Full text of "Cours de philosophie sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien" WebMoving ImagesTextsAudioSoftwareEducationPatron InfoAbout IA Home American Libraries | Canadian Libraries | Universal Library | Project Gutenberg | Children's Library | Biodiversity Heritage Library | Additional Collections Search: All Media Types Wayback Machine Moving Images Animation & Cartoons Arts & Music Computers & Technology Cultural & Academic Films Ephemeral Films Home Movies Movies News & Public Affairs Non-English Videos Open Source Movies Prelinger Archives Spirituality & Religion Sports Videos Videogame Videos Vlogs Youth Media Texts American Libraries Canadian Libraries Universal Library Project Gutenberg Children's Library Biodiversity Heritage Library Additional Collections Audio Audio Books & Poetry Computers & Technology Grateful Dead Live Music Archive Music & Arts Netlabels News & Public Affairs Non-English Audio Open Source Audio Podcasts Radio Programs Spirituality & Religion Software CLASP Education Forums FAQs Advanced Search Anonymous User (login or join us)Upload See other formats Full text of "Cours de philosophie sur le fondement des idées absolues du vrai, du beau et du bien" *^— t_J o = Hgg H ===*3- o = = C0 u. = LO O ^s ^^ T— s° Wjjjj msB ., -> z— ^C£> D — =r»- ==■*— rzzzzzz. 00 B 2263 V63 1836 cl ROBARTS -^ crl£jL ( nd COURS DE PHILOSOPHIE SDR LE FONDEMENT DES IDÉES ABSOLVES DU VRAL DU BEAU ET DU B1ETN. AVIS. Tout exemplaire de cet ouvrage non revêtu de ma griffe sera réputé contrefait. PARIS. — IMPRIMERIE ET FONDERIE DE FA1N, Rue Racine, n° 4 . place de l'Odéon. COURS DE PHILOSOPHIE PROFESSÉ A LA FACULTÉ DES LETTBES PENDANT LANNÉE 1818, PAR M. V. COUSIN, SUR LE FONDEMENT DES IDÉES ABSOLUES DU VRAI, DU .BEAU ET DU BIEN; 1 \c * PTJBLlf AVEC St5N AUTORISATION ET DAPRÈS LES MEILLEURES RÉDACTIONS DE CE COURS PAR M. ADOLPHE GARNIE», MAITRE r>E CONFERENCES A L ECOLE NORMALE. PARIS. LIBRAIRIE CLASSIQUE ET ÉLÉMENTAIRE DE L. HACHETTE, A.i'CiEK ÉlÈve de l'école normale . RUE PIEPRE-SARRAZIN, N° 12 1836. * PRÉFACE DE L'ÉDITEUR. En i 826, M. Cousin, forcé au silence par un pouvoir soupçonneux, publiapour la pre- mière fois des fragmens de son enseignement de 1 8 1 5 à 1 8 1 8, et principalement de cette dernière année. Le public accueillit avec em- pressement ces restes d'une parole qui avait retenti avec tant d'éclat. Les hautes intelli- gences philosophiques comprirent bien le sens de ces pages si remplies et si concentrées; elles saisirent le lien qui les rattachait les unes aux autres, comme les feuillets d'un même livre. Mais il n'en fut pas ainsi de tous les lecteurs, et principalement des jeunes a VJ PKEFACE DE LEDITEIK. adeptes de la philosophie. La présente publication est destinée à leur fournir le guide qui leur manquait, et à leur donner cette prodigalité d'explications et cette sur- abondance de lumière, dont la jeunesse a tant besoin. Le cours professé à la faculté des lettres en 1 8 1 8, par M. Cousin, résumait son enseignement antérieur, et posait de la ma- nière la plus large et la plus nette la théo- rie dogmatique du professeur. M. Cousin en donna le programme dans les Fragmens philosophiques ; mais ce programme ne pou- vait être parfaitement intelligible que pour ceux qui en avaient entendu le dévelop- pement de la bouche même du maître. Le cours de 1 8 1 8 avait été rédigé par les élèves de l'école normale qui faisaient partie de l'auditoire de la faculté. Ces rédactions avaient été remises au professeur, et elles dormaient dans ses cartons. Ce sont ces rédactions que j'ai demandées à M*. Cousin : quelque défiance qu'il eût de ces papiers délaissés et condamnés par lui à l'oubli, il a bien voulu me les remettre et aban- PRÉFACE DE LÉDITEUR. yij donner à ma discrétion le soin de les revoir et de les publier. Appuyé sur les travaux d'élèves intelli- gens, et sur mes propres souvenirs, j'es- père n'avoir pas dénaturé le fond de la pensée du professeur de 18-18; mais il n'en est pas de même de la forme, et le public s'attend bien à ne pas la retrouver ici. Parmi les rédactions qui m'ont été re- mises, il n'en est qu'un petit nombre qui aient été prises à l'aide d'un procédé sténo- graphique, et encore le sténographe laisse- t-il beaucoupde lacunes , et nous prévient-il qu'entraîné comme l'auditoire par le charme de l'improvisation du professeur , il a quel- quefois négligé d'écrire pour écouter. Quant aux autres rédactions, faites sur des notes prises avec rapidité , mais avec trop de len- teur encore pour suivre la parole, elles n'ont pu reproduire la justesse de l'expres- sion, la pureté et la grandeur des images, l'harmonie de la période, et , ce qui manque à toute rédaction, l'accent de la voix, le feu du regard, la majesté du geste , en un mot, l'action oratoire, ce véhicule de la pensée, yiij PRÉFACE DE LÉDITELK. si puissant surtout chez un orateur comme M. Cousin, cet accompagnement indispen- sable de la parole qui saisit l'auditeur par tous les sens, et lui fait pour ainsi dire entrer par tous les pores l'intelligence de rensei- gnement. Mais si mutilées que soient ces esquisses, elles sont pourtant ce qu'il nous reste de plus complet sur l'enseignement domagtique de M. Cousin, et c'est pour- quoi nous les donnons au public. Le cours de 1 8 1 8 a essayé de résoudre la question la plus importante et en même temps la plus difficile de toute la philo- sophie , celle qui , même pour quelques- uns, est la seule question philosophique, ou la philosophie toute entière : Y a-t-il des idées qui ne soient ni la connaissance des corps , ni la connaissance de nous-mêmes ; et quel est le fondement de ces idées ? L'homme ne peut douter de sa pensée : il se contredirait par son doute même ; puisqu'il ne peut poser un doute sans poser par cela même une pensée. Au delà de cette pensée, existe- t-il quelque chose, et les choses sont-elles en elles-mêmes ce qu'elles PREFACE DE I/ÉDITECR. i% nous paraissent? J'ai la pensée des corps; mais elle me vient dans le rêve comme dans l'état de veille : les corps sont-ils plus réels dans ce second état que dans le pre- mier ? S'il y a des corps , sont-ils comme ils m'apparaissent ? Je touche une étendue continue : y a-t-il dans la nature une vé- ritable continuité ? Toutes ces questions sont épineuses et peut-être insolubles; mais par bonheur il arrive que l'esprit humain se satisfait assez facilement sur l'existence de la nature physique, et tranche la ques- tion ou ne songe pas à la poser. J'ai aussi l'idée de moi-même , c'est-à-dire de quel- crue chose d'invisible et d'intangible qui est toujours le même, et qui me suggère dans le langage le mot Je. Je m'apparais tan- tôt comme une intelligence , tantôt comme une sensibilité, surtout comme une vo- lonté; mais qu'y a-t-il au fond de tout cela? comment ces trois facultés ne détruisent- elles pas l'unité du moi ; quel est le lien de cette trinité non moins mystérieuse qu'une trinité plus haute et plus sainte? Ces pro- blèmes ne sont pas moins redoutables que I PREFACE DE L EDITEUR. les premiers, et pourtant l'esprit humain se contente encore assez facilement sur ce sujet. Aussi vrai que f existe, dit le peu- ple ; aussi vrai que le soleil ni éclaire, ajoute- t-il. Il a donc la certitude de son existence et celle de l'existence des corps , et ce qu'il demande , c'est qu'on lui ramène toute chose à une évidence aussi immédiate, et aussi pleinement satisfaisante pour lui que celle de l'existence des corps et de l'exis- tence du moi. Et cependant, après l'idée des corps, après l'idée de moi-même, tout n'est pas fini dans l'intelligence humaine. Nous avons la pensée de choses qui ne se touchent ni ne se voient , et que nous ne pouvons confondre avec nous-mêmes. J'ai l'idée d'un espace sans limite , d'un temps éternel, d'une justice et d'un devoir uni- versels, d'un type de beauté que les arts eux-mêmes ne réalisent jamais, d'une cause qui n'a ni commencement ni fin : qu'est-ce en dehors de ma pensée que l'espace, le temps, la justice, l'idéal et Dieu? Le public nous demande que nous lui rendions tout cela aussi clair que les corps et que son PRÉFACE DE LÉDITEUR. xj existence , car, à tort ou à raison, il ne con- teste pas sur ces deux points. Beaucoup de philosophes ont voulu satisfaire le public et aussi se satisfaire eux-mêmes. Ils se sont dit : puisque chacun reconnaît l'existence de soi-même et l'existence des corps , et qu'on n'élève sur ces deux points aucune diffi- culté, n'y a qu'un moyen de donner une explication satisfaisante de tout le reste : c'est de le ramener soit à la matière , soit à nous-mêmes. Les uns ont donc fait ce dis- cours au public : « Vous trouvez claire l'existence des corps, et je suis de votre avis. Eh bien , il n'existe rien que des corps ; toute idée a un objet sensible , toute pen- sée vient de la matière; le temps, l'espace, la justice, l'idéal, Dieu, tout cela c'est de la matière plus ou moins généralisée » : et, entraînés par leur système, ils ont ajouté: « l'esprit lui-même n'est que matière ; le moi c'est l'expression de l'unité du corps. » Les autres ont pris la parole à leur tour et ont dit : « Vous êtes sûrs de votre existence , et nous sommes sûrs aussi de la nôtre ; il ne s'agit donc pour \1J PREFACE DE L EDITEUR. nous contenter suffisamment que de tout ramener à nous-mêmes, de tout consi- dérer comme des faces du moi humain. Ainsi vous parlez d'espace et de temps; mais ce n'est là qu'une pensée, vous les créez en y pensant. Les idées de justice, de beauté et de cause sont claires comme pu- res idées, et deviennent obscures dès qu'on en veut faire des existences extérieures ; » puis, cédant comme les premiers à l'en- traînement de leur doctrine , ils ont ajouté : « L'idée des corps n'est aussi qu'une idée , car, à vrai dire, qu'est-ce que peut être un corps en lui-même ? Il n'existe donc rien au monde que la pensée. » C'est ainsi que la philosophie, séduite par l'évidence de l'existence du moi et de celle de la nature, n'a voulu rien recon- naître en dehors de ces deux sphères, et même, suivant son goût du moment, a brisé le moi contre la nature ou la nature contre le moi. Il faut en convenir , nous nous re- posons avec une sécurité profonde sur l'existence des corps et sur celle de notre pen- sée , et quand nous venons à nous interro- P&ÉFACB DE LEDITEUR. xi!] ger sur la réalité extérieure du temps , de l'espace, de l'idéal, de la justice, de la substance, de la cause, il semble qu'un point d'appui nous manque ; nous nous sentons comme suspendus dans le vide ou sur l'a- bîme. Notre imagination s'évertue pour se représenter ces choses , et nous savons pour- tant bien que nous ne devons pas chercher à nous les représenter, qu'elles ne sont pas susceptibles de représentation, qu'en- fin les représenter c'est les détruire. Mais , engagés que nous sommes dans les voies sensibles , nous arrivons en présence de ces objets ; comme Bacon reprochait aux alchi- mistes d'aborder les recherches métaphysi- ques, les yeux obscurcis par la fumée et les mains noircies par la suie des fourneaux. Ou bien , si nous nous sommes faits méta- physiciens, si nous avons dressé notre pensée à se replier sur elle-même, elle se prend pour la seule réalité possible : elle nie orgueilleu- sement tout ce qui n'est pas elle-même; éblouie de sa propre clarté , elle tient en vain ses yeux ouverts sur le reste du monde. Dans le cours que nous publions, M. Cou- ïiv PRÉFACE DE l'ÉDÏTEUR. sin s'occupe d'abord de reconstituer le moi devant la nature, et la nature devant le moi, et de réédifier ainsi deux éléinens que les écoles du dix-huitième siècle avaient absorbés l'un dans l'autre. Mais de courts préliminaires lui suffisent pour achever cette tâche, et il se consacre ensuite tout entier à la construction de ce monde dis- tinct du moi et de la nature plus difficile à élever que les deux autres, qui a été nié à la fois et par ceux qui épargnaient la na- ture et par ceux qui respectaient le moi. Le professeur commence par constater les idées qui ne tirent point leur origine du monde physique ni du moi humain, ou, en d'an- tres termes , qui ne sont produites ni par la sensation ni par la réflexion ; il les distingue par les deux caractères d'universalité etd'im- muabilité qui leur sont propres; il oppose le premier à l'individualité du moi , et le second à la perpétuelle variation de la na- ture; il donne à ces idées le nom d'idées absolues, parce qu'elles sont indépendantes de la nature et du moi ; il prend la liste qui en a été dressée par l'illustre Kant , et PRÉFACE DE LÉDÏTEUR. XV il la réduit à deux idées fondamentales : i° celle de cause, qui embrasse les idées de phénomène, accident, qualité, multiple, particulier, individuel, relatif, possible, probable , contingent , divers et fini ; 2" celle de substance, qui comprend l'être , l'unité, l'absolu, l'éternel, l'universel, le semblable et l'infini. Et, en effet, qu'y a-t-il dans la nature au delà du phénomène qui change, qui passe , qui agit sur un autre phé- nomène, et qui constitue ainsi l'action et la réaction des causes; et au delà de la substance , de l'être immuable , inaltéra- ble , qui est le soutien du phénomène , et qui n'en partage pas les fluctuations? L'univers peut se définir : quelque chose qui change et quelque chose qui ne change pas ; mais ce quelque chose qui ne change pas échappe à nos moyens d'observation ; notre raison elle-même nous en fait bien concevoir l'existence , mais non pas la na- ture. L'être infini, dit M. Cousin, ne se manifeste à notre esprit que par les idées du vrai , du beau et du bien , qui sont immuables comme lui , mais plus facile- AVJ PRÉFACE DE 1. KDITKLn. ment abordables à notre humaine raison. Cette théorie pouvant être soupçonnée de mysticisme , le professeur confronte sa doc- trine avec les diverses théories mystiques qui apparaissent dans l'histoire de la philo- sophie : il montre que le mysticisme con- siste, soit à diviniser le phénomène ou la cause matérielle , soit à vouloir contem- pler la substance ou l'être infini face à face, et il lui est facile de prouver que sa phi- losophie , qui dépouille les causes extérieu- res de toute personnalité , et qui ne pré- tend pas faire sortir l'Éternel des formes qui l'enveloppent , ne peut être accusée de mysticisme. Yoilà donc les idées absolues réduites à l'idée de cause ou de phénomène d'une part, et de l'autre à l'idée de substance sous la triple forme du vrai , du beau et du bien. L'auteur distingue le vrai absolu d'avec l'être absolu : la vérité absolue se compose des axiomes qui président à tou- tes les sciences , axiomes accessibles à notre raison, mais auxquels nous avons besoin de concevoir une base ou un point d'appui , PRÉFACE DE LÉDITEtfR. xvij et l'auteur place ce point d'appui en Dieu lui-même, que la religion nous représente d'ailleurs comme source de toute vérité. Il s'attache à constater et à démontrer l'exis- tence de la vérité absolue. La nécessité où nous sommes d'admettre cette vérité est ce qui l'a perdue aux yeux de certains phi- losophes, lorsque c'est plutôt ce qui de- vait la sauver. Ils ont cru que cette né- cessité marquait la vérité d'un caractère subjectif et la métamorphosait en une sorte de production du moi humain. M. Cousin leur fait cette concession, qui est immense ; mais il remarque que la croyance néces- saire est une croyance réfléchie : en effet , l'esprit ne s'aperçoit de la contrainte que lui impose la vérité que quand il réfléchit sur lui-même, et fait en quelque sorte effort pour s'affranchir des liens de cette vérité. Or, tout état réfléchi suppose un état antérieur irréfléchi, où. le moi n'est pas revenu sur lui - même , ne s'est pas aperçu lui-même en apercevant la vérité, et a obtenu ainsi ce que M. Cousin appelle une aperception pure , libre de toute em- Xviij PRÉFACE DE LÉDITEUR. preinte de subjectivité. La vérité s'impose à la raison , et ce n'est pas la raison qui fait la vérité. Les principes absolus ont été atta- qués encore par une autre voie : on les a décomposés en plusieurs idées simples, dont on a prétendu ramener l'origine à la sen- sation ou à la réflexion. Le professeur suit ces nouveaux adversaires sur le terrain où ils se placent , et s'enfonce avec eux et plus loin qu'eux dans l'analyse des principes at- taqués; il veut bien accorder que le principe de causalité est précédé dans l'esprit hu- main de l'idée de cause; mais il soutient qu'il y a une grande différence entre la notion de cause individuelle , volontaire , libre , mais contingente et finie , telle que par la conscience nous saisissons la cause en nous, et le principe de causalité qui nous met en possession de la cause ex- térieure, nécessaire et infinie. Quant au principe de substance ; il nie qu'aucune des idées qui entrent dans ce principe lui soit d'un seul moment antérieure : l'idée de sub- stance et l'idée de phénomène sont cor- rélatives : lune ne germe pas sans l'autre , PRÉFACE DE LÉDITEUR. xix car, séparées , elles seraient incompréhensi- bles. Ce principe se présente clone à l'esprit tout formé , armé de toutes pièces , comme la Minerve sortie du front de Jupiter; et en conséquence il est impossible de le résou- dre en aucune idée préalable de réflexion ou de sensation. La fausse doctrine sur l'origine des principes est ramenée par M. Cousin à la théorie inexacte qui regarde le jugement comme le résultat postérieur du concours de deux idées acquises d'abord une à une. Le professeur montre que les idées nous vien- nent simultanément et en corrélation les unes avec les autres , et qu'ainsi le juge- ment se trouve au début des opérations intellectuelles. Après avoir considéré la vérité abso- lue en elle-même, M. Cousin la considère dans les ouvrages delà nature et de l'homme, c'est-à-dire sous la forme du beau. Il s'ap- plique à prouver que l'idée du beau est une idée absolue, originale, spéciale, et non pas une idée collective , générale , compa- rative. 11 est conduit ainsi à distinguer le beau idéal du beau naturel , et à indiquer \\ PREFACE DE L EDITEUR. comment l'esprit dégage le premier des en- veloppes du second; il démontre que le jugement relatif à la beauté se place entre la sensation qui le précède et le sentiment qui le suit. Quand il a rattaché le sentiment du beau au jugement de la beauté, il oppose ce sentiment à tous les autres phénomènes sensibles avec lesquels on a voulu le confondre, il le suit et le fait recon- naître dans le phénomène complexe de l'i- magination , qui se compose aussi de l'in- tuition des sens et de la raison. Il remarque que l'objet qui laisse en harmonie l'intuition sensible et laraison garde le nom de beau pro- prement dit, et que celui qui trouble l'accord de ces deux facultés en se laissant embrasser par lune et en échappant à l'autre, prend le nom de sublime. Il trace les limites en- tre le goût et le génie, ces deux faces di- verses de l'imagination ; il s'attache enfin à faire reconnaître que les diflerens genres de beauté manifestés, soit dans les objets phy- siques , soit dans les sentimens et les actions, soit dans les idées , doivent s'identifier en un seul et même type de beauté morale ou PREFACE DE L EDITEt 11 . xxj intellectuelle ; que l'expression plus ou moins fidèle de cette beauté extérieure dé- cide de la classification des arts, et assure le premier rang à la poésie, et que ce type idéal, indépendant de la nature et de l'es- prit , s'appuie comme la vérité absolue sur l'être infini caché au fond de toute chose. Le professeur arrive alors à la vérité ab- solue considérée dans les actions , ou à l'idée du Bien moral; il enseigne que s'il n'y a au- cune science sans principes absolus , il n'y a pas de science morale sans vérité absolue en morale. La discussion de l'idée du bien n'est pas, dit-il, une spéculation sans résul- tat, une méditation purement contempla- tive. La solution qu'on lui donne influe sur la conduite de la vie privée et sur le gou- vernement des états. Si l'on conteste l'exis- tence d'une vérité morale absolue, le principe de nos actions ne peut être fourni que par la sensibilité. L'égoïsme conduit le monde , et il le fait arriver à l'état de guerre ou à la tyrannie. Le seul contre-poids contre l'arbi- traire et le despotisme , c'est la j ustice im- muable et éternelle , c'est-à-dire l'idée ab- b XX1J PRÉFACE DE L ÉDITEUR. solue du bien. La vérité absolue, considérée en elle-même, oblige notre raison; consi- dérée dans les actions, elle oblige notre liberté , c'est-à-dire qu'elle demande à être réalisée pratiquement ; c'est là ce qu'on ap- pelle l'obligation morale. Ainsi l'idée du devoir dérive de l'idée du bien , et non l'idée du bien de l'idée du devoir. La vérité morale s'imposant à la liberté , il en résulte pour celle-ci deux obligations : i° n'obéir qu'à la vérité absolue ou à la raison qui la révèle ; 2° obéir à toutes les prescriptions de la raison. De là toute la série des devoirs de l'homme et tous les genres de droits, depuis le droit privé jusqu'au droit poli- tique. La vérité morale demandant à être réalisée par l'action , la société humaine est donc prédestinée, nécessaire, inévitable; elle est donnée à priori. La société n'est pas faite pour le gouvernement, c'est le gou- vernement, qui est fait pour la société. La mission de celui-ci est de maintenir l'ac- complissement de la vérité morale. Une des faces de cette vérité nous présente le prin- cipe de mérite et de démérite, c'est-à-dire PRÉFACE DE LÉDITEUR. xxiij une liaison nécessaire entre la vertu et le bonheur, entre le crime et le malheur : le rôle du gouvernement est encore de réaliser ce principe dans la mesure des forces et des lumières humaines. La vérité morale absolue ne peut être attribuée à notre édu- cation , car la question serait reculée et non résolue; elle n'est pas non plus la volonté divine , à moins qu'on ne fasse équation ici entre volonté et justice, et alors l'idée de justice redevient primordiale et n'est plus dérivée ; elle n'est pas davantage l'idée des peines et des récompenses à venir, car ce n'est pas le châtiment et la rémunération qui dé- cident du bien et du mal , c'est le bien et le mal qui font récompenser ou punir. En- fin la loi morale absolue se distingue, non- seulement de la sensibilité physique, mais encore des jouissances les plus intimes et les plus délicieuses de la sensibilité morale. Dans la plupart des cas , d'ailleurs , cette dernière présuppose l'idée du bien et du mal. Si la loi ne vient pas de la sensibilité, elle ne vient pas davantage de la liberté : le moi ne peut se faire la loi à lui-même. Il faut XXIV PRÉFACE DE LÉDITELR. donc joindre à la sensibilité et à la liberté une troisième faculté, la raison, qui met l'homme en communication avec la vérité absolue, et qui, comme nous l'avons déjà dit, ne subjective pas la vérité, parce qu'elle se divise en deux points de vue : l'apercep- tion pure et la conception nécessaire. L'obli- gation morale étant le caractère absolu de la vérité morale présuppose la liberté, qui est donnée ainsi àpriori, comme la société, mais qui ne nous est pas moins attestée à poste- riori par la conscience. La vérité morale ab- solue est trouvée : elle a le même fonde- ment que la vérité en général, et que l'idéal ; elle est une manifestation de l'être parfait et infini : la science morale est donc possible. Tels sont les développemens auxquels M. Cousin s'est livré dans le Cours dont nous offrons aujourd'hui une esquisse. Cette théorie est curieuse à étudier, même pour ceux qui ne seraient pas disposés à la rece- voir ; les uns en admireront la profondeur, les autres au moins la hardiesse. Dans ce vaste édifice tout se tient et se lie avec harmonie : la connaissance du moi humain est sauvée PRÉFACE DE L ÉDITEUR. XXV des attaques de l'école sensualiste ; la con- naissance des corps est. délivrée des entraves que lui opposent les écoles idéalistes. Au- dessus de ces deux mondes contingens et va- riables du moi et de la nature physique , est replacé le monde des idées absolues. L'esprit humain retrouve dans cette doc- trine ces axiomes immuables qui forment les principes de toutes les sciences, sans les- quels rien ne vaudrait la peine d'être étu- dié ; il reconnaît cet idéal qui est en même temps la vie et l'explication des beaux-arts; enfin, il ressaisit ce bien moral absolu qui est la seule digue contre le règne de la vio- lence , et qui place la paix sur cette terre et l'espérance dans le ciel. Puis, si sa curio- sité l'entraîne, s'il se demande qu'est-ce que la vérité en elle-même, qu'est-ce que l'idéal en dehors de notre esprit et de la nature , que serait-ce que le bien moral si les hommes et le monde étaient détruits, cette doctrine lui fait entrevoir un être substan- tiel , éternel et infini , qui est le fond mysté- rieux du vrai , du beau et du bien , et qui ne se manifeste à l'homme et dans la nature XXVJ PRÉFACE DE 1,'ÉDITEUR. que sous ces trois formes. Les idées absolues nous viennent donc de 1 être absolu. Soit qu'on descende de Dieu à l'homme, soit qu'on remonte de l'homme à Dieu, on les retrouve sur son chemin ; elles sont le mes- sager, le médiateur céleste; elles sont la plus haute et la plus claire manifestation de Dieu ; elles sont aussi le plus saint des hymnes que l'homme puisse adresser à la Divinité. TABLE DES SOMMAIRES PREMIÈRE LEÇON. Page i re - Deux époques dans l'histoire de la philosophie : l'époque an- tique ou Grecque , l'époque moderne ou Cartésienne. — L es- prit du Cartésianisme se développe surtout dans le dix-hui- tième siècle. — Le caractère de ce siècle, c'est l'analyse de la pensée. — École anglaise, école écossaise et- école alle- mande. — En conciliant ces diverses écoles, on peut arri- ver à une analyse plus complète de la pensée- — Eclectisme. DEUXIÈME LEÇON. Page i3. La conscience n'est que le retour de l'intelligence sur elle-même, ce n'est pas une faculté spéciale; analyser la conscience, c'est donc aqfclyser l'intelligence. — Le moi humain ne puise pas toutes ses connaissances dans le monde matériel ; il ne les 'ire pas non plus toutes de son propre fond. — Le moi, dans la théorie de* Locke, est incapable : i° d'ar- river à tontes les connaissances qui sont dans l'entende- ment ; a» de former une seule pensée ; 3° d'arriver même à l'idée de sensation. XXV11J TABLE TROISIÈME LEÇON. Page 21. Retour sur la philosophie de Locke. — Examen de ïa théorie de l'école Allemande. — Le moi ne peut tirer de lui-même les vérités absolues. — Kant et Fichte. QUATRIÈME LEÇON. Page 28. L'absolu est distinct de la nature physique et du moi humain. A la sensibilité et à l'activité il faut ajouter la raison. — Catégories de Kant. — Réduction de ces catégories à deux idées fondamentales : l'idée de cause et l'idée de substance. CINQUIÈME LEÇON. Page 36. Origine de l'idée de cause. — Cette idée ne peut dériver du monde extérieur. Elle est empruntée à la notion de l'activité du moi. — L'activité du moi est spontanée avant d'être ré- fléchie. SIXIÈME LEÇON. Page 44- La catégorie de causalité contient trois points de vue diffé- ren6 : celui de la cause intentionnelle , celui de la cause fa- tale, et celui de la réciprocité, c'est-à-dire de l'action et de 1 1 réaction des causes les unes sur les autres. — Ordre de succession de ces trois points-de vue dans l'intelligence humaine. — Idée du paganisme. — Idée de la tragédie an- tique. Nécessité de reconnaître la catégorie de substance , — DES SOMMAIRES. XXIX L'idée de substance ou d'infini est aperçue, d'abord obscu- rément , sous l'idée de cause ou de fini. — La catégorie de substance est nécessaire pour rendre compte de toutes nos connaissances contingentes et absolues , et pour constituer l'unité du fait de conscience. — Sous-division de la catégorie de substance ou d'être : idée du vrai , idée du beau , idée du bien. SEPTIÈME LEÇON. Page 58. Le moi , la nature et l'absolu sont les trois élémens de la vie intellectuelle. — Divers points de vue des écoles philosophi- ques: point de vue épicurien, point de vue stoïcien, point de vue platonicien, point de vue chrétien." — Différentes sortes de mysticismes qui peuvent naître de ces divers points de vue. HUITIÈME LEÇON. Page 68. La Sensibilité joue le principal rôle dans tous les mysticismes. — Théorie de la sensibilité. — Parallélisme de la vie intel- lectuelle et de la vie sensible. — Vie réfléchie , vie spon- tanée. NEUVIÈME LEÇON. Page 80. Histoire des différens mysticismes. — Mysticisme relatif aux phénomènes, envisagé dans l'individu et dans l'humanité. — Personnification de la nature extérieure. —Paganisme. — Invocation, évocation, théurgie, cabale. DIXIÈME LEÇON. Page 89. Retour sur la leçon précédente. — Mysticismes relatifs à la XXX TABLE substance : mysticisme rationnel , mysticisme du sentiment. — Zenon. — Jacobi. ONZIÈME LEÇON. Page 101. Continuation du même sujet. — Dernier degré du mysticisme relatif à la substance : tentative de contempler l'être in- fini par-delà les idées du vrai, du beau et du bien. — Plotin. — Fénelon , quiétisme. DOUZIÈME LEÇON. Page i ïo. Problème de la vérité absolue. — Deux méthodes pour le ré- soudre: partir de 'l'état primitif de l'intelligence et des- cendre à 1 état actuel, ou partir de l'état actuel et remonter à l'état primitif . — La seconde méthode est préférable. — Critérium relatif de la vérité ou nécessité. — Critérium absolu de la vérité ou universalité et indépendance de la vérité. TREIZIÈME LEÇON. Page ii 8. Nécessité d'une bonne, méthode en métaphysique. — Vérités contingentes — Vérités nécessaires. — La nécessité est le signe de l'absolu. — Avant la croyance nécessaire est l'aperception pure de la vérité. — Raison spontanée. — Raison réfléchie. — La vérité absolue est en dehors de toute démonstration. — Elle fait son apparition dans l'homme et dans la nature, mais elle n'est ni l'un ni l'autre; c'est une manifestation de Dieu. — Impossibilité de l'athéisme. QUATORZIÈME LEÇON. Page i3o. Trois ordres de faits de conscience : sensations, volitions, aper- ceplions rationnelles. — Le scepticisme ne peut attaquer ces DES SOMMAIRES. XXXI dernières. — Liberté, sensibilité, raison. — Retour sur . l'aperception pufe. — Affirmation sans négation. — La vérité n'apparaît pas d'abord comme nécessaire, mais seu- lement comme vraie. — Fatalité et liberté de l'aperception pure. — L'être absolu est la substance de la vérité abso- lue. — La vérité est un médiateur entre Dieu et l'homme. QUINZIEME LEÇON. Page i43. Deux grands besoins dans l'esprit humain : 10 besoin de prin- cipes absolus , comme base de la science ; 20 besoin de trou- ver ces principes absolus par l'observation. — Méthode ra- tionnelle et méthode expérimentale. — Conciliation de l'a priori et de Y à posteriori, de l'observation et de la raison SEIZIÈME LEÇON. Page i53. État primitif de la vérité absolue dans l'intelligence. . — La vérité absolue n'a point d'origine ontologique , mais seule- ment une origine psychologique. — Première position intel- lectuelle dans l'ordre chronologique ou psychologique : aperception pure d'une vérité concrète ou déterminée. — Deuxième position : connaissance nécessaire de cette vérité. — Troisième position : aperception pm>e de la vérité abs- traite ou indéterminée. — Quatrième position : connais- sance nécessaire de cette vérité. — La première application déterminée de la vérité s'est faite en même temps au moi et au non moi, à l'homme et à la nature. DIX-SEPTIÈME LEÇON. Page 162. Les principes nécessaires n'ont pas d'antécédent logique. — La XXX1J TABLE question de la certitude n'en est pas une : elle fie résout d'elle-même. — Retour sur la succession des quatre positions intellectuelles. — Passade de l'étal primitif à l'état actuel. — Deux espèces d'abstractions : abstraction médiate ou compara- tive, abstraction immédiate. DIX-HUITIÈME LEÇON. Page 174. Les idées qui composent les principes nécessaires leur sont antérieures ou contemporaines. — Ni dans l'un ni dans l'autre de ces deux cas on ne peut faire dériver les prin- cipes des idées élémentaires dont ils sont formés. — Prin- cipe de causalité. — Principe de substance. DIX-NEUVIÈME LEÇON. Page 181. Théorie de l'idée du beau. — Diverses opinions sur l'origine de l'idée du beau. — L'idée du beau est-elle une idée collec- tive ou une conception originale de l'esprit? — Nature, expé- rience, idéal. — Deux écoles d'artistes et deux écoles de géomètres. — Conciliation des deux écoles. VINGTIÈME LEÇON. Page 191. Position des questions relatives à l'idée de beauté. — Y a-t-il du beau dans la nature? quels en sont les caractères? par quelles opérations intellectuelles arrivons-nous à le saisir? — Distinction entre la sensation et le jugement. VINGT-ET-UN1EME LEÇON. Page 201. Du beau idéal. — Comment arrivons-nous à le concevoir? — De l'imitation. — De la création. — L'esprit débute par le DES SOMMAIRES. XXXUJ eoncret et l'abstrait, par 1 individuel et l'absolu. — L'art doit exprimer l'individuel et l'absolu , plaire à la sensi- bilité physique et saLisfaire la raison, unir le réel à l'idéal. — Simultanéité de l'idée individuelle et de l'idée absolue. — Spontanéité et réflexion , vue concrète et vue abstraite. — Abstraction immédiate. VINGT-DEUXIÈME LEÇON. Page 21 5. Du sentiment du beau qui accompagne le jugement de beauté. — Ce sentiment se distingue : i° De la sensation et du désir de possession. — 2° De la pitié et de la terreur. — 3° De la re- cherche de l'intérêt , soit particulier soit général. — 40 De l'illusion. — 5° Du sentiment moral et religieux L'art est sa propre fin à lui-même, comme la religion et la morale sont leur propre fin. , its , VINGT-TROISIÈME LEÇON. Page 227. Retour sur la distinction du sentiment du beau et du désir de possession. — Le beau est immédiat, l'utile ne l'est pas. — Le beau comme beau est inutile. — Le sentiment du beau se place entre le jugement absolu qui le détermine et le précède d'une part, et de l'autre la sensation qui le précède et qui peut encore l'accompagner et le suivre, mais avec laquelle il ne se confond pas. — Théorie de l'imagination. — Premier élément de l'imagination : mémoire imaginative ou représen- tative. — Deuxième élément : abstraction ou choix ralionnel et volontaire, — Troisième élément : j ugement elsenliment du beau. — L'imagination n'est ni la sensibilité physique toute seule, ni la raison toute seule, ni la simple réunion de ces deux facultés; il faut y joindre l'amour pur et désintéresse, c'est-à-dire le jugement et le sentiment du beau. XXXIV TABLE VINGT-QUATRIÈME LEÇON. Page 242» Le rapport entre la sensibilité physique ou l'intuition sensible d'une part et la raison de l'autre constitue les divers genres de beauté. — Du beau et du sublime dans les objets physi- ques , dans les sentimens et les actions, et dans les idées. — Harmonie des facultés : bonheur; désharmonie : souffrance. VINGT-CINQUIÈME LEÇON. Pas^e 252. Identité de tous les genres de beauté. — Le beau physique re- flet du beau moral et intellectuel ou du beau immatériel — Théorie de l'expression dans les arts. — L'Apollon du Belvé- dère. — AVinckelmann. — La figure de Socrate. — L'homme. — La femme. — L'animal. — Le minéral. — L'ordre du monde. — Unité du vrai , du beau et du bien. — Dieu. VINGT-SIXIÈME LEÇON. Page 2 63» Division de l'imagination : le goût, le génie. —Le goût est appréciateur. — Le génie est créateur. — Le second con- tient les mêmes élémcus que le premier, mais à un plus haut deçré d'énergie. — Le géuie supérieur à la nature. — La fin de l'art est le triomphe de la nature humaine sur la nature physique. — L'art n'est ni une science ni un métier. — Alliance de l'idée et de la forme. VINGT-SEPTIÈME LEÇON. Page 271. Retour sur le goût et le génie Une pensée de Plotin : Les hommes beaux sont seuls juges de la beauté, — Ecole de Locke. DES SOMMAIRES. XXXV École de Kant. — Le beau n'est ni matériel ni subjectif; il est absolu , indépendant de la nature et de l'homme. — Régies de la composition. — Le critérium de l'art c'est l'ex- pression. — La poésie est le premier des arts. — Puissance symbolique du mot. — L'éloquence , la philosophie et l'his- toire ne font point partie des beaux-arts. — Le second des arls est la musique. — Viennent ensuite la peinture, la sculpture, l'architecture et la construction des jardins. VINGT-HUITIÈME LEÇON. Page ?.83. Les arts ne diffèrent pas parleur fin, mais par leurs moyens. — Des sens considérés dans leurs rapports avec l'art et le beau. — Incapacité du toucher, de l'odorat et du goût pour nou6 transmettre le beau. — Prérogative de l'ouïe et de la vue. — Arls de l'ouïe : poésie et musique; arls de la vue : peinture, sculpture, architecture et construction des jardins. — Les arts de l'ouïe ne doivent pas chercher à usurper la forme des arts de la vue» ni réciproquement. — Retour sur la supé- riorité de la poésie. VINGT-NEUVIÈME LEÇON. Page 292. Résumé de la théorie du beau , tant sous le point de vue sub- jectif que sous le point dé vue objectif. TRENTIÈME LEÇON. Page 3o2. Théorie de l'idée du bien. — Conséquences importantes de la discussion sur l'idée du bien. — Elle peut recevoir deux so- lutions qui entraîneront deux séries de conséquences oppo- sées. — Théorie de l'intérêt : état de guerre; despotisme. — Théorie de l'idée absolue du bien : état de paix ; souve- raineté de la raison. XXXVJ TABLE TRENTE-ET-UNIÈME LEÇON. Page3i3. L'idée absolue du bien est le seul contre-poids de l'arbitraire. — Caractère obligatoire de l'idée absolue du bien. — Deux motifs d'actions : l'intérêt et le devoir. — La société n'est pas régie par l'idée de l'intérêt individuel , mais par celle de la justice absolue. — Corrélation du devoir et du droit. TRENTE-DEUXIÈME LEÇON. Page 3î2. S'il y a de la vérité absolue en général, il peut j avoir de la vérité absolue en morale. — Position des questions relatives à l'idée du bien. — De la vérité spéculative et de la vérité pralique. — De l'obligation morale. — Définition de l'acte moral et de l'acte immoral. — Le devoir suppose la liberté. TRENTE-TROISIÈME LEÇON. Page 33o. La vérité absolue, en passant dans les actions humaine» , constitue la vérité morale absolue. — Sans l'absolu point de science. — La vérité moraleabsolue nous est manifestée par la raison, et elle s'adresse à la liberté. — Double devoir de la li- berté. — Distinction entre la souveraineté et le pouvoir. — Le pouvoir ne peut être sa régie à lui-même. — Souverainetéde la raison. — Devoirs envers Dieu, devoirs envers nous-mêmes, devoirs envers autrui. — Droit civil, droit politique. — La société est la réalisation de la vérité morale , elle existe donc à priori. — L'idée de société est antérieure à celle de gouver- nement. — Réfutation de la doctrine du despotisme et de celle de l'anarchie. — La mission du gouvernement est de faire respecter la doctrine sociale . et d'appliquer le principe de mérite et de démérite. DES SOMMAIRES. XXXVlj TRENTE-QUATRIÈME LEÇON. Page 34o. Relation de l'idée du bien et de l'idée de l'obligation Pos- tériorité de cette dernière. — Le droit se distingue du fait, en pratique comme en théorie. — Le devoir ne dérive pas : i° de l'éducation ; 2° de la volonté divine ni des peines et récompenses à venir. TRENTE-CINQUIÈME LEÇON. Page 364. La loi morale absolue ne peut être donnée : i° par le senti- ment de la vie ; 2° par le sentiment de l'activité spontanée du moi ; 3° par le sentiment de son activité réfléchie ; 4° P ar le plaisir du développement intellectuel ; 5° par la satisfac- tion morale et le remords (jui présupposent eux-mêmes un principe moral. TRENTE-SIXIÈME LEÇON. Page 363. Retour sur la satisfaction morale ou le contentement de soi- même. — De la doctrine des peines et récompenses à venir. — L'idée de peine et de récompense présuppose: i° l'i- déedemériteetdedérnérile, et par conséquent celle de bien et demalroorai; 2 l'idéed'unDieu souverainement juste, et par conséquent celle de justice. — La loi morale, qui ne peut ve- nir de la sensibilité ne provient pas davantage de la liberté. — 11 faut donc joindre la raison à ces deux facultés. — La raison se réfléchit dans la conscience comme les deux autres, et nous trouvons ainsi par l'observation une régie ab- solue. — Les langues contiennent la preuve d'une vérité mo- rale absolue. XXXV11J TABLE TRENTE-SE1 TiEME LEÇON. Page' 373. . La conception nécessaire de l'absolu en morale ne subjeri i\ e ]>as cette vérité. — Elle présuppose une apeicejilion anlé- rieuie qui est pure et non réfléchie. — Les langues el la lo- gique sont au point de vue r» fléchi. — Le 'vrai absolu en morale étant trouvé, la science morale esl possible. — La dislinclion du bien et du mal est antérieure à 1 obligation. — L'obligation suppose la liberté : preuve logique ou indi- reclede la liberté. — La conscience confirme l'existence de la liberté: preuve directe ou psychologique de la liberté. — D'un argument de Kanl contre la liberté. — La loi de causaiilé ne domine pas le pouvoir de vouloir ou la liberté ; elle ne régit que les phénomènes, et elle s arrête devant Dieu et. devant l'homme. — La liberté est placée entre la sensi- Lililéel la raison ; sollicitée par l'une, obligée par l'autre. — La liberté se distingue : i° du désir; 2 de la producti- vité ou du pouvoir d'agir. TRENTE-HUITIÈME ET DERNIÈRE LEÇON. Page 38 1. Le principe de substance limite le principe de causalité , donc la liberléexisle. — La liberté, étant placée entre la sensibilité et la raison, doit abandonner la première et rester fi- dèle à la seconde, qui seule est obligatoire. — Premier devoir de la liberté : se maintenir liberlé, résister aux choses sensibles et s'unir à la vérité, qui est ia loi de la liberté. — Deuxième de\oir : éclairer la raison pour mieux découvrir la vérité morale ; s'imposer toutes les actions qui pourraient devenir lois générales. — La vérité morale comme toule autre vérité réside en Dieu. — 11 y a donc une base absolue de la morale. — L'ontologie est donnée dans la psychologie. — Des attributs de Dieu. — La religion est le sommet et non la base de la morale. — Conclusion. FIN DE LA TABLE DES SOU M AIRTS. COURS DE PHILOSOPHIE SUR LE FONDEMENT DES IDEES ABSOLUES DU VRAI, DU BEAU ET DU BIEN. VWV \\W\AVVW\WV PREMIÈRE LEÇON. Deux époques dans l'histoire de la philosophie : lepoque antique ou Grecque, l'époque moderne ou Cartésienne . — L'esprit du cartésianisme se développe surtout dans le dix- huitième siècle. — Caractère de ce siècle : ana- lyse delà pensée. — Ecole anglaise, école écossaise et école allemande. — En conciliant ces diversesécoles, on peut arriver à une analyse plus complète de la pensée. — Eclectisme (i). Il n'y a que deux époques vraiment distinctes dans l'histoire de la philosophie comme dans celle du monde : l'époque antique et l'époque moderne. La philosophie grecque, avec ses développemens (0 Voyez Fragmens philosophiques, préface, de la page ii à la page x , et le morceau intitulé : Du fait de conscience page îi4 ( première' édition ). PHILOSOPHIE. i 2 l'REMIKHE I.EÇO \. et ses révolutions , remplit toute la première époque ; car nous ne pouvons remonter à une philosophie antérieure qu'à l'aide de renseigne- mens incomplets, et qu'à force' d'hypothèses. C'est dans la Grèce , au génie d'un peuple libre , ami du vrai , du beau et du bien , que s'allume le flam- beau qui , après avoir brillé plusieurs siècles , pro- duit de son seul reflet la lumière de l'école d'Alexan- drie , et les premières lueurs du christianisme , et s'éteint peu à peu dans la nuit du moyen-âge. La seconde époque commence à Descartes. Les deux siècles qui précèdent l'avènement de ce libre pen- seur, ne sont que les premiers efforts, et pour ainsi dire les tàtonnemens d'un homme qui , au sortir d'un long sommeil , cherche à se ressaisir, à se reconnaître , à renouer son existence présente à son existence passée. Le quinzième et Je seizième siècle ne sont autre chose que l'enfantement du dix- septième. C'est là que commence l'époque mo- derne : l'esprit qui la caractérise est celui même qui distingue Descartes de tous ses devanciers, c'est-à-dire, l'esprit de méthode. Il ne s'agit plus de poser des axiomes , des for- mules logiques dont on n'a pas vérifié la légiti- mité , et de produire par leur combinaison une philosophie nominale , une sorte d'algèbre qui ne s'applique à aucune réalité. Il faut partir des réalités elles-mêmes. La première qui s'offre à nous , c'est notre pensée. « On ne peut rien tirer, m vrai. 3 » dit Descartes , de l'axiome célèbre dans l'école : » impossibile est idem esse et ?ion esse , si l'on » n'est pas d'abord en possession d'une existence » quelconque; la proposition : je pense, donc je » suis , n'est pas le résultat de l'axiome général : » tout ce qui pense existe ; elle en est au contraire » le fondement. » L'analyse de la pensée, telle est donc la méthode cartésienne. Mais l'esprit. humain est si faible , qu'il appartient rarement au même homme , d'ouvrir et de parcourir la carrière , et que-U'ordinaire l'inventeur succombe sous le poids de m propre invention. Ainsi Descartes , après àVOir si bien posé le point de départ de toute re- cherche philosophique, s'égara sur la route, et laissa dégénérer trop tôt sa psychologie en une logique non appuyée sur l'observation. Sa méthode seBaça peu à peu sous les habitudes des âges antérieurs , et iinit par s'évanouir entièrement dans les spé- culations de ses premiers successeurs. On peut distinguer deux époques' dans 1ère cartésienne : l'une où la méthode du maître, malgré sa nou- veauté, est cependant méconnue, l'autre où l'on s'efforce de rentrer dans cette voie salutaire. A la première appartiennent Malebranche , Spinoza , Leibnitz ; à * la seconde les philosophes du dix- huitième siècle. Malebranche, qui, sur quelques points , est descendu très-profondément dans l'ob- servation intérieure , s'est le plus souvent contenté de principes puisés dans son imagination. Spinoza i . 4 PREMIÈRE LEÇON. allècte les formes géométriques. Il est possible sans doute de ramener la philosophie à la rigueur dune déduction mathématique , mais il faut que l'expé- rience en ait fourni les élémens comme dans les sciences physiques. Leibnitz enfin n'a guère pré- senté qu'une vaste logique sans doute, nous ne devons pas oublier de rendre hommage au Nouvel. essai sur l entendement humain, où l'auteur tente d'opposer observation à observa- tion, analvse à analyse, et où il est enchaîné par la méthode de l'adversaire; mais le génie de lieib- nitz plane ordinairement sur la science, au lieu d'y avancer pas à pas, et les résultats qu'il obtient se ressentent quelquefois de l'irrégularité de sa marche. Le dix-septième siècle s'est plus occupé du dogme que de la méthode : sans le vouloir, il a imité l'antiquité. Le temps qui avance sans cesse les sciences , qui féconde , qui étend , qui agrandit les moindres germes de vérité, qui fait surnager les découvertes véritables, engloutit les hypo- thèses et les erreurs , même celles du génie ; ii fait un pas , et tous les systèmes sont renversés ; les statues des auteurs restent seules debout sur les ruines. L'ami de la vérité doit travailler long-temps en silence , pour ramasser les débris utiles qui doivent entrer dans les nouvelles constructions. Malebranche , Spinoza , Leibnitz , ont semé des vérités éternelles que leur défaut de méthode ne doit pas nous empêcher de recueillir avec respect. DU VRAI. 5 La seconde époque de l'ère cartésienne ou le dix-huitième siècle négligea les dogmes posés par le dix-septième , et se ressaisit de la méthode de Descartes. Il s'attacha à l'analyse de la pensée. Le dix-huitième siècle posa la philosophie comme une science qui ne pouvait atteindre à une per- fection soudaine par l'effort d'un seul homme, mais qui devait recevoir ses perfectionnemens des progrès du temps et du concours de plusieurs générations de penseurs. Désabusé des tenta- tives ambitieuses et stériles , sceptique à l'é- gard du passé comme Descartes, ce siècle se renferma dans l'étude de l'homme. Au* lieu de construire d'abord un système hasardé sur l'universalité des choses, il essaya d'examiner ce que l'homme sait , ce qu'il peut savoir ; il fonda l'étude des facultés intellectuelles , de leurs limites ; et de leurs lois. Trois grandes écoles partagent le dix-huitième siècle .- l'école anglaise , l'école écossaise et l'école allemande ; celle de Locke , celle de Reid et celle de Kant. Or, il est impossible de méconnaître le principe commun qui les anime, ou l'unité de leur point.de départ. Quand on examine avec impartialité la méthode de Locke , on voit qu'elle se renferme dans l'analyse de la pensée. L'enten- dement étant donné avec toutes les idées dont il se compose , trouver l'origine de ces idées , et le fondement de leur certitude : tel est le problème 6 PRBMIÈRE LEÇON. que le philosophe anglais essaie de résoudre , nous n'examinons pas avec quel succès. Si nous passons à Condillac , le disciple français de Locke, nous le voyons se faire l'apôtre de l'analyse , et l'analyse ici c'est encore la décomposition de la pensée par la conscience. L'école écossaise com- bat Locke et Condillac ; mais elle les combat avec leurs propres armes j avec la même méthode, avec la conscience. Elle signale dans la pensée des élémens , méconnus suivant elle par ces deux philosophes : ce qu'elle attaque c'est donc le mau- vais emploi de l'instrument , ce n'est pas l'in- strument lui-même. Venons en Allemagne : l'il- lustre. Rant regarde comme incomplètes toutes les décompositions de la pensée qui ont été faites avant lui ; il signale un élément caché, sous tous les autres , qui , dans son opinion , a été mé- connu. Mais ce qu'il fait lui-même , c'est en- core une décomposition de la pensée. Son ou- vrage est fci bien une analyse de la conscience, qu'il l'intitule : Critique de la raison pure. Sa méthode n est donc pas autre que celle de Locke et de Reid. Poursuivez-la jusque dans les mains de Fichte , le successeur de Kant : vous trouverez encore l'analyse de la pensée posée comme principe; de la philosophie. Kant s'était si bien établi dans la conscience, qu'il avait eu de la peine à en sortir , et qu'il n'en sortit même jamais légitimement. Fichte s'y enfonça si pro- DU VRAI. n fondement , qu'il s'y ensevelit , et absorba dans le moi humain toutes les existences- et toutes les sciences. Pour le premier , le monde externe est un reflet de la pensée ; pour le second , c'est une production de l'intelligence , une création libre du moi. Il est donc impossible de méconnaître l'esprit unique qui .anime tout le dix-huitième siècle; cet âge se sépare des formules générales et vaines de l'ancienne école, et s'attache à l'obser- vation des faits , à une réalité vivante , et cette réalité c'est la pensée, c'est le moi humain. L'historien de la philosophie du dix-huitième siècle a deux devoirs à remplir : le premier*, de venger ce siècle des attaques intéressées dont il a été l'objet , en montrant que sa méthode était une , et qu'elle était en même temps légitime ou scientifique ; . le second , de concilier les résultats divers auxquels sont arrivées les différentes écoles de cette époque, en maniant le même instrument. Le dernier siècle a cité devant son tribunal tou- tes les opinions , toutes les doctrines , toutes les sciences; il n'a rien respecté de ce qu'il a pu attein- dre : ni les sciences physiques , avec leurs brillan- tes hypothèses ; ni la métaphysique , avec ses sys- tèmes imposans ; ni les arts , avec leur magie ; ni la politique , avec ses mystères ; ni les religions, avec leur majesté, rien n'a trouvé grâce devant lui. Quoiqu'il entrevît des abîmes au fond cie ce qu'il appelait la philosophie, ce siècle s'y est jeté avec 8 PREMIÈRE LEÇON. 3 courage. Ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est qu'il préfère la vérité à lui-même. Le monde était enseveli dans de paisibles préjugés : le dix-huitième siècle l'en a fait sortir. Depuis, l'humanité n'a marché que sur des débris, mais elle a marché enfin ; et désormais , aucun pouvoir humain ne peut la faire retourner en ar- rière. Née d'hier, la philosophie moderne est déjà grande , et en possession d'un long avenir. Mais quel est cet avenir ? Le monde a brisé ses an- ciennes formes ; mais il n'en a pas revêtu de nou- velles ; il s'agite encore dans cet état de désordre, où il a été précipité déjà une fois , à la chute des croyances antiques, et avant la naissance du christia- nisme, alors qu'on le voyait livré à toutes les inquié- tudes de l'esprit et à toutes les misères du cœur, fa- natique et athée, mystique et incrédule, voluptueux et sanguinaire. Nos temps sont cependant moins malheureux : lepassé estsans force, et ne combatplus contre un avenir désormais inévitable. La philoso- phie du dix-huitième siècle, en se repliant sur la pensée, n'y a point trouvé les opinions qui gouver- naient le monde , et elle les a rejetées ; elle nous a donc laissé le vide pour héritage , mais elle nous a laissé aussi un amour énergique et fécond de la vérité , qui doit combler l'abîme , et remplacer ce qui a été. détruit. 11 faut que le dix-neuvième siècle , fidèle au dix-huitième , mais différent de lui pour en être digne , trouve dans une analyse DU VU AI, 9 plus profonde de la pensée les principes de l'avenir, etdresse enfin un édifice que puisse avouer la raison. Ouvrier faible , mais zélé , je viens apporter ma pierre ; je viens faire ma journée ; je viens retirer du milieu des -ruines ce qui n'a pas péri , ce qui ne peut pas périr. Ce cours , destiné à pré- senter dans sa naissance et dans ses progrès la philosophie nouvelle, qui , sortie du sein de la France , parcourut toutes les parties de l'Europe , remua tous les principes établis , et revint aux lieux dé son berceau soulever d'orageuses révolu- tions , ,ee cours a aussi pour but de présenter des principes nouveaux. C'est à la fois un retour sur le passé , et une tentative vers l'avenir. Je ne viens ni attaquer ni défendre aucune des trois grandes écoles du dix-huitième siècle ; je ne viens pas perpétuer et envenimer la guerre qui les di- vise , en signalant les différences qui les séparent, sans tenir compte de la communauté de méthode qui les unit. Je viens, au contraire , ami commun de toutes les écoles modernes , offrir à toutes des paroles de paix. L'unité de la philosophie mo- derne réside, comme nous l'avons dit, dans la méthode , c'est-à-dire dans la décomposition de la pensée , méthode pour ainsi dire supérieure à ses propres résultats, car elle se fournit à elle- même le moyen de rectifier les erreurs qui lui échappent, et d'ajouter indéfiniment de nouvelles richesses aux richesses acquises. Les sciences phy- IO PREMIÈRE LEÇON. siques elles-mêmes n'ont pas eu d'autre unité de- puis Bacon : les grands physiciens qui ont paru depuis cette époque , unis entre eux par le point de départ et le but , n'en ont pas moins mar- ché avec indépendance , chacun dans leur voie.. Le temps a choisi entre les théories particulières la part de vérité , laissant la part d'erreur., et a rattaché les Unes aux autres toutes les découvertes partielles , pour en former peu à peu un ensem- ble vaste et harmonique. La science intellectuelle, fille de Descartes, s'est aussi enrichie peu à peu dune multitude d'observations exactes , de théo- ries solides et profondes , dont elle est redevable à l'esprit général de la méthode. Que lui a-t-il donc manqué pour marcher d'un pas égal avec les sciences physiques dont elle est la sœur? Il lui a manqué d'entendre ses propres intérêts , de se rester fidèle à elle-même, de tolérer toutes les diversités apparentes , pour en tirer les vé- rités communes qui s'y cachaient , et pour en former une théorie , qui se serait successivement épurée et enrichie. Si depuis Descartes , depuis que la philosophie a un but commun et une méthode commune, on eût suivi la loi de cet esprit impar- tial et vraiment scientifique, la philosophie présen- terait aujourd'hui un ensemble imposant, et digne d'être mis en regard avec les découvertes des scien- ces physiques. Sans doute le sujet sur lequel s'exerce la philosophie est plus difficile à saisir dans ses dé- DU VRAI. I I tails et à embrasser dans son ensemble que celui des sciences physiques , et il est inévitable que celles-ci marchent en avant des sciences mo- rales. Mais la philosophie , pour être plus lente, n'est pas condamnée à ne foire aucun progrès : pourquoi la même méthode ne la conduirait- elle pas , dans un espace de temps plus étendu , aux mêmes résultats? Non que je conseille ce syncrétisme aveugle qui a perdu l'école d'Alexan- drie , et qui veut rapprocher forcément des sys- tèmes contraires : ce que je recommande, c'est cet Éclectisme éclairé qui , jugeant toutes les doc- trines , leur emprunte ce qu'elles ont de commun et de vrai , néglige ce qu'elles ont d'opposé et de faux ; cet éclectisme , qui est le véritable esprit des sciences , qui a créé et a grandi les sciences physiques , et qui seul peut arracher les sciences morales à leur immobilité. Il s'agit de commencer en France avec la méthode du dix- huitième siècle, mais dans un esprit éclectique, la régénération de la science intellectuelle.' Puis- que l'esprit exclusif nous a mal réussi jusqu'à présent, essavons de l'esprit de conciliation: c-est justement cet esprit qui a manqué à la philosophie moderne , et qui l'a empêchée de cueillir le fruit de ses tra- vaux. En effet, quand on examine attentivement chacune des écoles du dix-huitième siècle , ce qui frappe d'abord , c'est qu'elle est exclusive, c'est- à-dire qu'elle s'attache à un côté de la vérité , et 12 PREMIÈRE LEÇON. rejette tous les autres. Le dix-huitième siècle , qui. le premier a pratiqué la vraie méthode , ne l'a jamais appliquée que dune manière in- complète : il a toujours analysé la pensée , mais seulement sous un de ses côtés. Notre tâche est donc de saisir le flambeau que nous a légué le dernier siècle , mais de le porter dans toutes les parties de l'édifice que nous voulons étudier. DL VRAI. l3 DEUXIÈME LEÇON. La conscience n'est que le retour de l'intelligence sur elle- même , ce n'est pas une faculté spéciale ; analyser la conscience , c'est donc analyser l'intelligence (i). — Le moi humain ne puise pas toutes ses connaissances dans le monde matériel ; il ne les tire pas non plus toutes de son propre fond (2). — Le wor, dans la théorie de Loke, est incapable , i° d'arriver à toutes les connais- sances qui sont daus l'entendement ; i" de former une seule pensée ; 3° d'arriver même à l'idée de sensation (3). Quand on rentre dans la conscience , quand on laisse la pensée se replier paisiblement sur elle- même , on découvre en elle un certain nombre d'é- lémensqui n'ont pas tous été aperçus par les écoles du dix-huitième siècle. L'analyse des caractères ac- tuelsde la connaissance étant incomplète, la solution de l'origine de la connaissance a été fausse; de là les doctrines ont été non-seulement différentes , mais encore contradictoires. Chaque école, en effet, ne s'est pas contentée de s'attacher à un élément di- vers , elle est allée jusqu'à nier l'existence des au- tres élémens, de sorte que chaque système contient (1) Voyez, Fragmens philosophiques, le morceau intitulé: Du fait de conscience , page 218 (première édition). (î) Voyez ibid., préface, page xiij. (3) Voyez ibid., programme de 1818, page 266, l4 DEUXIÈME LEÇON. une pari d'erreur et une part de vérité : l'erreur est dans son intolérance, il ne s'agit donc que de négliger , dans chaque doctrine , ce qu'elle nie , de recueillir soigneusement ce qu'elle affirme , et de composer, à laide de toutes les vérités par- tielles, une Yaste et complète vérité qui embrasse et mette en harmonie toutes les autres.. Lorsqu'on est appelé à faire la critique des sys- tèmes philosophiques d'une époque , on peut prendre deux chemins difierens, c'est-à-dire, com- mencer par l'examen de ces systèmes , et terminer par le résumé des principes qui auront servi de base aux jugemens qu'on aura portés , ou bien dé- buter par exposer sa propre doctrine et l'appliquer à l'examen des théories qui nous sont soumises. Cette dernière méthode est plus claire, plus courte et plus complète : c'est celle que nous choisi- rons. La philosophie du dix-huitième siècle aspirant à se renfermer dans l'étude de la pensée, dans le dé- veloppement de la conscience, la première question qui se présente est celle-ci : Qu'est-ce que la con- science ? On a quelquefois envisagé la conscience comme une faculté spéciale de l'esprit humain ; c'est une grave erreur. La conscience n'est que le résultat , le produit de l'aetnité intellectuelle elle-même. Cette activité s'applique à une multitude d'objets difféiens, mais elle ne peut pas ne pas être en spec- DU VRAI. l5 tade à elle-même. Toute intelligence, par cela seul qu'elle est intelligence , doit nécessairement se comprendre elle-même au nombre de ses con- naissances , et cette vue inévitable d'elle-même est ce qu'on appelle conscience. Aussi la conscience n'est-elle jamais que ce que l'intelligence est elle- . même. Si l'activité intellectuelle est vague et indé- terminée ,' la conscience sera indéterminée et va- gue; si l'action de l'intelligence a été claire et précise , on retrouvera dans la conscience la pré- cision et la clarté. Non-seulement la vie intellec- tuelle est tantôt molle, et tantôt vive, et elle marque ainsi la conscience de langueur ou d'énergie , mais encore sa marche est quelquefois involontaire et quelquefois librement déterminée : d'où il suit que la conscience est tantôt fatale, et tantôt libre et réfléchie; dans le premier cas, elle est la conscience du vulgaire ; dans le second , la conscience du philosophe. Ainsi, analyser la conscience, c'est analyser la pensée , et c'est cette analyse que nous allons entreprendre. Le dernier siècle se partage en deux grandes écoles , toutes deux, exclusives , et toutes deux in- complètes : d'une part , celle de Locke , de Con- dillac et de leurs disciples ; de l'autre , celle de Reid , de Kant et de leurs partisans. La première ne considère la pensée ou le moi humain que comme une sorte de reilet du monde matériel, incapable de rien créer par lui-même ; la seconde l6 DEUXIÈME LEÇON. considère le moi comme tirant toutes les idées de son propre fond, et constituant le monde exté- rieur par son activité intellectuelle. Nous pensons qu'une analyse plus approfondie de l'intelligence eût l'ait découvrir que le moi n'est ni le simple es- clave du monde matériel , ni le créateur de ce monde. Indépendamment de la sensation qui as- sujettit le moi au monde physique , indépendam- ment de la volonté qui le rend maître de lui- même, il existe un troisième élément qui n'a pas été suilisamment analysé et décrit et que nous pouvons appeler le monde de la raison, ou, si l'on veut, la raison, prise non comme fa- culté , mais : comme règle de nos jugemens , rai- son qui n'est ni vous , ni moi , ni tout autre ; mais qui nous commande à tous , vérité souveraine et absolue , qui se communique à tous les hommes , mais qui n'appartient à' aucun d'eux ; en un mot , raison impersonnelle , qui n'est ni l'image du monde sensible , ni l'œuvre de ma volonté. Locke, l'illustre chef de l'école de la sensation , ne fait pas entrer dans l'analyse détaillée qu'il entreprend de tous les faits intellectuels, les vérités nécessaires, qui ne sont pas senties . Il se distingue ce- pendant de ses successeurs , en ce qu'il reconnaît non-seulement des idées de sensation , idées ve- nues du dehors, adventices , comme disait Des- cartes, qui ne sont qu'un effet du monde .maté- riel , mais aussi un moi qui aperçoit ces idées, qui DU VRAI. 1^ les apprécie, qui les juge; il appartient donc en quelque sorte aux deux écoles. Cependant, comme à ses yeux le moi ne produit aucune idée , qu'il est simple spectateur des impressions produites par le monde matériel , une classification rigoureuse doit le laisser à la tête del'école de la sensa- tion. Si le moi de Locke est tout- à -fait impro- ductif, et comme une sorte d'écho du monde sen- sible , il est comme s'il n'était pas. En effet, je nie i° que ce moi puisse arrivera toutes les connais- sances qui sont dans l'entendement ; 2° qu'il puisse former même une seule pensée ; 3° qu'il soit capable d'obtenir seulement l'idée de sensation. i ° Le moi de Locke ne peut arriver à toutes les connaissances , car il ne travaille que sur des objets sensibles , multiples , variables et relatifs. Or, il est incontestable que notre entendement renferme des idées d'infini, d'espace, de temps, etc., objets immatériels , simples , immuables , absolus ; com- ment faire sortir du matériel l'immatériel, de la multiplicité, l'unité , du variable l'invariable , du relatif l'absolu ; 2° Le moi de Locke est incapable de penser. En effet la pensée est indivisible : que chacun descende en sa conscience , il se convaincra que, malgré la diversité des objets auxquels il pense , l'être pen- santest toujours unique, indécomposable; que c'est au même moi qu'appartiennent le commencement, le milieu et la fin de la pensée ; qu'il est le centre PHILOSOPHIE. 2 l£5 DEUXIEME LEÇON. auquel \ienuent iiboui.ii' tous les ravons. Si vous voulez illettré la pensée sous sa forme matérielle, qui est la proposition , vous verrez que les élémens de la proposition sont inséparables ; qu'on ne peut en détacher le sujet ou lattribut sans en détruire le sens. Or ? si le moi n'est que le contre-coup du monde sensible , comment donnera-t-il à ce monde l'unité qui lui manque, et qui se trouve dans la pensée? J'ai 1 idée d'une étendue : qu'y a-t-il dans ee phénomène? d'abord le Je simple , sans partie; plus létendue qui est composée d'une multitude de points. Or , comment cette multitude de points sera-t-elle embrassée dans son ensemble et dans sa totalité, par un moi qui n'est pas simple; 3° Le moi de Locke ne peut même pas arriver à 1 idée de la sensation : en effet , s'il n'est qu'une sorte de redoublement de l'impression sensible sur elle-même, jamais cette impression, qui est étendue , multiple , ne pourra s'élever à l'unité pure et indécomposable de toute idée. Ainsi, le moi n'est pas uniquement un redou- blement de sensation qui reçoive la loi du de- hors sans l'imposer a son tour; il est actif, il produit , il impose l'unité à la matière , ou plu- tôt à l'impression matérielle ; il pense , ce qui est autre chose que d'être ébranlé ou ému ; il s'élève à des connaissances qui dépassent de toute part les limites des objets sensibles. Gondillac, qui introduisit Locke en France, alla D U VRAI. J g plus loin encore que son maître : Locke avait essayé de poser un moi en face de la matière quoiqu'il l'eût relégué dans un coin de l'éditice comme un hôte inutile ; Condillae , pressé par la rigueur de la déduction , le bannit tout -à -fait. Pour le philosophe français, le moi n'est pas même contemporain de la sensation ; il est postérieur c'est-à-dire qu'il existe encore moins que dans le système précédent. Selon Condillae , les hommes sont dupes dune illusion lorsqu'ils parlent d'un moi distinct des sen- sations; ce qu'ils appellent l'unité du moi, c'est l'ensemble de plusieurs sensations ; ce qu'ils nom- ment son identité , c'est la suite de deux sensa- tions; l'attention n'est qu'une sensation qui se prolonge; avant la première sensation, le moi n'existe pas ; il n'existe même pas encore à la pre- mière ; il ne commence quWec la seconde ou qu'avec le concours simultané de plusieurs sensa- tions ; c'est un élément inerte et mort qui ne prend jamais l'initiative , ou plutôt ce n'est pas un élément, mais une somme , un total , une collec- tion, qui n'existerait pas saus les unités qui la com- posent. Que deviennent toutes les connaissances qui dépassent la portée de la sensation ? Condillae en fait de purs mots : sans le langage , l'homme n'acquerrait jamais , dit-il , d'idées générales , ni d'idées abstraites , ni enfin d'idées distinctes et claires ; ce n'est pas l'esprit qui généralise , qui 20 DEUXIÈME LEÇON. distingue , qui abstrait ; c'est la langue qui se charge de ce travail , de sorte que le mécanisme le plus élevé de l'intelligence n'est qu'une gram- maire sans grammairien. Les successeurs de Condillac se sont divisés en deux écoles : les uns admirant l'élégance et l'u- nité du monument élevé par leur maître , ne se sont occupés qu'a le polir et à le décorer du pres- tige d'un beau langage. Les autres ont tenté de rendre au moi l'initiative que Condillac lui avait enlevée : c'eût été lui rendre l'existence , car le moi ne consiste que dans la liberté. Mais en sé- parant l'attention d'avec la sensation , ils n'ont pas suffisamment marqué le caractère de liberté qui constitue la première; ils ont, de plus, confondu le désir avec la volonté : or, le désir est fatal ; je ne suis pas libre de désirer ou de ne pas désirer. Ils n'ont donc pas reconstitué le moi , ils ne l'ont pas marqué du signe qui le distingue par excellence d'avec la nature extérieure, c'est-à-dire de la liberté. L'école de la sensation a donc méconnu deux élémens importans qui se découvrent à nos yeux dans l'analyse de la pensée : i°leMOi lui-même, sans lequel il n'y a pas de pensée possible ; 2° la vérité nécessaire qui , pas plus que le moi, ne peut être une transformation de la sensation. Nous verrons dans la leçon prochaine si l'autre école du dix-huitième siècle est arrivée dans ses travaux à des résultats plus complets. DU VRAI. 21 wvtv\ VU WWV\ VWWVWV VWV\* VW VW WWW A \ \ WV W \ W\W\ WWW VWV W M\\ w TROISIÈME LEÇON. Retour sur la philosophie de Locke. — Examen de la théo- rie de l'école allemande. — Le moi ne peut tirer de lui- même les vérités absolues. — Kant et Fichte (i). Nous avons présenté dans la dernière leçon l'histoire d'une école à qui l'analyse de la pensée ne fait découvrir qu'un seul élément : la sensa- tion ; et qui s'impose l'obligation d'appuyer sur cette base étroite tout l'ensemble des connais- sances humaines. Nous avons cherché à démon- trer que l'analyse de cette école est incomplète : la sensation n'étant que le reflet du monde exté- rieur , et ce monde étant multiple , la sensation sera multiple a son tour , et l'on ne pourra en faire sortir la pensée tout entière. En effet , premièrement , parmi les pensées , quelques-unes sont marquées d'un caractère autre que la multi- plicité : par exemple , les idées de temps , d'es- pace , etc. , ne sont pas formées de la collection des lieux et des momens que nous avons sentis : (i) Voyez, Fbagmens philosophiques , programme de 1818, page 2 7 /J. 4 22 TROISIÈME LEÇON. 3 le temps et l'espace sont des unités , on si Ton veut des totalités simples qui ne laissent démem- brer de leur ensemble aucune partie , et qui sont en réalité indivisées et indivisibles. Nous pouvons appeler ces idées du nom d'idées absolues , parce qu'elles ne se rapportent pas à tel temps et à tel lieu particulier, mais à un espace et à un temps ab- solu, c'est-à-dire indépendant, immuable, n'ayant rien de relatif, ni de passager. La sensation au con- traire est relative, variable et multiple ; on 11e peut donc en faire sortir l'absolu, l'immuable, l'unité. Se- condement , la plus humble de toutes les pensées , la pensée prise à son niveau le plus bas recèle en- core l'unité. Si nous rentrons en nous-mêmes , nous reeonnaissons que tout fait de conscience est un , que toute pensée est indivisible. Si de la psy- chologie nous passons à la grammaire, si nous contemplons la pensée dans la proposition qui la représente, nous sommes frappés encore par l'u- nité et l'indivisibilité de la proposition. Or, com- ment la sensation , qui est multiple , engendrera- t-elîe cette unité indécomposable qui est le fond de toute pensée? D'après cette école, le monde in- térieur est absorbé tout entier dans le monde ex- térieur ; le moi n'est que la sensation rendue plus vive, ou que les sensations réunies par un lien abstrait et non réel; plus de centre, plus de siège pour la sensation elle-même; toute pensée est désormais impossible, DU VRAI. 23 Nous passons maintenant à l'école opposée, qui essaie de rétablir le moi dans toute sa réalité , mais qui, poussant la réaction jusqu'à l'excès, absorbe à son tour le non-moi dans le moi. Cette école constate l'existence du moi, non-seulement dans la faculté de connaître , mais encore dans celle de se déterminer , c'est-à-dire dans l'entendement et dans la liberté. L'intelligence n'est plus un lien purement verbal entre les faits intellectuels; la volonté n'est plus une pure collection de désirs ; l'une et l'autre sont des élémens intégrans et constitutifs du moi humain , ou plutôt c'est le moi humain lui-même envisagé dans deux applications différentes. On ne démontre ni l'existence de la force intellectuelle , ni celle de la liberté : elles nous sont révélées par une aperception immé- diate de la conscience. La réalité de la liberté a été plus souvent attaquée que celle de l'intelligence, et cependant la première est l'objet d'une vue de l'àme tout aussi immédiate que la seconde. Voici' le fait de la liberté, tel qu'il nous est naïvement offert par la conscience : je produis un mouve- ment , et je sais que c'est moi qui le produis ; je me donne une sensation , et je sais que c'est moi qui me la donne; j'ai la double perception de l'effet et de la force productrice ; je sais que je produis cet effet, parce que je le veux , et que je pourrais ne pas vouloir le produire. En vain vous demanderiez la preuve de la liberté à l'argumcn- 24 TROISIÈME LEÇON. tation : celle-ci vous donnerait une croyance , et non pas une science de votre liberté. Quand nous disons que la liberté est la puissance de produire un effet , nous n'entendons pas qirjl soit néces- saire que cet effet se matérialise. Si le monde extérieur résiste à l'homme , celui-ci est encore libre ; seulement l'effet est purement spirituel ; c'est une volition ; et l'homme est réduit alors à la liberté interne (i). Le moi ainsi reconstitué par l'unité de la force intellectuelle et par la liberté , la nouvelle école pourra-t-elle en faire sortir tout ce que la première n'a pu tirer de la sensation? Pourra-t-elle lui faire produire V absolu , c'est-à-dire ces principes ou axiomes qui président à la métaphysique, aux mathématiques, à la morale , etc., comme ces axiomes : tout phénomène qui commence d'exis- ter suppose une cause; le tout est égal à la somme des parties; la raison doit commander aux passions, etc. ; principes que nous regardons, non comme de pures opinions , mais comme les expressions de la raison éternelle, de l'im- muable vérité. Montesquieu a écrit que les lois, dans la signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Cet illustre philosophe n'a pas dit que les lois dérivassent du moi humain : c'est qu'en effet (i) Voyez, Fragment philosophiques, préface, page xxv (première édition). DU VRAI, a5 l'homme ne constitue pas les lois nécessaires : il les aperçoit, il les reconnaît, mais il ne les crée pas ; elles ont donc une existence réelle et indépendante de lui , en un mot, elles sont absolues. Examinons donc si le moi pourra engendrer l'absolu. H ne le peut que deux manières : ou bien il posera l'absolu -en vertu de sa liberté , et comme pouvoir créateur ; ou bien il le posera mal- gré lui , et par la nécessité des formes dans les- quelles il sera lui-même emprisonné. Dans cette dernière supposition, le moi se divisera, par exemple, en sensibilité et entendement : il éprou- vera la sensation , et, en vertu de certaines lois du, moi ou formes de la sensibilité , il placera cette sensation dans le temps et dans l'espace. Il en sera de même pour la raison : elle ne pourra se mou- voir, pour ainsi dire, que sous certaines conditions ou certaines lois , qu'on appellera, si l'on veut, catégories , et qui la forceront d'envisager toutes choses sous le point de vue de la cause et de l'ef- fet, de la substance et du mode, de l'unité et de la multiplicité , etc. C'est par ces formes de la raison que nous poserons les existences ; c'est par la catégorie de substance que nous concevrons l'âme et la matière ; c'est par la catégorie de cause que nous nous élèverons jusqu'à Dieu. Mais ces formes étant des lois constitutives de la nature humaine, de pures formes du moi, elles sont miennes, personnelles, subjectives. Onnepeutdonc, 20 TROISIÈME LEÇON. k l'aide de ces lois, rien conclure d'absolu ; la vé- rité devient relative : je suis sous le joug d'une fatalité intime et personnelle ; je deviens l'esclave de moi-même , je ne relève plus delà raison. Vous entrevoyez déjà qu'on ne peut pas plus légitime- ment tirer l'absolu du moi que du monde phy- sique ou de la sensation. Mais, après avoir essayé de fonder l'absolu sur les formes imposées à l'en- tendement humain , on est allé plus loin encore : on a dégagé le moi des liens dans lesquels on I avait d'abord engagé , et on l'a laissé poser li- brement , et comme à son gré , l'existence du monde extérieur. Ainsi , le moi a été soustrait à la fatalité qui l'enchaînait : on n'a plus dit qu'il était forcé de reconnaître les existences , on a osé même prétendre qu'il tirait toutes les vérités de son propre fond , et on lui a reconnu la puis- sance de créer le monde : le moi enfante les prin- cipes absolus, et les principes absolus enfantent le monde extérieur. Ainsi, par exemple , le moi pose le principe de causalité , et le principe de cau- salité pose Dieu , donc c'est le moi qui pose Dieu. Poursuivons, et ne reculons devant aucune con- séquences : si le moi, en posant les principes ab- solus, pose les existences extérieures , les existences extérieure ne sont que le moi lui-même, et tou- tes les existences ne sont autre chose que les dif- férentes positions du moi; en sorte qu'on arrive à cette formule : moi égale toit , toit égale moi. Il DU VRAI. 27 ne nous reste plus maintenant qua donner les noms auxquels se rattachent les deux systèmes que nous venons d'exposer : le premier appartient à Reid et à Kant. Reid, embarrassé des raisonnemens de Berkeley et de David Hume contre l'existence du monde extérieur , établit un certain nombre de lois de l'entendement, qu'il donna pour escorte au moi humain , et qu'il appela croyances , ou principes du sens commun. L'illustre * Kant en- treprit une œuvre du même genre , mais avec plus de rigueur et de méthode que le penseur écossais : il essaya de faire le compte exact de ce qu'il appela les formes subjectives de l'intelli- gence. Le second système est celui de Fichte, disciple de Kant ; plus rigoureux encore que son maître , il en simplifia le système , comme Condillac avait simplifié la doctrine de Locke. Il retrancha les for- mes imposées par le philosophe de Kœnigsberg au moi humain , déclara celui-ci libre de toute en- trave et créateur bénévole du non-moi; et de même qu'il n'était resté dans le système de Condillac que la sensation sans conscience, il ne demeura dans la doctrine de Fichte que la conscience dépourvue de sensation ; et d'une part comme de l'autre, la vé- rité absolue et indépendante fut entièrement mé- connue. C'est à la restitution de cet élément pré- cieux de la pensée humaine que doit travailler la philosophie de nos jours. 20 QUATRIÈME LEÇON. W\u\\v\vwi\\\\vwvv\vw\n\\\\M\\\v\^\\\vi\iv>m\u\\\vvu\\^v\\u*\w\uuv QUATRIÈME LEÇON. L'absolu est distinct de la nature physique et du moi hu- main. A la sensibilité et à l'activité il faut ajouter la raison. — Catégories de Kant. Réduction de ces caté- gories à deux idées fondamentales : l'idée de cause et l'idée de substance (i). Les deux écoles qui partagent le dix-huitième siècle ne reconnaissent dans la pensée qu'un seul élément : l'une la sensation , l'autre le moi hu- main. Elles s'imposent donc l'obligation de dériver toutes les connaissances humaines de cette unique origine, et de faire reposer la certitude sur cet unique fondement. Une analyse incomplète a con- duit ces deux écoles à un système erroné. Con- struire la pensée avec la sensation ou avec la li- berté , c'est détruire la vie intellectuelle , qui n'est que l'opposition de l'activité et de la sensation. On peut appliquer à la vie intellectuelle la délinition qu'on a donnée delà vie organique : une lutte plus ou moins lono-ue delà force interne contre les forces externes. Pour que cette lutte cessât, il faudrait, ou que le moi triomphât de la nature , ce qui se- (i) Voyez, Fragmems philosophiques, préface, delà page xviij à la page xx ( première édition). DU VRAI. 29 rait détruire le monde physique , ou que le moi renonçât à lutter, ce qui serait détruire l'activité. L'homme n'est d'abord qu'un être physiologique : il vit long-temps de la vie du monde ; ses mouve- mens sont ceux de la nature matérielle ; mais un jour l'homme réagit : c'est alors qu'il a connais- sance de la nature extérieure. Il s'est agité long- temps au sein de l'univers sans le connaître; le monde n'était pas plus pour lui que pour la plante ; mais quand il s'est mis à se mouvoir de son propre mouvement , il s'est posé lui-même , et il s'est op- posé la nature. Ainsi le moi n'existe que par le combat , c'est l'opposition du moi et de la nature qui forme le début de la vie intellectuelle. Mais ces deux élémens ne suffisent pas encore. Outre le moi et la nature physique , il y a un troi- sième monde que nous avons appelé l'absolu : c'est la vérité immatérielle et nécessaire , qui contient les principes généraux de toutes les sciences. On a vu que ce monde avait péri dans l'une et l'autre école du dix-huitième siècle; pour en constater l'existence , il suffit de mettre en lumière une seule vérité absolue. Soit, par exemple, l'axiome suivant : toute qualité suppose un sujet : nous demandons si quelqu'un doute de cette vérité , et ce que de- viendraient les sciences humaines dans le cas où on la mettrait en question. En morale peut-on con- tester ce principe : la raison doit commander aux passions ? Nous ne pouvons énumérer ici les prin- 30 QUATRIÈME LEÇON. cipes de toutes les sciences, ce serait vouloir l'aire en une leçon ce qui sera l'œuvre du cours tout en- tier ; contentons-nous pour le moment de constater l'existence d'un troisième élément, qui a été mé- connu par les deux écoles du dix-huitième siècle. Je pose cet axiome : la raison doit commander aux passions ; si nul ne le conteste , je dis que voilà un élément nouveau , qui ne peut être engendré ni par le moi ni par la sensation : à quelle origine faut-il donc le rapporter? Le moi est actif : il ne se manifeste , ou plutôt il n'existe que par l'activité; mais ce moi, libre et créa- teur, ne crée pas l'absolu, il se l'oppose. C'est un fait; je n'explique point, je ne fais que décrire. Croit-on que les axiomes soutiennent avec le moi le même rap- port que les mouvemens dont il est cause? Si c'est moi qui fais ces axiomes, ils sont donc miens : je puis les défaire, les suspendre, les changer, les anéantir. Cependant il est manifeste que je n'y puis porter atteinte. En même temps, je reconnais que l'absolu n'est pas une dérivation de la nature physique , ni un produit de la sensation. Il n'y a là ni plaisir, ni peine : ce n'est pas une impression que je subisse , comme je subis la joie ou la douleur. J'arrive donc à ce résultat : ce qu'on appelle la vérité est en moi et n'est pas moi ; l'erreur de Kant est d'avoir fait équation entre la souveraine raison et la raison humaine. La \érité est indépendante de l'homme; de même que la sensibilité met l'homme eu rap- DT. VRAI. 3l port avec le monde physique , de même une autre faculté le met en communication avec des vérités qui ne dépendent ni de la nature, ni du moi , et cette faculté, nous pouvons l'appeler la raison. Il y a donc dans l'homme trois facultés géné- rales : la première est l'activité , c'est le fondement de la pensée , le point d'arrêt sans lequel l'homme défaille k ses propres jeux et rentre dans la nature matérielle et fatale. Mais en même temps que le moi est actif, il subit les lois du monde extérieur : il souffre et jouit sans provoquer lui-même ses joies et ses souffrances ; c'est une nécessité qui blesse son orgueil , mais à laquelle il ne peut se sous- traire. La sensibilité est donc aussi une des facultés du moi. Enfin, outre l'activité et la sensibilité, il possède encore la raison par laquelle il atteint un monde qu'il ne confond pas plus avec lui- même qu'avec le monde sensible , et qui fait son apparition dans l'homme, mais qui n'est pas riiomme. Ce qui constitue le moi humain , c'est l'activité : qu'on s'examine au moment où une vive sensation se produit en nous : on reconnaîtra qu'il n'y a perception qu'autant qu'il y a réac- tion du moi , et que la perception finit au moment où finit l'activité. C'est alors que, pour me servir d'une expression juste, quoique com- mune, on ne sait plus ce que l'on fait. L'activité est le fond du moi ; et sur ce fond se dessinent la sensation et la raison, l'une qui le conduit à la 32 QUATRIÈME LEÇON. nature physique , l'autre qui lui révèle l'immaté- rielle vérité. Tels sont les trois élémens de la connaissance humaine , les trois facultés principales du. moi hu- main. Nous avons constaté l'absolu, nous avons vu qu'il est indépendant de l'homme ; nous avons reconnu la faculté qui le conçoit , et le rapport de cette faculté avec les deux autres. Il nous reste maintenant à chercher l'ordre dans lequel se dé- veloppent toutes les connaissances absolues et le fondement de leur certitude. Mais auparavant nous éprouvons le besoin d'en faire une énumération complète , et de les réduire au plus petit nombre possible , afin de faciliter la découverte de leur ordre de succession. Il faut ar- river , s'il se peut , à une telle simplification , que nous n'ayons plus qu'à presser un peu l'état actuel pour en faire sortir l'état primitif. Aristote est le premier qui osa tenter de décom- poser la pensée ; mais il négligea de dégager les vérités absolues du sein des vérités relatives. Kant se chargea de ce soin , et il donna une liste com- plète de tous les élémens absolus de la connaissance humaine. Il reconnaît trois facultés : la sensibilité, le jugement et la raison. Chacune de ces facultés a. ses formes ou catégories ; la sensibilité en a deux : le temps et l'espace ; le jugement se sous-divise en quatre genres : jugement de quantité , de qualité , de relation et de modalité ; à chacun de ces genres DU VRAI. 33 appartiennent trois catégories : au premier, l'in- dividualité, la pluralité, la totalité; au second, l'affirmation , la négation , la détermination ; au troisième, la substance, la causalité, la réciprocité ; au quatrième, la- possibilité , la réalité et la né- cessité. Ainsi nous avons deux catégories pour la sensibilité , douze pour le jugement ; quant à la raison, sa forme est l'unité absolue ; le philo- sophe allemand reconnaît donc en tout quinze ca- tégories. Il n'y a point de pensée dans l'esprit humain qui ne rentre dans l'une ou dans l'autre de ces formes; mais si tous ces élémens sont réels, sont-ils irréductibles les uns aux autres? N'est-il pas possible d'en diminuer la liste? Nous pensons que tous les élémens de l'esprit humain peuvent se ramener à deux idées fondamentales, à deux principes généraux : la causalité et la substance. Autour de ces deux principes absolus peuvent se grouper tous les autres. L'idée de cause, soumise à l'examen, fournit l'idée de cause libre et l'idée de cause fatale , c'est-à-dire de force volontaire, in- tentionnelle, et de force involontaire et aveugle. L'homme est d'abord porté à mettre le moi dans le non-moi, c'est-à-dire à supposer qu'au dehors de lui tout mouvement est produit avec intention , parce qu'il est lui-même une cause intentionnelle ; mais à cette induction se substitue plus tard le prin- cipe de causalité , qui révèle à l'homme des causes fatales et aveugles , telles qu'on les admet aujour- HHLOSOPHIE. 3 3/i QUATRIÈME LEÇON. d'hui en physique (i). Ainsi les causes sont ou libres ou fatales; elles sont aussi réciproques : en même temps qu'une cause agit sur un objet, elle en éprouve une réaction , de sorte que l'effet devient cause à son tour. La catégorie de réciprocité rentre donc dans celle de cause. La cause se distingue de l'être : l'être n'est pas l'action , mais il réside au fond de toutes les actions. L'action, c'est le phénomène, la qualité, l'accident, le multiple , le particulier, l'individuel , le relatif, le possible , le probable , le contingent , le divers, le fini ; tout cela se range donc sous la catégorie de cause. L'être, c'est le noumène, comme dit Kant, le sujet, l'unité, l'absolu, le nécessaire, l'universel, l'éternel, le semblable, l'infini; tout cela appartient à la catégorie de substance. Nous pouvons donc faire rentrer toutes les sous-divisions de Kant dans les deux idées fondamentales de substance et de cause. Si l'on nous disait que sous la catégorie de cause il y a deux idées : la cause et l'effet^ et deux idées sous celle de substance : l'être et l'accident , nous répon- drions que l'effet réagit toujours sur la cause , et en conséquence devient cause à son tour, et que la causalité se déployant sur le théâtre des phéno- mènes , l'accident est absorbé dans la cause. Il ne reste donc plus en dehors de la causalité , c'est-à- (i) Voyez, Cours de l'histoire de la philosophie, Histoire de la philosophie du dix - huitième siècle, t. n, leçon dix- neuvième. DU VRAI. 35 dire du multiple, du variable, du fini, que le- tre, la substance, cest-à-dire l'un , l'immuable, l'infini. Maintenant que nous avons reconnu deux idées absolues , ou si l'on veut, deux catégories , il nous reste k en indiquer l'origine, c'est-à-dire à mon- trer l'ordre dans lequel ils font leur apparition au sein de l'intelligence humaine. Nous avons vu que la cause suppose la substance , et que la sub- stance ne nous est manifestée que par l'accident : leur apparition dans la conscience est donc si- multanée, et leur simultanéité dans la conscience n'est que le reflet de leur coexistence réelle au dehors de nous : en effet, si la causalité suppose l'être , l'être à son tour n'existe qu'à la condition d'agir, c'est-à-dire d'être cause. Ainsi , en ontolo- gie comme en psychologie, l'être et la cause sont inséparables , car l'accident ou le mode implique l'intervention de la cause , et il est impossible de concevoir ou l'accident sans l'être , ou l'être sans l'accident. Les vérités absolues étant ainsi réduites au nombre de deux, ce qu'il nous reste à faire c'est d'en développer les différentes formes et d'en re- chercher le fondement. 36 CINQUIÈME LEÇON. %V\*.VVk\\V*.\VV\VVVV\VV^V\VW'\AAW\\V\X'\^.V\VVA'\V\\\,VVlVVV\\V\\iV\\\'\V'\'VW%\'\^ CINQUIÈME LEÇON. Origine de l'idée de cause. — Cette idée ne peut dériver du monde extérieur. Elle est empruntée à la notion de l'activité du moi. — L'activité du moi est spontanée avant d'être réfléchie (i). Dans la leçon précédente , nous avons rétabli les vérités absolues détruites par les deux écoles du dix-huitième siècle ; nous en avons réduit la liste au plus petit nombre possible , et nous avons essayé d'assigner l'ordre de leur développement dans l'esprit humain. Nous sentons le besoin d'in- sister sur cette dernière partie de notre étude. Tout jugement dans l'état actuel de l'intelligence se divise en deux idées : idée de cause et idée de substance. Nous avons donc à rechercher : i° quelle est l'origine et quelle est la certitude de l'idée de cause; 2° quelle est l'origine, et quelle est la cer- titude de l'idée de substance. (i) Voyez, Fragment philosophiques, i° préface, de la page xxv à la page xxxiv (première édition); î°. le morceau intitulé : Du fait de conscience, page 218 et suiv. ; 3° le fragment ayant pour titre : Du premier et du dernier fait de conscience. DU VRAI. 37 Abordons la première de ces deux questions. Long-temps on a cherché l'origine de l'idée de cause dans la nature extérieure , et l'on a cru pou- voir l'y trouver, jusqu'au jour oùpDavid Hume a démontré que le monde physique n'offrait à nos yeux que des rapports de succession. Depuis ce philosophe on a reconnu , en Allemagne et en France, que la notion de cause était puisée dans la notion même du moi. Fichte, l'un des méta- physiciens qui ont décrit les faits internes avec le plus de précision et de profondeur , pense que la notion de cause n'est pas autre que celle de force libre ou de volonté , et que la notion de volonté libre est la notion du moi. Tout en partageant cette opinion , je la modifie : je crois qu'il faut distinguer dans le développement du moi , deux momens qu'elle a confondus : le moment spon- tané et le moment réfléchi. Expliquons-nous : je veux mouvoir mon bras : dans l'état actuel de mon intelligence, je sais qu'un espace extérieur est ou- vert au mouvement que je vais produire; je sais que je puis vouloir , et que ma volition sera exécutée par une puissance musculaire au service de ma liberté'. Tel est le moment réfléchi; il suppose con- naissance, prévision , comparaison et choix, en d au- tres termes : i° prédéterminât! on de l'acte à faire ; 2 délibération; 3° résolution. Mais ce moment n'est pas primitif; il est précédé d'un autre qui est le moment spontané. Dans celui-ci, l'homme est 38 CINQLIÈME LEÇON. une activité sans prévoyance , une énergie vivante qui ne se regarde pas agir, une force qui se dé- ploie, pour ainsi dire, en ligne droite, sansse replier sur elle-même. Ainsi, je produis d'abord un mou- vement, sans savoir que je vais le produire, sans connaître l'espace extérieur ; car il n'y a pas d'idée d'espace sans idée de corps , pas d'idée de corps sans idée de mouvement, pas d'idée de mou- vement sans idée d'effort, et le premier effort à nous connu est celui du moi sur ses organes. Il est donc impossible que , produisant un mouve- ment polir la première fois, j'aie prévu son déve- loppement dans l'espace , puisque l'idée d'espace n'est que le résultat de l'idée de mouvement. Sans doute le moi se dessine bien plus nettement sur la nature extérieure , dans le moment réfléchi ; mais la notion du moi n'a-t-elle pas précédé ce moment? Ainsi quand Fichte dit que le moi se pose lui-même, dans une détermination libre, il a raison en un certain sens : en effet, quand je veux produire un mouvement et que je le produis, j'ai une aperception claire et vive de moi-même; mais parce que ce phénomène donne la notion du Moi, en faut-il conclure que cette notion ne peut sortir aussi d'aucune autre source? La réflexion est le plus haut degré de la vie ; mais cette vie existe déjà dans le développement de l'ac- tivité spontanée. Le moi se pose dans la vie ré- fléchie, mais il se trouve dans la vie spontanée. La DU VRAI. 3q racine de la notion de cause et d'effet est donc cachée dans l'activité spontanée et primitive du MOI. Le développement primitif est obscur, par cela même qu'il est spontané , et il passe comme un éclair. Primitivement le moi développe une force spontanée, dont le résultat n'est pas prévu d'avance; et à peine a-t-il aperçu ce résultat, qu'il en recueille la notion de cause et d'effet ; mais cette notion est confuse : on peut faire équation entre les mots : primitif, spontané, obscur, indistinct. Tous les élémens de la vie intellectuelle existent dans l'état primitif, mais ils y sont enveloppés ; l'état réfléchi n'y ajoute aucun fait nouveau , mais il y porte la clarté; alors la cause, le moi, le non-moi, tout se pro- nonce , tout se dégage. L'état spontané ne pouvait être saisi qu'en passant et comme de profil ; l'état réfléchi se montre de face et se laisse contempler à loisir. Ce qui est clair à présent , c'est ce qui était obscur tout à l'heure , et par conséquent ce qui existait. Fichte, en disant que le moi se pose dans une détermination libre, s'est attaché à un fait ultérieur, et a laissé passer sans l'apercevoir le fait originaire et primitif. Pour conclure, avant de vouloir agir, il faut avoir agi sans le vouloir. La vieintellectuelle, se reçloublantsur elle-même, constitue ce qu'on appelle la conscience : comme cette vie est double, on peut dire qu'il y a aussi deux consciences : la conscience spontanée et la conscience 4o CINQUIÈME LEÇON. volontaire ou réfléchie (i). Aujourd'hui , à l'âge où nous sommes , la conscience spontanée est épuisée depuis long-temps pour nous ; nous sommes arri- vés à la réflexion ou à la conscience réfléchie : nous contemplons le moi dans toute sa force et dans toute sa liberté, et c'est là le moi auquel Fichte s'est laissé prendre. La réflexion donne le moi en tant que cause libre ; mais il est déjà libr£ dans la spon- tanéité , car un être est libre lorsqu'il porte en lui-même le principe de ses actes , lorsque dans le déploiement de sa force il n'obéit qu'à ses propres lois. Il ne faut pas croire que la spontanéité soit la passivité : le moi est une force essentiellement ac- tive ; la sensation elle-même est un fait actif (2) ; je m'explique : si le moi n'était mis en mouvement (qu'on me passe cette expression métaphorique dont le sens propre est facile à saisir ) , par quelque impression organique, il resterait dans une éter- nelle inactivité. Mais la sensation est-elle l'impres- sion organique? ne contient-elle pas un élément intellectuel? Sans doute, s'il n'y avait pas eu de mouvement organique , il n'y aurait pas plaisir ou peine ; mais si le moi ne prenait pas connaissance de ce mouvement, le plaisir ou la peine n'existe- rait pas. C'est ce qui arrive dans l'évanouissement. Il faut donc que le phénomène passif de l'irritation Organique mette en jeu l'activité du moi , en (1) Voyez, Fragmens philosophiques, le morceau intitulé: Du fait de conscience, page ?.i8 (première édition). (2) Ibid, page 2 2 3. DU Y RU. /|I d'autres termes , éveille la conscience pour que la sensation se produise. Connaître, c'est juger, et comme sentir c'est connaître qu'on sent, on peut dire que sentir c'est juger ; le jugement est l'élé- ment inteDectuel de la sensation ; et ce n'est pas un seul jugement, mais plusieurs qui figurent dans le phénomène sensible ; je pourrais montrer qu'il .n'y a pas de sensation sans un jugement de temps, de substance, d'espace, de cause, etc. Ainsi, le moi existe clairement dans le fait de la réflexion , mais ilexistedéjà, quoique obscurément, au sein de la spontanéité ; l'état spontané n'est pas un état passif : le mot y développe des forces qui lui sont propres, seulement il ne les développe pas aussi librement que dans l'état réfléchi. Après avoir distingué deux points de vue sous lequel le moi se découvre à lui-même , nous ferons une distinction du même genre dans l'aperception • du non-moi. Fichte avait dit : Le moi se pose lui-même dans une détermination libre ; il ajouta : Le moi pose le non-moi dans la même détermi- nation. Nous venons de voir que tantôt le moi se trouve sans se chercher, au sein de l'action spon- tanée, et que tantôt il se pose pour ainsi dire à son gré toutes les fois qu'il lui plaît de mani- fester sa liberté. On en peut dire autant du non- moi : tantôt il est aperçu , tantôt il est posé. Dans le point de vue spontané , le non-moi est simple- ment aperçu par le moi , comme le moi est aperçu 42 CINQLIÈME LEÇON. par lui-même , et c'est ce point de vue que Fichte a laissé échapper. Dans le point de vue réfléchi , le non -moi est pour, ainsi dire posé librement par le moi ; car je puis provoquer volontairement la sensation , en augmenter à mon gré l'intensité , et m'opposer le non-moi aussi souvent qu'il me plaît. C'est ce phénomène qui a été saisi par le philosophe allemand ; mais ce phénomène est ul- térieur : il en présuppose un autre avant lui. Ainsi le moi a deux manifestations : l'une spon- tanée , l'autre volontaire ; l'une où il se trouve , l'autre où il se pose ; de même le non- moi a deux modes d'apparition : tantôt il est aperçu par le moi , tantôt il est pour ainsi dire posé par lui ; telle est la distinction qui ruine le système de Fichte. Dans sa doctrine, le non-moi est toujours un des cas de la liberté du moi ; la nature devient la créature de l'àme ; c'est ainsi que , pour n'être parti que du point de vue réfléchi , Fichte a élevé un système complet d'idéalisme. On doit donc chercher l'origine de la notion de cause dans le moi et non dans la nature , car la nature n'est rien si elle n'est aperçue par 1 moi ; et la première activité que celui-ci saisisse , c'est la sienne. Nous avons dit que la notion de cause est identique à la notion de phénomène ; car la notion de phénomène a pour élémens le moi cause li- bre , le non-moi cause fatale , qui limite le moi , et DU VRAI. . 43 le rapport de ces deux causes, qui constitue dans la philosophie de Kant la catégorie de récipro- cité. S'il n'y avait dans l'kitelligence humaine que l'idée de phénomène ,, il n'y aurait que l'idée de cause , que l'idée de fini ; mais la vie intellectuelle contient un autre élément , c'est l'idée de l'être , de la substance , de l'intini. Et c'est à la recherche de 1 origine et de la certitude de cette idée , que nous nous appliquerons dans nos leçons prochaines. 44 SIXIÈME LEÇON. V»V\^AVVVVVVV\^V^VV\^VVVVVVV»\tA^«A\V^\^^AiVVVVV\VVVVVV*VV'VV\VVV\V\VV\VVV , A.'V SIXIÈME LEÇON. La catégorie de causalité contient trois points de vue difterens ; celui de la cause intentionnelle , celui de la cause fatale, et celui de la réciprocité, c'est-à-dire de l'action et de laréaction des causes les unes sur les au- tres. — Ordre de succession de ces trois points de vue dans l'intelligence humaine. — Idée du paganisme. — Idée de la tragédie antique. Nécessité de reconnaître la catégorie de substance. — L'idée de substance ou d'infini est aperçue , d'abord obscurément sous l'idée de cause ou de fini. — La caté- gorie de substance est nécessaire pour rendre compte de toutes nos reconnaissances contingentes et absolues, et pour constituer l'unité du fait de conscience. — Sous- division de la catégorie de substance ou d'être : idée du vrai , idée du beau , idée du bien. Après avoir réduit à deux idées fondamentales : celle de cause et celle de substance , la liste de catégories fournie par le philosophe Kant , nous avons recherché l'origine de la catégorie de causa- lité. Il nous reste à faire la même recherche sur la catégorie de substance ; mais auparavant , comme la catégorie de causalité a trois points de vue dif- férens , c'est-à-dire l'idée de cause intentionnelle , l'idée de cause fatale et l'idée d'action et de réac- tion , il est bon de savoir dans quel ordre ces trois idées arrivent à notre esprit. Nous pensons que cet ordre est justement celui que nous venons de sui- DU 'VRAI*. 45 vre en les énumérant. Le moi est conçu , non-seu- lement comme cause efficace , mais comme force libre , qui peut et veut agir dans un but qu elle a déterminé. L'idée de la cause moi précède l'idée de la cause non-moi ; car rien ne précède l'idée du moi : elle est le centre dont toutes les autres sont les rayons. C'est à la condition de l'idée du moi que celle du non-moi se manifeste ; et l'homme , qui s'est d'abord trouvé lui-même , ne renonce pas sur-le-cliamp à cette découverte : il la transporte et l'applique même au dehors de lui ; quand il aperçoit le non-moi, il le conçoitd'abordk' l'image du moi; il lui impose le caractère de cause intentionnelle. Le moi et le non-moi étant ainsi tous deux animés d'in- telligence et de volonté , le rapport de réciprocité n'est pas d'abord ce qu'il devient par la suite : il comprend l'action et la réaction de deux forces semblables. Dans ce point de vue, la vie, qui est toujours l'action et la réaction du moi et du non- moi , apparaît comme un combat entre deux in- telligences , entre deux forces volontaires et libres. Voyez l'enfant accuser l'intention des objets exté- rieurs qui s'opposent à son action , et se retourner ' contre eux avec colère. Si de la conscience individuelle nous passons à la conscience de l'humanité entière, c'est-à- dire de la psychologie à l'histoire, nous retrou- vons les mêmes conceptions primitives. Quelle idée les Grecs se faisaient-ils de la nature extérieure, 46 SIXIÈME LEÇON. et comment concevaient-ils la vie? A leurs yeux , la nature extérieure était libre, intentionnelle ; la vie était la lutte entre deux forces animées. La puis- sance extérieure se réalisait pour eux en dieux , en génies , en démons , etc. Si l'action de la na- ture était funeste , ils suppliaient cette divinité malfaisante ; si elle était salutaire , ils rendaient des actions de grâce à cette divinité propice. C'est ainsi que l'Olympe se peupla de divinités supé- rieures; c'est ainsi que. la terre , l'air, l'eau et le feu reçurent des dieux d'un ordre moins élevé, qui çommuniquaientdirectement avec les hommes; cest ainsi qu'au- dessus des dieux inférieurs et des dieux de l'Olympe , régnait le destin , non pas le destin aveugle comme le hasard , mais un destin intentionnel , marchant à un but précis , inévitable , parce qu'aucune puissance ne pouvait se soustraire à son pouvoir, fatal pour les. dieux et pour, l'humanité , mais libre en lui-même ; n'étant aveugle et sourd que pour les larmes et les sanglots des victimes , mais voyant et comprenant la fin qu'il s'était posée. Le combat contre le des- tin était donc une lutte d'une intelligence contre une autre intelligence. C était une guerre facile à comprendre , et qui ne manquait pas de noblesse, même de la part de l'intelligence qui succombait. Chez nous, au contraire, au point de vue réflé- chi de l'humanité , la nature extérieure est un en- semble de forces aveugles. Plus de dieux sous le- DT) Vrt/U. ^r- eoree des arbres , dans le mouvement des iiots ■ dans la course des vents, mais des forces pure- ment physiques, qui n'ont point conscience de leur action , et contre lesquelles la lutte serait sans dignité et la "colère absurde. Cherchez dans le drame ancien l'idée que l'an- tiquité se faisait de la vie : vous verrez que cette vie était elle-même un drame entre deux acteurs qui pouvaient se comprendre, entre deux libertés. Nos critiques modernes, et Schlegel à leur tête , ont défini le drame antique : une lutte de la na- ture aveugle et fatale contre la liberté. C'est une erreur, il ne peut y avoir d'actions entre deux élémens , dont l'un est sans vie : ce qui est fatal ne lutte pas , et on ne combat pas contre ce qui esf fatal. Telle n'est pas l'idée qu'il faut se for- mer de la tragédie antique : elle était pour les Grecs l'école de la vie. Us avaient prêté à la na- ture l'intelligence et la liberté , et ils en avaient fait ainsi un personnage dramatique. Mais lorsque la raison est venue arracher la liberté à la nature, détruire cette analogie primitive qui nous fait transporter le moi dans le non-moi , la nature est devenue fatale, le destin s'est appelé hasard. Or, le hasard n'a pas d'intention , il accable sans vou- loir accabler : c'est une puissance aveugle , contre laquelle l'homme ne peut lutter avec dignité; le hasard ne peut donc pas être un élément de la tragédie ; c'est ce que n'a pas compris Schlegel , 48 SIXIEME LEÇON. non plus que Werner, dans son œuvre intitulée : Le Vingt-Quatre février. Cet auteur met en scène une famille qui, à certain jour marqué, doit com- mettre un crime ; mais il ne suppose pas de Des- tin qui veuille ce crime comme chez les Grecs , et contre lequel on puisse s'indigner , lancer l'im- précation , lutter enfin; un hasard incompréhen- sible plane sur cette destinée ; comme il n'a rien youIu , on ne peut rien lui reprocher , pas plus qu'aux forces inertes de la nature : à l'attraction et à la répulsion. C'est pourquoi la pièce de Wer- ner , qui prétendait donner une idée du système antique, est éminemment moderne. Dans Œdipe, un homme lutte contre le destin , mais ce destin est une- force active et volontaire : on peut le maudire comme tout ce qui est intentionnel , on peut faire effort, quoiqu'avec peu d'espérance, pour changer ses résolutions. Les anciens lut- taient donc jusqu'à la mort, et ils le pouvaient avec gloire ; nous , au contraire , d'après l'idée que nous nous formons de la nature extérieure , nous ne pouvons que nous résigner , et la résignation n'est pas dramatique. Tel est donc l'ordre de développement entre tous les élémens de la catégorie de cause : i°la cause intentionnelle, qui est d'abord transportée du moi au non-moi ; 2° la cause purement eilicace , mais aveugle , à laquelle la nature extérieure se trouve définitivement ramenée par le principe de DU VRAI. /|g causalité ( i ) ; 3° le rapport entre le moi et le non- moi, qui est d'abord un combat entre deux forces libres , et ensuite un rapport entre la liberté et la fatalité. Mais la catégorie de causalité n'épuise pas toutes les notions de l'intelligence humaine. Gomment de l'idée de cause faire sortir Celle du beau , du bien , du saint, etc. ? Quelle morale , quelle reli- gion , peut-on faire éclore du rapport entre le moi et le non-moi tel qu'il apparaît, soit chez les an- ciens , soit chez les modernes ? Je combats le non- moi : pour quel motif? parce que je crains qu'il ne m'écrase. Je me résigne à son action : pourquoi? parce que je ne. puis la changer , car autrement je la modifierais pour mon utilité personnelle. Voilà donc toute la morale réduite à l'intérêt particulier. Cet objet me paraît empreint d'un caractère de beauté : pour quelle raison ? Si je suis réduit à la catégorie de causalité , je devrai rechercher l'im- pression qu'il produit en moi : j'y trouve une sen- sation, agréable ; voilà donc la beauté réduite à l'a- grément , et l'esthétique ramenée aussi à l'intérêt. Passons à la religion : comme il n'y a dans l'in- telligence que deux élémens : i° la cause inten- tionnelle finie, que je suis moi-même ; 2° la cause aveugle, mais également finie que j'appelle le non- moi , il faut que Dieu soit l'une ou l'autre de (i) Voyez, Histoire de la. philosophie du dix-hlitiÈme siècle, 1. II, dix-neuvième leçon. PHILOSOPHIE. 4 50 SIXIÈME LEÇOX. ces deux causes , ou le rapport entre l'une et l'au- tre , et voilà Dieu ramené à la mesure du relatif et du fini. La catégorie de causalité , si elle était seule , rétrécirait donc le champ de l'intelligence humaine ; il nous faut en conséquence . pour re- trpuver tout ce qu'elle nous ravirait, nous réfu- gier au sein d'une idée plus vaste et plus complète. Nous avons démontré qu'il n'y avait point de catégorie de cause sans catégorie de substance ou d'être. Ces deux catégories se supposent, se pénè- trent : point 4e phénomène sans substance, de cause sans être , de multiple sans unité., d' événe- ments sans temps, d'objets sans espace, de rela- tif sans absolu 1 de limité sans illimité , en un mot de fini sans infini. Nous avons distingué deux points de vue , ou plutôt deux momens dans la conception de cause : le moment spontané et le moment réfléchi. Nous aurons la même distinction à faire dans la con- ception de substance. Le point de vue réflé- chi est celui du philosophe ; on peut dire que les sciences sont filles de la liberté , puisque l'at- tention n'est qu'une application de la liberté elle- même; mais avant l'attention ou la -réflexion, se développe la vue spontanée. Primitivement, sous le moi , cause intentionnelle et finie , et sous la na- ture , cause aveugle , mais également finie , nous concevons un être, non pas positivement infini , mais dont nous ne pouvons assigner les limites, DU VRAI. DI et qui est à nos yeux plutôt indéfini qu'infini. Mais, à l'aide de la réflexion , tout s'éclaircit et se pro- nonce. Cet. être, d'abord si vaguement posé, se distingue nettement des causes *firties , et appa- raît comme ne pouvant -pas avoir de limites , en un mot, comme absolu. La réflexion ne crée rien , elle ne fait qu'éelaieir : l'idée de l'absolu était déjà dans le point de vue spontané ou primitif, mais elle y était enveloppée. C'est parce que l'huma- nité s'es.t endormie d'abord dans le point de vue spontané , qu'elle n'a pas dégagé sur-le-champ l'être absolu et infini des formes du moi et de la nature, .et que, s'arrêtant à l'idée de cause, elle s'est fait des religions incomplètes. Quand la réflexion se développe, sous le moi humain et sous la na- ture apparaît un être qui les contient tous les deux , et qui n'est lui-même -contenu par aucun autre ; et ainsi se pose le fondement de la vérité complète et aussi de la véritable religion (i). Revenons un instant sur nos pas , jetons un coup d'oeil sur la route que nous avons déjà parcourue. Nous sommes partis des données actuelles de la conscience humaine , et sur les indications qu'elles nous ont fournies , nous avons essayé de ressaisir l'origine de ces données, c'est-à-dire l'état primi- tif de l'intelligence. Nous, avons constaté que le premier fait de conscience se composait de deux (i) Voyez Fragmens philosophiques ; Pu premier et du dernier fait de conscience , paçe 337 et suiv. (première édition). 4- 5s SIXIÈME LEÇON. élémens variables, et d'un troisième aussi réel que les deux autres, mais immuable : c'est-à-dire du moi , de la nature extérieure , et de l'être universel et absolu. Nous "avons dit que la philo- sophie Se plaçait au point de vue réfléchi , et en conséquence débutait par la réflexion; mais que îa vie intellectuelle de l'humanité entrait en jeu par la spontanéité , et que la spontanéité et la ré- flexion ne contenaient ni plus ni moins d'élémens l'une que l'autre. Donnons quelques développemens à cette proposition , et achevons de la démontrer. Le fait le plus clair et le plus approfondi au- quel puisse parvenir la philosophie , c'est-à-dire la réflexion , c'est la conscience immédiate , i ° de deux termes finis : le moi et la nature extérieure , phénomènes variables , se limitant l'un l'autre ; 2° d'un être, infini. L'aperception de ce dernier terme rend seule possible l'aperception du fini, comme à son tour la vue du fini est la condition indispensable de la vue de l'infini. Le premier comme le dernier fait de la vie philosophique se partagera toujours pour nous en deux parties : l'une renfermant le Moi et la nature, en un mot , le fini ; l'autre comprenant un troisième élément : l'infini ou l'absolu , qui est le fondement et la raison on- tologique des deux autres, et qui trouve en eux l'occasion de son apparition dans l'intelligence hu- maine , ou si l'on veut sa base psychologique. Tout fait intellectuel réfléchi peut donc s'exposer sous DU VKAI. 53 cette formule : pas de fini sans intini , et récipro- quement; et dans le sein du fini, pas de moi sans non-moi, pas de non-moi sans moi. Tel est le commencement et la fin de la vie philosophique. Mais avant celle-là est la vie humaine , la vie non distincte, obscure, spontanée. La réflexion présup- pose l'existence d'un objet sur lequel tombe la ré- flexion , et qui par conséquent lui-est antérieur (i). Il semble contradictoire qu'un philosophe parle de l'état spontané : car il ne peut le saisir qu'avec l'instrument philosophique , c'est-à-dire avec la ré- flexion , et la réflexion est destructive de la spon- tanéité. Mais cette difficulté n'est pas insurmonta- ble : nous pouvons ressaisir le fait spontané par les inductions logiques les plus légitimes ; et de plus , nous le retrouvons dans notre mémoire au moment où il expire. Primitivement le moi, par sa force naturelle , accomplit un acte qu'il n'a ni prévu ni voulu ; dans cet acte le moi ne peut pas ne pas s'apercevoir lui-même , mais il se trouve sans se chercher. Dans l'acte réfléchi, non-seulement le moi agit, mais il veut agir ; il se cherche, il veut s'opposer au non -moi; eh un mot, il ne se trouve plus seulement, il sepose. Le fait réfléchi contient aperception et liberté , le fait spontané ne com- prend, que l'aperception seulement. Le moi, en se trouvant lui-même , trouve aussi la sensation qu'il (i) Voyez Fragmens philo80Fhiqlës : Du premier et du dernier fait de conscience , page 33y et suiv. (première édition). 54 SIXIÈME LEÇON. n'a pas faite , et par conséquent la nature exté- rieure, qu'il répute non -moi; et il aperçoit le moi et le non-moi comme se limitant l'un par l'autre ; enfin il entrevoit un être dans lequel sa pensée se plonge sans y. trouver de linVite. Remarquons toutefois qu'il n'obtient pas sur-le-champ l'idée précise d'infini ou d'absolu , et* que l'-être est pour lui d'abord plutôt indéfini qu'infini. Ainsi l'état primitif de l'intelligence ne contient rien de plus que l'état actuel, mais aussi il ne contient rien de moins* C'est de l'état actuel que je suis parti d'abord : après avoir constaté les élémens qu'il renfermait , j'en ai demandé compte aux écoles du dix-huitième siècle. J'ai dit à l'école. de la sensation, qui veut tout faire éclore de l'idée du. non- moi fini : Il faut d'abord que vous trouviez un moi qui aperçoive cette sensation ; de plus il faut que vous fassiez sor- tir de cette source étroite toutes les connaissances humaines , soit contingentes , soit absolues ; il faut enfin qu'à 1 aide de votre élément unique vous puissiez former au moins la moindre des pensées , et pour gela constituer l'unité qui est le fond delà proposition la plus vulgaire. Nous avons fait voir que le système de Locke et de Cou dillac succombait sous le poids de ces trois objections. Me tournant alors vers l'école de Fichte ou l'école du aïoi, je lui ai demandé de faire sortir du sein de l'idée du moi, i° le non-moi fini : i° l'unité de tout fait de con- science; 3° toutes les connaissances contingentes' et DU VRAI. 55 absolue^ ; ces trois difficultés ont aussi entravé dans sa marche la seconde école exclusive du dix-hui- tième siècle- Aucune des deux écoles ne répondant aux trois questions que nous leur posons , nous de- vons nous-mêmes y satisfaire. Or, nous résolvons d'abord la première , en admettant le' moi et le non-moi fini comme termes corrélatifs. Quant à l'unité de la pensée qui lie entre eux les trois termes de toute proposition , elle devient possible ou plutôt nécessaire par l'existence de ce troisième élément que nous avons constaté , c est-a-dire de l'être absolu qui , renfermant dans son sein le moi et le non-moi fini , et formant pour ainsi dire le fond identique de toute chose , un et plusieurs tout à la fois , un par la substance , plusieurs par les phénomènes, s'apparaît à lui-même dans la con- science' humaine. L'unité du fait de conscience est donc le reflet de l'unité de l'être absolu (i). Par la conscience et la sensation nous apercevons les phé- nomènes, par la raison nous saisissons l'être. Qu'on . n'aille pas croire toutefois que nous faisons de la raison une faculté susceptible d'action et de repos : la raison est pour nous une simple aperception de l'être ; ce n'est pas une faculté comme la liberté. La liberté est une force indiyiduelle ; la raison est pour ainsi dire le reflet de la vérité ou de l'être dans -(i) Voyez Fragmens fhilosophiques : Du premier et du der- nier fait de conscience , page 38r) , à la fin ( première édi- lion). 56 SIXIÈME LEÇON. l'individu. Quand n. prendre l'être infini : elle n'en connaît que les formes pour ainsi dire visibles. Le dernier point de vue de la réflexion est donc que la raison sache qu'elle ne ( onstitue pas le beau , le vrai et le bien en les Dl VRAI.. 7I apercevant, que ce n'est pas l'homme qui crée la vérité absolue, le. type idéal et éternel du beau , la loi souveraine du devoir ; mais que si ces trois idées sont immuables , c'est parce qu'elles sont le reflet de l'être immuable , éternel , universel , infini. Rappelez-vous maintenant qu'il ne peut y avoir, dans ce point de vue élevé de la réflexion , rien qui ne se retrouve en germe au début de la sponta- néité ; que le point de vue primitif et le point de vue ultérieur sont entièrement semblables , quant à leurs élémens , et que la seule différence qui existe entre les deux extrémités, c'est que l'une est claire, tandis que l'autre est obscure. Que trouvons- nous dans le dernier point de vue réfléchi? l'idée du moi , du i\ox-MOi et de l'être absolu. Or, nous avons vu qu'il ne pouvait pas se trouver un élément de moins dans le premier point de vue spontané ; car la pensée la plus vague contient un sujet , un ob- jet, et une idée indéterminée de l'être. Entre le dernier terme de la réflexion et la spontanéité sont des points de vue réfléchis in- termédiaires : le premier est le point de vue du moi , du non-moi , et des rapports qui les unis- sent ou les séparent , rapports qui forment les lois de la pensée et les lois de la nature ; le second point de vue est celui où, après nous être élevés au-dessus du contingent , nous concevons le bien , le beau et le vrai , comme indépendans du moi et du non-moi ; le troisième, qui est le dernier cjegré ni HUITIÈME LEÇON. do la réflexion , rapporte ces idées absolues à leur origine dernière et fondamentale, à l'être infini. Tout ce qui est dans l'intelligence se retrouve dans la. sensibilité : on peut aussi diviser en deux époques l'exercice de cette dernière : l'époque spontanée et l'époque réfléchie ; et celle-ci , en trois momens parallèles aux trois momens de la vie intellectuelle réfléchie. De même que pour l'in- telligence , il n'y aura rien dans la sensibilité ré- fléchie qui n'ait été d'abord dans la sensibilité spon- tanée. Le dernier point de vue réfléchi dé l'intelli- gence comprend l'idée du moi et du non-moi , et la conception du vrai , du beau et dû bien, rapportés à l'être absolu : le point de vue sen- sible parallèle développe des sentimens appropriés à chacune de ces phases. Dans le point de vue* intellectuel , je suis , et quelque chose existe hors de moi, puis, par un jugement delà raison, j'aperçois le bien , le vrai, le beau , et je les rapporte à leur ori- gine première et substantielle/Dans le point de vue sensible, je suis heureux d'être : un sentiment déli- cieux s'attache a la conscience de mon individualité; le non-moi m'est agréable ou désagréable ; la con ceptiondu bien, du beau et du vrai est toujours ac- compagnée déplaisir, et la conception contraire pro- duit toujours un sentiment de peine. L'intelligence, avons-nous dit , ne s'arrête pas- aux idées absolues, elle aspire à la substance absolue. Nous savons DU VRAI. n3 que le moi est un phénomène périssable , que souvent il vient à défaillir ; que le non-moi est instable et varie perpétuellement ; que les idées du beau , du vrai et du bien cessent d'exister , lorsque nous n'existons plus nous-mêmes , et nous sentons le besoin d'un fondement qui ne périsse pas : nous nous élevons jusqu'à l'être où l'intelli- gence se repose en paix-, et fait éprouver à la sensibilité le ravissement le plus durable. Le sen- timent de plaisir , attaché à l'existence du moi , est agité, parce que le moi est borné et périssable : la jouissance causée par le côté agréable du non- moi est mêlée de regret et de crainte , parce que le non-moi est variable et borné , et parce que nous ne pouvons pas ne pas en recevoir quelque mal. L'émotion, suscitée par la vérité , la beauté , la vertu, est plus calme à la fois et plus vive ; mais toutes les sources de la sensibilité ne viennent à s'ouvrir que si nous arrivons jusqu'à l'idée de la substance, de l'inconnu au delà duquel il n'y a rien. Là est le calme absolu , le repos sans agi- tation , la joie sans mélange de peine. Mais nous ne faisons qu'entrevoir ces délices ; car, ainsi que nous l'avons dit , nous ne comprenons pas l'être lui-même , et nous ne concevons que la nécessité de son existence. Nous venons de voir l'intelligence réfléchie ac- compagnée d'un développement parallèle de la sen- sibilité : l'intelligence spontanée nous offrira le H^ HUITIÈME LEÇON. même spectacle. Qu'avons-nous trouvé dans le premier point de vue intellectuel ? le moi , le non- moi, et la conception vague de l'être. De même dans le premier mouvement de la sensibilité, un plaisir confus et indéterminé s'attache à chacun de ces trois termes. Ainsi, l'enfant est satisfait d'exister; le monde extérieur lui agrée ou lui déplaît : l'enfant sourit ou pleure aux objets de la nature, et le sen- timent agréable de l'être en général traverse, quoique d'une manière fugitive , sa frêle organi- sation. Tel est le point de vue primitif sensible dans son parallélisme avec le point de vue pri- mitif intellectuel. Pour mieux constater le pro- grès parallèle de la raison et de la sensibilité , re- prenons les points intermédiaires qui se trouvent sur la. route , depuis le premier éveil spontané, jusqu'au terme final de la réflexion. Le vrai , le bien et le beau ne sont que des for- mes de l'infini : qu'aimons-nous donc en aimant la vérité , la beauté et la vertu ? nous aimons l'infini lui-même. L'amour de la substance in- finie est caché sous l'amour de ses formes. C'est si bien l'infini lui-même qui vous charme dans le beau , le bien et le vrai , que ces manifestations ne vous suffisent pas. L'artiste languit à la vue de ses chefs-d'œuvre : il aspire à s'élever plus haut. L'homme de bien et le philosophe se dégoûtent de leurs vertus, et de leurs vérités imparfaites. Tant que l'infini n'est pas atteint, l'amour n'est DC VRAI. 75 pas satisfait. La vérité est un intermédiaire qui sé- pare le philosophe de l'être absolu , comme la na- ture extérieure est un obstacle qui sépare l'enfant de l'être des êtres; mais c'est à la substance in- finie que tend le philosophe à travers la vérité ; de même c'est à la substance infinie que l'enfant aspire, sans le savoir, a travers les phénomènes de la nature. L'enfant ne s'élève pas de prime-abord aux idées de beauté , de vertu et de vérité ; il s'attache aux formes sensibles ; il s'arrête au monde extérieur , qu'il prend pour l'Etre lui-même ; il sourit à la nature ; il se joue sur le sein de sa nourrice qui le regarde avec compassion et le laisse dans cette heureuse ignorance. Mais bientôt ce monde extérieur ne peut contenter ses désirs : la rose qu'il a aimée lui devient indifférente ou lui déplait ; il l'effeuille , la sème sous ses pieds , et court à d'autres plaisirs; il espère trouver dans cette nature , infinie à ses yeux , quelque bien où se reposera son amour. Mais la réflexion ar- rive , elle détruit ses illusions et son innocente es- pérance : il comprend que la nature ne peut pas lui donner ce qu'elle n'a pas , et qu'elle n'est point ce qu'il désire ; il la dépasse ; il tend vo- lontairement au même but vers lequel l'entraînait une tendance spontanée ; sa fin est la même , mais il l'ignorait tout à l'heure , et maintenant i\ la connaît. L'amour dans l'enfant est pur parce qu'il est spontané : il se répand tout entier s 76 HU ITIÈME LEÇON. l'objet agréable ; sa sensibilité ne se partage pas : elle se déverse sur le non -moi , sans retour sur le moi. La sensibilité spontanée ne se divise pas en expansion et en concentration : cette division ne s'accomplit que dans le point de vue réfléchi. Ainsi l'enfant aime l'objet extérieur sans s'ai- mer lui-même : c'est l'amour désintéressé ; mais ce n'est pas le dévoûment , car on ne se dévoue pas quand on s'ignore. L'amour innocent, tant qu'il se méconnaît lui-même, perd son inno- cence , quand il commence à se connaître. Dès que la réflexion prend naissance , la force sensi- ble se divise , et une moitié revient sur le moi : il y a concentration. L'amour de l'objet extérieur s'affaiblit ou s'envole ; tel est le sens de la poétique fable de Psyché. Tant que Psyché ne connut pas son céleste amant , sa joie fut in- nocenteet vive ; mais dès qu'elle approcha sa lampe, l'Amour s'envola , et son bonheur se perdit avec son innocence. En passant de la spontanéité à la réflexion , l'amour cesse d'être un , et par consé- quent d'être pur : le moi , qui se négligeait lui- même dans la spontanéité , se prend , dans la ré- flexion , pour l'un des termes de son amour. La réflexion enfante l'égoïsme , mais elle peut en- fanter aussi le dévoûment. A peine sommes-nous arrivés à ce premier degré de la réflexion où le moi revient sur lui-même , que nous le franchissons , et nous élevons à l'amour du beau , du bien et du ï DL VRAI. nn vrai ; la sensibilité reprend ici une partie de sa pureté et de sa vivacité première. Ce second degré est franchi encore , et nous arrivons au troisième aspect de la réflexion , à l'amour de l'être infini. Mais, à ce dernier terme , l'amour n'a pas d'autre but qu'à son origine ; car c'était l'infini qu'il cherchait d'abord sans le savoir. A travers les formes finies , l'enfant déjà poursuivait l'infini ; à travers le moi et le non-moi , la réflexion pour- suit les idées absolues , et à travers les idées elles- mêmes , elle aspire à la substance infinie. La vie intellectuelle et la vie sensible ne sont donc qu'une marche vers l'infini. La raison conçoit l'infini dans le fini; l'amour tend à l'infini par le fini. La raison et l'amour sont les deux grandes formes de la vie humaine : quand la vie s'arrête au sein de la spontanéité , elle est belle et pure ; quand elle arrive.sur le seuil de la réflexion , elle se dégradé, si elle ne passe sur-le-champ à la conception de l'idéal , et de la conception de l'idéal à celle de la substance infinie. Arrivée à ce terme , elle reprend sa pureté et sa beauté première. Comme l'amour et la raison constituent la vie humaine , ils constituent aussi la religion et l'art , qui sont les expressions de cette vie. Je m'explique : la raison conçoit l'infini ; l'amour aspire à l'infini : qu'y a-t-il de plus dansla religion? Là où il n'existe ni conception, ni amour de l'infini , il n'y a pas de religion. L'art n'est-il pas aussi de l'amour et de r-8 1! I lïIÈWE LECO.N. ' - la raison , ëf no passe-t-il pis par les mêmes vicis- situdes que la vie humaine? Lorsque l'art exprime le point de vue spontané, il est gracieux et pur; lorsqu'il arrive à la réflexion , il se dégrade , s'il prend pour objet le moi humain ou le aox-moi fini , et s'il ne se hâte d'arriver à l'idéal , et par delà l'idéal à 1 infini, qui en estle soutien. L'art est donc en harmonie avec la religion : la religion est un regard vers l'inlini du sein du fini, et l'art une reproduction de l'infini par le fini. Telle fut sa mission en Grèce et en Italie. Dans- les temps modernes , en France et en Angleterre , l'art s'est abaissé en ne représentant que le fini. En Alle- magne, il s'est égaré et comme perdu dans l'espace, en essayant de représenter l'infini par des formes infinies elles-mêmes; mais l'infini ne peut se ma- nifester que par des formes déterminées. La reli- gion peut commettre les mêmes fautes : 6i elle s'enferme dans le fini, elle est terrestre; si elle rejette toutes les formes déterminées, elle tombe dans l'extase. En résumé % la raison et l'amour sont les deux élémens de la vie humaine ; il ne faut pas absor- ber la raison dans l'amour : ce serait détruire le fondement de la vie intellectuelle ; ce serait se faire une fausse religion , une fausse vertu , et se mettre dans l'impossibilité d'être un vrai philosophe et un grand artiste. L'amour étant la passion doit res- ter soumis aux ordres de la raison : le talent, c'est DI -VRAI. "C) la passion sous la discipline de la raison ; une juste proportion d'amour et d'intelligence constitue l'en- thousiasme; mais il ne faut pas perdre de vue qu'il n'est pas donné à l'homme de reproduire l'infini ailleurs que dans le fini. La poésie est le premier de tous les arts, parce qu'elle représente le mieux l'infini ; mais elle est enfermée comme tous les autres dans des formes déterminées , et Lessing a pu comparer Homère au plus habile des sculp- teurs. 8o NEUVIÈME LEÇON. \\VW\\U\Vi\\\V\\\\\V\\\\%V\\W\V\V\\VV\VV\\ll\\\V\.VV\\V\\VVV\\'V\UA\\lUX\V NEUVIÈME LEÇON. Histoire des différens mystieismes. — Mysticisme relatif aux phénomènes, envisagé dans l'individu et dans l'hu- manité. — Personnification de la nature extérieure. — Paganisme. — Invocation , évocation , théurgie , cab- bale. La théorie que nous avons exposée dans les le- çons précédentes pourrait , à des jeux inattentifs , paraître entachée de mysticisme. Nous avons an- noncé que , pour la délivrer de ce reproche], nous la mettrions en regard des différentes doctrines mystiques qui ont obscurci la lumière de la phi- losophie : telle est la tâche que nous allons entre- prendre. Nous essaierons d'exposer tous les genres de mysticisme, de parcourir non-seulement les formes qu'il a présentées jusqu'ici, mais toutes celles qu'il peut revêtir, afin de cou naître non-seu- lement ses erreurs réelles , mais encore toutes ses erreurs possibles. Nous avons tenté de réduire les élémens de la pensée humaine à deux idées principales : nous DO VRAI. 8l nous sommes crus fondés à dire que tous les prin- cipes de nos connaissances ne comprennent que deux classes : ï ° les idées relatives à la cause ; i° les idées relatives à la substance . De réduction en réduc- tion, nous avons ramené la substance à l'être, et la cause aux phénomènes. L'être a été défini le terme au delà duquel l'esprit ne peut plus rien con- cevoir : il a sa raison dernière en lui-même , car autrement il retomberait dans la classe des phéno- mènes, qui laissent toujours supposer quelque chose au delà d'eux-mêmes. Nous sommes donc revenus à la distinction vulgaire de l'être et de ses mani- festations. Il est vrai qu'il y a des phénomènes plus persistans que les autres, et qui, aflèctant une ap- parence de perpétuité , pourraient se confondre avec l'être substantiel; mais* on les voit à la fin dé- faillir à leur tour, ou du moins on conçoit la pos- sibilité de leur défaillance : ce ne sont donc que des phénomènes plus ou moins permanens au delà desquels réside l'être véritable , ou la vraie sub- stance. Si la raison n'a que deux formes , le mysticisme ne peut se diviser aussi qu'en deux classes corres- pondantes aux deux grandes classes de nos idées : nous aurons d'une part le mysticisme relatif aux phénomènes , et de l'autre le mysticisme relatif à la substance. Nous avons déjà dit que jamais la substance n'est donnée à l'homme indépendamment du philosophie. (j 8u NEUVIÈME LEÇON. phénomène, et que jamais l'idée de phénomène n'est vide de l'idée de substance : quand donc. je divise le mysticisme en deux classes, il ne faut pas croire qu'il y ait un mysticisme substantiel sans mélange de mysticisme phénoménal , ou réciproquement : les deux mysticismes sont simul- tanés , comme les idées de phénomène et de substance. Toutefois, dans le point de vue réflé- chi , l'attention, qui divise, appuie plus ou moins fortement sur l'une ou l'autre des deux idées , et quoiqu'elle aperçoive simultanément le phé- nomène et l'être, elle se préoccupe plus vive- ment d'abord du phénomène. De même, quoique les deux mysticismes se pénètrent l'un l'autre, le mysticisme phénoménal paraît d'abord l'empor- ter. C'est donc par celoi-ci que nous devons com- mencer notre étude. Qu'est-ce que le mysticisme phénoménal? quelle est sa nature , son point de départ , et son terme ? quelle est son histoire dans l'individu et dans l'hu- manité? Commençons d'abord par le chercher dans la psychologie individuelle. 11 repose sur une illusion primitive , sur une loi de la nature hu- maine que l'on convertit en loi nécessaire, et sur une fiction de l'imagination. Je suis moi, je suis indivisible , je ne suis moi qu'à ce titre que je ne suis pas non-moi : cette assertion est presque pué- rile , et cependant elle a été constestéo , car on a voulu faire le moi avec le \o\-moi, l'unité avec la DU VRAI. 83 multiplicité. La nature du moi est l'indivisibilité, et sa forme la liberté : le caractère par lequel je me distingue de toute la nature extérieure , c'est la liberté; si je cessais d'être libre, je pourrais, jusqu'à un certain point, me confondre avec les données de mes sensations; caria conscience est, comme toutes nos facultés, sujette à l'erreur; mais la liberté c'est le moi, cause libre intentionnelle et finale. Maintenant, quand le moi passe à la connaissance du non-moi , il fait une transformation, c'est-à-dire qu'il prête au non-moi la liberté qui constitue le moi lui-même. Ce n'est pas là une loi nécessaire , mais c'est un prin- cipe de notre constitution intellectuelle. Je ne suis moi qu'en tant que je suis libre ,. et comme en pas- sant à ce qui n'est pas moi' , je ne m'abandonne pas moi-même , il arrive que je me place sous le non- \ioi. Je suis libre, et le non-moi ne l'est pas, i ;ais je le fais à mon image, et je dis : non-moi, cause libre , intentionnelle et finale. Cette erreur a deux racines : 10 le' moi ne peut s'abjurer tout à coup lui-même, passer nettement et subitement au non-moi ; oublier ses formes pour contempler uniquement des formes étrangères. L'âme va faci- lement du même au même ; mais le passage brus- que du dissemblable au dissemblable , du libre au fatal , de la causalité intentionnelle à la causalité aveugle, dépasse ses forces bornées : par fai- blesse elle fait le non-moi semblable à elle-même. 2° Pour peu que le moi n'observe pas bien eom- 6. 84 NEUVIÈME LEÇON. ment il arrive à l'idée du non-moi, il croit celui-ci une création de lui-même, et c'est ainsi que Fichte n'a vu dans le non-moi qu'une production du moi. Quelquesphilosophes ontnomméloi nécessaire cette loi d'induction, par laquelle on dépose dans la nature extérieure ce qu'on emprunte à la nature intime : nous ne pouvons reconnaître ici qu'une loi de notre orga- nisation, et en conséquence une loi variable, qui donne tantôt la vérité tantôt l'erreur. Toute loi delà nature humaine estsubjective, contingente; avec elle je ne puis rien conclure à l'extérieur, car elle n'est pas un juge absolu qui plane au-dessusdu moi et du non- moi , et qui prononce souverainement sur la vérité. C'est une pure crovance : assez souvent elle n'est qu'une illusion naturelle*; si elle nous mène à la vérité , c'est un heureux effet de uotre nature , mais qui ne présente aucun caractère de nécessité. Suivons maintenant le mysticisme phénomé- nal dans l'histoire de l'humanité. Le premier âge du mysticisme phénoménal, dans l'humanité, c'est le paganisme. Le paganisme repose sur l'il- lusion que nous venons d'analyser ; voici a quels termes on peut ramener cette fausse religion : je suis une cause libre, il y a un non-moi qui li- mite ma liberté; je le croiscause libre, intention- nelle, finale ; il peut me servir ou me nuire , in- dépendamment de ma volonté ; il m'est donc supérieur. De là résulte une impression de ter- reur qui se mêle à l'amour. C'est cette crainte que DU VKAI. 85 les latins ont exprimée par vereor et les grecs par otôiouai, et -sous ce point de vue j'adopte le vers de Lucrèce : Primus in orbe ileos fecit timor. Des causes extérieures plus fortes que l'homme, bienfaisantes ou malfaisantes , et la manifesta- tion visible de ces causes , voilà le paganisme an- cien. M. Quatremère-de-Quincy a essayé de mon- trer que le paganisme grec n'était pas originaire de \â Grèce, mais issu de l'Egypte. Les Egyp- tiens , dans son opinion, avaient conçu la substance unique : ilsavaientvu, dans les causes naturelles, des manifestations de cette substance , et ils les avaient représentées par des signes abstraits , qui sont les hiéroglyphes. Les Grecs, héritiers de ces signes géométriques , leur substituèrent les formes hu- maines, qu'ils employèrent comme personnifica- tions des causes naturelles; mais les Grecs n'avaient pris eux-mêmes les causes naturelles et les dieux du paganisme que pour des manifestations de l'ê- tre infini et caché. Nous pensons, quant à nous, que l'homme a dû ne pas distinguer d'abord net- tement la substance pure et absolue , mais se préoccuper des phénomènes. Je considère donc le paganisme comme un panthéisme matériel ou phénoménal ; sa racine est dans l'illusion qui nous fait apercevoir le non-moi revêtu des formes du 86 NEUVIÈME LEÇON. moi. Poursuivons les conséquences de cette il- lusion. Il y a des causes supérieures à moi; or, je suis accessible à. la pitié ; je puis changer mes résolutions quand je me laisse attendrir ; par consé- quent, les causes extérieures, conçues semblables à moi , pourront aussi m' épargner si j'émeus leur pitié ; et comme je prie mes semblables de chan- ger ceux de leurs desseins qui me sont contraires, je puis, de même prier les dieux. De là l'idée de la prière , sous une forme déterminée , à certaine heure , en certains lieux ; de là les rites et les cul- tes ; de là l'invocation. C'est ici que s'arrête le paganisme grec. Mais on a voulu aller , et on est aUé plus loin : ici nous entrons dans le second à2;e du mvsticisme phénoménal. Les dieux et les démons, qui pré- sidaient aux mouvemens des astres et aux phé- nomènes terrestres , n'étaient pas aperçus par les hommes ; or, nous avons démontré que l'esprit aspire sans cesse à traverser le phénomène , à se placer l'ace à face avec ce qui est caché derrière. On ne se contente donc plus de prier et d'invo- quer les dieux , on veut les voir , on les évoque, et de V invocation on passe à l'évocation. La Grèce antique a été exempte de ce second mysti- cisme : il a pris naissance dans Alexandrie, où il se composa du mélange de la philosophie de Zoroastre avec les religions sabéenne , hébraï- que et cssénienne , et avec les restes du paga- DU VRAI. 87 nisme et du platonisme dégénéré. C'est de ce concours que s'est formée une secte de théurgie et de magie , qu'il ne faut pas confondre avec l'A- lexandrinisme proprement dit, système plus vaste, dont le mysticisme ne fut qu'une branche. La secte théurgique naquit du désespoir de la religion ex- pirante : un culte nouveau éclatait par des mira- cles ; le paganisme voulut aussi avoir les siens. Des hommes se vantèrent de faire comparaître la Divinité devant d'autres hommes : on eut des dé- mons à soi , sous ses ordres ; on évoqua les divi- nités supérieures pour triompher plus facilement des divinités subalternes : telle fut la théurgie d A- pollonius de Tyane. Lorsque la philosophie chré- tienne fit son avènement dans le monde, elle écrasa le paganisme et la théurgie , et au second siècle l'humanité fut soumise à un régime sé- vère, qui écarta le mysticisme. Il ne reparut plus qu'au quatorzième et au quinzième siècle, dans quelques écoles d'Italie et d'Allemagne. Ce nou- veau mysticisme , appelé cabbale , d'un nom déjà connu dans les écoles d'Alexandrie , mais qui de- puis avait entièrement disparu , et qui signifiait la tradition orale , était sorti du sein de la sco- lastique, et il agissait avec les instrumens de la scolastique, comme autrefois le néoplatonicien Porphyre évoquait avec des paroles platoniciennes. La cabbale du quinzième siècle mit en usage de bizarres formules , des carrés , des cercles niagi- 88 NEUVIÈME LEÇON. ques , des nombres mystérieux, par la puissance desquels on prétendait faire paraître , sous la ba- guette , les démons des enfers et les divinités du ciel ; de là les extases mystiques de Raymond Lulle , qui lui attirèrent de si zélés partisans et des ennemis si furieux, et qui firent couler le sang ; de là ce délire qui conduisit Bruno sur le bûcher. Telle est l'histoire du mysticisme phénoménal . Dans la prochaine leçon, nous aborderons l'histoire du mysticisme substantiel , c'est-à-dire de ce mysti- cisme relatif à la substance, qui vient ordinairement après les grandes époques philosophiques , quand l'esprit humain est fatigué du raisonnement, quand il a épuisé les connaissances de la raison , et que , voulant aller, plus loin , il se jette dans le senti- ment qui l'égaré et qui le perd. DU VRAI. 8g iVV\AAV^/»VAA^VVVVi^\»VVlV\VVVV'VVVV\VAA*V\VVVVV\\A*VX\WVVVVVV\ WVW1VVM DIXIÈME LEÇON. Retour sur la leçon précédente. — Mysticismes relatifs à la substance : mysticisme rationnel, mysticisme du sen- timent. — Zenon. — Jacobi. . La philosophie doit être une explication : si elle ne veut pas s'abjurer elle-même, si elle reste fidèle à son origine et à sa nature , elle doit constater les phénomènes que présente l'humanité , et les rap- porter à leur cause; de telle sorte que les événemens, qui auxyeux du vulgaire sont le fruit du hasard, ap- paraissent comme prédéterminés et quelquefois même comme nécessaires. Nous avons commencé par indiquer la marche que l'homme devait suivre à priori en vertu de sa nature , dans la conception du phénomène et de la substance : il nous reste à montrer par l'histoire qu'il a réellement suivi cette marche, et à confronter ainsi l'un avec l'autre l'in- dividu et l'humanité. Nous construisons une sorte d'idéal, et nous montrons ensuite que les faits l'ont réalisé. Revenons en peu de mots sur ce que nous avons déjà dit de l'histoire du mysticisme. L'homme n'a- Q0 DIXIÈME LEÇON. perçoit sa propre existence que par sa liberté. Comme il est soumis à la loi d'analogie , après s'être reconnu cause libre , intentionnelle et iinale, lorsqu'il passe à l'idée d'une autre existence, il met sous celle-ci la sienne propre. En d'autres termes, lorsque le moi conçoit le non-moi, il place dans la nature extérieure les propriétés du monde interne. Ce non-moi, assimilé au moi, lui ( st supposé supérieur , car le moi ne peutso sous- traire à l'influence du non-moi : le premier redoute donc le second. Si les actions du non-moi étaient invariables et uniformes, le moi entreverrait des bornes à ses terreurs; mais l'incertitude redouble son effroi, et l'amour qu'il pourrait avoir pour la cause extérieure est inquiété et altéré par la crainte. Voilà donc les causes extérieures douées de la vie libre, volontaires et actives, les voilà supérieures au moi. Ces causes agissent sur l'homme, soit en bien , soit en mal : la loi de la sensibilité est que nous fuyions la douleur, et que nous recherchions le plaisir; mais quand des puissances supérieures à nous se placent devant le but que nous voulons atteindre, le désir et la crainte engendrent la prière. La prière suppose ces élémens : i° la li- berté de la cause à laquelle on s'adresse ; on ne prie pas le fatal; 2° l'intelligence ajoutée à la liberté; 3° la supériorité de cetje cause sur celui qui la prie. Mais en même temps que le moi se conçoit libre , il sait qu'il a pour enveloppe un corps ayant telle 1 DU VRAI. gi forme, occupant te] espace : par la loi d'induction , loi contingente, ne l'oubliez pas, et qui n'a rien d'absolu ou de nécessaire , il transporte au non- moi , non-seulement sa liberté , mais de plus le corps qui lui est attaché , et de cette double appli- cation est né l'anthropomorphisme , ou l'idée des causes externes libres et revêtues de corps humains. Il ne faut pas chercher de rigueur dans l'appli- cation d'un principe contingent : aussi l'homme n'a-t-il pas conçu toutes les causes extérieures comme libres et corporelles. En général , les causes les plus communes , celles qui nous touchent de plus, près , n'ont pas été douées de liberté et de formes humaines , probablement parce qu'on a pu facilement reconnaître quelles agissent d'une ma- nière uniforme et sans intention. Un principe rationnel et nécessaire nous force à reconnaître des causes externes , et aucun homme ne s'y soustrait , parce que c'est une loi absolue de la raison; mais un principe purement contingent nous fait animer, revêtir de corps et invoquer toutes les causes externes. Aussi , quoique les premiers peu- ples, reproduisant le premier ège de l'enfance, aient généralement conçu les causes externes comme libres , animées et corporelles , tous les peuples et tous les enfans n'arrivent pas sur ce sujet à la même conception. Parmi ceux qui cèdent à la loi d'ana- logie , tous ne cèdent pas à la loi tout entière : les uns animent certaines causes que les autres n'ani- Q2 DIXI'BMB LEÇON. ment pas; quelques-uns ne remplissent que la première partie de la loi , c'est-à-dire qu'ils prêtent aux causes extérieures la liberté , mais non la forme humaine. C'est encore une question à décider que celle de savoir si les fondateurs du culte égyptien se représentaient les causes extérieures sous la fi- gure de l'humanité. Je n'ai insisté sur ce point que pour faire distinguer une simple loi d'analogie d'avec une loi nécessaire , et préserver la philoso- phie du danger d'attacher à la première plus d'im- portance qu'elle n'en mérite ; je reviens à mon sujet. L'invocation est le premier pas du mysticisme phénoménal : le deuxième est l'évocation ; je vais montrer qu'il n'est pas moins naturel dans le dé- veloppement de l'esprit humain , quoiqu'il ne soit pas non plus nécessaire. Les dieux de l'Olympe n'étaient que des forces divinisées , classées dans un certain ordre , les unes par rapport aux autres . Quand on s'était assuré la protection d'une divinité supérieure, on avait par son entremise le secours des dieux subalternes. On pouvait obtenir l'accomplissement de ses désirs : il ne fallait que le demander avec ardeur , il fallait prier. Quand on prie, on éprouve non-seule- ment le besoin , mais l'espoir d'obtenir l'objet qu'on demande; ajoutez à ces sentimens naturels le travail de l'imagination : vous verrez naître l'in- spiration , l'esprit de prophétie et le don des mi- racles. L'homme demande à son Dieu de lui dé- DU V1ÎAI. C\'S voiler l'avenir : en attendant la réponse , il y pense, il la médite , et il la fait peu à peu lui-même ; il se persuade ainsi qu'elle lui vient de la Divinité : le voilà inspiré , le voilà prophète . Par une illusion semblable , quand on éprouve le vif désir de voir un objet absent , l'imagination, éveillée par l'éner- gie de la sensibilité , se met en jeu , et nous offre l'objet verslequel notre âme toute entière aspire, et l'on croit voir et toucher le produit de sa propre créa- tion. Voilà comment on arrive à s'attribuer le pouvoir des miracles , c'est une crédulité naturelle : le pre- mier corps de prêtres qui a prédit l'avenir , qui a révélé les volontés des dieux , qui a enfanté des prodiges , a été d'abord dupe de lui-même : il ne faisait pas , comme on l'a dit , de la superstition à plaisir ; il était de bonne foi , et c'est là ce qui fai- sait son influence et son empire. Il parlait à des hommes disposés à la même crédulité : sa confiance en lui-même s'en augmentait , et sa puissance s'é- tendait ainsi de plus en plus. Mais quand on se crut inspiré, quand on s'imagina recevoir la réponse des dieux, on désira plus encore. Nous avons dit que l'homme est tourmenté de l'idée de l'invisible, qu'il tend vers l'infini , quoiqu'il lui soit impossible de l'atteindre. De là le désir de contempler le dieu dont on a entendu la parole ; de là bientôt l'appa- rition du dieu par le double pouvoir du désir et de l'imagination. Les révélations ne se font plus alors par une simple inspiration , mais par une C)/f DIXIÈME LTA}0\. intuition directe delà divinité a laquelle on prête à cette époque la forme du corps humain. Lors- que l'hiérophante se fut une fois persuadé qu'il pouvait faire venir les dieux en présence de l'homme , il inventa les rites et les cérémonies de Y évocation; c'est ainsi que cette dernière forme se place à côté de l'invocation , et complète tout le mysticisme ancien que nous avons appelé mys- ticisme phénoménal, parce qu'il ne songe pas encore à pénétrer jusqu'à l'absolu , jusqu'à l'in- time et éternelle existence , parce qu'il s'arrête au multiple , au divers, au variable. L'invocation et l'évocation ont ordinairement marché ensemble dans l'antiquité ; il est arrivé cependant que tan- tôt l'une a dominé, et tantôt l'autre. L'invocation l'emporte le plus souvent , parce qu'elle demande une moins grande excitation du désir , et un moins grand eltbrt de l'imagination. L'invocation fut la partie saillante du mysticisme grec, populaire , et même du mysticisme philosophique : les sages se bornaient à invoquer ; Platon a toujours combattu l'évocation , tandis qu'il admettait l'invocation des causes externes , du moins dans sa phi- losophie poétique, qu'il faut bien distinguer de sa philosophie rationnelle, cachée et déguisée sous la première. Mais un temps arriva où l'in- vocation nesuflitplus au mysticisme philosophique lui-même : le paganisme grec et romain se trouva menacé par les sectes des Hébreux , et par celle DU VRAI. L)5 de Zoroastre, qui se faisait une gloire d'évoquer les dieux. Dès lors l'évocation adoptée par l'école d'Alexandrie devint à son tour le côté prédo- minant du mysticisme payen , qui ne voulut pas rester inférieur à ses rivaux. C'est Porphyre et les successeurs de ce philosophe qui donnèrent le plus de développemens à la théorie de l'évocation. Mais , comme nous l'avons dit , ni l'invocation ni l'évocation ne dépassentles limites du variable, du contingent, du fini : c'est un mysticisme enfermé dans les limites des phénomènes ; il reste donc à exposer le mysticisme appliqué à la substance. Dans le premier point de vue de la vie humaine , on saisit le moi , le non-moi et leur rapport; on ne dépasse pas encore le contingent. Dans le se- cond point de vue on s'élève à la connaissance de certaines idées qui apparaissent comme absolues : ce sont celles du bien , du beau et du vrai. Ne croyez pas que ces idées soient réalisées dans les œuvres humaines : choisissez telle science que vous voudrez , vous pourrez en concevoir une plus vraie encore; rassemblez les actions célébrées dans l'his- toire , vous n'aurez pas encore atteint le plus haut degré de l'héroïsme ; l'Apollon du Belvédère est un chef-d'œuvre; mais ailirmerez-vous qu'il ne peut être surpassé? Ces idées de vrai, de bien et de beau ne sont pas , il faut se le rappeler, l'ab- solu substantiel , mais seulement l'absolu idéal. Par elles , nous ne sommes pas encore face à face yG DIXIÈME LEÇON. avec l'infini , mais en présence des formes de l'in- fini. Nous avons décrit le double phénomène qui se passe dans l'homme à propos des idées abso- lues : nous avons dit que non-seulement il con- cevait le vrai , le beau et le bien , mais encore qu'il était ému à ces idées. Ainsi l'homme n'est pas uni- quement doué déraison : il est aussi doué d'amour; ces deux facultés sont l'une et l'autre en rap- port avec le vrai , le beau et le bien. Maintenant vous comprendrez facilement qu'on peut tomber dans l'une ou l'autre de ces deux erreurs : ou bien, on prétendra que nous nous élevons au vrai, au beau et au bien par la seule raison , et on détruira ainsil'amour, ou bien on affirmera que l'amour suffit pour nous conduire à la vertu, à la vérité , àla beauté, et on détruira ainsi la raison. Dans la première hy- pothèse , l'homme concevra le vrai , le beau , le bien , mais il ne les aimera pas : c'est le point de vue stoïque. Les stoïciens , tels que nous les con- naissons par Athénée et par Stobée , s'occupaient peu du vrai et du beau, ouïes concentraient l'un et l'autre dans le bien : ils concevaient la loi du devoir ; ils l'accomplissaient , et s'efforçaient de n'é- prouver aucun plaisir dans cet accomplissement. Dans la seconde hypothèse, on absorbera la raison dans l'amour et on tombera dans le mysticisme. Cette méprise est naturelle , et elle a séduit des es- prits élevés. Rien n'est plus calme que la raison : elle ne porte aucun trouble dans l'organisation DU VKAI. qr- humaine, voilà pourquoi elle est moins appa- rente, moins saisissable que le sentiment. Comme le sentiment se joint à la raison , et se redouble aussi dans la conscience , il arrive que le phéno- mène interne, tout complexe qu'il est, prend l'ap- parence de la simplicité, parce que la raison dis- paraît à nos yeux sous la vivacité du sentiment ; et cependant la raison existe ainsi que l'amour :. c'est 1 accord de ces deux principes qui dorme nais- sance à ce qu'on appelle le sens commun. Toute philosophie, pour être complète , doit te- nir compte du sentiment et de la raison; mais c'est une faute moins grave d'absorber le sentiment dans la raison , que de résoudre la raison dans le sentiment; car l'analyse psychologique montre que la raison est ce qui précède et le sentiment ce qui suit, de sorte que la raison une fois détruite, il est absurde d'en conserver la conséquence : c'est nier la cause et reconnaître l'effet. De plus, le sen- timent est purement subjectif , il est mien et di- vers , il change d'homme à homme ; il n'a qu'une autorité relative à moi-même, et par conséquent contingente ; la raison au contraire est la commu- nication de .l'être absolu avec l'homme : elle ren- ferme un élément objectif, constant, immuable, nécessaire, qui n'appartient ni à moi ni à aucun autre, et qui possède une autorité universelle. On voit donc quelle est l'erreur de ceux qui absorbent la raison dans le sentiment : ils subjectivent la PHILOSOPHIE. t)8 DIXIÈME LEÇOiN. vérité , la beauté et la • vertu. On peut leur dire avec l'illustre Rant : De quel droit concluez- vous de vous-mêmes a la nature extérieure ? En vain, comme Descartes , vous auriez recours à la véra- cité divine : comment savez- vous que Dieu existe? Si vous vousréfugiez dans la foi , je dirai que vous avez de la foi , mais non de la philosophie. L'a doctrine qui veut atteindre le vrai , le bien et le beau par le sentiment , est celle de Jacobi ; selon ce philosophe, il faut avoir foi à la sensibilité. Mais la sensibilité est subjective , elle n'a de va- leur que relativement à ce qui se passe en chacun de nous : on ne pourra donc jamais lui donner une autorité objective et universelle. Ce qu'il y a d'ad- mirable dans l'homme , ce n'est pas qu'il aime la vérité , la beauté et la vertu , quand il a conçu toutes ces choses , c'est qu'il les conçoive , lui être borné et lini. Retrancher la raison à l'homme, c'est le mutiler - dans sa partie la plus importante : comment le sentiment , c'est-à-dire la-peine et le plaisir , peuvent-ils nous mettre en rapport avec le bien, le beau et le vrai, si le flambeau de la raison ne nous a d'abord éclairés ? Pour jouir de la vérité , ne faut-il pas que nous ayons d'abord saisi ce qui est vrai? Pour nous émouvoir à l'idée du bien et du beau , ne faut-il pas , comme les termes eux-mêmé% le donnent à entendre, que nous ayons conçu cette idée ? -Et la peineet le plaisir peuvent-ils être $5 nommes do l'idée ? La philoso- DU VR'AI. 99 phie du sentiment est donc incomplète , fausse et illégitime : incomplète, en ce qu'elle fait abstrac- tion d'un phénomène aussi certain que celui qu'elle reconnaît ; fausse, en ce qu'elle attribue au senti- ment un rôle qu'il ne peut remplir ; illégitime , en ce qu'elle parle du vrai, du bien et du beau , ' qu'elle est condamnée a toujours ignorer.* Cette philosophie appelle cause substantielle l'objet idéal de l'amour ; niais comment l'amour a-t-il pu fournir l'idée de cause et l'idée de substance? Jacobi avance que la cause substantielle est une révélation du sentiment : sans aucun doute l'être substantiel nous est révélé, mais ce n'est pas par l'amour ; la révélation de l'être absolu se fait à la raison et sous les formes du beau , du vrai et du bien . De deux choses l'une : ou il faut anéantir la substance, ou il faut y arriver légitimement; si vous l'anéantissez vous vous mettez en contradic- tion avec le genre humain et avec vous-même , car tout parle de substance, et le moindre de vos mots en fait l'aveu ; si vous la conservez et que vous veuillez y arriver par une voie légitime , n'en faites pas un objet de sentiment, mais tout à la fois un objet de raison et d'amour; ne la soumet- tez pas à une faculté subjective , variable d'indi- vidus à individus. Que vous partiez du moi par l'analyse pour vous élever jusqu'à Dieu , ou que vous partiez de Dieu pour redescendre par la syn- thèse jusqu'au moi , vous trouverez toujours la 7- 100 DIXIÈME LEÇON. raison comme un anneau indispensable de la chaîne : le moi aperçoit dans sa conscience le sen- timent avec la raison ; la raison lui révèle la vé- rité , la beauté et la vertu , et sur ces trois formes il s'élève à Dieu ; dans l'ordre contraire , Dieu est au point de départ, il se manifeste sous trois idées ; ces trois idées s'adressent à la raison , la raison éveille le sentiment , et l'im et l'autre se confon- dent dans la conscience ou dans le moi. La phi- losophie de Jacobi est donc illégitime , car toute philosophie qui laisse de côté une réalité impor- tante , n'est pas une vraie philosophie. Nous avons commencé aujourd'hui le tableau du mysticisme dans son excursion au delà des phénomènes : la prochaine fois nous achèverons cette histoire. DU VRAI. IOI «.V»»»»V\*\\»\\V\»VVMV\*V\*V\*V\W»V\\»'\**V\»\\VWV\\V\\VVV\\\»V\V»\*»»V\VVV\»V»»I ONZIÈME LEÇON! Continuation du même sujet. Dernier degré du mysti- cisme relatif à la substance : tentative de contempler l'être infini, par-delà les idées du vrai, du beau et du bien. — Plotin. — Fénelon , quie'tisme. Nous avons distingué trois degrés dans la vie intellectuelle et sensible, c'est-à-dire , dans la vie humaine : i° l'aperception de l'homme et delà nature, avec une conception vague et indéterminée de l'être ; i 6 l'aperception de la beauté , de la vé- rité et delà vertu conçues, en elles-mêmes; 3° la beauté, la vérité et la vertu rapportées à leur ori- gine première , c'est-à-dire à l'être absolu. Ne croyez pas cependant que l'être, qui dans le pre- mier degré enveloppe l'hommqt, et la nature, qui dans le second comprend la beauté , la vérité et la bonté , apparaisse toujours" à la raison avec la même clarté. Primitivement nous concevons sur- tout le phénomène en lui-même, nous ne le rap- portons que vaguement et implicitement à l'être 102 ONZIÈME LEÇON. absolu. La vie, à son premier degré, n'est guère pour nous qu'une dualité phénoménale, ainsi que nous l'avons déjà dit, ou, en d'autres termes, une vue du moi et du non-moi, plus une conception obscure de la substance. Dans le deuxième degré nous enr trevoyons bien le rapport de la vérité , de la bonté et de* la beauté, avec l'être absolu; mais l'être n'est encore aperçu qu'indistinctement sous ces formes qui le dérobent tout en le manifestant. Ce n'est donc qu'au troisième degré que la substance est conçue avec clarté. Mais aucun degré de la vie n'est privé de l'apereeption de l'être : c'est la sub- stance entrevue à tous les degrés qui forme ce que j'appelle l'unité de la vie. La vie n'est qu'un dé- veloppement, et cette expression indique que tous lesélémensde l'état de. maturité étaient déjà conte- nus dans le germe; la vie est donc une en même tempt, que diverse. Si l'homme , dans les différens états et aux diverses époques de sa vie, s'attache plus spécialement , soit au moi et à la nature , soit aux formes absolues , soit enlin à l'être absolu lui-même , il n'y a pas pour cela de séparation complète entre chacun des degrés de la vie hu- maine. Puisqu'il y, a unité dans le développement régulier de l'humanité , il y a aussi unité dans le développement erroné que nous . avons appelé mysticisme. Le mysticisme peut être défini d'une manière générale : la prédominance accordée au sentiment. Tout en aspirant vers l'être infini, le DU VRAI. 103 sentiment pourra s'arrêter d'abord aux phéno- mènes, ou bien aux idées absolues; enfin, . il essaiera d'atteindre directement et immédiatement à l'être lui-même. Le mysticisme aura donc trois degrés correspondant aux trois divisions de la vie intellectuelle j mais qui garderont toujours entre eux une sorte d'unité. Nous avons décrit le mysti- cisme du premier degré ou le mysticisme phéno- ménal ;• nous avons montré comment il donnait au non-moi tous les caractères du moi ; nous sommes passés ensuite au mysticisme du second degré , à celui qui prétend atteindre par le sentiment les idées .absolues du. beau, du bien et du vrai; il nous reste à suivre le mysticisme jusqu'à sa. plus haute élévation; en d'autres termes, il nous reste à le considérer dans son rapport avec le troisième point de vue de la vie intellectuelle : c'est ici sur- tout que se montre toute, son ambition , tous ses dangers, et nous pourrions presque ajouter, tout son délire ; et cependant . ce dernier degré de mysti- cisme, quoiqu'il puisse être évité, a encore sa ra- cine dans la nature humaine , comme il est facile de le montrer. Quand nous sommes arrivés sur les hauteurs des idées absolues, quand nous- avons dépassé la sphère sensible et terrestre, un horizon plus vaste se déroule à nos yeux : à l'agréable succède le beau, au probable le vrai, à l'utile le juste; mais la scène devient plus grande et plus majestueuse encore lorsque , tourmentés de cette I04 ONZIÈME LEÇON. inquiétude qui ne nous permet de nous reposer nulle part, nous aspirons à percer les formes de l'absolu, et à pénétrer jusqu'au fondement de tout ce qui existe. L'homme voudrait pou- voir contempler l'être face à face : mais il ne lui a été donné que de concevoir la nécessité de l'infini, et non d'en comprendre la nature. L'i- magination a beau s'échauffer et se travailler, en vain elle redouble et multiplie le fini , elle ne se fait jamais une image de l'infini. Maisla sensibilité, plus impatiente que la raison , aspire à la con- templation de l'être , que la raison renonce à con- templer. La sensibilité excite la raison à connaître ce quelle doit ignorer; la raison reste en ar- rière, l'imagination seule se. met en avant, et de là* le mysticisme le plus élevé, mais aussi le plus déplorable; de là ces méthodes extatiques, inventées pour satisfaire ce besoin d'aperception immédiate , et calmer les agitations de la sensibi- lité. H faut en prendre son parti : jamais l'homme ne pourra connaître la substance infinie qu'il s'arme donc d'une énergique fermeté pour résis- ter au désir d'une sensibilité aveugle ? et qu'il rejette tous ces procédés extatiques qui ne satisfont la sensibilité qu'aux dépens de la raison; que l'homme consente à être homme : le moi , le non- moi et leurs rapports , le vrai , le beau et le bien comme idées absolues et formes d'un être invisible et infini, voilà ce qu'il lui a été donné de connaî- DU VRAI. 105 tre; qu'il ne veuille pas monter plus haut, sous peine de tomber au-dessous de lui-même. Au reste, je le répète, ce besoin d'apercevoir l'infini est naturel à l'humanité : il n'est point de phi- losophe qui n'ait tenté de parvenir à l'intuition immédiate de l'être ; j'aurais même mauvaise opi- nion de celui qui n'aurait pas fait cette tentative. La philosophie n'est pas philosophie si elle ne touche à l'abîme; mais elle cesse d'être philosophie si elle y. tombe. Parmi les philosophes qui ont eu la prétention de saisir directement l'être absolu au lieu de* con- cevoir seulement la nécessité de son existence, les uns , comme nous, venons de le voir, ont voulu réaliser cette entreprise par le sentiment , les autres par la raison. Nous avons montré que le sentiment est tout- à-fait incapable de nous mener à l'absolu : si je veux conclure de ma sensibilité à l'être infini , je conclus du moi à ce qui n'est pas moi , du va- riable à l'invariable , du contingent au nécessaire , en un mot, pour parler le langage philosophique , je subjective l'objectif. Une fois reconnue l'impos- sibilité d'apercevoir l'absolu par le sentiment, on a eu recours à la raison. Nous avons vu comment l'homme s'aperçoit qu'il y a autre chose que du variable et du contingent dans ses connaissances; comment il ne peut se refuser à la conception des idées de bien , de beau et de vrai ; comment il est contraint de rapporter ces idées à. un être substan-r I06 ONZIÈME LEÇON. tiel dont il conçoit l'existence sans en comprendre la nature : ce n'est pas ainsi que procède le mys- ticisme rationnel ; il accorde bien que ce n'est pas le sentiment qui conçoit l'être , mais il suppose que la raison l'aperçoit face à face , abstraction faite des formes du vrai , du beau et dû bien', et qu'elle le prend , pour ainsi dire, corps à corps. Plotin, chez les anciens, et quelques-uns des modernes ont réalisé ce mysticisme rationnel. Plotin y mêle cependant un peu de sentiment : non-seulement , dit-il , j'aperçois immédiatement l'intini, mais quelquefois encore je le sens. Le sys- tème du mystique d'Alexandrie se distingue en- core par un autre point de vue qui lui est • parti- culier : aux yeux de Plotin , la pensée de Vhomme est elle-même fin fini ; quiconque a conscience de sa pensée a conscience de l'infini •. il n'est donc pas surprenant que l'Alexandrin ait prétendu voir fin- fini face à face. Mais indépendamment de cette pensée infinie et absolue , il distinguait une autre pensée contingente,, qui se dessinait pour ainsi dire sur la première, et qu'il fallait trayerser pour arriver à l'infini : la première était le moi absolu , la seconde le moi contingent. Plotin prétendait donc apercevoir immédiatement l'infini ou Dieu* en lui-même ; voilà pourquoi il regardait son àme et son corps comme le temple de Dieu.; voilà pourquoi il disait qu'il y a en nous des pensées divines, et par ce mot i] n'entendait pas des pen- DU VRAI. IO7 sées qui ont rapport à Dieu, ou qui nous sont in- spirées par lui , car nous aussi nous croyons qu'en ce dernier sens il y a en nous des pensées divines; mais il entendait que nous portions Dieu en nous- mêmes, et qu'ainsi Dieu nous parlait sans intermé- diaire. . Nous rejetons en conséquence le mysticisme de Plotin , parce qu'il ne nous est donné de concevoir l'être que sous ses formes absolues . du vrai , du beau et du bien; mais nous le regardons comme moins dangereux que le mysticisme sen- timental , parce qu'il ne détruit pas la loi du de- voir , qui nous oblige à la recherche de la vérité et de la beauté , et à la pratique de la vertu. Le mysticisme sentimental, s'absorbant tout entier dans le- sentiment de l'être, se contente de l'ado- rer et renonce à l'action ; il néglige l'accomplis- sement du devoir , l'étude de la vérité, et la reproduction du beau. L'art n'est plus que l'ado- ration de l'être infini, la logique que la contem- plation de Dieu , la morale qu'une résignation en- tière aux .passions. Tel est le tableau de ce dangereux mysticisme qu'on appelle quiétisme, et dout quelques lettres de Fénelon sont malheureu- sement entachées. Sans entreprendre un combat en règle contre la doctrine de ce grand homme , je me contenterai de faire observer qu'elle est en contradiction avec la loi du devoir. Cette loi m oblige, non d'abandonner l'empire de l'âme 108 ONZIÈME LEÇON. aux passions , ni de leur opposer une résignation inaetive, mais de les aborder franchement et courageusement, de les combattre et de les vain- cre; elle m'ordonne, en un mot, de mettre la sensibilité sous le joug , et de préférer les concep- tions pures et calmes de la raison aux mouvemens aveugles et impétueux du sentiment. Sans doute si quelquefois la raison nous conseillait de céder aux plus violentes de nos passions , pour les laisser s'user elles-mêmes, si elle nous disait : Vous pourriez combattre, mais vous succomberiez; laissez donc la passion vous déchirer les entrailles; gardez-vous seulement de la laisser échapper au dehors , de lui laisser produire des effets exté- rieurs : elle s'épuisera par' l'excès même de sa vio- lence, et vous rentrerez sous mon empire; sans doute alors la- résignation serait légitime , parce qu'elle émanerait de la raison elle-même. Mais la raison donne-t-elle jamais de tels conseils? Ne serait-il pas moins convenable à la dignité hu- maine de céder par prudence à la passion que de la combattre avec courage? La résignation con- seillée par la raison serait déjà peu glorieuse pour l'homme; que dirons-nousr donc si, n'écoutant jamais que la voix de la sensibilité , tranquille au sein d'un honteux repos , il laisse toutes ses pas- sions se développer paisiblement sans essayer de les combattre? N'est-ce pas courber la liberté de l'homme sous la fatalité de la nature? DU vrai. ioq Maintenant que nous avons exposé les dange- reuses erreurs du mysticisme, on peut recon- naître comment il se distingue de la doctrine que nous avons professée. Noiïs admettons que la vie humaine, c'est-à-dire cette liberté douée de rai- son et d'amour, se renferme d'abord dans le point de vue du moi et du non-moi, avec une conception vague de l'être absolu ; que bientôt elle s'élève aux idées absolues de vrai , de beau et de bien , et qu'enfin elle rapporte ces idées à un . être substan- tiel, premier et infini, dont elle conçoit l'existence, et dont il lui est interdit à jamais de comprendre l'essence. Il n'y a dans tout ceci ni personnification de la nature extérieure , ni invocation , ni évoca- tion des forces contingentes , ni surtout tentative de contempler ou de sentir l'être infini sans voile et sans obstacle. Entre le moi libre, phénomène individuel et fini, et Dieu, substance absolue et infinie , existe un intermédiaire qui nous apparaît sous trois formes : le vrai , le beau et le bien ; c'est par ce médiateur seulement que nous arrivons à la conception de Dieu; le seul moyen qui nous soit offert pour nous élever jusqu'à l'être des êtres, c'est de nous rendre , le plus qu'il nous est possible , semblables au médiateur, c'est-à-dire de nous con- sacrer à la recherche de la vérité , à la reproduction du beau , et surtout à la pratique du bien. I I O DOUZIEME LEÇON. DOUZIÈME LEÇON. Problème de !a vérité absolue (i). — Deux méthodes pour le résoudre : partir de l'état primitif de l'intelligence et descendre à l'état actuel , ou partir de l'état actuel et remonter à l'état primitif. — La seconde méthode est préférable (2). — Du critérium relatif de la vérité ou de la nécessité. — Du critérium absolu de la vérité ou de son universalité et de son indépendance (3). Nous avons franchi les divers degrés /dont se compose la vie intellectuelle ; nous avons fait re- marquer les diversités qui Jes distinguent , et l'u- nité qui se cache sous ces apparentes diversités. L'un de ces degrés est la conception des idées absolues du vrai , du beau et du bien : mon but maintenant est d'approfondir ce point de vue. (1) Voyez , Fragmens philosophiques, ■ programme dei8i8, pages 260, J64 (première édition). (2) Voyez, Fragmens philosophiques, programme de 1817, pages 228 et 229 {idem), et programme de 1818, pages 267 et 2*G8. (3) Voyez, ibid., programme de 1818, page 2j2. D lî VRAI. lit Les trois idées absolues peuvent, se comprendre sous le titre général de vérité absolue : le beau c'est le vrai sous des formes visibles, le bien c'est le. vrai transporté dans les actions humaines. Pour qu'il y ait de 1 absolu dans les beaux-arts et dans la morale , il faut qu'il y ait de la vérité absolue. La question de l'absolu, en méta- physique, doit précéder la question de l'absolu dans les arts et dans la morale , et nous devons commencer par ce problème : y a-t-il ou n'y a-t-il pas de la vérité absolue? Quelle méthode em- ployons-nous dans cette recherche ? Nous avons à ménager non-seulement l'intérêt de la vérité, mais encore l'intérêt de la science , c'est-à-dire qu'il ne nous convient pas de rencontrer la vérité par ha- sard , et comme far une sorte de bonne fortune , mais que nous devons parvenir fr la vérité par des procédés scientifiques , par ce que nous appelons une méthode. Il y a deux méthodes usitées en philosophie pour étudier les faits de l'entendement : l'une les prend à leur origine , cherche ce qu'ils ont dû être primitivement , . et- passe de là à leur état ac- tuel ; l'autre étudie d'abord l'état actuel , et de là remonte à l'état primitif; ellp essaie de connaître ce qui est , avant de se demander ce qui a pu être. Létat primitif est loin de nous : nous ne pouvons plus le ramener sous nos yeux et le soumettre- à notre observation; l'état actuel , au contraire, est 112 DOUZIEME LEÇON. toujours a notre disposition : il nous suffit de ren- trer en nous-mêmes, de fouiller dans notre con- science, et de lui faire rendre tout ce quelle con- tient. La méthode qui commence par letude du primitif ne peut pas étudier cet état , puisqu'il n'est pas à sa portée , et qu'il n'y a pas de com- merce possible entre le présent et le .passé. .Que lui reste-t-il dohc à faire? C'est de construire des hypothèses, de s'appuyer sur ces hypothèses comme sur quelque chose de réel, et d'en tirer des con- séquences qui ne pourront être qu'hypothétiques. Voulons-nous donner à nos recherches un fonde- ment solide, réel, inébranlable, ayons recours à la seconde méthode : établissons-nous dans l'jétat pré- sent , et cet état bien éclairci , passons , s'il est pos- sible , à l'état antérieur. Quand nous aurons con- staté le caractère que possède aujourd'hui tel ou tel phénomène de conscience, nous chercherons quel a dû être sOn caractère primitif; puis , lorsque nous tiendrons les deux extrémités delà chaîne, nous pourrons songer à saisir les anneaux intermédiaires : nous nous occuperons du passage de l'état primi- tif à l'état actuel. Cette méthode est la plus sûre, elle répond à celle que l'on suit dans les sciences d'observation. Comme elle part d'un principe cer- tain, incontestable, elle n'est pas exposée, à errer d'hypothèse en hypothèse. Si, en remontant vers l'état primitif, elle se jette dans quelque fausse spéculation , si elle se trompe en décrivant la tran- DU VRAI. I l3 sition du primitif à l'actuel, ses observations sur l'état présent n'en sont pas moins légitimes. Nous pourrons ou réparer ses erreurs , ou les re- jeter , et nous en tenir à ses véritables décou- vertes, à celles qui regardent l'état présent de nos connaissances. Nous appelons vérité absolue une vérité indé- pendante de toutes les circonstances de temps et de lieux, et dont le caractère fondamental est l'universalité : toute vérité universelle est une vérité absolue. Outre ce caractère fondamental , c'est-à-dire, l'universalité et l'indépendance, l'ab- solu en a un second par rapport à l'intelligence, c'est la nécessité : Ce caractère est donc simplement rela- tif. Les vérités absolues sont à la fois universelles et nécessaires ; universelles en elles-mêmes, néces- saires relativement à l'intelligence. On a donné au premier caractère le nom de critérium absolu, et au second le nom de critérium relatif. Nous allons vérifier d'abord le second carac- tère : y a-t-il actuellement pour nous des vérités nécessaires? Adressons-nous au géomètre : peut- il , suivant son caprice , croire où ne pas croire aux vérités mathématiques ? Ces vérités sont-elles nécessaires ou contingentes ? Si nous interrogeons le métaphysicien, ne nous parlerait-il pas de no- tions marquées du caractère de nécessité ? Pre- nons un exemple commun à la métaphysique et à la géométrie : le géomètre et le métaphysicien ne phu.osophie. 8 Il4 DOUZIÈME LEÇON. reconnaissent-ils pas l'existence d'un espace pur , dont ils ne peuvent rejeter la notion , ou regar- dent-ils l'espace comme une fiction de l'esprit , avec laquelle ils peuvent jouer à leur gré ? Il est hors de doute que les géomètres et les méta- physiciens croient à un espace éternel et sans bornes, indépendant des corps qui se meuvent dans son sein , et qu'ils avouent en même temps la né- cessité où ils sont d'y croire. La notion de l'in- fini n'est-elle pas aussi admise par la géométrie et la métaphysique , et ne regardent- elles pas cette notion comme nécessaire? Enfin, l'idée de temps ne leur apparaît- elle pas encore comme marquée d'un caractère de nécessité ? Peuvent- elles à leur gré affirmer ou nier l'existence du temps ? Ainsi nous avons déjà suffisamment con- staté la réalité du critérium relatif de la vérité , et cependant nous n'avons encore emprunté à la métaphysique que des notions qui lui sont com- munes avec la géométrie. Parmi celles qui lui sont particulières se trouvent le principe de substance et le principe de causalité : nous est-il possible de comprendre une qualité sans sujet , un phénomène sans substance ? Concevons-nous la forme sans quelque chose de formé , la pen- sée sans quelque chose qui pense ? Si nous ne pouvons pas nous prêter à de pareilles supposi- tions, nous sommes donc en droit de regarder comme nécessaire la notion de substance ? N'est- DU VRAI. Il5 iî pas vrai, d'une autre part , que, si nous voyons un phénomène commencer d'exister, nous som- mes irrésistiblement portés à croire que ce phéno- mène a une cause? Car, comme nous l'avons dit, le vrai comprend à la fois la catégorie de substance et la catégorie de cause. De la métaphysique descen- dons aux pratiques de la vie : tout le monde au récit d'un événement n'est-il pas curieux d'en rechercher la cause, et le sceptique le plus hardi n'admet-il pas comme le vulgaire le prin- cipe de la raison suffisante ? Ces oxenrples suffisent pour constater le cri- térium relatif 'de la vérité; occupons-nous mainte- nant du critérium absolu, toujours sans dépas- ser les limites de l'actuel. L'espace, le temps, l'infini ; la substance, la cause, tout cela nous apparaît-il uniquement comme idée nécessaire, ou comme objet subsistant par soi-même et indépen- dant de notre esprit ? Ne faut-il pas reconnaître que si nous ne pouvons nous refuser à de pareilles no- tions, les objetsde ces notions sontindépendans des idées qui les représentent , et après avoir compté des connaissances nécessaires , ne faut- il pas admettre des vérités absolues? Tel est le critérium absolu de la vérité. Quand l'objet peut subir cette épreuve, se dégager pour ainsi dire des liens de l'esprit et subsister en dehors de l'intelligence, il passe de l'état de notion nécessaire à celui de vérité universelle ; il a subi l'épreuve du crité- 8. Il6 DOUZIÈME LEÇON. rium absolu. Deux philosophes, Reid et Kant, ont proclamé des principes absolus ; mais ils ont fait reposer le vrai sur l'impossibilité où nous sommes de le rejeter. C'est faire tomber l'absolu dans le relatif ; d'après leur théorie , rien ne m'assure que la vérité ait une existence pro- pre et qu'elle soit hors de notre esprit. Ces pré- tendus principes absolus ne sont plus que des formes du moi , des lois de l'entendement, c'est- à-dire , des notions subjectives , qui doivent abou- tir infailliblement au scepticisme. Ainsi la méta- physique, réduite par le sensualisme de Locke à de simples notions contingentes , élevée par les philosophes allemands et écossais jusqu'aux no- tions nécessaires, n'a cependant pas dépassé les limites d'un critérium relatif, et est retombée avant d'atteindre le critérium absolu , qui se cache sous le premier ; il ne fallait cependant qu'un léger effort de plus pour le dégager et le mettre en lumière. Nous avons vu dans cette leçon la méthode que l'on doit suivre pour les recherches philosophi- ques : elle consiste à opérer sur l'actuel comme le physicien , à l'épuiser en lui faisant produire toutes les conséquences qu'il peut engendrer, à n'aborder le primitif qu'après l'analyse complète de l'actuel , et à jeter ensuite un pont entre ces deux rives , entre le présent et le passé. Appli- quant cette méthode à l'étude de la vérité ab- DU VRAI. I 17 solue 1 , nous avons fortement séparé la question de son état actuel dans l'intelligence d'avec la question de son origine et de sa génération ; n'abordant que la première question , nous avons essayé de montrer qu'il y a des notions néces- saires , et de plus des vérités indépendantes de la notion que nous en possédons, et que si le caractère de nécessité est • le critérium relatif ou subjectif de la vérité , l'indépendance et l'u- niversalité forment son critérium absolu. Il8 TREIZIÈME LEÇON. a %.V* WWXWM l\W\\ WV U\\VV\UV\tUlVM\VA\Vm*Ul\\a\HMUUVOUVH\\ TREIZIÈME LEÇON. Nécessité d'une bonne méthode en métaphysique. — Vé- rités contingentes, vérités nécessaires. — La nécessité est le signe de l'absolu (i). — Avant la croyance né- cessaire est l'aperception pure de la vérité (2). — Rai- son spontanée, raison réfléchie. — La vérité absolue est en dehors de toute démonstration. — Elle fait son apparition dans l'homme et dans la nature, mais elle n'est ni l'un ni l'autre, c'est une manifestation de Dieu. — Impossibilité de l'athéisme (3). Je devais dans cette leçon passer des caractères actuels des connaissances humaines aux carac- tères primitifs de ces connaissances , c'est-à-dire , entrer dans un des problèmes les plus difficiles de la métaphysique; mais comme je n'ai pas par- couru dans tous les sens la sphère que je me suis (1) Voyez, Fragmens philosophiques, programme de 1818, page 269. (2)' Voyez, Fragmens philosophiques, préface , pages xxj et xxij (première édi Lion), et. programme de 1 * 18 , page 270 et suivantes. (3) Voyez, ibid., préface, page xlj , et le fragment intitulé : Religion, mj-sticisme, stoïcisme, pages 189 , 190, elle programme de 18 18 , page 278 et suivantes. DU VRAI. I ig tracée , je dois y revenir , et essayer de présenter l'état actuel sous toutes ses faces. Je sens ici plus que jamais le besoin de vous répéter que mon but n'est pas seulement d'enseigner un système déter- miné , mais encore de donner l'exemple d'une méthode sévère, qui s'appuie sur des bases solides, en un mot, d'une méthode expérimentale. Car si l'on veut faire sortir la philosophie de l'état d'en- fance où elle est encore aujourd'hui , si l'on veut l'élever au niveau des autres sciences , il faut la ranger sous le joug de l'expérience , et par expé- rience n'entendez pas l'observation grossière et fa- cile des sens , mais l'exercice intérieur de la pensée qui se replie sur elle-même -, de la conscience qui considère et constate tous les faits intellectuels. Il est temps qu'on se défie de ces procédés arbi- traires qui ont mis la philosophie au service de l'esprit de système, et l'ont conduite à un but dé' si ré et prévu d'avance. La méthode que je vous propose est de poser d'abord les différentes espèces possibles de' recherches , et de choisir celle qui est la plus accessible. Je trace trois grandes divisions dans l'intelligence : le présent, le passé et la tran- sition de l'un à l'autre état, et j'aborde la pre- mière de ces divisions. Dans les limites de l'actuel nous avons reconnu un élément remarquable par sa lixité et sa pureté : c'est l'absolu ; les caractères qu'il manifeste ont été décrits , mais tout n'a pas été fait , et la science de l'actuel n'est pas achevée. 120 TREIZIÈME LEÇON. a Avant de nous engager dans les ténèbres du passé , il faut demander au présent tout ce qu'il peut donner. Je sais qu'il y a de la vérité absolue ; je sais qu'il y a des propositions marquées du caractère de vé- rité ou de fausseté : parmi les propositions vraies , j'en découvre quelques-unes marquées du carac- tère de nécessité , et quelques autres du caractère de contingence; en d'autres termes , il y a des pro- positions que non-seulement je reconnais pour vraies , mais que je ne puis révoquer en doute , qui entraînent , qui ravissent l'assentiment de ma raison : ce sont là les vérités nécessaires ; il en est d'autres qui me paraissent vraies , non plus d'une vérité qui leur soit propre , mais d'une vérité qu'ils empruntent aux circonstances dont ils sont envi- ronnés , et ces vérités je les appelle contingentes. Les vérités nécessaires se divisent en deux grandes classes , non plus d'après leur nature, fondamen- tale , mais d'après les objets dans lesquels elles ap- paraissent : les unes sont des vérités physiques , les autres des vérités métaphysiques : les premières président à la nature matérielle , les secondes à la nature intellectuelle et morale. On peut faire la même distinction entre les vérités contingentes, niais nous ne nous occupons ici que des vérités nécessaires. L'esprit de l'homme ne se contente pas de les concevoir , il veut encore pénétrer la raison de leur existence. Incapable de briser ses DU VRAI. 121 chaînes , il veut savoir quelles mains les lui impo- sent. Ici se présente la question de l'absolu , déjà agitée et résolue dans la dernière leçon ; nous avons montré que le nécessaire , loin d'être l'absolu , n'en est que l'enveloppe. Pour nous convaincre de cette vérité , nous n'avons pas eu besoin de sortir des limites du présent et de nous enfoncer dans les voies ténébreuses du passé : sous nos croyances né- cessaires nous avons découvert l'existence du vrai. Ainsi , non-seulement je suis dans la nécessité de reconnaître une vérité qui se présente à mon esprit , mais je sais , en outre , que ce n'est pas la nécessité qui constitue cette vérité. La nécessité n'est pour l'entendement que le signe d'une existence anté- rieure, le signe de l'existence de la vérité. La néces- sité n'est pas le terme auquel aboutit la métaphy- sique , la nécessité n'est pas la raison de l'absolu ; c'est l'absolu qui est la raison de la nécessité. Il faut renverser la méthode de la philosophie écos- saise et de la philosophie allemande : au lieu d'éta- blir la vérité sur la croyance , il faut fonder la croyance sur la vérité. Tout ceci revient à dire qu'avant la nécessité de croire à la vérité , nécessité qui implique réflexion , examen , contestation , car il faut s'être interrogé sur la valeur d'une croyance pour en reconnaître la nécessité', il existe une aper- ception pure de la vérité. C'est ce phénomène dé- licat , dans lequel toute subjectivité expire , que nous allons nous efforcer de mettre en lumière. Si 122 TREIZIÈME LEÇON. dans toute conception nécessaire se trouve cette aperception primitive et pure de la vérité en elle- même, tout l'échafaudage des idées subjectives, des lois constitutives de l'esprit se disjoint et s'écroule. La croyance nécessaire n'est plus que la partie ul- térieure des faits intellectuels ; l'attribut d'existence convient à la vérité , et dégagée de toutes les en- veloppes > subjectives elle apparaît dans tout son j 0ur - ^ Il s'agit de constater l'intuition spontanée de la vérité , de la surprendre sur le fait avant qu'elle soit réfléchie dans l'intelligence , de rendre appa- rente cette première aperception de la raison , cet acte fugitif qui passe devant la conscience avec la rapidité de l'éclair. La question que nous avons à résoudre est celle-ci : l'absolu, soit par exemple la cause absolue, à l'idée cfe laquelle nous nous élevons, en assignant une cause à chaque événement , la substance absolue, que je conçois au fond de tous les phénomènes , tout cela existe- t-il hors de mon entendement , ou tout cela ne dépasse-t-il pas le domaine de la psychologie, et ne faut-il y voir que des produits de mon intelligence , que des êtres de raison ? Les deux écoles célèbres dont nous avons parlé veulent que notre esprit ne puisse exercer le juge- ment que sous trois formes : l'affirmation , la né- gation et le doute. Je pense qu'elles n'ont pas distingué la conception pure de l'entendement DU VRAI. I 2 3 d'avec la conception réfléchie. Nous écartons de la discussion le jugement dubitatif qui n'est ni une aperception pure % ni une aperception réfléchie , et nous examinons si le jugement est d'abord né- cessairement affirmatif ou négatif. Tout jugement affirma tif est en même temps négatif, car affirmer qu'une chose existe , c'est nier sa non-existence ; tout jugement négatif est en même temps affir- matif, car nier l'existence d'un objet, c'est affirmer sa non-existence. Ainsi , que le jugement ait la forme de l'affirmation ou de la négation , ces deux formes, qui se renferment l'une l'autre, impliquent qu'on s'est, posé la question de l'existence de l'objet, qu'on a réfléchi , et que le moi s'est vu contraint d'adopter tel ou tel jugement , de sorte qu'il n'a plus d'autres moyens de légitimer ce jugement que la nécessité où il s'est trouvé de le porter. Ici reviennent les théories, des écoles que nous com- battons : car , disent-elles , si vous n'affirmez la vérité que parce qu'il vous est nécessaire de la concevoir, vous n'avez toujours pour garant ou pour critérium de la vérité que votre conception , et en conséquence vous ne sortez pas de vous-même; vous demeurez dans le subjectif. Mais, répondrons- nous , tous nos jugemens sont-ils nécessairement affirmatifs ou négatifs ? sont-ils tous marqués de cette nécessité qui subjective la vérité ? En d'autres termes, notre entendement n'agit-il que sous la loi de la réflexion ? Consultons l'expérience qui ) 124 TREIZIÈME LEÇON. doit être notre seul guide , quand il s'agit de con stater des phénomènes internes : elle nous apprend que l'exercice de la raison spontanée , non réflé- chie , précède celui de la raison repliée sur elle- même. Ainsi, le premier acte de ma raison en face d'une vérité , de cette proposition par exemple : deux et deux valent quatre , est un acte irréfléchi , sans préméditation , sans retour du moi sur lui- même , un acte qui ne se met pas en question , et qui , par conséquent , n'est ni afïirmatif ni né- gatif ; un acte enfin qui saisit du premier Tjond la vérité en elle-même , et qui ne l'appuie pas sur la nécessité où l'esprit se trouve de la concevoir. Si l'on contredit ce premier acte , notre intuition se réfléchit alors sur elle-même , étonnée qu'elle est d'être combattue : elle se donne elle-même pour preuve de la vérité qu'elle affirme , et alors , mais alors seulement , apparaissent les formes subjec- tives, les lois ou les catégories de la pensée. Le système de Reid et de Kant est détruit par la distinction de la raison spontanée et de la rai- son réfléchie. Le double procédé de l'intelligence humaine ouvre à nos yeux deux sphères différen- tes, dans lesquelles apparaissent des phénomènes entièrement différens : l'une est le théâtre des con- testations , des combats que la raison soutient con- tre elle-même ; l'autre est un séjour de silence et de paix; rien ne peut en altérer la pureté. Là, l'esprit n'invoque que la nécessité de ses croyances; DU VRAI. I2 J ici , la raison aperçoit l'absolu , parce qu'il existe et non parce qu'elle y est contrainte. Nous sommes arrivés maintenant au terme que l'observation ne peut franchir dans le champ de l'actuel, mais nous devons tirer les conséquences du principe que nous venons de poser : i° la né- cessité où nous sommes de croire à une vérité quand elle apparaît à notre intelligence , n'est que la forme extérieure de la vérité , son caractère relatif, ca- ractère qui en présuppose un autre sur lequel le premier repose , et sans lequel il n'existerait pas. Lors donc que nous nous sentons dans la néces- sité inévitable de reconnaître une vérité , tenons- nous pour avertis qu'il y a hors de nous de la vé- rité ; i° toutes les fois que nous voulons démontrer l'existence d'une vérité par la nécessité où nous sommes de l'apercevoir, nous nous renfermons dans le moi , nous subjectivons l'absolu ; 3° aller de la nécessité à l'absolu -, c'est aller du signe à la chose signifiée , c'est conclure du dedans au dehors. Ici le cercle vicieux est évident : comment, en effet, démontrer l'absolu par le nécessaire? toute dé- monstration suppose un principe , mais le prin- cipe ici serait justement ce qu'il faudrait démon- trer, savoir : que de l'idée nécessaire on peut conclure l'absolu. L'absolu est donc hors de la portée de la démonstration. L'argumentation épuisera ses formes et # son langage avant de le prouver; c'est à l'observation, à l'intelligence 126 TREIZIÈME LEÇON. pure et non réfléchie qu'il appartient de le dé- couvrir. Nous ayons montré jusqu'à présent l'absolu en lui-même et dans son rapport avec l'intelligence, il nous reste à faire voir son application à la nature extérieure. L'absolu, quoiqu'égalemeiit indépen- dant du monde interne et du monde externe, fait toutefois son apparition dans l'un et dans 1 autre; il descend et se repose sur la nature en même temps qu'il se réfléchit dans l'intelligence : si l'homme tient de l'absolu les vérités nécessaires , l'univers en a reçu les lois qui le régissent. L'absolu plane sur l'humanité et sur la nature, les domine et les gouverne éternellement, avec cette seule diffé- rence que l'une le sait et que l'autre l'ignore; mais il en est également indépendant (i). L'absolu est le fond sur lequel se dessinent tous les phénomènes de ce double tableau. Dira-t-on que. si l'homme n'aperçoit l'absolu que dans son intelligence et dans la nature physique, l'absolu est constitué par la nature et par l'homme? Sans doute l'absolu ne nous est pas donné comme une abstraction ; sans doute il n'existerait pas pour nous s'il n'était appliqué ou réfléchi ; mais l'esprit sait qu'il ne porte en lui-même, et qu'il ne voit dans la nature que la copie d'un modèle réel , qui existe hors de la (i) Vojez, Fragmetvs philosophiques , programme de 1818 , page 271, à la fin (première édition). DU VF. AI. nature et hors de l'esprit. Mais si l'absolu n'est renfermé ni dans la nature ni dans l'homme, où réside-t-il et qu'est- il? S'il est vrai que la géo- métrie existe indépendamment des objets auxquels elle s'applique , si d'un autre côté elle n'est pas un tissu de conceptions fantastiques produites par notre raison , où est donc la géométrie ? Qu'est-ce que l'espace pur? Qu'est-ce que le temps absolu? Ainsi l'infatigable curiosité humaine, après avoir épuisé les connaissances contingentes, après avoir fait l'analyse des connaissances nécessaires , après avoir entrevu l'absolu qui est le fond de ces con- naissances, aspire encore plus haut, et veut savoir quel est lé fond de l'absolu. Il faut qu'elle ren- contre la raison suffisante et dernière de toutes choses, dût-elle la poursuivre à l'infini. Mais où réside cette raison suffisante et dernière? Où l'es- prit humain trouvera-t-il ce fondement qui n'en suppose derrière lui. aucun autre, et dont la possession doit terminer notre inquiétude et nos efforts ? Si nous remontons l'histoire de la philo sophie , nous y verrons un homme s'élever par les élans de son génie au-dessus de ses contemporains , et chercher la solution du problème qui nous oc- cupe: c'est Platon. Il a regardé fixement et sans en être ébloui . la vérité trop éclatante pour les yeux de la plupart des hommes ; il a vu la vérité libre des enveloppes grossières qu'elle revêt dans le sein du monde physique et du monde intellectuel. 128 TREIZIÈME LECÔN. C'est cette vérité dans son essence, cette vérité subs- tantielle qu'il appelle voûç , être dont notre esprit ne sait rien , sinon qu'il existe , être qui ne peut se manifester audeliors que par les vérités absolues qu'il projette de son sein et qui s'appliquent à la nature ou se réfléchissent dans notre esprit. Le voûç de Platon qu'est-il sinon l'entendement di- vin , centre dans lequel se réunissent toutes les vérités éternelles? Si les idées absolues sont les manifestations de l'être infini, comme la parole est l'interprète de la pensée , les idées absolues for- ment ce que Platon appelle le Xfyèç. Le Xoyo; est le médiateur entre l'Etre suprême , la souveraine intelligence, et l'être fini, l'intelligence humaine. Dieu n'est donc autre chose que la vérité dans son essence, il est partout où se montre la vérité. Ce- lui-là le reconnaît nécessairement qui ne peut con- cevoir de phénomène sans substance, d'événement sans cause. L'athéisme est impossible : pour rejeter la croyance en Dieu, il faudrait refuser sa foi à toutes ces vérités. Ainsi Dieu compte autant d'adorateurs qu'il y a d'hommes qui pensent ; car on ne peut penser sans admettre quelque vérité, ne fût-ce qu'une seule ; et loin que les sciences détrui- sent la religion , la physique , les mathématiques , la psychologie , la logique sont comme autant de temples où l'on rend un culte à Dieu. Le der- nier problème de l'actuel est résolu , nous sommes arrivés au fondement des idées absolues ; Dieu DU VRAI. I29 est le centre et la source de toutes les vérités ; lui seul nous donne une base au-dessous de laquelle nous n'avons plus rien à chercher; c'est en lui seul que nous trouvons une vraie source de lumière et un inaltérable repos. PHILOSOPHIE. l3o QUATORZIÈME LEÇON. \\\UV Ut U« «V m VUIV\U\UWU WWW V\%V\-k\\%V\M\«V\%V%%Vt\W%%\%Y\%V\\V\\V\\ QUATORZIÈME LEÇON. Trois ordres de faits de conscience : sensations, volitions, aperceptions rationnelles (i). — Le scepticisme ne peut, attaquer ces dernières. — Liberté, sensibilité, raison. — Retour sur Taperception pure. — - Affirmation sans négation. — La vérité n'apparaît pas d'abord comme nécessaire , mais seulement comme vraie. — Fatalité et liberté de l'aperception pure. — L'Etre absolu est la substance de la vérité absolue. — La vérité est un mé- diateur entre Dieu et l'homme (2). Je nie suis proposé deux buts dans ma dernière leçon : le premier , de revenir sur les caractères que nous présentent les connaissances humaines dans l'état actuel ; le second , de m'avancer pro- gressivement jusqu'aux limites des connaissances (1) Voyez, Fragmens philosophiques , programme de :8i8, page 266 (première édition). (2) Voyez , Fragmens philosophiques, préface, pages xxiij , xxiv et xliij (première édition), et programme de 1818, page 292. DU VRAI. l3l nécessaires , de saisir l'absolu sous le relatif et d'ar- river jusqu'au fondement de l'absolu lui-même. Je n'ai point abandonné la méthode que je m'é- tais prescrite : cette méthode consiste à ne jamais se séparer de l'expérience , soit en recueillant ses données immédiates , soit en recherchant les con- séquences qui en dérivent légitimement. Je n'en- tends par expérience , ni l'observation extérieure sensible qui ne nous donne que des sensations diverses , multipliées et variables , ni même l'ob- servation intime dirigée sur des phénomènes in- ternes , aussi variables , aussi passagers , aussi fu- gitifs que les phénomènes du monde externe. Outre le moi et le non-moi , outre le monde inté- rieur et le monde extérieur , il y a un troisième monde qui fait son apparition dans l'intelligence ; il se compose de ces notions nécessaires que des écoles fameuses appellent lois ou formes de l'entende- ment , mais qui impliquent , comme nous l'avons vu, des vérités absolues, indépendantes delà nature et de l'homme : comme la conscience, qui est la lu- mière de l'intérieur, découvre et éclaire nos sensa- tions, c'est-à-dire, ce qui apparaît en nous du monde extérieur, connue elle découvre et éclaire nos volitions, ou ce qui apparaît en nous de nous-mêmes, elle découvre et éclaire aussi les manifestations de la raison. Le moi, le non-moi, et la raison qui plane sur l'un et sur l'autre , tel est le triple objet de la con- science : la raison a ses aperceptions pures, comme 9- l32 QUATORZIÈME LEÇON. lessensont leurs sensations, comme le moi a ses vo- litions- L'expérience, dont le témoignage est irré- cusable, lorsqu'elle atteste les sensations et les voli- tions, sera-t-elle moin s légitime lorsqu'elle nous pré- sentera les aperceptions rationnelles? Il est clair que l'expérience est valable partout où elle se trouve j ou qu'elle ne l'est nulle part. Si l'on donne comme on le doit au mot expérience la signification compréliensive que nous venons d'indiquer, on peut dire avec confiance qu'il n'y a pas d'autre phi- losophie légitime que celle qui dérive de l'expé- rience (i). La question relative à la réalité du monde ra- tionnel est donc celle-ci : Y a-t-il ou n'y a-t-il pas un ordre de faits qui se distingue des phénomènes du moi et des phénomènes du non-moi , des sen- sations et des voûtions , et qui soit aussi réel que les uns et les autres ? Cet ordre de faits se distingue des deux premiers par le caractère de nécessité. Lorsque je presse un corps, l'expérience me décou- vre en moi-même une sensation ; lorsque je déploie mon activité , l'expérience m'avertit de ma voli- tion ; lorsqu'un fait commence d'exister , l'expé- rience me montre que je ne puis pas ne pas lui concevoir une cause; mais ce dernier fait, c'est-à- dire , cette aperception de la raison diffère des premiers en ce qu'il est immuable. Je puis suspen- (i) Voyez, Fiucmens philosophiques, préface, page xv (pre- mière édition). DU VRAI. 1 33 dre , changer , dénaturer mes volitions ; dans les phénomènes du moi , tout est contingent et varia- ble ; d'une autre part , si je ne suis pas libre d'é- prouver telle ou telle sensation , je sais que la sen- sation que j'éprouve ne durera qu'autant que je serai en présence de l'objet qui me la donne , que cet objet peut changer à chaque instant, et que dès qu'un autre lui succédera , ma sensation sera anéan- tie ; je sais enfin que si le monde extérieur venait à disparaître , il n'y aurait pas même de sensations; la sphère des sensations est donc variable et con- tingente , comme celle des volitions ; il n'en est pas de même de la sphère rationnelle : les faits . qu'elle renferme ne peuvent pas changer. Ainsi , je pense que toute apparence suppose une sub- stance , que tout ce qui commence d'exister a une cause : cette aperception est nécessaire , je ne puis m'y dérober ; vainement essaierais-je de me figurer qu'il peut y avoir un changement sans cause , un phénomène sans substance , une multiplicité sans unité , etc. Jamais on ne pourra faire descendre ces principes à la simple contingence de nos sen- sations et de nos volitions. J'en appelle à l'expé- rience des autres, je leur demande si leur con- science interrogée ne leur fournit pas la même réponse. Je suis tellement convaincu de la néces- sité de ces principes , que si je puis prêter mon intelligence aux préjugés les plus absurdes, aux fa- bles les plus grossières, sur tout autre sujet que sur I 34 QUATORZIÈME LEÇON. les principes rationnels, je ne puis admettre, même pour un instant , qu'il j ait des phénomènes sans cause et sans substance. Le scepticisme, qui est tout puissant lorsqu'il attaque le monde matériel , qui est déjà moins redoutable lorsqu'il s'en prend a la volonté ou à la liberté , demeure sans aucune prise sur les principes rationnels. Ainsi il n'est pas aisé de défendre la nature contre les argumens de Berkeley et de David Hume ; c'est là que triomphe le scepti- cisme; lorsqu'il veut détruire la volonté et la liberté , il ne perd pas encore toute chance de succès ; mais il se brise devant les principes rationnels. En vain il discute , il argumente , puisqu'il cherche à prou- ver , i.- reconnaît donc uue base sur laquelle s'ap- puient les argumens et les preuves , en un mot il reconnaît des principes. Après a^ oir établi qu'il y a des principes néces- saires , il fallait tenter d'aller plus loin : il fallait s'élever contre les théories qui regardent les vérités nécessaires comme des formes de l'esprit humain ; c'est ce que nous avons essayé de faire. L'esprit humain n'est pas enfermé dans certaines formes : il est doué de raison , comme de sensibilité et de liberté : la liberté est le moi lui-même ; la sensi- bilité limite le moi, car c'est par elle que nous sentons les obstacles du monde extérieur ; la raison au contraire agrandit la sphère du moi , parce qu'elle lui ouvre un immense horizon. Les sens ne me montrent qu'une partie de l'univers; la raison DU VRAI. 1 35 me révèle le reste : elle me dévoile les lois suprê- mes qui gouvernent le monde intérieur et le monde extérieur. Bien plus, elle me transporte dans une sphère supérieure aux deux autres, elle me fait saisir l'absolu; dans son essor elle dépasse tellement le moi et la nature , qu'elle ne les aperçoit plus , qu'elle se met face à face avec la vérité , et s'élève ainsi à une région où toute subjectivité expire. Mais la raison est à son point de départ une table rase : elle ne contient pas plus de principes innés que la sensibilité et que la liberté : dès que la sensibilité est en contact avec les objets qui lui sont propres, il en résulte une sensation; de même , dès que la raison est en rapport avec l'objet qu'elle doit saisir , il en résulte une aper- ception. La vérité n'est donc pas une forme innée de la raison, mais elle impose à la raison ces formes qui deviennent ensuite ce qu'on appelle les nécessités de la raison. Primitivement donc il n'y a pas de lois nécessaires , de principes pure- ment psychologiques , il y a des vérités : la raison les acquiert ; elle nepeut plus s'en séparer; mais on ne doit pas la confondre avec elles. C'est ainsi que nous avons essayé d'établir les aperceptions ou in- tuitions pures de la raison , et de prouver qu'avant la raison mise en possession des vérités nécessaires, et ayant reçu de son commerce avec la vérité des formes qui engendrent la logique , il y a , pour ainsi dire, une raison vide , sans formes arrêtées l36 QUATORZIÈME LEÇON. d'avance , qui marche librement et qui reconnaît l'absolu sans y rien mêler de subjectif. Cette théo- rie de l'aperception pure a été attaquée \ et il était difficile , en effet , qu'un premier exposé la fit admettre : nous ne pouvons que la reproduire , en en variant un peu l'expression , afin de la pré- senter sous plusieurs faces , et de la rendre ainsi plus saisissable. Suivant la théorie des écoles écossaise et alle- mande, il n'y a que trois sortes de jugemens : le jugement dubitatif , le jugement affirmatif et le jugement négatif. Laissons de côté , comme nous l'avons fait déjà, le jugement dubitatif, qui n'a rien à faire dans une discussion sur l'existence de la vérité ; nous accordons que dans l'état réfléchi tout jugement affirmatif suppose un jugement négatif, et réciproquement : si l'on énonce devant moi cette proposition : deux et deux valent cinq ; je le nie. Qu'est-ce que nier dans ce cas? N'est-ce pas affirmer la proposition contraire ? Mon juge- ment est négatif, mais seulement dans sa forme. Lorsqu'on veut répondre à une proposition fausse , on suppose rapidement la forme qu'aurait dû prendre cette proposition pour être vraie : l'esprit se trouve alors placé entre deux partis , dont l'un est absurde et l'autre rationnel ; il se fait donc ici une comparaison . Or , la comparaison repose sur l'attention , d'où il suit que tout jugement qui est à la fois affirmatif et négatif est profondément ré- DU VRAI. i3t fléchi. Mais n'y a-t-il pas une affirmation primitive qui n'implique pas de négation? De même que nous agissons souvent sans songer aux résultats de notre action , et qu'il se produit dans ce cas une activité pure , une liberté non réfléchie ; de même la raison aperçoit souvent par une aperception pure : nous affirmons le vrai sans penser qu'il peut y avoir du faux ; l'affirmation n'enveloppe pas alors de négation. Nous ne pouvons pas nous arrêter dans l'aperception pure : eUe brille et s'éteint comme une étincelle rapide , et elle est remplacée par l'absence de la pensée , ou par la présence de la réflexion , de l'affirmation négative. Comment donc saisir cette lueur passagère ? Il ne faut pas la demander à la réflexion qui la détruit ; mais adres- sez-vous à la mémoire , et vous vous rappellerez que souvent vous avez exercé cette aperception pure. Cette aperception n'est pas marquée du ca- ractère de nécessité ; car la nécessité implique qu'on a cherché à se soustraire au joug d'une croyance, ce qui ne peut avoir eu lieu primitivement et avant tout retour sur soi-même. La vérité n'apparaît donc pas d'abord comme nécessaire , mais seule- ment comme vraie. Dans cette aperception pure se trouvent réunies au plus haut degré la liberté et la fatalité : comme la raison n'a pas voulu résister à la vérité , on ne peut pas dire qu'elle soit asservie ; d'un autre côté , elle ne peut pas ne pas aperce- voir cette vérité ; il y a donc là ce que j'appelle l38 QUATORZIÈME LEÇON. activité pure , c'est-à-dire , réunion de la fatalité et de la liberté. Lorsque je m'efforce en vain de lutter contre le pouvoir qui m'entraîne , il y a pure fatalité ; lorsque je veux faire évanouir un obstacle , et que j'y parviens, il y a pure liberté ; lorsqu'enlin je cède volontairement au pouvoir qui me presse , il y a liberté et fatalité. L'absolu étant reconnu comme illimité , comme remplissant le passé , le présent et l'avenir , il ne peut être renfermé dans le réel , il n'est ni dans le moi ni dans le non-moi , il est supérieur à l'un et à l'autre; l'absolu plane sur le relatif, l'éternel plane sur le passager. Mais cette vérité pure, qui n'est contenue ni dans le monde ni dans l'intelli- gence , où donc est-elle , et quelle en est la sub- stance ? A cette question on peut faire deux ré- ponses : si l'on s'arrête à une pbilosopbie timide , on dira : la vérité existe ; elle n'est ni le moi ni le non-moi ; ne m'interrogez pas au delà. Mais si l'on ose aller plus loin , et s'enfoncer dans de plus pro- fondes recherches , on trouvera que la vérité sup- pose quelque chose au delà d'elle-même , quelque chose de plus élevé, de plus inaccessible : de même que l'accident suppose la substance , que la qua- lité suppose le sujet , de même la vérité absolue suppose l'être absolu. Nous obtenons alors un ab- solu qui n'est plus suspendu dans le vague de l'abstraction , mais un absolu substantiel. Comme nous ne connaissons le sujet que par ses attributs , DU VRAI. i3g nous ne pouvons connaître de la substance infinie que les vérités absolues dont elle est le soutien. Tout ce qu'on sait de cette substance c'est quelle existe ; au delà de la vérité est la substance ; mais au delà de la substance il n'y a rien : la substance est le terme après lequel on ne peut rien conce- voir relativement à l'existence; arrivée à la sub- stance , toute recherche doit s'arrêter. D'où il suit qu'il ne peut y avoir qu'une substance : la sub- stance de la vérité , ou la suprême intelligence. La vérité, qui est absolue par rapport au moi et au non- moi , est relative par rapport à la substance. Ainsi elle se trouve placée entre l'homme et la suprême intelligence , comme un intermédiaire , comme un médiateur. C'est ce que Platon , dans sou langage poétique , appelle le Xoyoç ; c'est pour ainsi dire l'interprète , la parole de la substance. Comme la substance ne peut exister sans accidens, il y a coéter- nité entre la vérité et la suprême intelligence , entre le Xo'yoç et leyoûç. Mais comment la vérité sort-elle de la suprême intelligence ? C'est un mystère impénétrable à nos yeux. Si ]n substance se manifeste, c'est quelle a la puissance de se ma- nifester ; voilà tout ce que nous pouvons dire. Telle est la fameuse Triade de Platon : i ° la substance absolue ou la suprême intelligence ; 2° la puissance de se manifester ou la force créatrice ; 3° la mani- festation divine , la mission du Aoyoç. Toute cette théorie, se déduit des aperceptions IZfo QUATORZIÈME LEÇON. pures de la raison : je sais d'abord d'instinct la v��- rité ; je la sais ensuite par réflexion. Soit par exem- ple une vérité arithmétique , d'où me vient-elle ? Ce n'est pas du monde extérieur , car le monde extérieur n'existe que dans un point du temps et de l'espace , et la vérité arithmétique est éter- nelle et universelle ; l'universel est la raison suffi- sante du particulier, quoique l'universel ne se dé- couvre à nous que dans le particulier. Ni la na- ture ni mon intelligence ne peuvent me rendre raison de la vérité arithmétique : ce n'est pas parce qu'elle est aperçue par ma raison , ni parce qu'elle apparaît, dans la nature physique qu'elle est vraie ; elle existe indépendamment du monde intime et du monde externe ; elle plane sur l'un et sur Vautre , elle est absolue ; mais pour qu'elle ne nous apparaisse pas comme une pure idée, il faut qu'elle appartienne à un être dont elle soit comme la manifestation extérieure ; cet être, cette substance de la vérité, c'est Dieu. Mais nous ne savons de Dieu rien autre chose , sinonqu'il existe et qu'il se manifeste à nous par la vérité absolue. Se manifester pour un être universel et éternel , c'est se manifester universellement et éternelle- ment; Dieu s'est donc manifesté en tout, partout et toujours, et comme il ne s'est manifesté que par la vérité , il s'ensuit qu'il doit y avoir partout et toujours de la* vérité. Soit qu'on monte de la nature et de l'homme à la vérité, et de la vérité à DU VRAI. I/|l Dieu, soit qu'on redescende de Dieu à la vérité, et de la vérité à l'homme et à la nature, partout Dieu se rencontre : il suffit donc de reconnaître une seule de ces choses pour reconnaître Dieu. Il n'existe pas d'athées. Celui qui aurait étudié toutes les lois de la physique et de la chimie, lors même qu'il ne résumerait pas son savoir sous la déno- mination de vérité divine ou de Dieu , celui-là se- rait cependant plus religieux, ou si vous voulez, en saurait plus sur Dieu qu'un autre qui , après avoir parcouru deux ou trois principes , soit celui de la raison suffisante , ou le principe de causalité , en aurait sur-le-champ formé un total qu'il aurait appelé Dieu. Il ne s'agit point d'adorer un nom • Qeoç , Zeùç , Deus , Dieu, etc., mais de renfer- mer sous ce titre le plus de vérités possible , puis- que c'est la vérité qui est la manifestation de Dieu. Etudiez la nature, que la philosophie est trop portée à dédaigner, ne vous arrêtez pas à ce qu'elle contient de variable , car il n'y a pas de science de ce qui passe; niais élevez-vous aux lois qui régis- sent la nature et qui font d'elle une vérité vivante, une vérité devenue active, sensible, en un mot, Dieu dans la matière ; approfondissez donc la na- ture : plus vous vous pénétrerez de ses lois , plus vous approcherez de l'esprit divin qui l'anime. Étu- diez surtout l'humanité : l'humanité est encore plus sainte que la nature , parce qu'elle est animée de Dieu comme elle, mais qu'elle le sait, tandis 142 qlatorzièm'e leçon. que la nature l'ignore. Embrassez le faisceau des sciences physiques et des sciences morales, dé- gagez les principes qu'elles renferment, mettez- vous en présence de ces vérités ; rapportez ces vé- rités à l'être infini qui en est la source et le soutien, et vous aurez appris de Dieu tout ce qu'il nous est donné d'en comprendre dans les limites étroites de notre intelligence finie. DU VRAI. 1^3 QUINZIÈME LEÇON. Deux grands besoins dans l'esprit humain : i° besoin des principes absolus, comme base de lascience; 2° besoin de trouver ces principes absolus par l'observation. — Mé- thode rationnelle et méthode expérimentale. — Conci- liation de l'a priori , et de Y à posteriori. — De l'obser- vation et de la raison (i). Deux méthodes ont régné tour à tour dans l'empire de la science , et se disputent continuelle- ment l'esprit humain : aujourd'hui , comme de tout temps, deux grands besoins se font sentir à l'homme : je veux parler, d'abord , du besoin de certains principes fixes, immuables, qui ne dé- pendent d'aucuns temps, d'aucuns lieux, d'aucunes circonstances, qui ne puissent être révoqués en doute, de telle sorte que toutes les conséquences (i) Voyez, Fragmens philosophiques, programme de 1818, page 265 (première édition). I 44 QUINZIÈME LEÇON. qui en dérivent soient également inattaquables, et puissent former une science ; en effet , qu'est-ce qu'une science ? C'est un ensemble de déductions ri- goureuses qui se rattachent à un certain nombre de principes universels fournis par la raison. Dans un ordre quelconque de recherches , tant que l'esprit n'a saisi que des faits isolés , disparates , tant qu'il ne les a pas ramenés à une théorie générale dans laquelle puissent se résoudre les observations parti- culières , il possède les matériaux d'une science , mais la science elle-même n'existe pas. Ainsi , lors- qu'on eut reconnu certaines propriétés des corps , il restait à les ramener à quelques principes absolus pour constituer la science physique. La science physique commence là où apparaissent des vérités absolues , des vérités auxquelles on peut rattacher tous les faits que l'observation découvre dans la nature ; en d'autres termes, l'idée de la science est l'idée même de l'absolu posé comme principe de cette science. Car, si l'absolu ne constitue pas le fondement de la science , comme il n'y a dans les conséquences rien de plus que dans les prin- cipes , les conséquences seront variables comme le principe lui-même : on ne possédera rien de fixe , on n'obtiendra pas une science. Je regarde comme malheureuse l'époque où l'on a commencé à dé- crier l'application de la méthode mathématique aux sciences morales ; dès lors les sciences morales ont perdu leur tendance à l'absolu , jusque-là que DU VRAI. I/[5 l'absolu qui était déjà dans toutes les morales en a été exilé; elles ont été dépossédées des principes qui les constituent sciences. Dès que les vérités à priori ont disparu des sciences morales, celles-ci n'ont plus été que des théories incertaines, plus ou moins inté- ressai! tes, selon qu'elles contenaient un plus ou moins grand nombre de faits ; mais la science a été livrée à l'arbitraire , et au bout de quelques années les dernières traces scientifiques ont entièrement dis- paru. Il faut donc s'efforcer de donner à une science des principes absolus , et la raison ou la méthode à priori est la seule qui puisse lui fournir cette base. D'une autre part , l'observation ou la méthode à posteriori est un besoin qui n'est pas moins vi- vement senti que le premier. C'est elle qui a si puissamment contribué aux développemens des sciences naturelles. On a même cru , dans ces der- nieis temps, que le fond de la science reposait tout entier sur l'observation : c'est une erreur , car le fond de la science c'est l'absolu, et l'observation n'est que la condition de la science. Nous aspirons à saisir quelque chose de fixe et d'immuable , mais nous ne pouvons y parvenir qu'à la condition d'ob- server ce qui passe et ce qui change , nous avons donc besoin de savoir à priori , comme de savoir à posteriori : la méthode rationnelle et la méthode expérimentale se soutiennent et se complètent l'une l'autre. Quand on étudie l'histoire delà phi- losophie , on rencontre sans cesse ces deux métho- PHILOSOPII1E. I /| t> QLIXZTÈME LEÇO.X. des aux prises Tune avec l'autre ; chacune d'elles forme une école spéciale : l'école expérimentale et l'école rationnelle , ou l'école delà priori et l'école de 1 à posteriori] mais il ne suffit pas de recon- naître ces deux méthodes , il faut encore saisir le rapport qui les unit , et tenter de les concilier l'une avec l'autre. La physique a déjà résolu ce problème : elle ob- serve et elle finit par trouver une formule absolue ; l'expérience de plusieurs siècles , venant apporter le tribut de ses découvertes , confirme la légitimité du principe. Ainsi , loin que la raison combatte l'observation , elle l'autorise , elle l'élève jusqu'à elle ; la lutte des deux besoins n'est donc que dans l'apparence et nullement dans la réalité. Ce que nous disons de la physique peut s'appliquer à la philosophie : nous pourrions faire comparaître ici tous les philosophes de l'antiquité ; arrêtons-nous à Platon et à son disciple Aristote. Ce dernier, re- jetant l'absolu du fond de sa philosophie , a senti le besoin de le placer dans la forme. Platon , au contraire , qui méprisait la forme , a posé l'absolu dans le principe de sa doctrine. En n'abandonnant jamais la méthode à priori , il a satisfait aux be- soins de la raison ; mais il a eu le tort de mécon- naître le besoin d'observation qui est réel , et qui ne peut jamais fournir de résultats contraires à la raison. Unir l'observation et la raison , tel est le problème scientiiique : tant qu'il n'est pas résolu, la DU VRAI. l47 science n'est pas faite. Les écoles philosophiques ne se distinguent les unes des autres que par la solution quelles en ont donnée; quant à celles qui n'ont pas osé toucher à cette difliculté , on peut les retrancher du sein de la philosophie : le ca- ractère d'une méthode philosophique est la sincé- rité ; s'il est des problèmes qu'elle ne peut résoudre, elle doit au moins les faire connaître et en es- sayer la solution. Aujourd'hui tout le monde proclame que l'ob- servation est le principe unique de la science , et , d'une autre part , on voit reparaître dans l'esprit humain le besoin d'une méthode rationnelle. Dans les sciences physiques , comme dans les sciences morales , il a été reconnu que l'observation seule n'est pas un sûr asile pour l'esprit etçour le cœur de l'homme. L'observation est souvent menson- gère , illusoire , toujours inconstante ; elle ne peut être admise qu'autant qu'elle sert d'introduction à la raison. Je me suis efforcé de me montrer fidèle à cet es- prit de mon temps : j'ai reconnu et j'ai cherché à faire reconnaître un autre monde que les deux sphères , dans lesquelles s'est renfermée jusqu'ici l'observa- tion ; j'ai montré que la conscience attestait la réalité de certaines conceptions nécessaires , tout aussi bien que celle des sensations et des volitions ; j'ai montré que les faits rationnels étaient aussi réels que les autres, et j'appelle ici réel ce qui 10. J $8 Q > IS.ZIÈME LEÇON. tombe immédiatement sous l'observation : je souf- fre , la souffrance est réelle en tant que j'en ai la conscience ; la sensation et la liberté sont réelles , parce qu'elles tombent immédiatement sous les regards de la conscience: mais les connaissances nécessaires n'y sont pas moins présentes et immé- diates que la liberté et la sensation. Chacun n'ob- serve-t-il pas en soi-même la conception de cer- tains principes, de certains axiomes, tels que , par exemple : il n'est pas de qualité sans sujet; rien ne commence à exister sans cause ; le tout est plus grand que la partie, et beaucoup d'autres vérités d'aritbmétique , de géométrie et de baute physi que. La conscience qui est , pour ainsi dire , le redoublement de toutes les réalités intellectuelles sur elle-mêm#, le reflet de l'intérieur , la conscience reflète la réalité du monde rationnel , tout aussi bien que celle du monde sensible et celle du monde de- la liberté. C'est ainsi que j'ai procédé à l'éta- blissement empirique des connaissances nécessaires: la conscience , ai -je dit, ne joue que le rôle de témoin , elle n'est point créatrice ; ce n'est pas parce que la conscience l'atteste que vous avez pro- duit tel mouvement, mais c'est parce que vous l'avez produit qu'elle 1 atteste ; vous n'en auriez pas la conscience qu'il ne se serait pas moins produit. Vous avez pris certaine détermination libre ; si par impossible vous pouviez n'en avoir pas la con- science , vous ne l'auriez pas moins prise. Ainsi , DU VRAI. I An ce n'est pas le témoignage de la conscience qui crée le fait, c'est le fait qui crée le témomnaffe de la conscience. Si donc la conscience m'atteste que ma raison possède des connaissances nécessaires, c'est qu'en effet ma raison les possède. Jusqu'ici nous n'avons pas abandonné la méthode à poste- riori , nous procédons par la voie de l'expérience ; il faut prouver maintenant que nous avons rem- pli le second besoin de toute science , et que nous avons employé la méthode rationnelle. De la connaissance nécessaire pour aller à la vérité absolue , il n'y a qu'un pas à faire : il s'agit de montrer que sous la conception nécessaire , qui subjective la vérité , est enveloppée une aperception pure, dans laquelle l'affirmation ne contient pas de négation , et dans laquelle par conséquent la réflexion n'est pas intervenue. C'est à quoi nous sommes parvenus en faisant sortir de toutes les for- mules , de tous les principes logiques l'aperception pure de l'absolu , l'aperception non altérée par la nécessité d'y croire. Si les vérités , qui sont les ob- jets des connaissances nécessaires, n'étaient pas absolues , elles ne seraient pas dignes de former le fondement delà science métaphysique; mais quoi- que les connaissances qui les renferment soient aperçues par l'observation intérieure, elles sont indépendantes de cette observation ; elles n'ont pas ce caractère variable dont son marquées les sensa- tions et les volitions qui apparaissent à la con- l5o QUINZIÈME LEÇON. science ; c'est ainsi qu'après avoir employé l'obser- vation, qui est la condition de la science, j'ai recherché un point fixe et immuable qui pût servir de base à l'édifice ; car encore une fois il n'y a pas de science de ce qui passe. -Or, les vérités que j'ai signalées, en prenant pour point de départ l'observation , ces vérités sont absolues et ne, dé- pendent pas de l'observation , qui ne m'a conduit d'ailleurs que jusqu'aux connaissances nécessaires. En effet, l'expérience, arrivée à la limite des con- naissances nécessaires , est obligée de s'arrêter , et c'est la raison seule qui franchit l'abîme de la con- naissance nécessaire à la vérité absolue (i). La v érité est indépendante , et quoique l'observation remplisse une partie de la route qui conduit jus- qu'à elle, la vérité n'a point ce caractère de va- riation et d'inconsistance que présentent tous les objets soumis à l'observation. Je suis arrivé par l'observation jusqu'au seuil de l'absolu ; mais il m'a fallu la raison pour pénétrer dans l'enceinte , et l'absolu est devenu la base, le point de dé- part de toutes mes autres connaissances. C'est ainsi que j'ai conclu l'accord entre l'observa- tion et la raison ; je ne me suis point exposé au reproche que Condillac adresse très-légitimement à plusieurs systèmes antérieurs : je n'ai point dé- buté par des maximes abstraites et hypothétiques ; (i) Voyez, FraÇmenS philosophions, préface, page xxiij ( première édition^ DTj VKAI. I 5 I je m'appuie, il est vrai , sur des maximes absolues, mais j'y suis arrivé sous la conduite de l'observa- tion. Si je ne m'étais appuyé que sur l'expérience , je ne dis pas que j'aurais fait une science d'obser- vations , car ces deux choses répugnent ; je n'au- rais fait aucune science , quoiqu'il soit vrai de dire qu'il n'y a point de science sans observation. C'est ainsi que, confondant toujours la condition de la science avec sa base , les uns ont voulu construire de prétendues sciences uniquement sur l'expé- rience, les autres, particulièrement en Grèce et en Allemagne , ont appuyé sur des maximes ration- nelles des systèmes qui n'ont pas encore été légi- timés. La raison dépasse la portée de l'observation , mais elle doit y prendre son point de départ : ce n'est pas de l'expérience que la géométrie em- prunte la définition du triangle; prenez un triangle ou plusieurs triangles naturels , jamais vous n'y trouverez les conditions de la définition géométri- que , et cependant c'est en présence de cette figure grossière que le géomètre conçoit le triangle ab- solu; comme en présence d'une certaine étendue, la raison conçoit l'espace absolu , comme en pré- sence de la durée de la vie humaine noirs conce- vons le temps absolu. Je me suis efforcé de faire la paix entre la raison et l'observation , sans laisser l'une empiéter sur l'autre ; car si la raison est posée , par exemple , comme antérieure à l'observation , la science manque de sa condition première , elle IÔ2 QUINZIÈME LEÇON. ne s'applique pas aux réalités ; et si , d'un autre côté , vous posez l'observation comme principe scientifique , vous n'obtenez que des conséquences variables et contingentes comme leur principe. Après avoir résolu le problème que j'appelle le problème scientifique , ou le problème de la mé- thode, après avoir montré que la condition de possibilité pour une science est l'observation , et sa condition de fixité et de légitimité , la raison , après avoir prouvé qu'il y a de l'absolu dans l'état actuel de nos connaissances , je dois rechercher le caractère des principes absolus dans l'état primitif de l'intelligence , et je vous prie de m'obliger et de me rappeler même, s'il le faut, aux règles de mé- thode que je viens de poser , car c'est l'esprit de méthode qui est principalement l'esprit de ce cours. DU VRAI. i 53 mi\\\MlVWUkV\SUmi«UUUl\VVWWVWlrtV\MlvlHUV\lV.V\VUUW«v SEIZIÈME LEÇON. Etat primitif de la vérité absolue dans l'intelligence. — La vérité absolue n'a point d'origine ontologique, mais seulement une origine psychologique (j). — Première position intellectuelle dans l'ordrechronologiqueou psy- chologique : aperception pure d'une vérité concrète ou déterminée. — Deuxième position : connaissance né- cessaire de cette vérité. — Troisième position : apercep- tion pure de la vérité abstraite ou indéterminée. Quatrième position : connaissance nécessaire de cette vérité (2). —La première application déterminée de la vérité s'est faite en même temps au moi et au non- moi , à l'homme et à la nature (3). Toute discussion philosophique sur les princi- pes des connaissances humaines se divise en deux parties, l'une comprenant la recherche des carac- (1) Voyez, Fragmens philosophiques, programme de 1818 , page 274 (première édition). (2) Voyez ibid., page 27.5 (3) "Voyez, Fracme^s puaosorurouEs . programme de 181-, pages ?.o° el suiv. (ibid. \ '' I 54 SEIZIÈME LEÇOiN. tères actuels de ces connaissances, l'autre l'étude des caractères primitifs. Je crois avoir épuisé la pre- mière de ces deux études : j'ai essayé de montrer par combien de degrés nous passons, dans l'étatac- tuel de notre intelligence, pour arriver à ce qui est vrai en soi, à la substance de la vérité. Il s'agit maintenant d'aborder le second examen , de re- chercher quelles ont été d'abord à nos yeux les vérités absolues. N'abandonnons pas la voie que nous avons suivie : c'est en partant de l'actuel qu'il faut rétrograder peu à peu vers le passé , vers le point où commence la première lueur intellectuelle. Ainsi, nous ne supposerons pas au hasard un état primitif , sauf à le confronter avec nos connais- sances actuelles; ce qui serait déjà une méthode plus philosophique que celle qui pose à priori Un état primitif , et qui n'y renonce jamais , lors même qu'elle n'en peut pas tirer la réalité actuelle ; notre méthode est de ne jamais nous départir de l'actuel, qui est pour nous l'état le plus sûr et le plus immédiaX , et de chercher ce qu'il a pu être d'a- bord. Nous avons vu qu'il y a de l'absolu dans la vérité : on ne peut rechercher que deux origines à l'absolu , une origine ontologique et une origine psychologique. L'absolu est ce qui est vrai en soi , ce qui n'a pas été constitué par nous, ce qui était avant nous, ce qui sera après nous : or, si l'absolu est ce qui ne peut pas ne pas être , s'il n'a pas de fin possible , il ne peut pas avoir de commence- DU VRAI. 1 55 ment. Ces vérités : toute qualité suppose un sujet, tout commencement suppose une cause; ces vérités et beaucoup d'autres ont toujours été. Qui pour- rait dire quand il a commencé d'être vrai , et quand il cessera de l'être que tout phénomène suppose une substance ? Ces vérités n'ont donc pas d'origine ontologique. Toutes les recherches sur l'origine des connaissances humaines ont porté jusqu'à pré- sent sur l'origine ontologique des vérités : on n'a pas cherché comment l'absolu s'est présenté d'abord à notre intelligence , mais de quelle façon il a com- mencé d'exister. Or , dans ce dernier sens , il n'a pas eu de commencement ; il n'a pas été d'abord petit, puis plus grand, puis enfin parvenu à toute sa taille ; il n'a pas une figure qu'il puisse perdre ou reprendre en des temps différens. Encore une fois, il n'y a point de commencement à la vérité en. elle-même : si l'on me demande pourquoi il est vrai que tout fait qui commence d'exister a une cause, je répondrai : parce que cela est vrai. Je ne puis en donner aucune autre raison ; il me faudrait d'ailleurs arriver à des principes dont je ne ren- drais pas raison , et qui se légitimeraient par eux- mêmes. Mais s'il n'y a pas lieu de chercher Forigine ontologique de la vérité, on peut en chercher l'ori- gine psychologique, c'est-à-dire, examiner comment elle s'est d'abord présentée à notre esprit; dans quelles circonstances nous avons obtenu d'abord la notion de cause et d'effet, le principe de causalité, la «56 SEIZIÈME UEÇON. notion de temps , d'espace , Je devoir , eniin toutes celles qui entrent dans la composition des principes nécessaires par lesquels se manifeste l'absolu. Vou- lez-vous savoir où l'on est arrivé en recherchant l'origine ontologique des principes absolus? On est arrivé à les nier. En efiet , l'état primitif de notre intelligence est un état circonscrit , déterminé ; nous n'apercevons d'abord rien d'universel , rien de nécessaire : dans l'impossibilité où l'on se trouvait de faire sortir l'universel du particulier , l'absolu du relatif, on a rejeté l'absolu et l'universel; on ne remarquait pas que le particulier et le déterminé étaient non le commencement de l'existence de l'absolu , mais seulement le commencement de son apparition. Toute la question se réduit donc à celle- ci : quelle est dans l'histoire du développement de l'esprit humain la circonstance où nous avons com- mencé à soupçonner la vérité nécessaire ? c'est une question purement historique. Je vais donc essayer de décrire les différentes situations de l'esprit humain relativement à l'ab- solu. En partant toujours de l'état actuel , j'in- diquerai toutes les situations inteUectuelles possi- bles par rapport à l'absolu , et j'en établirai ensuite l'ordre de succession . La première position intellectuelle , dont je parlerai , est celle que j'ai atteinte dans les leçons précédentes : cette aperception pure de la vérité qui ne contient aucune négation. Une seconde position intellec- DU Vil if. !!>" tuelle est l'afïirmatiou qui implique négation ; c'est la connaissance nécessaire et par conséquent réfléchie. Au lieu d'apercevoir l'absolu dans son état abstrait , je puis l'apercevoir dans des objets déterminés ; au lieu de dire : deux plus deux valent quatre, je puis dire : ces deux objets, plus ces deux autres objets, valent quatre objets. Cette aperception concrète de la vérité peut être pure, c'est-a-dire , contenir une aflirmation sans néga- tion ; elle peut ne pas s'engager dans les limi- tes de la connaissance nécessaire , et c'est une troisième position de la connaissance intellec- tuelle. Enfin, cette aperception de la vérité con- crète peut contenir une négation , tomber dans les limites de la réflexion , et ce sera la qua- trième position intellectuelle. Ainsi, il peut y avoir aperception pure et connaissance nécessaire de la vérité absolue et indéterminée ; puis apercep- tion pure et connaissance nécessaire de la vérité concrète et déterminée. En indiquant d'avance toutes les positions intellectuelles possibles , nous limitons le champ de nos recherches , et notre méthode retient quelque chose du fond auquel elle s'applique , c'est-à-dire qu'elle a aussi quelque chose d'absolu. Il s'agit mainte- nant de savoir quel est l'ordre de priorité et de postériorité entre les différentes situations intel- lectuelles que nous avons reconnues. Nous allons répondre , en partant toujours de l'actuel , et en I 58 SEIZIÈME LEÇON. rétrogradant vers le primitif. Soient les deux po- sitions intellectuelles suivantes : l'aperception pure de la vérité absolue et la connaissance néces- saire de cette vérité : laquelle des deux a devancé l'autre? "Vous savez qu'il n'y a de connaissance nécessaire possible qu'à la condition qu'il y ait eu antérieurement une intuition pure : il faut avoir aperçu purement et simplement la vérité avant de remarquer qu'on ne peut pas ne pas l'aperce- voir. Donc la connaissance nécessaire est posté- rieure à l'aperception pure ; la certitude, postérieure à l'intuition , le fait logique , postérieur au fait psychologique. Examinons maintenant le rapport de succession entre les deux autres positions in- tellectuelles : intuition pure et immédiate de la vérité concrète , et conception nécessaire ou logi- que de la même vérité. L'ordre est ici le même que dans le premier .cas : l'intuition pure précède la conception nécessaire. Maintenant quel est le rapport chronologique entre les deux posi- tions intellectuelles relatives à la vérité abso- lue, et les deux positions intellectuelles relatives à la vérité concrète? Nous avons déjà dit que l'absolu était primitivement déterminé , et nous avons ajouté qu'il ne pouvait pas être question ici de l'absolu en lui-même, mais de son appa- rition dans l'esprit; nous l'avons aperçu d'abord sous une forme concrète. Voici donc l'ordre à établir entre toutes les positions intellectuelles : DU VRAI. l5q l'étcit actuel de notre esprit est une conception nécessaire de la vérité absolue, à laquelle je ne puis me dérober ; cette conception nécessaire pré- suppose une aperception pure de la vérité abso- lue et indéterminée; d'une autre part, l'indéter- miné présuppose le déterminé , et la conception nécessaire concrète présuppose l'intuition pure du concret. Il est impossible d'aller au delà de ce dernier terme ; comprenez - vous quelque chose d'antérieur à cette proposition : cet objet et cet objet font deux objets? C'est par là que com- mence l'arithmétique. Voilà donc toute la diffé- rence qui existe entre l'actuel et le primitif; je dis aujourd'hui : un et un valent deux; j'ai dit autrefois : tel objet et tel objet valent deux objets. La vérité est absolument la même dans l'un et l'autre cas; elle n'a changé qu'à mes yeux : de déterminée elle est devenue indéterminée : après nous être apparue seulement clans une de ses applications , elle s'est dégagée de toute appli- cation , et s'est montrée pure et absolue. Nous sommes partis de l'actuel pour remon- ter au primitif; si nous partons du primitif pour revenir à l'actuel , voici l'ordre que nous obtien- drons : i ° aperception pure d'une vérité concrète; 2° conception nécessaire de cette vérité; 3° aper- ception pure de la vérité absolue ; 4" conception nécessaire de cette vérité indéterminée. Keste maintenant la question de savoir si la pre- iGo SEIZIEME LEÇON. mière application de la vérité s'est faite a la na- ture ou au moi. Je réponds : ni à la nature seule, ni au moi seul, mais à l'un et à l'autre. Locke a dit : tout commence par les aperceptions des sens; il a raison , car l'expérience démontre que 1 exté- rieur donne l'éveil à 1 àme , et la raison nous ré- vèle qu'il ne peut pas y avoir de moi sans nox-moi ; mais il a tort de croire que la sensation puisse se suîîire à elle-même , et qu'elle ne soit pas dès le principe accompagnée de la réflexion , c'est-à-dire, que le moi ne soit pas contemporain du non-moi. De son côté , Ficlite veut que tout commence par le moi ; mais il est entraîné, par les conséquences de sa doctrine , à tout finir aussi sans autre instru- ment que le moi. Comme nous -venons de le dire, il n'y a pas de moi sans non-moi , il n'y a pas de sujet sans objet, et la première position intellec- tuelle implique le moi et le non-moi. Locke et Ficlïte ont eu le tort de ne poser qu'un des termes d'un rapport indissoluble; il est aussi illogique de tirer le moi du non-moi que de tirer le non- moi du moi. Ces deux philosophes, s'étant mépris sur la première position intellectuelle , ont donné une base trop étroite à l'édifice des connaissances hu- maines : ils ont détruit, l'un la nature, l'autre l'es- prit , et tous les deux se sont réunis contre l'absolu. La théorie que je vous propose ne fait abstraction ni de 1 homme ni de la nature : elle les pose en corrélation dès le premier éveil de l'intelligence ; DU VRAI. l6l de plus , sous la nature et sous l'humanité elle fait apercevoir l'absolu , qui est aussi indépendant de l'humanité que de la nature , mais dont l'une et l'autre sont un reflet. Les deux écoles que je com- bats, en confondant l'absolu, l'une avec le moi, l'au- tre avec la nature, détruisent entièrement l'absolu , et en conséquence ils le ravissent au moi et au non- moi. Pour le restituer à l'humanité et à la nature, il faut l'en séparer ; il faut le reconnaître comme indépendant , comme se suffisant à lui-même , mais éclairant de sa lumière l'humanité et la na- ture, au sein desquelles il accomplit pour nous sa première apparition. PHILOSOPHIE- IÔ3 DIX-SEPTIÈME LEÇON. H\l\MVniHV»VV\>\VVl\iV»lV\Wl»V\(»\»\\M>\>\W\U\lHM>lMV\M\*W\V\» DIX-SEPTIÈME LEÇON. Les principes nécessaires n'ont pas d'antécédent logique. — La question de la certitude n'en est pas une : elle se résout d'elle-même. — Retour sur la succession des quatre positions intellectuelles. — Passage de l'état pri- mitif à l'état actuel. — Deux espèces d'abstractions : abstraction médiate ou comparative ; abstraction immé- diate (i). Après avoir décrit l'état actuel de nos connais- sances , nous avons essayé d'en indiquer l'état pri- mitif. Pour arriver à ce but nous nous sommes renfermés d'abord dans la contemplation de l'ac- tuel, et nous avons cherché ce que cet état présup- posait avant lui. Au lieu de créer une origine hypo- thétique aux connaissances humaines , sans nous occuper de la confronter avec l'état actuel de ces (i) Voyez, Fragmehs philosophiques, programme de 1817, pages 2 36, 287 ; et programme de 1818, page 277 (première édition). DU VRAI. !63 connaissances, nous nous sommes attachés à la réa- lité présente, qui est en notre possession, et à l'aide de ce flambeau nous nous sommes avancés sur la route inconnue de l'état primitif. Nous avons dis- tingué soigneusement la question de l'origine onto- logique de la vérité d'avec la question de son origine psychologique ; nous avons éliminé la première , qu'on a souvent confondue avec la seconde, et il ne nous est resté que la question psychologique. Cette question peut se sous-diviser ainsi : i ° com- ment sommes-nous arrivés à l'idée de la vérité ab- solue; 2° comment sommes-nous parvenus à la cer- titude ou à la croyance nécessaire touchant la vérité ? Cette dernière sous-division peut s'appeler la question logique , et la première est la question historique par excellence. Soit donnée, par exemple, cette proposition vraie d'une vérité absolue : toute qualité suppose un sujet ; la question de l'origine logique consisterait à rechercher quelles sont les cir- constances dans lesquelles cette connaissance a été marquée du caractère de certitude ou de nécessité qu'elle possède aujourd'hui. Autre chose est de re- chercher comment une connaissance est devenue certitude , autre chose de se demander à quel in- stant elle a fait son apparition dans notre esprit. La question de l'origine logique, telle que nous venons de la délinir, se résout d'elle-même , ou plutôt elle n'est pas une question. Ainsi , quelle est la raison de la certitude logique du principe de causalité ? ii. I 64 DIX-SEPT IÈME LEÇON. C'est le principe de causalité lui-même. Il n'y a pas ici d'antécédent et de conséquent : l'actuel et le primitif se confondent ; le principe de causalité nous apparaît aujourd'hui tel qu'hier , il nous apparaîtra demain tel qu'aujourd'hui , il n'est ni plus ni moins rapproché de la certitude. La certitude n'a pas de degrés , elle ne s'engendre pas dans le temps , elle ne se légitime pas par le progrès de l'intelligence humaine ; nous n'avons pas cru d'abord un peu au principe de causalité , puis un peu plus , puis en- fin tout-à-fait; en un mot, la certitude ne se fait pas pièce à pièce, et portion par portion. Toute la d.fférence qui peut exister dans la certitude, relativement au temps, c'est qu'elle n'a pas d'a- bord été accompagnée d'une conscience claire. Ainsi l'homme ignorant est tout aussi certain que Lagrange de cette proposition : un plus un valent deux ; avec cette différence que chez l'un la certi- tude n'est accompagnée que d'une conscience ob- scure , tandis qu'elle est éclairée chez l'autre par toutes les lumières de la réflexion. Ainsi, des deux questions psychologiques que j'avais réservées, j'é- carte encore la questions logique , et j'arrive à la question éminemment historique, qui se pose ainsi : trouver la forme primitive sous laquelle l'absolu a fait sa première apparition dans l'intelligence hu- maine. J'ai montré que pour arriver à la solution il ne fallait pas rêver au hasard une origine hypo- thétique, mais partir de la forme actuelle de l'ab- D Li VRAI. l65 solu. Ainsi, par exemple, il m'est impossible au- jourd'hui de ne pas croire que ce qui commence d'exister ait une cause ; telle est donc la forme ac- tuelle : impossibilité de ne pas croire. En pénétrant sous cette forme , en creusant cette impossibilité mystérieuse, je trouve l'intuition du vrai , l'intui- tion pure et immédiate. Je crois aujourd'hui, et je ne puis pas ne pas croire qu'au dehors de moi tout ce qui commence d'exister a une cause, je crois donc à une vérité extérieure , mais je ne crois à cette vérité que sur la foi de quelque chose d'in- térieur, c'est-à-dire de l'impossibilité où je suis de ne pas croire. La vérité extérieure n'est donc conçue par moi que médiatement , par l'intermé- diaire d'une forme logique. Or, l'analyse démontre que cette impossibilité logique est le fruit de la ré- flexion , et que la réflexion étant une opération médiate, présuppose une opération immédiate, irréfléchie , spontanée , peu importe le nom qu'on lui donne. Ainsi, sans sortir de l'état actuel , nous avons déjà déterminé un état antérieur à la croyance nécessaire. Ce n'est pas tout : nous sommes en- core dans la forme universelle de la vérité; la croyance nécessaire au principe de causalité et l'a- perception qui la précède nous donnent toujours le principe de causalité sous sa forme absolue; mais l'intelligence humaine est-elle renfermée dans le domaine de l'abstraction ? Non, sans doute; très- souvent , vous le savez , l'intelligence s'applique à l66 DIX-SEPTIÈME LEÇON. quelque chose de concret : si quelquefois vous dites : tout ce qui commence d'exister a une cause, ne vous arrive-t-il pas plus souvent de dire : ce phé- nomène qui vient de paraître, soit la chute d'une feuille ou d'une pierre, ce phénomène a une cause? Le principe de causalité prend donc une forme con- crète ; il s'individualise. Remarquez qu'il ne change pas de nature pour changer de forme : soit qu'il se détermine, soit qu'il demeure dans l'indétermi- nation , il est toujours le même, et il nous con- traint à une croyance également nécessaire. La qu stion que nous avons examinée est celle de sa- voir si le principe de causalité nous apparaît d'a- bord dans son universalité ou dans une de ses applications : or , l'expérience atteste que l'intelli- gence ne débute pas par l'abstraction ,que nous n'ar- rivons à l'abstrait que par le concret. Le primitif étant concret , il reste à savoir si le primitif n'est pas double comme l'actuel. Rappelez- vous que l'ac- tuel s'est divisé pour nous en deux parties: i° impossibilité de ne pas croire, ou état médiat; 2° intuition pure de la vérité, ou état immédiat. Il en est de même du concret ou du déterminé : le prin- cipe de causalité dans son application à un fait par- ticulier , nous est également donné sous deux for- mes : d'une part l'impossibilité subjective de ne pas y croire , de l'autre l'intuition pure et simple de la vérité concrète. L'actuel et le primitif étant donnés , il nous reste DU VRAI. 167 à savoir si nous avons épuisé toute la sphère intel- lectuelle , c'est-à-dire , s'il y a en deçà de l'actuel quelque autre forme que celles que nous avons décrites , et s'il y a au delà du primitif quelque au- tre forme qui nous soit échappée. Or , ce pri- mitif étant le concret , l'individuel , y a-t-il quel- que chose de plus concret ou de plus individuel ? Vous ne pourriez sortir du concret que pour aller à l'abstrait; ce ne serait pas dépasser le primitif , ce serait revenir en arrière. Peu importe que le prin- cipe de causalité vous apparaisse d'abord dans son application à la chute d'une pierre ou à la mort d'un homme , il est toujours sous une forme con- crète, et aucune application antérieure ne peut être ni plus ni moins concrète , ni plus ni moins dé- terminée. Si nous ne trouvons rien au delà du pri- mitif que nous avons assigné au principe de causa- lité, sommes -nous arrivés à sa dernière trans- formation dans notre intelligence , quand nous l'avons placé sous cette formule ; tout ce qui com- mence d'exister a une cause , et il m'est impossible de ne pas croire à la vérité de ce principe? Essayez, tourmentez ce principe , jamais vous ne l'amènerez à une forme plus universelle , plus ultérieure que celle-là. Nous tenons donc les deux extrémités de l'intelligence ; nous possédons l'état actuel et l'état primitif. Nous n'avons donc plus à résoudre que la troisième des questions que nous nous étions originairement posées • trouver le lien I 68 DIX-SEPTIÈME LEÇON. des deux sphères, le passage du primitif à l'actuel. ' Pour nous garantir de la marche hypothétique dans cette nouvelle recherche comme dans les deux autres , nous devons nous attacher à ce qui nous est donné , examiner ce qu'il y a de semblable et ce qu'il y a de différent dans le primitif et dans l'ac- tuel : nous négligerons la ressemblance pour ne nous attacher qu'à la différence ; et si nous trou- vons une opération intellectuelle qui rende compte de la différence, nous aurons ainsi découvert la transition du primitif à l'actuel. Qu'y a-t-il donc de semblable entre les deux états de l'intelligence rela- tivement au principe de causalité , qui jusqu'ici nous a servi d'exemple? Ce qu'il y a de semblable, c'est la croyance nécessaire et l'intuition pure. Dans un cas comme dans l'autre , que vous appliquiez le principe , ou que vous le contempliez sous sa forme universelle et indéterminée , toujours est- il que ce principe vous éclaire d'abord , et force en- suite votre croyance. Qu'y a-t-il maintenant de dissemblable? C'est que dans l'état primitif, le principe de causalité est appliqué et concret, et que dans l'état actuel il est indéterminé et ab- strait. J'aurai rendu compte du passage du pri- mitif à l'actuel, si j'explique comment du prin- cipe déterminé nous nous élevons au principe indéterminé. Or, ce passage s'opère par l'abstrac- tion ; ce que nous dirons ici de l'idée du vrai pourra s'appliquer à l'idée du bien et à celle du DU VRAI 169 beau (1). Il y a deux genres d'abstraction : soit donnée une suite d'objets particuliers : vous exa- minez les caractères communs de ces objets, vous les réunissez en un caractère général qui les con- tient tous. Ce caractère général est un caractère abstrait, une pure idée, puisqu'il n'existe pas indé- pendamment des individus. Nous exerçons dans ce cas une abstraction que j'appelle abstraction comparative et collective ; comparative , parce quelle procède par voie de comparaison ; collec- tive , parce qu'elle n'est qu'une collection de cas particuliers. Tel n'est pas le second genre d'ab- straction : un seul cas étant donné, sans comparerce cas avec aucun autre , sans avoir besoin en consé- quence d'une collection de faits particuliers, la seconde abstraction passe à l'instant même du con- cret à l'abstrait. Lorsque le principe de causalité est appliqué à un cas particulier , il y a d'une part l'objet déterminé, et de l'autre le principe pur de causalité : aussitôt que vous séparez celui-ci de ce qui l'individualise , vous le rendez à son universa- lité. Or, comme il n'y a pas de degrés dans l'uni- versel , il s'ensuit que pour l'obtenir vous n'avez pas besoin de recourir à une comparaison , ni d'ob- server plusieurs cas particuliers. C'est ainsi que, par une abstraction immédiate , par une seule opéra- tion de l'esprit , on élimine le déterminé , et l'on obtient le principe pur de causalité. C'est donc (1) Voyez la vingt-el-unièine leçon. J70 DIX-SEPTIÈME LEÇON. sans le secours dune comparaison et d'une collec- tion que l'on passe du concret à l'abstrait , du réel au vrai , du déterminé à l'universel. 11 n'en va pas ainsi dans l'autre genre d'abstraction ; prenons un exemple , examinons comment nous arrivons à l'i- dée générale de couleur : soit placé devant mes yeux un objet blanc ; avec quelque rigueur que je pousse l'analyse , arriverai-je ici à l'idée de couleur en général ; pourrai-je mettre d'un côté la blan- cheur et de l'autre la couleur; cette séparation est- elle possible? Que quelqu'un à propos d'un seul objet arrive à l'idée de la couleur en général , je reconnais que ma distinction entre les deux genres d'abstraction est vaine. Nous ne pensons pas qu'à l'aspect d'un seul objet l'esprit puisse faire deux parts dans sa couleur, l'une pour le variable , l'au- tre pour l'invariable. Analysez ce qui se passe en vous à l'aspect d'un objet blanc , vous éprouvez une sensation ; ôtez ce que cette sensation a d'indivi- duel , vous la détruisez tout entière : vous ne pou- vez pas faire évanouir la sensation de blancheur , et réserver la sensation de couleur. A l'objet blanc dont nous parlions tout à l'heure , joignez un objet bleu , votre position intellectuelle est entièrement changée , votre esprit peut faire alors abstraction de la sensation particulière du blanc , et delà sen- sation particulière du bleu , ne conserver que l'idée abstraite de la sensation de la vue ou de la couleur en général. Mais, dans le cas précédent, nous nions DU VRAI. 1 „ l qu'il soit possible à l'esprit de faire une distinction entre sensation de la blancheur et sensation de la vue. Prenons un autre exemple : si vous n'aviez ja- mais senti qu'une seule fleur , auriez-vous l'idée de l'odeur en général ? L'odeur ne vous paraîtrait-elle pas un élément spécial de cette fleur, qui ne se re- trouverait nulle part? Si maintenant à l'odeur d'œil- let se joint pour vousl'odeur de rose , vous pourrez vous élever à l'idée générale d'odeur ; mais qu'y a- t-il de commun entre l'odeur d'une fleur et celle d'une autre, sinon qu'elles ont été senties par le même individu? Ce qui rend ici la généralisation possible , c'est précisément l'unité du sujet qui se souvient d'avoir été modifié de la même manière par des sensations différentes ; mais ce sujet ne peut opposer quelque chose de semblable et quelque chose de dissemblable qu'à la condition de la diversité, et par conséquent de la pluralité des sensations. Il y a donc dans ce cas comparaison , collection, abstraction médiate; pour arriver au principe de causalité , nous n'avons pas besoin de tout ce travail. Si vous supposez six cas particuliers desquels vous ayez abstrait ce principe , il ne sera pas chargé de plus d'idées que si vous l'aviez ab- strait d'un seul , ni de moins d'idées que si vous l'aviez abstrait de dix mille. En effet , pour arriver à cette formule : l'événement que je vois sous mes jeux doit avoir une cause; il n'est pas nécessaire d'avoir vu plusieurs événemens. Le principe étant I72 DIX-SEPTIÈME LEÇON. indivisible , il est tout entier dans un seul cas , et il y est sous sa forme pure : il ne s'agit donc que d'éli- miner la particularité du phénomène, soit la chute d'une pierre, soit le meurtre d'un homme, et l'on arrive immédiatement à l'idée de la nécessité d'une cause, pour tout ce qui commence d'exister. Ici, ce n'est pas parce que j'ai été Σ même , ou affecté de la même manière pendant plusieurs sensations différentes, que j'arrive à l'idée générale et ab- straite. Une feuille tombe , je sais à l'instant même qu'il doit y avoir une raison à cette chute : un homme a été tué , je sais immédiatement qu'il doit y avoir une cause à sa mort. L'idée générale ne dé- rive pas ici de l'identité du moi, ou de la ressem- blance de mes modifications dans des cas différens. Ce qu'il y a de semblable entre les deux faits que je viens de citer , c'est qu'ils sont doubles , qu'ils renferment quelque chose d'individuel et quelque chose d'universel : mais je puis faire le partage entre l'individuel et l'universel, à propos du pre- mier fait comme à propos du second. Et, en effet , si je n'avais pas conçu l'universalité du principe à propos du premier fait individuel , je ne la conce- vrais pas davantage à propos du second, ni du troisième, ni du millième; car mille ne sont pas plus près que un de l'infini. Telle est donc la théorie de l'abstraction immédiate , abstraction qui diffère, comme on le voit, de l'abstraction médiate comparative. DU VRAI. in3 Nous avons achevé maintenant ce que nous avions à dire sur l'état primitif de notre esprit rela- tivement aux vérités absolues, et sur le passage de l'état primitif à l'état actuel ; nous avons vu que trouver l'origine- du principe de causalité, ce n'est pas autre chose que saisir la position intellectuelle primitive dans laquelle nous saisissons le principe. Indiquer la génération du principe de causalité , c'est montrer le procédé intellectuel qui élimine le déterminé , dégage l'indéterminé et fait passer celui-ci , du concret qu; le contenait et le cachait, à l'abstrait et à l'absolu , où il éclate tout entier. Dans le tableau de l'état actuel, nous avons vu que la croyance nécessaire qui subjective la vérité n'est rien autre chose qu'un reflet de l'intuition pure , ou de l'affirmation non réfléchie. C'est ainsi que nous avons séparé l'objectif du subjectif, et que nous avons montré comment l'indéterminé se dé- gage du déterminé, l'universel du particulier. Il s'ensuit donc que l'indéterminé est sous le déter- miné , que l'objectif est sous le subjectif, et que la philosophie ne doit s'arrêter ni dans le sensualisme de l'école de Locke, ni dans l'idéalisme subjectif de l'école allemande. 174 DIX-HUITIÈME LEÇON. mHiuv«mHvwHiv»tuvumtv\w»wtuuvmiui\uuMtnu«m>twn«vtt DIX-HUITIÈME LEÇON. Les idées qui composent les principes nécessaires leur sont antérieures ou contemporaines. — Ni dans l'un ni dans l'autre de ces deux cas on ne peut faire dériver les principes des idées élémentaires dont ils sont formés. — Principe de causalité. — Principe de substance (1). Nous nous sommes efforcés de constater l'exis- ence des vérités absolues : nous les avons dégagées des formes subjectives qui les enveloppent sans les détruire ; nous avons fait voir comment elles nous apparaissent d'abord, à propos d'un fait particu- lier et déterminé, et comment l'esprit, par une ab- straction immédiate , élimine à l'instant même l'élément particulier , pour conserver pur et intact l'élément individuel. Il reste encore une objection contre laquelle nous avons à défendre l'existence des vérités absolues. L'énonciation des principes (1) Voyez, Fragmens philosophiques, programme de 1818, page 276 (première édition). DU VRAI. I"5 nécessaires se compose d'un certain nombre de termes : on a recherché l'origine des idées renfer- mées sous ces termes, et on a cru par-là détruire l'existence des principes , comme vérités simples et primitives. Ainsi, par exemple, dans le principe : tout phénomène suppose une cause ; dans cet autre : toute apparition suppose une substance , nous avons les idées particulières dephénomène, de cause, d'ap- parition, de substance. Quelques philosophes pen- sent qu'il s'agit uniquement de rechercher séparé- ment l'origine de toutes ces notions ; ils considèrent les idées qui entrent dans les principes comme anté- rieures à ces principes. Mais quand nous leur accor- derions cepremier point, ils auraient trouvé l'origine de ces idées particulières , qu'ils n'auraient rien fait encore pour l'origine des principes eux-mêmes. Trouver , par exemple, l'origine de la notion d'une cause particulière , ce n'est pas trouver l'origine du principe de causalité. Vous avez découvert, je sup- pose, que la notion de cause est puisée dans le monde intérieur: je suis libre, je veux produire certains effets et je les produits ; mais de ce fait purement contin- gent à cet axiome : tous les phénomènes doivent nécessairement avoir une cause, il y a un" abîme. Il laut passer des notions élémentaires aux principes, et c'est ce qu'aucun philosophe n'a pu faire. Quel- ques-uns ont senti cette impossibilité, et, s'attachant à l origine des notions élémentaires , ils ont pris le parti de nier les principes : ils ont dit que les no- iq6 DIX-HUITIÈME LEÇON. lions de phénomène et de cause se liaient dans notre esprit par une pure association d'idées , et que de là résultait le prétendu principe de causalité, qui, suivant eux, n'a rien de nécessaire , et qu'on peut nier et affirmera son gré. Je comprends ce langage : ils sont conséquens avec eux-mêmes ; mais tous n'ont pas suivi cet exemple ; quelques- uns n'ont douté ni de la nécessité ni de l'universa- lité du principe de causalité ; seulement ils ont cru en expliquer l'origine en montrant la formation de l'idée élémentaire de cause. Ici, au moins ? l'idée élé- mentaire de cause est véritablement antérieure au principe de causalité , et nous comprenons jus- qu'à un certain point l'illusion que ces philosophes se sont faite ; mais nous leur opposerons une diffi- culté plus grave : nous leur citerons des principes où toutes les notions sont contemporaines, et qu'il sera par conséquent impossible de faire naître des notions élémentaires. Soit, par exemple, l'axiome : toute qualité suppose un sujet : peut-il se résou- dre en ces deux notions élémentaires : qualité et sujet? Soutiendra-t-on que les notions de qualité et de sujet précèdent la conception du principe de substance ? Si nous démontrons que c'est au con- traire le principe de substance qui est antérieur à l'acquisition des notions de qualité et de sujet, nous aurons démontré l'impossibilité de trouver l'origine du principe dans les notions élémentaires dont il se compose. Or, à quel titre la notion de substance d (j Vrai. inn pourrait-elle être antérieure à ce principe : tout ce qui apparaît suppose une substance ? A ce titre seul que la substance fût un objet d'observation. Je m'explique : lorsque ma volonté s'exerce, lorsque je produis un certain effet, je m'aperçois immédia- tement comme cause ; il n'y a ici l'intervention d'aucun principe; il ne s'agit que d'apercevoir; mais il n'en est pas de même de la substance , elle n'est pas une chose observable : elle ne s'aperçoit pas ; elle se conçoit ; et elle se conçoit en vertu du principe de substance. Ainsi, par exemple, l'âme est la substance de la pensée , la matière est la sub- stance de l'étendue , Dieu est la substance de la vé- rité : or , qui a jamais aperçu Dieu , la matière ou l'àme? IN a-t-ilpas fallu, pour arrivera ces élémens invisibles, partir du visible , ou plutôt partir de l'axiome qui unit le visible à l'invisible , le phéno- mène à l'être , c'est-à-dire partir du principe de sub- stance? La notion élémentaire de substance est donc postérieure au principe , et par conséquent elle est loin de contribuer à sa formation. Si l'on nous de- mande comment nous arrivons à concevoir la sub- stance sous le phénomène , nous n'aurons pas d'au- tre réponse à faire que celle-ci : nous le concevons en vertu d'une faculté naturelle , delà raison. Nous n'avons aperçu primitivement ni le sujet sans la qualité , ni la qualité sans le sujet ; les termes eux- mêmes s'impliquent l'un l'autre; car , qu'est-ce quu ne qualité? c'est ce qui appartient au sujet; PHILOSOPHIE. 12 JCjS DIX-H l 1TTÈAIE LEÇON. qu'est-ce qu'un sujet? c'est ce qui possède la qua- lité : de sorte qu'il vous est impossible d'appeler quelque chose qualité,, si vous n'avez déjà l'idée de sujet; de même que vous ne pouvez prononcer le mot de sujet , qu à la condition d'avoir l'idée de qualité. Mais, nous dira-t-on, au lieu du mot qualité employez le mot phénomène, et vous reconnaîtrez qu'on peut avoir l'idée de phénomène préalable- ment à l'idée de substance. Je réponds : com- ment va-t-on du phénomène à la substance ? C'est justement par le principe de substance , par cet axiome qui, sous toute apparition, nous fait con- cevoir quelque chose qui n'apparaît pas ; de sorte que l'idée de substance est toujours le produit du principe de substance. Je neveux point dire toute- fois que nous ayons dans l'esprit le principe de sub- stance tout formulé , avant d'avoir vu un phéno- mène ; je dis seulement qu'il nous est impossible de percevoir un phénomène, sans concevoir à l'in- stant même la substance , c'est-à-dire , qu'au pou- voir de perception se joint un pouvoir de conception; en d'autres termes, qu'à l'expérience se joint la rai- son. Je voudrais vous prévenir contre deux erreurs égales : l'une , qui est de croire que l'expérience peut engendrer les principes, l'autre, que les prin- cipes précèdent l'expérience. L'opinion que nous venons de combattre sur l'origine des principes, se rattache à une fausse théorie du jugement, assez répandue en philoso- DU VRAI. 179 phie : le jugement , dit-on , est la connaissance d'un rapport entre deux idées, ou de la conve- nance et de la disconvenance de deux idées , ce qui suppose l'acquisition préalable des idées sim- ples. Ainsi , d'après cette doctrine qui a .été pro- fessée par Locke , nous aurions , par exemple , l'idée de qualité d'une part , et de l'autre l'idée de substance : il nous resterait à prononcer sur la convenance ou la disconvenance de ces deux idées. Nous venons de montrer que les faits ne se passent pas ainsi : en présence de l'un des termes du rapport, le jugement conçoit l'autre terme, et , pour ne pas sortir de l'exemple que nous avons choisi à propos du phénomène visible , l'esprit conçoit la substance invisible ; cette conception est un jugement et même un jugement nécessaire. Il ne s'agit pas ici#de constater un rapport entre deux idées préalables , mais d'aller d'une idée à une autre idée ; l'esprit ne juge pas d'un rap- port entre deux termes connus, mais un pre- mier terme étant donné , il en conçoit un se- cond , il n'y a plus de rapport à chercher. Quand le jugement m'a donné simultanément la substance et la qualité, je puis, par la force de l'abstraction, penser un instant à la substance sans la qualité, ou à la qualité sans la substance ; mais primitivement les deux termes sont corrélatifs, et ils m'ont été donnés l'un avec l'autre. En résumé , la prétention de quelques philosophes 12. l8û DIX-HJ ITIÈME LEÇON. est d'expliquer l'origine des principes par l'ori- gine des notions élémentaires : supposé que toutes les notions élémentaires fussent antérieures à tous les principes, il faudrait montrer com- ment des notions on arrive aux principes , et c'est la première difficulté ; mais il est faux que dans tous les cas les notions précèdent les prin- cipes : le jugement est primitif; les idées ab- straites sont ultérieures , et c'est la seconde diffi- culté. Il y a deux espèces de notions qui entrent dans les axiomes : les unes ont rapport au visible, soit interne, soit externe, les autres à l'invisible ; les premières peuvent précéder l'axiome ; il n en est pas de même des secondes : celles-là dérivent des axiomes eux-mêmes , à l'aide desquels on les découvre. Mais que les notions soient anté- rieures ou postérieures aux principes, les princi- pes en sont toujours indépendans , et ainsi il reste impossible d'enfermer les vérités absolues dans les limites d'aucun fait particulier, soit ex- terne, soit interne. Après avoir traité de l'origine de la généra- tion et de la nature de la vérité absolue en général , nous aurons moins d' efforts à faire pour démontrer l'existence absolue de la beauté et de la moralité , puisque le beau et le bien sont, comme le vrai, des formes et des manifes- tations, de l'être infini. Dès la prochaine leçon , nous nous occuperons donc de l'idée absolue de beauté. DU BEAU. l8l %\V\\V\\%\\*\\\VVVV*\\\\X l , V*iA\V\*tV\IV'\'\'VVVVV'\)V\\V\>«X ( *VV\\*\%VVV\\V\.'V\iV\X\VV\\; DIX-NEUVIÈME LEÇON. Théorie de l'idée du beau (i). — Diverses opinions sur l'o- rigine de l'idée du beau, — L'idée du beau est-elle une idée collective ou une conception originale de l'esprit ? — Nature, expérience, idéal. — Deux écoles d'artistes et deux écoles de géomètres. — Conciliation des deux écoles. Après avoir réclamé contre l'esprit exclusif des deux grandes écoles qui se partagent le dix-hui- tième siècle , et avoir replacé en face l'un de l'autre le moi et le monde matériel qu'elles avaient con- fondu en un seul élément, nous avons tenté d'y ajouter un troisième ordre d'idées, indépendantdes deux autres : ces idées , que nous avons appelées absolues , ont été ramenées à celles de cause et de (i) Voyez, Fragmeks philosophiques, page 233 (première édition), le morceau intitulé : Du beau réel et du beau idéal, qui peut être considéré comme le programme des onze leçons sur l'idée de baauté, renfermées dans la présente publication. 182 DIX-NEUVIÈME LEÇON. substance , la dernière apparaissant sous la triple forme du yrai, du beau et du bien. Nous nous sommes attachés à l'idée du vrai. Nous avons fait voir, sous son caractère relatif ou sous la nécessité dont elle est empreinte , son caractère absolu ou l'universalité qui lui appartient ; nous avons marqué les transformations successives qu'elle subit dans l'esprit humain , et nous avons montré que , sous aucune forme, elle ne se confond avec l'intelli- gence, ni avec la nature physique, et qu'elle reste idéepure et absolue, base inébranlable de toutes les sciences, révélation de l'être immuable et infini. Nous sommes donc préparés à reconnaître le même caractère dans l'idée de beauté. Si l'idée du beau n'est pas absolue comme l'idée du vrai , si elle n'est que l'expression d'un sentiment individuel, le contre-coup d'une sensation variable , ou le fruit du caprice de chacun , les discussions sur les beaux- arts flottent sans appui et elles n'auront pas de terme. Pour qu'une théorie des beaux-arts soit pos- sible , il faut qu'il y ait quelque chose d'absolu dans la beauté, comme il faut quelque chose d'ab- solu dans l'idée du bien pour qu'il y ait une science morale. Essayons donc de constater le caractère absolu de l'idée du beau. 11 y a des philosophes qui ne reconnaissent d'autres idées absolues que les idées générales col- lectives ,'c'est-a-dire les idées que l'intelligence se forme par l'inspection de plusieurs objets indivi- DU BEAI . l83 duels, dont elle compare les caractères, et dont elle saisit les ressemblances. D'autres philosophes, sans rejeter les idées collectives dont nous venons de parler , admettent encore des idées générales qui ne sont pas le fruit de la comparaison. Je m'explique : soit par exemple l'idée du triangle : les partisans des idées collectives pensent que divers triangles naturels et imparfaits ayant été placés sous les yeux des hommes , l'esprit a négligé les différences, s'est attaché aux ressemblances, et s'est élevé ainsi à la conception générale et collec- tive du triangle géométrique ; les autres convien- nent que si jamais l'homme n'avait vu de triangle naturel , il n'aurait pu s'élever à l'idée du triangle parfait; mais ils prétendent que la vue de ces triangles imparfaits* n'est qu'une occasion pour l'esprit de concevoir l'idée absolue du triangle pur, dont les élémens ne peuvent pas être , disent- ils, fournis par la vue des triangles imparfaits. Exa- minons ces deux prétentions contraires. Les phi- losophes , qui n'admettent que des idées générales collectives et contingentes , raisonnent ainsi : nous avons sous les yeux des objets individuels ; nous considérons ces objets séparément, et, à cet état, nos idées rie sont que le reflet du monde extérieur ; l'idée , c'est la sensation , la représentation indivi- duelle d'objets individuels. Soit donnée une figure naturelle , un triangle, par exemple : de la vue de cette figure, je recueille la représentation indivi- l84 DIX-NEUVIÈME LEÇON. duelle d'un triangle particulier , et cette idée varie suivant les dimensions du triangle que je considère. Telle est l'origine des idées individuelles dans ce système ; passons maintenant à celle des idées gé- nérales : au lieu d'une seule figure naturelle , sup- posons cinq ou six figures représentant le triangle avec plus ou moins d'exactitude , et affectant di- verses dimensions : nous n'aurons pi us alors une seule idée individuelle , mais plusieurs idées de même genre , et , laissant de côté ce qu'elles ont de di- vers pour ne nous attacher qu'à ce qu'elles ont de commun , nous acquerrons ainsi l'idée générale de triangle ; les idées générales reposent donc, en der- nière analyse, sur des idées particulières. Un géo- mètre ne se laisserait pas éblouir par l'apparente clarté de cette déduction , il trouverait qu'elle ne représente pas fidèlement la vérité. J'ai consenti à nommer provisoirement triangles les figures natu- relles qui affectent grossièrement la forme trian- gulaire ; mais le triangle géométrique est celui qui satisfait à la rigueur de la définition. Or, il n'y a pas dans la nature de triangle parfait , c'est-à-dire remplissant les conditions de la définition mathé- matique. Si aucune figure naturelle, ne peut être appelée légitimement du nom de triangle, comment , de la comparaison et de la collection des figures naturelles, construirez- vous l'idée du triangle parfait? Quand je suis arrivé à la concep- tion géométrique du triangle ou du cercle, je puis DU BEAL. I 85 avec un compas tracer des ligures qui semblent sa- tisfaire à l'exigence de la définition ; mais c'est parce que je les ai construites sur la définition même du cercle ou du triangle. Telle n'est pas la position de celui qui observe les figures naturelles , et qui cher- che en elles l'idée du cercle ou du triangle. De plus, à l'aide de la règle et du compas , je ne suis pas cer - tain de satisfaire encore rigoureusement à toute l'exigence de la définition géométrique. Les géo- mètres, clans leurs démonstrations, n'en appellent ni aux figures naturelles , ni même aux figures ar- tificielles qu'ils ont tracées avec le plus de soin, d'a- près la conception idéale; mais ils s'en tiennent toujours à cette conception , dont la figure artifi- cielle n'est qu'un signe mnémonique. Aussi dit- on que la géométrie est une science qui construit elle-même son objet; les figures dont elle parle sont appelées des constructions géométriques. Elle dédaigne la nature , elle la détruit , elle l'efface , et elle substitue aux formes grossières de l'expérience des conceptions pures et rigoureuses , que l'art lui- même ne peut imiter que de loin . S'il n'y a pas de figures naturelles qui soient rigoureusement géo- , métriques, comment, a l'aide de plusieurs de ces figures , arriverez- vous à remplir les conditions exigées par la géométrie ? Votre collection ne pourra se composer que des propriétés communes à tous les individus : or, puisqu'il n'y a rien de plus dans l'un que dans l'autre, vous ne pourrez tirer 1 86 DIX-NEUVIÈME LEÇON. du second ce que ne vous aura pas donné le pre- mier. De l'imparfait considéré dans une multitude d'exemplaires , vous ne tirerez jamais le parfait , comme du contingent vous ne tirerez jamais l'ab- solu. Celui qui prétend que toutes nos idées abso- lues sont collectives , s'engage à prouver que , dans dix figures naturelles , dans dix cercles im- parfaits , il y a des propriétés communes ; que ces propriétés communes sont de nature à remplir la définition du cercle, et que, dans une seule de ces figures, il trouve une ou plusieurs propriétés de la figure .géométrique ; car l'idée collective ne peut être que l'addition , la somme des idées indi- viduelles. La question se réduit à celle-ci : trouver dans les figures naturelles des propriétés qui, addi- tionnées les unes avec les autres, fournissent les élémens de la définition géométrique , c'est-à-dire l'idéal du géomètre. Nous appelons l'attention sur deux mots qui re- viennent continuellement dans cette discussion : ce sont d'une part, nature ou expérience, de l'autre, idéal. L'expérience est individuelle ou collective , mais le collectif se résout dans l'individuel : l'idéal est opposé à l'individu et à la collection ; il apparaît comme une conception originale de l'esprit. La na- ture ou l'expérience m'a fourni l'occasion de con- cevoir l'idéal , mais l'idéal est toute autre chose que l'expérience ou la nature, puisque, si nous l'appli- quons aux figures naturelles et même aux figures DU BEAU. 187 artificielles, ces figures ne peuvent remplir les conditions de la conception idéale , et que nous sommes obligés de les supposer exactes. Le mot idéal correspond donc à idée indépendante et ab- solue , et non pas à idée collective. Le problème est de savoir comment l'esprit s'élève à l'idéal : c'est une difficulté que je n'éluderai pas , et dont j'essaie- rai plus tard de présenter la solution. Je poursuis l'exposition des deux systèmes contraires sur le beau. Il y a deux écoles d'artistes , comme deux écoles de géomètres ; j'entends ici par géomètres , les philosophes qui ont recherché les principes de la géométrie : tels furent Locke, d'Alembert, Con- dillac, chez les modernes ; et chez les anciens, Py- thagore et Platon. De ces deux écoles , l'une , à la tête de laquelle se trouve Protagoras , prétend que toute idéegéométrique est un fait collectif; l'autre, qui a pour pères Pythagore et surtout Platon , regarde la figure géométrique comme une idée : cette expression est contemporaine de Platon ; il reconnaît la sensation , aïoQmiç, , représentation d'un objet individuel ; plus les objets auxquels la sensation s'applique deviennent nombreux , plus la sensation se généralise*; mais au-dessus de la sen- sation généralisée , il place ce qu'il appelle les idées iUax , c'est-à-dire des conceptions absolues et indé- pendantes de l'expérience; l'ensemble de ces idées est ce qu'il appelle le Xcfyoç< Ainsi , dans le dialogue intitulé Théétète , quand Socrate demande à son I 88 DIX-NE UNIÈME LEÇON interlocuteur de définir la science en général, Théé- tète, nourri dans les doctrines de Protagoras, ré- pond . la science . c'est la sensation ; savoir , c'est sentir ; la sensation est le rapport du moi au noîî- moi , de l'homme à la nature ; il n'y a dans la na- ture que ce qu'il y a dans la sensation ; de là , le précepte fameux de l'école de Protagoras : la sensi- bilité est l'arbitre suprême , l'homme est la mesure de toute chose. Dans la théorie du beau, ces deux écoles se retrouvent en présence : l'une admet l'i- déal , l'autre se borne au réel ; en général , on en- te d par réel tout ce qui n'est pas une création de l'esprit; si l'objet que l'on veut copier d'après na- ture présente quelque beauté , l'imitation est belle ; mais on n'a produit qu'une beauté réelle. Si l'on ne se contente pas d'un seul objet , et qu'on as- semble un grand nombre de modèles ; si pour peindre une figure humaine on prend à l'un son front , à l'autre ses yeux , à un troisième son sou- rire , on arrivera à une beauté réelle collective , mais non pas à lidéal ; car l'œuvre ne contiendra pas un seul trait qui ne se retrouve dans l'un ou dans l'autre des originaux. De même que nous avons distingué des idées absolues et des idées collectives, de même nous distinguerons un beau idéal et un beau réel. Mais les partisans exclusifs du réel nient l'existence de l'idéal , ou disent qu'il ne consiste qu'à rassembler ou à choisir , ce qui équivaut à la néga- tion de l'idéal. L'école opposée à celle-ci n'admet , DU BEH. I 89 au contraire , que l'idéal , et fait complètement ab- straction des modèles de la nature ; il y a des artistes qui travaillent de tête : c'est leur expression. La première école, qui ne veut voir dans l'art que l'i- mitation du réel , oublie que tout ce qu'on ren- contre dans la nature n'a qu'une beauté imparfaite, et que le beau se cache sous le réel. La seconde, qui ne s'attache qu'à l'idéal, tombe dans l'excès opposé, et produit des œuvres qui sont inaccessibles à nos sens. L'idéal seul est froid et manque de vie ; il ne faut pas plus négliger le réel dans l'école des arts, que l'idée collective dans l'école des méta- physiciens ; mais il ne faut s'arrêter ni au col- lectif ni au réel. Les partisans de la réalité nous disent : peignez ce qui est animé , ce qui est sen- sible , l'enfant sur le sein de sa mère, la jeune fille mêlant avec grâce les trames d'un tissu , le jeune homme à la fleur de l'âge se préparant pour le combat; plus votre imitation sera fidèle, votre peinture vivante , votre tableau animé , plus votre œuvre sera belle; l'art, c'est l'imitation, c'est la vie. Nous réclamons , en faveur de l'autre école, contre cette sentence exclusive : les tableaux qu'on vient de décrire seront agréables comme les scènes de la nature; mais ilslaisseront au-dessus deux une beauté que la réalité n'atteint jamais , et qu'il faut essayer de réaliser, en partie (car une réalisation com- plète est impossible), si l'on veut remplir toutes les conditions de l'art. L'idéal sans le réel manque de I9O DIX-NEUVÏÈME LEÇON. vie, mais le réel sans l'idéal manque de beauté pure. L'un et l'autre doivent se réunir; les deux écoles doivent se donner la main et faire alliance : les chefs-d'œuvre sont à ce prix. Ainsi , le beau est une idée absolue et non une copie de la nature imparfaite , finie et contingente. L'idée peut faire son apparition au sein de la nature; mais elle y est toujours voilée et mutilée ; elle apparaît d'une manière plus éclatante dans les œuvres hu- maines , parce que le bras guidé par l'intelli- gence , se rapproche davantage du modèle "tionçu par celle-ci ; mais l'idée ne peut jamais s'y réaliser tout entière. Nous continuerons , dans les leçons prochaines, d'approfondir l'idée du beau, qui est une des manifestations les plus brillantes de l'être absolu , un glorieux intermédiaire entre Dieu , la nature et l'homme. DU SEAU- 191 VINGTIÈME LEÇON. Position des questions relatives à l'idée de beauté. — Y a-t il du beau dans la nature ; quels en sont les carac- tères; parquelles opérations intellectuelles arrivons-nous à le saisir? — Distinction entre la sensation et le juge- ment. Le problème de la beauté est extrêmement complexe : il soulève une multitude de questions que nous devons poser avec précision , pour nous tracer d'avance un plan méthodique et complet. La première question qui se présente est celle de savoir s'il y a du beau dans la nature , quels sont les caractères du beau- naturel , et par quelles opérations intellectuelles nous atteignons ce genre de beauté. Supposé qu'il y ait du beau dans la nature , nous aurons à examiner , en second lieu , si l'art n'ajoute rien aux données naturelles ; s'il ne fait qu'imiter la I92 VINGTIÈME LEÇON. nature , en ce sens qu'il la copie , de telle sorte que la beauté dans l'art ne soit que le reflet de la beauté dans la nature ? L'art n'imite-t-il pas l'objet en le modifiant , en lui faisant subir une transfor- mation? En un mot , au - dessus du beau naturel , n'y a-t~il pas le beau idéal ? Si les deux genres de beau sont admis l'un et l'autre , comment du réel s'élève-t-on à l'idéal , et comment de l'idéal redescend - on au réel ? La- quelle des deux idées germe la .première dans l'esprit , de celle du beau réel ou de celle du beau idéal ? Commençons-nous par concevoir le beau idéal? Est-ce sur ce type ou modèle que nous confrontons la beauté de tel ou tel objet individuel dans la nature ? ou bien commençons-nous par saisir le beau naturel , et nous élevons-nous par une sorte d'épuration jusqu'à la conception du beau idéal ? En un mot , quel est l'ordre de succession entre le beau idéal et le beau naturel ? Ces trois questions résolues , nous aurons à dé- couvrir les rapports de ressemblance et de diffé- rence entre les deux genres de beauté ? Le beau naturel ne peut pas être essentiellement opposé au beau idéal, ni le beau idéal essentiellement différent du beau réel. Il y a sans doute entre ces deux ordres de beautés des différences qu'il faut saisir , mais qui ne doivent pas nous cacher les res- semblances fondamentales. Quand on passe de la région du beau naturel à la région du beau idéal , DU BEAU. ig3 on s'aperçoit que le point de vue est changé , mais les deux régions sont contiguës , et pour aller de l'une à l'autre on n'a pas d'abîme à franchir. Il fau- dra donc indiquer les rapports intimes et essentiels des deux sphères - de la beauté. Quand nous aurons connu les liens du beau na- turel et du beau idéal , il nous restera la tâche d'examiner l'idéal en lui-même , d'en déterminer les caractères , de chercher s'il est susceptible de degrés. Deux figures idéales étant données , sont- elles, au même degré ou à des degrés divers, la re- présentation du beau idéal ? La sainte Cécile du Dominicain , et celle de Raphaël , sont-elles plus ou moins idéales l'une que l'autre ? Si l'idéal admet du plus ou du moins , il n'est donc pas invariable , il n'est donc pas absolu ? Comment peut-il alors se distinguer du beau naturel ? Si d'un côté l'idéal est pour ainsi dire mouvant , et si de l'autre il n'est pas le beau naturel , que peut-il être ? Enfin , quel peut être le rapport du beau idéal avec la substance de toute chose , avec l'être in- fini ou Dieu? D'une part nous aurons recherché le rapport de l'idéal avec la nature ou le dernier ternie du fini ; de l'autre nous examinerons son rapport avec Dieu , ou le dernier terme de l'infini. La nature nous apparaîtra peut-être comme le point de départ de l'idéal , et Dieu comme le point où il aboutit. Dieu et la nature seront pour ainsi dire les deux mondes entre lesquels l'idéal restera PHirOSOPlIIE. j3 l t)4 VINGTIÈME LEÇON. comme suspendu. I] ne sera peut être qu'un rap- port entre ces deux termes si éloignés , et les -deux pôles de l'art seront Dieu et la nature , l'infini et le fini. Après avoir agité tous ces problèmes , nous aurons à examiner en quoi consiste le rôle de l'art, quelle définition on en peut donner; quels sont les rapports de l'art et de la religion. Si l'art est la faculté de réaliser l'idéal , si l'idéal est un pont jeté entre le fini et l'infini , et que la religion , comme nous l'avons dit plus haut , soit un regard porté de la sphère du fini vers l'infini , on entrevoit déjà que l'art doit avoir un côté religieux. Nous aurons à montrer depluscomment l'art se compose de raison et d'amour , comment par l'amour il tient au bon- heur , et par la raison à la philosophie et à la vérité. iNe i'audra-t-il pas nous interroger aussi sur la nature de l'enthousiasme et sur celle du génie , et terminer toutes ces recherches par un exposé des règles de l'art , non pas de tel ou tel art particulier , mais de larten général, envisagé, non comme collection des arts individuels, mais Comme principe de tous les arts, ou si l'on veut comme producteur de l'idéal. Si nous ne pouvons parvenir à des solutions com- plètes sur tous ces points, ce sera déjà beaucoup d'avoir attiré l'attention sur des problèmes qui ont occupé toute l'antiquité, et qui malheureu- sement ont été trop négligés par les philoso- phes modernes. En France , je ne sache pas DU BÉAI). ig5 qu'on ait écrit sur ce sujet une seule ligne avant le père André et Diderot. Diderot , dont l'esprit était souvent traversé par des éclairs de génie, n'avait cependant pas la méthode et la profondeur nécessaires pour établir une théorie ; le père André a traité la question avec une abondance qui n'exclut pas la rigueur : il a tenté de descendre jusque dans les entrailles de l'art et de saisir le fond de toute beauté-; son ouvrage mériterait d'être plus connu. Tout ré- cemment, M. Quatrenière de Quincj a jeté beau- coup de lumière sur la question de l'imitation : il a prouvé d'une manière incontestable , selon moi , que l'art n'est pas seulement copiste , mais créateur. Depuis Winckelmann , l'Allemagne s'est occupée de théorie sur la sculpture en particu- lier et sur l'art en général , et elle a produit des ouvrages dont on finira par reconnaître l'im- portance. Enfin , l'Angleterre a peu écrit sur les beaux - arts ; les observations fines et judi- cieuses de ses écrivains sont plutôt applicables à tel ou tel art particulier qu'à la théorie générale de l'art. Nous allons essayer de résoudre la première des questions que nous avons posées : y a-t-il du beau dans la nature; quels en sont les ca- ratères ; par quelles opérations intellectuelles arrivons-nous à le saisir? Lorsque nous jetons les yeux sur la nature vi- i3. \C)6 VINGTIÈME LEÇON. vante , soit de cette vie spéciale qu'on appelle la vie humaine , soit de cette vie plus générale qu'on appelle la vie organique , et même sur la nature inanimée, soumise aux seules lois de la mécanique , nous rencontrons des objets qui nous font, éprouver de douces ou de pénibles sensa- tions. Une forme se présente à vos yeux : en même temps que vous jugez qu'elle existe, vous éprouvez une sensation agréable ou désagréable. Si l'on vous demande pourquoi elle vous agrée, vous ne pouvez en donner la raison ; si l'on vous représente qu'elle déplaît à d'autres , vous ne vous en étonnez pas, parce que vous savez que la sensibilité est diverse , et qu'il ne faut pas disputer des sensations. Jusqu'ici nous n'a- vons pas mis le pied dans le domaine de l'art : son objet , c'est le beau., et nous ne sommes encore qu'à l'agréable. Or, n'arrive-t-il pas quel- quefois qu'une forme ne nous est pas seule- ment agréable , mais que de plus elle nous apparaît comme belle? Quand on nous deman- dait pourquoi elle nous était agréable, nous n'avons pu répondre que par notre propre autorité : je suis le seul juge de ce qui me plaît ou me dé- plaît; quand on nous demande pourquoi nous diso s que cette forme est belle , nous en appe- lons à une autorité qui n'est pas la nôtre, qui s'impose à tous les hommes , à l'autorité de la raison. Nous permettons qu'on nous conteste DU BEAU. 197 l'agrément de cette figure , car le plaisir se ren- ferme clans la sphère individuelle de chacun , et si quelqu'un nous dit qu'il jouit ou qu'il soi 'ïre, il ne nous vient pas à l'esprit de contester son assertion , à moins que nous ne veuillons l'accuser de mensonge. Quand nous jugeons au contraire qu'une figure est belle, si l'on nous soutient qu'elle ne l'est pas, il nous semble qu'on s'établit dans le domaine commun à tous les hommes, que chacun ici- a le droit de contestation , et nous accusons notre adversaire, non pas de mensonge, mais d'erreur. La peine et le plaisir n'ont de réalité que dans le sein de celui qui les éprouve, et quand nous disons : cela m'agrée , cela me déplaît, nous jugeons comme individu, et nous épuisons d'un seul coup tous les degrés de juri- diction .; mais la vérité, et cette partie de la vé- rité qu'on appelle beauté , n'est pas enfermée dans chacun de nous ; c'est comme la patrie commune de l'humanité , dont personne n'a le droit de disposer souverainement ; et quand nous disons : cela est vrai , cela est beau , ce n'est plus lé sentiment variable et individuel que nous voulons exprimer , mais le jugement univer- sel , la loi objective imposée à tout homme ; quand je dis : cela est agréable , je ne parle que pour moi ; quand je dis : cela est vrai , je parle pour tous les hommes. Prenons un exemple , sinon dans la nature , où la beauté est encore 198 VINGTIÈME LEÇON. enveloppée de nuages , du moins dans l'art , où elle éclate avec plus de pureté : devant l'Apol- lon du Belvédère, je dis que cette figure est belle : ne suis-je pas convaincu que je parle ici, non d'une impression personnelle , mais du jugement de tout le monde ? Je n'impose ma sensation à personne, mais je me sens le droit d'imposer à tous la raison. Il en serait de même à la vue d'une beauté naturelle. Nous devons donc reconnaître qu'il y a dans l'homme de la sensibilité physique et de la raison ; que tantôt la sensibilité physique agit seule, et qu'a- lors il n'y a lieu à erreur nia dispute ; que tantôt la raison agitseule à son tour, etque, dans ce cas, elle est l'expression de quelque chose d'objectif, et par con- séquent d'universel ; que si la sensation et le juge- ment sont réunis , il existe alors un élément indi- viduel et un élément universel. Nous sentons comme individu , nous jugeons comme huma- nité; ou, en d'autres termes, - le jugement a une portée qui s'étend au dehors de la sphère person- nelle. Maintenant quels sont les caractères de l'agréable et du beau ? Notre réponse , que nous développe- rons et que nous confirmerons dans la suite, c'est que l'unité , la proportion , la simplicité , la ré- gularité i la grandeur , la .généralité , apparaissent plus ou moins dans les objets que nous jugeons beaux , et que les caractères de l'agréable sont la DU ESAU. igq variété, le mouvement, la souplesse , l'énergie , l'individualité. Ainsi , tout ce qui a vie nous agrée; la détermination des formes , le mouvement varié , la diversité des sons , tels sont les faces du joli ou de l'agréable , dont les nuances ont été saisies par Burke avec beaucoup de finesse et d'habileté. L'a- gréable a deux caractères principaux , qui produi- sent des impressions différentes et qui ont reçu des noms différens. Par exemple , à la vue d'une rose , je suis affecté d'une sensation agréable, que j'ap- pelle expansion ; à la vue d'une nuée d'orage , aux contours fortement accentués , aux teintes de pour- pre et d'argent qui tranchent sur le bleu foncé du ciel , j'éprouve une sensation agréable , mêlée de concentration. Quelques philosophes, et Burke à leur tète , ont nommé du nom de beau le premier genre d'agréable, et ont donné au second le nom de sublime; nous ne pouvons voir ici que deux genres d'agréable : l'un flatteur, l'autre sévère , mais tous deux excités par la variété et la vie. Au-dessus de ces deux espèces d'agrément est le beau ,. qui a pour caractère fondamental l'unité. Nous avons donc résolu notre première question : il est certain en fait que nous concevons du beau dans la nature, et que nous ne sommes pas seule- ment réduits à sentir de l'agréable ; que le beau et l'agréable ont des caractères différens ; que le se- cond est l'objet d'une sensation individuelle qui n'a 200 VINGTIÈME LEÇON. plus de valeur hors de la sphère de chacun , et que le second appartient à un jugement universel , à un monde supérieur aux hommes , à. la souveraine raison. DU BEAL. 201 VXV\ WV VWVWW W VU* WVWV W\ VW VUWWMMM\WMIWWU VWVW XX VW » W /Ml VINGT-ETUNIÈME LEÇON. Du beau idéal. — Comment arrivons-nous à le concevoir. — De l'imitation. — De la création. — L'esprit débute par le concret et l'abstrait , par l'individuel et l'absolu. — L'art doit exprimer l'individuel et l'absolu , plaire à la sensibilité physique et satisfaire la. raison , unir le réel et l'idéal. — Simultanéité de l'idée individuelle et de l'idée absolue. — Spontanéité et réflexion ; vue concrète et vue ' abstraite. — Abstraction immé- diate (i). Nous avons vu clans la leçon dernière qu'il y a du beau naturel , qu'il se distingue de l'agréable; quel est le caractère de l'un et de l'autre , et par quelles opérations psychologiques nous arri- vons a les saisir. Nous devons aujourd'hui insister {i) Voyez, Fiugmens philosophiques, du beau réel et du beau idéal, de la page 327 à la page 336 (première édition). 202 VINGT-ET-LNIÈME LEÇON. sur le beau idéal , et considérer dans quel ordre les deux genres de beauté se manifestent à notre es- prit. ]\ous nous sommes déjà demandé si le beau idéal n'est qu'une généralisation appliquée aux objets de la nature ,. ou s'il diffère des données ex- périmentales ; nous avons ramené la question à celle-ci : le cercle géométrique n'est-il que la col- lection des divers cercles imparfaits que nous Pou- vons dans la nature , ou doit-il être regardé comme quelque chose d'absolu et d'indépendant de toute collection expérimentale? J'ai essayé de mon- trer que si le cercle n'est cercle qu'en vertu de la définition , la figure qui ne satisfait pas aux condi- tions demandées par cette définition n'est pas un cercle. C'est ce qu'on peut dire des cercles de la nature ; de sorte que nul cercle naturel , et même nul cercle artificiel, n'est un cercle. Si le cercle géo- métrique , avons-nous dit , n'est que la collection de plusieurs cercles naturels , il ne peut y avoir dans cette collection que ce qu'il y a dan" les individus; car une collection n'est qu'une somme , et ne contient que ce qui se trouve déjà dans les parties additionnées. Or, si chaque cercle, consi- déré isolément, est différent du cercle géométrique, la somme des cercles naturels , de quelque façon qu'on la considère , ne pourra jamais donner le cercle de la géométrie. Comment arrive-t-il donc que l'intelligence conçoive le cercle? quelle est DU BEAU. 203 cette opération de l'esprit qui nous fait imposer la notion de cercle parfait à une figure imparfaite , ou transformer la ligure naturelle en figure par- faite ? Une académie ( i ) a ouvert nn concours sur la question suivante : Quelles sont les principales rai- sons qui produisirent chez les Grecs les grandes écoles de sculpture et de peinture ? par quel moyen pourrait-on les reproduire? L'auteur couronné, M. Eméric David , prétendit que c'était par la con- templation et l'étude assidue des formes réelles , par la reproduction exacte des objets naturels, que les anciens avaient élevé les arts au plus haut degré de la perfection ; qu'ainsi l'imitation pouvait seule faire parvenir à cette beauté grecque , véritable expression de la vie. M. QuatremèredeQuincy(2) combattit l'opinion du lauréat; il avança que ce n'était pas par l'étude des formes naturelles, mais par la réalisation du beau idéal , que les Grecs mirent au jour ces œuvres qu'on ne retrouve pas dans la nature; il montra qu'il y a deux grands principes dans les arts, l'un individuel et d'imitation , l'autre général, abstrait, absolu et de création. Le pre- mier ne saurait. produire que des portraits ; le se- cond atteint à la beauté pure. M. Eméric David (i) La troisième classe de l'Institut (Académie des inscrip- tions et belles-lettres) , en 1807. (2) Voyez Archives littér. et philos, de l'Europe , tomes 2 , 4,6, 7. 204 VIN GT-ET-U MEME LEÇON. avait soutenu que le beau idéal est dans le modèle, et le modèle dans la nature; M. Quatremère établit que le modèle, si beau qu'il soit, n'est toujours que le moins imparfait des individus humains. L'art, suivant M. de Quincy , exprime le général ou l'absolu; suivant M. Eméric David, il exprime l'individuel. On peut concilier ces deux théories, car nous ne procédons dans les arts ni par l'indivi- duel tout seul , ni uniquement par l'absolu. ]\ous livrons-nous exclusivement à la contemplation d'un seul individu , ou concevons-nous un modèle tout- à-fait idéal dont on ne trouve aucun vestige dans la nature vivante ? La question se ramène encore ici à celle du cercle géométrique. Mon opinion est que nous commençons à la fois par l'individuel et par l'absolu. A la vue d'une figure naturelle qui affecte grossièrement certaine proportion , l'esprit doué de la faculté de concevoir l'absolu , à propos du par- ticulier , construit cette figure grossière en un cer- cle parfait ; mais jamais l'homme ne pourra réali- ser matériellement un cercle géométrique; il ne produira qu'un cercle naturel , et par conséquent un cercle imparfait. C'est ainsi que l'idée du vrai , du beau et du bien est toujours mêlée de deux élé- mens, l'un concret et particulier, l'autre abstrait et absolu. Comme nous lavons déjà dit, il y a deux espèces d'abstraction : i° nous examinons plusieurs indi- vidus ; nous écartons leurs différences , pour ne DU BEAU. 205 saisir que leur ressemblance , dont nous formons une sorte d'unité collective : cette opération de l'esprit peut se nommer abstraction comparative ; 2° par une abstraction d'un autre genre , un in- dividu étant donné , sans avoir recours à aucune comparaison , nous dégageons du sein de l'indivi- duel un point de vue général et absolu : j'appelle ce procédé de l'esprit *abstraction immédiate. Ce n'est pas seulement au vrai géométrique et à la conception du beau dans les arts que cette opéra- tion s'applique , c'est aussi à la conception du bien moral. Ainsi , quand nous sommes témoins d'une bonne action , notre intelligence laisse de côté tous les élémens particuliers , toutes les circonstances individuelles , pour s'élever sur-le-champ à la con- ception du bien absolu. Quelques philosophes pré- tendent qu'avant de juger l'acte le plus simple , il faut posséder les idées absolues de mal et de bien ; les autres pensent qu'il est absurde de placer le général et l'absolu au début des connaissances hu- maines , et que l'esprit doit commencer par l'indi- duel. La solution de la difficulté se présente quand on ne la cherche pas dans un parti extrême : tout fait primitif est à la fois individuel et général. Si vous dites que l'on débute par l'absolu , vous placez l'esprit dans une condition incompréhensible ; si vous avancez qu'il débute par l'individuel , je défie que vous en puissiez jamais tirer l'absolu . C'est de la même façon que nous nous élevons au priii- 206 VINGT-ET-LNIÈME LEÇON. cipe tle causalité : je veux mouvoir mou bras ; je le meus , et au même instant j'ai la perception immédiate de cause et d'effet : moi cause ; mouve- ment effet. Rien n'est plus individuel que chacun de ces deux termes , et cependant , aussitôt que ce rapport s'est placé sous les yeux de la conscience , les deux termes disparaissent pour ainsi dire , et il ne reste plus que le rapport cause et effet , ou le principe de causalité qui peut se formuler ainsi : tout commencement d'existence suppose une cause. C'est ainsi que s'opère le passage de l'individuel au général , du réel au nécessaire : on va de l'un à l'autre par une opération naturelle et simple : nulle idée individuelle sans idée générale , nul contin- gent sans absolu. L'homme ne voit Dieu que dans ces formes. . le vrai , le bien et le beau ; et il ne voit ces formes absolues que dans le relatif, dans le contingent, dans le moi et le non-moi. Le beau idéal se tire donc du beau réel par une abstraction immédiate qui aperçoit l'un dans l'autre. L'opération est double; si elle ne l'était pas, on n'obtiendrait que l'individuel tout seul , ou l'ab- solu sans l'individuel , c'est-à-dire la vie sans l'idéal, ou l'idéal sans la vie. L'art doit s'attacher à repro- duire également l'idéal et la nature. Le beau idéal ayant été séparé du beau naturel , qu'est-ce maintenant que le beau idéal ? Le beau est identique avec le bien et le vrai : nous avons dit , dans une leçon précédente , qu'il n'y avait pas DU BEAU. 20n une. seule vérité, mais plusieurs vérités. Donnez- moi , clisais-je , une vérité , je me charge d'en trouver une plus élevée et plus vaste ; donnez-moi une belle action , j'en trouverai une encore plus belle. Il en est de "même de l'idéal : il reste indé- terminé ; c'est un point qui recule sans cesse , et qui fuit jusqu'à l'infini. Toute œuvre de l'art , quel- que idéale qu'elle soit , est encore individuelle : l'Apollon affecte certaines formes , présente telle ou telle attitude , il est déterminé , il n'est donc pas l'idéal lui-même ; autrement il n'y aurait qu'un seul genre dlidéal, et toutes les statues devraient être jetées dans le même moule. Toute œuvre de l'art n'est donc qu'une approximation : le dernier terme de l'idéal est dans l'infini ou en Dieu. Depuis la limite où les efforts humains expirent jusqu'à Dieu, existe un intervalle qui ne peut se combler. Il en est ainsi pour le vrai : jamais vous n'atteignez l'être vrai en lui-même ; il en est ainsi pour le bien : vous avez beau épurer le réel , -l'élever à la plus grande hauteur , le bien absolu est toujours plus haut et plus pur , et nous ne l'atteignons jamais. L'infini est l'origine et le fondement de tout ce qui est : il se révèle à nous par le vrai , Je bien et le beau ; en descendant de cet être suprême , on ar- rive à une suprême beauté , qui est la moins éloi- gnée du type wifmi, mais qui en est déjà bien loin ; de là , de dégradation en dégradation , vous descendrez à la beauté réelle ; vous aurez parcouru 208 \ IXGT-ET-UNIÈME LEÇON. une multitude de degrés intermédiaires, vous aurez rencontré l'art et tous les degrés de l'art , l'Apollon, la Vénus, le Jupiter, etc., et au- dessous de l'art , la nature , et tous les degrés de la beauté naturelle. Souvenez-vous cependant que toutes ces sphères différentes se touchent et se pénètrent pour ainsi dire. Au -dessous du beau, enfin , vous trouverez l'agréable , c'est-à-dire, après les objets du jugement, les objets de la sensation. N'oubliez pas surtout que le beau et l'agréable , pour être divers , n'en sont pas moins quelquefois simultanés , et que dans ce cas le jugement et la sensation s'accompagnent. Nous pouvons entreprendre maintenant la défi- nition de l'art. L'art est-il au service de la sensi- bilité physique ou de la raison , ou ^ en changeant les expressions du problème , sans en changer la nature, l'art représente-t-il l'individuel ou l'absolu , l'idéal ou le réel , l'infini ou le fini? Je réponds que l'art représente la vie humaine tout entière : or, la vie se compose d'invisible et de visible , d'infini et de fini , de jugement et de sensation. L'art doit donc se proposer deux buts : plaire à la sensibilité physique, satisfaire la raison. Quand l'art ne re- produit que la réalité vivante , il est incomplet ; s'il voulait réaliser le beau idéal sans la vie , sans la forme réelle , sesefforts seraient vains. Le génie, c'estl'aperception vive et rapide de la proportion dans laquelle doivent s'unir l'idéal et le naturel. L'artiste DU BEAI. ^C>9 veut représenter la vie : il faut donc qu'il s'attache au déterminé , à l'individuel , qu'il soit imitateur ; d'autre part , il veut idéaliser son œuvre : il faut qu'il l'approche autant que possible de l'infini , de l'unité . Le phénomène et l'être se partagent toutes les idées , le phénomène est varié , l'être est unique, l'art qui représente l'unité et la variété représente donc aussi la substance et le phénomène. Unité et variété, telles sont donc" les deux règles suprêmes de l'art. D'après cette théorie , quelle méthode doit-on suivre dans l'enseignement des beaux- arts ? Les élèves doivent-ils commencer par l'idéal ou par le réel? par l'unité ou par la variété? M. Quatremère se déclare en faveur de l'idéal. Pour moi , je pense que les Grecs n'ont débuté ni par le réel ni par l'idéal tout seul , mais par l'un et l'autre à la fois. La nature ne commence ni par l'un ni par l'autre , c'est-à-dire qu'elle n'offre jamais le général sans l'individuel , ni l'individuel sans le général. Pour- quoi ne mettrait-on pas les élèves aux prises avec la variété et avec l'unité en même temps, et ne les ferait-on pas marcher comme les Grecs et comme la nature ? Nous avons déjà résolu les questions les plus im- portantes sur l'idée de la beauté. Nous avons vu qu'il y a du beau dans la nature; que le beau idéal dilïere du beau naturel; qu'il est impos- sible de déterminer l'idéal ; que c'est pour ainsi PHILOSOPHIE. I /. 2IO VÏNGT-ET-UNIÊME LEÇON. dire un plan mobile entre la nature et l'infini . Nous avons cherché comment l'esprit saisit le beau réel et le beau idéal, enveloppés pour ainsi dire «l'un dans l'autre. Dans tout objet qui réflé- chit plus ou moins la beauté , se rencontre l'élé- ment individuel et l'élément général. Toute figure humaine est composée d'un certain nombre de traits individuels qui la distinguent de toutes les au- tres , et en même temps elle offre des traits géné- raux qui en font ce qu'on appelle , non pas la phy- sionomie de tel ou tel individu , mais la figure humaine. Ce sont ces linéamens constitutifs qu'on fait tracer à l'élève qui débute dans l'art du dessin. Nous ne voulons pas dire que les traits généraux ou communs de l'humanité soient le type de la beauté, mais que sous chaque figure naturelle l'esprit saisit la proportion , la régularité , l'unité , ou en un mot l'absolu. L'essence et l'individualité, voilà pour ainsi dire les deux pôles de tout objet observable. L'essence ne peut changer, car la changer ce serait la détruire ; l'individualité , au contraire , per.t su- bir une multitude de variations. Aux termes d'es- sence et d'individualité , nous pouvons substituer ceux de substance et de phénomène , et nous ob- tiendrons ces axiomes , déjà bien connus de nous : dans tout objet il y a la substance et le phéno- mène ; le phénomène constitue le variable , la substance constitue l'invariable. Tout ce qui existe participe donc à l'absolu ; tout ce qui est n'est pas s DU BEAU. 211 Dieu , mais doit avoir quelque chose de Dieu. Maintenant comment nous sont donnés la sub- stance et le phénomène ? laquelle des deux idées germe la première au sein de l'intelligence ? Ni l'une ni l'autre , mais toutes les deux à la fois. L'es- prit ne commence ni par une analyse , ni par une synthèse , si ce mot signifie une recomposition , fille de l'analyse , mais par ce que je pourrais ap- peler une thèse . une composition , ou plutôt un fait complexe. Cet état primitif est obscur, con- fus : nous n'en distinguons pas les deux élëmens ; complexité et obscurité sont synonymes; il faut décomposer et recomposer le complexe pour le- claircir. Or, comme tout spontané est complexe, tout spontané est obscur. L'analyse seule enfante la lumière, et l'analyse suppose la réflexion,, qui n'est, comme vous le savez, qu'un second point de vue de l'esprit. L'objet extérieur nous est donc donné d'abord comme un composé, un ensemble de deux élém