieu, qui a une prescience et une puissance infinie, le fait infailliblement touchant toutes celles des hommes. Et avant qu'il nous ait envoys en ce monde, il a su exactement quelles seraient toutes les inclinations de notre volont; c'est lui-mme qui les a mises en nous, c'est lui aussi qui a dispos toutes les autres choses qui sont hors de nous, pour faire que tels et tels objets se prsentassent nos sens tel et tel temps, l'occasion desquels il a su que notre libre arbitre nous dterminerait telle ou telle chose; et il l'a ainsi voulu, mais il n'a pas voulu pour cela l'y contraindre. Et comme on peut distinguer en ce roi deux diffrents degrs de volont, l'un par lequel il a voulu que ces gentilshommes se battissent, puisqu'il a fait qu'ils se rencontrassent, et l'autre par lequel il ne l'a pas voulu, puisqu'il a dfendu les duels; ainsi les thologiens distinguent en Dieu une volont absolue et indpendante, par laquelle il veut que toutes choses se fassent ainsi qu'elles se font, et une autre qui est relative, et qui se rapporte au mrite ou dmrite des hommes, par laquelle il veut qu'on obisse ses lois.

Il est besoin aussi que je distingue deux sortes de biens, pour accorder ce que j'ai ci-devant crit ( savoir qu'en cette vie nous avons toujours plus de biens que de maux) avec ce que Votre Altesse m'objecte touchant toutes les incommodits de la vie. Quand on considre l'ide du bien pour servir de rgle nos actions, on le prend pour toute la perfection qui peut tre en la chose qu'on nomme bonne, et on la compare la ligne droite, qui est unique entre une infinit de courbes auxquelles on compare les maux. C'est en ce sens que les philosophes ont coutume de dire que bonum est ex integra causa, malum ex quovis defectu. Mais quand on considre les biens et les maux qui peuvent tre en une mme chose, pour savoir l'estime qu'on en doit faire, comme j'ai fait lorsque j'ai parl de l'estime que nous devions faire de cette vie, on prend le bien pour tout ce qui s'y trouve dont on peut avoir quelque commodit, et on ne nomme mal que ce dont on peut recevoir de l'incommodit; car pour les autres dfauts qui peuvent y tre, on ne les compte point. Ainsi, lorsqu'on offre un emploi quelqu'un, il considre d'un ct l'honneur et le profit qu'il en peut attendre, comme des biens, et de l'autre la peine, le pril, la perte du temps, et autres telles choses, comme des maux; et comparant ces maux avec ces biens, selon qu'il trouve ceux-ci plus ou moins grands que ceux-l, il l'accepte ou le refuse. Or ce qui m'a fait dire, en ce dernier sens, qu'il y a toujours plus de biens que de maux en cette vie, c'est le peu d'tat que je crois que nous devons faire de toutes les choses qui sont hors de nous, et qui ne dpendent point de notre libre arbitre, comparaison de celles qui en dpendent, lesquelles nous pouvons toujours rendre bonnes, lorsque nous en savons bien user; et nous pouvons empcher, par leur moyen, que tous les maux qui viennent d'ailleurs, tant grands qu'ils puissent tre, n'entrent plus avant en notre me que la tristesse que y excitent les comdiens, quand ils reprsentent devant nous quelques actions fort funestes; mais j'avoue qu'il faut tre fort philosophe, pour arriver jusqu' ce point. Et toutefois je crois aussi que mme ceux-l qui se laissent le plus emporter leurs passions, jugent toujours, en leur intrieur, qu'il y a plus de biens que de maux en cette vie, encore qu'ils ne s'en aperoivent pas eux-mmes; car bien qu'ils appellent quelquefois la mort leur secours, quand ils sentent de grandes douleurs, c'est seulement afin qu'elle leur aide porter leur fardeau, ainsi qu'il y a dans la fable, et ils ne veulent point pour cela perdre la vie; ou bien, s'il y en a quelques-uns qui la veuillent perdre, et qui se tuent eux-mmes, c'est par une erreur de leur entendement, et non point par un jugement bien raisonn, ni par une opinion que la nature ait imprime en eux, comme est celle qui fait qu'on prfr les biens de cette vie ses maux.

La raison qui me fait croire que ceux qui ne font rien que pour leur utilit particulire, doivent aussi bien que les autres travailler pour autrui, et tcher de faire plaisir un chacun, autant qu'il est en leur pouvoir, s'ils veulent user de prudence, est qu'on voit ordinairement arriver que ceux qui sont estims officieux et prompts faire plaisir, reoivent aussi quantit de bons offices des autres, mme de ceux qu'ils n'ont jamais obligs, lesquels ils ne recevraient pas, si on les croyait d'autre humeur, et que les peines qu'ils ont faire plaisir, ne sont point si grandes que les commodits que leur donne l'amiti de ceux qui les connaissent. Car on n'attend de nous que les offices que nous pouvons rendre commodment, et nous n'en attendons pas davantage des autres; mais il arrive souvent que ce qui leur cote peu nous profite beaucoup, et mme nous peut importer de la vie. Il est vrai qu'on perd quelquefois sa peine en bien faisant, et au contraire qu'on gagne mal faire; mais cela ne peut changer la rgle de la prudence, laquelle ne se rapporte qu'aux choses qui arrivent le plus souvent. Et pour moi, la maxime que j'ai le plus observe en toute la conduite de ma vie, a t de suivre seulement le grand chemin, et de croire que la principale finesse est de ne vouloir point du tout user de finesse. Les lois communes de la socit, lesquelles -tendent toutes se faire du bien les uns aux autres, ou du moins ne se point faire de mal, sont, ce me semble, si bien tablies, que quiconque les suit franchement, sans aucune dissimulation ni artifice mne une vie beaucoup plus heureuse et plus assure, que ceux qui cherchent leur utilit par d'autres voies, lesquels, la vrit, russissent quelquefois par l'ignorance des autres hommes, et par la faveur de la fortune; mais il arrive bien plus souvent qu'ils y manquent, et que, pensant s'tablir, ils se ruinent. C'est avec cette ingnuit et cette franchise, laquelle je fais profession d'observer en toutes mes actions, que je fais aussi particulirement profession d'tre, etc.

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Elisabeth Descartes - La Haye, 25 avril 1646

Monsieur Descartes,

Le trait que mon frre Philippe a conclu avec la Rpublique de Venise m'a fait avoir, tout depuis votre dpart, une occupation beaucoup moins agrable que celle que vous m'aviez laisse, touchant une matire qui passe ma science, laquelle je n'tais appele que pour suppler l'impatience du jeune homme qui elle s'adressait. Cela m'a empch jusqu'ici de me prvaloir de la permission, que vous m'avez donne, de vous proposer les obscurits que ma stupidit me fait trouver en votre Trait des passions , quoi qu'elles sont en petit nombre, puisqu'il faudrait tre impassible, pour ne point comprendre que l'ordre, la dfinition et les distinctions que vous donnez aux passions, et enfin toute la partie morale du trait, passe tout ce qu'on a jamais dit sur ce sujet.

Mais puisque sa partie physique n'est pas si claire aux ignorants, je ne vois point comment on peut savoir les divers mouvements du sang, qui causent les cinq passions primitives, puisqu'elles ne sont jamais seules. Par exemple, l'amour est toujours accompagn de dsir et de joie, ou de dsir et de tristesse, et mesure qu'il se fortifie, les autres croissent aussi,... au contraire. Comment est-il donc possible de remarquer la diffrence du battement de pouls, de la digestion des viandes et autres changements du corps, qui servent dcouvrir la nature de ces mouvements? Aussi celle que vous notez, en chacune de ces passions, n'est pas de mme en tous les tempraments : et le mien fait que la tristesse m'emporte toujours l'apptit, quoi qu'elle ne soit mle d'aucune haine, me venant seulement de la mort de quelque ami.

Lorsque vous parlez des signes extrieurs de ces passions, vous dites que l'admiration, jointe la joie, fait enfler le poumon diverses secousses, pour causer le rire. A quoi je vous supplie d'ajouter de quelle faon l'admiration (qui, selon votre description, semble n'oprer que sur le cerveau) peut ouvrir si promptement les orifices du cur pour faire cet effet.

Ces passions, que vous notez pour cause des soupirs, ne semblent pas toujours l'tre, puisque la coutume et la repltion de l'estomac les produisent aussi.

Mais je trouve encore moins de difficult entendre tout ce que vous dites des passions, qu' pratiquer les remdes que vous ordonnez contre leurs excs. Car comment prvoir tous les accidents qui peuvent survenir en la vie, qu'il est impossible de nombrer? Et comment nous empcher de dsirer avec ardeur les choses qui tendent ncessairement la conservation de l'homme (comme la sant et les moyens pour vivre), qui nanmoins ne dpendent point de son arbitre ? Pour la connaissance de la vrit, le dsir en est si juste, qu'il est naturellement en tous les hommes; mais il faudrait avoir une connaissance infinie, pour savoir la juste valeur des biens et des maux qui ont coutume de nous mouvoir, puisqu'il y en a beaucoup plus qu'une seule personne ne saurait imaginer, et qu'il faudra pour cela, parfaitement connatre toutes les choses qui sont au monde.

Puisque vous m'avez dj dit les principales, touchant la vie particulire, je me contenterais de savoir encore vos maximes touchant la vie civile, quoi que celle-l nous rende dpendants de personnes si peu raisonnables, que jusqu'ici je me suis toujours mieux trouve de me servir de l'exprience que de la raison, aux choses qui la concernent.

J'ai t si souvent interrompue, en vous crivant, que je suis contrainte de vous envoyer mon brouillon, et de me servir du messager d'Alcmar, ayant oubli le nom de l'ami, qui vous vouliez que j'adresse mes lettres; pour cela je n'ose vous renvoyer votre trait, jusqu' ce que je le sache, ne pouvant me rsoudre de hasarder entre les mains d'un ivrogne une pice de si grand prix, qui a donn tant de satisfaction

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Mai 1646

Madame,

Je reconnais, par exprience, que j'ai eu raison de mettre la gloire au nombre des passions; car je ne puis m'empcher d'en tre touch, en voyant le favorable jugement que fait Votre Altesse du petit trait que j'en ai crit. Et je ne suis nullement surpris de ce qu'elle y remarque aussi des dfauts, pour ce que je n'ai point dout qu'il n'y en et en grand nombre, tant une matire que je n'avais jamais ci-devant tudie, et dont je n'ai fait que tirer le premier crayon, sans y ajouter les couleurs et les ornements qui seraient requis pour la faire paratre des yeux moins clairvoyants que ceux de Votre Altesse.

Je n'y ai pas mis aussi tous les principes de physique dont je me suis servi pour dchiffrer quels sont les mouvements du sang qui accompagnent chaque passion, pour ce que je ne les saurais bien dduire sans expliquer la formation de toutes les parties du corps humain; et c'est une chose si difficile que je ne l'oserais encore entreprendre, bien que je me sois peu prs satisfait moi-mme touchant la vrit des principes que j'ai supposs en cet crit. Dont les principaux sont : que l'office du foie et de la rate est de contenir toujours du sang de rserve, moins purifi que celui qui est dans les veines; et que le feu qui est dans le cur a besoin d'tre continuellement entretenu, ou bien par le suc des viandes, qui vient directement de l'estomac, ou bien, son dfaut, par ce sang qui est en rserve, cause que l'autre sang, qui est dans les veines, se dilate trop aisment; et qu'il y a une telle liaison entre notre me et notre corps, que les penses qui ont accompagn quelques mouvements du corps, ds le commencement de notre vie, les accompagnent encore prsent, en sorte que, si les mmes mouvements sont excits derechef dans le corps par quelque cause extrieure, ils excitent aussi en l'me les mmes penses, et rciproquement, si nous avons les mmes penses, elles produisent les mmes mouvements; et enfin, que la machine de notre corps est tellement faite, qu'une seule pense de joie, ou d'amour, ou autre semblable, est suffisante pour envoyer les esprits animaux par les nerfs en tous les muscles qui sont requis pour causer les divers mouvements du sang que j'ai dit accompagner les passions. Il est vrai que j'ai eu de la difficult distinguer ceux qui appartiennent chaque passion, cause qu'elles ne sont jamais seules; mais nanmoins, pour ce que les mmes ne sont pas toujours jointes ensemble, j'ai tch de remarquer les changements qui arrivaient dans le corps, lorsqu'elles changeaient de compagnie. Ainsi, par exemple, si l'amour tait toujours jointe la joie, je ne saurais laquelle des deux il faudrait attribuer la chaleur et la dilatation qu'elles font sentir autour du cur; mais, pour ce qu'elle est aussi quelquefois jointe la tristesse, et qu'alors on sent encore cette chaleur et non plus cette dilatation, j'ai jug que la chaleur appartient l'amour, et la dilatation la joie. Et bien que le dsir soit quasi toujours avec l'amour, ils ne sont pas nanmoins toujours ensemble au mme degr : car, encore qu'on aime beaucoup, on dsire peu, lorsqu'on ne conoit aucune esprance; et pour ce qu'on n'a point alors la diligence et la promptitude qu'on aurait, si le dsir tait plus grand, on peut juger que c'est de lui qu'elle vient, et non de l'amour.

Je crois bien que la tristesse te l'apptit plusieurs; mais, pour ce que j'ai toujours prouv en moi qu'elle l'augmente, je m'tais rgl l-dessus. Et j'estime que la diffrence qui arrive en cela, vient de ce que le premier sujet de tristesse que quelques-uns ont eu au commencement de leur vie, a t qu'ils ne recevaient pas assez de nourriture, et que celui des autres a t que celle qu'ils recevaient leur tait nuisible. Et en ceux-ci le mouvement des esprits qui te l'apptit est toujours depuis demeur joint avec la passion de la tristesse. Nous voyons aussi que les mouvements qui accompagnent les autres passions ne sont pas entirement semblables en tous les hommes, ce qui peut tre attribu pareille cause.

Pour l'admiration, encore qu'elle ait son origine dans le cerveau, et ainsi que le seul temprament du sang ne la puisse causer, comme il peut souvent causer la joie ou la tristesse, toutefois, elle peut, par le moyen de l'impression qu'elle fait dans le cerveau, agir sur le corps autant qu'aucune des autres passions, ou mme plus en quelque faon, cause que la surprise qu'elle contient cause les mouvements les plus prompts de tous. Et comme on peut mouvoir la main ou le pied quasi au mme instant qu'on pense les mouvoir, pour ce que l'ide de ce mouvement, qui se forme dans le cerveau, envoie les esprits dans les muscles qui servent cet effet; ainsi l'ide d'une chose plaisante qui surprend l'esprit, envoie aussitt les esprits dans les nerfs qui ouvrent les orifices du cur; et l'admiration ne fait en ceci autre chose, sinon que, par sa surprise, elle augmente la force du mouvement qui cause la joie, et fait que, les orifices du cur tant dilats tout coup, le sang qui entre dedans par la veine cave, et qui en sort par la veine artrieuse, enfle subitement le poumon.

Les mmes signes extrieurs, qui ont coutume d'accompagner les passions, peuvent bien aussi quelquefois tre produits par d'autres causes. Ainsi la rougeur du visage ne vient pas toujours de la honte; mais elle peut aussi venir de la chaleur du feu, ou bien de ce qu'on fait de l'exercice. Et le ris qu'on nomme sardonien n'est autre chose qu'une convulsion des nerfs du visage. Et ainsi on peut soupirer quelquefois par coutume, ou par maladie, mais cela n'empche pas que les soupirs ne soient des signes extrieurs de la tristesse et du dsir, lorsque ce sont ces passions qui les causent. je n'avais jamais oui dire ni remarqu qu'ils fussent aussi quelquefois causs par la repltion de l'estomac; mais, lorsque cela arrive, je crois que c'est un mouvement dont la nature se sert pour faire que le suc des viandes passe plus promptement par le cur, et ainsi que l'estomac en soit plutt dcharg. Car les soupirs, agitant le poumon, font que le sang qu'il contient descend plus vite par l'artre veineuse dans le ct gauche du cur, et ainsi que le nouveau sang, compos du suc des viandes, qui vient de l'estomac par le foie et par le cur jusqu'au poumon, y peut aisment tre reu.

Pour les remdes contre les excs des passions, j'avoue bien qu'ils sont difficiles pratiquer, et mme qu'ils ne peuvent suffire pour empcher les dsordres qui arrivent dans le corps, mais seulement pour faire que l'me ne soit point trouble, et qu'elle puisse retenir son jugement libre. A quoi je ne juge pas qu'il soit besoin d'avoir une connaissance exacte de la vrit de chaque chose, ni mme d'avoir prvu en particulier tous les accidents qui peuvent survenir, ce qui serait sans doute impossible; mais c'est assez d'en avoir imagin en gnral de plus fcheux que ne sont ceux qui arrivent, et de s'tre prpar les souffrir. Je ne crois pas aussi qu'on pche gure par excs en dsirant les choses ncessaires la vie; ce n'est que des mauvaises ou superflues que les dsirs ont besoin d'tre rgls. Car ceux qui ne tendent qu'au bien sont, ce me semble, d'autant meilleurs qu'ils sont plus grands; et quoi que j'aie voulu flatter mon dfaut, en mettant une je ne sais quelle langueur entre les passions excusables, j'estime nanmoins beaucoup plus la diligence de ceux qui se portent toujours avec ardeur faire les choses qu'ils croient tre en quelque faon de leur devoir, encore qu'ils n'en esprent pas beaucoup de fruit.

Je mne une vie si retire, et j'ai toujours t si loign du maniement des affaires, que je ne serais pas moins impertinent que ce philosophe qui voulait enseigner le devoir d'un capitaine en la prsence d'Hannibal, si j'entreprenais d'crire ici les maximes qu'on doit observer en la vie civile. Et je ne doute point que celle que propose Votre Altesse ne soit la meilleure de toutes, savoir qu'il vaut mieux se rgler en cela sur l'exprience que sur la raison, pour ce qu'on a rarement traiter avec des personnes parfaitement raisonnables, ainsi que tous les hommes devraient tre, afin qu'on pt juger ce qu'ils feront, par la seule considration de ce qu'ils devraient faire; et souvent les meilleurs conseils ne sont pas les plus heureux. C'est pourquoi on est contraint de hasarder, et de se mettre au pouvoir de la fortune, laquelle je souhaite aussi obissante vos dsirs que je suis, etc.

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Descartes Elisabeth - Egmond, mai 1646

Madame,

L'occasion que j'ai de donner cette lettre M. de Beclin, qui m'est trs intime ami, et qui je me fie autant qu' moi-mme, est cause que je prends la libert de m'y confesser d'une faute trs signale que j'ai commise dans le Trait des passions, en ce que, pour flatter ma ngligence, j'y ai mis, au nombre des motions de l'me qui sont excusables, une je ne sais quelle langueur qui nous empche quelquefois de mettre en excution les choses qui ont t approuves par notre jugement. Et ce qui m'a donn le plus de scrupule en ceci, est que je me souviens que Votre Altesse a particulirement remarqu cet endroit, comme tmoignant n'en pas dsapprouver la pratique en un sujet o je ne puis voir qu'elle soit utile. J'avoue bien qu'on a grande raison de prendre du temps pour dlibrer, avant que d'entreprendre les choses qui sont d'importance ; mais lorsqu'une affaire est commence, et qu'on est d'accord du principal, je ne vois pas qu'on ait aucun profit de chercher des dlais en disputant pour les conditions. Car si l'affaire, nonobstant cela, russit, tous les petits avantages qu'on aura peut-tre acquis par ce moyen ne servent pas tant que peut nuire le dgot que causent ordinairement ces dlais; et si elle ne russit pas, tout cela ne sert qu' faire savoir au monde qu'on a eu des desseins qui ont manqu. Outre qu'il arrive bien plus souvent, lorsque l'affaire qu'on entreprend est fort bonne, que, pendant qu'on en diffre l'excution, elle s'chappe, que non pas lorsqu'elle est mauvaise. C'est pourquoi je me persuade que la rsolution et la promptitude sont des vertus trs ncessaires pour les affaires dj commences. Et l'on n'a pas sujet de craindre ce qu'on ignore; car souvent les choses qu'on a le plus apprhendes, avant que de les connatre, se trouvent meilleures que celles qu'on a dsires. Ainsi le meilleur est en cela de se fier la providence divine, et de se laisser conduire par elle. je m'assure que Votre Altesse entend fort bien ma pense, encore que je l'explique fort mal, et qu'elle pardonne au zle extrme qui m'oblige d'crire ceci; car je suis, autant que je puis tre, etc.

Table des matires


Elisabeth Descartes - La Haye, juillet 1646

Monsieur Descartes,

Puisque votre voyage est arrt pour le 3me/13 de ce mois, il faut que je vous reprsente la promesse que vous m'avez faite de quitter votre agrable solitude, pour me donner le bonheur de vous voir, avant que mon partement d'ici m'en fasse perdre l'esprance pour six ou sept mois, qui est le terme le plus loign que le cong de la Reine ma mre, de M. mon frre, et le sentiment des amis de notre maison ont prescrit mon absence. Mais il me serait encore trop long, si je ne m'assurais que vous y continuerez la charit de me faire profiter de vos mditations par vos lettres, puisque, sans leur assistance, les froideurs du nord, et le calibre des gens avec qui je pourrais converser, teindraient ce petit rayon de sens commun que je tiens de la nature, et dont je reconnais l'usage par votre mthode. On me promet en Allemagne assez de loisir et de tranquillit pour la pouvoir tudier, et je n'y amne de plus grands trsors, d'o le prtends tirer plus de satisfaction, que vos crits. J'espre que vous me permettrez d'emporter celui des passions, encore qu'il n'a t capable de calmer ceux que notre dernier malheur avait excits. Il fallait que votre prsence y apportt la cure, que vos maximes ni mon raisonnement n'avaient pu appliquer. Les prparations de mon voyage et les affaires de mon frre Philippe, joints une complaisance de biensance pour les plaisirs de ma tante, m'ont empche jusqu'ici de vous rendre les remerciements que je vous devais pour l'utilit de cette visite; je vous prie de les recevoir cette heure de

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

Je suis oblige d'envoyer celle-ci par le messager, parce que sa promptitude m'est plus ncessaire, cette heure, que sa sret.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, septembre 1646

Madame,

J'ai lu le livre dont Votre Altesse m'a command de lui crire mon opinion, et j'y trouve plusieurs prceptes qui me semblent fort bons; comme entre autres au 19 et 20e chapitres : Qu'un prince doit toujours viter la haine et le mpris de ses sujets, et que l'amour du peuple vaut mieux que les forteresses. Mais il y en a aussi plusieurs autres que je ne saurais approuver. Et je crois que ce en quoi l'auteur a le plus manqu, est qu'il n'a pas mis assez de distinction entre les princes qui ont acquis un Etat par des voies justes, et ceux qui l'ont usurp par des moyens illgitimes; et qu'il a donn tous, gnralement, les prceptes qui ne sont propres qu' ces derniers. Car comme, en btissant une maison dont les fondements sont si mauvais qu'ils ne sauraient soutenir des murailles hautes et paisses, on est oblig de les faire faibles et basses, ainsi ceux qui ont commenc s'tablir par des crimes sont ordinairement contraints de continuer commettre des crimes, et ne se pourraient maintenir s'ils voulaient tre vertueux.

C'est au regard de tels princes qu'il a pu dire, au chapitre 3 : Qu'ils ne sauraient manquer d'tre has de plusieurs; et qu'ils ont souvent plus d'avantage faire beaucoup de mal qu' en faire moins, pour ce que les lgres offenses suffisent pour donner la volont de se venger, et que les grandes en tent le pouvoir. Puis, au chapitre 15 : Que, s'ils voulaient tre gens de bien, il serait impossible qu'ils ne se ruinassent parmi le grand nombre de mchants qu'on trouve partout. Et au chapitre 19 : Qu'on peut tre ha pour de bonnes actions aussi bien que pour de mauvaises.

Sur lesquels fondements il appuie des prceptes trs tyranniques, comme de vouloir qu'on ruine tout un pays, afin d'en demeurer le matre; qu'on exerce de grandes cruauts, pourvu que ce soit promptement et tout la fois; qu'on tche de paratre homme de bien, mais qu'on ne le soit pas vritablement; qu'on ne tienne sa parole qu'aussi longtemps qu'elle sera utile; qu'on dissimule, qu'on trahisse; et enfin que, pour rgner, on se dpouille de toute humanit, et qu'on devienne le plus farouche de tous les animaux.

Mais c'est un trs mauvais sujet pour faire des livres, que d'entreprendre d'y donner de tels prceptes, qui, au bout du compte, ne sauraient assurer ceux auxquels il les donne; car, comme il avoue lui-mme, ils ne se peuvent garder du premier qui voudra ngliger sa vie pour se venger d'eux. Au lieu que, pour instruire un bon prince, quoique nouvellement entr dans un Etat, il me semble qu'on lui doit proposer des maximes toutes contraires, et supposer que les moyens dont il s'est servi pour s'tablir ont t justes; comme, en effet, je crois qu'ils le sont presque tous, lorsque les princes qui les pratiquent les estiment tels; car la justice entre les souverains a d'autres limites qu'entre les particuliers, et il semble qu'en ces rencontres Dieu donne le droit ceux auxquels il donne la force. Mais les plus justes actions deviennent injustes, quand ceux qui les font les pensent telles.

On doit aussi distinguer entre les sujets, les amis ou allis et les ennemis. Car, au regard de ces derniers, on a quasi permission de tout faire, pourvu qu'on en tire quelque avantage pour soi ou pour ses sujets; et je ne dsapprouve pas, en cette occasion, qu'on accouple le renard avec le lion, et qu'on joigne l'artifice la force. Mme je comprends, sous le nom d'ennemis, tous ceux qui ne sont point amis ou allis, pour ce qu'on a droit de leur faire la guerre, quand on y trouve son avantage, et que, commenant devenir suspects et redoutables, on a lieu de s'en dfier. Mais j'excepte une espce de tromperie, qui est si directement contraire la socit, que le ne crois pas qu'il soit jamais permis de s'en servir, bien que notre auteur l'approuve en divers endroits, et qu'elle ne soit que trop en pratique : c'est de feindre d'tre ami de ceux qu'on veut perdre, afin de les pouvoir mieux surprendre. L'amiti est une chose trop sainte pour en abuser de la sorte ; et celui qui aura pu feindre d'aimer quelqu'un, pour le trahir, mrite que ceux qu'il voudra par aprs aimer vritablement, n'en croient rien et le hassent.

Pour ce qui regarde les allis, un prince leur doit tenir exactement sa parole, mme lorsque cela lui est prjudiciable; car il ne le saurait tre tant, que la rputation de ne manquer point faire ce qu'il a promis lui est utile; et il ne peut acqurir cette rputation que par de telles occasions, o il y va pour lui de quelque perte; mais en celles qui le ruineraient tout fait, le droit des gens le dispense de sa promesse. Il doit aussi user de beaucoup de circonspection, avant que de promettre, afin de pouvoir toujours garder sa foi. Et bien qu'il soit bon d'avoir amiti avec la plupart de ses voisins, je crois nanmoins que le meilleur est de n'avoir point d'troites alliances, qu'avec ceux qui sont moins puissants. Car, quelque fidlit qu'on se propose d'avoir, on ne doit pas attendre la pareille des autres, mais faire son compte qu'on en sera tromp, toutes les fois qu'ils y trouveront leur avantage; et ceux qui sont plus puissants l'y peuvent trouver, quand ils veulent, mais non pas ceux qui le sont moins.

Pour ce qui est des sujets, il y en a de deux sortes : savoir les grands et le peuple. je comprends, sous le nom de grands, tous ceux qui peuvent former des partis contre le prince, de la fidlit desquels il doit tre trs assur ; ou, s'il ne l'est pas, tous les politiques sont d'accord qu'il doit employer tous ses soins les abaisser, et qu'en tant qu'ils sont enclins brouiller l'Etat, il ne les doit considrer que comme ennemis. Mais, pour ses autres sujets, il doit surtout viter leur haine et leur mpris; ce que je crois qu'il peut toujours faire, pourvu qu'il observe exactement la justice leur mode (c'est--dire suivant les lois auxquelles ils sont accoutums), sans tre trop rigoureux aux punitions, ni trop indulgent aux grces, et qu'il ne se remette pas de tout ses ministres, mais que, leur laissant seulement la charge des condamnations plus odieuses, il tmoigne avoir lui-mme le soin de tout le reste; puis aussi, qu'il retienne tellement sa dignit, qu'il ne quitte rien des honneurs et des dfrences que le peuple croit lui tre dues, mais qu'il n'en demande point davantage, et qu'il ne fasse paratre en public que ses plus srieuses actions, ou celles qui peuvent tre approuves de tous, rservant prendre ses plaisirs en particulier, sans que ce soit jamais aux dpens de personne; et enfin qu'il soit immuable et inflexible, non pas aux premiers desseins qu'il aura forms en soi-mme, car d'autant qu'il ne peut avoir l'il partout, il est ncessaire qu'il demande conseil, et entende les raisons de plusieurs, avant que de se rsoudre; mais qu'il soit inflexible touchant les choses qu'il aura tmoign avoir rsolues, encore mme qu'elles lui fussent nuisibles; car malaisment le peuvent-elles tre tant que serait la rputation d'tre lger et variable.

Ainsi je dsapprouve la maxime du chapitre 15: Que, le monde tant fort corrompu, il est impossible qu'on ne se rut . ne, si . l'on veut tre toujours homme de bien; et qu'un prince, pour se maintenir, doit apprendre tre mchant, lorsque l'occasion le requiert; si ce n'est peut tre que, par un homme de bien, il entende un homme superstitieux et simple, qui n'ose donner bataille au jour du Sabbat, et dont la conscience ne puisse tre en repos, s'il ne change la religion de son peuple. Mais, pensant qu'un homme de bien est celui qui fait tout ce que lui dicte la vraie raison, il est certain que le meilleur est de tcher l'tre toujours.

Je ne crois pas aussi ce qui est au chapitre 19: Qu'on peut autant tre ha pour les bonnes actions, que pour les mauvaises, sinon en tant que l'envie est une espce de haine; mais cela n'est pas le sens de l'auteur. Et les princes n'ont pas coutume d'tre envis par le commun de leurs sujets; ils le sont seulement par les grands, ou par leurs voisins, auxquels les mmes vertus qui leur donnent de l'envie, leur donnent aussi de la crainte; c'est pourquoi jamais on ne doit s'abstenir de bien faire, pour viter cette sorte de haine; et il n'y en a point qui leur puisse nuire, que celle qui vient de l'injustice ou de l'arrogance que le peuple juge tre en eux. Car on voit mme que ceux qui ont t condamns la mort, n'ont point coutume de har leurs juges, quand ils pensent l'avoir mrite; et on souffre aussi avec patience les maux qu'on n'a point mrits, quand on croit que le prince, de qui on les reoit, est en quelque faon contraint de les faire, et qu'il en a du dplaisir; pour ce qu'on estime qu'il est juste qu'il prfre l'utilit publique celle des particuliers. Il y a seulement de la difficult, lorsqu'on est oblig de satisfaire deux partis qui jugent diffremment de ce qui est juste, comme lorsque les empereurs romains avaient contenter les citoyens et les soldats; auquel cas il est raisonnable d'accorder quelque chose aux uns et aux autres, et on ne doit pas entreprendre de faire venir tout d'un coup la raison ceux qui ne sont pas accoutums de l'entendre; mais il faut tcher peu peu, soit par des crits publics, soit par les voix des prdicateurs, soit par tels autres moyens, la leur faire concevoir. Car enfin le peuple souffre tout ce qu'on lui peut persuader tre juste, et s'offense de tout ce qu'il imagine d'tre injuste; et l'arrogance des princes, c'est--dire l'usurpation de quelque autorit, de quelques droits, ou de quelques honneurs qu'il croit ne leur tre point dus, ne lui est odieuse, que pour ce qu'il la considre comme une espce d'injustice.

Au reste, je ne suis pas aussi de l'opinion de cet auteur, en ce qu'il dit en sa prface : Que, comme il faut tre dans la plaine, pour mieux voir la figure des montagnes, lorsqu'on en veut tirer le crayon, ainsi on doit tre de condition prive, pour bien connatre l'office d'un prince. Car le crayon ne reprsente que les choses qui se voient de loin; mais les principaux motifs des actions des princes sont souvent des circonstances si particulires que, si ce n'est qu'on soit prince soi-mme, ou bien qu'on ait t fort longtemps participant de leurs secrets, on ne les saurait imaginer.

C'est pourquoi je mriterais d'tre moqu, si je pensais pouvoir enseigner quelque chose Votre Altesse en cette matire; aussi n'est-ce pas mon dessein, mais seulement de faire que mes lettres lui donnent quelque sorte de divertissement, qui soit diffrent de ceux que je m'imagine qu'elle a en son voyage, lequel je lui souhaite parfaitement heureux : comme sans doute il le sera, si Votre Altesse se rsout de pratiquer ces maximes qui enseignent que la flicit d'un chacun dpend de lui-mme, et qu'il faut tellement se tenir hors de l'empire de la fortune, que, bien qu'on ne perde pas les occasions de retenir les avantages qu'elle peut donner, on ne pense pas toutefois tre malheureux lorsqu'elle les refuse ; et pour ce qu'en toutes les affaires du monde il y a quantit de raisons pour et contre, qu'on s'arrte principalement considrer celles qui servent faire qu'on approuve les choses qu'on voit arriver. Tout ce que j'estime le plus invitable sont les maladies du corps, desquelles je prie Dieu qu'il vous prserve; et je suis avec toute la dvotion que je puis avoir, etc.

Table des matires


Elisabeth Descartes - Berlin, 10 octobre 1646

Monsieur Descartes,

Vous avez raison de croire que le divertissement que vos lettres m'apportent, est diffrent de celui que j'ai eu au voyage, puisqu'il me donne une satisfaction plus grande et plus durable; encore que j'aie trouve en celui-ci toute celle qui me peuvent donner l'amiti et les caresses de mes proches, je les considre comme choses qui pourraient changer, au lieu que les vrits que celle-l m'apprend laissent des impressions en mon esprit, qui contribueront toujours au contentement de ma vie.

J'ai mille regrets de n'avoir point amen le livre, que vous avez pris la peine d'examiner pour m'en dire votre sentiment, par terre, me laissant persuader que le bagage que J'enverrais par mer Hambourg, serait ici plus tt que nous; et il n'y est pas encore, quoi que nous y sommes arrivs le 7/17 septembre du pass. C'est pourquoi je ne me saurais reprsenter des maximes de cet auteur qu'autant qu'une trs mauvaise mmoire me peut fournir d'un livre que je n'ai point regard de six ans. Mais il me souvient que J'en approuvais alors quelques-unes, non pour tre bonnes de soi, mais parce qu'elles causent moins de mal que celles dont se servent une quantit d'ambitieux imprudents, que je connais, qui ne tendent qu' brouiller, et laisser le reste la fortune; et celles de cet auteur tendent toutes l'tablissement.

Il me semble aussi que, pour enseigner le gouvernement d'un Etat, il se propose l'Etat le plus difficile gouverner, o le prince est un nouvel usurpateur, au moins en l'opinion du peuple; et en ce cas, l'opinion qu'il aura lui mme de la justice de sa cause pourrait servir au repos de sa conscience, mais non celui de ses affaires, o les lois contrarient son autorit, o les grands la contreminent et o le peuple la maudit. Et lorsque l'Etat est ainsi dispos, les grandes violences font moins de mal que les petites, parce que celles-ci offensent aussi bien que celles-l, et donnent sujet une longue guerre; celles-l en tent le courage et les moyens aux grands qui la pourront entreprendre. De mme, lorsque les violences viennent promptement et tout la fois, elles fchent moins qu'elles n'tonnent, et sont aussi plus supportables au peuple qu'une longue suite de misres que les guerres civiles apportent.

Il me semble qu'il y ajoute encore, ou bien l'enseigne, par l'exemple du neveu du pape Alexandre, qu'il propose comme un politique parfait, que le prince doit employer ces grandes cruauts quelque ministre qu'il puisse par aprs sacrifier la haine du peuple; et quoiqu'il paraisse injuste au prince de faire prir un homme qui lui aurait obi, je trouve que des personnes si barbares et dnatures, qui se veulent employer servir de bourreau tout un peuple, pour quelque considration que ce soit, ne mritent point de meilleur traitement; et pour moi, je prfrerais la condition du plus pauvre paysan d'Hollande, celle du ministre qui . voudrait obir pareils ordres, ou celle du prince qui serait contraint de les donner.

Lorsque le mme auteur parle des allis, il les suppose, pareillement, aussi mchants qu'ils peuvent tre, et les affaires en telle extrmit, qu'il faut perdre toute une rpublique, ou rompre sa parole ceux qui ne la gardent qu'aussi longtemps qu'elle leur est utile.

Mais, s'il a tort de faire des maximes gnrales de ce qui ne se doit pratiquer qu'en fort peu d'occasions, il pche en cela galement avec presque tous les saints pres et les anciens philosophes, qui en font de mme; et je crois que cela vient du plaisir qu'ils prennent dire des paradoxes, qu'ils peuvent aprs expliquer leurs coliers. Lorsque cet homme ici dit qu'on se ruine, si on veut toujours tre homme de bien, je crois qu'il n'entend point que, pour tre homme de bien, il faut suivre les lois de la superstition, mais cette loi commune, qu'il faut faire chacun, comme on voudrait avoir fait soi : ce que les princes ne sauraient presque jamais observer un particulier de leurs sujets, qu'il faut perdre toutes les fois que l'utilit publique le requiert. Et puisque, devant vous, personne n'a dit que la vertu ne consiste qu' suivre la droite raison, mais lui ont prescrit quelques lois ou rgles plus particulires, il ne faut point s'tonner qu'ils ont manqu la bien dfinir.

Je trouve que la rgle, que vous observez en sa prface, est fausse, parce qu'il n'a point connu de personne clairvoyante en tout ce qu'elle se propose, comme vous tes, par consquent qui, de prive et retire hors de l'embarras du monde, serait nanmoins capable d'enseigner aux princes comme ils doivent gouverner, comme il parait ce que vous en crivez.

Pour moi, qui n'en ai que le titre, je n'tudie qu' me servir de la rgle que vous mettez la fin de votre lettre, en tchant de me rendre les choses prsentes les plus agrables que je puis. Ici je n'y rencontre point beaucoup de difficult, tant en une maison o j'ai t chrie depuis mon enfance et o tout le monde conspire me faire des caresses. Encore que ceux-l me dtournent quelquefois d'occupations plus utiles, je supporte aisment cette incommodit, par le plaisir qu'il y a d'tre aim de ses proches. Voil, Monsieur, la raison que le n'ai eu plutt le loisir de vous rendre compte de l'heureux succs de notre voyage, comme il s'est pass sans incommodit aucune, avec la promptitude que je vous ai dit ci-dessus, et de la fontaine miraculeuse dont vous me parltes La Haye.

Je n'en ai t qu'une petite lieue loigne, Cheuningen, o nous avons rencontr toute la famille de cans qui en venait. M. l'Electeur m'y voulait mener pour la voir; mais puisque le reste de notre compagnie opinait pour un autre divertissement, je n'osais point leur contredire, et me satisfaisais d'en voir et goter l'eau, dont il y a diverses sources de diffrent got; mais on ne se sert principalement que de deux, dont la premire est claire, sale, et une forte purge; l'autre, un peu blanchtre, gote comme de l'eau mle avec du lait, et est, ce qu'on dit, rafrachissante. On parle de quantit de gurisons miraculeuses qu'elles font; mais je n'en ai pu apprendre de personne digne de foi. Ils disent bien que ce lieu est rempli de pauvres; qui publient avoir t ns sourds, aveugles, boiteux ou bossus, et trouv leur gurison en cette fontaine. Mais puisque ce sont des gens mercenaires, et qu'ils rencontrent une nation assez crdule aux miracles, je ne crois pas que cela doive persuader les personnes raisonnables. De toute la cour de M. l'Electeur mon cousin, il n'y a eu que son grand cuyer, qui s'en est bien trouv. Il a eu une blessure sous l'il droit, dont il a perdu la vue d'un ct, par le moyen d'une petite peau, qui lui est venu dessus cet il; et l'eau sale de cette fontaine, tant applique sur il, a dissip ladite peau, tellement qu'il peut, cette heure, discerner les personnes en fermant il gauche. Outre qu'tant homme de complexion forte et de mauvaise dite, une bonne purge ne lui pouvait nuire, comme elle a fait plusieurs autres. J'ai examin le chiffre que vous m'avez envoy et le trouve fort bon, mais trop prolixe pour crire tout un sens; et si' on n'crit que peu de paroles, on les trouverait par la quantit des lettres. Il vaudrait mieux faire une clef des paroles par l'alphabet, et puis marquer quelque distinction entre les nombres qui signifient des lettres et celles qui signifient des paroles.

J'ai ici si peu de loisir crire, que J . e suis contrainte de vous envoyer ce brouillon, o vous pouvez remarquer, la diffrence de la plume, toutes les fois que j'ai t interrompue. Mais j'aime mieux paratre devant vous avec toutes mes fautes, que de vous donner sujet de croire que j'ai un vice si loign de mon naturel, comme celui d'oublier mes amis en l'absence, principalement une personne que je ne saurais cesser d'affectionner, sans cesser d'tre aussi raisonnable, comme vous, Monsieur, qui je serai toute ma vie,

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Novembre 1646

Madame,

J'ai reu une trs grande faveur de Votre Altesse, en ce qu'elle a voulu que j'apprisse par ses lettres le succs de son voyage, et qu'elle est arrive heureusement en un lieu o, tant grandement estime et chrie de ses proches, il me semble qu'elle a autant de biens qu'on en peut souhaiter avec raison en cette vie. Car, sachant la condition des choses humaines, ce serait trop importuner la fortune, que d'attendre d'elle tant de grces, qu'on ne pt pas, mme en imaginant, trouver aucun sujet de fcherie. Lorsqu'il n'y a point d'objets prsents qui offensent le sens, ni aucune indisposition dans le corps qui l'incommode, un esprit qui suit la vraie raison peut facilement se contenter. Et il n'est pas besoin, pour cela, qu'il oublie ni qu'il nglige les choses loignes ; c'est assez qu'il tche n'avoir aucune passion pour celles qui lui peuvent dplaire : ce qui ne rpugne point la charit, pour ce qu'on peut souvent mieux trouver des remdes aux maux qu'on examine sans passion, qu' ceux pour lesquels on est afflig. Mais, comme la sant du corps et la prsence des objets agrables aident beaucoup l'esprit, pour chasser hors de soi toutes les passions qui participent de la tristesse, et donner entre celles qui participent de la joie, ainsi, rciproquement, lorsque l'esprit est plein de joie, cela sert beaucoup faire que le corps se porte mieux, et que les objets prsents paraissent plus agrables.

Et mme aussi j'ose croire que la joie intrieure a quelque secrte force pour se rendre la fortune plus favorable. Je ne voudrais pas crire ceci des personnes qui auraient l'esprit faible, de peur de les induire quelque superstition; mais, au regard de Votre Altesse, j'ai seulement peur qu'elle se moque de me voir devenir trop crdule. Toutefois j'ai une infinit d'expriences, et avec cela l'autorit de Socrate, pour confirmer mon opinion. Les expriences sont que j'ai souvent remarqu que les choses que j'ai faites avec un cur gai, et sans aucune rpugnance intrieure, ont coutume de me succder heureusement, jusques l mme que, dans les jeux de hasard, o il n'y a que la fortune seule qui rgne, je l'ai toujours prouve plus favorable, ayant d'ailleurs des sujets de joie, que lorsque j'en avais de tristesse. Et ce qu'on nomme communment le gnie de Socrate n'a sans doute t autre chose, sinon qu'il avait accoutum de suivre ses inclinations intrieures, et pensait que l'vnement de ce qu'il entreprenait serait heureux, lorsqu'il avait quelque secret sentiment de gaiet, et, au contraire, qu'il serait malheureux, lorsqu'il tait triste. Il est vrai pourtant que ce serait tre superstitieux, de croire autant cela, qu'on dit qu'il faisait; car Platon rapporte de lui que mme il demeurait dans le logis, toutes les fois que son gnie ne lui conseillait point d'en sortir. Mais, touchant les actions importantes de la vie, lorsqu'elles se rencontrent si douteuses, que la prudence ne peut enseigner ce qu'on doit faire, il me semble qu'on a grande raison de suivre le conseil de son gnie, et qu'il est utile d'avoir une forte persuasion que les choses que nous entreprenons sans rpugnance, et avec la libert qui accompagne d'ordinaire la joie, ne manqueront pas de nous bien russir.

Ainsi j'ose ici exhorter Votre Altesse, puisqu'elle se rencontre en un lieu o les objets prsents ne lui donnent que de la satisfaction, qu'il lui plaise aussi contribuer du sien, pour tcher se rendre contente; ce qu'elle peut, ce me semble, aisment, en n'arrtant son esprit qu'aux choses prsentes, et ne pensant jamais aux affaires, qu'aux heures o le courrier est prt de partir. Et j'estime que c'est un bonheur que les livres de Votre Altesse n'ont pu lui tre apports sitt qu'elle les attendait ; car leur lecture n'est pas si propre entretenir la gaiet, qu' faire venir la tristesse, principalement celle du livre de ce Docteur des Princes, qui, ne reprsentant que les difficults qu'ils ont se maintenir, et les cruauts ou perfidies qu'il leur conseille, fait que les particuliers qui le lisent, ont moins de sujet d'envier leur condition, que de la plaindre.

Votre Altesse a parfaitement bien remarqu ses fautes, et les miennes ; car il est vrai que c'est le dessein qu'il a eu de louer Csar Borgia, qui lui a fait tablir des maximes gnrales, pour justifier des actions particulires qui peuvent difficilement tre excuses; et j'ai lu depuis ses discours sur Tite-Live, o je n'ai rien remarqu de mauvais. Et son principal prcepte, qui est d'extirper entirement ses ennemis, ou bien de se les rendre amis, sans suivre jamais la voie du milieu, est sans doute toujours le plus sr; mais, lorsqu'on n'a aucun sujet de craindre, ce n'est pas le plus gnreux.

Votre Altesse a aussi fort bien remarqu le secret de la fontaine miraculeuse, en ce qu'il y a plusieurs pauvres qui en publient les vertus, et qui sont peut tre gags par ceux qui en esprent du profit. Car il est certain qu'il n'y a point de remde qui puisse servir tous les maux; mais, plusieurs ayant us de celui-l, ceux qui s'en sont bien trouvs en disent du bien, et on ne parle point des autres. Quoi qu'il en soit, la qualit de purger, qui est en l'une de ces fontaines, et la couleur blanche avec la douceur et la qualit rafrachissante de l'autre, donnent occasion de juger qu'elles passent par des mines d'antimoine ou de mercure, qui sont deux mauvaises drogues, principalement le mercure. C'est pourquoi je ne voudrais pas conseiller personne d'en boire. Le vitriol et le fer des eaux de Spa sont bien moins craindre; et pour ce que l'un et l'autre diminue la rate et fait vacuer la mlancolie, je les estime.

Car Votre Altesse me permettra, s'il lui plat, de finir cette lettre par o je l'ai commence, et de lui souhaiter principalement de la satisfaction d'esprit et de la joie, comme tant non seulement le fruit qu'on attend de tous les autres biens, mais aussi souvent un moyen qui augmente les grces qu'on a pour les acqurir; et bien que je ne sois pas capable de contribuer aucune chose qui regarde votre service, sinon seulement par mes souhaits, j'ose pourtant assurer que je suis plus parfaitement qu'aucun autre qui soit au monde, etc.

Table des matires


Elisabeth Descartes - Berlin, 29 novembre 1646

Monsieur Descartes,

Je ne suis pas tant accoutume aux faveurs de la fortune, pour en attendre d'extraordinaire; il me suffit, lorsqu'elle ne m'envoie pas bien souvent des accidents, qui donneraient sujet de tristesse au plus grand philosophe du monde. Et puisqu'il ne m'en est point arriv de semblables, depuis mon sjour ici, que les objets prsents me sont tous agrables, et que l'air du pays ne s'accorde pas mal avec ma complexion, le me trouve en tat de pouvoir pratiquer vos leons au regard de la gaiet, encore que je n'en espre point les effets, dans la conduite de mes affaires que vous avez expriments aux jeux du hasard, parce que le bonheur que vous y avez rencontr, au temps que vous tiez d'ailleurs dispos la joie, procdait, apparemment, de ce que vous teniez alors plus librement toutes les parties qui font que l'on gagne ordinairement.

Mais, si j'avais sujet de disposer de ma personne, je ne me reposerais pas si facilement en un tat hasardeux, tant en un lieu o j'ai trouv sujet de contentement, que dans celui d'o je viens. Et pour les intrts de notre maison, il y a longtemps que le les abandonne la destine, voyant que la prudence mme, si elle n'est secourue d'autres moyens qui nous restent, y perdrait sa peine. Il faudrait un gnie plus fort que celui de Socrate, pour y travailler avec succs; car, puisqu'il ne lui a fait viter l'emprisonnement ni la mort, il n'a pas sujet de s'en vanter beaucoup. J'ai aussi observ que les choses o je suivais mes propres mouvements, se sont mieux succd que celles o je me laissais conduire par le conseil de plus sages que le ne suis. Mais je ne l'attribue pas tant la flicit de mon gnie, qu' ce qu'ayant plus d'affection, pour ce qui me touche, que nul autre, j'ai aussi mieux examin les voies, qui me pourraient nuire ou avantager, que ceux sur le jugement desquels je me reposais. Si vous voulez que j'en donne encore quelque part la qualit occulte de mon imagination, je crois que vous le faites, pour m'accommoder l'humeur des gens de ce pays-ci, et particulirement des doctes, qui sont encore plus pdants et superstitieux, qu'aucun de ceux que j'ai connus en Hollande; et cela vient de ce que tout le peuple y est si pauvre, que personne n'y tudie ou raisonne, que pour vivre.

J'ai eu toutes les peines du monde m'exempter des mains des mdecins, pour ne plir de leur ignorance, sans avoir t malade, seulement que le changement d'air et de dite m'a donn, au lieu de la galle, quelques apostmes aux doigts. D'o ces messieurs jugrent, qu'il y avait encore de la mauvaise matire cache, qui tait trop grossire pour s'vacuer par l, laquelle il fallait opposer des purges et la saigne; mais me sentant, autrement, si bien dispose, que j'engraisse vue il, j'ai fait valoir l'opinitret, o la raison m'tait inutile, et n'ai rien pris jusqu' cette heure. J'apprhende d'autant plus les mdecines d'ici, parce que tout le monde s'y sert d'extraits par la chimie, dont les effets sont prompts et dangereux.

Ceux qui ont recherch les ingrdients de la fontaine de Hornhausen croient que la source sale ne contient que du sel ordinaire; et pour l'autre, ils ne s'y accordent point. Ils attribuent aussi (principalement les luthriens) leur effet plus au miracle qu' la composition de l'eau. Pour moi, je prendrai le parti le plus sr, selon votre avis, et ne m'en servirai point.

J'espre aussi n'tre jamais en tat de suivre les prceptes du docteur des princes, puisque la violence et le soupon sont choses contraires mon naturel. Quoique le ne blme aux tyrans que le premier dessein d'usurper un pays, et la premire entreprise; car aprs, la voie qui sert les tablir, quelque rude qu'elle soit, fait toujours moi . ris de mal au public qu'une souverainet conteste par les armes.

Cette tude aussi ne m'occupe point assez pour me donner du chagrin, puisque j'emploie le peu de temps qui me reste des lettres que j'ai crire, et des complaisances qu'il me faut avoir pour mes proches, relire vos uvres, o je profite plus en une heure, pour cultiver ma raison, que je ne ferais toute ma vie aux autres lectures. Mais il n'y a personne ici d'assez raisonnable pour les comprendre, quoique je sois engage de promesse ce vieux duc de Brunswick, qui est Wolfenbuttel, de les lui faire avoir, pour orner sa bibliothque. Je ne crois point qu'ils lui serviront pour orner sa cervelle catarrheuse dj toute occupe du pdantisme. Je me laisse aller ici au plaisir de vous entretenir, sans songer que je ne puis, sans pcher contre le genre humain, travailler vous faire perdre le temps (que vous employez pour son utilit) en la lecture des fadaises de

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond, dcembre 1646

Madame,

Je n'ai jamais trouv de si bonnes nouvelles en aucune des lettres que j'ai eu ci-devant l'honneur de recevoir de Votre Altesse, que j'ai fait en ces dernires du vingt-neuvime novembre. Car elles me font juger que vous avez maintenant plus de sant et plus de joie, que je ne vous en ai vu auparavant; et je crois qu'aprs la vertu, laquelle ne vous a jamais manqu, ce sont les deux principaux biens qu'on puisse avoir en cette vie. je ne mets point en compte ce petit mal, pour lequel les mdecins ont prtendu que vous leur donneriez de l'emploi; car, encore qu'il soit quelquefois un peu incommode, je suis d'un pays o il est si ordinaire ceux qui sont jeunes, et qui d'ailleurs se portent fort bien, que je ne le considre pas tant comme un mal, que comme une marque de sant, et un prservatif contre les autres maladies. Et la pratique a bien enseign nos mdecins des remdes certains pour le gurir, mais ils ne conseillent pas qu'on tche s'en dfaire en une autre saison qu'au printemps, pour ce qu'alors les pores tant plus ouverts, on peut mieux en ter la cause. Ainsi Votre Altesse a trs grand raison de ne vouloir pas user de remdes pour ce sujet, principalement l'entre de l'hiver, qui est le temps le plus dangereux; et si cette incommodit dure jusqu'au printemps, alors il sera ais de la chasser avec quelques lgers purgatifs, ou bouillons rafrachissants, o il n'entre rien que des herbes qui soient connues en la cuisine, et en s'abstenant de manger des viandes o il y ait trop de sel ou d'piceries. La saigne y pourrait aussi beaucoup servir; mais, pour ce que c'est un remde o il y a quelque danger, et dont l'usage frquent abrge la vie, je ne lui conseille point de s'en servir, si ce n'est qu'elle y soit accoutume; car, lors qu'on s'est fait saigner en mme saison trois ou quatre annes de suite, on est presque oblig, par aprs, de faire tous les ans de mme. Votre Altesse fait aussi fort bien de ne vouloir point user des remdes de la chimie; on a beau avoir une longue exprience de leur vertu, le moindre petit changement qu'on fait en leur prparation, lors mme qu'on pense mieux faire, peut entirement changer leurs qualits, et faire qu'au lieu de mdecines ce soient des poisons.

Il en est quasi de mme de la science, entre les mains de ceux qui la veulent dbiter sans la bien savoir; car, en pensant corriger ou ajouter quelque chose ce qu'ils ont appris, ils la convertissent en erreur. Il me semble que j'en vois la preuve dans le livre de Regius, qui est enfin venu au jour. J'en marquerais ici quelques points, si je pensais qu'il l'et envoy Votre Altesse; mais il y a si loin d'ici Berlin, que je juge qu'il aura attendu votre retour pour vous l'offrir; et je l'attendrai aussi, pour vous en dire mon sentiment.

Je ne m'tonne pas de ce que Votre Altesse ne trouve aucuns doctes au pays o elle est, qui ne soient entirement proccups des opinions de l'Ecole ; car je vois que, dans Paris mme et en tout le reste de l'Europe, il y en a si peu d'autres, que, si je l'eusse su auparavant, je n'eusse peut-tre jamais rien fait imprimer. Toutefois, j'ai cette consolation que, bien que je sois assur que plusieurs n'ont pas manqu de volont pour m'attaquer, il n'y a toutefois encore eu personne qui soit entr en lice; et mme je reois des compliments des Pres Jsuites, que j'ai toujours cru tre ceux qui se sentiraient les plus intresss en la publication d'une nouvelle Philosophie, et qui me le pardonneraient le moins, s'ils pensaient y pouvoir blmer quelque chose avec raison.

Je mets au nombre des obligations que j'ai Votre Altesse, la promesse qu'elle a faite M. le duc de Brunswick, qui est Wolfenbuttel, de lui faire avoir mes crits : car je m'assure qu'avant que vous eussiez t en ces quartiers-l, je n'avais point l'honneur d'y tre connu. Il est vrai que je n'affecte pas fort de l'tre de plusieurs, mais ma principale ambition est de pouvoir tmoigner que je suis avec une entire dvotion, etc.

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Elisabeth Descartes - Berlin, 21 fvrier 1647

Monsieur Descartes,

J'estime la joie et la sant autant que vous le faites, quoique j'y prfre votre amiti aussi bien que la vertu, puisque c'est principalement de celle-l que le tiens l'une et l'autre, joint la satisfaction d'esprit qui surpasse encore la joie, m'ayant enseign le mayen d'en avoir. Je ne pouvais non plus manquer en la rsolution que j'avais prise de n'user point de remde pour la petite incommodit qui me restait, puisqu'elle a rencontr votre approbation. Je suis cette heure si bien gurie de ces apostmes, que le ne crois pas avoir besoin de prendre des mdicaments pour purger le sang au printemps, m'ayant assez dcharge par l de mauvaises humeurs, et exempte, ce que je crois, des fluxions que le froid et les poles m'auraient donnes autrement.

Ma sur Henriette a t si malade que nous l'avons pens perdre. C'est ce qui m'a empch de rpondre plus tt votre dernire, m'obligeant d'tre toujours auprs d'elle. Depuis qu'elle se porte mieux, nous avons t obligs de suivre la Reine Mre de Sude, tous les jours en traneau, et les soirs aux festins et aux bals, qui sont des divertissements trs incommodes ceux qui s'en peuvent donner de meilleurs, mais qui incommodent moins, lorsqu'on le fait pour et avec des personnes desquelles on n'a point sujet de se mfier. C'est pourquoi j'ai plus de complaisance que je n'avais La Haye.

Je serais toutefois plus aise de pouvoir employer mon temps la lecture du livre de Regius et de vos sentiments l-dessus. Si je ne retourne La Haye l't qui vient, comme je n'en puis rpondre, quoique je n'aie point chang de rsolution, parce que cela dpend en partie de la volont d'autrui et des affaires publiques, je tcherai de me faire venir celui-l par les vaisseaux qui vont d'Amsterdam Hambourg, et j'espre que vous me ferez la faveur de m'envoyer ceux-ci par l'ordinaire. Toutes les fois que je lis vos crits, je ne saurais m'imaginer que vous pouvez, en effet, vous repentir de les avoir fait imprimer, puisqu'il est impossible qu'enfin ils ne soient reus et apportent de l'utilit au public.

J'ai rencontr depuis peu ici un seul homme qui en avait vu quelque chose. C'est un docteur en mdecine, nomm Weis, fort savant aussi. Il m'a dit que Bacon lui a premirement rendu suspecte la philosophie d'Aristote, et que votre mthode la lui a fait entirement rejeter, et l'a convaincu de la circulation du sang, qui dtruit tous les anciens principes de leur mdecine; c'est pourquoi il avoue d'y avoir consenti regret. Je lui ai prt cette heure vos Principes, desquels il m'a promis de me dire ses objections : s'il en trouve, et qu'ils en mritent la peine, je vous les enverrai, afin que vous puissiez juger de la capacit de celui que je trouve tre le plus raisonnable entre les doctes de ce lieu, puisqu'il est capable de goter votre raisonnement; mais je m'assure que personne ne le saurait tre, de vous estimer un plus haut point que fait

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - La Haye, mars 1647

Madame,

La satisfaction que j'apprends que Votre Altesse reoit au lieu o elle est, fait que je n'ose souhaiter son retour, bien que j'aie beaucoup de peine m'en empcher, principalement cette heure que je me trouve La Haye. Et pour ce que je remarque, par votre lettre du Il fvrier, qu'on ne vous doit point attendre ici avant la fin de l't, je me propose de faire un voyage en France pour mes affaires particulires, avec dessein de revenir vers l'hiver; et je ne partirai point de deux mois, afin que je puisse auparavant avoir l'honneur de recevoir les commandements de Votre Altesse, lesquels auront toujours plus de pouvoir sur moi qu'aucune autre chose qui soit au monde.

Je loue Dieu de ce que vous avez maintenant une parfaite sant; mais je vous supplie de me pardonner, si j'ose contredire votre opinion, touchant ce qui est de ne point user de remdes, pour ce que le mal que vous aviez aux mains est pass; car il est craindre, aussi bien pour Votre Altesse que pour Madame votre sur, que les humeurs qui se purgeaient en cette faon aient t arrtes par le froid de la saison, et qu'au printemps elles ne ramnent le mme mal, ou vous mettent en danger de quelque autre maladie, si vous n'y remdiez par une bonne dite, n'usant que de viandes et de breuvages qui rafrachissent le sang, et qui purgent sans aucun effort. Car, pour les drogues, soit des apothicaires, soit des empiriques, je les ai en si mauvaise estime, que je n'oserais jamais conseiller personne de s'en servir.

Je ne sais ce que je puis avoir crit Votre Altesse, touchant le livre de Regius, qui vous donne occasion de vouloir savoir ce que j'y ai observ; peut-tre que je n'en ai pas dit mon opinion, afin de ne pas prvenir votre jugement, en cas que vous eussiez dj le livre; mais, puisque j'apprends que vous ne l'avez point encore, je vous dirai ici ingnuement, que je n'estime pas qu'il mrite que Votre Altesse se donne la peine de le lire. Il ne contient rien, touchant la physique, sinon mes assertions mises en mauvais ordre et sans leurs vraies preuves, en sorte qu'elles paraissent paradoxes, et que ce qui est mis au commencement ne peut tre prouv que par ce qui est vers la fin. Il n'y a insr presque rien du tout qui soit de lui, et peu de choses de ce que je n'ai point fait imprimer; mais il n'a pas laiss de manquer ce qu'il me devait, en ce que, faisant profession d'amiti avec moi, et sachant bien que je ne dsirais point que ce que j'avais crit, touchant la description de l'animal, ft divulgu, jusque-l que je n'avais pas voulu lui montrer, et m'en tais excus sur ce qu'il ne se pourrait empcher d'en parler ses disciples, s'il l'avait vu, il n'a pas laiss de s'en approprier plusieurs choses, et ayant trouv moyen d'en avoir copie, sans mon su, il en a particulirement transcrit tout l'endroit o je parle du mouvement des muscles, et o je considre, par exemple, deux des muscles qui meuvent il, de quoi il a deux ou trois pages, qu'il a rptes deux fois, de mot mot, en son livre, tant cela lui a plu. Et toutefois, il n'a pas entendu ce qu'il crivait; car il en a omis le principal, qui est que les esprits animaux qui coulent du cerveau dans les muscles, ne peuvent retourner par les mmes conduits par o ils viennent, sans laquelle observation tout ce qu'il crit ne vaut rien; et pour ce qu'il n'avait pas ma figure, il en a fait une qui montre clairement son ignorance. On m'a dit qu'il a encore prsent un autre livre de mdecine sous la presse, o je m'attends qu'il aura mis tout le reste de mon crit, selon qu'il aura pu le digrer ; il en et sans doute pris beaucoup d'autres choses; mais j'ai su qu'il n'en avait eu une copie, que lorsque son livre s'achevait d'imprimer. Mais comme il suit aveuglment ce qu'il croit tre de mes opinions, en tout ce qui regarde la physique ou la mdecine, encore mme qu'il ne les entende pas; ainsi il y contredit aveuglment, en tout ce qui regarde la mtaphysique, de quoi je l'avais pri de n'en rien crire, pour ce que cela ne sert point son sujet, et que j'tais assur qu'il ne pouvait en rien crire qui ne ft mal. Mais je n'ai rien obtenu de lui, sinon que, n'ayant pas dessein de me satisfaire en cela, il ne s'est plus souci de me dsobliger aussi en autre chose.

Je ne laisserai pas de porter demain Mademoiselle la P.S. un exemplaire de son livre, dont le titre est Henrici Regi fundamenta Physices, avec un autre petit livre de mon bon ami M. de Hogelande, qui a fait tout le contraire de Regius, en ce que Regius n'a rien crit qui ne soit pris de moi, et qui ne soit avec cela contre moi, au lieu que l'autre n'a rien crit qui soit proprement de moi (car je ne crois pas mme qu'il ait jamais bien lu mes crits), et toutefois il n'a rien qui ne soit pour moi, en ce qu'il a suivi les mmes principes. Je prierai Mad. L. de faire joindre ces deux livres, qui ne sont pas gros, avec les premiers paquets qu'il lui plaira envoyer par Hambourg, quoi je joindrai la version franaise de mes Mditations, si je les puis avoir avant que de partir d'ici, car il y a dj assez longtemps qu'on m'a mand que l'impression en est acheve. Je suis, etc.

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Elisabeth Descartes - Berlin, 11 avril 1647

Monsieur Descartes,

Je n'ai point regrett mon absence de La Haye, que depuis que vous me mandez y avoir t, et que je me sens prive de la satisfaction que je voulais avoir en votre conversation, pendant le sjour que vous y faisiez ; il me semblait que j'en partais toutes les fois plus raisonnable, et encore que le repos que je trouve ici, parmi des personnes qui m'affectionnent et m'estiment beaucoup plus que je ne le mrite, surpasse tous les biens que je puisse avoir ailleurs, il n'approche point de celui-l, que je ne me saurais nanmoins promettre en quelques mois, ni en prdire le nombre, puisque je ne vois point que Madame l'Electrice, ma tante, soit en humeur de permettre mon retour, et que je n'ai point sujet de l'en presser, avant que M. son fils soit auprs d'elle, ce qui, selon qu'il demande lui-mme, ne sera qu'au mois de septembre ; et peut-tre que ses affaires l'obligeront de venir plus tt ou de s'arrter plus longtemps. Ainsi je puis esprer, mais non pas m'assurer que j'aurai le bonheur de vous revoir au temps que vous avez propos votre retour de France. Je souhaite que vous puissiez rencontrer en ce voyage le succs que vous y demandez, et que, si je n'avais expriment la constance de vos rsolutions, je craindrais encore que vos amis ne vous obligeront d'y demeurer. Je vous supplie cependant de donner une adresse ma sur Sophie, afin que je puisse avoir quelquefois de vos nouvelles, qui ne laisseront pas de m'tre agrables, combien qu'elles seront longtemps en chemin.

Aprs Pques, nous irons Crossen, qui est le domaine de Madame ma tante, sur les frontires de Silsie, pour y demeurer trois semaines ou un mois, o la solitude me donnera plus de loisir pour la lecture, et je l'emploierai tout aux livres que vous avez eu la bont de m'envoyer, pour lesquels je vous prie de recevoir ici mes remerciements. J'ai eu plus d'envie de voir le livre de Regius, pour ce que le sais qu'il y a mis du vtre, que pour ce qui y est du sien. Puisqu'outre qu'il va un peu vite, il s'est servi de l'assistance du docteur Jonson, ce que lui-mme m'a dit, qui' est capable de l'embrouiller encore davantage, ayant l'esprit assez confus de soi ` et il ne lui donne point la patience de comprendre les choses qu'il a lues ou entendues. Mais quoique j'excuserais toutes les autres fautes dudit Regius, je ne saurais lui pardonner l'ingratitude dont il use envers vous, et le tiens tout fait lche, puisque votre conversation ne lui a pu donner d'autres sentiments.

M. Hogelant aura assurment bien russi en ce qu'il a fait imprimer, puisqu'il y a suivi vos principes, que je ne saurais ici faire entendre pas un des doctes de Berlin, tant ils sont proccups de l'cole. Et celui que je nommais en ma dernire ne m'a point vu, depuis que je lui ai prt votre physique, qui est un signe assur que tout le monde se porte fort bien ici, puisqu'il est un des mdecins de la maison.

Lorsque je vous disais ne me point vouloir servir de remdes pour les apostmes que j'ai eus en l'automne, j'entendais de ceux qui viennent de l'apothicaire, puisque les herbes rafrachissantes et qui purgent le sang me servent d'aliment au printemps, n'ayant d'ordinaire d'apptit en cette saison pour autre chose. Je prtends aussi me faire saigner en peu de jours, puisque j'en ai pris une mauvaise coutume, que je ne saurais changer cette heure sans en tre incommode du mal de tte. J'aurais peur de vous en donner par ce fcheux rcit de moi-mme, si votre soin de ma sant ne m'y avait porte. Il me donnerait encore beaucoup de vanit, si j'en pouvais trouver d'autre cause que l'extrme bont que vous avez pour

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond, 10 mai 1647

Madame,

Encore que je pourrai trouver des occasions qui me convieront demeurer en France, lorsque j'y serai, il n'y en aura toutefois aucune qui ait la force de m'empcher que je ne revienne avant l'hiver, pourvu que la vie et la sant me demeurent, puisque la lettre que j'ai eu l'honneur de recevoir de Votre Altesse me fait esprer que vous retournerez La Haye vers la fin de l't. Mais je puis dire que c'est la principale raison qui me fait prfrer la demeure de ce pays celle des autres ; car, pour le repos que j'y tais ci-devant venu chercher, je prvois que dornavant je ne l'y pourrai avoir si entier que je dsirerais, cause que, n'ayant pas encore tir toute la satisfaction que je devais avoir des injures que j'ai reues Utrecht, je vois qu'elles en attirent d'autres, et qu'il y a une troupe de thologiens, gens d'cole, qui semblent avoir fait une ligue ensemble pour tcher m'opprimer par calomnies ; en sorte que, pendant qu'ils machinent tout ce qu'ils peuvent pour tcher de me nuire, si je ne veillais aussi pour me dfendre, il leur serait ais de me faire quelques affronts.

La preuve de ceci est que, depuis trois ou quatre mois, un certain Rgent du Collge des Thologiens de Leyde, nomm Revius, a fait disputer quatre diverses thses contre moi, pour pervertir le sens de mes Mditations, et faire croire que j'y ai mis des choses fort absurdes, et contraires la gloire de Dieu : comme, qu'il faut douter qu'il y ait un Dieu; et mme, que je veux qu'on nie absolument pour quelque temps qu'il y en ait un, et choses semblables. Mais, pour ce que cet homme n'est pas habile, et que mme la plupart de ses coliers se moquaient de ses mdisances, les amis que j'ai Leyde ne daignaient pas seulement m'avertir de ce qu'il faisait, jusques ce que d'autres thses ont aussi t faites par Triglandius, leur premier professeur de thologie, o il a mis ces mots nempe eum esse blasphemum, qui deum pro deceptore habet, ut male Cartestus (c'est un blasphmateur, celui qui tient Dieu pour trompeur, comme Descartes a eu tort de le faire). Sur quoi mes amis ont jug, mme ceux qui sont aussi thologiens, que l'intention de ces gens-l, en m'accusant d'un si grand crime comme est le blasphme, n'tait pas moindre que de tcher faire condamner mes opinions comme trs pernicieuses, premirement, par quelque Synode o ils seraient les plus forts, et ensuite, de tcher aussi me faire faire des affronts par les magistrats, qui croient en eux; et que, pour obvier cela, il tait besoin que je m'opposasse leurs desseins : ce qui est cause que, depuis huit jours, j'ai crit une longue lettre aux Curateurs de l'Acadmie de Leyde, pour demander justice contre les calomnies de ces deux thologiens. je ne sais point encore la rponse que j'en aurai; mais, selon que je connais l'humeur des personnes de ce pays, et combien ils rvrent, non pas la probit et la vertu, mais la barbe, la voix et le sourcil des thologiens, en sorte que ceux qui sont les plus effronts, et qui savent crier le plus haut, ont ici le plus de pouvoir (comme ordinairement en tous les Etats populaires), encore qu'ils aient le moins de raison, je n'en attends que quelques empltres, qui, n'tant point la cause du mal, ne serviront qu' le rendre plus long et plus importun; au lieu que, de mon ct, je pense tre oblig de faire mon mieux, pour tirer une entire satisfaction de ces injures, et aussi, par mme occasion, de celles d'Utrecht; et en cas que je ne puisse obtenir justice (comme je prvois qu'il sera trs malais que je l'obtienne), de me retirer tout fait de ces Provinces. Mais, pour ce que toutes choses se font ici fort lentement, je m'assure qu'il se passera plus d'un an, avant que cela arrive.

Je ne prendrais pas la libert d'entretenir Votre Altesse de ces petites choses, si la faveur qu'elle me fait de vouloir lire les livres de M. Hoguelande et de Regius, cause de ce qu'ils ont mis qui me regarde, ne me faisait croire que vous n'aurez pas dsagrable de savoir de moi-mme ce qui me touche; outre que l'obissance et le respect que je vous dois, m'oblige vous rendre compte de mes actions.

Je loue Dieu de ce que ce docteur, qui Votre Altesse a prt le livre de mes Principes, a t longtemps sans vous retourner voir, puisque c'est une marque qu'il n'y a point du tout de malades la cour de Madame l'Electrice, et il semble qu'on a un degr de sant plus parfait, quand elle est gnrale au lieu o l'on demeure, que lorsqu'on est environn de malades. Ce mdecin aura eu d'autant plus de loisir de lire le livre qu'il a plu Votre Altesse de lui prter, et vous en aura pu mieux dire depuis son jugement.

Pendant que j'cris ceci, je reois des lettres de La Haye et de Leyde, qui m'apprennent que l'assemble des Curateurs a t diffre, en sorte qu'on ne leur a point encore donn mes lettres; et je vois qu'on fait d'une brouillerie une grande affaire. On dit que les thologiens en veulent tre juges, c'est--dire me mettre ici en une inquisition plus svre que ne fut jamais celle d'Espagne, et me rendre l'adversaire de leur religion. Sur quoi on voudrait que j'employasse le crdit de Monsieur l'Ambassadeur de France, et l'autorit de Monsieur le Prince d'Orange, non pas pour obtenir justice, mais pour intercder et empcher que mes ennemis ne passent outre. je crois pourtant que je ne suivrai point cet avis; je demanderai seulement justice; et si je ne la puis obtenir, il me semble que le meilleur sera que je me prpare tout doucement la retraite. Mais, quoi que je pense ou que je fasse, et en quelque lieu du monde que j'aille, il n'y aura jamais rien qui me soit plus cher que d'obir vos commandements, et de tmoigner avec combien de zle je suis, etc.

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Elisabeth Descartes - Crossen, mai 1647

Monsieur Descartes,

Il y a trois semaines qu'on m'a envoy le corollaire impertinent du professeur Triglandius, y ajoutant que ceux qui ont disput pour vous ne furent point vaincus par raison, mais contraints de se taire par le tumulte qui s'excita en l'acadmie, et que le professeur Stuard (homme de grande lecture, mais d'un jugement fort mdiocre), faisait dessein de rfuter vos Mditations Mtaphysiques. Je croyais bien que cela vous donnerait la mme peine qu'a fait la calomnie de l'colier de Voetius, mais non pas la rsolution de quitter l'Hollande, comme vous le tmoignez en votre lettre du 10e de ce mois, puisqu'il est indigne de vous de cder la place vos ennemis, et que cela paratrait comme une espce de bannissement, qui vous apporterait plus de prjudice que tout ce que Messieurs les thologiens peuvent faire contre vous, puisque la calomnie n'est point considrable en un lieu o ceux qui gouvernent ne s'en peuvent exempter eux-mmes, ni punir ceux qui les font. Le peuple y paie cette grande contribution pour la seule libert de la langue, et celle des thologiens tant privilgie partout ne saurait recevoir de la restreinte en un Etat populaire. C'est pourquoi il me semble que vous avez raison d'tre content, si vous obtenez ce que vos amis en Hollande vous conseillent de demander, encore que vous ne deviez point suivre leur avis en la demande, la rsolution que vous y avez prise tant mieux sante un homme libre et assur de son fait. Mais, si vous continuez celle de quitter le pays, je relcherais aussi celle que j'avais prise d'y retourner, si les intrts de ma maison ne m'y rappellent, et attendrai plutt ici que l'issue des traits de Munster ou quelque autre conjoncture me ramne en ma patrie.

Le douaire de Madame l'Electrice est en une situation qui ne revient pas mal ma complexion, de deux degrs plus proche du soleil que Berlin, entour de la rivire de l'Oder, et la terre y est extrmement fertile. Le peuple s'y est dj mieux remis de la guerre que celui-ci, encore que les armes y aient t plus longtemps et fait plus de dommage par le feu. Il y a maintenant en quelques villages une si grande quantit de ces mouches qu'on nomme cousins, que plusieurs hommes et animaux en sont touffs ou devenus sourds et aveugles. Ils y viennent en forme de nue et s'en vont de mme. Les habitants croient que cela provient de sortilge; mais je l'attribue au dbordement extraordinaire de la rivire de l'Oder, qui a t cette anne jusqu' la fin d'avril, et il y faisait dj grand chaud.

J'ai reu, pass deux jours, les livres de M. Hogeland et de Roy; mais les dpches m'ont empch d'y lire autre chose que le commencement du premier, o j'estimerais fort les preuves de l'existence de Dieu, si vous ne m'aviez accoutume de les demander des principes de notre connaissance. Mais les comparaisons, par lesquelles Il montre comment l'me est unie au corps et contrainte de s'accommoder sa forme, d'avoir part au bien et au mal qui lui arrive, ne me satisfont pas encore; puisque la matire subtile, qu'il suppose tre enveloppe en une plus grossire par la chaleur du feu ou de la fermentation, est nanmoins corporelle et reoit sa pression ou son mouvement par la quantit et la superficie de ses petites parties, ce que Pme, qui est immatrielle, ne saurait faire.

Mon frre Philippe, qui m'a fait tenir lesdits livres, me mande qu'il y en a deux autres en chemin; et puisque je n'en ai point fait venir, je crois que ce seront vos Mditations et vos Principes de philosophie en franais. J'ai principalement de l'impatience pour le dernier, puisque vous y avez ajout quelque chose qui n'est point au latin, ce que je pense sera au 4e livre, puisque les trois autres me paraissent aussi clairs qu'il est possible de les rendre.

Le mdecin dont je vous ai parl autrefois m'a dit qu'il avait quelques objections touchant les minraux, mais qu'il n'oserait vous les envoyer, avant qu'avoir encore une fois examin vos principes. Mais la pratique l'empche beaucoup. Le peuple d'ici a une croyance extraordinaire en sa profession; et n'tait la grande salet de la commune et de la noblesse, je crois qu'il en aurait moins besoin que peuple du monde, puisque l'air y est fort pur. J'y ai aussi plus de sant que je n'avais en Hollande. Mais je ne voudrais pas y avoir toujours t, puisqu'il n'y a rien que mes livres pour m'empcher de devenir stupide au dernier point. J'y aurais une satisfaction entire, si je pouvais vous tmoigner l'estime que je fais de la bont que vous continuez d'avoir pour

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

Table des matires


Descartes Elisabeth - La Haye, 6 juin 1647

Madame,

Passant par La Haye pour aller en France, puisque je ne puis y avoir l'honneur de recevoir vos commandements, et vous faire la rvrence, il me semble que je suis oblig de tracer ces lignes, afin d'assurer Votre Altesse que mon zle et ma dvotion ne changeront point, encore que je change de terre. J'ai reu depuis deux jours une lettre de Sude de Monsieur le Rsident de France qui est l, o il me propose une question de la part de la Reine, laquelle il m'a fait connatre en lui montrant ma rponse une autre lettre qu'il m'avait ci-devant envoye. Et la faon dont il dcrit cette Reine, avec les discours qu'il rapporte d'elle, me la font tellement estimer, qu'il me semble que vous seriez dignes de la conversation l'une de l'autre; et qu'il y en a si peu au reste du monde qui en soient dignes, qu'il ne serait pas malais Votre Altesse de lier une fort troite amiti avec elle, et qu'outre le contentement d'esprit que vous en auriez, cela pourrait tre dsirer pour diverses considrations. J'avais crit ci-devant ce mien ami Rsident en Sude, en rpondant une lettre o il parlait d'elle, que je ne trouvais pas incroyable ce qu'il m'en disait, cause que l'honneur que j'avais de connatre Votre Altesse, m'avait appris combien les personnes de grande naissance pouvaient surpasser les autres, etc. Mais je ne me souviens pas si c'est en la lettre qu'il lui a fait voir, ou bien en une autre prcdente, et pour ce qu'il est vraisemblable qu'il lui fera voir dornavant les lettres qu'il recevra de moi, je tcherai toujours d'y mettre quelque chose qui lui donne sujet de souhaiter l'amiti de Votre Altesse, si ce n'est que vous me le dfendiez.

On a fait taire les thologiens qui me voulaient nuire, mais en les flattant, et en se gardant de les offenser le plus qu'on a pu, ce qu'on attribue maintenant au temps; mais j'ai peur que ce temps durera toujours, et qu'on leur laissera prendre tant de pouvoir, qu'ils seront insupportables.

On achve l'impression de mes Principes en franais; et pour ce que c'est l'Eptre, qu'on imprimera la dernire, j'en envoie ici la copie Votre Altesse, afin que, s'il y a quelque chose qui ne lui agre pas, et qu'elle juge devoir tre mis autrement, il lui plaise me faire la faveur d'en avertir celui qui sera toute sa vie, etc.

Table des matires


Descartes Elisabeth - Egmond, 20 novembre 1647

Madame,

Puisque j'ai dj pris la libert d'avertir Votre Altesse de la correspondance que j'ai commenc d'avoir en Sude, je pense tre oblig de continuer, et de lui dire que j'ai reu depuis peu des lettres de l'ami que j'ai en ce pays-l, par lesquelles il m'apprend que, la Reine ayant t Upsale, o est l'Acadmie du pays, elle avait voulu entendre une harangue du professeur en l'loquence, qu'il estime pour le plus habile et le plus raisonnable de cette Acadmie, et qu'elle lui avait donn pour son sujet discourir du Souverain Bien de cette vie; mais qu'aprs avoir ou cette harangue, elle avait dit que ces gens-l ne faisaient qu'effleurer les matires, et qu'il en faudrait savoir mon opinion. A quoi il lui avait rpondu qu'il savait que j'tais fort retenu crire de telles matires ; mais que, s'il plaisait Sa Majest qu'il me la demandt de sa part, il ne croyait pas que je manquasse tcher de lui satisfaire. Sur quoi elle lui avait trs expressment donn charge de me la demander, et lui avait fait promettre qu'il m'en crirait au prochain ordinaire; en sorte qu'il me conseille d'y rpondre, et d'adresser ma lettre la Reine, laquelle il la prsentera, et dit qu'il est caution qu'elle sera bien reue.

J'ai cru ne devoir pas ngliger cette occasion, et considrant que, lorsqu'il m'a crit cela, il ne pouvait encore avoir reu la lettre o je parlais de celles que j'ai eu l'honneur d'crire Votre Altesse touchant la mme matire, j'ai pens que le dessein que j'avais eu en cela tait failli, et qu'il le fallait prendre d'un autre biais; c'est pourquoi j'ai crit une lettre la reine, o, aprs avoir mis brivement mon opinion, j'ajoute que j'omets beaucoup de choses, parce que, me reprsentant le nombre des affaires qui se rencontrent en la conduite d'un grand royaume, et dont Sa Majest prend elle-mme les soins, je n'ose lui demander plus longue audience; mais que j'envoie Monsieur Chanut quelques crits, o j'ai mis mes sentiments plus au long touchant la mme matire, afin que, s'il lui plat de les voir, il puisse les lui prsenter.

Ces crits que j'envoie Monsieur Chanut, sont les lettres que j'ai eu l'honneur d'crire Votre Altesse touchant le livre de Snque De vita beata, jusques la moiti de la sixime, o, aprs avoir dfini les passions en gnral, je mets que je trouve de la difficult les dnombrer. Ensuite de quoi, je lui envoie aussi le petit Trait des Passions, lequel j'ai eu assez de peine faire transcrire sur un brouillon fort confus que j'en avais gard ; et je lui mande que je ne le prie point de prsenter d'abord ces crits la Reine, pour ce que j'aurais peur de ne pas garder assez le respect que je dois Sa Majest, si je lui envoyais des lettres que j'ai faites pour une autre, plutt que de lui crire elle-mme ce que je pourrai juger lui tre agrable; mais que, s'il trouve bon de lui en parler, disant que c'est lui que je les ai envoyes, et qu'aprs cela elle dsire de les voir, je serai libre de ce scrupule; et que je me suis persuad qu'il lui sera peut-tre plus agrable de voir ce qui a t ainsi crit une autre, que s'il lui tait adress, pour ce qu'elle pourra s'assurer davantage que je n'ai rien chang ou dguis en sa considration.

Je n'ai pas jug propos d'y mettre rien de plus de Votre Altesse, ni mme d'en exprimer le nom, lequel toutefois il ne pourra ignorer cause de mes lettres prcdentes. Mais considrant que, nonobstant qu'il soit homme trs vertueux et grand estimateur des personnes de mrite, en sorte que je ne doute point qu'il n'honore Votre Altesse autant qu'il doit, il ne m'en a toutefois parl que rarement en ses lettres, bien que je lui en aie crit quelque chose en toutes les miennes, j'ai pens qu'il faisait peut-tre scrupule d'en parler la Reine, pour ce qu'il ne sait pas si cela plairait ou dplairait ceux qui l'ont envoy. Mais, si j'ai dornavant occasion de lui crire elle-mme, je n'aurai pas besoin d'interprte; et le but que j'ai eu cette fois, en lui envoyant ces crits, est de tcher faire qu'elle s'occupe davantage ces penses, et que, si elles lui plaisent, ainsi qu'on me fait esprer, elle ait occasion d'en confrer avec Votre Altesse. De laquelle je serais toute ma vie, etc.

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Elisabeth Descartes - Berlin, 5 dcembre 1647

Monsieur Descartes,

Puisque j'ai reu, il y a quelques jours, la traduction franaise de vos Mditations Mtaphysiques, que vous m'avez envoye, je suis oblige de vous en rendre grce par ces lignes, encore que je ne saurais exprimer mon sentiment de reconnaissance de vos bonts, sans en demander une nouvelle pour excuser l'incommodit que je vous donne lire et rpondre mes lettres qui vous dtournent si souvent de mditations utiles, pour des sujets qui, sans la partialit d'ami, ne vous sauraient tre considrables; mais j'ai reu tant de preuves de celle que vous avez pour moi, que j'y prsume assez pour ne faire difficult de vous dire avec quelle satisfaction j'ai lu la traduction susdite, puisqu'elle rend vos penses d'autant plus miennes que je les vois bien exprimes en une langue dont je me sers ordinairement, encore que je croie les avoir comprises auparavant.

Mon admiration s'augmente toutes les fois que je relis les objections qu'on vous a faites, comment il est possible que des personnes, qui ont employ tant d'annes la mditation et l'tude, ne sauraient comprendre des choses si simples et si claires, que la plupart, en disputant du vrai et du faux, semblent ne pas connatre comment il les faut discerner, et que le sieur Gasendus, qui est en la plus grande rputation pour son savoir, a fait, aprs l'Anglais, des objections moins raisonnables que tous les autres.

Cela vous montre combien le monde a besoin du Trait de l'Erudition, que vous avez autrefois voulu faire. Je sais que vous tes trop charitable pour refuser une chose si utile au public, et que, pour cela, le n'ai pas besoin de vous faire souvenir de la parole que vous en avez donne

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond, 31 Janvier 1648

Madame,

J'ai reu les lettres de Votre Altesse du 23 dcembre presque aussitt que les prcdentes, et j'avoue que je suis en peine touchant ce que je dois rpondre ces prcdentes, cause que Votre Altesse y tmoigne vouloir que j'crive le Trait de l'Erudition, dont j'ai eu autrefois l'honneur de lui parler, Et il n'y a rien que je souhaite avec plus de zle, que d'obir vos commandements ; mais je dirai ici les raisons qui sont cause que j'avais laiss le dessein de ce trait, et si elles ne satisfont Votre Altesse, je ne manquerai pas de le reprendre.

La premire est que je n'y saurais mettre toutes les vrits qui y devraient tre, sans animer trop contre moi les gens de l'Ecole, et que je ne me trouve point en telle condition que je puisse entirement mpriser leur haine. La seconde est que j'ai dj touch quelque chose de ce que j'avais envie d'y mettre, dans une prface qui est au-devant de la traduction franaise de mes Principes, laquelle je pense que Votre Altesse a maintenant reue. La troisime est que j'ai maintenant un autre crit entre les mains, que j'espre pouvoir tre plus agrable Votre Altesse : c'est la description des fonctions de l'animal et de l'homme. Car ce que j'en avais brouill, il y a douze ou treize ans, qui a t vu par Votre Altesse, tant venu entre les mains de plusieurs qui l'ont mai transcrit, j'ai cru tre oblig de le mettre plus au net, c'est--dire, de le refaire. Et mme je me suis aventur (mais depuis huit ou dix jours seulement) d'y vouloir expliquer la faon dont se forme l'animal ds le commencement de son origine. Je dis l'animal en gnral ; car, pour l'homme en particulier, je ne l'oserais entreprendre, faute d'avoir assez d'exprience pour cet effet.

Au reste, je considre ce qui me reste de cet hiver, comme le temps le plus tranquille que j'aurai peut-tre de ma vie; ce qui est cause que j'aime mieux l'employer cette tude, qu' une autre qui ne requiert pas tant d attention. La raison qui me fait craindre d'avoir ci-aprs moins de loisir, est que je suis oblig de retourner en France l't prochain , et d'y passer l'hiver qui vient; mes affaires domestiques et plusieurs raisons m'y contraignent. On m'y a fait aussi l'honneur de m'y offrir pension de la part du Roi, sans que je l'aie demande; ce qui ne sera point capable de m'attacher, mais il peut arriver en un an beaucoup de choses. Il ne saurait toutefois rien arriver qui puisse m'empcher de prfrer le bonheur de vivre au lieu o serait Votre Altesse, si l'occasion s'en prsentait, celui d'tre en ma propre patrie, ou en quelque autre lieu que ce puisse tre.

Je n'attends encore de longtemps rponse la lettre touchant le Souverain Bien, pour ce qu'elle a demeur prs d'un mois Amsterdam, par la faute de celui qui je l'avais envoye pour l'adresser; mais, sitt que j'en aurai quelques nouvelles, je ne manquerais pas de le faire savoir Votre Altesse. Elle ne contenait aucune chose de nouveau qui mritt de vous tre envoye. J'ai reu, depuis, quelques lettres de ce pays l, par lesquelles on me mande que les miennes sont attendues, et selon qu'on m'crit de cette princesse, elle doit tre extrmement porte la vertu, et capable de bien juger des choses. On me mande qu'on lui prsentera la version de mes Principes, et on m'assure qu'elle en lira la premire partie avec satisfaction, et qu'elle serait bien capable du reste, si les affaires ne lui taient le loisir.

J'envoie avec cette lettre un livret de peu d'importance, et je ne l'enferme pas en mme paquet, cause qu'il ne vaut pas le port; ce sont les insultes de M. Regius qui m'ont contraint de l'crire, et il a t plutt imprim que je ne l'ai su; mme on y a joint des vers et une prface que je dsapprouve, quoique les vers soient de M. Heydanus, mais qui n'a os y mettre son nom, comme aussi ne le devait-il pas. je suis, etc.

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Elisabeth Descartes - Crossen, 30 juin 1648.

Monsieur Descartes,

L'enflure que j'ai eue au bras droit, par la faute d'un chirurgien qui m'a coup partie d'un nerf en me saignant, a empch de rpondre plus tt votre lettre du 7e de mai, qui me reprsente un nouvel effet de votre parfaite gnrosit, au regret que vous avez de quitter l'Hollande y pouvoir esprer de m'y faire jouir de l'utilit de votre conversation, qui vritablement est le plus grand bien j'y attendais et l'unique sujet qui m'a fait songer aux moyens d'y retourner, quoi l'accommodement des affaires d'Angleterre m'aurait autant servi que le dsespoir d'en voir en celles d'Allemagne.

Cependant on parle du voyage que vous avez propos autrefois, et la mre de la personne qui votre ami a donn vos lettres a reu ordre de le faire russir sans qu'on sache son pays que cela vient de plus loin que de son propre mouvement. On a mal choisi la bonne femme pour mnager un secret, elle qui n'en eut jamais. Toutefois elle fait le reste de sa commission avec beaucoup de passion, et voudrait qu'un tiers y volt; ce qu'il n'est point en dessein de faire, mais il l'a remis la volont de ses parents, qui sera sans doute pour le voyage, et s'ils envoient l'argent qui y est ncessaire, il est rsolu de l'entreprendre, puisque en cette conjoncture il aura moyen peut-tre d'y rendre service ceux qui il le doit, et qu'il pourrait retourner avec la bonne femme susmentionne, qui ne prtend pas d'y demeurer non plus. Il n'y a que ceci de chang des raisons qui vous ont t crites contre ledit voyage, et la mort de cette femme (qui est assez maladive), ou qu'elle soit oblige de partir avant que la rponse des parents de l'autre arrive, sont les plus apparentes pour le rompre. J'ai reu, pass trois semaines, une lettre fort obligeante du lieu en question, pleine de bont et de protestations d'amiti, mais qui ne fait nulle mention de vos lettres, ni de ce qui a t dit ci-dessus; aussi on ne l'a mand la bonne femme que de bouche par un exprs.

Je ne vous ai pas encore rendu compte de ma lecture de la version franaise de vos Principes de philosophie. Combien qu'il y ait quelque chose dans la prface, sur quoi' j'ai besoin de votre explication, je ne l'ajoute pas ici, parce que cela en grossirait trop ma lettre. Mais je prtends vous en entretenir une autre fois, et me promets qu'en changeant de demeure, vous conserverez toujours la mme charit pour

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Paris, juin ou juillet 1648

Madame,

Encore que je sache bien que le lieu et la condition o je suis ne me sauraient donner aucune occasion d'tre utile au service de Votre Altesse, je ne satisferais pas mon devoir, ni mon zle, si, aprs tre arriv en une nouvelle demeure, je manquais vous renouveler les offres de ma trs humble obissance. Je me suis rencontr ici en une conjoncture d'affaires, que toute la prudence humaine n'et su prvoir. Le Parlement, joint avec les autres Cours souveraines, s'assemble maintenant tous les jours, pour dlibrer touchant quelques ordres qu'ils prtendent devoir tre mis au maniement des finances, et cela se fait prsent avec la permission de la Reine, en sorte qu'il y a de l'apparence que l'affaire tirera de longue; mais il est malais de juger ce qui en russira. On dit qu'ils se proposent de trouver de l'argent suffisamment pour continuer la guerre, et entretenir de grandes armes, sans pour cela fouler le peuple; s'ils prennent ce biais, je me persuade que ce sera le moyen de venir enfin une paix gnrale. Mais, en attendant que cela soit, j'eusse bien fait de me tenir au pays o la paix est dj; et si ces orages ne se dissipent bientt, je me propose de retourner vers Egmond dans six semaines ou deux mois et de m'y arrter jusqu' ce que le ciel de France soit plus serein. Cependant, me tenant comme je fais, un pied en un pays, et l'autre en un autre, je trouve ma condition trs heureuse, en ce qu'elle est libre. Et je crois que ceux qui sont en grande fortune diffrent davantage des autres, en ce que les dplaisirs qui leur arrivent leur sont plus sensibles, que non pas en ce qu'ils jouissent de plus de plaisirs, cause que tous les contentements qu'ils peuvent avoir, leur tant ordinaires, ne les touchent pas tant que les afflictions, qui ne leur viennent que lorsqu'ils s'y attendent le moins, et qu'ils n'y sont aucunement prpars; ce qui doit servir de consolation ceux que la fortune a accoutum ses disgrces. je voudrais qu'elle ft aussi obissante tous vos dsirs, que je serai toute ma vie, etc.

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Elisabeth Descartes - Crossen, juillet 1648

Monsieur Descartes,

Vous ne sauriez tre en lieu du monde o la peine que vous prendrez de me mander de vos nouvelles ne soit utile pour ma satisfaction. Car je me persuade qu'elles seront toujours votre avantage, et que Dieu est trop juste pour vous envoyer de malheurs si grands que votre prudence n'en saurait tirer, comme des dsordres inopins en France, qui conservent votre libert en vous obligeant de retourner en Hollande, puisque sans cela la Cour vous l'aurait ravie, quelque soin que vous eussiez pu prendre de vous y opposer; et pour moi, j'en reois le plaisir de pouvoir esprer le bonheur de vous revoir en Hollande ou ailleurs.

Je crois que vous aurez reu la lettre o on vous parle d'un autre voyage, qui se devait faire, si les amis l'approuvaient, le croyant pour leur service en cette conjoncture; et depuis, ils l'ont demand, en fournissant les dpenses qu'il y fallait. Nanmoins, ceux qui sont o cela se doit commencer, ont empch de jour en jour les apprts qui y taient ncessaires, mus cela par des raisons si faibles qu'eux-mmes ne les oseraient avouer. Cependant on donne cette heure si peu de temps pour cela, que la personne de question ne pourra point tre prte. Et d'un ct elle aura mauvais gr d'avoir manqu de parole; de l'autre, ses amis croiront qu'elle n'avait pas la volont ou le courage de sacrifier sa sant et son repos pour l'intrt d'une maison, pour laquelle elle voudrait encore abandonner la vie, s'il tait requis. Cela la fche un peu, mais ne la saurait surprendre, puisqu'elle est bien accoutume de souffrir le blme des fautes d'autrui (mme en des occasions o elle ne s'en voulait purger), et de chercher sa satisfaction seulement au tmoignage que sa conscience lui donne d'avoir fait son devoir. Toutefois cela dtourne ses penses quelque temps de matire plus agrable; et encore que vous ayez raison de dire que ceux qui sont en grande fortune diffrent davantage des autres en ce que les dplaisirs qui leur arrivent leur sont plus sensibles, que non pas en ce qu'ils jouissent de plus de plaisirs, parce qu'il y en a peu qui donnent de vrais objets leurs plaisirs (mais si c'tait de faire du bien au public et particulirement aux personnes de mrite, une condition qui en donnerait quantit de moyens, donnerait aussi plus de plaisirs que ne pourraient avoir ceux qui la fortune refuse cet avantage), je n'en demanderais jamais de plus grand, que de vous pouvoir tmoigner en effet l'estime que je fais de votre bont pour

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Elisabeth Descartes - Crossen, 23 aot 1648

Monsieur Descartes,

Je vous parlais, en ma dernire, d'une personne qui, sans avoir failli, tait en danger de perdre la bonne opinion et peut-tre la bienveillance de la plupart de ses amis. Maintenant elle s'en trouve dlivre d'une faon assez extraordinaire, puisque cette autre qui elle avait mand le temps qu'il lui fallait pour se rendre auprs d'elle, lui rpond qu'elle l'aurait bien attendue, si sa fille n'et chang de rsolution, jugeant qu'on trouverait mauvais qu'elle soit approche de si prs par gens de diffrente religion. C'est un procd qui, mon avis, ne rpond pas aux louanges que votre ami donne celle qui s'en sert, au moins s'il est entirement sien et ne vient pas, comme je le souponne, de l'esprit faible de sa mre, qui a t accompagne, depuis que cette affaire est sur le tapis, d'une sur qui tient sa subsistance du parti contraire la maison de la personne susmentionne. Votre ami vous en pourrait claircir, si vous trouvez propos de lui en mander quelque chose. Ou peut-tre qu'il vous en crira de son propre mouvement, puisqu'on dit qu'il gouverne entirement l'esprit auquel il donne tant de louanges. Je ne saurais rien ajouter ceci, si ce n'est que je n'estime pas cet accident susdit au nombre des malheurs de la personne qui il arrive, puisqu'il la retire d'un voyage o le mal qui lui en reviendrait (comme la perte de sant et de repos, joint aux choses fcheuses qu'il lui et fallu souffrir d'une nation brutale), tait trs assur, et le bien que d'autres en pourraient esprer, fort incertain. Et s'il y a de l'affront dans le procd, je trouve qu'il retombera entirement sur ceux qui l'ont fait, puisque c'est une marque de leur inconstance et lgret d'esprit, et que tous ceux qui en ont connaissance savent aussi qu'elle n'a point contribu aucune de ces boutades.

Quant moi, je prtends demeurer encore ici jusqu' ce que j'apprenne l'issue des affaires d'Allemagne et d'Angleterre, qui semblent tre maintenant en une crise. Nous y avons eu une plaisante rencontre depuis trois jours, toutefois trs incommode. En nous promenant sous un bois de chne, Mme l'Electrice avec ceux de sa suite, il nous est venu en un instant comme une sorte de rougeole par tout le corps, hors au visage, sans fivre ni autre mal qu'une dmangeaison insupportable. Les superstitieux se croyaient ensorcels; mais les paysans nous disaient qu'il y avait parfois une certaine rose venimeuse sur les arbres, qui, descendant en poussire, infecte ainsi les passants. Et il est remarquer que tous les diffrents remdes que chacun s'est imagin pour un mal si nouveau, comme les bains, la saigne, les ventouses, les sangsues et la purge n'y ont de rien servi. Je vous en fais le rcit, parce que je prsume que vous y trouverez de quoi confirmer quelques unes de vos doctrines.

Je suis parfaitement, M. Descartes,

Votre trs affectionne amie vous servir,

Elisabeth.

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Descartes Elisabeth - Egmond, octobre 1648

Madame,

J'ai eu enfin le bonheur de recevoir les trois lettres que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'crire, et elles n'ont point pass en de mauvaises mains. Mais la premire, du 30 juin, ayant t porte Paris, pendant que j'tais dj en chemin pour revenir en ce pays, ceux qui l'ont reue pour moi ont attendu des nouvelles de mon arrive avant que de me l'envoyer, et ainsi je ne l'ai pu avoir qu'aujourd'hui, que j'ai aussi reu la dernire du 23 aot par laquelle j'apprends un procd injurieux que j'admire; et je veux croire, avec Votre Altesse, qu'il ne vient pas de la personne qui on l'attribue. Quoi qu'il en soit, je n'estime pas qu'on doive tre fch de ne point faire un voyage, o, comme Votre Altesse remarque fort bien, les incommodits taient infaillibles et les avantages fort incertains. Pour moi, grces Dieu, j'ai achev celui qu'on m'avait oblig de faire en France, et je ne suis pas marri d'y tre all, mais je suis encore plus aise d'en tre revenu. je n'y ai vu personne dont il m'ait sembl que la condition ft digne d'envie, et ceux qui y paraissent avec le plus d'clat m'ont sembl tre les plus dignes de piti. je n'y pouvais aller en un temps plus avantageux pour me faire bien reconnatre la flicit de la vie tranquille et retire, et la richesse des plus mdiocres fortunes. Si Votre Altesse compare sa condition avec celle des Reines et des autres Princesses de l'Europe, elle y trouvera mme diffrence qu'entre ceux qui sont dans le port, o ils se reposent, et ceux qui sont en pleine mer, agits par les vents d'une tempte. Et bien qu'on ait t jet dans le port par un naufrage, pourvu qu'on n'y manque pas des choses ncessaires la vie, on ne doit pas y tre moins content, que si on y tait arriv d'autre faon. Les fcheuses rencontres qui arrivent aux personnes qui sont dans l'action, et dont la flicit dpend toute d'autrui, pntrent jusqu'au fond de leur cur, au lieu que cette vapeur venimeuse, qui est descendue des arbres sous lesquels se promenait paisiblement Votre Altesse, n'aura touch, comme j'espre, que l'extrieur de la peau, laquelle si on et lave sur l'heure avec un peu d'eau-de-vie, je crois qu'on en aurait t tout le mal.

Je n'ai reu aucunes lettres, depuis cinq mois, de l'ami dont j'avais crit ci-devant Votre Altesse. Et pour ce qu'en sa dernire il me mandait fort ponctuellement les raisons qui avaient empch la personne laquelle il avait donn mes lettres, de me faire rponse, je juge que son silence ne vient que de ce qu'il attend encore cette rponse, ou bien peut-tre qu'il a quelque honte de n'en avoir point m'envoyer, ainsi qu'il s'tait imagin. je me retiens aussi de lui crire le premier, afin de ne lui sembler point reprocher cela par mes lettres, et je ne laissais pas de savoir souvent de ses nouvelles, lorsque j'tais Paris, par le moyen de ses proches, qui huit jours. Mais lorsqu'ils lui auront mand que je suis ici, je ne doute point qu'il ne m'y crive, et qu'il ne me fasse entendre ce qu'il saura du procd qui touche Votre Altesse, pour ce qu'il sait que j'y prends beaucoup d'intrt. Mais ceux qui n'ont point eu l'honneur de vous voir, et qui n'ont point une connaissance trs particulire de vos vertus, ne sauraient pas concevoir qu'on puisse tre si parfaitement que je suis, etc.

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Descartes Elisabeth - Egmond, 22 fvrier 1649

Madame,

Entre plusieurs fcheuses nouvelles que j'ai reues divers endroits en mme temps, celle qui m'a le plus vivement touch, a t la maladie de Votre altesse. Et bien que j'en aie aussi appris la gurison, il ne laisse pas d'en rester encore des marques de tristesse en mon esprit, qui n'en pourront tre sitt effaces. L'inclination faire des vers, que Votre Altesse avait pendant son mal, me fait souvenir de Socrate, que Platon dit avoir eu une pareille envie, pendant qu'il tait en prison. Et je crois que cette humeur de faire des vers, vient d'une forte agitation des esprits animaux, qui pourrait entirement troubler l'imagination de ceux qui n'ont pas le cerveau bien rassis, mais qui ne fait qu'chauffer un peu plus les fermes, et les disposer la posie. Et je prends cet emportement pour une marque d'un esprit plus fort et plus relev que le commun.

Si je ne connaissais le vtre pour tel, je craindrais vous ne fussiez extraordinairement afflige d'apprendre la funeste conclusion des tragdies d'Angleterre mais je me promets que Votre Altesse, tant accoutume aux disgrces de la fortune, et s'tant vue soi-mme depuis peu en grand pril de sa vie, ne sera pas si surprise, ni si trouble d'apprendre la mort d'un de ses proches, que si elle n'avait point reu auparavant d'autres afflictions. Et bien que cette mort si violente semble avoir quelque chose de plus affreux que celle qu'on attend en son lit, toutefois, le bien prendre, elle est plus glorieuse, plus heureuse et plus douce, en sorte que ce qui afflige particulirement en ceci le commun des hommes, doit servir de consolation Votre Altesse. Car c 'est beaucoup de gloire de mourir en une occasion qui fait qu'on est universellement plaint, lou et regrett de tous ceux qui ont quelque sentiment humain. Et il est certain que, sans cette preuve, la clmence et les autres vertus du Roi dernier mort n'auraient jamais t tant remarques ni tant estimes qu'elles sont et seront l'avenir par tous ceux qui liront son histoire. Je m'assure aussi que sa conscience lui a plus donn de satisfaction, pendant les derniers moments de sa vie, que l'indignation, qui est la seule passion triste qu'on dit avoir remarque en lui, ne lui a caus de fcherie. Et pour ce qui est de la douleur, je ne la mets nullement en compte; car elle est si courte, que, si les meurtriers pouvaient employer la fivre, ou quelqu'autre des maladies dont la nature a coutume de se servir pour ter les hommes du monde, on aurait sujet de les estimer plus cruels qu'ils ne sont, lorsqu'ils les tuent d'un coup de hache. Mais je n'ose m'arrter longtemps sur un sujet si funeste; j'ajoute seulement qu'il vaut beaucoup mieux tre entirement dlivr d'une fausse esprance, que d'y tre inutilement entretenu.

Pendant que j'cris ces lignes, je reois des lettres d'un lieu d'o je n'en avais point eu depuis sept ou huit mois et une entre autres, que la personne j'avais envoy le trait des Passions, il y a un an, a crite de sa main pour m'en remercier. Puisqu'elle se souvient, aprs tant de temps de temps, d'un homme si peu considrable comme je suis, il est croire qu'elle n'oubliera pas de rpondre aux lettres de Votre Altesse, bien qu'elle ait tard quatre mois le faire. On me mande qu'elle a donn charge quelqu'un des siens d'tudier le livre de mes Principes, afin de lui en faciliter la lecture ; je ne crois pas nanmoins qu'elle trouve assez de loisir pour s'y appliquer, bien qu'elle semble en avoir la volont. Elle me remercie, en termes exprs, du trait des Passions ; mais elle ne fait aucune mention des lettres auxquelles il tait joint, et l'on ne me mande rien du tout de ce pays-l qui touche Votre Altesse. De quoi je ne puis deviner autre chose, sinon que, les conditions de la paix d'Allemagne n'tant pas si avantageuses votre maison qu'elles auraient pu tre, ceux qui ont contribu cela sont en doute si vous ne leur en voulez point de mal, et se retiennent, pour ce sujet, de vous tmoigner de l'amiti.

J'ai toujours t en peine, depuis la conclusion de cette paix, de n'apprendre point que Monsieur l'Electeur votre frre l'et accepte, et j'aurais pris la libert d'en crire plus tt mon sentiment Votre Altesse, si j'avais pu imaginer qu'il mt cela en dlibration. Mais, pour ce que je ne sais point les raisons particulires qui le peuvent mouvoir, ce serait tmrit moi d'en faire aucun jugement. je puis seulement dire, en gnral, que, lorsqu'il est question de la restitution d'un Etat occup ou disput par d'autres qui ont les forces en main, il me semble que ceux qui n'ont que l'quit et le droit des gens qui plaide pour eux, ne doivent jamais faire leur compte d'obtenir toutes leurs prtentions, et qu'ils ont bien plus de sujet de savoir gr ceux qui leur en font rendre quelque partie, tant petite qu'elle soit, que de vouloir du mal ceux qui leur retiennent le reste. Et encore qu'on ne puisse trouver mauvais qu'ils disputent leur droit le plus qu'ils peuvent, pendant que ceux qui ont la force en dlibrent, je crois que, lorsque les conclusions sont arrtes, la prudence les oblige tmoigner qu'ils en sont contents, encore qu'ils ne le fussent pas - et remercier non seulement ceux qui leur font rendre quelque chose, mais aussi ceux qui ne leur tent pas tout, afin d'acqurir, par ce moyen, l'amiti des uns et des autres, ou du moins d'viter leur haine : car cela peut beaucoup servir, par aprs, pour se maintenir. Outre qu'il reste encore un long chemin pour venir des promesses jusqu' l'effet ; et que, si ceux qui ont la force s'accordent seuls, il leur est ais de trouver des raisons pour partager entre eux ce que peut-tre ils n'avaient voulu rendre un tiers que par jalousie les uns des autres, et pour empcher que celui qui s'enrichirait de ses dpouilles ne ft trop puissant. La moindre partie du Palatinat vaut mieux que tout l'Empire des Tartares ou des Moscovites, et aprs deux ou trois annes de paix, le sjour en sera aussi agrable que celui d'aucun autre endroit de la terre. Pour moi, qui ne suis attach la demeure d'aucun lieu, je ne ferais aucune difficult de changer ces Provinces, ou mme la France, pour ce pays-l, si j'y pouvais trouver un repos aussi assur, encore qu'aucune autre raison que la beaut du pays ne m'y fit aller; mais il n'y a point de sjour au monde, si rude ni si incommode, auquel je ne m'estimasse heureux de passer le reste de mes jours, si Votre Altesse y tait, et que je fusse capable de lui rendre quelque service; pour ce que je suis entirement, et sans aucune rserve, etc.

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Descartes Elisabeth - Egmond, 31 mars 1649

Madame,

Il y a environ un mois que j'ai eu l'honneur d'crire Votre Altesse, et de lui mander que j'avais reu quelques lettres de Sude. je viens d'en recevoir derechef, par lesquelles je suis convi, de la part de la Reine, d'y faire un voyage ce printemps, afin de pouvoir revenir avant l'hiver. Mais j'ai rpondu de telle sorte que, bien que je ne refuse pas d'y aller, je crois nanmoins que je ne partirai point d'ici que vers le milieu de l't. J'ai demand ce dlai pour plusieurs considrations, et particulirement afin que je puisse avoir l'honneur de recevoir les commandements de Votre Altesse avant que de partir. J'ai dj si publiquement dclar le zle et la dvotion que j'ai votre service qu'on aurait plus de sujet d'avoir mauvaise opinion de moi, si on remarquait que je fusse indiffrent en ce qui vous touche, que l'on aura, si on voit que je recherche avec soin les occasions de m'acquitter de mon devoir. Ainsi je supplie trs humblement Votre Altesse de me faire tant de faveur, que de m'instruire de tout ce en quoi elle jugera que je lui puis rendre service, elle ou aux siens, et de s'assurer qu'elle a sur moi autant de pouvoir, que si j'avais t toute ma vie son domestique Je la supplie aussi de me faire savoir ce qu'il lui plaira que je rponde, s'il arrive qu'on se souvienne des lettres de Votre Altesse touchant le Souverain Bien, dont j'avais fait mention l'an pass dans les miennes, et qu'on ait la curiosit de les voir. Je fais mon compte de passer l'hiver en ce pays-l, et de n'en revenir que l'anne prochaine. Il est croire que la paix sera pour lors en toute l'Allemagne, et si mes dsirs sont accomplis, je prendrai au retour mon chemin par le lieu o vous serez, afin de pouvoir plus particulirement tmoigner que je suis, etc.

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Descartes Elisabeth - Egmond, Juin 1649

Madame,

Puisque Votre Altesse dsire savoir quelle est ma rsolution touchant le voyage de Sude, je lui dirai que je persiste dans le dessein d'y aller, en cas que la Reine continue tmoigner qu'elle veut que j'y aille, et M. Chanut, notre Rsident en ce pays-l, tant pass ici, il y a huit jours, pour aller en France, m'a parl si avantageusement de cette merveilleuse reine, que le chemin ne me semble plus si long ni si fcheux qu'il faisait auparavant; mais je ne partirai point que je n'aie reu encore une fois des nouvelles de ce pays-l, et je tcherai d'attendre le retour de M. Chanut pour faire le voyage avec lui, pour ce que j'espre qu'on le renverra en Sude. Au reste, je m'estimerais extrmement heureux, si, lorsque j'y serai, j'tais capable de rendre quelque service Votre Altesse. Je ne manquerai pas d'en rechercher avec soin les occasions, et ne craindrai point d'crire ouvertement tout ce que j'aurai fait ou pens sur ce sujet, cause que, ne pouvant avoir aucune intention qui soit prjudiciable ceux pour qui je serai oblig d'avoir du respect, et tenant pour maxime que les voies justes et honntes sont les plus utiles et les plus sres, encore que les lettres que j'crirai fussent vues, j'espre qu'elles ne pourront tre mal interprtes, ni tomber entre les mains de personnes qui soient si injustes, que de trouver mauvais que je m'acquitte de mon devoir et fasse profession ouverte d'tre, etc.

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Descartes Elisabeth - Stockholm, 9 octobre 1649

Madame,

Etant arriv depuis quatre ou cinq jours Stockholm, l'une des premires choses que j'estime appartenir mon devoir est de renouveler les offres de mon trs humble service Votre Altesse, afin qu'elle puisse connatre que le changement d'air et de pays ne peut rien changer ni diminuer de ma dvotion et de mon zle. je n'ai encore eu l'honneur de voir la Reine que deux fois; mais il me semble la connatre dj assez, pour oser dire qu'elle n'a pas moins de mrite et a plus de vertu que la renomme lui en attribue. Avec la gnrosit et la majest qui clatent en toutes ses actions, on y voit une douceur et une bont, qui obligent tous ceux qui aiment la vertu et qui ont l'honneur d'approcher d'elle, d'tre entirement dvous son service. Une des premires choses qu'elle m'a demandes a t si je savais de vos nouvelles, et je n'ai pas feint de lui dire d'abord ce que je pensais de Votre Altesse; car, remarquant la force de son esprit, je n'ai pas craint que cela lui donnt aucune jalousie, comme je m'assure aussi que Votre Altesse n'en saurait avoir, de ce que je lui cris librement mes sentiments de cette Reine. Elle est extrmement porte l'tude des lettres; mais, pour ce que je ne sache point qu'elle ait encore rien vu de la philosophie, je ne puis juger du got qu'elle y prendra, ni si elle y pourra employer du temps, ni par consquent si je serai capable de lui donner quelque satisfaction, et de lui tre utile en quelque chose. Cette grande ardeur qu'elle a pour la connaissance des lettres, l'incite surtout maintenant cultiver la langue grecque, et ramasser beaucoup de livres anciens; mais peut-tre que cela changera. Et quand il ne changerait pas, la vertu que je remarque en cette princesse, m'obligera toujours de prfrer l'utilit de son service au dsir de lui plaire; en sorte que cela ne m'empchera pas de lui dire franchement mes sentiments; et s'ils manquent de lui tre agrables, ce que je ne pense pas, j'en tirerai au moins cet avantage que j'aurai satisfait mon devoir, et que cela me donnera occasion de pouvoir d'autant plus tt retourner en ma solitude, hors de laquelle il est difficile que je puisse rien avancer en la recherche de la vrit ; et c'est en cela que consiste mon principal bien en cette vie. M. Freinshemius a fait trouver bon Sa Majest que je n'aille jamais au chteau, qu'aux heures qu'il lui plaira de me donner pour avoir l'honneur de lui parler; ainsi je n'aurai pas beaucoup de peine faire ma cour, et cela s'accommode fort mon humeur. Aprs tout nanmoins, encore que j'aie une trs grande vnration pour Sa Majest, je ne crois pas que rien soit capable de me retenir en ce pays plus longtemps que jusqu' l't prochain; mais je ne puis absolument rpondre de l'avenir. je puis seulement vous assurer que je serai toute ma vie, etc.

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Elisabeth Descartes - 4 dcembre 1649

Monsieur Descartes,

Votre lettre du 29 septembre / 9 octobre s'est promene par Clve; mais toute vieille elle ne laisse pas d'tre trs agrable et une preuve fort obligeante de la continuation de votre bont pour moi, qui m'assure aussi de l'heureux succs de votre voyage, puisque le sujet en mrite la peine et que vous trouvez encore plus de merveilles en la Reine de Sude que sa rputation n'en fait clater. Mais il faut avouer que vous tes plus capable de les connatre que ceux qui se sont mls jusqu'ici de les proclamer. Et il me semble en savoir plus, par ce peu que vous en dites, que par tout ce que j'en ai appris d'ailleurs. Ne croyez pas toutefois qu'une description si avantageuse me donne matire de jalousie, mais plutt de m'estimer un peu plus que je ne faisais avant qu'elle m'ait fait avoir Vide d'une personne si accomplie, qui affranchit notre sexe de l'imputation d'imbcillit et de faiblesse que MM. les pdants lui voulaient donner. Je m'assure, lorsqu'elle aura une fois got votre philosophie, elle la prfrera leur philologie. Mais j'admire qu'il est possible cette princesse de s'appliquer l'tude comme elle fait, et aux affaires de son royaume aussi, deux occupations si diffrentes, qui demandent chacune une personne entire. L'honneur qu'elle m'a fait, en votre prsence, de se souvenir de moi, je l'attribue entirement au dessein de vous obliger, en vous donnant sujet d'exercer une charit que vous avez tmoign d'affecter en beaucoup d'autres occasions, et vous dois cet avantage, comme aussi si j'obtiens celui d'avoir quelque part en son approbation, que je pourrai conserver d'autant mieux que je n'aurai jamais l'honneur d'tre connue de Sa Majest autrement que vous me reprsentez. Je me sens toutefois coupable d'un crime contre son service, tant bien aise que votre extrme vnration pour elle ne vous obligera pas de demeurer en Sude. Si vous en partez cet hiver, j'espre que ce sera en la compagnie de M. Kleist, o vous trouverez la meilleure commodit pour donner le bonheur de vous revoir

Votre trs affectionne vous servir,

Elisabeth.

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